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Essais sur

l'individualisme
Du même auteur

La Tarasque
Essai de description d'un fait local
d'un point de vue démographique
Gallimard, 1951; nouv. éd., 1987

Une sous-caste de l'Inde du Sud


Organisation sociale et religion des Pramalai Kallar
Mouton, 1957; rééd., Éditions de l'EHESS, 1992

La Civilisation indienne et nous


Armand Colin, «Cahiers des Annales », n° 23,1964
et rééd., «U Prisme », 1975

Homo hierarchicus
Essai sur le système des castes
Gallimard, 1967, et rééd. augmentée, «Tel », 1970

Introduction à deux théories d'anthropologie sociale


Groupes de filiation et alliance de mariage
Mouton, «Les Textes sociologiques », n° 6, 1971
et rééd., Gallimard, 1997

Dravidien et Kariera
L'alliance de mariage dans l'Inde du Sud et en Australie
Mouton, «Textes de sciences sociales », n° 14, 1975

Homo aequalis
1. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique
II. L'idéologie allemande: France-Allemagne et retour
Gallimard, 1976 et 1991
Louis Dumont

Essais sur
l'individualisme
Une perspective anthropologique
sur l'idéologie moderne

Editions du Seuil
La première édition de cet ouvrage
a paru, en 1983, dans la collection «Esprit».
Le texte original a été légèrement augmenté en 1985,
et a été revu et corrigé à l'occasion de la présente édition.

ISBN 978-2-02-013415-6
(ISBN 2-02-006613-0, 1re publication)

© Éditions du Seuil (sauf langue anglaise) novembre 1983


pour la composition de l'anthologie et les deux textes inédits
Le Code de la propriété intellectuelle interdit les copies ou reproductions destinées à IUle
utilisation collective. Toute représen1lltÎon ou reproduction intégrale ou partielle fuite par quelque
procédé que ce soit, sans le consentement de l'auteur ou de ses ayants cause, est illicite et constitue IUle
contrefuçon sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la prq»iété intellectuelle.
à la mémoire de Jenny
Préface

Je dois de grands remerciements à Paul Thibaud, qui a


eu l'idée de ce livre et témoigné ainsi une fois de plus
l'intérêt qu'il accorde à mes travaux. Je suis engagé depuis
bientôt vingt ans dans une étude de l'idéologie moderne
qui a produit, entre autres, quelques essais de dimension
restreinte portant sur des périodes différentes et des
aspects divers de cette immense affaire. Il s'agit ici de
donner une idée d'ensemble de cette recherche, d'abord
en regroupant ces essais dispersés, ensuite en leur adjoi-
gnant des textes précisant la perspective générale d'où
cette recherche procède, c'est-à-dire l'étude comparative
des sociétés humaines ou anthropologie sociale. Paul
Thibaud a pensé que ceci pouvait éclairer cela, en aidant le
lecteur à accéder au point de vue global qui commande
l'étude de la modernité et qui autrement risque de sembler
arbitraire, sinon de relever de ce qu'un critique anglo-
saxon a appelé savoureusement mon « effronterie pari-
sienne ».
Après réflexion, je me suis rangé à l'avis de Paul
Thibaud. La publication est opportune, compte tenu de
l'avancement relatif de la recherche par rapport à ce que je
puis encore espérer lui ajouter. Quant à l'éclairage anthro-
pologique, j'avais bien essayé, dans l'introduction de
l'ouvrage précédent 1, de retracer la transition entre
l'anthropologie de l'Inde, qui m'avait occupé jusque-là, et
la nouvelle entreprise, mais c'était supposer acquise ou
laisser implicite une conception de l'anthropologie qui

1. Homo aequalis, l, Genèse el Épanouissement de /'idéologie


économique, Paris, Gallimard, 1977.
10 Préface
n'est pas communément admise parmi les spécialistes ni, a
fortiori, familière au public. J'ai voulu ici, dans l'introduc-
tion qui suit et qui doit relier les deux versants du livre,
remonter plus haut, jusqu'à l'origine chez moi de cette
conception de l'anthropologie. Il n'y a là nulle difficulté,
car le parcours a été rectiligne, mais c'est tout de même
retourner plus de quarante ans en arrière, sur un plan où le
personnel se mêle étroitement au scientifique, et le
souvenir de celle qui m'a accompagné tout au long,
jusqu'en 1978, est inséparable d'une telle récapitulation.
C'est pourquoi le livre est dédié à sa mémoire.
Je voudrais, pour terminer, saisir l'occasion d'exprimer
un remerciement général à tous ceux qui m'ont encouragé
dans les dernières années, de diverses façons, dans une
entreprise qui pouvait paraître destinée à rester sans écho.
Il m'est impossible de dire à quel point ils m'ont aidé et
m'aident à persévérer dans l'effort. Une pensée vers eux
accompagne ce recueil.
Avril 1983
Introduction

Cette introduction a deux tâches à accomplir. D'une


part, il lui faut relier les deux parties de ce livre, enjamber
la distinction académique qui sépare une spécialité de
« science sociale », l'anthropologie sociale, d'une étude
qui relève de 1'« histoire des idées », ou de l'histoire
intellectuelle de notre civilisation occidentale moderne.
Faire voir comment, dans une perspective d'anthropologie
sociale, se justifie ou se recommande une étude de
l'ensemble d'idées et de valeurs caractéristique de la
modernité. Mais, si je saisis bien le souhait de Paul
Thibaud, comme il est dit dans la préface, ce n'est pas
assez: il faut encore que le point de vue, l'orientation,
disons l'esprit de l'étude idéologique cesse de paraître
arbitraire ou imposé et soit vu comme résultant naturelle-
ment de la perspective anthropologique.
C'est bien sûr tout ce qui suit, et particulièrement la
seconde partie du livre, qui doit répondre à ces besoins.
L'introduction est là pour diriger d'emblée l'attention sur
les principes, pour faire saillir les lignes de force qui
courent à travers ces textes, pour ressaisir l'inspiration de
tout cela. Ce n'est pas difficile, car pour commencer
l'inspiration a un visage, un nom, elle s'appelle Marcel
Mauss. De même que son enseignement a été à l'origine
de mes efforts, de même cette introduction demande à se
construire à partir de lui.
Mais avant d'en venir à Mauss en personne, il faut
rappeler qu'il y a deux sortes de sociologies quant à leur
point de départ et à leur démarche globale. Dans la
première, on part, comme il est naturel aux modernes, des
individus humains pour les voir ensuite en société; parfois
12 Introduction
même on essaie de faire naître la société de l'interaction
des individus. Dans l'autre sorte de sociologie, on part du
fait que l'homme est un être social, on pose donc comme
irréductible à toute composition le fait global de la société
- non pas de « la société» dans l'abstrait, mais chaque
fois de telle société concrète particulière avec ses institu-
tions et représentations spécifiques. Puisqu'on a parlé
d'individualisme méthodologique pour le premier cas, on
pourrait parler de holisme méthodologique dans celui-ci 1.
A vrai dire, la démarche s'impose dans la pratique toutes
les fois que l'on se trouve en face d'une société étrangère,
et l'ethnologue ou anthropologue ne peut s'y soustraire: il
ne pourra communiquer avec les gens qu'il veut étudier
que lorsqu'il aura maîtrisé la langue qu'ils ont en commun,
qui est le véhicule de leurs idées et valeurs, de l'idéologie
dans laquelle ils pensent et se pensent. C'est au fond pour
cette raison que les anthropologues anglo-saxons, malgré
le fort penchant qu'ils doivent à leur culture pour l'indivi-
dualisme et le nominalisme, n'ont pas pu se passer de la
sociologie de Durkheim et de son neveu, Marcel Mauss.
Dans l'enseignement de Marcel Mauss, il y a un point
qui est essentiel du point de vue de ce qui vient d'être dit,
c'est l'accent sur la différence. Et cela sous deux aspects
distincts. Un aspect général d'abord. Il n'était pas question
pour Mauss de s'arrêter, à la manière de Frazer et de la
première école anthropologique anglaise, à ce que les
sociétés auraient en commun en négligeant leurs diffé-
rences 2. Sa grande affaire, son « fait social total », est par
définition un complexe spécifique d'une société donnée
(ou d'un type de société), non superposable à aucun autre.

1. Le mot « holisme » figure dans le supplément du Vocabulaire


technique et critique de la philosophie d'André Lalande, Paris, PUF,
1968, 2e éd., comme rare en français, avec cette définition: « Théorie
d'après laquelle le tout est quelque chose de plus que la somme des
parties» (p. 1254). Pour le sens du mot ici, cf. le lexique à la fin du
volume.
2. Homo hierarchicus,. le Système des castes et ses implications,
Paris, Gallimard, coll. «Tel », 1979 (réédition augmentée), p. 324,
n. 2; désigné par HH dans la suite. On désignera de même par
HAE 1 l'ouvrage suivant: Homo aequalis, op. cit.
Introduction 13
Interprétons quelque peu : il n 'y a pas de fait sociologique
indépendamment de la référence à la société globale dont
il s'agit.
Et voici le second aspect, plus important encore s'il se
peut que le premier; parmi les différences, il y en a une
qui domine toutes les autres. C'est celle qui sépare
l'observateur, en tant que porteur des idées et valeurs de
la société moderne, de ceux qu'il observe. Mauss pensait
surtout aux sociétés tribales, mais l'affaire n'est pas
fondamentalement différente dans le cas des grandes
sociétés de type traditionnel. Cette différence entre nous
et eux s'impose à t~ut anthropologue, et elle est en tout cas
omniprésente dans sa pratique. Supposée acquise la fami-
liarité avec la culture étudiée, le grand problème pour lui
est, comme disait Evans-Pritchard, de « traduire» cette
culture dans le langage de la nôtre et de l'anthropologie
qui en fait partie. Encore faut-il ajouter que l'opération est
plus complexe encore qu'une traduction. Mauss revient
souvent sur les embûches qui nous attendent ici, sur les
difficultés et les précautions que commande cette diffé-
rence cardinale. Entre autres, nos rubriques les plus
générales, comme la morale, la politique, l'économie,
s'appliquent mal aux autres sociétés, on ne peut y avoir
recours qu'avec circonspection et provisoirement. En fin
de compte, pour vraiment comprendre, il faut, négligeant
au besoin ces cloisonnements, rechercher dans le champ
tout entier ce qui correspond chez eux à ce que nous
connaissons, et chez nous à ce qu'ils connaissent, autre-
ment dit il faut s'efforcer de construire ici et là des faits
comparables.
Peut-être y a-t-il lieu de souligner un aspect général de
ce qui se passe ici. Sous l'angle le plus immédiatement
pertinent pour l'étude, celui des représentations sociales
dont il participe, l'observateur est ici partie obligée de
l'observation. Le tableau qu'il livre n'est pas un tableau
objectif au sens où le sujet en serait absent, c'est le tableau
de quelque chose vu par quelqu'un. Or on sait l'impor-
tance de cette considération pour la philosophie des
sciences, qui commence précisément lorsque le tableau
« objectif» est rapporté au sujet qui le fournit. Dans
14 Introduction
l'anthropologie dont nous parlons, comme dans la physi-
que nucléaire, on se trouve d'emblée à ce niveau plus
radical où l'on ne peut faire abstraction de l'observateur.
Reconnaissons que la chose n'est pas tout à fait explicite
chez Mauss. Lorsque, à propos de l'étude de la religion, il
attire notre attention sur « qui sont les gens qui croient
cela» il ne dit pas « par rapport à nous qui croyons ceci» ;
c'est nous qui l'ajoutons en nous appuyant sur d'autres et
nombreux passages où Mauss insiste sur le caractère
particulier, plus ou moins exceptionnel, de nos idées
modernes. La force de cette perspective, c'est qu'en fin de
compte tout ce que l'anthropologie sociale ou culturelle a
jamais fait d'essentiel s'y rattache. Elle entraîne, il est
vrai, avec une complication accrue, des servitudes redou-
tables qui expliquent peut-être qu'elle soit peu répandue.
Je n'en citerai que deux: les jargons de la sociologie
établie sont mis hors circuit, et par ailleurs l'universel
s'éloigne à l'horizon: on ne peut parler de 1'« esprit
humain» que dans l'instant où deux formes différentes en
sont subsumées sous une même formule, où deux idéolo-
gies distinctes apparaissent comme deux variantes d'une
idéologie plus large. Ce mouvement de subsomption,
toujours à renouveler, désigne l'esprit humain à la fois
comme son principe et comme sa limite.
Hormis cette dernière digression, j'ai essayé de schéma-
tiser le moins possible le grand principe, issu de l'enseigne-
ment de Mauss, qui a commandé tout mon travail. S'il en
fallait une confirmation extérieure, on la trouverait dans la
démonstration retentissante par Karl Polanyi du caractère
exceptionnel du cas moderne sous le rapport de l'écono-
mie : partout ailleurs ce que nous appelons faits écono-
miques est imbriqué dans le tissu social, seuls nous,
modernes, les en avons extraits en les érigeant en un
système distinct 1. Il y a pourtant entre Mauss et Polanyi
une nuance, et peut-être davantage. Chez Polanyi la
modernité, sous la forme du libéralisme économique, se

1. Le livre que Karl Polanyi avait consacré au cas moderne vient


d'être traduit en français: La Grande Transformation, Paris, Galli-
mard, 1983 (cf. ma préface).
Introduction 15
situe aux antipodes de tout le reste. Chez Mauss il peut
encore sembler parfois que tout le reste y conduise : il y a
des moments où un reste d'évolutionnisme vient coiffer les
discontinuités pourtant fermement reconnues. Il en est
ainsi lorsqu'il fait référence au grand projet durkheimien
de « l'histoire sociale des catégories de l'esprit humain »,
qui n'était pas sans évoquer un développement linéaire de
l'humanité ainsi qu'un causalisme sociologique auquel
Mauss n'avait pas tout à fait renoncé non plus. La critique
radicale par Polanyi du libéralisme économique et de
l'économisme même fait ressortir la distance qui s'est
creusée ici entre Mauss et nous, mais cette distance ne
porte nullement atteinte à la conception fondamentale,
chez Mauss, de la comparaison et de l'anthropologie telle
qu'elle est reprise ici. Mauss lui-même avait du reste déjà
discrètement pris ses distances vis-à-vis du scientisme et de
ce qu'il ya d'hybris sociologique chez Durkheim. Et en un
sens large «l'histoire sociale des catégories de l'esprit
humain» est toujours à l'ordre du jour, elle nous apparaît
seulement comme infiniment plus complexe, multiple et
ardue qu'aux durkheimiens enthousiastes du début du
siècle. D'ailleurs, si on lit attentivement ce que Mauss dit
en 1938 des résultats de leurs recherches, on s'apercevra
que ses prétentions sont assez modestes 1.
Précisons bien que le portrait que je fis de Mauss en
1952, et qui est reproduit ici comme disant l'essentiel, n'est
en rien l'appréciation critique que l'on pourrait attendre
aujourd'hui 2. Il s'agissait alors de le présenter à des
collègues anglais qui le connaissaient peu et risquaient
d'être égarés, ou repoussés, par une interprétation bril-
lante mais exagérément abstraite. La situation est toute
différente aujourd'hui, où la figure de Mauss jouit dans la
profession, au plan mondial, d'un grand prestige et même,

1. Voir le début de la conférence sur « La notion de personne »,


Marcel Mauss, Sociologie et Anthropologie, Paris, PUF, 1950, p. 333-
334.
2. Voir pour quelques détails mes remarques dans La Civilisation
indienne et nous, Paris, A. Colin, 1964, p. 91-92, et dans la préface à
E. E. Evans-Pritchard, Les Nuer, Paris, Gallimard, 1968, p. IX.
16 Introduction
je dirais, d'une révérence fort rare - peut-être passagère,
mais qui ne laisse pas d'être émouvante pour ceux qui l'ont
connu. Si difficile que soit la tâche, le temps est sans doute
venu d'une discussion circonspecte mais approfondie des
thèses de Mauss et des interprétations qu'elles ont reçues,
mais tel n'est pas notre objet ici où il ne s'agit que du
fondement.
En termes pratiques, ou de méthode, Mauss nous
enseigne de toujours maintenir une double référence.
Référence à la société globale d'une part, et de l'autre
référence comparative réciproque entre l'observé et l'ob-
servateur. Dans la suite, j'ai été amené à schématiser ou
objectiviser l'opposition entre l'observateur et l'observé
sous la forme d'une opposition entre moderne et tradition-
nel, et plus largement entre moderne et non-moderne.
Certes ce genre de distinction est aujourd'hui mal
accueilli. On ironisera, disant que les oppositions binaires
et de ce genre fleurent leur XIXe siècle, ou encore on
posera comme Mary Douglas que
les oppositions binaires sont une procédure analytique,
mais leur utilité ne garantit pas que l'existant (en anglais:
existence) se divise de la sorte. Nous devons être soupçon-
neux vis-à-vis de quiconque déclare qu'il y a deux sortes de
gens, ou deux sortes de réalité ou de processus 1.
A cela nous répondrons tranquillement qu'il y a deux
manières de considérer une connaissance quelconque, une
manière superficielle qui laisse hors de cause le sujet
connaissant, et une manière approfondie qui l'inclut. A la
rigueur, cela suffirait à justifier notre distinction.
Pourtant, le lecteur non spécialiste est en droit de
s'étonner, car nous voilà sans doute assez loin de l'image
que le public peut tendre à se faire d'une «science
sociale ». Disons donc sommairement comment l'anthro-
pologie s'en est éloignée, en particulier dans les dernières
décades. Dès que l'on abandonne les idées naïves sur la
détermination d'une partie de la vie sociale par une autre

1. Mary Douglas, « Judgments on James Frazer », Daedalus, FaU,


1978 (p. 151-164), p. 161.
Introduction 17
«( infrastructure et superstructure ») et les cloisonnements
mutilants dont on a parlé, on s'aperçoit qu'il est assez peu
intéressant d'élaborer pour les systèmes ou sous-systèmes
sociaux des classifications comme celles des espèces natu-
relles. Sir Edmund Leach s'est naguère moqué de cette
« collection de papillons 1 ». Et plus on met l'accent, au-
delà de la seule organisation sociale, sur les faits de
conscience, les idées et valeurs, ce que Durkheim appelait
les « représentations collectives », plus on cherche à faire
une anthropologie « compréhensive », et plus il est diffi-
cile de comparer des sociétés différentes 2. Ajoutons que
les quelques théories que nous avons - si le terme n'est
pas trop ambitieux - s'appliquent au mieux à un type de
société, à une région du monde, une « aire culturelle » ;
elles demeurent à « un bas niveau d'abstraction ». On l'a
déploré, mais si c'est là une servitude c'est aussi la marque
de l'éminente dignité de l'anthropologie: les espèces
sociales d'hommes dont il s'agit s'imposent à elle dans leur
infinie et irréductible complexité, disons comme des frères
et non comme des objets.
En fait, le titre donné à ma présentation sommaire de
Mauss est toujours actuel. Nous sommes « une science en
devenir ». L'appareil conceptuel dont nous disposons est
très loin de répondre aux exigences d'une anthropologie
sociale véritable. Le progrès consiste à remplacer peu à
peu, au besoin un à un, nos concepts par des concepts plus
adéquats, c'est-à-dire plus affranchis de leurs origines
modernes et plus capables d'embrasser des données que
nous avons commencé par défigurer. Telle est ma convic-
tion : le cadre conceptuel qui est encore le nôtre n'est pas
seulement insuffisant ou rudimentaire, il est souvent
trompeur, mensonger. Ce que l'anthropologie a de plus
précieux, ce sont les descriptions et analyses d'une société
déterminée, les monographies. Entre ces monographies,
la comparaison est le plus souvent fort difficile. Heureuse-

1. Edmund Leach, Rethinking Anthropology, Londres, Athlone


Press, 1961, p. 5.
2. Voir sur ce point ce qui est dit ici au chap. VII de la tentative de
Clyde Kluckhohn et de son groupe.
18 Introduction
ment chacune d'entre elles renferme déjà à quelque degré
une comparaison - une comparaison d'ordre fondamen-
tal, entre «eux» et «nous» qui parlons d'eux - et
modifie dans une mesure variable notre cadre conceptuel.
Cette comparaison est radicale, car elle met en jeu les
conceptions de l'observateur lui-même, et à mon sens elle
commande tout le reste. De ce point de vue, notre façon
de nous concevoir nous-mêmes n'est ·évidemment pas
indifférente. D'où il suit qu'une étude comparative de
l'idéologie moderne n'est pas un hors-d'œuvre pour
l'anthropologie.

Pour être complet, il faut ajouter à ce qui précède, et


qui dérive directement de Mauss, un élément ou principe
qui, lui, est apparu dans le cours de la recherche et,
combiné aux précédents, en a permis le développement. Si
on considère les systèmes d'idées et de valeurs, on peut
voir les différents types de sociétés comme représentant
autant de choix différents parmi tous les choix possibles.
Mais une telle vue ne suffit pas à asseoir la comparaison, à
la formaliser si peu que ce soit. Il faut pour cela faire état,
dans chaque société ou culture, de l'importance relative
des niveaux d'expérience et de pensée qu'elle reconnaît,
c'est-à-dire mettre en jeu, plus systématiquement qu'on ne
l'a fait en général jusqu'ici, les valeurs. En effet, notre
système de valeurs détermine tout notre paysage mental.
Prenons l'exemple le plus simple. Supposons que notre
société et la société observée présentent toutes deux dans
leur système d'idées les mêmes éléments A et B. Il suffit
que l'une subordonne A à B et l'autre B à A pour que
s'ensuivent des différences considérables dans toutes les
conceptions. En d'autres termes, la hiérarchie interne à la
culture est essentielle à la comparaison 1.
Marquons bien l'union étroite, l'unité de ce principe
avec les précédents: accent sur la différence, c'est-à-dire
sur la spécificité de chaque cas; parmi les différences,
accent sur la différence entre « eux» et « nous », et donc

1. Pour une idée schématique d'une telle comparaison, on peut se


reporter à HH, § 118.
Introduction 19
entre moderne et non-moderne, comme épistémologique-
ment fondamentale; enfin, accent à l'intérieur de toute
culture sur les niveaux hiérarchisés qu'elle présente, c'est-
à-dire accent sur les valeurs comme essentielles à la
différence et à la comparaison: tout cela se tient. Il est
vrai qu'en fait c'est le champ indien auquel ma recherche
s'appliquait qui m'a en quelque sorte contraint de redé-
couvrir la hiérarchie, mais il est clair rétrospectivement
que c'était là un élément nécessaire à l'approfondissement
de la comparaison. Soit dit en passant, voilà comment une
monographie, l'étude d'une seule société, contribue au
cadre théorique général. Je crois que l'introduction de la
hiérarchie permet de développer l'inspiration fondamen-
tale de Marcel Mauss. En fin de compte, elle semble avoir
cruellement manqué aux durkheimiens. Si incommode
qu'elle puisse paraître, si balbutiante qu'elle soit peut-être
encore sous ma plume, elle est indispensable parce qu'elle
restitue une dimension importante et négligée du donné.
S'il en est ainsi, pourquoi, demandera-t-on, apparaît-
elle si tard? D'abord, ces études sont si difficiles et
complexes qu'elles ne font jamais que commencer, on y
fait allusion ci-dessus. Ensuite, la hiérarchie est précisé-
ment l'objet d'une aversion profonde dans nos sociétés.
Enfin, si c'est la comparaison, la discordance entre deux
hiérarchies différentes qui seule impose la reconnaissance
du principe hiérarchique, on observe d'une part qu'il entre
beaucoup d'implicite dans ces systèmes de représentation,
de l'autre que notre propre implicite nous est relativement
transparent, de sorte qu'il n'est pas inutile pour l'éclaircis-
sement d'ensemble que nous figurions à l'un des deux
pôles de la comparaison. C'est peut-être le point le plus
important : nous retrouvons là ce que nous avons appelé la
comparaison radicale, où nous sommes nous-mêmes en
cause.

Les deux essais qui terminent ce volume explicitent et


articulent la conception de l'anthropologie que l'on vient
de résumer. Ils sont récents, car ils ne pouvaient voir le
jour que lorsque l'étude de l'idéologie moderne eut reçu
un développement suffisant. Le premier, «La commu-
20 Introduction
nauté anthropologique et l'idéologie» (chap. VI), était
initialement dans mon esprit réservé à l'usage interne de la
profession: il cherche à tirer les conséquences de l'orien-
tation théorique à propos de l'état présent de la discipline
et de sa place dans le monde d'aujourd'hui, et il constitue
en même temps un effort d'approfondissement de la
perspective maussienne. A ce dernier titre il a distincte-
ment sa place ici.
Le dernier texte (chap. VII) est né de l'occasion d'offrir
une idée de la hiérarchie dans un langage plus habituel aux
anthropologues, celui des « valeurs ». S'attaquant de front
au contraste entre moderne et non-moderne, il propose en
somme le schéma d'une anthropologie de la modernité.
Comme tel il peut servir de conclusion à ce recueil, étant
entendu que la recherche elle-même n'admet à ce stade
qu'une conclusion provisoire.

Sans doute comprend-on d'après ce qui précède que, si


l'anthropologie est conçue comme nous faisons ici, les
idées et les valeurs qui nous sont familières en tant que
modernes ne lui sont pas étrangères, mais bien au
contraire entrent dans sa composition. Tout progrès que
l'on pourra faire dans la connaissance sera un progrès de
l'anthropologie non seulement quant à son objet mais dans
son fonctionnement et son cadre théorique eux-mêmes. La
thèse complémentaire, qui reste à démontrer ou du moins
à défendre, est qu'inversement une perspective anthropo-
logique peut nous permettre de mieux connaître le sys-
tème moderne d'idées et de valeurs dont nous croyons tout
savoir du fait que c'est en lui que nous pensons et vivons.
Voilà une prétention apparemment bien forte, et que je
dois pourtant m'employer à justifier, avec l'aide des
quatre essais qui suivent (chap. I-IV).
J'appelle idéologie un système d'idées et de valeurs qui
a cours dans un milieu social donné. J'appelle idéologie
moderne le système d'idées et de valeurs caractéristique
des sociétés modernes. (La formule diffère de la précé-
dente, on y reviendra en conclusion.)
Introduction 21
Tout d'abord, la perspective anthropologique ou
comparative a un inestimable avantage : c'est de nous
permettre de voir la culture moderne dans son unité. Tant
que nous restons à l'intérieur de cette culture, nous
semblons condamnés à la fois par sa richesse et par sa
forme propre à la découper en morceaux selon le tracé de
nos disciplines et spécialités, et à nous situer dans l'un ou
l'autre de ses compartiments (cf. chap. vu). L'acquisition
d'un angle de vue extérieur, la mise en perspective - et
peut-être elle seule - permet une vue globale qui ne soit
pas arbitraire. Là est l'essentiel.
Le chantier est ouvert depuis 1964. Au point de départ,
la trame conceptuelle de la recherche a été tout naturelle-
ment fournie par l'inversion de la démarche qui avait été
nécessaire à la compréhension sociologique de l'Inde.
L'analyse des données indiennes avait demandé que l'on
s'émancipe de nos représentations individualistes pour
appréhender des ensembles, et à la limite la société
comme un tout J. On peut opposer de ce point de vue la
société moderne aux sociétés non modernes. Ce sera le
point de vue majeur, mais avec des précisions, limitations
et complications notables. L'idéologie moderne est indivi-
dualiste - l'individualisme étant défini sociologiquement
du point de vue des valeurs globales 2. Mais c'est d'une
configuration qu'il s'agit, non d'un trait isolé si important
soit-il. L'individu comme valeur a des attributs - telle
l'égalité - et des implications ou des concomitants aux-
quels la comparaison a sensibilisé le chercheur.
Prenons un exemple pour faire sentir la différence entre
le discours ordinaire et le discours sociologique dont il
s'agit. Quelqu'un oppose à l'individualisme le nationa-
lisme, sans explication; sans doute faut-il entendre que le
nationalisme correspond à un sentiment de groupe qu'on
oppose au sentiment «individualiste ». En réalité la

l. La Civilisation indienne et nous, op. cit., éd. 1975, p. 24.


2. On n'a pas voulu passer en revue ici les différents termes
utilisés, qui sont définis chemin faisant dans les textes. Pour la
commodité du lecteur, on a regroupé leurs définitions dans un
lexique placé à la fin du volume.
22 Introduction
nation au sens précis, moderne du terme, et le nationa-
lisme - distingué du simple patriotisme - ont historique-
ment partie liée avec l'individualisme comme valeur. La
nation est précisément le type de société globale corres-
pondant au règne de l'individualisme comme valeur. Non
seulement elle l'accompagne historiquement, mais l'inter-
dépendance entre les deux s'impose, de sorte que l'on peut
dire que la nation est la société globale composée de gens
qui se considèrent comme des individus (HH, app. D,
p. 379). C'est une série de liaisons de ce genre qui nous
autorise à désigner par le mot «individualisme» la
configuration idéologique moderne 1. Voilà comment la
comparaison, ou plus précisément le mouvement de retour
de l'Inde vers nous, fournit le point de vue, en quelque
sorte la grille conceptuelle'L à appliquer au donné.
Quel donné? Les textes, ou du moins essentiellement
les textes. Pour deux raisons. Par commodité d'abord:
notre civilisation est dans une très grande mesure, une
mesure sans précédent, écrite, et on ne saurait rêver
recueillir autrement une masse de données comparables.
Et aussi parce que la dimension historique est essentielle;
la configuration individualiste des idées et valeurs qui nous
est familière n'a pas toujours existé, et elle n'est pas
apparue en un jour. On a fait remonter l'origine de
« l'individualisme » plus ou moins haut, selon sans doute
l'idée qu'on s'en faisait et la définition qu'on en donnait. A
y bien regarder, on doit pouvoir, dans une perspective
historique, mettre au jour la genèse de la configuration en
cause dans ses articulations principales. En fait il suffit
pour cela d'un travail à la fois ample et précis, qui d'une
part recueille les meilleurs fruits des diverses disciplines et
d'autre part n'ait pas un respect superstitieux des cloison-
nements disciplinaires. Regardez seulement : les traités

1. Le fait que j'ai adopté comme titre pour la commodité de


l'antithèse avec la société hiérarchique Homo aequalis ne doit pas
être interprété comme marquant une prééminence de l'égalité par
rapport à l'individualisme. L'égalité demeure ici un attribut de
l'Individu.
2. Voir le lexique.
Introduction 23
réputés politiques de Locke contiennent l'acte de baptême
de la propriété privée; la philosophie «politique» de
Hegel donne la forme de l'État à la communauté opposée
à la simple société (civile).
On peut faire à une telle entreprise toutes sortes
d'objections. On peut objecter avant tout l'immensité du
champ et la complexité de l'objet d'étude. Je voudrais ici
prendre le temps d'une mise au point pour écarter des
malentendus. Accordons que l'entreprise n'est pas de tout
repos; elle demande beaucoup de soin, de rigueur, de
précautions, et par voie de conséquence elle demandera
beaucoup aussi au lecteur à qui on ne pourra pas fournir
l'exposé continu et sans lacunes, le vaste tableau d'ensem-
ble que l'énoncé de la tâche semble lui promettre.
Accordons même que dans toute son étendue la tâche est
disproportionnée aux forces du chercheur qui l'a mise en
chantier.
Accordons tout cela, mais pour ajouter aussitôt qu'à
notre sens les résultats acquis à ce jour justifient déjà
l'entreprise et s'inscrivent en faux contre l'objection
radicale qui la déclare impossible dans le principe. Écou-
tons un instant cette sorte d'objection: on nie qu'on
puisse en pratique appréhender un objet aussi complexe et
aussi vague qu'une configuration d'idées et de valeurs
comme celle que nous visons, qui en fin de compte n'existe
pas réellement et ne peut être qu'une construction de
l'esprit. Pas plus qu'il n'y a d'esprit d'un peuple, dira-t-on,
il ne peut y avoir, par-delà toutes les différences entre
individus, milieux sociaux, époques, écoles de pensée,
langues différentes et cultures nationales distinctes, une
configuration commune d'idées et de valeurs. Pourtant
l'expérience nous dit en quelque mesure le contraire,
puisque d'une part il y a eu et il y a continuité historique et
intercommunication, et que de l'autre, comme déjà Mauss
et surtout Polanyi l'ont constaté, la civilisation moderne
diffère radicalement des autres civilisations et cultures.
Mais précisément le nominalisme, qui accorde réalité aux
individus et non aux relations, aux éléments et non aux
ensembles, est très fort chez nous. En fin de compte, ce
n'est qu'un autre nom de l'individualisme, ou plutôt l'une
24 Introduction
de ses faces. On se propose en somme de l'analyser, et il
refuse d'être analysé: en ce sens l'opposition est sans
issue. Il ne veut connaître que Jean, Pierre et Paul, mais
Jean, Pierre et Paul ne sont des hommes que du fait des
relations qu'il y a entre eux. Revenons à notre affaire:
dans un texte donné, chez un auteur donné, il y a des idées
qui ont entre elles certaines relations, et faute de ces
relations elles ne seraient pas. Ces relations constituent
dans chaque cas une configuration. Ces configurations
varient d'un texte, d'un auteur, d'un milieu à un autre,
mais elles ne varient pas du tout au tout, et on peut
s'efforcer de voir ce qu'elles ont en commun à chaque
niveau de généralisation.
D'une façon générale, il est fallacieux, en science
sociale, de prétendre comme on l'a fait que les détails,
éléments, ou individus, sont plus saisissables que les
ensembles. Disons plutôt comment nous pensons pouvoir
saisir des objets aussi complexes que des configurations
globales d'idées et de valeurs. On peut les saisir en
contraste avec d'autres, et sous certains aspects seulement.
En contraste avec d'autres,' l'Inde et, de façon moins
précise, les sociétés traditionnelles en général sont la toile
de fond sur laquelle se détache l'innovation moderne.
Sous certains aspects seulement,' voilà donc, objectera-
t-on, où l'arbitraire se réintroduit? Nullement. On a dit plus
haut que les idées ou catégories de pensée spécifiquement
modernes s'appliquaient mal aux autres sociétés. Il est
donc intéressant d'étudier la naissance et la place ou
fonction de ces catégories. Par exemple, on constate
l'apparition chez les modernes de la catégorie économi-
que. On peut en suivre la genèse, c'est l'objet de l'ouvrage
déjà cité (Homo aequalis 1). Le travail consiste à faire
l'inventaire le plus complet possible des relations que cette
catégorie entretient avec les autres éléments de la configu-
ration d'ensemble (l'individu, la politique, la moralité), à
voir comment elle se différencie, et finalement quel rôle
elle joue dans la configuration globale. On trouve en fin de
compte que la configuration est constituée de liaisons
nécessaires, et que la vue économique est l'expression
achevée de l'individualisme. Il se peut que dans cette
Introduction 25
recherche des relations nous n'en ayons vu qu'une partie,
que certaines nous aient échappé. Ce serait alors involon-
tairement, et non parce que nous les aurions délibérément
rejetées. Du moins celles que nous avons mises au jour
sont-elles raisonnablement certaines.
Il y a dans ce qui précède un paradoxe apparent : une
considération qui se veut globale s'avoue incomplète, donc
partielle : tout discours est en effet partiel comme le veut
le nominaliste, mais il peut porter sur l'ensemble, comme
ici, ou non. Notre discours demeure peut-être le plus
souvent incomplet, mais il porte sur un objet global donné.
C'est l'inverse d'un discours qui se voudrait complet et
porterait sur des objets arbitrairement posés, ou choisis 1.
Cela doit faire voir qu'on aurait tort de conclure de
l'ampleur de l'objet sur lequel porte l'étude à une ambi-
tion démesurée du chercheur. L'ambition demeure en fin
de compte descriptive, asservie au donné. S'il ya quelque
part hybris, ce n'est pas là, mais plutôt dans la préten-
tion d'autres auteurs à construire un système fermé, ou
encore à n'accorder de sens à la réalité qu'à travers sa
critique.
Il faut dire un mot des procédés mis en œuvre pour
éviter l'erreur et assurer la rigueur de l'enquête. Il est vrai
qu'on est loin d'une enquête anthropologique au sens
strict, et pourtant on a essayé de conserver quelque chose
des vertus de l'anthropologie. Il est vrai qu'on prend
comme objets des textes et non des hommes vivants, et
qu'on est par voie de conséquence hors d'état de complé-
ter l'aspect conscient par l'aspect observé du dehors,
l'idéologique par le «comportement ». En ce sens le
travail demeure anthropologiquement ou sociologique-
ment incomplet, et je m'en suis expliqué (HAE l, p. 36-
38), observant que cette dimension absente était en
quelque façon remplacée par l'introduction systématique
de la dimension comparative. A un autre plan, l'anthropo-

1. Dans une discussion d'un texte repris ici (chap. 1), Roland
Robertson voudrait que je réponde à toutes les questions qu'incluait
la sociologie de Max Weber (Religion, 12, 1982, p. 86-88). Mais cette
recherche se situe volontairement hors du paradigme webérien.
26 Introduction
logie se caractérise par la conjonction de l'attention portée
aux ensembles et du souci méticuleux du détail, de tout le
détail. D'où la préférence pour l'étude monographique,
intensive, d'ensembles de dimension réduite, et l'exclusion
pointilleuse de toute intrusion ou présupposition, de tout
recours à l'idée toute faite, au vocable trop commode, au
résumé approximatif, à la paraphrase personnelle. Or
l'histoire des idées est évidemment un champ privilégié
pour tous ces procédés, dont il est difficile de se passer, et
qui risquent fort de masquer les problèmes en faisant
prévaloir les vues propres de l'auteur. On aura donc
recours le plus possible à la monographie, soit par exemple
dans l'ouvrage cité le chapitre sur la Fable des abeilles de
Mandeville, ou l'étude mot à mot de passages d'Adam
Smith sur la valeur-travail. Ce recours n'est pas toujours
possible, ou suffisant, il faudra alors se contenter de
compromis. On ne pourra pas se passer tout à fait de
résumés, du moins veillera-t-on à en contrôler strictement
le libellé. Le lecteur cursif peut n'apercevoir qu'une partie
de ces précautions. Une lecture plus attentive ou une
étude spéciale les révéleront. Voilà en tout cas de quoi
faire comprendre au lecteur pourquoi on ne peut lui
aplanir la voie que dans une certaine mesure, et pourquoi
on doit le plus souvent éviter les raccourcis faciles qu'il
pourrait attendre.

Il me reste à présenter brièvement les quatre études qui


suivent (chap. I-IV). Quant à la forme, le lecteur pourrait
sans nul doute souhaiter mieux. Il a devant lui une série
d'études di~continues, de dates diverses, dont chacune,
dans l'original, devait se suffire à elle-même, d'où il
résulte des redites, spécialement quant aux définitions de
base. On en a modifié et complété les titres pour mieux
marquer leur place dans l'ensemble, mais on s'est gardé
d'altérer les textes (sauf éventuellement à le signaler en
note). Par incapacité de faire autrement, mais aussi par
principe. Chacun de ces textes, en effet, condense un
travail étendu; l'ensemble est le précipité, ou le procès-
Introduction 27
verbal, de la recherche, et en le reproduisant tel quel
l'auteur s'en affirme responsable. Les répétitions mêmes
ne sont peut-être pas inutiles: des conceptions et défini-
tions peu familières gagnent à être rappelées chaque fois
qu'elles sont mises en œuvre.
Quant au fond, situons maintenant ces études dans
l'ensemble de·la recherche qui se poursuit. Dès l'ouverture
du chantier, j'ai cherché à mettre la méthode à l'épreuve
sur plusieurs plans, selon plusieurs directions. Il y a
d'abord le cadre global, soit la vue comparative, anthropo-
logique de la modernité, la mise en perspective hiérarchi-
que de l'idéologie individualiste. C'est l'objet, on l'a dit,
du chapitre VII. Ensuite s'imposait un premier axe de
recherche, l'axe chronologique: il fallait suivre dans
l'histoire la genèse et le développement de l'idéologie
moderne. Sur ce plan, on dispose aujourd'hui de trois
études dont deux figurent ici. Elles portent sur des
périodes historiques différentes - non sans chevauche-
ment, et plus encore sur des aspects distincts de l'idéolo-
gie. La première étudie l'Église des premiers siècles, avec
une extrapolation sur la Réforme, et montre comment
l'individu chrétien, étranger au monde à l'origine, s'y
trouve progressivement de plus en plus profondément
impliqué; c'est le premier chapitre. La seconde montre le
progrès de l'individualisme, à partir du XIIIe siècle, à
travers l'émancipation d'une catégorie: le politique, et la
naissance d'une institution: l'État. C'est le deuxième
chapitre. (C'est aussi la première en date de ces études,
d'où sa présentation très générale et un aspect un peu
archaïque par rapport aux développements récents.)
Enfin, un troisième travail retrace, à partir du XVIIe siècle,
l'émancipation de la catégorie économique qui représente,
à ~son tour, par ,rapport à la religion et à la politique, à
l'Eglise et à l'Etat, un progrès de l'individualisme. Ce
travail a pris la dimension d'un livre, Genèse et Épanouis-
sement de l'idéologie économique (HAE 1), et ne peut
donc figurer ici. Voilà en somme, non pas certes une
genèse complète, mais du moins trois aspects majeurs dans
la genèse de l'idéologie moderne.
Un second axe de recherche fut choisi dès l'abord: la
28 Introduction
comparaison entre cultures nationales en Europe. En
effet, l'idéologie moderne revêt des formes notablement
différentes dans les différentes langues ou nations, plus
exactement dans les différentes sous-cultures qui corres-
pondent plus ou moins à ces langues et à ces nations.
Prenant chacune de ces idéologies plus ou moins natio-
nales comme une variante de l'idéologie moderne, il
devait être possible, et cela pour la première fois, de
proposer le début d'une comparaison systématique et donc
d'une intercompréhension véritable entre ces variantes -
soit la française, l'allemande, l'anglaise - demeurées
jusqu'ici relativement opaques l'une à l'autre. Dans la
pratique, le travail a porté principalement sur la variante
allemande comparée - plus ou moins explicitement - à la
française. On trouvera ici seulement un article sur « Le
Volk et la nation chez Herder et Fichte» (chap. III). Il est
bref, mais le thème est absolument central pour la
philosophie sociale de l'idéalisme allemand, et par ailleurs
il s'agit d'une étape importante dans la constitution de
l'idée moderne de nation. En fait, la recherche d'en-
semble est assez avancée, j'espère en fournir bientôt
d'autres résultats, et je n'ai pas pu me retenir de faire état,
à propos de l'hitlérisme (chap. IV), de vues générales
inédites.
Il reste un troisième axe de recherche, ou plutôt une
troisième perspective qui est dans une grande mesure la
résultante des deux précédentes. Qu'arrive-t-il à l'idéolo-
gie moderne une fois mise en œuvre? La vue comparative
de l'idéologie permet-elle d'éclairer les problèmes que
pose l'histoire politique des deux derniers siècles et en
particulier le totalitarisme pris comme une maladie de la
société moderne? Le chapitre IV est une contribution à
l'étude du national-socialisme. Il y est situé d'une part au
plan général ou interculturel du monde contemporain, de
l'autre au plan de l'idéologie allemande dont il a exploité
une crise historique. On y étudie la place du racisme
antisémite dans l'ensemble des représentations que Hitler
lui-même donne comme siennes dans son livre Mon
combat.
Sur ce point, particulièrement sensible, du totalitarisme,
Introduction 29
je voudrais ajouter une brève discussion. Dans un long
article consacré en grande partie à une considération fort
bienveillante et pénétrante de HAE !, M. Vincent Des-
combes a touché à la relation entre la sociologie de
Durkheim, de Mauss et le totalitarisme 1. Il s'est demandé
quel rapport il y a entre le holisme de Durkheim et des
siens et le totalitarisme. Durkheim n'a-t-il pas, en appelant
de ses vœux pour nos sociétés des « heures d'effervescence
créatrice », en 1912, idéalisé à son insu le nazisme à venir,
et Mauss n'a-t-il pas confessé son embarras devant l'événe-
ment (op. cil., p. 1023-1026)? Il Y a plus: M. Descombes
semble suggérer finalement que je reproduis à mon tour la
« mésaventure» de Durkheim, la « catastrophe de l'école
durkheimienne » devant le totalitarisme. Or la distance est
grande entre la définition du totalitarisme comme contra-
dictoire que je donne et que le critique cite (p. 1026) et la
vue commune d'un simple retour à la communion primi-
tive ou médiévale que Mauss reprenait à son compte. Il
semble donc y avoir méprise. Il se trouve que sur un point
précis et fondamental j'avais marqué le dépassement des
formulations durkheimiennes. Tout au début de HH,
distinguant les deux sens du mot individu (l'homme
particulier empirique et l'homme comme porteur de
valeur) 2, j'avais dans une note (3a) montré sur l'exemple
d'un passage de Mauss lui-même la nécessité de la
distinction. Or, une fois cette distinction acquise, la
cqnfusion que Descombes reproche aux durkheimiens est
impossible. C'est ce à quoi le critique n'a pas assez pris
garde. Certes Durkheim avait bien vu l'individualisme
comme valeur sociale 3, mais il ne l'a pas construit de
façon indélébile dans son vocabulaire, il n'a pas suffisam-
ment accentué la distance que cette valeur creuse entre les

1. Cette étude a paru dans Critique, 366, novembre 1977, p. 998-


1027, sous un titre assez inattendu : «Pour elle un Français doit
mourir. »
2. Cf. en fin de volume ~e lexique, s. v. individu.
3. Cf. Steven Lukes, Emile Durkheim, Penguin Books, 1973,
p. 338 sq.
30 Introduction
modernes et les autres 1, c'est seulement ainsi qu'il a pu à
l'occasion, dans le passage des Formes élémentaires que
Descombes monte en épingle, imaginer pour les modernes
une «effervescence» communautaire à la manière des
tribus australiennes.
Il n'en est plus de même une fois les deux sens de
1'« individu» distingués, et une fois posée sur cette base
l'incompatibilité entre individualisme et holisme (HH,
§ 3) ; du coup, tout retour prétendu au holisme au plan de
la nation moderne apparaît comme une entreprise de
mensonge et d'oppression, et le nazisme se dénonce
comme une mascarade. L'individualisme est la valeur
cardinale des sociétés modernes. Hitler n'y échappe pas
plus que quiconque, et l'essai qui le concerne ici tente
précisément de montrer qu'un individualisme profond
sous-tend sa rationalisation raciste de l'antisémitisme.

En fait, le totalitarisme exprime de manière dramatique


quelque chose que l'on retrouve toujours de nouveau dans
le monde contemporain, à savoir que l'individualisme est
d'une part tout-puissant et de l'autre perpétuellement et
irrémédiablement hanté par son contraire.
Voilà une formulation bien vague, et il est difficile
d'être plus précis au plan général. Et pourtant, au stade
actuel de la recherche, cette coexistence, dans l'idéologie
de notre temps, de l'individualisme et de son opposé
s'impose avec plus de force que jamais. C'est en ce sens
que, si la configuration individualiste des idées et valeurs
est caractéristique de la modernité, elle ne lui est pas
coextensive.
D'où viennent, dans l'idéologie et plus largement dans
la société contemporaines, les éléments, aspects ou fac-
teurs non individualistes? Ils tiennent en premier lieu à la
permanence ou «survivance» d'éléments prémodernes
et plus ou moins généraux - telle la famille. Mais ils
tiennent aussi à ce que la mise en œuvre même des valeurs
individualistes a déclenché une dialectique complexe qui a

1. C'est cette même distance que nous avons vue s'accentuer


nettement en passant de Mauss à Polanyi.
Introduction 31
pour résultat, dans des domaines très divers, et pour
certains dès la fin du XVIIIe et le début du XIX e siècle, des
combinaisons où elles se mêlent subtilement à leurs
opposés 1.
L'affaire est relativement simple, et claire grâce à Karl
Polanyi, en matière économico-sociale où l'application du
principe individualiste, le « libéralisme », a obligé à intro-
duire des mesures de sauvegarde sociale et a finalement
abouti à ce qu'on peut appeler le «post-libéralisme»
contemporain.
Un processus plus complexe, fort important mais à
peine détecté jusqu'ici, se rencontre dans le domaine des
cultures et résulte en somme de leur interaction. Les idées
et valeurs individualistes de la culture dominante, à
mesure qu'elles se répandent à travers le monde, subissent
localement des modifications ou donnent naissance à des
formes nouvelles. Or, et c'est là le point inaperçu, ces
formes modifiées ou nouvelles peuvent passer en retour
dans la culture dominante et y figurer comme des éléments
modernes de plein droit. L'acculturation à la modernité de
chaque culture particulière peut de la sorte laisser un
précipité durable dans le patrimoine de la modernité
universelle. De plus, le processus est parfois cumulatif en
ce sens que ce précipité lui-même peut à son tour être
transformé dans une acculturation subséquente.
Qu'on ne s'imagine pas pour autant qu'à travers ces
adaptations l'idéologie moderne se dilue ou s'affaiblisse.
Tout au contraire, le fait remarquable, et préoccupant,
c'est que la combinaison d'éléments hétérogènes, l'absor-
ption par l'individualisme d'éléments étrangers et plus ou
moins opposés a pour résultat une intensification, une
montée en puissance idéologique des représentations
correspondantes. Nous sommes ici sur le terrain du
totalitarisme, combinaison involontaire, inconsciente,
hypertendue, d'individualisme et de holisme.
Aussi bien, c'est à propos de la brève étude sur Hitler
que j'ai introduit cette digression, qui est aussi une

1. J'y ai touché à propos des idées économiques, à la fin de ma


préface à La Grande Transformation, op. cit.
32 Introduction
conclusion. Le monde idéologique contemporain est tissé
de l'interaction des cultures qui a eu lieu à tout le moins
depuis la fin du XVIIIe siècle, il est fait des actions et
réactions de l'individualisme et de son contraire. Ce n'est
pas ici le lieu de développer cette vue, et il est trop tôt
pour le faire, elle est seulement le résultat général de la
recherche poursuivie jusqu'ici, ou pour mieux dire la
perspective sur laquelle elle ouvre, et comme un nouveau
versant à explorer. Cela s'accompagne d'un glissement de
point de vue par rapport au début de cette recherche et
même, au plan du vocabulaire, d'un certain embarras,
rançon du chemin parcouru. On avait cherché, pour
commencer, à isoler ce qui est caractéristique de la
modernité par opposition à ce qui l'a précédée et qui lui
coexiste, et à décrire la genèse de ce quelque chose, que
nous avons appelé ici individualisme. Durant cette étape,
on a assez largement tendu à identifier individualisme et
modernité. Le fait massif qui s'impose maintenant, c'est
qu'il y a dans le monde contemporain, même dans sa
partie «avancée », «développée» ou «moderne» par
excellence, et même au seul plan des systèmes d'idées et
de valeurs, au plan idéologique, autre chose que ce qu'on
avait défini différentielle ment comme moderne. Bien plus,
nous découvrons que nombre des idées-valeurs que l'on
prendrait comme le plus intensément modernes sont en
réalité le résultat d'une histoire au cours de laquelle
modernité et non-modernité ou plus exactement les idées-
valeurs individualistes et leurs contraires se sont intime-
ment combinés 1.
On pourrait ainsi parler de « post-modernité » pour le
monde contemporain, mais la tâche est bien plutôt d'ana-
lyser ces représentations plus ou moins hybrides, de suivre
dans le concret les interactions d'où elles sont nées et leur
destin subséquent, en bref d'étudier l'histoire de l'idéolo-
gie des deux derniers siècles dans une perspective intercul-
turelle.

1. Voir «Identités collectives et idéologie universaliste; leur


interaction de fait », Critique, n° 456, mai 1985, p. 506-518.
1

SUR L'IDÉOLOGIE MODERNE


1

Genèse, l
De l'individu-hors-du-monde
à l'individu-dans-le-monde *

Cette étude se compose de deux parties. La partie


principale porte sur les premiers siècles du christianisme.
On y aperçoit les premières étapes d'une évolution. Un
complément ou épilogue montre, à longue échéance,
l'aboutissement de cette évolution chez Calvin * * .

Les commencements chrétiens de l'individualisme

Dans les dernières décennies, l'individualisme moderne


est apparu de plus en plus, à certains d'entre nous, comme
un phénomène exceptionnel dans l'histoire des civilisa-
tions. Mais, si l'idée de l'individu est aussi idiosyncrasique
qu'elle est fondamentale, il s'en faut qu'on soit d'accord
sur ses origines. Pour certains auteurs, surtout dans les
pays où le nominalisme est fort, elle a toujours été

* Paru dans Le Débat, 15, septembre-octobre 1981, sous le titre:


« La genèse chrétienne de l'individualisme moderne, une vue modi-
fiée de nos origines » (en angl. : Religion, 12, 1982, p. 1-27, cf. la
discussion dans ibid., p. 83-91).
** La première partie est une version française de la Deneke
Lecture donnée à Lady Margat:et Hall à Oxford en mai 1980 (cf.
antérieurement Annuaire de l'Ecole pratique des hautes études, 6e
section, pour 1973-1974). L'hypothèse générale a été provoquée par
un colloque de Daedalus sur le premier millénaire avant J.-c., et je
dois beaucoup à ses participants, principalement à Arnaldo Momi-
gliano, Sally Humphreys et Peter Brown, pour leurs critiques et
suggestions (cf. Daedalus, printemps 1975, pour une première
présentation de l'hypothèse, que les critiques ont contribué à
modifier et à élargir).
Le complément sur Calvin a été proposé dans un séminaire sur
« La catégorie de personne» (Oxford, Wolfson College, mai 1980).
36 Sur l'idéologie moderne
présente partout. Pour d'autres, elle apparaît avec la
Renaissance, ou avec la montée de la bourgeoisie. Plus
souvent sans doute, et en accord avec la tradition, on voit
les racines de cette idée dans notre héritage classique et
judéo-chrétien, en proportions variées. Pour certains
classicistes, la découverte en Grèce du « discours cohé-
rent » est le fait d'hommes qui se voyaient comme des
individus : les brouillards de la pensée confuse se seraient
dissipés sous le soleil d'Athènes, le mythe rendant les
armes à la raison, et l'événement marquerait le début de
l'histoire proprement dite. A coup sûr, il y a du vrai dans
cette affirmation, mais elle est trop étroite, si étroite
qu'elle prend un air provincial dans le monde d'aujour-
d'hui. Sans doute demande-t-elle à tout le moins à être
modifiée. Pour commencer, le sociologue tendrait en la
matière à privilégier la religion plutôt que la philosophie,
parce que la religion agit sur la société tout entière et est
en relation immédiate avec l'action. Ainsi fit Max Weber.
Laissons de côté pour notre part toute considération de
cause et d'effet et étudions seulement des configurations
d'idées et de valeurs, des réseaux idéologiques, pour
tenter d'atteindre les relations fondamentales qui les sous-
tendent. Voici ma thèse en termes approximatifs: quelque
chose de l'individualisme moderne est présent chez les
premiers chrétiens et dans le monde qui les entoure, mais
ce n'est pas exactement l'individualisme qui nous est
familier. En réalité, l'ancienne forme et la nouvelle sont
séparées par une transformation si radicale et si complexe
qu'il n'a pas fallu moins de dix-sept siècles d'histoire
chrétienne pour la parfaire, et peut-être même se poursuit-
elle encore de nos jours. La religion a été le ferment
cardinal d'abord dans la généralisation de la formule, et
ensuite dans son évolution. Dans nos limites chronologi-
ques, le pedigree de l'individualisme moderne est pour
ainsi dire double : une origine ou accession d'une certaine
espèce, et une lente transformation en une autre espèce.
Dans les limites de cet essai je dois me contenter de
caractériser l'origine et de marquer quelques-unes des
premières étapes de la transformation. On voudra bien
excuser l'abstraction condensée de ce qui suit.
Genèse, 1 37
Pour voir notre culture dans son unité et sa spécificité, il
nous faut la mettre en perspective en la contrastant avec
d'autres cultures. C'est seulement ainsi que nous pouvons
prendre conscience de ce qui autrement va sans dire : le
fondement familier et implicite de notre discours ordi-
naire. Ainsi, quand nous parIons d'« individu », nous
désignons deux choses à la fois: un objet hors de nous, et
une valeur. La comparaison nous oblige à distinguer
analytiquement ces deux aspects: d'un côté, le sujet
empirique parlant, pensant et voulant, soit l'échantillon
individuel de l'espèce humaine, tel qu'on le rencontre dans
toutes les sociétés, de l'autre l'être moral indépendant,
autonome, et par suite essentiellement non social, qui
porte nos valeurs suprêmes et se rencontre en premier lieu
dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société.
De ce point de vue, il y a deux sortes de sociétés. Là où
l'Individu est la valeur suprême je parle d'individualisme;
dans le cas opposé, où la valeur se trouve dans la société
comme un tout, je parle de holisme.
En gros, le problème des origines de l'individualisme est
de savoir comment, à partir du type général des sociétés
holistes, un nouveau type a pu se développer qui contredi-
sait fondamentalement la conception commune. Comment
cette transition a-t-elle été possible, comment pouvons-
nous concevoir une transition entre ces deux univers
antithétiques, ces deux idéologies inconciliables?
La comparaison avec l'Inde suggère une hypothèse.
Depuis plus de deux mille ans la société indienne est
caractérisée par deux traits complémentaires : la société
impose à chacun une interdépendance étroite qui substitue
des relations contraignantes à l'individu tel que nous le
connaissons, mais par ailleurs l'institution du renoncement
au monde permet la pleine indépendance de quiconque
choisit cette voie 1. Incidemment cet homme, le renon-
çant, est responsable de toutes les innovations religieuses
que l'Inde a connues. De plus, on voit clairement dans des
textes anciens l'origine de l'institution, et on la comprend

1. Cf. Dumont, « Le renoncement dans les religions de l'Inde»


(1959), dans HH, app. B.
38 Sur l'idéologie moderne
aisément: l'homme qui cherche la vérité ultime aban-
donne la vie sociale et ses contraintes pour se consacrer à
son progrès et à sa destinée propres. Lorsqu'il regarde
derrière lui le monde social, il le voit à distance, comme
quelque chose sans réalité, et la découverte de soi se
confond pour lui, non pas avec le salut dans le sens
chrétien, mais avec la libération des entraves de la vie telle
qu'elle est vécue dans ce monde.
Le renonçant se suffit à lui-même, il ne se préoccupe
que de lui-même. Sa pensée est semblable à celle de
l'individu moderne, avec pourtant une différence essen-
tielle : nous vivons dans le monde social, il vit hors de lui.
C'est pourquoi j'ai appelé le renonçant indien un « indi-
vidu-hors-du-monde ». Comparativement, nous sommes
des « individus-dans-Ie-monde », des individus mondains,
il est un individu extra-mondain. Je ferai un usage intensif
de cette notion d'« individu-hors-du-monde », et je vou-
drais attirer l'attention sur cette étrange créature et sa
relation caractéristique avec la société. Le renonçant peut
vivre en ermite solitaire ou il peut se joindre à un groupe
de collègues en renoncement sous l'autorité d'un maître-
renonçant, représentant une «discipline de libération»
particulière. La similitude avec les anachorètes occiden-
taux ou entre monastères bouddhiques et chrétiens peut
aller très loin. Par exemple, les deux espèces de congréga-
tions ont inventé indépendamment ce que nous appelons
le vote majoritaire.
Ce qui est essentiel pour nous, c'est l'abîme qui sépare
le renonçant du monde social et de l'homme-dans-Ie-
monde. D'abord, le chemin de la libération est ouvert
seulement à quiconque quitte le monde. La distanciation
vis-à-vis du monde social est la condition du développe-
ment spirituel individuel. La relativisation de la vie dans le
monde résulte immédiatement de la renonciation au
monde. Seuls des Occidentaux ont pu faire l'erreur de
supposer que certaines sectes de renonçants aient essayé
de changer l'ordre social. L'interaction avec le monde
social prenait d'autres formes. En premier lieu, le renon-
çant dépend de ce monde pour sa subsistance, et, d'ordi-
naire, il instruit l'homme-dans-Ie-monde. Historiquement,
Genèse, 1 39
toute une dialectique spécifiquement indienne s'est mise
en branle, qu'il nous faut négliger ici. Gardons en
mémoire seulement la situation initiale telle qu'on la
rencontre encore dans le bouddhisme. Sauf à rejoin-
dre la congrégation, le laïc se voit enseigner seule-
ment une éthique relative: qu'il soit généreux vis-
à-vis des moines et évite les actions par trop dégra-
dantes.
Ce qui est précieux pour nous dans tout cela, c'est que le
développement indien se comprend aisément, et semble
en vérité « naturel ». A partir de lui, nous pouvons faire
l'hypothèse suivante : si l'individualisme doit apparaître
dans une société du type traditionnel, holiste, ce sera en
opposition à la société et comme une sorte de supplément
par rapport à elle, c'est-à-dire sous la forme de l'individu-
hors-du-monde. Est-il possible de penser que l'individua-
lisme commença de la sorte en Occident? C'est précisé-
ment ce que je vais essayer de montrer; quelles que soient
les différences dans le contenu des représentations, le
même type sociologique que nous avons rencontré dans
l'Inde - l'individu-hors-du-monde - est indéniablement
présent dans le christianisme et autour de lui au commen-
cement de notre ère.
Il n'y a pas de doute sur la conception fondamentale de
l'homme née de l'enseignement du Christ: comme l'a dit
Troeltsch, l'homme est un individu-en-relation-à-Dieu, ce
qui signifie, à notre usage, un individu essentiellement
hors-du-monde. Avant de développer ce point, je voudrais
tenter une affirmation plus générale. On peut soutenir que
le monde hellénistique était, en ce qui concerne les gens
instruits, si pénétré de cette même conception que le
christianisme n'aurait pu réussir à la longue dans ce milieu
s'il avait offert un individualisme de type différent. Voilà
une thèse bien forte qui semble, à première vue, contre-
dire des conceptions bien établies. En fait elle ne fait que
les modifier, et elle permet de rassembler mieux que la vue
courante nombre de données dispersées. On admet
communément que la transition dans la pensée philosophi-
que de Platon et d'Aristote aux nouvelles écoles de la
période hellénistique montre une discontinuité «( a great
40 Sur l'idéologie moderne
gap 1 ») -l'émergence soudaine de l'individualisme. Alors
que la polis était considérée comme autosuffisante chez
Platon et Aristote, c'est maintenant l'individu qui est
censé se suffire à lui-même (ibid., p. 125). Cet individu
est, soit supposé comme un fait, soit posé comme un idéal
par épicuriens, cyniques et stoïciens tous ensemble. Pour
aller droit à notre affaire, il est clair que le premier pas de
la pensée hellénistique a été de laisser derrière soi le
monde social. On pourrait citer longuement, par exemple,
la classique Histoire de la pensée politique de Sabine dont
j'ai déjà reproduit quelques formules et qui classe en fait
les trois écoles comme différentes variétés de « renoncia-
tion » (p. 137). Ces écoles enseignent la sagesse, et pour
devenir un sage il faut d'abord renoncer au monde. Un
trait critique court à travers toute la période sous diffé-
rentes formes; c'est une dichotomie radicale entre la
sagesse et le monde, entre le sage et les hommes non
éclairés qui demeurent en proie à la vie mondaine.
Diogène oppose le sage et les fous; Chrysippe affirme que
l'âme du sage survit plus longtemps après la mort que celle
des mortels ordinaires. De même qu'en Inde la vérité ne
peut être atteinte que par le renonçant, de même d'après
Zénon le sage seul sait ce qui est bon; les actions
mondaines, même de la part du sage, ne peuvent être
bonnes mais seulement préférables à d'autres: l'adapta-
tion au monde est obtenue par la relativisation des valeurs,
la même sorte de relativisation que j'ai soulignée dans
l'Inde.
L'adaptation au monde caractérise le stoïcisme dès le
début et, de plus en plus, le stoïcisme moyen et tardif. Elle
a certainement contribué à brouiller, au regard des
interprètes postérieurs, l'ancrage extra-mondain de la
doctrine. Les stoïciens de Rome exercèrent de lourdes
charges dans le monde, et un Sénèque a été perçu comme
un proche voisin par des auteurs du Moyen Age et même
par Rousseau qui lui emprunta beaucoup. Cependant, il
n'est pas difficile de détecter la permanence du divorce

1. George H. Sabine, A History of Political Theory, Londres


1963, 3e éd., p. 143.
Genèse, 1 41
originel : l'individu se suffisant à lui-même demeure le
principe, même lorsqu'il agit dans le monde. Le stoïcien
doit demeurer détaché, il doit demeurer indifférent, même
à la peine qu'il essaie de soulager. Ainsi Épictète: « Il
peut bien soupirer [avec celui qui souffre] pourvu que son
soupir ne vienne pas du cœur 1. »
Ce trait si étrange pour nous montre que, alors même
que le stoïcien est revenu au monde d'une façon qui est
étrangère au renonçant indien, il n'y a là pour lui qu'une
adaptation secondaire: au fond il se définit toujours
comme étranger au monde.
Comment comprendre la genèse de cet individualisme
philosophique? L'individualisme est tellement une évi-
dence pour nous que dans le cas présent il est couramment
pris sans plus de façons comme une conséquence de la
ruine de la polis grecque et de l'unification du monde -
Grecs et étrangers ou barbares confondus - sous le
pouvoir d'Alexandre. Sans doute il y a là un événement
historique sans précédent qui peut expliquer bien des traits
mais non pas, selon moi du moins, l'émergence, la
création ex nihilo de l'individu comme valeur. Il faut
regarder avant tout du côté de la philosophie elle-même.
Non seulement les maîtres hellénistiques ont à l'occasion
recueilli à leur usage des éléments pris aux présocratiques,
non seulement ils sont les héritiers des sophistes et
d'autres courants de pensée qui nous apparaissent submer-
gés à la période classique, mais l'activité philosophique,
l'exercice soutenu par des générations de penseurs de
l'enquête rationnelle, doit avoir par lui-même nourri
l'individualisme, car la raison, si elle est universelle en
principe, œuvre en pratique à travers la personne particu-
lière qui l'exerce, et prend le premier rang sur toutes
choses, au moins implicitement. Platon et Aristote, après

1. Cité dans Edwyn Bevan, Stoïciens et Sceptiques, Paris, 1927,


p. 63, traduit de l'anglais. Cet auteur a vu la similitude avec le
renoncement indien. Il cite longuement la Bhagavad Gita pour
montrer le parallélisme avec les maximes des stoïciens sur le
détachement (ibid., p. 75-79). De fait la Gita contient déjà l'adapta-
tion du renoncement au monde. Cf. « Le renoncement... », loe. cit.,
section 4.
42 Sur l'idéologie moderne
Socrate, avaient su reconnaître que l'homme est essentiel-
lement un être social. Ce que firent leurs successeurs
hellénistiques, c'est au fond de poser comme un idéal
supérieur celui du sage détaché de la vie sociale. Si telle est
la filiation des idées, le vaste changement politique, la
naissance d'un Empire universel provoquant des relations
intensifiées dans toute son étendue, aura sans aucun doute
favorisé le mouvement. Notons que, dans ce milieu,
l'influence directe ou indirecte du type indien de renon-
çant ne peut pas être exclue a priori, même si les données
sont insuffisantes.
S'il fallait une démonstration du fait que la mentalité
extra-mondaine régnait parmi les gens instruits en général,
au temps du Christ, on la trouverait dans la personne d'un
Juif, Philon d'Alexandrie. Philon a montré aux futurs
apologistes chrétiens comment adapter le message reli-
gieux à un public païen instruit. Il exprime avec chaleur sa
prédilection fervente pour la vie contemplative du reclus à
laquelle il brûle de retourner, ne l'ayant interrompue que
pour servir sa communauté au plan politique - ce qu'il fit
d'ailleurs avec distinction. Goodenough a montré précisé-
ment comment cette hiérarchie des deux modes de vie et
celle de la foi juive et de la philosophie païenne se
reflètent dans le double jugement politique de Philon,
tantôt exotérique et apologétique, tantôt ésotérique et
hébraïque 1.
Revenant maintenant au christianisme, je dois dire
d'abord que mon guide principal sera l'historien-sociolo-
gue de l'Eglise, Ernst Troeltsch. Dans son gros livre, Les
Doctrines sociales des Églises et groupes chrétiens, publié
en 1911 et qui peut être considéré comme un chef-
d'œuvre, Troeltsch avait déjà donné une vue relativement
unifiée, dans s~s propres termes, de « toute l'étendue de
l'histoire de l'Eglise chrétienne 2 » (p. VIII). Si l'exposé

1. E. R. Goodenough, An Introduction to Philo Judaeus, New


Haven, 1940.
2. Ernst Troeltsch, Die Sozial/ehren der christlichen Kirchen und
Gruppen, dans Gesammelte Schriften, 1. l, Tübingen, 1922; Aalen,
1965. Trad. angl. : The Social Teaching of the Christian Churches,
Genèse, 1 43
de Troeltsch peut sur certains points demander à être
complété ou modifié, mon effort consistera principale-
ment à essayer d'atteindre grâce à la perspective compara-
tive que je viens d'esquisser une vue encore plus unifiée
et plus simple de l'ensemble, même si, pour le moment,
nous ne nous occupons que d'une partie de cet ensem-
ble 1.
La matière est familière, et j'isolerai schématiquement
quelques traits critiques. Il suit de l'enseignement du
Christ et ensuite de Paul que le chrétien est un « individu-
en-relation-à-Dieu ». Il y a, dit Troeltsch, «individua-
lisme absolu et universalisme absolu» en relation à Dieu.
L'âme individuelle reçoit valeur éternelle de sa relation
filiale à Dieu, et dans cette relation se fonde également la
fraternité humaine: les chrétiens se rejoignent dans le
Christ dont ils sont les membres. Cette extraordinaire
affirmation se situe sur un plan qui transcende le monde de
l'homme et des institutions sociales, quoique celles-ci
procèdent elles aussi de Dieu. La valeur infinie de
l'individu est en même temps l'abaissement, la dévaluation
du monde tel qu'il est : un dualisme est posé, une tension
est établie qui est constitutive du christianisme et traver-
sera toute l'histoire.
Arrêtons-nous sur ce point. Pour l'homme moderne,
cette tension entre vérité et réalité est devenue très
difficile à accepter, à évaluer positivement. Nous parlons

New York, Harper Torchbooks, 1960, 2 vol. (La traduction, plus


accessible, garde la numérotation des notes de Troeltsch; elle n'est
pas toujours sûre.) Les références de pages données dans le texte
renverront à cet ouvrage, sauf indication contraire.
1. La distance est petite entre le sens général du livre de Troeltsch
et la formulation présente. Ainsi un sociologue pénétrant, Benjamin
Nelson, notant que l'intérêt non seulement de Troeltsch mais des
principaux penseurs allemands des XIX e et xx e siècles, à partir de
Hegel, s'est concentré sur 1'« institutionnalisation de la chrétienté
primitive », a énoncé le problème de deux façons, dont celle-ci:
« COf!1ment une secte ultra-mondaine a donné naissance à l'Église
romame? » (<< Weber, Troeltsch, lellinek as comparative historical
sociologists », Sociological Analysis, 36-3, 1975, p. 229-240; cf. n.
p. 232).
44 Sur l'idéologie moderne
quelquefois de « changer le monde », et il est clair d'après
ses premiers écrits que le jeune Hegel aurait préféré voir le
Christ déclarer la guerre au monde tel qu'il est. Cepen-
dant, rétrospectivement, nous voyons que si le Christ en
tant qu'homme avait agi de la sorte, le résultat aurait été
pauvre par rapport aux conséquences que son enseigne-
ment a entraînées à travers les siècles. Dans son âge mûr,
Hegel a fait amende honorable pour l'impatience de sa
jeunesse en reconnaissant à plein la fécondité du subjecti-
visme chrétien, c'est-à-dire de la tension congénitale au
christianisme 1. De fait, si nous la considérons comparati-
vement, l'idée de « changer le monde» a l'air si absurde
que nous en venons à comprendre qu'elle n'a pu apparaî-
tre que dans une civilisation qui avait pendant longtemps
maintenu implacablement une distinction absolue entre la
vie promise à l'homme et celle qui est, en fait, la sienne.
Cette folie moderne s'enracine dans ce qui a été appelé
l'absurdité de la croix. Je me souviens d'Alexandre Koyré
opposant dans une conversation la folie du Christ au bon
sens du Bouddha. Ils ont cependant quelque chose en
commun : la préoccupation exclusive de l'individu unie
avec ou plutôt fondée sur une dé-valuation du monde 2.
C'est ainsi que les deux religions sont véritablement des
religions universelles et par suite missionnaires, qu'elles se
sont étendues dans l'espace et dans le temps et ont apporté
la consolation à des hommes innombrables. C'est ainsi - si
je puis me permettre d'aller jusque-là - que toutes deux

1. Cf. Hegels theologische Jugendschriften, Tübingen, 1907, p. 221-


230, 327 sq., trad. fr. : L'Esprit du christianisme et son destin, Paris,
Vrin, 1971. Le jeune Hegel était entraîné par son zèle révolutionnaire
et sa fascination pour la polis idéale (ibid., p. 163-164,297-302,335).
Pour les vues de la maturité, cf. Michael Theunissen, Hegels Lehre
yom absoluten Geist ais theologisch-politischer Traktat, Berlin, 1970,
p. 10-11.
2. Le fait que la dé-valuation est relative ici, radicale là, est une
autre affaire. Il est clair que le parallélisme plus limité établi par
Edward Conze entre « Buddhism (Mahayana) and Gnosis» repose
sur la présence soùs-jacente des deux parts de l'individu-hors-du-
monde. (Cf. particulièrement la conclusion et la dernière note dans
Le Origini dello Gnosticismo, Colloquio di Messina, 13-18 avril 1966,
Leyde, 1967, p. 665 sq.).
Genèse, 1 45
sont vraies en tout cas en ce sens que les valeurs doivent
être maintenues hors de l'atteinte de l'événement si l'on
veut que la vie humaine soit supportable, particulièrement
pour une mentalité universaliste.
Ce qu'aucune religion indienne n'a atteint pleinement et
qui est donné dès le départ dans le christianisme, c'est la
fraternité de l'amour dans et par le Christ, et l'égalité de
tous qui en résulte, une égalité qui, Troeltsch y insiste,
«existe purement en présence de Dieu ». En termes
sociologiques, l'émancipation de l'individu par une trans-
cendance personnelle, et l'union d'individus-hors-du-
monde en une communauté qui marche sur la terre mais a
son cœur dans le ciel, voilà peut-être une formule passable
du christianisme.
Troeltsch souligne l'étrange combinaison de radicalisme
et de conservatisme qui s'ensuit. Il y a avantage à regarder
la chose d'un point de vue hiérarchique. On rencontre
toute une série d'oppositions s~mblable~ entre ce monde
et l'au-delà, le corps et l'âme, l'Etat et l'Eglise, )' Ancien et
le Nouveau Testament que Caspary appelle les « couples
pauliniens ». Je renvoie à l'analyse dans son livre récent et
remarquable sur l'exégèse d'Origène 1. Il est clair que dans
ces oppositions les deux pôles sont hiérarchisés, même
lorsque ce n'est pas évident à la surface. Quand Jésus-
Christ enseigne de rendre à César ce qui est à César et à
Dieu ce qui est à Dieu, la symétrie n'est qu'apparente, car
c'est en fonction de Dieu que nous devons nous plier aux
prétentions légitimes de César. La distance ainsi créée est
en un sens plus grande que si les prétentions de César
étaient simplement niées. L'ordre mondain est relativisé
en tant que subordonné aux valeurs absolues. Il y a là une
dichotomie ordonnée. L'individualisme extra-mondain
englobe reconnaissance et obéissance quant aux puis-
sances de ce monde. Si je traçais une figure, elle représen-
terait deux cercles concentriques, le plus grand représen-
tant l'individualisme-en-relation-à-Dieu et le plus petit
l'acceptation des nécessités, devoirs et allégeances du

1. Gerard Caspary, Polities and Exegesis: Origen and the Two


Swords, Berkeley, University of California Press, 1979.
46 Sur l'idéologie moderne
monde, c'est-à-dire l'insertion dans une société païenne,
puis chrétienne, qui n'a pas cessé d'être holiste. Cette
figure, où la référence primaire, la définition fondamen-
tale englobe comme son antithèse la vie mondaine, où
l'individualisme-hors-du-monde subordonne le holisme
normal de la vie sociale, est capable de contenir économi-
quement tous les principaux changements subséquents tels
que Troeltsch les formule. Ce qui arrivera dans l'histoire,
c'est que la valeur suprême exercera une pression sur
l'élément mondain antithétique qu'elle enserre. Par
étapes, la vie mondaine sera ainsi contaminée par l'élé-
ment extra-mondain jusqu'à ce que finalement l'hété-
rogénéité du monde s'évanouisse entièrement. Alors
le champ entier sera unifié, le holisme aura disparu
de la représentation, la vie dans le monde sera conçue
comme pouvant être entièrement conformée à la valeur
suprême, l'individu-hors-du-monde sera devenu le
moderne individu-dans-Ie-monde. C'est là la preuve his-
torique de l'extraordinaire puissance de la disposition
initiale.
Je voudrais ajouter au moins une remarque sur l'aspect
millénariste du christianisme à ses débuts. Les premiers
chrétiens vivaient dans l'attente de l'imminent retour du
Messie qui établirait le royaume de Dieu. La croyance a
été probablement fonctionnelle en ce sens qu'elle aidait les
gens à accepter, au moins provisoirement, l'inconfort
d'une croyance qui p'était pas immédiatement pertinente
quant à leur situation de fait. Or, il se trouve que le monde
a connu de nos jours une extraordinaire prolifération de
mouvements millénaristes, souvent appelés cargo cuits,
dans des conditions très semblables à celles qui prévalaient
en Palestine sous la domination romaine. Sociologique-
ment, la différence principale consiste précisément dans le
climat extra-mondain de la période et particulièrement
dans l'orientation extra-mondaine de la communauté
chrétienne, qui l'emporta durablement sur les tendances
extrémistes, qu'elles soient celles des Juifs rebelles ou des
auteurs apocalyptiques, des gnostiques ou des mani-
chéens. Sous cet angle, le premier christianisme semble
caractérisé par une combinaison d'un élément millénariste
Genèse, 1 47
et d'un élément extra-mondain avec prédominance de ce
dernier 1.
Si schématique et insuffisant que soit ce résumé, j'es-
père qu'il aura rendu vraisemblable l'idée que les premiers
chrétiens étaient, en fin de compte, plus proches du
renonçant indien que de nous-mêmes, installés que nous
sommes dans un monde que nous croyons avoir adapté à
nos besoins. Dans le fait - faut-il dire « aussi»? - nous
nous sommes, à l'inverse, adaptés à lui. Ce sera le second
point de cette étude, où nous considérerons tour à tour
quelques étapes de cette adaptation.
Comment le message extra-mondain du Sermon sur la
montagne a-t-il pu avoir une action sur la vie dans le
monde? Au plan des institutions, la relation s'établit par
l'Église, qu'on peut voir comme une sorte de point d'appui
ou de tête de pont du divin et qui ne s'étendit, ne s'unifia
et n'établit son empire que lentement et par étapes. Mais il
fallait aussi un outil intellectuel permettant de penser les
institutions terrestres à partir de la vérité extra-mondaine.
Ernst Troeltsch a beaucoup insisté sur l'emprunt de l'idée
de Loi de Nature par les premiers Pères aux stoïciens.
Qu'était au juste cette «Loi de Nature éthique» des
païens? Je cite: «L'idée directrice est l'idée de Dieu
comme Loi de Nature universelle, spirituelle-et-physique,
qui règne uniformément sur toutes choses et comme loi
universelle du monde ordonne la nature, produit les
différentes positions de l'individu dans la nature et dans la
société, et devient dans l'homme la loi de la raison,
laquelle reconnaît Dieu et est ainsi une avec lui. .. La Loi
de Nature commande ainsi d'une part la soumission au
cours harmonieux de la nature et au rôle assigné à chacun
dans le système social, de l'autre l'élévation intérieure au-
dessus de tout cela, la liberté éthico-religieuse et la dignité

1. Sir Edmund Leach a attiré l'attention sur l'aspect millénariste,


mais il l'a vu un peu rapidement comme un modèle de « subversion ».
(Leach, « Melchisedech and the Emperor : Icons of subversion and
orthodoxy )), Proceedings of the Royal Anthropological Institute for
1972, Londres, 1973, p. 5-14; cf. aussi ci-dessous n. 1, p. 63. Trad. fT.
dans L'Unité de l'homme et Autres Essais, Paris, Gallimard,
« Bibliothèque des sciences humaines )), 1980, p. 223-261).
48 Sur l'idéologie moderne
de la raison qui, étant une avec Dieu, ne saurait être
troublée par aucun événement extérieur ou sensible»
(p. 52).
On pourrait objecter à la relation spéciale avec le
stoïcisme affirmée par Troeltsch que ces conceptions
s'étaient largement diffusées à l'époque, et que Philon et,
deux siècles plus tard, les Apologistes empruntèrent tout
autant et peut-être davantage à d'autres écoles de pensée.
A cela Troeltsch a répondu par avance : le concept d'une
Loi de Nature éthique de laquelle on dérive toutes les
règles juridiques et les institutions sociales est une création
de la Stoa 1, et c'est au niveau de l'éthique que l'Église
construira sa doctrine sociale médiévale, « une doctrine
sans doute imparfaite et confuse d'un point de vue
scientifique, mais qui devait prendre en pratique la plus
haute signification culturelle et sociale et devenir quelque
chose comme le dogme de civilisation de l'Eglise»
(p. 173). L'emprunt semble tou! à fait naturel dès qu'on
admet que le stoïcisme et l'Eglise étaient tous deux
attachés à la conception extra-mondaine et à la relativisa-
tion concomitante de la vie dans le monde. Après tout, le
message du Bouddha à l'homme-dans-Ie-monde comme
tel était de la même nature : la moralité subjective et
l'éthique constituent l'articulation entre la vie dans le
monde et les commandements sociaux d'un côté, la vérité
et les valeurs absolues de l'autre.
On trouve chez le fondateur de la Stoa trois siècles avant
le Christ le principe de tout le développement postérieur.
Pour Zénon de Citium - plus un prophète qu'un philo-
sophe selon Edwyn Bevan 2 - le Bien est ce qui rend
l'homme indépendant de toutes les circonstances exté-
rieures. Le seul Bien est intérieur à l'homme. La volonté
de l'individu est la source de sa dignité et de sa complé-
tude. Pourvu qu'il ajuste sa volonté à tout ce que la
destinée peut lui réserver, il sera sauf, à l'abri de toutes les

1. Troeltsch, « Das stoisch-christliche Naturrecht und das moderne


profane Naturrecht », Gesamm. Schriften, t. IV (p. 166-191),
p. 173-174.
2. Cf. n. 1, p. 41.
Genèse, 1 49
attaques du monde extérieur. Comme sur le monde règne
Dieu, ou la Loi de Nature, ou la raison - la nature
devenant raison dans l'homme -, ce commandement est
ce que Troeltsch appelle la Loi de Nature absolue. De
plus, tandis que le sage demeure indifférent aux choses et
aux actions extérieures, il peut cependant distinguer parmi
elles selon leur plus ou moins grande conformité à la
nature, ou à la raison: certaines actions sont relativement
recommandables par rapport à d'autres. Le monde est
relativisé comme il doit l'être, et cependant des valeurs,
des valeurs relatives peuvent lui être attachées. Voilà en
germe la Loi de Nature relative qui sera si largement
utilisée par l'Église. A ces deux niveaux de la Loi
correspondent deux images de l'humanité, à l'état idéal et
à l'état réel. La première est l'état de nature - comme
dans la cosmopolis idéale de Zénon ou plus tard dans
l'utopie de lambulos 1 - que les chrétiens identifièrent
avec l'état de l'homme avant la Chute.
Quant à l'état réel de l'humanité, on connaît bien le
parallélisme étroit entre la justification par Sénèque des
institutions comme résultant de la méchanceté des
hommes et en même temps comme y remédiant, et les vues
similaires des chrétiens. Ce que Troeltsch considère
comme essentiel, c'est l'aspect rationnel, à savoir que la
raison puisse être appliquée aux institutions réelles, soit
pour les justifier compte tenu de l'état présent de la
moralité, soit pour les condamner comme contraires à la
nature, soit encore pour les tempérer ou les corriger avec
l'aide de la raison.
Ainsi Origène fit valoir contre Celsus que les lois
positives qui contredisent la loi naturelle ne méritent pas le
nom de lois (Caspary, op. cit., p. 130), ce qui justifiait les
chrétiens dans leur refus de rendre un culte à l'empereur
ou de tuer à son service.
Il Y a un point sur lequel le livre de Troeltsch demande
un addendum. Il a manqué à reconnaître l'importance de
la royauté sacrale à l'époque hellénistique et dans la suite.
1. J. Bidez, «La cité du monde et la cité du soleil chez les
stoïciens », Bulletin de l'académie de Belgique, Lettres, série V,
vol. 18-19, p. 244 sq.
50 Sur l'idéologie moderne
La loi naturelle est, en tant que « non écrite» ou en tant
qu'« animée» (empsychos), incarnée dans le roi. C'est
clair dans Philon, qui parla de « lois incarnées et rationnel-
les », et chez les Pères. Selon Philon, «les sages de
l'histoire ancienne, les patriarches et pères de la race
présentent dans leurs vies des lois non écrites, que Moïse a
mises par écrit plus tard ... En eux la loi s'accomplit et
devint personnelle» (Hirzel in Troeltsch, n. 69). Et
Clément d'Alexandrie écrivit de Moïse qu'il était « inspiré
par la loi et ainsi un homme royal l ». Le trait est
important parce que nous sommes là au contact du type
primitif, sacral, de souveraineté, celui du roi divin ou du
roi-prêtre, une représentation fort répandue, qui était
présente dans le monde hellénistique et plus tard dans
l'empire byzantin 2 et que nous retrouverons.
Les vues et les attitudes des premiers Pères en matière
sociale - sur l'État et le prince, l'esclavage, la propriété
privée - sont le plus souvent étudiées par les modernes
séparément et d'un point de vue intérieur au monde. Nous
pouvons les mieux comprendre, d'un point de vue extra-
mondain, en nous souvenant que tout était perçu à la
lumière de la relation de l'individu à Dieu et de son
concomitant, la fraternité de l'Église. Il semblerait que la
fin ultime soit dans une relation ambivalente avec la vie
dans le monde, car le monde dans lequel le chrétien
pérégrine en cette vie est à la fois un obstacle et une
condition pour le salut. Le mieux est de prendre tout cela
hiérarchiquement, car la vie dans le monde n'est pas
directement refusée ou niée, elle est seulement relativisée
par rapport à l'union avec Dieu et à la béatitude dans l'au-
delà à quoi l'homme est destiné. L'orientation idéale vers
la fin transcendante, comme vers un aimant, produit un
champ hiérarchique dans lequel il faut nous attendre à
trouver chaque chose mondaine située.
La première conséquence tangible de cette relativisation

1. Arnold A. T. Ehrhardt, Po/itische Metaphysik von Solon bis


Augustus, Tübingen, 1959-1969,3 vol., t. II, p. 189.
2. F. Dvornik, Early Christian and Byzantine Political Philoso-
phy, Origins ond Background, Washington, 1966, 2 vol.
Genèse, 1 51
hiérarchique est un degré remarquable de latitude dans la
plupart des affaires du monde. Comme elles ne sont pas
importantes en elles-mêmes mais seulement par rapport à
la fin, il peut y avoir des variations de grande amplitude
selon le tempérament de chaque pasteur ou auteur et,
surtout, selon les circonstances. Plutôt que de chercher des
règles fixes, il y a lieu de repérer dans chaque cas les
limites de la variation permise. Elles sont claires dans le
principe: d'un côté le monde ne doit pas être purement et
simplement condamné, comme par les hérétiques gnosti-
ques, de l'autre il ne doit pas usurper la dignité qui
appartient à Dieu seul. Et nous pouvons supposer que la
variation sera moindre dans les matières relativement plus
importantes que dans les autres.
Un auteur récent a souligné l'espèce de flexibilité en
cause. Étudiant l'exégèse d'Origène, Caspary a admira-
blement montré comment (ce qui me semble être) l'op-
position fondamentale joue à divers niveaux et diverses
formes et constitue un réseau de sirnification spirituelle,
une hiérarchie de correspondances . Ce qui est vrai de
l'herméneutique biblique peut s'appliquer aussi à l'inter-
prétation des données brutes de l'expérience. Je disais à
l'instant que l'on peut prendre les choses de ce monde
comme hiérarchisées selon leur relative pertinence pour le
salut. Sans doute cela n'est pas systématiquement exposé
dans nos sources, mais il y a au moins un aspect sous lequel
la différence de valeur relative doit être prise en ligne de
compte. J'ai montré ailleurs que le monde moderne avait
renversé la primauté traditionnelle des relations entre
hommes sur les relations des hommes aux choses. Sur ce
point l'attitude des premiers chrétiens ne fait pas de doute,
car les choses ne peuvent constituer que des moyens ou
des empêchements dans la quête du royaume de Dieu,
tandis que les relations entre hommes portent sur des
sujets faits à l'image de Dieu et destinés à l'union avec lui.

1. En fait, Caspary distingue quatre dimensions de contraste ou


« paramètres », parmi lesquels il en retient un seul comme hérarchi-
que (op. cil., p. 113-114), mais il est facile de voir que la hiérarchie
s'étend à tous.
52 Sur l'idéologie moderne
Peut-être est-ce ici que le contraste avec les modernes est
le plus marqué.
Nous pouvons ainsi supposer. et nous vérifions que la
subordination de l'homme en société, que ce soit dans
l'État ou dans l'esclavage, pose des questions plus vitales
pour les premiers chrétiens que l'attribution permanente
de possessions à des personnes, c'est-à-dire la propriété
privée des choses. L'enseignement de Jésus sur la richesse
comme empêchement et la pauvreté comme adjuvant pour
le salut s'adresse à la personne individuellement. Au
niveau social, la règle séculaire de l'Église est bien connue,
c'est une règle d'usage et non une règle de propriété. Peu
importe à qui la propriété appartient pourvu qu'elle soit
utilisée pour le bien de tous, et avant tout de ceux dans le
besoin, car comme le dit Lactance (Div. instit., III, 21,
contre le communisme de Platon), la justice est affaire de
l'âme et non des circonstances extérieures. Troeltsch a dit
en termes heureux comment l'amour à l'intérieur de la
communauté entraînait le détachement vis-à-vis des biens
(n. 57 et p. 114 sq., 131 sq.) D'après ce que nous savons,
nous pouvons supposer qu'en l'absence de toute insistance
dogmatique en la matière les jeunes Églises, petites et
dans une grande mesure autonomes, auront pu varier dans
leur traitement de la propriété, certaines peut-être mettant
tout en commun à un moment donné, tandis que seule
était uniforme l'injonction d'aider les frères démunis.
Les stoïciens et d'autres avaient déclaré les hommes
égaux en tant qu'êtres raisonnables. L'égalité chrétienne
était peut-être plus profondément enracinée, au cœur
même de la personne, mais c'était de même une qualité
extra-mondaine. « Il ne peut y avoir ni Juif ni Grec ... ni
esclave ni homme libre ... ni mâle ni femelle, car vous êtes
tous un homme en Jésus-Christ », dit Paul, et Lactance :
« Personne, aux yeux de Dieu, n'est esclave ni maître ...
Nous sommes tous ... ses enfants. » L'esclavage était chose
de ce monde, mais c'est une indication de l'abîme qui nous
sépare de ces gens que ce qui pour nous attaque le principe
même de la dignité humaine était pour eux une contradic-
tion inhérente à la vie dans le monde, que le Christ lui-
même avait assumée pour racheter l'humanité, faisant
Genèse, 1 53
ainsi de l'humilité une vertu cardinale pour tous. Tout
l'effort vers la perfection était tourné vers l'intérieur,
comme il convient à l'individu-hors-du-monde. On voit
bien cela par exemple au niveau «tropologique» de
l'exégèse d'Origène où tous les événements bibliques sont
interprétés comme ayant pour théâtre la vie intérieure du
chrétien (Caspary, op. cit.).
Concernant la subordination politique, son traitement
par Troeltsch peut sans doute être amélioré. Il suit
Carlyle : l'attitude vis-à-vis des lois est gouvernée par les
conceptions de la Loi de Nature, mais le pouvoir qui édicte
les lois est vu différemment et regardé comme divin 1. En
fait la loi naturelle et la royauté sacrale n'étaient pas si
étrangères l'une à l'autre. Voilà encore un cas où une vue
hiérarchique convient mieux. Le point essentiel est dans
Paul : tout pouvoir vient de Dieu. Mais dans le cadre de ce
principe global il y a place pour la restriction ou la
contradiction. C'est clair dans un commentaire sur Paul du
grand Origène dans son Contra Celsum :
Il dit: "Il n'y a de pouvoir que de Dieu. " Alors
quelqu'un pourrait dire: Quoi? Ce pouvoir aussi, qui
persécute les serviteurs de Dieu ... est de Dieu? Répon-
dons brièvement là-dessus. Le don de Dieu, les lois sont
pour l'usage, non pour l'abus. Il y aura en vérité un
jugement de Dieu contre ceux qui administrent le pouvoir
qu'ils ont reçu selon leurs impiétés et non selon la loi
divine ... Il [Paul] ne parle pas de ces pouvoirs qui
persécutent la foi, car ici il faut dire: " Il Ya lieu d'obéir à
Dieu et non aux hommes. ", il parle seulement du pouvoir
en général (Troeltsch, n. 73).
On voit bien qu'ici une institution relative a dépassé ses
limites et s'est mise en conflit avec la valeur absolue.
En tant que contraire à la valeur ultime des chrétiens, la
subordination politique résultait de la Chute, et trouvait sa

1. Dans un ouvrage par ailleurs classique, A. J. Carlyle a traité,


en deux chapitres séparés, de 1'« égalité naturelle et du gouverne-
ment» et de 1'« autorité sacrée du prince ». R. W. et A. J. Carlyle, A
History of Mediaeval Political Theory in the West, t., l, par A. J.
Carlyle, «The Second Century to the Ninth», Edimbourg et
Londres, 1903.
54 Sur l'idéologie moderne
justification dans la Loi de Nature relative. Ainsi Irénée:
« Les hommes sont tombés [loin] de Dieu ... [et] ... Dieu
leur a imposé le frein de la peur d'autres hommes ... pour
les empêcher de se dévorer l'un l'autre tels des poissons. »
La même vue fut appliquée par Ambroise à l'esclavage, un
peu plus tard, peut-être parce qu'il apparaissait comme
une affaire individuelle tandis que-l'État était une menace
pour l'Église tout entière. (Il est remarquable qu'une
explication semblable n'ait pas été donnée de la propriété
privée, sauf par Jean Chrysostome, qui était un person-
nage exceptionnel.) Ici encore il y a place pour quelque
variation. D'une part l'État et l'empereur sont voulus par
Dieu comme toute chose sur terre. De l'autre l'État est à
l'Église comme la terre au ciel, et un mauvais prince peut
être une punition envoyée par Dieu. Il ne faut pas oublier
en général que dans la perspective exégétique la vie sur
terre depuis le Christ est un mélange : il a ouvert une
étape de transition entre l'état des hommes non encore
rachetés de l'Ancien Testament et le plein accomplisse-
ment de la promesse attendu avec le retour du Messie
(Caspary, op. cit., p. 176-177). Dans l'intervalle, les
hommes n'ont le royaume de Dieu qu'en eux-mêmes.
Nous avons mis sommairement en perspective les vues
de Pères des premiers siècles en matière sociale et
politique, à l'exclusion de saint Augustin, qu'il faut
considérer à part 1. Non seulement nous sommes avec lui
au ve siècle, dans l'Empire devenu chrétien, mais surtout
l'originalité du penseur renouvelle le cadre conceptuel
dont il hérite. On le sait, cet homme a exprimé le
christianisme avec une intensité toute nouvelle de pensée
et de sentiment. Avec lui, le message chrétien de Paul
prend toute sa profondeur, toute sa paradoxale grandeur.
Augustin a élevé sa religion à un niveau philosophique

1. On s'écarte ainsi quelque peu de Troeltsch, tout en utilisant


principalement ses citations, et plus encore de Carlyle, sur qui
Troeltsch s'appuyait. Je n'ai pas eu accès à l'ouvrage que Troeltsch a
par ailleurs consacré à Augustin (Augustin, die christliche Antike und
das Mittelalter, Munich, 1915). Autres références: Étienne Gilson,
Introduction à l'étude de saint Augustin, Paris, 1969; Peter Brown,
La Vie de saint Augustin, trad. J.-H. Marrou, Paris, 1971.
Genèse, 1 55
sans précédent, et ce faisant il a du même coup anticipé
l'avenir, tant son inspiration personnelle coïncide avec la
force motrice, le principe cardinal du développement
subséquent. Très précisément par rapport à nous, l'his-
toire exige que nous saluions ici le génie. Sans doute notre
sentiment est d'autant plus fort que nous savons par les
écrits d'Augustin à travers quelles limites humaines,
quelles souffrances et quels efforts il s'est élevé si haut.
Voilà en tout cas qui rend difficile de parler dignement de
lui, de former une idée adéquate de l'ampleur et de la
profondeur de sa pensée; il faut bien pourtant, même dans
ce bref essai, lui dédier une petite niche - soit une
chapelle où nous puissions en l'honorant espérer bénéfi-
cier de son extraordinaire pénétration.
Augustin est de son temps, et cependant il préfigure, il
montre du doigt immanquablement ce qui est à venir.
C'est ainsi que son influence, ou sa lignée intellectuelle,
s'étendra sur le Moyen Age, et bien au-delà. Qu'on pense
à Luther, aux jansénistes, et jusqu'aux existentialistes. Par
suite, on risque de se méprendre sur lui, mais peut-être la
perspective esquissée ici permettra-t-elle de le mieux
situer, de le mieux comprendre.
Ainsi, quant à ce qui nous occupe directement ici, ce
n'est pas assez de dire que, par rapport à ses devanciers,
Augustin restreint le champ d'application de la Loi de
Nature et étend celui de la Providence, de la volonté
divine. Il introduit un changement plus radical. Au lieu
d'accepter la royauté sacrale, il subordonne absolument
l'État à l'Église, et c'est dans ce cadre nouveau que la Loi
de Nature conserve une valeur limitée.
Ainsi, un double développement sur l'État dans la Cité
de Dieu est fort clair (cf. Troeltsch, n. 73). Admettant avec
Cicéron que l'État est fondé sur la justice, Augustin
commence par affirmer avec force qu'un soi-disant État
qui ne rend pas justice à Dieu et à la relation de l'homme à
Die'} ne connaît pas la justice et par conséquent n'est pas
un Etat. Autrement dit, il ne peut y avoir de justice là où
la dimension transcendante de la justice est absente. C'est
là un jugement normatif, une affaire de principe (CD,
XIX, 21). Plus loin, la question est reprise: ayant posé ce
56 Sur l'idéologie moderne
principe, comment pouvons-nous tout de même reconnaî-
tre que le peuple romain a quelque réalité empirique, tout
en n'étant pas un peuple, ou un État, au sens normatif?
Eh bien, nous pouvons reconnaître que le peuple romain
est uni autour de quelque chose, même si ce quelque chose
n'est pas, comme il se devrait, la vraie justice. Empirique-
ment, un peuple est un rassemblement d'êtres raisonna-
bles unis par l'amour en commun de quelque chose, nous
dirions par des valeurs communes, et il est meilleur ou
pire, selon que ses valeurs sont meilleures ou pires (CD,
XIX, 24). On voit mal comment Carlyle a pu dire
qu'Augustin concevait insuffisamment la justice (p. 175);
en général, le commentaire de Carlyle avoisine l'incom-
préhension systématique (op. cit., p. 164-170).
Regardons-y de plus près. Jusqu'alors les chrétiens
avaient conçu l'État, et le monde en général, comme
congénitalement opposé et indépendant par rapport à
l'Église et au domaine de la relation de l'homme à Dieu.
Ce que fait Augustin, c'est de réclamer que l'État soit jugé
du point de vue transcendant au monde de la relation de
l'homme à Dieu, qui est le point de vue de l'Église. Il y a là
une prétention théocratique, un pas en avant dans l'appli-
cation de valeurs supramondaines aux circonstances de ce
monde. Augustin annonce ici le développement majeur
des siècles suivants. Dans le langage de Grégoire le
Grand: «Que le royaume terrestre serve le royaume
céleste» (ou soit son esclave: famuletur) (Ép. 65).
Ce qui se passe ici est caractéristique de l'attitude
d'ensemble d'Augustin, de sa revendication radicale,
révolutionnaire. Christianiser de la sorte la justice, c'est
non seulement obliger la raison à s'incliner devant la foi,
mais la contraindre à se reconnaître une parenté avec elle,
c'est voir dans la foi quelque chose comme la raison portée
à une puissance supérieure. Ceci n'est rien de moins
qu'une nouvelle forme de pensée correspondant à l'imma-
nence-et-transcendance de Dieu. Telle a bien été la
prétention apparemment extravagante d'Augustin : philo-
sopher à partir de la foi, placer la foi - l'expérience de
Dieu - au fondement de la pensée rationnelle. Les
anciens pouvaient sans doute voir là une hybris; on peut
Genèse, 1 57
soutenir cependant que tous les philosophes font de
même, en ce sens que toute philosophie part d'une
expérience personnelle et d'une tendance, sinon d'un
dessein, personnelle. Au plan de l'histoire universelle,
l'événement, le fait que nous avons à reconnaître, c'est
qu'ici commence, sous l'invocation du Dieu chrétien, l'ère
moderne qu'on peut voir comme un effort gigantesque
pour réduire l'abîme initialement donné entre la raison et
l'expérience. (Je dois avouer que l'immensité du phéno-
mène déborde mes concepts habituels et me contraint à la
rhétorique.) Augustin inaugure une lutte millénaire, tou-
jours renaissante, protéiforme, existentielle, entre la rai-
son et l'expérience qui, à force de se propager d'un niveau
à un autre, modifiera en fin de compte le rapport entre
l'idéal et le réel, et dont nous sommes en quelque façon le
produit.
Cette étonnante mutation a des conséquences dans le
domaine restreint qui nous occupe. C'est d'abord un
accent renforcé sur l'égalité: Dieu « n'a pas voulu que la
créature douée de raison faite à son image ait la maîtrise
d'autres créatures sauf celles dénuées de raison (il a
placé), non pas l'homme au-dessus de l'homme, mais
l'homme au-dessus des bêtes. Ainsi les premiers hommes
justes ont été faits bergers de troupeaux et non rois
d'hommes ». Voilà une affirmation qui serait presque
stoïcienne, mais le vocabulaire et le ton font presque
penser à John Locke. Suit immédiatement l'affirmation du
péché, tout aussi catégorique que l'était celle de l'ordre
naturel, car «naturellement, l'esclave est justement
imposé au pécheur », la punition résulte de la Loi de
Nature même à laquelle le péché contrevient (CD, XIX,
15). L'homme qui s'est fait esclave du péché, il est juste
d'en faire un esclave de l'homme. Cela s'applique à la
domination politique aussi bien qu'à l'esclavage, mais il est
remarquable que la conséquence soit explicitement tirée
pour l'esclavage seul, sans doute parce que c'est là que la
sujétion de l'homme à l'homme est la plus criante, et
l'égalité naturelle voulue par Dieu la plus directement
contredite. Ici il est rappelé au maître que l'orgueil lui est
aussi funeste que l'humilité est salutaire au serviteur. (On
58 Sur l'idéologie moderne
voit ici que la subordination dans les rapports sociaux n'est
pas rejetée en principe.)
Augustin s'intéresse peu à la propriété. Il n'en traite
qu'incidemment dans la lutte contre les donatistes. Ceux-
ci faisaient valoir contre la confiscation de leurs églises par
le gouvernement impérial qu'ils avaient acquis leurs pro-
priétés par le travail- anticipant ainsi sur l'argument futur
de Locke, comme Carlyle l'a noté. Il est clair que pour
Augustin la propriété privée est exclusivement une affaire
de « droit humain et positif» (Carlyle, op. cit., p. 140-
141).
Je crois que Troeltsch, à la suite de Carlyle, ne rend pas
justice à l'originalité de la pensée d'Augustin, et je
présenterai quelques remarques à propos des passages
mêmes auxquels ils se réfèrent. Rappelons d'abord que,
comme pour la plupart des anciens, Grecs ou Romains,
l'homme est pour Augustin une créature sociale. Lui-
même était par ailleurs une personne éminemment socia-
ble dans la vie de tous les jours. De plus, l'idée de
hiérarchie ne lui était nullement étrangère. Il y a une
hiérarchie de l'âme et du corps, d'autant plus marquée que
le corps a chez Augustin une valeur, une dignité qu'il ne
possédait certainement pas chez, disons Origène 1. C'est
par l'âme que nous sommes en relation avec Dieu; il Y a
donc une chaîne de subordination, de Dieu à l'âme et de
l'âme au corps. Ainsi Augustin écrit, à propos de la justice
en relation avec l'État : « ... quand un homme ne sert pas
Dieu, quelle quantité de justice pouvons-nous supposer
qu'il existe en lui? Car si une âme ne sert pas Dieu, elle ne
peut en quelque justice commander au corps, ni la raison
d'un homme ne peut contrôler les éléments vicieux dans
l'âme» (CD, XIX, 21 ; XIX, 23).
Je crois cependant que l'on peut détecter dans le détail,
chez Augustin, une subtile avance de l'individualisme.
L'État est une collection d'hommes unis par l'accord sur

1. Sur l'attitude vis-à-vis du corps, en tant que différente aussi


bien de celle des philosophes païens, voir maintenant la belle étude
de Maria Daraki, « L'émergence du sujet singulier dans les Confes-
sions d'Augustin », Esprit, février 1981, p. 95-115, spécialement
p.99sq.).
Genèse, 1 59
les valeurs et l'utilité commune. La définition vient de
Cicéron, mais elle n'est pas chez Cicéron aussi individua-
liste qu'elle apparaît dans une telle traduction. Dans un
passage que cite Augustin dans la première référence qu'il
fait à la question dans la Cité de Dieu, la concorde de la
multitude dans l'État est celle de différents ordres de gens,
haut, bas et moyen, et elle est comparée à l'harmonie de
différents sons dans la musique (CD, Il, 21), mais cette
référence à un ensemble n'est pas retenue par Augustin, et
on a l'impression que pour lui l'État est fait d'individus,
tandis que l'Église seule serait un organisme.
La définition dans Contra Faustum (XXII, 7, Troeltsch,
n. 69) de ce qu'on appelle généralement Loi de Nature est
proche de celle de Cicéron célébrée par Lactance
(Troeltsch, ibid.), et cependant elle en diffère subtile-
ment:« La loi éternelle est la raison divine ou volonté de
Dieu, qui commande de conserver l'ordre naturel et
interdit de le troubler. » Tout cela est dans Cicéron, sauf
les mots «volonté» et «ordre naturel ». Si je ne me
trompe, l'introduction de ces mots a pour résultat de
séparer en deux ce qui était chez Cicéron la Loi de
Nature: il y a l'ordre, qui est donné par Dieu, et la loi, qui
vient aussi de Dieu mais qui seule est entre les mains des
hommes. Peut-être n'est-ce pas aller trop loin que de dire
qu'à la fois la transcendance de Dieu et le domaine distinct
de l'homme reçoivent ici un accent plus net?
Il se produit quelque chose de semblable à propos de
l'ordre et de la justice. Tous deux sont définis dans le
langage de la justice distributive. L'ordre, c'est (CD, XIX,
13) « la disposition qui attribue leur place respective aux
choses semblables et dissemblables »; la justice est « la
vertu qui distribue à chacun son dû »(CD, XIX, 21). Dans
un autre texte (De Div. Quest., 31, Troeltsch, n. 73) « la
justice est la disposition d'esprit qui, une fois l'utilité
commune assurée (conservata) , attribue à chacun sa
dignité ». Chose remarquable, la justice opère ici en
relation aux individus, à l'intérieur d'un ordre ou d'un tout
(l'utilité commune), mais à l'écart de cet ordre ou tout -
en ce sens qu'il n'est pas dit que la justice serve le tout lui-
même par son opération.
60 Sur l'idéologie moderne
Il me semble qu'il suffit de rapprocher ces trois passages
pour percevoir qu'ils indiquent en quelque façon une
direction qui nous est familière, à nous modernes: une
distance accrue entre la nature et l'homme, une tendance à
isoler, sous l'égide d'un ordre voulu par Dieu, un monde
d'hommes considérés essentiellement comme des indivi-
dus et n'ayant qu'une relation indirecte avec l'ordre.
Quelque chose de semblable vient souvent à l'esprit du
lecteur de l'Introduction à l'étude de saint Augustin
d'Étienne Gilson. Ainsi, on perçoit un glissement subtil
entre la théologie de Plotin et celle d'Augustin, d'une
structure hiérarchique à une hiérarchie quelque peu subs-
tantialisée. Gilson note que les entités successives engen-
drées par l'Un chez Plotin sont chacune un peu inférieure
à la précédente, de manière à former une échelle descen-
dante régulière, à commencer par l'Intelligence, suivie de
l'Ame. Chez Augustin le Fils et le Saint-Esprit sont égaux
au Père et un avec Lui, puis au-dessous d'eux il y a un
intervalle, l'intervalle entre génération et création (Gil-
son, p. 143-144).
Mais revenons aux implications du statut dépendant de
l'État: des biens terrestres réels, comme la paix, ne
peuvent être solidement procurés indépendamment des
biens supérieurs; la paix ne s'obtient pas comme les
souverains l'imaginent par la guerre et la victoire (CD,
XV, 4). Cette distanciation permet à Augustin de regarder
d'un œil froid les horreurs de l'histoire: les États ont leur
origine la plupart du temps dans le crime et la violence;
Romulus comme Caïn a tué son frère (CD, XVIII, 2).
Voilà de quoi penser à Hume. En même temps, Augustin
a confiance dans les possibilités encore virtuelles du
christianisme, comme dans un développement sans précé-
dent qui l'attend. Contre le quiétisme des donatistes, il
recommande dynamisme et audace. Dans les années
assombries par la chute de Rome, il est intellectuellement
plein d'enthousiasme, appliquant la vision de Plotin à
l'ordre que l'histoire déploie progressivement; il est
inspiré par un sentiment du progrès tellement anachroni-
que qu'il en est prodigieux, comme lorsqu'il écrit: « J'es-
saie d'être parmi ceux qui écrivent en progressant et qui
Genèse, 1 61
progressent en écrivant» (Brown, p. 419 et passim). On
dirait qu'avec Augustin la vue eschatologique sous l'em-
pire de laquelle les premiers Pères ont travaillé, et dont la
carrière est loin d'être terminée, commence déjà à se
changer en quelque chose comme la croyance moderne au
progrès (Brown, p. 473 sq.).
Avec Augustin, l'Église d'Occident avance sur le che-
min qui la conduit dans le monde et l'éloigne toujours
davantage de sa sœur orientale, toute bienheureuse et
déifiante qu'elle soit, satisfaite de son isolement frileux au
creux de l'Empire.
Augustin compare quelque part l'union de l'âme et du
corps à celle d'un cavalier et de son cheval (CD, XIX, 3 ;
Gilson, p. 58). L'âme elle-même est perçue comme vérité
vivante, et Gilson parle de l'eudémonisme d'Augustin
(p. 58-59, 66). Ici, dans cette identité virtuelle de la
rationalité et de la vie, dans la garantie ou promesse divine
de leur réconciliation, réside peut-être le message central
du christianisme vu à travers son histoire, un message qui
l'oppose absolument au bouddhisme.
Finalement, si l'on prend ensemble tout cela, lorsque foi
et sentiment envahissent le domaine de la raison, lorsque
l'histoire acquiert une forme et que l'avenir de l'humanité
s'éclaire d'espoir, on croit assister à une réhabilitation de
la vie dans le monde, comme si elle était en train d'être
rachetée par le déferlement d'une lumière d'outre-monde.

On quitte ici les vues des Pères de, l'Église pour


considérer l'évolution des rapports entre l'Eglise et l'Etat,
ce résumé du monde, jusqu'au couronnement de Charle-
magne en 800. Plus précisément, j'isolerai une remarqua-
ble formule de ce rapport, et je montrerai comment il a
été modifié dans la suite. En premier lieu, la conversion
au christianisme de l'empereur Constantin au début du
IVe siècle, outre qu'elle obligea l'Église à s'unifier davantage,
ouvrit un problème redoutable : que serait un État chré-
tien? Bon gré mal gré, l'Église était placée face à face avec
le monde. Elle était heureuse de voir mettre fin aux
persécutions, et elle devint une institution officielle riche-
ment subventionnée. Elle ne pouvait pas continuer à
62 Sur l'idéologie moderne
dévaluer l'État aussi librement qu'elle l'avait fait jusque-
là.
L'État avait en somme fait un pas hors du monde, dans
la direction de l'Église, mais en même temps l'Église fut
rendue plus mondaine qu'elle ne l'avait été jusque-là.
Cependant, l'infériorité structurale de l'État fut mainte-
nue, bien que nuancée. La latitude sur laquelle j'ai attiré
l'attention s'accrut en ce sens qu'il devint possible de juger
l'État plus ou moins favorablement selon les circonstances
et les tempéraments. Les conflits n'étaient pas exclus, mais
ils seraient dorénavant internes à la fois pour l'Église et
pour l'Empire. L'héritage de la royauté sacrale hellénisti-
que devait inévi!ablement se heurter à l'occasion à la
prétention de l'Eglise de rester l'institution supérieure.
Les frictions qui se produisirent dans la suite entre
l'empereur et l'Église, et particulièrement avec le premier
des évêques, celui de Rome, portèrent principalement sur
des points de doctrine. Tandis que les empereurs, soucieux
d'unité politique, insistaient pour proclamer des compro-
mis, de son côté l'Église, ses conseils œcuméniques et
spécialement le pape voulaient définir la doctrine comme
fondement de l'unité orthodoxe, et supportaient mal
l'intrusion du prince dans le domaine de l'autorité ecclé-
siastique. Une succession de divergences doctrinales obli-
gèrent l'Église à élaborer une doctrine unifiée. Ces débats
se terminèrent par la condamnation d'hérésies, dont
l'arianisme, le monophysisme, le monothélisme, actives
surtout à l'Est, autour des anciennes Églises d'Alexandrie
et d'Antioche. Il est remarquable que la plupart de ces
débats aient été centrés sur la difficulté de concevoir et de
formuler correctement l'union du Dieu et de l'homme en
Jésus-Christ. Or c'est là ce qui nous apparaît rétrospective-
ment comme le cœur, le secret du christianisme considéré
dans tout son développement historique, soit, en termes
abstraits, l'affirmation d'une transition effective entre l'au-
delà et ce monde, entre l'extra-mondain et l'intra-mon-
dain, l'Incarnation de la Valeur. La même difficulté se
reflète plus tard dans le mouvement iconoclaste, où elle a
peut-être été catalysée par une influence puritaine musul-
mane (le sacré ne peut être figuré). En même temps, il y
Genèse, 1 63
avait clairement dans l'arianisme et dans l'iconoclasme un
intérêt politique impérial. Mais Peterson a montré que
l'adoption du dogme de la Sainte-Trinité (concile de
Constantinople, 381) avait en fait sonné le glas du
monothéisme politique 1.
Autour de 500, alors que l'Église avait existé officielle-
ment dans l'Empire pendant environ deux siècles, le pape
Gélase produisit une remarquable théorie de la relation
entre l'Eglise et l'empereur, qui fut dans la suite recueillie
dans la tradition et abondamment utilisée. Cependant les
interprètes modernes ne semblent pas avoir rendu pleine
justice à Gélase. On prend le plus souvent sa déclaration
noble et claire comme exposant simplement la juxtaposi-
tion et la coopération des deux pouvoirs, ou, comme je
préfère dire, des deux entités ou fonctions. On admet en
quelque façon qu'elle contient un élément de hiérarchie,
mais comme les modernes sont mal à l'aise dans cette
dimension ils la présentent mal ou ne savent pas voir toute
sa portée. Au contraire, la perspective comparative qui est
la nôtre doit nous permettre de restaurer la structure
logique et la dignité de la théorie de Gélase.
Sa déclaration est contenue dans deux textes qui se
complètent. Il dit dans une lettre à l'empereur (Epître
12) 2 :
Il Y a principalement deux choses, Auguste empereur, par
quoi ce monde est gouverné: l'autorité sacrée des pontifes
et le pouvoir royal. De celles-ci, les prêtres portent une
charge d'autant plus grande, qu'ils doivent rendre compte
au Seigneur même pour les rois devant le jugement
divin ... [Et un peu plus loin :] Vous devez courber une
tête soumise devant les ministres des choses divines et...
c'est d'eux que vous devez recevoir les moyens de votre
salut.

1. Erik Peterson, « Der Monotheismus ais politisches Problem »,


Theologische Traktate, Munich, 1951, p. 25-147. Leach a lié aria-
nisme et millénarisme (cf. ci-dessus, n. 1, p. 47).
2. Les textes de Gélase sont pris dans Carlyle, op. cit., p. 190-191
(mais cf. n. 1, p. 64). La traduction suit plutôt celle de Dvornik, op.
cit., II, p. 804-805.
64 Sur l'idéologie moderne
La référence au salut indique clairement qu'il s'agit ici
du niveau suprême ou ultime de considération. Notons la
distinction hiérarchique entre l'auctoritas du prêtre et la
potestas du roi. Après un bref commentaire, Gélase
continue:
Dans les choses concernant la discipline publique, les chefs
religieux saisissent que le pouvoir impérial vous a été
conféré d'en haut, et eux-mêmes obéiront à vos lois, de
crainte de paraître aller à l'encontre de votre volonté dans
les affaires du monde.
Le prêtre est donc subordonné au roi dans les affaires
mondaines qui concernent l'ordre public. Ce que les
commentateurs modernes manquent à voir pleinement,
c'est que le niveau de considération s'est déplacé des
hauteurs du salut à la bassesse des choses de ce monde.
Les prêtres sont supérieurs, car c'est seulement à un
niveau inférieur qu'ils sont inférieurs. On n'a pas affaire à
une simple «corrélation» (Morrison) ou à une simple
soumission des rois aux prêtres (Ullmann) mais à une
complémentarité hiérarchique 1.
Il se trouve que j'ai rencontré la même configuration
dans l'Inde ancienne, védique. Là, les prêtres se voyaient
comme religieusement ou absolument supérieurs au roi
mais matériellement soumis à lui 2. Si les termes sont
différents, la disposition est exactement la même que chez
Gélase. Le fait étonne, étant donné les différences impor-
tantes entre les arrière-plans respectifs. Du côté indien, les
fidèles ne formaient pas un corps uni, la prêtrise n'était pas
organisée de façon unitaire, et avant tout il n'était pas
question d'individus. (Le renonçant, dont j'ai parlé plus
haut, n'était pas encore apparu.) On en vient à supposer
hardiment que la forme commune, la configuration en
question est tout simplement la formule logique de la
relation des deux fonctions.

1. Karl F. M6rrison, Tradition and Authority in the Western


Church 300-1140, Princeton University Press, 1969, p. 101-105;
Walter Ullmann, The Growth of Papal Government in the Middle
Ages, Londres, 1955, p. 20 sq.
2. Cf. «La conception de la royauté dans l'Inde ancienne»
(spécialement § 3), HH, app. C.
Genèse, 1 65
L'autre texte principal de Gélase se trouve dans un
traité, De Anathematis Vinculo. Son principal intérêt pour
nous est dans l'explication de la différenciation des deux
fonctions en tant qu'instituée par le Christ. Avant lui, « il
existait en fait - bien qu'en un sens préfiguratif - des
hommes qui furent à la fois rois et prêtres », tel Melchisé-
dech. Alors, « vint celui qui était vraiment roi et prêtre »,
et c'est lui, le Christ, qui «ayant en vue la fragilité
humaine ... a séparé les offices des deux pouvoirs 1 au
moyen de fonctions et de dignités distinctives... dans
l'intention que ses propres [gens] soient sauvés par une
humilité salutaire ... ». C'est seulement le démon qui a
imité le mélange préchrétien des deux fonctions, de sorte
que, dit Gélase, « des empereurs païens se firent appeler
pontifes sacrés ». Il peut bien y avoir ici une allusion à ce
qui demeurait de royauté sacrale à Byzance. Pour le reste,
on peut voir dans ce texte une hypothèse tout à fait
plausible sur l'évolution des institutions. Il n'est pas
déraisonnable pour nous de supposer que la souveraineté
sacrale originelle, par exemple celle du pharaon ou de
l'empereur de Chine, se soit dans certaines cultures
différenciée en deux fonctions, comme cela a été le cas en
Inde.
Il serait intéressant de discuter les difficultés des
commentateurs de ces textes. Il me faut choisir. Un auteur
récent, le père Congar 2, considère la formule hiérarchi-
que autorité/pouvoir comme purement occasionnelle; et
de fait nous avons vu Gélase, à propos de la différencia-
tion, parler seulement des «deux pouvoirs ». Mais la
distinction n'est-elle pas la meilleure expression de toute la
thèse de Gélase? Par ailleurs, Congar a sûrement raison
de dire (p. 256) qu'ici l'Église ne tend pas à «une
réalisation temporelle de la Cité de Dieu ». Comme dans

1. Sur ce point, les textes donnés par nos auteurs semblent


(diversement) corrompus. Nous lisons avec Schwartz: officia potesta-
lis utriusque (E. Schwartz, « Publizistische Sammlungen », Abhandl.
der Bayer. Akademie, Philol-Histor. Abteilung, N.F. 10, Munich,
1934, p. 14).
2. Yyes-M.-J. Congar. a.p., L'Ecclésiologie du haut Moyen Age,
Paris, Ed. du Cerf, 1968.
66 Sur l'idéologie moderne
le cas indien, la hiérarchie est logiquement opposée au
pouvoir: elle ne prétend pas, comme elle le fera plus tard,
se transcrire elle-même au plan du pouvoir. Mais voilà que
Congar soutient (p. 255-256) que Gélase ne subordonne
pas le pouvoir impérial au « pouvoir» sacerdotal, mais
seulement l'empereur aux évêques en ce qui concerne les
res divinae, et conclut que si l'empereur, comme croyant,
était dans l'Église, l'Église elle-même était dans l'Empire
(il souligne). Je maintiens qu'il n'y a pas lieu d'introduire
ici une distinction entre la fonction et son agent, qui du
reste ruinerait l'argumentation de Gélase, et dont Carlyle
reconnaissait à sa façon qu'elle est souvent négligée dans
nos sources (p. 169). En fait, l'Empire culmine dans
l'empereur et il faut comprendre Gélase comme disant
que, si l'Église est dans l'Empire pour les affaires du
monde, l'Empire est dans l'Église pour les choses divines.
En général, les commentateurs semblent appliquer à une
proposition de l'an 500 un mode de pensée plus tardif et
tout différent. Ils réduisent l'usage structural, riche, flexi-
ble de l'opposition fondamentale sur lequel Caspary a
attiré notre attention à une affaire unidimensionnelle
de ou bien/ou bien, en noir et blanc. Or, ces formes
n'apparurent, selon Caspary, que lorsque « avec la fixa-
tion des positions politiques résultant de la controverse
[des investitures] et, plus encore, du fait de la lente
croissance des modes de pensée scolastique et juridique, la
seconde moitié du XIIe siècle perdit cette sorte de flexibi-
lité ... et insista sur la clarté et les distinctions plutôt que
sur les interrelations» (p. 190).
Nous avons étudié une importante formule idéologique.
Il ne faudrait pas imaginer que le dire de Gélase ait réglé
tous les conflits entre les deux principaux protagonistes, ni
qu'il ait fait l'accord de tous, durablement ou non. Gélase
lui-même avait été conduit à sa déclaration par une crise
aiguë née de la promulgation par l'empereur d'une for-
mule, l' Henotikon, destinée à apaiser ses sujets monophy-
sites. En général, les patriarches de l'Église orientale ne
suivaient pas aveuglément le vicaire de saint Pierre, et en
tout premier lieu l'empereur avait son propre point de vue
en la matière. Certains traits montrent qu'il resta toujours
Genèse, 1 67
quelque chose à Byzance de la royauté sacrale hellénisti-
que (cf. ci-dessus, n. 2, p. 50), au moins pour l'usage propre
de l'empereur et dans le palais impérial. Et certains empe-
reurs prétendirent concentrer entre leurs mains la supré-
matrie spirituelle en même temps que temporelle, et y
réussirent quelquefois. Non seulement, avant Gélase,
Justinien, mais après lui, à l'Ouest, Charlemagne et
Otton 1er , chacun à sa manière, assumèrent les fonctions
religieuses suprêmes comme partie intégrante de leur
règne.

Il serait difficile d'imaginer contradiction plus éclatante


de la doctrine de Gélase que la politique adoptée par la
papauté à partir du milieu du VIlle siècle. En 753-754, le
pape Étienne II, par une démarche sans précédent, quitta
Rome, traversa les Alpes et alla rendre visite au roi franc,
Pépin. Il le confirma dans sa royauté et lui donna le titre
de « patricien des Romains » et le rôle de protecteur et
d'allié de l'Église romaine. Cinquante ans plus tard,
Léon III couronnait Charlemagne empereur dans Saint-
Pierre de Rome, le jour de Noël de l'an 800.
On peut comprendre d'après leur situation générale
comment les papes avaient été conduits à adopter une
ligne d'action aussi radicale. On dirait presque avec
Carlyle qu'elle leur a été imposée par les circonstances.
Au plan immédiat, on peut résumer ce qui s'est passé en
deux points. Les papes ont mis fin à une situation
d'humiliation, d'oppression et de danger, en tournant le
dos à Byzance et en remplaçant un protecteur lointain,
civilisé mais encombrant, par un autre plus proche, plus
efficace, moins civilisé et qu'on pouvait pour cette raison
espérer plus docile. En même temps, ils profitaient du
changement pour revendiquer l'autorité politique souve-
raine sur une partie de l'Italie. Les empereurs occidentaux
pourront bien, plus tard, se montrer moins dociles qu'on
ne l'attendait, et, pour commencer, Charlemagne voyait
probablement les droits politiques qu'il garantissait au
pape comme constituant seulement une sorte d'autonomie
sous sa propre suprématie. Il affirma son devoir non
seulement de protéger mais de diriger l'Église.
68 Sur l'idéologie moderne
Pour nous, ce qui est essentiel est le fait que les papes
s'arrogent une fonction politique, comme il est clair dès le
début. Selon le professeur Southern commentant le pacte
avec Pépin, « pour la première fois dans l'histoire, le pape
avait agi comme une autorité politique suprême en autori-
sant le transfert de pouvoir dans le royaume franc, et il
avait souligné son rôle politique comme successeur des
empereurs en disposant de terres impériales en Italie ».
L'appropriation de territoires impériaux en Italie n'est pas
tout à fait explicite au début : le pape obtient de Pépin et
plus tard de Charles la reconnaissance des « droits » et
territoires de la « république des Romains », sans qu'il soit
nettement distingué entre droits et pouvoirs privés et
publics, mais l'exarchat de Ravenne est inclus. Nous ne
pouvons pas encore parler d'un État papal, bien qu'il y ait
une entité politique romaine. Un faux document, peut-
être quelque peu postérieur, la soi-disant donation de
Constantin, exprime clairement la prétention papale.
Dans ce texte, le premier empereur chrétien est censé en
315 transmettre à l'évêque de Rome non seulement le
« palais» du Latran, des terres patrimoniales étendues et
le «principat» religieux sur tous les autres évêques
comme « pape universel », mais aussi le pouvoir impérial
sur l'Italie romaine et les insignes et privilèges impé-
riaux 1.
De notre point de vue, ce qui importe ici en premier
lieu, c'est le changement idéologique qu'on voit ainsi
débuter et qui sera pleinement développé plus tard, tout à
fait indépendamment du sort réservé en fait à la prétention
papale. Avec la revendication d'un droit inhérent au
pouvoir politique, un changement est introduit dans la
relation entre le divin et le terrestre : le divin prétend
maintenant régner sur le monde par l'intermédiaire de
l'Église et l'Église devient mondaine en un sens où elle ne
l'était pas jusque-là. Les papes ont, par un choix histori-
que, annulé la formulation logique par Gélase de la

1. R. W. Southern, Western Society and the Chruch in the Middle


Ages, Londres, Penguin Books, 1970, p. 60; cf. Peter Partner, The
Lands of St Peter, Londres, 1972, p. 21-23.
Genèse, 1 69
relation entre la fonction religieuse et la fonction politique
et ils en ont choisi une autre. A la dyarchie hiérarchique de
Gélase se substitue une monarchie d'un type sans précé-
dent, une monarchie spirituelle. Les deux domaines ou
fonctions sont réunis et leur distinction est reléguée du
niveau fondamental à un niveau secondaire comme s'ils
différaient non en nature mais seulement en degré. C'est
la distinction entre spirituel et temporel telle que nous
l'avons connue depuis lors, et le champ est unifié, de sorte
que nous pouvons parler de «pouvoirs» spirituel et
temporel. Il est caractéristique que le spirituel soit conçu
comme supérieur au temporel même au niveau temporel,
comme s'il était un degré supérieur de temporel ou pour
ainsi dire le temporel élevé à une puissance supérieure.
C'est selon cet axe que plus tard le pape pourra être conçu
comme « déléguant» le pouvoir temporel à l'empereur
comme à son représentant.
En contraste avec la théorie de Gélase, la supériorité est
accentuée ici aux dépens de la différence, et je prendrai le
risque d'appeler ce changement une perversion de la
hiérarchie. En même temps, cependant, on atteint une
cohérence d'un type nouveau. La nouvelle unification
représente une transformation d'une ancienne unité. Nous
souvenant du modèle archétypal de la royauté sacrale,
nous y voyons ici substitué ce qu'on pourrait appeler une
prêtrise royale.
Cette nouvelle configuration est riche de sens et de
développements historiques à venir. Il doit être évident
qu'en un sens général l'individu chrétien sera dorénavant
plus intensément impliqué dans le monde. Pour rester au
niveau des institutions, le mouvement est, comme les
mouvements semblables qui ont précédé, à double tran-
chant: si l'Église devient plus mondaine, inversement le
domaine politique se trouve maintenant participer plus
directement des valeurs absolues, universalistes. Pour
ainsi dire, il est consacré d'une façon toute nouvelle. Et
nous pouvons ainsi apercevoir une virtualité qui sera
réalisée plus tard, à savoir qu'une unité politique particu-
lière puisse à son tour émerger comme porteuse de valeurs
absolues. Et tel est l'État moderne, car il n'est pas en
70 Sur l'idéologie moderne
c,ontinuité avec d'autres formes politiques; il est une
Eglise transformée, comme on le voit dans le fait qu'il n'est
pas constitué de différents ordres ou fonctions mais d'indivi-
dus - un point que Hegel lui-même a manqué à admettre 1.
Il est impossible ici de donner ne serait-ce qu'une
esquisse de ce développement futur. Disons seulement
que le glissement que je viens de signaler sera suivi
d'autres glissements dans la même direction, et que cette
longue chaîne de glissements aboutira finalement à la
complète légitimation de ce monde, en même temps qu'au
transfert complet de l'individu dans ce monde. Cette chaîne
de transitions peut être vue à l'image de l'Incarnation du
Seigneur comme l'incarnation progressive dans le monde
de ces valeurs mêmes que le christianisme avait initiale-
ment réservées à l'individu-hors-du-monde et à son Église.

Concluons: j'ai proposé que nous nous abstenions de


projeter notre idée familière de l'individu sur les premiers
chrétiens et leur environnement culturel, qu'au contraire
nous reconnaissions une différence notable entre les
conceptions respectives. L'individu comme valeur était
alors conçu à l'extérieur de l'organisation sociale et
politique donnée, il était en dehors et au-dessus d'elle, un
individu-hors-du-monde en contraste avec notre individu-
dans-le-monde. A l'aide de l'exemple indien, j'ai soutenu
que l'individualisme n'aurait pas pu se développer" autre-
ment, apparaître sous une autre forme, à partir du holisme
traditionnel, et que les premiers siècles de l'histoire de
l'Église montraient les commencements de l'adaptation au
monde de cet être étrange. Au départ, nous avons
souligné l'adoption de la Loi de Nature des stoïciens
comme un instrument rationnel pour l'adaptation à l'éthi-

1. Cf. Principes de la philosophie du droit, 3e partie, section III, et


son impatience en 1831 à l'idée que la Révolution pourrait reprendre
(cf. «The English Reform Bill », in Hegel's Political Writings,
Oxford, 1964, in fine, et la correspondance; cf. la postface de
Habermas dans Hegel, Politische Schriften, Francfort, Suhrkamp,
1966, p. 364-365, et tout spécialeme~t la référence au § 258 - en fait
- de la Philosophie du droit: « Si l'Etat est confondu avec la société
civile ... »).
Genèse, 1 71
que mondaine des valeurs extra-mondaines. Ensuite nous
nous sommes tournés vers une seule dimension qui est très
significative, la dimension politique. Initialement, l'État
est à l'Église comme le monde est jt Dieu. C'est pourquoi
l'histoire de la conception par l'Eglise de sa relation à
l'État est centrale dans l'évolution de la relation entre
le porteur de valeurs, l'individu-hors-du-monde, et le
monde. Après que la conversion de l'empereur et ensuite
de l'Empire cut imposé à l'Église une relation plus étroite
à l'État, Gélase .développa une formule logique de la
relation que nous pouvons appeler une dyarchie hiérarchi-
que. Cependant la vérité de cette formule ne doit pas nous
cacher le fait qu'elle n'a absolument aucun rapport avec
l'individualisme, comme le montre le parallèle indien.
Ensuite, au VIlle siècle, se produit un changement dramati-
que. Par une décision historique, les papes rompent leur
lien avec Byzance et s'arrogent le pouvoir temporel
suprême en Occident. La situation très difficile où ils se
trouvaient les avait invités à cet acte lourd de consé-
quences mais elle ne saurait l'expliquer. Il y a là un
glissement idéologique subtil mais fondamental. L'Église
prétend maintenant régner, directement ou indirectement,
sur le monde, ce qui signifie que l'individu chrétien est
maintenant engagé dans le monde à un degré sans
précédent. D'autres étapes dans la même direction sui-
vront mais celle-ci est décisive en général, et particulière-
ment quant aux développements politiques à venir. Nous
avons ainsi passé en revue quelques-uns des stades de la
transformation de l'individu-hors-du-monde à l'individu-
dans-le-monde.
La principale leçon à méditer est peut-être que la plus
effective humanisation du monde est sortie à la longue
d'une religion qui le subordonnait le plus strictement à une
valeur transcendante.

Calvin

C'est une faiblesse de la présente étude de s'arrêter au


VIllesiècle. La thèse serait renforcée si l'on pouvait
72 Sur l'idéologie moderne
présenter le développement subséquent jusqu'à la
Réforme. Je suis hors d'état de le faire pour le moment,
mais pour remédier à ce manque en quelque mesure je
propose de considérer brièvement le stade terminal du
processus tel qu'il est représenté par Calvin 1. Nous
prendrons comme base l'interprétation qu'en donne
Troeltsch, en essayant de montrer qu'il y a avantage à la
reformuler dans le langage utilisé ici 2.
En quel sens Calvin peut-il être pris comme marquant la
fin d'un processus? Le développement général continue
après lui. L'individu-dans-Ie-monde progressera avec les
sectes, avec les Lumières et dans la suite. Mais du point de
vue que nous avons choisi, celui de la relation conceptuelle
entre l'individu, l'Église et le monde, Calvin marque une
conclusion : son Église est la dernière forme que l'Église
pouvait prendre sans disparaître. De plus, si je dis Calvin,
j'ai en vue la Réforme en tant qu'elle culmine - de notre
point de vue - dans Calvin. Calvin a construit sur Luther..
Il avait conscience seulement d'expliciter, d'articuler la
position de Luther et d'en tirer les conclusions logiques.
Nous pouvons donc, pour faire bref, éviter de considérer
le luthéranisme en soi, ne retenir des vues de Luther que
celles qui sont présupposées dans Calvin et laisser de côté
ses autres vues en tant qu'elles sont dépassées ou rempla-
cées chez Calvin.
La thèse est simple. Avec Calvin, la dichotomie hiérar-
chique qui caractérisait notre champ d'étude prend fin:
l'élément mondain antagonique, auquel l'individualisme

1. J'espère fournir dans la suite un exposé complet.


2. Cet épilogue n'est ainsi qu'un simple exercice sur le texte de
Troeltsch. S'il faut une excuse pour n'avoir pas considéré une
littérature plus vaste, je dirai que, d'après quelques incursions,
comme dans les livres de Choisy auxquels Troeltsch renvoie ou dans
les propres Institutes de Calvin, on trouve que les questions posées
reçoivent aisément une réponse univoque·: il n'y a pas de pénombre,
de zone qui demanderait un autre angle de vision ou un autre
éclairage; les contours ont été tracés d'une main ferme et on ne peut
s'y tromper. Il y a même quelque chose d'un peu inquiétant dans
l'assurance décidée de Calvin. En cela comme ailleurs il est tout à fait
moderne: le monde riche, complexe et fluctuant de la structure a été
banni.
Genèse, 1 73
devait jusque-là faire une place, disparaît entièrement
dans la théocratie de Calvin. Le champ est absolument
unifié. L'individu est maintenant dans le monde, et la
valeur individualiste règne sans restriction ni limitation.
Nous avons devant nous l'individu-dans-Ie-monde.
En fait la reconnaissance de ce fait n'est pas nouvelle,
car elle est présente à chaque page du chapitre de
Troeltsch sur Calvin, même si elle y est exprimée dans un
langage quelque peu différent. Dès le début de son livre, à
la fin du chapitre sur Paul, Troeltsch dirigeait déjà le
regard vers cette unification (p. 81-82) : « Ce principe de
la simple juxtaposition des conditions données et des
prétentions idéales, c'est-à-dire le mélange de conserva-
tisme et de radicalisme, ne sera brisé que par le calvi-
nisme. »
Le contexte suggère la possibilité d'une alternative : par
suite de l'unification, ou bien comme avec Calvin l'esprit
anime toute la vie, ou bien à l'inverse la vie matérielle
commande la vie spirituelle. Le dualisme hiérarchique est
remplacé par un continuum plat gouverné par une alterna-
tive.
Calvin croit suivre Luther, et cependant il produit une
doctrine différente. Cela nous invite à partir de son
caractère ou tempérament particulier. Comme Troeltsch
le dit, Calvin a une conception très singulière de Dieu.
Cette conception correspond précisément à l'inclination
de Calvin, et en général il projette partout son inspiration
personnelle profonde. Calvin n'est pas un tempérament
contemplatif, c'est un penseur rigoureux dont la pensée est
tournée vers l'action. De fait, il a régné sur Genève en
homme d'État éprouvé, et il y a en lui une pente légaliste.
Il aime promulguer des règles et soumettre à leur disci-
pline lui-même et les autres. Il est possédé par la volonté
d'agir dans le monde et il écarte par des raisonnements
cohérents les idées reçues qui l'en empêcheraient.
Cette disposition personnelle éclaire les trois éléments
étroitement liés qui sont fondamentaux dans la doctrine de
Calvin : les conceptions de Dieu comme volonté, de la
prédestination, et de la cité chrétienne comme l'objet sur
lequel porte la volonté de l'individu.
74 Sur l'idéologie moderne
Pour Calvin, Dieu est essentiellement volonté et
majesté. Cela implique une distance: Dieu est ici plus
lointain que précédemment. Luther avait chassé Dieu du
monde en rejetant la médiation institutionnalisée dans
l'Église catholique 1, où Dieu était présent par délégation
dans des h0!llmes distingués comme intermédiaires (digni-
taires de l'Eglise, prêtres investis de pouvoirs sacramen-
tels, moines voués à un type supérieur de vie). Mais, pour
Luther, Dieu était encore accessible à la conscience
individuelle par la foi, l'amour et, dans une certaine
mesure, par la raison. Chez Calvin, l'amour tombe à
l'arrière-plan, et la raison ne s'applique qu'à ce monde. En
même temps, le Dieu de Calvin est l'archétype de la
volonté, où l'on peut voir l'affirmation indirecte de
l'homme lui-même comme volonté, et, au-delà, l'affirma-
tion la plus forte de l'individu, au besoin en tant qu'op-
posé, ou supérieur, à la raison. Bien sûr, l'accent sur la
volonté est central dans l'histoire de toute la civilisation
chrétienne, de saint Augustin à la philosophie allemande
moderne, pour ne rien dire de la liberté en général et du
lien avec le nominalisme (Occam).
La suprématie de la volonté est dramatiquement expri-
mée dans le dogme de la prédestination. Ici, le point de
départ se trouve dans le rejet par Luther du salut par les
œuvres, qui visait avant tout la destruction de l'édifice
catholique, du ritualisme de l'Église et de la domination
qu'elle exerçait sur l'individu. Luther avait remplacé la
justification par les œuvres par la justification par la foi, et
dans l'essentiel il s'était arrêté là, laissant à l'individu une
marge de liberté. Calvin alla plus loin, affirmant avec une
cohérence implacable la complète impuissance de
l'homme en face de l'omnipotence de Dieu. A première

1. Ce trait paraît assez négligé dans l'histoire des idées. Un tel


type de transcendance paraîtra plus tard insupportable aux philo-
sophes allemands. Colin Morris contraste heureusement le dire de
Karl Barth selon qui il n'y a pas de point de contact entre Dieu et
l'homme avec la proche présence de Dieu chez saint Bernard et
l'effort cistercien « de découvrir Dieu dans l'homme et à travers
l'homme» (The Discovery of the Individual, 1050-1200, Londres,
1972, p. 163).
Genèse, 1 75
vue, on verrait là une limitation de l'individualisme plutôt
que son progrès. Et Troeltsch voit dans le calvinisme une
forme particulière d'individualisme plutôt qu'un indivi-
dualisme intensifié (n. 320). Je voudrais montrer qu'il y a
intensification en ce qui concerne la relation de l'individu
au monde.
L'inscrutable volonté divine investit certains hommes de
la grâce de l'élection, et condamne les autres à la répro-
bation. La tâche de l'élu est de travailler à la glorifi-
cation de Dieu dans le monde, et la fidélité à cette
tâche sera la marque et la seule preuve de l'élection. Ainsi
l'élu exerce sans relâche sa volonté dans l'action. Or, ce
faisant, dans l'absolue sujétion à Dieu, il participera de lui
en fait en contribuant à la réalisation de ses desseins.
J'essaie, sans nul doute très imparfaitement, de saisir le
complexe de sujétion et d'exaltation du moi présent dans
la configuration des idées et des valeurs de Calvin. A ce
niveau, c'est-à-dire dans la conscience de l'élu, nous
retrouvons la dichotomie hiérarchique qui nous est fami-
lière. Troeltsch nous met en garde contre une interpréta-
tion qui verrait en Calvin un individualisme atomique sans
frein. Et il est vrai que la grâce divine, la grâce de
l'élection, est centrale dans la doctrine, et que Calvin n'a
que faire de la liberté de l'homme. Il tient que « l'honneur
de Dieu est sauf lorsque l'homme s'incline sous sa loi,
que sa soumission soit libre ou forcée» (Choisy, cité
par Troeltsch, n. 330). Cependant, si nous voyons ici
l'émergence de l'individualisme-dans-Ie-monde, et si nous
savons la difficulté intrinsèque de cette attitude, nous en
venons à voir dans la sujétion de l'élu à la grâce de Dieu la
condition nécessaire de la légitimation de cette transition
décisive.
Jusque-là, en effet, l'individu était contraint de recon-
naître dans le monde un facteur antagonique, un autre
irréductible qu'il ne pouvait pas supprimer mais seulement
subordonner, englober. Cette limitation disparaît avec
Calvin, et nous la trouvons en quelque sorte remplacée par
cette sujétion toute spéciale à la volonté divine. Si telle est
bien la genèse de ce que Troeltsch et Weber ont appelé
« ascétisme-dans-Ie-monde », on préférerait inverser les
76 Sur l'idéologie moderne
termes et parler d'une intra-mondanité ascétique, ou
conditionnée 1.
On peut aussi contraster la participation active de
Calvin en Dieu avec la participation traditionnelle,
contemplative, qui est encore celle de Luther. Il semble-
rait qu'au lieu de trouver dans un autre monde le refuge
qui nous permet de nous débrouiller tant bien que mal
avec les imperfections de celui-ci, nous ayons décidé
d'incarner nous-mêmes cet autre monde dans notre action
décidée sur celui-ci. Et voilà, ce qui est d'une immense
importance, le modèle de l'artificialisme moderne en
général, l'application systématique aux choses de ce
monde d'une valeur extrinsèque, imposée. Non pas une
valeur tirée de notre appartenance au monde, de son
harmonie ou de notre harmonie avec lui, mais une valeur
enracinée dans notre hétérogénéité par rapport à lui :
l'identification de notre volonté avec la volonté de Dieu
(Descartes : l'homme se rendra « maître et possesseur de
la nature»). La volonté ainsi appliquée au monde, la fin
recherchée, le motif ou le ressort profond de la volonté
sont étrangers. Autrement dit, ils sont extra-mondains.
L'extra-mondanité est maintenant concentrée dans la
volonté individuelle. Cela correspond bien à la distinction
de Toennies entre volonté spontanée et volonté arbitraire,
Naturwille et Kürwille, et nous voyons où l'arbitraire,
Willkür, a sa source. A mon sens, cette disposition est

1. Max Weber a dit à peu près la même chose en 1910 dans une
discussion faisant suite à la conférence de Troeltsch sur le Droit
naturel : il opposait les « formes de sentiment religieux rejetant le
monde» au « sentiment religieux calviniste qui trouve la certitude
d'être enfant de Dieu dans l'épreuve de soi (Bewiihrung) à réussir. ..
dans le monde donné et ordonné », et encore il oppos~it la
« communauté» d'amour acosmique caractéristique de l'Eglise
orientale et de la Russie à la « société » ou « formation de la structure
sociale sur une base égocentrique» «( Max Weber on Church, Sect
and Mysticism », éd. par Nelson. Sociological Analysis, 34-2, 1973,
p. 148).
Benjamin Nelson dit ailleurs que le mysticisme-dans-Ie-monde
demande à être plus explicitement reconnu que Weber et Troeltsch
ne l'ort fait (Sodological Analysis, 36-3, 1975, p. 236, cf. ci-dessus
n. 2, p. 42). Cela semble confirmer l'accent mis ici même sur
l'intramondanité plutôt que sur l'ascétisme.
Genèse, 1 77
sous-jacente aussi bien à ce que Weber a appelé la
rationalité des modernes.
De plus, cette vue de Calvin nous permet de corriger et
d'approfondir le paradigme utilisé jusqu'ici. Si l'extra-
mondanité est maintenant concentrée dans la volonté de
l'individu, on peut penser que l'artificialisme moderne en
tant que phénomène exceptionnel dans l'histoire de l'hu-
manité ne peut se comprendre que comme une consé-
quence historIque . lointaine de l'individualisme-hors-du-
monde des chrétiens, et que ce que nous appelons le
moderne «individu-dans-le-monde» a en lui-même,
caché dans sa constitution interne, un élément non perçu
mais essentiel d'extra-mondanité. Il y a donc une conti-
nuité plus grande entre les deux types d'individualisme
que nous ne l'avions supposé au début, avec cette consé-
quence qu'une hypothétique transition directe du holisme
traditionnel à l'individualisme moderne ne nous apparaît
plus seulement maintenant comme improbable, mais
comme impossible 1.
La transition à l'individu-dans-Ie-monde, ou, si je puis
dire, la conversion à l'intra-mondanité, a chez Calvin des
concomitants notables. On a noté la récession d'aspects
mystiques et affectifs. Ils ne sont pas tout à fait absents des
écrits de Calvin, mais très spectaculairement de sa doc-
trine. La Rédemption elle-même est prise, d'un point de
vue sèchement légaliste, comme la réparation d'une
offense à l'honneur de Dieu. Le Christ est le chef de
l'Église (au lieu du pape), le paradigme de la vie chré-

1. Les deux parties de notre paradigme initial avaient été d'abord


introduites plus ou moins indépendamment et pouvaient paraître se
contredire. Soit brièvement: la distinction holisme/individualisme
suppose un individualisme-dans-Ie-monde, tandis que dans la distinc-
tion intra-mondain/extra-mondain le pôle extra-mondain n'est pas
opposé au holisme (du moins de la même façon que le pôle intra-
mondain). En fait, l'individualisme extra-mondain est opposé hiérar-
chiquement au holisme : supérieur à la société, il la laisse en place,
tandis que l'individualisme intra-mondain nie ou détruit la société
holiste et la remplace (ou prétend le faire). La continuité que nous
venons d'apercevoir entre les deux types, spécialement dans l'exem-
ple de Calvin, renforce leur unité et nuance leur différence. Le
paradigme initial est ainsi confirmé.
78 Sur l'idéologie moderne
tienne, et le sceau authentifiant l'Ancien Testament.
L'enseignement propre du Christ n'était pas adéquat à la
réglementation d'une cité terrestre chrétienne, et le Ser-
mon sur la montagne disparaît en somme derrière le
Décalogue. Le pacte entre Dieu et l'Église reproduit
l'ancien pacte entre Dieu et Israël. Choisy a insisté sur la
transition de la « christocratie » de Luther à la « nomocra-
tie » ou « logocratie » de Calvin.
De même, la plupart des traits correspondant à l'extra-
mondanité perdent leur fonction et disparaissent. Le
retour du Messie avait dès longtemps perdu beaucoup de
son urgence. On peut dire que le royaume de Dieu est
maintenant à construire sur terre peu à peu par l'effort des
élus. Pour quiconque se bat sans relâche avec les hommes
et les institutions tels qu'ils sont, l'état de nature ou
d'innocence, la distinction entre Lois de Nature absolue et
relative sont de vaines spéculations.
Une question se pose: pouvons-nous vraiment affirmer
que la valeur individualiste règne maintenant sans contra-
diction ni limitation? A première vue, il ne paraît pas en
être ainsi. Calvin conserve l'idée médiévale selon laquelle
l'Église doit dominer l'État (ou le gouvernement politique
de la cité), et avant tout il pense toujours l'Église comme
identifiée à la société globale. Troeltsch a souligné soi-
gneusement ce point : alors que bien des traits du calvi-
nisme l'inclinaient vers la secte, et quoi qu'il en soit des
développements à venir dans cette direction ou celle des
« Égiises libres », Calvin a toujours adhéré strictement au
contrôle par l'Église de toutes les activités à l'intérieur de
la communauté sociale tout entière, que dis-je? il a mis en
œuvre strictement un tel contrôle à Genève. On pourrait
donc supposer que toute trace de holisme n'a pas disparu
et que, pour Calvin comme auparavant, l'individualisme a
dû se trouver à quelque degré contrebalancé par les
nécessités de la vie sociale. Troeltsch explique qu'il n'en est
rien: «L'idée de communauté n'est pas développée à
partir de la conception de l'Église et de la grâce, comme
dans l'Église luthérienne; au contraire elle dérive du
même principe dont sourd l'indépendance de l'individu -
savoir le devoir éthique de préserver l'élection et de la ren-
Genèse, 1 79
dre effective - et d'un biblicisme abstrait» (p. 625-626).
Troeltsch cite Schneckenburger (n. 320) : « Ce n'est pas
l'Église qui fait des croyants ce qu'ils sont, mais les
croyants qui font de l'Église ce qu'elle est », et il ajoute:
« La conception de l'Église est située dans le cadre de la
prédestination. » En somme, à travers la prédestination,
l'individu prend le pas sur l'Église. Voilà un changement
fondamental, que l'on comprend mieux si l'on se souvient
que Luther) tout en gardant inchangée, à ce qu'il croyait,
l'idée de l'Eglise, l'a en fait vidée de son noyau vital. Elle
demeurait alors comme une institution de grâce ou de
salut (Heilsanstalt) , mais la prédestination de Calvin allait
la priver même de cette dignité, en fait sinon dans le
principe. Il resta de l'Église un instrument de discipline
agissant sur des individus (les élus aussi bien que les
réprouvés, puisqu'il est impossible de les distinguer dans la
pratique) et sur le gouvernement politique. Plus précisé-
ment c'était une institution de sanctification (Heili-
gungsanstalt) , efficace dans la christianisation de la vie de
la cité. Toute la vie, dans l'Église, la famille et l'État, la
société et l'économie, dans toutes les relations privées et
publiques, devait être modelée par l'Esprit divin et la
Parole divine communiqués par les ministres de l'Église
(et éventuellement confirmés par le Consistoire où les laïcs
étaient représentés). Au plan du fait, l'Église était mainte-
nant l'organe par lequel les élus devaient régner sur les
réprouvés et accomplir leur tâche pour la gloire de Dieu.
Elle gardait quelques traits de l'ancienne Église et se
distinguait ainsi de la secte, mais en même temps elle était
devenue dans la pratique une association composée d'indi-
vidus (cf. n. 1, p. 76).
En somme, Calvin ne reconnaissait ni dans l'Église ni
dans la société ou communauté, la république ou cité de
Genève - les deux coïncidant quant à leurs membres -,
un principe de nature holiste qui aurait limité l'application
de la valeur individualiste. Il ne connaissait que des
imperfections, des résistances ou des obstacles à traiter de
la manière appropriée, et un champ unifié pour l'exercice
de l'activité de l'élu, c'est-à-dire pour la glorification de
Dieu.
80 Sur l'idéologie moderne
Sans oublier le vaste hiatus chronologique qui demeure
dans cette étude, je hasarderai une conclusion provisoire.
Avec Calvin, l'Église englobant l'État a disparu comme
institution holiste.
Et cependant la réforme, je suis tenté de dire la
révolution, opérée par Calvin - l'unification du champ
idéologique et la conversion de l'individu au monde -, n'a
été possible que grâce à l'action séculaire de l'Église. Il est
clair que, jusqu'à la Réforme, l'Église avait été le grand
agent de la transformation que nous étudions, une sorte de
médiateur actif entre l'individu-hors-du-monde et le
monde, c'est-à-dire la société et en particulier l'Empire ou
l'État.
Nous pouvons donc remplacer, en principe, notre
modèle initial par un autre plus précis, mais je dois me
contenter d'une esquisse. Entre la valeur englobante -
l'individu-hors-du-monde - et les nécessités et allégeances
terrestres, il nous faut placer l'Église. Nous la voyons à
travers les siècles active sur deux fronts, s'affirmant contre
l'institution politique et aussi, pour parler grossièrement,
contre l'individu. En effet, elle a grandi de deux côtés: en
subordonnant, en principe au moins, l'Empire, et aussi,
par la réforme grégorienne et en particulier la doctrine des
sacrements (dont la pénitence), en s'attribuant certaines
fonctions et capacités permettant d'aplanir pour le
commun des fidèles la voie du salut, mais qu'avec la
Réforme l'individu voulut ensuite recouvrer. Luther et
Calvin attaquent l'Église catholique avant tout comme
institution de salut. Au nom de l'autosuffisance de l'indi-
vidu-en-relation-à-Dieu, ils mettent fin à la division du
travail instituée au plan religieux par l'Église. En même
temps, ils acceptent, ou du moins Calvin très distinctement
accepte, l'unification obtenue par l'Église du côté poli-
tique.
Par cette double attitude, le champ unifié, dans une
grande mesure déjà, par l'Église, est approprié d'un seul
coup par l'individualisme-dans-Ie-monde de Calvin. La
Réforme cueille le fruit qui a mûri dans le giron de
l'Église.
Dans la continuité du processus d'ensemble, la Réforme
Genèse, 1 81
constitue une crise marquée par un retournement à un
niveau précis: l'institution qui avait été la tête de pont de
J'élément extra-mondain et avait conquis le monde est
maintenant condamnée elle-même comme étant devenue
mondaine dans l'intervalle.
2

Genèse, II
La catégorie politique et l'État
à partir du XIIIe siècle *

Introduction

En tant qu'elle porte sur la conception moderne de


l'individu, l'étude qui suit est très limitée par rapport à
celle que recommandait Max Weber au début du siècle 1.
Elle est comparative dans son origine et dans son but. Des
expressions comme «individualisme», «atomisme»,
« sécularisme » servent souvent à caractériser la société
moderne par rapport aux sociétés de type traditionnel. En
particulier, c'est un lieu commun d'opposer la société des
castes et la société occidentale moderne. D'un côté liberté
et égalité, de l'autre interdépendance et hiérarchie sont au
premier plan. On peut aligner des paires de contraires: la
permanence face à la mobilité, l'attribution face à l'accom-
plissement, etc. On peut aussi se demander s'il y a autant
de différence entre les pratiques sociales ici et là qu'on en
voit dans les théories sociales respectives, explicites ou
implicites, et je marquerai à l'occasion que la société

* Cet essai, paru en 1965, marque le début de la recherche. D'où


son titre original très général : «The Modern Conception of the
Individual. Notes on its genesis and that of concomitant institu-
tions », Contributions to Indian Sociology, VIII, octobre 1965. En
français, dans Esprit, février 1978: «La conception moderne de
l'individu. Notes ~ur sa genèse, en relation avec les conceptions de la
politique et de l'Etat, à partir du XIIIe siècle. »
1. «Le terme "individualisme" recouvre les notions les plus
hétérogènes que l'on puisse imaginer [ ... ] une analyse radicale de ces
concepts serait à présept derechef [après Burckhardt] fort précieuse
pour la science» (L'Ethique protestante et l'Esprit du capitalisme,
Paris, Plon, 1964, p. 122, n. 23).
Genèse, Il 83
occidentale n'ignore pas absolument les attitudes et même
les idées que la société des castes entretient. Cependant
ce sont les conceptions et les conceptions prédominantes
seulement qui retiendront ici notre attention. On vise à
exprimer plus précisément le cadre idéologique occidental
par comparaison avec le cas de l'Inde traditionnelle.
On trouve un contraste semblable dans notre propre
théorie politique, entre les théories anciennes (et quelques
modernes) où le tout (social et) politique est premier, et
les théories modernes où ce sont les droits de l'homme
individuel qui sont premiers et qui déterminent la nature
des bonnes institutions politiques. Avec Weldon, on peut
opposer les théories « organiques», représentées par la
République de Platon - laquelle rappelle fortement la
théorie indienne des varnas ou plutôt la tripartition indo-
européenne des fonctions sociales - ou encore l'État de
Hegel, et d'autre part les théories « mécaniques» 1, telle
la doctrine du contrat social et du trust 2 politique chez
Locke. Pour les distinguer, on se demandera quel est le

1. T. D. Weldon, States and Morals, Londres, 1946. Karl Popper a


opposé de même société « ouverte » et société « close » (The Open
Society and ils Enemies, Londres, 1945, 2 vol; trad. fr. : La Société
ouverte et ses ennemis, Paris, Éd. du Seuil, 1979). Dans une direction
un peu différente, nous parcourons ici un terrain classique de la
sociologie (<< communauté» et «société» de Toennies, et chez
Durkheim divisions mécanique et organique du travail). L'usage des
mêmes termes chez Weldon et Durkheim n'est pas contradictoire si
on les rapproche, car les termes portent à des niveaux différents, et
l'apparente inversion renvoie à une relation de complémentarité: la
même société moderne qui a développé à un degré sans précédent la
division organique du travail et l'interdépendance de fait entre
hommes a aussi affirmé au plan moral et politique l'être humain
particulier comme indépendant et se suffisant idéalement à lui-même,
et adopté de ,façon prédominante des théories mécaniques (individua-
listes) de l'Etat. L'affirmation idéologique de l'Individu s'accom-
pagne empiriquement d'un degré inusité d'interdépendance (cf. HAE
J, p. 195 et n. 10). On peut supposer qu'un tel chiasme entre niveaux
différents accompagne toujours une différenciation idéologique. Il y
a donc lieu de mettre Durkheim dans Toennies (et Weldon) et non
l'inverse.
2. Trust.' confiance accordée à une personne dont on fait le
propriétaire légal d'une propriété ou d'un pouvoir afin qu'elle en use
au bénéfice de quelqu'un d'autre (Shorter Oxford Dictionary).
84 Sur l'idéologie moderne
concept premier ou principal sur lequel porte la valorisa-
tion fondamentale, si c'est le tout, social ou politique, ou
l'individu humain élémentaire. On parlera ainsi, selon le
cas, de « holisme » et d'« individualisme ». Ceci amène à
distinguer deux sens du mot « individu » :
1) le sujet empirique de la parole, de la pensée, de la
volonté, échantillon indivisible de l'espèce humaine, tel
que l'observateur le rencontre dans toutes les sociétés;
2) l'être moral, indépendant, autonome et ainsi (essen-
tiellement) non social, tel qu'on le rencontre avant tout
dans notre idéologie moderne de l'homme et de la société.
Notre problème ici est d'essayer de saisir des étapes de
la constitution ou du développement de l'individu au
second sens du terme, à partir de la société médiévale qui
apparaît à première vue plus proche de la société holiste
de type traditionnel que de la société individualiste de type
moderne.
Une enquête de cette ampleur est-elle faisable? Celui
qui s'y livre ne risque-t-il pas d'être taxé d'incompétence et
de présomption? J'ai trouvé que des autorités reconnues
comme Figgis, Gierke et Élie Halévy avaient en fait
répondu à certaines de nos questions pour des périodes et
des aspects différents du développement historiqu~. Il
était ainsi possible, en reliant entre eux les thèmes
centraux ou les conclusions principales de ces spécialistes
et en les complétant à l'occasion, de présenter une
esquisse sans doute incomplète, mais générale et, dans
l'état actuel, utile.

Thomas d'Aquin et Guillaume d'Occam

Il est commode de partir de la combinaison de révéla-


tion chrétienne et de philosophie aristotélicienne chez
Thomas d'Aquin. Malgré leur étroite alliance, nous pou-
vons distinguer les deux éléments en disant que, tandis
qu'au niveau de la religion, de la foi et de la grâce, chaque
homme est un tout vivant, un individu privé en relation
directe avec son créateur et modèle, il est au contraire, au
niveau des institutions terrestres, un membre de la
Genèse, II 85
communauté, une partie du corps social. Si d'un côté la
personne se suffit à elle-même, le fait est fondé sur les
valeurs ultimes révélées, il est enraciné dans l'intimité de
la personne avec Dieu, à l'opposé de ses relations terres-
tres. De l'autre côté, la communauté terrestre est légiti-
mée, avec l'aide d'Aristote, comme une valeur seconde en
tant qu'institution rationnelle, en contradiction avec la
doctrine antérieure qui ne l'admettait que comme un
remède rendu nécessaire par le péché originel l .
La conception de l'universitas, c'est-à-dire du corps
social comme un tout dont les hommes vivants ne sont que
les parties, appartient évidemment aux conceptions tradi-
tionnelles de la société. (Mais elle est ici englobée dans
l'individualisme chrétien, cf. HAE !, p. 24.) A partir de ce
stade, l'évolution va consister dans un affaiblissement
progressif de cette conception en faveur d'une autre, celle
de societas, ou association pure et simple. Dans ce
processus nous nous contenterons d'isoler quelques stades
partiels du changement.
Guillaume d'Occam, le grand scolastique franciscain de
la première moitié du XIVe siècle, a sa place ici comme le
héraut de l'état d'esprit moderne. A première vue, il
semblerait pourtant retourner au passé, car il représente
pour une part une révolte contre la légitimation de l'ordre
mondain, un retour aux Pères fondateurs et à leur accent
exclusif sur la révélation. (Deux siècles plus tard Luther en
appellera de même à saint Augustin contre Aristote.) Mais
Occam est aussi celui qui expose systématiquement le
nominalisme en face du réalisme de saint Thomas et le
fondateur du positivisme et du subjectivisme en droit, et
tout ceci représente une invasion spectaculaire de l'indivi-
dualisme, comme nous allons le voir 2.
Pour Thomas d'Aquin, les êtres particuliers comme

1. En termes généraux, c'est là un lieu commun. Le point est


clairement exprimé dans Ernst Cassirer, The My th of the State, N.
Haven, 1946, chap. IX. Cf. aussi Michel Villey, La Formation de la
pensée juridique moderne. Le Franciscanisme et le Droit (Cours
d'histoire et de philosophie du droit), Paris, Les Cours de droit, 1963,
ronéo.
2. Ce qui suit est un simple résumé de Villey, op. cit., p. 147-275.
86 Sur l'idéologie moderne
Pierre ou Paul étaient des « substances premières », c'est-
à-dire des entités se suffisant à elles-mêmes de la première
sorte, mais les « universaux », comme le genre ou l'es-
pèce, les catégories ou classes d'êtres étaient aussi pris
comme existant réellement en eux-mêmes et étaient ainsi
appelés «substances secondes» 1. Occam, plus précisé-
ment que Duns Scot avant lui, attaque cette vue. Pour lui,
logicien expert qui croit suivre Aristote, une distinction
nette doit être faite entre les choses (res) d'un côté, et de
l'autre les signes, les mots, les universaux; « Les choses ne
peuvent être par définition que "simples ", "isolées ",
" séparées"; être, c'est être unique et distinct ... en la
personne de Pierre il n'y a rien d'autre que Pierre, et non
point encore autre chose qui s'en distingue" réellement"
ni " formellement". L'animal ou l'homme - ni non plus
l'animalité, l'humanité -, ne sont des choses, ne sont des
êtres» (Villey, op. cit., p. 206). Il n'y a pas de « subs-
tances secondes» comme pour saint Thomas. Comme
nous dirions aujourd'hui, nous ne devons pas réifier nos
classes ou idées. Occam, dans sa polémique contre le
pape, va jusqu'à nier qu'il existe réellement quelque chose
comme «l'ordre franciscain»: il y a seulement des
moines franciscains dispersés à travers l'Europe 2. Les

1. Ibid .., p. 204 : « Le monde extérieur n'est pas qu'une poussière


d'atomes en désordre, qu'une poussière d'individus; il comporte lui-
même un ordre, des classes où viennent se ranger chacun des êtres
singuliers (des "causes formelles") et des natures (des " causes
finales ") ; et tout un système de relations entre individus, au-dessus
des individus. Tout cela existe objectivement, indépendamment de
l'intellect qui le décèle dans les choses. »
2. Comment ne pas reconnaître ici en Occam, à titre tout
particulier, le père spirituel des Anglo-Saxons modernes? Un diffé-
rend typique s'élève à un certain point entre Gierke et son distingué
traducteur Sir Ernest Barker (cf. plus loin, n. 1, p. 96). - Gierke :
« Le regard dirigé vers le " réel" refuse de reconnaître, dans l'uni-
té d'existence vivante et permanente d'un Peuple, davantage qu'une
apparence sans substance, et il rejette comme une "fiction juri-
dique " le fait d'élever cette unité au rang d'une personne. » Barker
(dans une note) : « Le lecteur peut bien sympathiser avec" le regard
dirigé vers le 'réel' " et il peut être ainsi conduit à douter que ce que
Gierke appelle la Daseinseinheit eines Volkes soit vraiment une
substance au sens d'un être ou d'une personne. On peut soutenir que
Genèse, Il 87
termes généraux ont quelque fondement dans la réalité
empirique, mais ils ne signifient rien en eux-mêmes, si ce
n'est une connaissance imparfaite et incomplète des enti-
tés réelles que nous pouvons bien ici appeler les entités
individuelles.
La conséquence la plus importante qui suit de là, c'est
que nous ne pouvons pas tirer des termes généraux que
nous utilisons des conclusions normatives. En particulier,
il n'y a pas de loi naturelle déduite d'un ordre idéal des
choses; il n'y a rien au-delà de la loi réelle posée soit par
Dieu, soit par l'homme avec la permission de Dieu, la loi
positive. En premier lieu il serait contraire au «pouvoir
absolu» de Dieu (plenitudo potestatis) d'être limité par
autre chose que lui-même. On va voir cette référence au
pouvoir de Dieu se refléter dans les institutions humaines.
La loi, qui dans son aspect le plus fondamental était une
expression de l'ordre découvert dans la nature par l'esprit
humain, devient dans sa totalité l'expression du «pou-
voir» ou de la « volonté » du législateur. De plus, tandis
que le droit était conçu comme une relation juste entre
êtres sociaux, il devient la reconnaissance sociale du
pouvoir (p 0 testas ) de l'individu. Occam est ainsi le fonda-
teur de la « théorie subjective» du droit, qui est en fait la
théorie moderne du droit 1 •

l'unité d'existence que l'on trouve dans un peuple est l'unité du


contenu commun de nombreux esprits, ou d'un but commun, mais
non l'unité d'un Être de Groupe ou d'une personne collective» (op.
cit., p. 47, LXXXI sq. La traduction de Barker fut publiée en 1934, soit
un an après l'avènement de Hitler, et on peut penser que ses réserves
ont été renforcées par les événements contemporains).
1. Cela s'accorde naturellement avec le nominalisme et le positi-
visme juridiques d'Occam, mais il atteint ces conclusions d'une
manière indirecte qui est fort curieuse et instructive. Il n'était pas
juriste, mais logicien. C'est la polémique entre le pape et les
franciscains qui le conduisit à traiter systématiquement du droit.
L'ordre que son fondateur, saint François d'Assise, avait voué à la
pauvreté devint très riche, et finalement les papes décidèrent
d'obliger l'ordre à accepter la propriété des biens dont il jouissait en
fait. C'est contre cette politique, et pour empêcher les franciscains
d'être, contrairement au vœu du fondateur, pris dans les affaires de
88 Sur l'idéologie moderne
On ne peut pas supposer qu'Occam ait directement
influencé le développement moderne du droit, car ses
écrits juridiques ne semblent pas avoir été largement
connus. Toute son œuvre pourtant est hautement significa-
tive. Parler de nominalisme d'une part, de l'autre de
positivisme et de subjectivisme juridiques, c'est tout
simplement marquer la naissance de l'Individu dans la
philosophie et dans le droit. Lorsqu'il n'y a plus rien
d'ontologiquement réel au-delà de l'être particulier, lors-
que la notion de « droit» s'attache, non à un ordre naturel
et social, mais à l'être humain particulier, cet être humain
particulier devient un individu au sens moderne du terme.
Un corollaire immédiat de la transformation est l'accent
mis sur la notion de « pouvoir » (p 0 testas ), qui apparaît
ainsi comme un équivalent fonctionnel moderne de l'idée
traditionnelle de l'ordre et de la hiérarchie. Il est remar-
quable que cette notion de pouvoir, qui joue un rôle si
considérable et si obscur dans la théorie politique de
notre temps, apparaisse ainsi dès le premier commence-
ment de l'ère individualiste. Si Occam ne traite pas à
proprement parler de politique, il laisse entrevoir les notions

ce monde, qu'Occam développa ses nouvelles définitions de la loi et


du droit.
« Il transporte dans la théorie juridique de la propriété son amour
de la vie chrétienne et franciscaine communautaire: ce qui l'amène à
donner du droit de propriété une image volontairement appauvrie et
péjorative, dessinée du point de vue du moine, et seulement pour
justifier les moines de s'en abstenir» (Villey, op. cit., p. 257).
Son intention était de restreindre la sphère juridique, mais il la
rendit ainsi indépendante et, du fait de son individualisme et de son
positivisme, plus absolue et plus contraignante qu'elle n'avait jamais
été. Par opposition à la simple faculté d'user d'une chose, un droit sur
cette chose est caractérisé par sa sanction, c'est-à-dire par la
possibilité de le faire reconnaître par une cour de justice. « Un droit
est un pouvoir reconnu par la loi positive », ainsi parle l'avocat de la
pauvreté, annonçant en fait l'ère de la propriété privée. On objectera
que l'idée moderne de propriété dérive du droit romain. Il est plus
probable en réalité que ce sont les interprètes modernes du droit
romain qui l'y ont mise, ainsi que le soutient notre auteur dans un
développement qui, s'il ne fait pas l'accord des romanistes, est en tout
cas fort suggestif pour le sociologue (ibid., p. 230 sq.).
Genèse, II 89
de souveraineté du peuple et de contrat politique 1.
En général, et au plan social proprement dit, il n'y a plus
de place pour l'idée de communauté. Elle est supplantée
par la liberté de l'individu, qu'Occam étend du plan de la
vie mystique à celui de la vie en société. Implicitement au
moins, nous avons quitté la communauté pour une société,
et les racines religieuses de cette première transition, aussi
décidée que décisive, sont évidentes.

De la suprématie de l'Église
à la souveraineté politique (XlV-XVIe siècle)

Sur la naissance de l'État moderne, une sene de


conférences données en 1900 par J. N. Figgis, dont le
thème majeur ne semble pas avoir été sérieusement mis en
question depuis lors, nous fournit un ouvrage de base
irremplaçable, d'autant plus précieux pour nous qu'il
permet à la comparaison avec l'Inde de se développer sans
obstacle. Figgis avait trouvé dans celui des papes l'origine
de la théorie du droit divin des rois. Dans ses « Études sur
la pensée politique de Gerson à Grotius », il marque
l'origine dans la pensée médiévale des idées politiques et
décrit la révolution par laquelle elles s'émancipèrent, en
bref la naissance de la théorie moderne de l'État 2 •
En principe, le livre commence avec le concile de
Constance, en 1414. Mais on peut situer le point de départ
au début du XIVe siècle, car dans l'introduction l'auteur
esquisse la situation médiévale en général et touche aux

1. On attend dans cette période une référence à la Lex Regia "


« Ce qui plaît au prince a force de loi, car par la Lex Regia .... le
peuple lui a concédé tout son commandement et pouvoir» (ibid.,
p. 223, cf. John Neville Figgis, Studies in Political Thought Irom
Gerson to Grotius, 1414-1625, Cambridge, 1907. Je cite d'après l'éd.
Harper Torchbooks, New York, 1960, p. 25-26).De même la
puissance législative est vue comme une délégation de pouvoirs, « de
sorte que tout le droit se compose de pouvoirs individuels» (Villey,
op. cit., p. 258).
2. Soulignons que Figgis pensait, grâce à son sentiment religieux,
« entrer dans l'esprit, et non pas seulement noter les faits extérieurs,
du monde médiéval» (cf. sur la méthode, Figgis, op. cit., p. 35-36).
90 Sur l'idéologie moderne
auteurs du XIVe siècle. Il souligne le triple aspect de son
étude: la suprématie de l'Église au Moyen Age, la
révolution qui amène la suprématie de l'État, et la
continuité sous-jacente à la transformation. Je me borne-
rai essentiellement aux deux premiers traits.
Si nous essayons de voir en parallèle la situation
chrétienne médiévale et la situation hindoue tradition-
nelle, la première difficulté est que, tandis que dans l'Inde
les brah~anes se contentaient de leur suprématie spiri-
tuelle, l'Eglise en Occident exerçait aussi un pouvoir
temporel, avant tout en la personne de son chef, le pape.
A voir les choses grossièrement, le Moyen Age semble
avoir connu une double autorité temporelle. De plus,
puisque l'instance spirituelle ne dédaignait pas de revêtir
le pouvoir temporel, on pourrait même se demander si la
temporalité ne jouissait pas en fait d'une certaine préémi-
nence. En contraste avec ces suppositions, l'affirmation
centrale de Figgis nous ramène beaucoup plus près du
tableau indien.
Au Moyen Age, l'Église n'était pas un État, c'était l'État;
l'État, ou plutôt l'autorité civile (car une société séparée
n'était pas reconnue) était simplement le département de
police de l'Église. Cette dernière avait repris à l'Empire
romain sa théorie de la juridiction absolue et universelle
de l'autorité suprême, et la développa en celle de la
plénitude de puissance (plenitudo potestatis) du pape. Le
pape était le dispensateur suprême de la loi, la fontaine de
l'honneur, y compris l'honneur royal, et la seule source
terrestre légitime de pouvoir, le fondateur légal sinon de
fait des ordres religieux et des grades universitaires, le
suprême « juge et diviseur» parmi les nations, le gardien
du droit international, le vengeur du sang chrétien (Figgis,
op. cit., p. 5).

Je prendrai ici la première phrase, que j'ai mise en


italique, comme signifiant deux choses: d'abord que
l'Église, ou chrétienté universelle, embrassait toutes les
institutions particulières et était la seule société, la société
globale au sens moderne; en second lieu, que cette
communauté universelle des chrétiens assumait dans sa
hiérarchie spirituelle les pouvoirs que l'on appellerait
Genèse, II 91
autrement politiques, même si elle les déléguait, ou en
déléguait une partie, à des instances temporelles. Le
premier trait, par lequel les valeurs ultimes déterminent
les frontières de la société globale, se rencontre aussi dans
le cas indien, le second trait différencie les deux cas, bien
qu'il subsiste une certaine similitude dans la subordination
des instances temporelles aux spirituelles.
Mais ne faut-il pas nuancer? La doctrine de la supréma-
tie de l'Église n'a été ni permanente depuis les premiers
siècles ni sans opposition aucune. Figgis, dans le passage
cité, dit que cette suprématie a été « développée », et il est
plus explicite dans son « Droit divin des rois» (chap. III).
La plenitudo potestatis du pape a été proclamée par
Innocent III (1198-1216) et la doctrine papale s'est certai-
nement développée depuis la lutte de Grégoire VII contre
l'empereur Henri IV autour de 1080 jusqu'à l'absolutisme
de la bulle Un am sanctam de Boniface VIII en 1302. Selon
certains auteurs, la relation entre les deux principes ou
pouvoirs, l'ecclésiastique ou papal et le séculier ou impé-
rial, n'a été précisément élaborée que dans le dernier
quart du XIe siècle 1.
Dès lors, il serait séduisant pour l'esprit moderne de
considérer l'accroissement en précision et en autoritarisme
des prétentions papales comme l'expression de la rivalité
croissante entre pape et empereur, ou peut-être même
comme une conséquence de l'impatience croissante des
empereurs devant les prétentions papales. De plus la
doctrine papale ne va pas, dans la période, sans opposi-
tion : les empereurs ont en quelque façon la leur. Il faut
bien reconnaître cependant que cette doctrine séculière
n'est guère impressionnante au milieu de l'orientation
générale des esprits, de l'influence des théologiens - tous
du côté ecclésiastique - et en face de l'articulation
cohérente de la doctrine opposée. Seule une partie des
légistes la soutient. Tout ceci ressort clairement du traité
classique de Gierke 2, surtout si nous réservons pour la
1. Ainsi Jean Rivière, Le Problème de l'Église et de l'État au temps
de Philippe le Bel, Louvain, 1962, introduction.
2. Otto Gierke, Political Theories of the Middle Age, Cambridge,
1900, p. 7 sq., 16-18, 20-21 (trad. angl. par F. W. Maitland).
92 Sur l'idéologie moderne
suite les champions impériaux du XIVe siècle, Occam et
Marsile de Padoue. Les partisans de l'Empire ne niaient
pas dans l'essentiel la supériorité de l'Église ni son
indépendance et souveraineté dans son domaine, mais ils
se, réclamaient de la doctrine des premiers temps de
l'Eglise et de sa reconnaissance de sacerdotium et impe-
rium comme deux sphères indépendantes instituées par
Dieu lui-même, deux pouvoirs à coordonner. Ils repous-
saient les prétentions de l'Église contre le pouvoir tempo-
rel et l'empereur: l'Église devait se confiner aux affaires
spirituelles. La manière dont ces juristes essayaient cepen-
dant d'unifier les deux pouvoirs, de réaliser l'ordinatio ad
unum, idéal universel de l'époque, montre la faiblesse de
leur cause. Cependant, ils proposaient parfois une relation
qui rappelle celle de l'hindouisme: l'État devait être
subordonné à l'Église en matière spirituelle, l'Église à
l'État en matière temporelle *. Nous pouvons donc
conclure que la doctrine papale telle que la résume Figgis
fut, malgré son développement tardif, la doctrine prédo-
minante et la plus cohérente du Moyen Age. En vérité,
elle semble avoir résulté nécessairement de la supériorité
généralement admise de l'Église et de l'expression de la
supériorité sous la forme de commandement de fait. Sur ce
point Gierke est au fond d'accord avec Figgis, car, s'il
reconnaît la présence de deux doctrines différentes, il se
hâte d'ajouter qu'elles étaient seulement deux variantes de
l'esprit médiéval, et que l'opposition réelle fut celle entre
ces deux vues d'une part et de l'autre ce qu'il appelle la
tendance « antico-moderne », par quoi il désigne une vue
fondée sur l'Antiquité mais d'esprit moderne, dont les
premières manifestations, selon lui, se trouvent dans la
tendance à l'absolutisme papal et dans les arguments
impériaux tirés de l'étude du droit romain CI? 4-5).
Quant à la révolution qui allait installer l'Etat à la place
de l'Église comme institution souveraine et société globale
en Europe occidentale, ce fut un processus long et

* [Note 1983 : Ce qui est dit de Gélase et de la politique papale


subséquente au chap. 1 devrait permettre d'éclairer tout ce problème
controversé de « la querelle des investitures ~~.]
Genèse, II 93
complexe. Je me contenterai d'en marquer quelques
étapes successives, en suivant et simplifiant Figgis.
Au début du XIVe siècle, tandis que l'empereur a été mis
en échec, le roi de France résiste aux prétentions du pape
et le met dans sa poche. Un avocat de Coutances
probablement étroitement lié à la Cour, Pierre Dubois,
dans un pamphlet soi-disant consacré à la conquête de la
Terre sainte (De Recuperatione Terrae Sanctae) envisage,
entre autres suggestions d'un modernisme surprenant, la
confiscation au bénéfice du roi de toutes les propriétés
ecclésiastiques, y compris celles du pape, contre des
pensions à servir aux ayants droit. Plus tard, dans le conflit
entre Jean XXII et Louis de Bavière, Marsile de Padoue
dans son Defensor Pacis affirme: « 1) l'autorité complète
du pouvoir civil, et la nature purement volontaire de
l'organisation religieuse; 2) la résultante iniquité de la
persécution par l'Eglise; 3) la souveraineté originelle du
peuple, impliquant le besoin d'un système de gouverne-
ment représentatif. .. »1. Le dernier point rappelle la
référence fréquente à la Lex Regia chez les auteurs de la
fin du Moyen Age (Gierke, n. 142). (Le droit romain était
étudié assidûment depuis le XIe siècle sous l'égide de la
théologie chrétienne et de la philosophie.) Au contraire, le
premier point de Marsile frappe par son modernisme.
Le xve siècle vit le mouvement conciliaire, soit en
quelque sorte l'application à l'Église de la doctrine de la
souveraineté du peuple. L'Église traversait une crise
grave, la papauté étant en péril depuis des décades, avec
trois personnes prétendant ensemble à la fonction. Le
concile qui se réunit à Constance en 1414, et où brillèrent
des savants de tendance occamiste, visa en premier lieu à
porter remède à la maladie, et y réussit. Le concile
considéra l'Église comme un système politique de l'espèce
appelée monarchie limitée ou « mêlée », où, en tant que

1. Figgis, op. cit., p. 31-33 (cf. aussi Dante, De Monarchia, etc.);


sur P. Dubois cf. J. Rivière, op. cit. Tandis que Figgis, considérant le
contenu, voit Marsile comme plus moderne qu'Occam, son compa-
gnon auprès de Louis de Bavière, au contraire Villey considère, au
point de vue des méthodes, Marsile comme plus scolastique et Occam
comme plus moderne (op. cit., p. 217 sq.).
94 Sur l'idéologie moderne
représentant de la communauté chrétienne, il partageait
avec le pape le gouvernement. Pour remédier au mal, il
fallait affirmer l'autorité du concile au-dessus de celle du
pape. L'autorité du pape dérivait, pensait-on, du peuple et
ne demeurait légitime qu'autant qu'elle était fidèle à sa
fin, l'édification, tandis qu'elle se détruisait elle-même dès
qu'on la voyait travailler à la destruction.
Le concile devait en permanence aider et contrôler le
pape, mais l'autorité monarchique aussitôt restaurée se
montra plus absolutiste que jamais, et le concile, manœu-
vré, ne put que survivre vainement quelque temps. Il avait
ouvert la voie, non seulement à la réaffirmation future de
la souveraineté du peuele, mais aussi à une longue période
d'absolutisme, dans l'Eglise et dans la plupart des pays
d'Europe.
Grâce à Étienne Gilson 1, nous sommes en mesure de
voir les deux phénomènes jumeaux de la Renaissance et
de la Réforme comme ayant exprimé une différenciation
entre deux préoccupations qui avaient dans l'ensemble
paisiblement cohabité dans l'esprit médiéval: la préoccu-
pation religieuse, avec Luther, se révolte contre la com-
promission avec le monde et la sagesse mondaine des
anciens; la préoccupation de l'Antiquité s'affirme dans le
nouvel humanisme en tant qu'indépendante de la tutelle
de la religion. L'événement devait nécessairement avoir
un impact révolutionnaire sur la relation entre les autorités
spirituelle et temporelle.
Du côté des humanistes, Machiavel trouve dans Tite-
Live le modèle de la ville-État républicaine, et à l'aide
d'exemples pris à la Rome ancienne réussit à affranchir la
considération politique non seulement de la religion
chrétienne et de tout modèle normatif, mais même de la
morale privée. Ainsi émancipée de toute entrave exté-
rieure, une science pratique de la politique reconnaît
comme son seul principe la raison d'État. Selon Figgis, ce
nouvel absolutisme, qui devait influencer si profondément
hommes politiques et hommes d'État dans les siècles

1. Étienne Gilson, Héloïse et Abélard, Paris, 1938, p. 187 sq., 217-


224.
Genèse, II 95
suivants, n'a pu être conçu que parce que l'Église et
certains ordres ecclésiastiques en particulier avaient déve-
loppé un absolutisme similaire, et parce que dans le fait,
en Italie, le « pouvoir» était devenu la seule fin véritable
de l'action, de sorte qu'il ne restait à Machiavel qu'à voir
froidement la situation telle qu'elle était. On peut peut-
être dire que la première science pratique à s'émanciper
du réseau holiste des fins humaines fut la politique de
Machiavel 1.
Le rejet radical par Machiavel des valeurs contempo-
raines prédominantes le met à l'écart pour quelque temps
du courant de pensée principal, car la montée du pouvoir
temporel devait se réaliser grâce à des agents principale-
ment religieux. La Réforme luthérienne porta un coup
décisif à ce qui demeurait de l'ordre médiéval et du Saint
Empire romain germanique. La société globale serait
désormais l'État individuel, tandis que l'essentiel de la
religion aurait son sanctuaire dans la conscience de chaque
chrétien individuel. Le pouvoir laïque devint suprême et
fut élevé à une sorte de sainteté, grâce à la théorie du droit
divin des rois. Tout cela reposait sur la présupposition de
l'homogénéité religieuse de l'État, gouvernant et gouver-
nés partageant la même foi : cujus regio ejus rpligio (cf. en
Angleterre les « Acts of Uniformity »). Jusqu'à ce point,
Luther, quelles qu'aient pu être ses intentions, aboutit à
traduire en pratique une partie de la théorie de Marsile de
Padoue et même certaines tendances du parti conciliaire.
Mais, en dehors de l'Allemagne, les É.tats n'étaient pas
homogènes, et un nouveau changement allait en résulter.
Des confessions différentes coexistaient à l'intérieur d'un
même État, et il en sortit les guerres de religion. Cela
conduisit les politiques, dans l'intérêt de l'État (Machia-
vel !), à recomn,lander de tolérer «l'hérésie» quand
l'avantage de l'Etat le demandait. Les confessions en
guerre, elles, tendaient à une suprématie sans compromis,
mais là où elles étaient menacées parce que minoritaires

1. Ce que le rapprochement entre Machiavel et l'Indien Kautilya


suggère à première vue, c'est une relation nécessaire entre politique
et religion (cf. HH, p. 373).
96 Sur l'idéologie moderne
elles en vinrent à d'autres vues. A partir du droit de
résister à la persécution d'un tyran, que l'on fondait sur
l'idée d'un contrat entre gouvernant et gouvernés, le
développement conduisit à affirmer le droit de l'individu
à la liberté de conscience. La liberté de conscience cons-
titue ainsi le premier en date de tous les aspects de la
liberté politique et la racine de tous les autres. Les théori-
ciens jésuites du Droit naturel développèrent la théorie
moderne fondé!nt l'État su~r un contrat social et politique,
considérant l'Eglise et l'Etat comme deux sociétés dis-
tinctes, indépendantes, extérieures l'une à l'autre. Enfin,
«toutes ou presque toutes ces idées, mises en œuvre
pratiquement dans la résistance contre le roi d'Espagne,
produisirent aux Pays-Bas, chez leurs penseurs, dans leurs
universités, un centre de lumière d'où sortit dans une
grande mesure l'éducation politique du XVIIe siècle»
(Figgis, op. cit., p. 38).

Le Droit naturel moderne

Le Droit naturel et la Théorie de la société, tel est le titre


donné par Sir Ernest Barker à sa traduction d'une partie
du quatrième tome de l'ouvrage monumental d'Otto
Gierke sur le droit des communautés (Genossenschafts-
recht) 1. Résumer ce livre, fût-ce sommairement, est la
meilleure manière d'attirer l'attention sur un aspect
important de la genèse de l'idée moderne de l'homme et
de la société. Dans notre période, la théorie du Droit
naturel domine le champ de la théorie politique et,
pouvons-nous ajouter, de la pensée sociale. Le rôle des
juristes est aussi essentiel que celui des philosophes dans le
développement des idées qui conduisent à la Révolution
française et à la Déclaration des droits de l'homme.

1. Gierke, Natural Law and the Theory of Society, 1500 to 1800,


with a lecture by Ernst Troeltsch. Translated with an introduction by
Ernest Barker, Cambridge, 1934, 2 vol. (cité dans l'édition Beacon
Press, Boston, 1957, en un volume; les citations de Gierke ont été
revues sur le texte allemand).
Genèse, Il 97
L'idée de Droit naturel est le garant, la justification
philosophique de la recherche théorique systématique et
déductive sur le droit, si florissante et importante à
l'époque. On peut la faire remonter à l'Antiquité et à saint
Thomas, mais elle subit dans les temps modernes un
profond changement, de sorte que l'on oppose souvent
deux théories du Droit naturel, la théorie ancienne ou
classique, et la théorie moderne. La différence entre les
deux est de l'espèce que nous avons appris à reconnaître
en opposant représentations traditionnelles et modernes.
Pour les anciens - à l'exception des stoïciens - l'homme
est un être social, la nature est un ordre, et ce qu'on peut
apercevoir, au-delà des conventions de chaque polis
particulière, comme constituant la base idéale ou naturelle
du droit, est un ordre social en conformité avec l'ordre de
la nature (et par suite avec les qualités inhérentes aux
hommes). Pour les modernes, sous l'influence de l'indivi-
dualisme chrétien et stoïcien, ce qu'on appelle le Droit
naturel (par opposition au droit positif) ne traite pas
d'êtres sociaux mais d'individus, c'est-à-dire d'hommes
dont chacun se suffit à lui-même en tant que fait à l'image
de Dieu et en tant que dépositaire de la raison. Il en
résulte que, dans la vue des juristes en premit:.r lieu, les
principes fondamentaux de la constitution de l'Etat (et de
la société) sont à extraire, ou à déduire, des propriétés et
qualités inhérentes à l'homme considéré comme un être
autonome, indépendamment de toute attache sociale ou
politique. L'état de nature est l'état, logiquement premier
par rapport à la vie sociale et politique, où l'on considère
seulement l'homme individuel; de plus, la priorité logique
se confondant avec l'antériorité historique, l'état de nature
est celui où les hommes sont supposés avoir vécu avant la
fondation de la société et de l'État. Déduire de cet état de
nature logique ou hypothétique les principes de la vie
sociale et politique peut bien apparaître une tâche para-
doxale et ingrate. C'est pourtant ce qu'ont entrepris les
théoriciens du Droit naturel moderne, et c'est en le faisant
qu'ils ont jeté les bases de l'État démocratique moderne.
Comme l'a dit Gierke :
98 Sur l'idéologie moderne
L'État n'est plus dérivé comme un tout partiel de l'harmo-
nie voulue par Dieu du tout universel. On l'explique
simplement par lui-même. Le point de départ de la
spéculation n'est plus l'ensemble de l'humanité, mais
l'État souverain individuel se suffisant à lui-même, et cet
État individuel lui-même est fondé sur l'union, ordonnée
par le Droit naturel, des hommes individuels en une
communauté armée du pouvoir suprême (§ 14, p. 40;
texte allemand, p. 285).
En bref, la communauté chrétienne hiérarchique s'ato-
misa à deux niveaux : elle fut remplacée par de nombreux
États individuels, dont chacun était constitué d'hommes
individuels. Deux conceptions de la société-État s'affron-
tent dans le vocabulaire de la période :
Il nous faut distinguer universitas, ou unité organique
(corporate), et societas, ou association (partnership), dans
laquelle les membres restent distincts en dépit de leur
relation et où l'unité est ainsi «collective» et non
organique (corporate) (note de Barker, Gierke, Natural
Law, p. 45).
Societas - et des termes semblables: association,
consociatio - a ici le sens limité d'association, et évo-
que un contrat par lequel les individus composants se
sont « associés » en une société. Cette façon de penser
correspond à la tendance, si répandue dans les sciences
sociales modernes, qui considère la société comme consis-
tant en individus, des individus qui sont premiers par
rapport aux groupes ou relations qu'ils constituent ou
« produisent» entre eux plus ou moins volontairement 1 .
Le mot par lequel les scolastiques désignaient la société,
ou les personnes morales en général, universitas, « tout »,
conviendrait bien mieux que « société» à la vue opposée,
qui est la mienne, selon laquelle la société avec ses
institutions, valeurs, concepts, langue, est sociologique-

1. Bentham dit d'un des champions de l'individualisme moderne :


« Locke ... oubliait qu'il .n'était pas adulte quand il vint au monde.
Selon lui les hommes viennent au monde tout constitués et armés de
toutes pièces, comme les produits des dents du sereent semées par
Cadmus aux coins de son carré de concombres» (Elie Halévy, La
Formation du radicalisme philosophique, t. l, app. III, p. 417-418).
Genèse, II 99
ment première par rapport à ses membres particuliers, qui
ne deviennent des hommes que par l'éducation et l'adapta-
tion à une société déterminée. On peut regretter qu'au lieu
d'universitas il nous faille parler de «société» pour
désigner la totalité sociale, mais le fait constitue un
héritage du Droit naturel moderne et de ses suites. Gierke
rapporte en grand détail la prépondérance croissante de la
représentation de societas contre celle d'universitas. En
même temps ii montre tout au long que la vue opposée ne
disparaît jamais complètement: « L'idée de l'État comme
un tout organique, héritée de la pensée antique et médié-
vale, ne fut jamais tout à fait éteinte. » C'est qu'il était
difficile de s'en passer quand on voulait considérer le corps
social ou politique dans son unité.
Ainsi, c'est une interprétation purement collective de la
personnalité du peuple qui prédomine en fait dans la
théorie de l'État selon le Droit naturel. Le peuple coïncide
avec la somme des membres du peuple, et pourtant, en
même temps, quand le besoin se fait sentir d'un porteur
(Trager) unique des droits du peuple, celui-ci est traité
comme étant essentiellement une unité englobante (Inbe-
grif/). Toute la différence entre unité et multiplicité de
l'ensemble repose sur une simple différence de point de
vue, selon que l'on considère «omnes ut universi» ou
« omnes ut singuli » ... (suit le passage cité plus haut, n. 2,
p. 86 : « Le regard dirigé vers le réel » ... ) (p. 46-47; texte
allemand, p. 298-299).

Non seulement des auteurs ecclésiastiques comme


Molina et Suarez, mais les plus grands auteurs de Droit
naturel éprouvèrent le besoin de la conception holiste.
Althusius, construisant un ordre fédéraliste par une série
d'associations (consociationes) à des niveaux successifs,
appela sa consociato comp/ex et publica une universitas ou
consociatio politica (p. 70 sq.). Grotius est loué entre
autres pour avoir comparé le gouvernement à un œil en
tant « qu'organe corporatif ». Hobbes, nous dit Gierke,
parla de l'État comme du corps d'un géant mais « finit en
transformant son organisme supposé en un mécanisme ...
un automate conçu et construit avec art» (p. 52). Pufen-
dorf introduisit le terme de persona moralis simplex
100 Sur l'idéologie moderne
et composita pour réunir sous une même catégorie juri-
dique les groupes ou entités collectives (nos «per-
sonnes morales») et les individus physiques. Enfin,
le même problème réapparut sous la forme la plus
aiguë chez Rousseau, qui a contribué plus que qui-
conque à porter les constructions des juristes à la connais-
sance du public instruit et - sans l'avoir voulu - à
combler le fossé entre la spéculation spécialisée et l'action
révolutionnaire.
Tous ces efforts pour exprimer l'unité du groupe social
et politique répondent au problème principal de la théorie
du Droit naturel: établir la société ou l'État idéal à partir
de l'isolement de l'individu « naturel ». L'outil principal
est l'idée de contrat. Après 1600, la transition demande au
moins deux contrats successifs. Le premier, ou contrat
« social », introduisait la relation caractérisée par l'égalité
ou compagnonnage (Genossenschaft). Le second, ou
contrat politique, introduisait la sujétion à un gouvernant
ou gouvernement (Herrschaft). Les philosophes réduisi-
rent cette multiplicité de contrats à un seul : Hobbes en
faisant du contrat de sujétion le point de départ de la vie
sociale elle-même, Locke en remplaçant le second contrat
par un trust, Rousseau en supprimant tout agent distinct
de gouvernement. Tout cela est bien connu, je le rappelle
seulement pour introduire une remarque sur la relation
entre « social» et « politique» et le sens de l'un et de
l'autre termes sous ce rapport. Le contrat « social» est le
contrat d'association: on suppose que l'on entre dans la
société comme dans une association volontaire quelcon-
que. On a donc ici les associations, et peut-être la
« société» au sens des sociologues behaviouristes. Mais la
société au sens large, l'universitas au sens d'un tout à
l'intérieur duquel l'homme naît et auquel il appartient
quoi qu'il en ait, qui lui enseigne sa langue et à tout le
moins sème dans son esprit le matériel dont ses idées
seront faites, la société dans ce sens-là est absente. Au
mieux, la « société» impliquée ici est la « société civile»
de l'économiste et du philosophe, non pas la société de la
sociologie proprement dite. Il faut y insister pour éviter
une confusion fréquente. Comme le dit ailleurs Barker, un
Genèse, II 101
classiciste qui ici parle - fait remarquable - en socio-
logue :
La société n'est pas constituée, et ne l'a jamais été, sur la
base d'un contrat. La société est une association à toutes
fins - « en toute science ... en tout art... en toute vertu et
en toute perfection » - qui transcende la notion de droit,
et a crû et existe par soi-même. Dans le sens strict du mot
« social », il n'y a pas, et il n'y a jamais eu, de contrat
social I .
En fait, la notion approfondie de société a souffert une
éclipse partielle dans la période et l'école de pensée dont il
s'agit, comme en témoigne le sort du mot universitas. Avec
la prédominance de l'individualisme contre le holisme, le
social dans ce sens a été remplacé par le juridique, le
politique et, plus tard, l'économique.

Les implications de l'individualisme: égalité, propriété

Avant de suivre quelques-unes des premières manifesta-


tions de l'aspect égalitaire de l'individualisme, il faut ici
rappeler et approfondir quelque peu une distinction bien
connue. L'individualisme implique à la fois égalité et
liberté. On distingue donc à bon droit une théorie égali-
taire «libérale », qui recommande une égalité idéale,
égalité des droits ou des chances, compatible avec la
liberté maximale de chacun, et une théorie « socialiste»
qui veut réaliser l'égalité dans les faits, par exemple en
abolissant la propriété privée 2. Logiquement, et même
historiquement, il peut paraître que l'on passe du droit au
fait par une simple intensification de la revendication: ce
n'est pas assez de l'égalité de principe, on réclame une

1. Barker, p. xxv de son introduction à Social Contraet, Essays by


Locke, Hume and Rousseau, Londres, « The World's Classics, 511 »,
1947. Les mots cités sont de Burke dans ses Réflexions sur la
Révolution en France (Works, l, p. 417). Burke use du mot
partnership, et il ajoute que cette association inclut les morts, les
vivants et les membres encore à naître.
2. Sanford A. Lakoff, Equality in Politieal Philosophy, Harvard
University Press, 1964.
102 Sur l'idéologie moderne
égalité « réelle ». Cependant, dans la perspective où on se
place ici, la transition recèle une discontinuité, un change-
ment profond d'orientation. Par exemple, alléguant que
tous les citoyens ne jouissent pas également de la pro-
priété, on prive l'individu de cet attribut, la propriété pri-
vée - on restreint par conséquent le champ de sa liberté -,
et l'on attribue au tout social des fonctions nouvelles
correspondantes.
Pour mieux voir la relation sur ce point entre libéralisme
et socialisme, nous pouvons recourir à notre perspective
comparative. Le système des castes est un système hiérar-
chique orienté vers les besoins de tous. La société libérale
nie ces deux traits à la fois: elle est égalitaire et s'en remet
aux lois de l'échange mercantile et à « l'identité naturelle
des intérêts» pour assurer l'ordre et la satisfaction géné-
raie. La société socialiste, elle, maintient la négation de la
hiérarchie - du moins en principe et initialement -, mais
elle réintroduit un souci certain du tout social. Elle
combine ainsi un élément d'individualisme et un élément
de holisme, c'est une forme nouvelle, hybride. Dans
l'ensemble des doctrines et mouvements socialistes ou
communistes, l'égalité a en somme une place secondaire,
ce n'est plus un attribut de l'individu mais de la justice
sociale. On comprendra donc que, nous attachant exclusi-
vement ici à la montée de l'individualisme, nous laissions
de côté les formes extrêmes d'égalitarisme qui traduisent
l'émergence d'une tendance opposée (cf. n. 2, p. 104).
On a déjà touché à l'égalité dans ce qui précède avec la
distinction entre Genossenschaft, « compagnonnage » ou
association d'individus égaux, et Herrschaft, une associa-
tion ou groupe qui inclut un élément de «maîtrise »,
super-ordination ou autorité. Gierke attire l'attention sur
les oppositions correspondantes entre « unité collective »,
correspondant à « compagnonnage », et « unité représen-
tative» (le représentant étant nécessairement supérieur
aux membres du groupe qu'il représente), et entre sodetas
aequalis et sodetas inaequalis. Quand les théoriciens du
Droit naturel mettent à l'origine de l'État deux contrats
successifs, un contrat d'association et un contrat de
sujétion, ils trahissent l'incapacité de l'esprit moderne à
Genèse, Il 103
concevoir synthétiquement un modèle hiérarchique du
groupe, la nécessité où il se trouve de l'analyser en deux
éléments: un élément d'association égalitaire, et un
élément par lequel cette association se subordonne à une
personne ou entité. En d'autres termes, à partir du
moment où non plus le groupe mais l'individu est conçu
comme l'être réel, la hiérarchie disparaît, et avec elle
l'attribution immédiate de l'autorité à un agent de gouver-
nement. Il ne nous reste qu'une collection d'individus, et
la construction d'un pouvoir au-dessus d'eux ne peut plus
être justifiée qu'en supposant le consentement commun
des membres de l'association. Il y a un gain en conscience,
en intériorité, mais il y a une perte en réalité, car les
groupes humains ont des chefs indépendamment d'un
consensus formel, leur structuration étant une condition
de leur existence comme touts.
La comparaison entre les trois grandes philosophies du
contrat aux XVIIe-XVIIIe siècles confirme que le contraste
entre association et subordination est bien une affaire
centrale. Nous verrons plus loin comment Hobbes tend
jusqu'à son point de rupture la vue individualiste et
mécaniste de façon à réintroduire le modèle synthétique
de subordination; Locke échappe à la difficulté en
empruntant au droit privé la notion de trust; Rousseau
refuse d'aller au-delà de l'association et transforme celle-ci
en une sorte de super-ordination par l'alchimie de la
« volonté générale ». Ces trois auteurs ont en commun la
reconnaissance de la difficulté qu'il y a à combiner
individualisme et autorité, à concilier l'égalité et l'exis-
tence nécessaire de différences permanentes de pouvoir,
sinon de condition, dans la société ou dans l'État.
Une des grandes forces motrices qui ont été actives dans
le développement moderne est une sorte de protestation
indignée contre les différences ou inégalités sociales en
tant que fixes, héritées, prescrites - relevant comme
disent les sociologues de 1'« attribution », et non de
1'« accomplissement» individuel -, que ces différences
soient affaire d'autorité, de privilèges et d'incapacités ou,
dans des mouvements extrêmes et des développements
tardifs, de richesse. Or, une fois de plus, le mouvement
104 Sur l'idéologie moderne
commence dans l'Église, avec Luther. Relevons dans le
livre de Lakoff les traits pertinents des doctrines de
Luther. Il n'y a pas de différence entre les hommes
« spirituels» et « temporels », tous les croyants ont une
autorité égale en matière spirituelle; une dignité sembla-
ble s'attache à tout homme, qu'il soit prêtre ou paysan; la
doctrine hiérarchique de l'Église n'est qu'un instrument du
pouvoir papal; la dualité de l'âme et du corps est un
problème pour tout chrétien, mais ne peut pas servir de
modèle à l'organisation de l'Église et de la communauté
(claire indication du refus de penser les institutions comme
des structures) ; l'égalité apparaît - pour la première fois
- comme étant davantage qu'une qualité intérieure: un
impératif existentiel; toute autorité, toute fonction spé-
ciale ne peut être exercée que par délégation ou représen-
tation : les prêtres sont « des ministres choisis parmi nous,
qui font tout ce qu'ils font en notre nom ». Il est clair que
tous ces traits se tiennent : nous sommes devant le rejet de
la hiérarchie, devant la transition soudaine de l'univers
hostile à l'univers individualiste. Et des dispositions psy-
chologiques très semblables se rencontrent à l'autre bout
du développement qui nous intéresse, chez Rousseau. Là
où Nietzsche a parlé de « ressentiment », on serait tenté
de voir l'envie comme l'accompagnement psychologique
de la revendication égalitaire. Il y a plutôt une perception
essentielle: leur qualité de chrétiens fait de tous les
hommes des égaux et place pour ainsi dire l'essence de
l'homme tout entière en chacun d'eux. C'est pourquoi ils
sont justifiés, que dis-je, ils sont appelés, à s'opposer à
toute affirmation d'humanité qui ne dériverait pas de leur
propre intériorité 1. Du moins, en est-il ainsi pour Luther
au plan de la religion et de l'Eglise; pour ce qui est de la
société et de l'État il en reste au holisme médiéval : « Son
image de la société était organique et fonctionnelle, et non
atomique et acquisitive », dit Lakoff /..

1. Il reste naturellement à comprendre comment un sentiment


qu'on peut attribuer aux chrétiens dès l'origine développe cette
implication au XVIe siècle. [Cf. chap. 1.]
2. Thomas Müntzer, le chef révolutionnaire de la Guerre des
Paysans, contemporain et ennemi de Luther, affirma l'égalité sous sa
Genèse, II 105
La revendication égalitaire fut étendue de la religion à la
politique dans le cours de ce que nous pouvons appeler la
révolution anglaise (1640-1660). Tout particulièrement par
ceux qu'on a appelés les Levellers (<< niveleurs»). Ils
furent rapidement défaits, mais ils avaient eu le temps de
tirer pleinement les conséquences politiques de l'idée de
l'égalité des chrétiens. La révolution elle-même constitue
un exemple du mouvement par lequel la vérité surnatu-
relle vient à s'appliquer aux institutions terrestres. Pour
citer un historien 'qu'on ne peut accuser d'exagérer le rôle
de la religion :
'" l'essence du puritanisme comme foi révolutionnaire
consistait dans la croyance que l'amélioration de la vie de
l'homme sur terre est dans l'intention de Dieu, et que les
hommes peuvent comprendre les buts de Dieu et coopérer
avec lui à leur réalisation. Ainsi, les souhaits les plus
intimes des hommes, s'ils étaient fortement sentis, pou-
vaient être pris comme la volonté de Dieu. Par une
dialectique qui était dans la nature des choses, ceux qui
étaient le plus convaincus de combattre du côté de Dieu se
montrèrent les combattants les plus efficaces l,

Les Levellers présentent trois traits significatifs pour


cette étude. D'abord le mélange dans leur idéologie de

forme la plus extrême. Selon Lakoff, « Müntzer résume de nom-


breuses tendances du communisme sectaire.,. et en même temps
annonce l'apparition future de mouvements séculiers socialistes
militants qui chercheront à transformer le monde en renversant par la
violence les forces de domination» (op, cit., p. 54). A coup sûr on
pourrait étudier Müntzer comme un exemple extrême de l'invasion
de la conscience religieuse dans les affaires mondaines. J'ai dit plus
haut pourquoi de tels mouvements communistes (tels les Diggers du
XVIIe siècle anglais, ou celui de Babeuf) ne sont pas considérés ici.
Dans une considération plus large, ils prendraient place, à côté de
survivances de l'universitas traditionnelle, comme des fragments des
tendances non individualistes submergées. Dans le cas de Müntzer, le
fait que le mouvement n'était pas égalitaire dans son essence se voit à
ce qu'il dépendait de la sanctification de l'action violente par les élus.
1. Christopher Hill, The Century of Revolution, 1603-1714, Édim-
bourg, 1961, p. 168; sur la définition du puritanisme, cf. Lakoff, op.
cil., p. 249, n. 1.
106 Sur l'idéologie moderne
base d'éléments religieux et d'éléments provenant de la
théorie du Droit naturel- tel qu'on le voit d'après la vie et
les lectures de Lilburne - montre comment la conscience
religieuse remplace la formulation traditionnelle des droits
des Anglais en termes de précédent et de privilège par
l'affirmation des droits universels de l'homme:
De la croyance que tous les chrétiens naissent à nouveau
libres et égaux, les Levellers passèrent à l'assertion que
d'abord tous les Anglais et ensuite tous les hommes
naissent libres et égaux 1.
En troisième lieu, et contrairement à toute la tradition
anglaise jusqu'à nos jours, on tire cette conséquence qu'il
doit y avoir une Constitution écrite placée hors de portée
de la loi ordinaire. Elle fut proposée sous la forme d'un
« Accord du peuple» et l'Angleterre allait avoir en fait,
pour une brève période, une telle Constitution dans
}'« Instrument de gouvernement» du Protectorat de
Cromwell 2.
Les Levellers, tout en proposant d'étendre largement le
droit de vote en supprimant le cens électoral, le refusaient
aux serviteurs, aux salariés et aux mendiants, pour la
raison que ces gens n'étaient pas en fait libres d'exercer
leur droit, mais dépendaient de quelqu'un à qui ils ne
pouvaient déplaire. Cette limitation apparaît dès que le
droit de vote est sérieusement discuté, dans les débats de
l'armée à Putney (1647)3. Macpherson a souligné les
simiEtudes entre les thèses des Levellers et la doctrine,
plus systématique, de Locke, spécialement dans le Second

1. William Haller, « The Levellers », dans Lyman Bryson et a/.,


Aspects of Human Equality, New York, 1956.
2. Lakoff montre une continuité d'esprit entre Luther, les Leve/-
lers et Locke (avec des influences calvinistes), et entre Calvin et
Hobbes (op. cit., p. 47-48, 62 sq.). La question de l'influence
inçiirecte de Calvin est compliquée et controversée. L'organisation de
l'Eglise presbytérienne, son remplacement des évêques par des
conseils plus ou moins représentatifs de la communauté sont une
combinaison typique de hiérarchie et d'égalité.
3. C. B. Macpherson, The Po/itical Theory of Possessive lndivi-
dualism, Hobbes to Locke, Oxford. 1962; trad. fr. : Théorie politique
de l'individualisme possessif, Paris, Gallimard, 1971.
Genèse, II 107
Traité de Gouvernement (1690). Même si cet auteur
l'exagère quelque peu, la remarquable similitude entre de
pauvres artisans révolutionnaires et, quarante ans plus
tard, le riche philosophe retour de quelques années
passées en Hollande marque combien l'individualisme est
répandu . Avec sa doctrine du trust, Locke échappe de
façon caractéristique au problème de la sujétion politique
et maintient l'idée d'une société d'égaux se gouvernant par
consentement mutuel. Chez lui, la propriété privée appa-
raît, non pas comme une institution sociale, mais comme
une implication logique de la notion de l'individu se
suffisant à lui-même. Quelle qu'ait pu être pour eux la
signification précise de la formule, les Levellers avaient
déjà affirmé que les hommes étaient « égaux ... nés à la
même propriété et liberté» (property, liberty and free-
dom). Locke transporte la propriété privée dans l'état de
nature, se bornant à l'entourer à l'origine de limitations
qu'il prend soin de retirer, toujours dans l'état de nature,
en relation avec le développement subséquent, comme
Macpherson l'a montré 1.

Le « Léviathan» de Hobbes

On voit aisément par rapport à ce qui l'a précédée et


suivie à quel point l'œuvre de Hobbes est significative dans
l'histoire de la pensée politique. D'un côté il y a rupture
totale avec la religion et la philosophie traditionnelle
(l'homme n'est pas un animal sociopolitique), et par là la
spéculation sur l'état de nature et le Droit naturel est
élevée à l'absolu et à une intensité sans précédent, tandis
que la perspective machiavélienne est enrichie et systéma-
tisée. De l'autre côté, il yale profond paradoxe d'une vue
mécaniste de l'animal humain conduisant à la forte
démonstration de la nécessité de la souveraineté et de la
sujétion; en d'autres termes, l'instauration du modèle de
Herrschaft sur une base purement empirique, atomique,

1. J'ai insisté sur la propriété chez Locke dans HAE 1, p. 70-75 ; cf.
aussi p. 247, n. 11.
108 Sur l'idéologie moderne
égalitaire, avec comme résultat l'identification de l'Indi-
vidu avec le souverain, identification qui sera au cœur
même de la théorie de Rousseau et de Hegel. Caractériser
Hobbes comme conservateur est donc insuffisant et trom-
peur. Il est vrai qu'il a exalté la Herrschaft tandis que le
courant principal du développement politique allait à la
Genossenschaft, et en ce sens il fut bien un conservateur.
Mais cette affirmation n'a guère de signification, comparée
à la question de savoir qui avait raison. J'espère que ce qui
suit montrera en quel sens on peut soutenir que Hobbes
avait raison. Il s'agit de la nature même de la philosophie
politique. On peut étudier la politique comme un niveau
particulier de la vie sociale, dont tout le reste est pris pour
acquis, et de ce point de vue la thèse essentielle de Hobbes
peut bien être rejetée. Si au contraire la philosophie
politique est, à la suite de celle des anciens, un mode de
considération de la société tout entière, il faut dire qu'il
avait raison contre les tenants de l'égalitarisme 1.
Je ne prétends pas démontrer cela ici même. J'espère
que la thèse deviendra plus claire dans la section portant
sur Rousseau, parce que Rousseau saisissait plus complè-
tement que Hobbes la nature sociale de l'homme. Il n'en
est pas moins vrai que la reconnaissance par Hobbes de la
sujétion dans la société implique la nature sociale de
l'homme, en dépit de toutes les protestations de Hobbes
lui-même : il considérait bel et bien la société, même s'il
ne parlait que de «l'homme» et de l'État (Common-
wealth). Il me faut être bref, et je puis seulement inviter le
lecteur à mettre à l'épreuve les remarques qui suivent.
Pour commencer, y a-t-il dans Léviathan un état de
nature, et quel est-il? Il semblerait que la presque totalité
de la première partie, « De l'homme », soit le tableau de
cet état de nature. La justice est absente, car c'est affaire

1. La seconde vue aurait l'avantage d'expliquer le paradoxe de


bien des écrits sur Hobbes, qui le considèrent faux et détestable mais
ne peuvent cacher sa grandeur et son influence. On lui fait générale-
ment crédit d'une logique sans faille, mais n'est-ce pas une échappa-
toire? La référence ici .est avant tout à Léviathan. J'ai utilisé
Raymond Polin, Politique et Philosophie chez Thomas HoMes, Paris,
1953.
Genèse, II 109
de société, et non de nature. Et pourtant sont présents le
pouvoir, l'honneur, et même le langage et, fondée sur lui,
la raison. Il est évident qu'il s'agit là de l'état social moins
quelque chose 1. Hobbes du reste nous dit explicitement
que raisonner consiste à additionner et à soustraire. Le
quelque chose qui est soustrait de l'état de société dans la
description de 1'« homme» comme tel, c'est simplement la
sujétion. Dès le moment en effet où le contrat (covenant)
introduit la sujétion, nous passons de 1'« homme» au
Commonwealth, c'est-à-dire au corps politique ou à l'État,
ou, pourrions-nous dire aussi bien, à la société globale y
compris son aspect politique. Un autre aspect de l'état de
nature est que les relations entre hommes y sont en exacte
correspondance avec ce que nous savons dans la réalité des
relations entre États, dont on dit qu'ils sont toujours dans
l'état de nature. Ici Hobbes continue Machiavel à un
niveau différent: la guerre des intérêts exclut toute
transcendance de normes ou de valeurs. Un troisième et
important aspect est que l'état de nature contient tout ce
qui de l'homme peut être décrit en langage mécaniste:
l'animal humain, l'individu humain comme système de
mouvements, de désirs et de passions, avec toutes les
modifications et complications introduites par le langage

1. Macpherson raisonne de même (op. cit.), mais pour lui la scène


d'où part Hobbes dans sa soustraction n'est pas la scène politique, y
compris la guerre civile, mais plutôt la scène économique. Cette
supposition peu vraisemblable est fondée surtout sur un passage
intitulé « Du pouvoir, de la valeur, de la dignité, de l'honneur et de
l'estime (worthiness) » (Léviathan, chap. x). Le pouvoir est conçu
très généralement par Hobbes. Il inclut entre autres les richesses.
Comme tout le reste, la valeur est définie par Hobbes comme
quelque chose de tangible, relatif au jugement des autres et en
dépendant: « La valeur (value, or worth) d'un homme, c'est comme
pour toute autre chose son prix; c'est-à-dire, ce qu'on donnerait pour
l'usage de son pouvoir. .. » Il est clair d'après le contexte qu'il n'y a là
pas plus qu'une métaphore économique. Quand Hobbes traite de
l'économie, il le fait d'un point de vue tout autre (chap. XXIV, « De la
nutrition et procréation du Commonwealth»). L'étiquette de 1'« indi-
vidualisme possessif» ne convient pas à la philosophie de Hobbes,
qui n'a rien de spécialement possessif et, prise dans son ensemble,
n'est pas individualiste non plus, ni dans notre sens du terme ni dans
celui de Gierke (cf. n. suivante).
110 Sur l'idéologie moderne
et la pensée. Ces trois aspects correspondent au principe
selon lequel il est apparu possible et profitable à Hobbes
de séparer, dans l'homme tel qu'on l'observe en fait en
société, deux niveaux différents. Pour nous, ces deux
niveaux seraient bien plutôt prépolitique et politique que
pré social et social. Rousseau ira plus loin dans l'enquête
sur les aspects proprement sociaux, et pour cette raison la
discontinuité entre les deux niveaux s'accentuera encore
chez lui.
Si nous essayons de saisir le cœur de la doctrine, de
résumer à notre usage l'image de 1'« homme» dessinée
par Hobbes et de la voir en relation avec la constitution du
Commonwealth, il est difficile d'échapper à l'impression
d'un dualisme entre les passions et la raison, entre une
face animale et une face rationnelle. Et, en effet, n'est-ce
pas la contradiction entre les deux qui rend nécessaire le
passage à l'état politique, l'entrée en sujétion? En fait, ce
qui différencie dans Léviathan l'homme de la bête, c'est le
langage et la raison fondée sur le langage. Avec cette
réserve, le dualisme tient: la rationalité est donnée dans
l'homme sous une forme impure, mélangée d'animalité, et
ne s'épanouira en pure rationalité qu'avec la construction
d'un « Commonwealth » artificiel. Admettre avec Aristote
que l'homme est naturellement social et/ou politique serait
s'interdire d'atteindre à la rationalité pure.
Hobbes est-il individualiste ou holiste? Ni l'un ni
l'autre. Devant lui notre distinction s'effondre, mais
l'événement est intéressant et caractérise Hobbes stricte-
ment. Il n'y a pas de doute sur son point de départ: c'est
l'être humain particulier, l'individuum humain. Mais dans
l'état prépolitique la vie de cet être ne peut être jugée que
négativement: « solitaire, pauvre, malpropre, animale et
courte» (mais comment traduire l'inimitable «solitary,
poor, nasty, brutish, and short» ?). Lorsque, suivant le
conseil de la raison et son propre désir de conservation, cet
être entre dans l'état politique, il se défait d'une partie de
ses pouvoirs. L'homme est alors capable d'atteindre la
sécurité, le confort et le développement de ses facultés,
mais au prix de la sujétion. Il n'est pas devenu un individu
se suffisant à lui-même, pas plus qu'il n'existait de façon
Genèse, Il 111
satisfaisante comme tel dans l'état naturel. C'est ainsi que,
par une démarche qui semblerait extrêmement « indivi-
dualiste », l'individualisme est finalement mis en échec 1.
La bonne vie n'est pas celle d'un individu, c'est celle de
l'homme dépendant étroitement de l'État, si étroitement
qu'il s'identifie nécessairement pour une part au souve-
rain. Si Hobbes nous interdit de dire que l'homme est
naturellement politique, il nous permet de dire qu'il l'est
artificiellement mais nécessairement, l'Individu n'entre
pas «tout armé », comme disait Bentham, dans la vie
politique. Tel est le trait critique qui distingue Hobbes de
tant de théoriciens politiques modernes et rapproche de lui
Rousseau.
On ne peut pas dire pour autant que Hobbes soit
holiste. L'ordonnance hiérarchique du corps social est
absente chez lui, parce que l'État n'est pas orienté vers
une fin qui le transcenderait mais n'est soumis qu'à lui-
même. En dernière analyse le modèle de Herrschaft est
vidé de la vertu hiérarchique qui lui est inhérente et n'est
adopté qu'en tant qu'indispensable dispositif de pouvoir.
La coquille, en somme, sans son habitant: la valeur. Il
reste cependant que Hobbes reconnaît que l'égalité ne
peut régner comme telle et sans obstacle, et que l'homme
est un être social - et non un individu - en ce qui
concerne le plan politique. Dans cette mesure, Hobbes, en
contraste avec Locke, peut être pris comme un précurseur
de la sociologie, bien qu'il ne traite que de politique et non
de la société en tant qu'universitas. C'est précisément ce
trait qui conduit ceux qui ne s'intéressent qu'à l'aspect
politique pris séparément à le traiter de conservateur.
Pour le sociologue, l'enseignement de Hobbes dans son
ensemble est sain, quoique incomplet. Il a quelque idée de

1. D'où la louange de Hobbes par Gierke, toujours en quête de la


reconnaissance de l'unité morale du corps social: « Partant de
prémisses arbitraires, mais armé d'une logique implacable, il contrai-
gnit la philosophie individualiste du Droit naturel à livrer une
personnalité unique de l'État... Il avait rendu l'individu tout-puissant
dans le but de le forcer à se détruire lui-même dans l'instant ... » (op.
cil., p. 61). Polin montre le progrès de ridée de « personne» chez
Hobbes de 1642 à 1651 (chap. XVI de Léviathan) (op. cit., chap. x).
112 Sur l'idéologie moderne
ce qu'est une société, tandis que les théoriciens intransi-
geants de l'égalité n'en ont aucune.
Et cependant, il nous a fallu àdmettre que pour Hobbes
le social se restreint au politique. En fin de compte, c'est
parce qu'il prend de la société une vue politique qu'il est
obligé d'introduire la sujétion, c'est-à-dire ni la hiérarchie
ni l'égalité pure et simple. Nous touchons ici un point qui
est je crois essentiel pour comprendre la variété pro-
fonde de théorie politique, spécialement dans son rap-
port à la sociologie. Dans cette théorie le social est en
somme réduit au politique. Pourquoi? La raison en est très
claire dans Hobbes; si l'on part de l'individu, la vie sociale
sera nécessairement considérée dans le langage de la
conscience et de la force (ou du « pouvoir »). D'abord on
ne peut passer de l'individu au groupe que par un
« contrat », c'est-à-dire une transaction consciente, un
dessein artificiel. Ce sera ensuite affaire de «force»,
parce que la force est la seule chose que les individus
puissent apporter dans cette transaction: l'opposé de la
force serait hiérarchie, idée d'ordre social, principe d'au-
torité, et, cela, les individus contractants vont avoir à le
produire synthétiquement, de façon plus ou moins incons-
ciente, à partir de la mise en commun de leurs forces ou
volontés. La hiérarchie est l'avers social, la force l'envers
atomique de la même médaille. Ainsi, un accent sur la
conscience et le consentement produit immédiatement un
accent sur la force ou le pouvoir. Dans le meilleur des cas,
dans sa variété la plus significative, la théorie politique est
une façon individualiste de traiter de la société. Elle
implique une admission indirecte de la nature sociale de
l'homme. Il faudra nous souvenir de cela pour percevoir
clairement les paradoxes que nous réservent encore Rous-
seau et Hegel.

Le « Contrat social» de Rousseau

Au ooint de vue formel, la politique de Rousseau est


aux antipodes de celle de Hobbes. La théorie de Hobbes
est représentative, absolutiste, et insiste sur la sujétion.
Genèse, Il 113
Celle de Rousseau est collective, nomocratique, et insiste
sur la liberté. Cette différence évidente ne doit cependant
pas cacher une similitude plus profonde, qui se voit dans la
texture même des deux théories. Toutes deux posent une
discontinuité entre l'homme de la nature et l'homme
politique, de sorte que pour les deux le « contrat social»
marque la naissance réelle de l'humanité proprement dite
(d'où beaucoup de ressemblances de détail). Toutes deux
partent de prémisses très « individualistes » en apparence
- en accord avec les conceptions du milieu contemporain
- et mènent par une stricte logique à des conclusions
« anti-individualistes ». Toutes deux sont suprêmement
préoccupées d'assurer la transcendance du souverain - ici
le gouvernant (ru/er) , là « la volonté générale» - par
rapport aux sujets, tout en soulignant l'identité du souve-
rain et du sujet. En somme: toutes deux veulent fondre
dans un corps social ou politique des gens qui se pensent
comme des individus. Voilà pourquoi ces théories ont en
commun un air extrême et paradoxal. Comme on peut dire
la même chose - mutatis mutandis - de la théorie de l'État
de Hegel, nous voilà, dans la pensée politique, en face
d'une continuité impressionnante qui mérite attention.
On a souvent blâmé Rousseau pour la Révolution
française, et même de nos jours on le tient parfois pour
responsable du jacobinisme et de ce qui a été appelé la
«démocratie totalitaire» en général!. Il est vrai que
Rousseau et la Révolution appartiennent à un même
développement extrême de l'individualisme, qui nous
apparaît rétrospectivement un peu comme un fait histori-
que nécessaire, mais que certains peuvent bien préférer

1. Récente condamnation de ce genre: J .-L. Talmon, Origins of


Totalitarian Democracy, Londres, 1952 (chap. III). Cet auteur lit
Rousseau comme un Montagnard de 1793 a pu le lire, et condamne la
«présomption révolutionnaire» qui prétend que «la faiblesse
humaine est capable de produire un état de choses de signification
absolue et finale» (chap. l, § c). Mais d'où vient cet artificialisme
extrême? N'est-ce pas la conséquence inévitable d'un individualisme
que Talmon conserve à l'état non développé pour son propre usage,
sagement sans doute mais non logiquement? Pour le reste, il
caricature la pensée de Rousseau, c'est pour lui un psychopathe que
ses préoccupations morales amènent à une politique totalitaire.
114 Sur l'idéologie moderne
condamner. Cependant, la marée révolutionnaire a bel et
bien balayé plusieurs points fondamentaux de l'enseigne-
ment de Rousseau, si grande qu'ait pu être son influence
générale. Les aspects totalitaires des mouvements démo-
cratiques résultent, non de la théorie de Rousseau, mais
du projet artificialiste de l'individualisme mis en face de
l'expérience. Il est vrai qu'ils sont préfigurés dans Rous-
seau, mais c'est justement dans la mesure où il était
profondément conscient de l'insuffisance de l'individua-
lisme pur et simple et travaillait à le sauver en le
transcendant. Il y a beaucoup de vrai dans la thèse de
Vaughan selon laquelle le Contrat social est au fond « anti-
individualiste », même si ce n'est qu'une partie de la
vérité 1. Rousseau lui-même nous dit au début de la
première version de l'ouvrage, dans un chapitre d'abord
intitulé « Du Droit naturel et de la société générale » (du
genre humain) :
Cette parfaite indépendance et cette liberté sans règle, fût-
elle même demeurée jointe à l'antique innocence, aurait
eu toujours un vice essentiel, et nuisible au progrès de nos
plus excellentes qualités, savoir le défaut de cette liaison
des parties qui constitue le tout 2.

1. C. E. Vaughan, The Political Writings of Jean-Jacques Rous-


seau, Cambridge, 1915, 2 vol. (Oxford, 1962), t. l, p. 111 sq. Il est
réconfortant de voir qu'en ce siècle plusieurs auteurs anglo-saxons
ont tiré la théorie politique de Rousseau de la totale incompréhension
dont elle était victime chez eux. Je citerai Sir Ernest Barker, dans son
introduction à Gierke déjà mentionnée et dans Social Contract, op.
cit., p. 47 sq. George Sabine intitule le chapitre sur Rousseau de son
History of Political Theory, op. cit., « La redécouverte de la com-
munauté ». La référence à Rousseau renvoie à l'édition des Œuvres
complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », 1964. Le Contrat social
sera abrégé en CS par la suite. Cf. aussi Robert Derathé, Jean-
Jacques Rousseau et la Science politique de son temps, Parh., 1950.
2. Rousseau, op. cil., t. III, p. 283. Ce chapitre est une réplique à
Diderot (Derathé, ibid., p. LXXXVII-LXXXVIII): l'idée du genre
humain comme « société générale» est une abstraction, « ce n'est
que de l'ordre social établi parmi nous que nous tirons les idées de
celui que nous imaginons ... , et nous ne commençons proprement à
devenir hommes qu'après avoir été citoyens» (ibid., p. 287) ; cf. dans
les Considérations sur le gouvernement de Pologne " ubi palria, ibi
bene (ibid., p. 963, 960 et n.).
Genèse, II 115
On voit ici que Rousseau va plus loin que Hobbes
dans la « soustraction» philosophique qui, appliquée à
l'homme tel qu'on l'observe en société, nous livre
l'homme de la nature. Dans le Discours sur l'origine de
l'inégalité, il avait fait un portrait de l'homme selon la
nature, libre et égal en un certain sens, et doué de pitié,
mais aux facultés encore non développées, non différen-
ciées, un homme inculte et pour cette raison ni vertueux ni
méchant. Il avait déploré le fait qu'au-delà d'un certain
stade de développement le progrès de la civilisation se soit
accompagné d'une croissance de l'inégalité et de l'immora-
lité: «Le développement des lumières et des vices se
faisait toujours en même raison, non dans les individus,
mais dans les peuples» (Lettre à Ch. de Beaumont, 1763).
Dans son Contrat social Rousseau tente de légitimer
l'ordre social et de le débarrasser de ses tares. L'entreprise
est osée, et Rousseau la limite strictement: son État est
petit, une société du face-à-face. Si la tâche n'est pas tout à
fait impossible, c'est que, comme il le disait dans la
Préface du Narcisse (1752), « tous ces vices n'appartien-
nent pas tant à l'homme qu'à l'homme mal gouverné 1 ».
Les libéraux accusent Rousseau d'avoir greffé un scion
totalitaire sur une souche démocratique. Ils ont bien pu
trouver utopique la position du problème, dans son
affirmation absolue de la liberté :
« Trouver une forme d'association qui défende et protège
de toute la force commune la personne et les biens de
chaque associé, et par laquelle chacun s'unissant à tous
n'obéisse pourtant qu'à lui-même et reste aussi libre
qu'auparavant? )) Tel est le problème fondamentaL .. (CS,
liv. l, chap. VI, p. 360.)
Mais ils ne peuvent que frémir devant la solution qui en
est immédiatement proposée :

1. Les deux citations sont prises à Derathé (Rousseau, ibid., t. III,


p. XCIV). Sur l'expérience de l'inégalité chez Rousseau et son
impatience vis-à-vis de toute dépendance, voir l'introduction péné-
trante et noble de Jean Starobinski au 2e Discours (ibid., p. XIII sq.).
« Toute puissance vient de Dieu, je l'avoue; mais toute maladie en
vient aussi )) (CS, liv. I, chap. III).
116 Sur l'idéologie moderne
Ces clauses bien entendues se réduisent toutes à une seule,
savoir l'aliénation totale de chaque associé avec tous ses
droits à toute la communauté.
Le peuple est souverain, et une fois ses membres
assemblés règne une étrange alchimie. De la volonté
individuelle de tous surgit une volonté générale, qui est
quelque chose de qualitativement différent de la volonté
de tous, et possède des propriétés extraordinaires. Sans
doute nous ne sommes pas très éloignés de la persona
moralis composita de Pufendorf, elle aussi toute différente
des personae morales simplices qui la constituent. Mais par
ailleurs la volonté générale est le souverain, et comme
telle elle transcende la volonté individuelle des sujets aussi
strictement que le gouvernant de Hobbes était placé au-
dessus des gouvernés. Ce qui commença comme une
societas ou association devient une universitas, on est passé
dans le langage de Weldon d'un système « mécanique» à
un système « organique », ou selon Popper d'une société
« ouverte» à une société «fermée». Rousseau va très
loin pour dégager la volonté générale de ses volontés
constituantes. Rappelons le passage tant cité :
Quand on propose une loi dans l'assemblée du Peuple, ce
qu'on leur demande n'est pas précisément s'ils approuvent
la proposition ou s'ils la rejettent, mais si elle est conforme
ou non à la volonté générale qui est la leur; [... J. Quand
donc l'avis contraire au mien l'emporte, cela ne prouve
autre chose sinon que je m'étais trompé, et que ce que
j'estimais être la volonté générale ne l'était pas. Si mon
avis particulier l'eût emporté, j'aurais fait autre chose que
ce que j'avais voulu, c'est alors que je n'aurais pas été
libre! .
Il est aisé de trouver ici une préfiguration de la dictature
jacobine, des procès de Moscou, ou même de la Volksseele

1. CS, liv. IV, chap. II, p. 440-441. Le parallélisme avec Hobbes


est évident. Quant à Hegel, s'il rejette explicitement la nécessité de
fonder la loi sur un vote des citoyens assemblés, il n'en pose pas
moins une re!ation très semblable entre la volonté privée du citoyen
et la loi de l'Etat comme incarnant par définition la véritable volonté
et liberté du citoyen, de sorte que celui qui va contre la loi va contre
sa propre volonté (Philosophie du droit, cf. ci-dessous n. 1, p. 130).
Genèse, II 117
(<< âme du peuple ») des nazis. La vraie question cepen-
dant est de savoir ce que Rousseau veut dire quand il pose
que la volonté générale préexiste à son expression dans un
vote majoritaire 1. Je soutiens que nous ne pouvons pas le
comprendre si nous demeurons confinés au plan purement
politique. Un critique récent identifie la volonté générale
de Rousseau à une autre entité mystérieuse, la conscience
collective de Durkheim, et les précipite toutes deux dans
l'enfer de la démocratie 2 • Voici ce qu'écrivait Durkheim
sur la question :
Puisque la volonté générale se définit principalement par
son objet, elle ne consiste pas uniquement ni même
essentiellement. .. dans l'acte même du vouloir collectif ...
Le principe de Rousseau diffère donc de celui par lequel
on a voulu parfois justifier le despotisme des majorités. Si
la communauté veut être obéie, ce n'est pas parce qu'elle
commande, mais parce qu'elle commande le bien
commun ... En d'autres termes, la volonté générale n'est
pas constituée par l'état dans lequel se trouve la
conscience collective au moment où se prend la résolu-
tion; ce n'est là que la partie la plus superficielle du
phénomène. Pour le bien comprendre, il faut descendre
au-dessous, dans les sphères moins conscientes, et attein-
dre les habitudes, les tendances, les mœurs. Ce sont les
mœurs qui font la « véritable constitution des États » (CS,
liv. II, chap. XII.) La volonté générale est donc une
orientation fixe et constante des esprits et des activités
dans un sens déterminé, dans le sens de l'intérêt général.
C'est une disposition chronique des sujets individuels 3.

1. Le principe du vote majoritaire n'est pas aisé à appliquer sur des


questions importantes dans une association étroitement solidaire, et
Rousseau, probablement sans le savoir, reproduit des préoccupations
que l'on trouve dans le Corpus Juris et dans le droit canon, cf.
Gierke, Das deutsche Genossenschaftsrecht, t. III, p. 153 et 522 sq.
2. Marcel Brésard, «La "volonté générale" selon Simone
Weil », le Contrat social, Paris, VII-6, 1962, p. 358-362.
3. Émile Durkheim, Montesquieu et Rousseau précurseurs de la
sociologie, Paris, 1953, p. 166-167. Bien que publiée seulement après
la mort de Durkheim (Revue de métaphysique et de morale, t. XXV,
1918) l'étude sur le Contrat social est un travail de jeunesse où la
première version du Contrat n'est guère utilisée et où « l'individua-
lisme » de l'œuvre est à l'occasion exagéré (p. ex. p. 163). Il faut lire
118 Sur l'idéologie moderne
Pour Durkheim, donc, la volonté générale de Rousseau
se comprend comme l'émergence au niveau politique et
dans le langage de la démocratie de l'unité d'une société
donnée en tant qu'elle préexiste à ses membres et est
présente dans leurs pensées et leurs actions. Autrement
dit, l'universitas en quoi la societas de Rousseau semble se
transformer tout à coup lui préexiste et lui est sous-
jacente. Rousseau obscurcit le fait en partant de l'abstrac-
tion de l'individu naturel, et en présentant la transition à
l'état politique comme une création ex nihilo de l'universi-
tas. Ainsi dans ce passage :
Celui qui ose entreprendre d'instituer un peuple doit se
sentir en état de changer, pour ainsi dire, la nature
humaine; de transformer chaque individu, qui par lui-
même est un tout parfait et solitaire, en partie d'un plus
grand tout dont cet individu [= cet homme] reçoive en
quelque sorte sa vie et son être; d'altérer la constitution de
l'homme pour la renforcer; de substituer une existence
partielle et morale à l'existence physique et indépendante
que nous avons tous reçue de la nature. Il faut, en un mot,
qu'il ôte à l'homme ses forces propres pOUf lui en donner
qui lui soient étrangères et dont il ne puisse faire usage
sans le secours d'autrui 1.
Dans un langage artificialiste aussi magnifique que
trompeur, et qui est typique du Contrat social, nous avons
ici la perception sociologique la plus claire, je veux dire la
reconnaissance de l'homme comme être social à l'opposé
de l'homme abstrait, individuel, de la nature 2. En vérité,

la dernière partie de CS, liv. II, chap. XII, qui rappelle Montesquieu:
« Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l'opinion; partie
inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes
les autres ... » Voir aussi la nécessité de la « religion civile» (CS,
liv. IV, chap. VIII), et, dans les travaux concrets de Rousseau sur la
Corse et la Pologne, le souci du patriotisme, de la religion, des jeux et
amusements, etc.
1. CS, liv. II, chap. VII, p. 381-382. Ce passage a été repris par moi
dans HH, p. 25, et dans HAE I, p. 151 et 250, n. 6 (à propos de
l'incompréhension de Marx).
2. D'autres passages de Rousseau montrent que c'est là chez lui
une pensée, permanente et centrale. Par exemple, CS, Fe version, Iiv. l,
chap. II; Emile, 1 (Œuvres, t. l, p. 249) ; « Lettres sur la vertu et le
Genèse, II 119
si on se transporte par la pensée dans le climat intellectuel
dans lequel vivait Rousseau, on pourra difficilement
imaginer affirmation plus catégorique.
Les critiques qui accusent Rousseau d'avoir ouvert les
portes aux tendances autoritaires le blâment en fait pour
avoir reconnu le fait fondamental de la sociologie, une
vérité qu'ils préfèrent quant à eux ignorer. Cette vérité
peut bien apparaître comme un mystère, voire une mystifi-
cation, dans une société où prédominent les représenta-
tions individualistes - comme cela est arrivé à propos de
Hegel et de Durkheim; elle peut paraître dangereuse ou
nuisible, elle peut même être telle tant qu'elle n'a pas été
proprement reconnue, et le problème posé par là ne
saurait être résolu par la réaction de l'autruche en face du
danger.
D'aucuns préféreraient que Rousseau se soit débarrassé
de l'individu abstrait et de l'idée arbitraire du contrat et
qu'il ait décrit son État sans détour en termes « collecti-
vistes ». Mais c'est là ignorer la liberté comme préoccupa-
tion centrale de Rousseau: il percevait en lui-même
l'individu en tant qu'idéal moral et revendication politique
irrépressible, et il maintint cet idéal en même temps que sa
contrepartie réelle, l'homme comme être social. Sir Ernest
Barker voyait en Rousseau une sorte de Janus tourné à la
fois vers le passé - le Droit naturel (moderne) - et vers
l'avenir - l'école historique allemande et l'idéalisation
romantique de l'État national, ou encore comme commen-
çant avec Locke et terminant avec la République de
Platon. Rousseau a peiné pour réconcilier le Droit naturel
moderne et l'ancien, pour réintégrer l'individu des philo-
sophes dans une société réelle. La claire critique de Barker
explique son échec sans toucher à sa grandeur:
.,. il aurait échappé à la confusion, il aurait évité le miracle
inexplicable d'une émergence soudaine, par le contrat,
hors d'une condition primitive et stupide dans l'état civilisé
des lumières, s'il avait pris le temps de distinguer entre la

bonheur », dans Œuvres et Correspondance inédites, éd. Streickeisen-


Moultou, Lettre I, p. 135-136, etc.; Lettre à d'Alembert, Œuvres,
Paris, Hachette, t. I, p. 257.
120 Sur l'idéologie moderne
société et l'État. La société qu'est la nation est une donnée
de l'évolution historique, qui n'est pas créée par un
quelconque çontrat de société, mais qui est simplement
présente. L'Etat fondé sur cette société peut être, ou peut
devenir à un moment donné (comme la France le tenta en
1789) le résultat d'un acte créateur des membres de la
société ... (Social Contract, op. cit., p. XLIII-XLIV.)
Jean-Jacques Rousseau a affronté la tâche grandiose et
impossible de traiter dans le langage de la conscience et de
la liberté non seulement de la politique, mais de la société
tout entière, de combiner la societas, idéale et abstraite,
avec ce qu'il put sauver de l'universitas comme la mère
nourricière de tous les êtres pensants. Sans doute son
identification abrupte de l'individualisme et du holisme
était-elle dangereuse une fois prise comme une recette
politique, mais elle constituait avant tout un diagnostic
génial de ce qui ne peut manquer de se produire toutes les
fois que la société comme tout est ignorée et est soumise à
une politique artificialiste. Ainsi, Rousseau ne fut pas
seulement le précurseur de la sociologie au sens plein du
terme. Il posa du même coup le problème de l'homme
moderne, devenu individu politique mais demeurant
comme ses congénères un être social. Un problème qui ne
nous a pas quittés.

La Déclaration des droits de l' homme

La Déclaration des droits de l'homme et du citoyen


adoptée par l'Assemblée constituante durant l'été de 1789
marque en un sens le triomphe de l'Individu. Elle avait été
précédée de proclamations semblables dans plusieurs des
États unis d'Amérique, mais elle fut la première à être
prise comme fondement de la Constitution d'une grande
nation, imposée à un monarque réticent par la manifesta-
tion populaire, et proposée en exemple à l'Europe et au
monde. Bien que judicieusement critiquée dès le début
dans son principe, notamment par Bentham, elle allait
exercer une action puissante, en vérité irrésistible, tout au
long du XI xe siècle et jusqu'à nos jours.
Genèse, Il 121
Elle s'ouvre, après un préambule, par les articles
suivants:
Art. 1. Les hommes naissent et demeurent libres et
égaux en droits. Les distinctions sociales ne peuvent être
fondées que sur l'utilité commune.
Art. 2. Le but de toute association politique est la
conservation des droits naturels et imprescriptibles de
l'homme. Ces droits sont la liberté, la propriété, la sûreté
et la résistance à l'oppression.
On voit immédiatement que l'article 2 contredit la
stipulation centrale du Contrat social de Rousseau que
nous avons citée: « l'aliénation totale de chaque associé
avec tous ses droits à toute la communauté ».
Il ne suffirait pas de voir dans la Déclaration l'aboutisse-
ment des doctrines modernes du Droit naturel, car,
comme Jellinek l'a observé, le point essentiel est le
transport des préceptes et fictions du Droit naturel au plan
de la loi positive: la Déclaration était conçue comme la
base solennelle d'une Constitution écrite, elle-même jugée
et sentie comme nécessaire du point de vue de la rationa-
lité artificialiste. Il s'agissait de fonder sur le seul consen-
sus des citoyens un nouvel État, et de le placer hors de
l'atteinte de l'autorité politique elle-même. La Déclara-
tion proclamait les principes solennels que la Constitution
devait mettre en œuvre. En même temps, on empruntait
tout à fait consciemment à l'Amérique. Ainsi un rapport à
l'Assemblée du 27 juillet 1789 approuve «cette noble
idée, née dans un autre hémisphère », et le fait est
amplement documenté. Plutôt qu'à la Déclaration d'Indé-
pendance de 1776, Jellinek renvoie, comme source parti-
culière, aux Bills of Rights adoptés dans certains des Etats,
et particulièrement à celui de Virginie de 1776, connu en
France avant 1789 1.

1. Cf. George Jellinek, La Déclaration des droits de l'homme et du


citoyen, Paris, 1902, p. 14 sq., 29 sq. ,. La Déclaration des droits ... ,
Paris, 1900, p. 34 sq. ; Halévy, op. cit., t. II, p. 50; Henry Michel,
L'Idée de l'Êtat, Paris, 1895, p. 31 (cite Cournot et Ch. Borgeaud qui
renvoie à l'Agreement of the People des Levellers). L'influence de
Rousseau n'éta,it pas entièrement absente, car si le Contrat social, à la
différence d'Emile, était peu lu auparavant, il fut pendant la
122 Sur l'idéologie moderne
Les puritains qui fondèrent des colonies en AIJlérique
avaient donné l'exemple de l'établissement d'un Etat par
contrat. Ainsi les fameux «Pèlerins» du Mayflower
conclurent un Pacte d'établissement avant de fonder New
Plymouth en 1620, et d'autres firent de même 1. Nous
avons vu les Levellers aller plus loin en 1647 et accentuer
les droits de l'homme comme homme et avant tout son
droit à la liberté religieuse. Ce droit avait été introduit de
bonne heure dans plusieurs colonies américaines : dans
Rhode Island par une charte de Charles 1er (1643), dans la
Caroline du Nord par la Constitution rédigée par Locke
(1669). La liberté de conscience a été le droit essentiel, le
noyau autour duquel les droits de l'homme allaient se
constituer par intégration d'autres libertés et droits. La

Révolution « médité et appris par cœur par tous les citoyens»


(Sébastien Mercier, 1791). En fait, le 17 août, Mirabeau proposa au
nom d'une commission spéciale un projet qui était distinctement
rousseauiste ,dans son article 2, qui fut rejeté. Un des secrétaires de
Mirabeau, Etienne Dumont, était disciple de Bentham et aurait
persuadé ses collègues que les droits naturels étaient une « fiction
puérile» (Halévy, op. cit., et n. 98). Sur la critique de Bentham, cf.
Halévy, loe. cit., t. l, app. III et t. II, chap. 1: les déclarations
françaises sont des sophismes anarchistes, le système de l'égalité et de
l'indépendance absolues est physiquement impossible, « la sujétion
et non l'indépendance est l'état naturel de l'homme ». On n'a pas
voulu ici faire le compte de toutes les influences dont la Déclaration
de 1789 et les suivantes, et les débats précédant leur adoption,
portent la trace. V. Marcaggi a montré la concordance sur bien des
points (ci-dessus, la propriété) entre la doctrine physiocratique et les
déclarations et intentions des Constituants (Les Origines de la
Déclaration des droits de l'homme, Paris, 1904), mais il minimise
l'influence américaine et sa thèse est unilatérale; les physiocrates
partaient du tout, et non de l'élément (cf. HAE l, p. 52-53). La
Révolution a adopté successivement quatre Déclarations, la première
a été en vigueur un an, celle de 1793 quelques mois, celle de
Thermidor an III, Déclaration des Droits et des Devoirs (je souligne),
cinq ans.
1. Texte dans Chronicles of the Pilgrim Fathers'A New York,
Dutton, s.d., p. 23. On observe que la mention de l'Etre suprême,
présente aussi dans le préambule de la Déclaration de 1789, est plus
centrale et pressante dans les Pactes des puritains. Tocqueville a cité
le Pacte de 1620 et insisté sur la combinaison de la religion et de la
théorie politique (De la démocratie en Amérique, Paris, 1961, t. l,
p. 34 et introd., et t. II, chap. v, cf. ci-dessous).
Genèse, II 123
liberté religieuse, née de la Réforme et des luttes subsé-
quentes, a été l'agent de la transformation des spécula-
tions de Droit naturel en une réalité politique. Les
Français ne pouvaient que reprendre à leur compte
l'affirmation abstraite de l'Individu comme supérieur à
l'État, mais ce sont les puritains qui ont prononcé les
premiers cette affirmation.
La transition s'est trouvée incarnée dans un homme,
Thomas Paine, un boutiquier anglais qui, étant quaker,
émigra en Amérique et y atteignit la notoriété avant de
prendre part à la Révolution française comme député à la
Convention et membre, avec Condorcet, de la commission
chargée de préparer la Constitution républicaine de 1793.
Paine a écrit deux volumes pour défendre en Angleterre
les droits de l'homme, et E. Halévy marque la différence
entre les deux. Dans la première partie, Paine défend
contre Burke la rationalité et simplicité de la politique de
la Constituante. Son individualisme est spiritualiste: « Par
son intermédiaire, le christianisme révolutionnaire des
protestants anglais d'Amérique rejoint l'athéisme révolu-
tionnaire des sans-culottes français. » Le second volume,
qui traite de l'application du principe, est utilitariste. A
partir de l'identité naturelle des intérêts, Paine y « appli-
que les idées d'Adam Smith à la solution ... par surcroît des
problèmes politiques 1 ». La transition est typique de
l'évolution des idées qui allait faire régner l'utilitarisme en
Angleterre dans les premières décades du XIXe siècle.
Le second volume de Paine parut en 1792, et Condorcet
travailla avec lui en 1793. On peut donc supposer que les
idées de Paine se reflètent dans l'élément de la Constitu-
tion américaine que Condorcet souligna pour le condam-
ner. Mathématicien et philosophe, il avait joué un rôle
notable dans les assemblées, et fut décrété d'arrestation
sous la Terreur. Dans sa retraite - il devait mourir peu
après -, Condorcet écrivit comme un testament sa brève
et dense Esquisse des progrès de l'esprit humain, inspirée
de bout en bout par l'idée de la perfectibilité de l'esprit.
Elle se termine sur une image de l'avenir, la « dixième

1. Halévy, op. cit., p. 66, 69.


124 Sur l'idéologie moderne
époque », et dans le dernier paragraphe le révolutionnaire
menacé dans sa vie proclame sa foi inébranlable dans le
progrès 1.
L'histoire a confirmé bien des prédictions de Condorcet,
mais ce qui nous intéresse ici c'est la distinction qu'il fit
entre les Constitutions américaine et française. Son égali-
tarisme était modéré. Il prédit la disparition totale de
l'inégalité entre nations, y compris les peuples colonisés
d'autres continents, mais seulement un affaiblissement de
l'inégalité à l'intérieur d'un peuple donné : les effets de la
différence des dons naturels entre personnes seraient
réduits, mais sans disparaître tout à fait, ce qui serait
contraire à l'intérêt commun. Cependant Condorcet voit
la marque distinctive de la Constitution française et la
raison de sa supériorité sur l'américaine dans la reconnais-
sance de l'égalité des droits comme son seul et suprême
principe. Il affirme les droits naturels de l'homme (tout en
louant Rousseau). Il reproche aux Américains d'avoir
continué à rechercher l'équilibre des pouvoirs à l'intérieur
de l'État et, avant toute chose, d'avoir insisté davantage
en principe sur l'identité des intérêts que sur l'égalité des
droits 2. Condorcet pense évidemment à la Constitution à
laquelle il a travaillé et à celle des Montagnards de 1793
qui la supplanta, plus qu'à celle de 1789 qui était encore
royaliste. La Déclaration de 1789 est encore proche des
Bills américains; l'égalité y est invoquée (art. 1) contre les
« distinctions sociales » héréditaires, mais elle ne figure

1. Condorcet, Esquisse d'un tableau historique des progrès de


l'esprit humain (1795), éd. Prior, Paris, 1933. Condorcet dit de lui-
même dans la conclusion: «C'est dans la contemplation de ce
tableau qu'il reçoit le prix de ses efforts... c'est là qu'il existe
véritablement avec ses semblables, dans un élysée que sa raison a su
se créer. .. » Le projet artificialiste est devenu une foi transcendant la
destinée de la personne et les horreurs du temps. Auguste Comte
n'est pas très loin.
2. Esquisse ... , ge époque, op. cit., p. 169. Le Bill de la Virginie
dans son article 3 fait référence au « bien commun» et ajoute: « le
meilleur gouvernement est celui qui est le plus propre à produire la
plus grande somme de bonheur et de sûreté» (ibid.). Pour l'égalité,
l'article 1 dit seulement «que tous les hommes sont par nature
également libres et indépendants» (Jellinek, op. cit., p. 29).
Genèse, II 125
pas dans la liste des droits substantifs (art. 2, ci-dessus).
Dans toutes les Déclarations subséquentes, l'égalité prend
place à côté de la liberté parmi les droits eux-mêmes 1. On
voit dans l'Esquisse que Condorcet n'est pas préoccupé
seulement d'égalité formelle, mais aussi d'égalité de fait
dans la mesure où elle apparaît praticable et utile. Il écrit
que la Révolution a fait «beaucoup pour la gloire de
l'homme, quelque chose pour sa liberté, presque rien
encore pour son bonheur»; il déplore l'absence d'une
histoire de « la masse des familles », il réclame une étude
non seulement des normes mais des faits, des « effets ...
pour la portion la plus nombreuse de chaque société », des
changements et des dispositions légales (p. 199 sq.), sur
quoi on puisse fonder une politique pour le progrès de
l'espèce.
Cependant Condorcet est un libéral, un Girondin, qui
ne place pas l'idéal égalitaire au-dessus de tous les autres.
D'autres le firent, pendant la Révolution même, témoin la
conspiration de Babeuf - mouvement communiste qui
comme tel déborde notre propos. Babeuf fut exécuté,
mais la démocratie française resta préoccupée d'égalité à
un degré inconnu ailleurs. Tocqueville l'a vu, et il a vu
aussi que la Révolution française a été au fond un
phénomène religieux, en tant que mouvement qui se
voulait absolu, et a prétendu refondre toute la vie
humaine, à la différence de la Révolution américaine où la
théorie politique démocratique est restée confinée à son
domaine propre, complétée et soutenue par une stricte foi

1. On lit dans le projet de Déclaration préparé par la commission


et présenté à la Convention le 15 février 1793 : « Art. 1. Les droits
naturels civils et politiques des hommes sont la liberté, l'égalité, la
sûreté, la propriété, la garantie sociale et la résistance à l'oppres-
sion. » Hormis l'addition de la « garantie sociale », la formulation
générale semblerait indiquer que les « droits naturels» étaient sur la
défensive, ce qui est confirmé par leur disparition des rédactions
subséquentes (une trace d'influence rousseauiste ?). Ainsi la Déclara-
tion adoptée le 29 mai (mais modifiée un mois plus tard après
l'adoption de la Constitution montagnarde) commence ainsi:
« Art. 1. Les droits de l'homme en société sont l'égalité, la
liberté ... » (la suite comme dans la précédente; l'égalité a pris le
premier rang).
126 Sur l'idéologie moderne
chrétienne. Il n'en est que plus intéressant de voir que les
adeptes français de l'homme comme Individu ont été aidés
dans la formulation des droits abstraits de l'homme par les
puritains du Nouveau Monde. Une fois de plus, la religion
chrétienne avait poussé en avant l'Individu.

Le contrecoup de la Révolution :
renaissance de l'« universitas »

Les débuts de la sociologie en France sont souvent sentis


comme entachés de «réaction» politique. Auguste
Comte, s'il se présentait avant tout comme le disciple de
Condorcet, ne cachait pas sa dette vis-à-vis des théocrates
de Maistre et de Bonald. Un penseur contemporain,
Marcuse, taxe son positivisme de conservateur au nom de
la philosophie essentiellement critique de Hegel et de
Marx 1. Je voudrais montrer que pour de nombreuses
raisons c'est là une vue superficielle. En premier lieu la
naissance de la sociologie est étroitement associée à celle
du socialisme chez un autre des maîtres de Comte, et peut-
être le plus proche de lui, le génial et bouillonnant Saint-
Simon, et chez ses disciples. Le même critique offre du
développement socialiste l'explication suivante:
Les premiers socialistes français trouvèrent les motifs
décisifs de leur doctrine dans les conflits de classe qui
conditionnèrent les lendemains de la Révolution française.
L'industrie avançait rapidement, les premiers ébranle-
ments socialistes se faisaient sentir, le prolétariat commen-
çait à se consolider (Marcuse, op. cit., p. 328, cf. p. 335
sq.).
On oppose souvent de la sorte le monde artisanal et de
petite industrie du XVIIIe siècle et le monde de la grande
industrie du XI xe . L'explication est à tout le moins
insuffisante. Même si elle pouvait s'appliquer au change-
ment d'humeur des économistes, de l'optimisme d'Adam
Smith au pessimisme de Malthus et Ricardo en Angle-

1. Herbert Marcuse, Reason and Revolution, Beacon Press, 1960,


p. 340 sq.
Genèse, II 127
terre, de Sismondi puis de Marx sur le continent, elle ne
rendrait pas compte de la préoccupation sociologique, et
plus généralement de l'orientation générale des penseurs
de la période, qu'on a justement appelée une « réaction
anti-individualiste 1 ».
Il est clair, d'après les penseurs français de la période
s'étendant de 1815 à 1830 et au-delà, que la Révolution et
l'Empire ont laissé derrière eux un vide que les meilleurs
esprits s'occupent à essayer de combler. Si la Révolution
avait marqué le triomphe de l'individualisme, elle appa-
raissait au contraire rétrospectivement comme un échec.
D'où non seulement une déception chronique, mais aussi
la résurgence de valeurs et d'idées contraires à celles que
la Révolution avait exaltées. Les idéaux révolutionnaires
étaient rarement condamnés en bloc, comme par les
théocrates - dont la réaffirmation tranchante de la
tradition et du holisme trouva une large audience; plus
souvent ils étaient ou bien rejetés en partie, ou bien
acceptés mais considérés comme insuffisants, ce qui
demandait une recherche en vue de les compléter. L'affir-
mation inouïe et absolue de la societas par les révolution-
naires avait eu pleine carrière, et le besoin d'universitas fut
ressenti plus fortement que jamais par l'individu romanti-
que qui héritait de la Révolution. Telle est l'explication
globale du retournement général que l'on perçoit, de
l'optimisme au pessimisme, du rationalisme au positi-
visme, de la démocratie abstraite à la recherche de
1'« organisation », de l'accentuation politique à l'accentua-
tion économique et sociale, de l'athéisme ou d'un vague
théisme à la quête d'une religion réelle, de la raison au
sentiment, de l'indépendance à la communion 2.

1. Michel, op. cit. L'auteur de cette très soigneuse étude, écrivant


à la fin du XIX e siècle, essaie de défendre « l'individualisme» (pris
dans un sens un peu différent du nôtre) contre ses critiques du
e
XIX siècle français. Il pense que les erreurs ont porté sur les moyens,
et non sur les fins. On a utilisé ici la vue générale fournie par Maxime
Leroy, Histoire des idées sociales en France, Paris, 1946-1962, 3 vol.
2. Proudhon écrivait : « L'homme le plus libre est celui qui a le
plus de relations avec ses semblables» (Leroy, op. cit., t. II, p. 50).
128 Sur l'idéologie moderne
Pour Saint-Simon et les saint-simoniens, la Révolution,
les droits de l'homme et le libéralisme avaient eu une
valeur purement destructive; le temps était venu d'organi-
ser la société, de la régénérer. L'État est une association
industrielle, il doit être hiérarchisé; au-dessous des
savants viennent les banquiers qui sont responsables du
principal moyen de régulation : le crédit. Les récompenses
doivent être inégales, comme le sont les œuvres, mais la
propriété héréditaire est une survivance à supprimer. De
plus, surtout pour les saint-simoniens, une nouvelle reli-
gion, le nouveau christianisme, doit lier ensemble les
hommes par le «sentiment ». L'époque critique, qui
n'insistait que sur l'individu et la raison, doit faire place à
une nouvelle époque organique. Ainsi seront restaurés
dans l'esprit des hommes l'équilibre et l'unité, car, selon
Saint-Simon, «l'idée de Dieu n'est rien que l'idée de
l'intelligence humaine généralisée ». En même temps,
l'exploitation impie de l'homme par l'homme aura dis-
paru 1.
Les saint-simoniens présentent ainsi un contraste pres-
que aussi parfait que les théocrates, mais plus moderne,
aux idéaux de la Révolution française. Or la même
préoccupation fondamentale est partagée par des esprits
très différents, tels Lamennais et Tocqueville. Dans son
Essai sur l'indifférence (1817), Lamennais cherchait la
vérité dans la société elle-même, en prenant ce qu'il
appelle « le sens commun », c'est-à-dire les traditions de
toutes les sociétés connues, comme la source et la marque
de la vérité. Ailleurs il écrivait: «L'homme seul n'est
qu'un fragment d'être; l'être véritable est l'être collectif,
l'humanité, qui ne meurt point 2. »
Quant à Tocqueville, un libéral, un aristocrate sincè-
rement rallié à la démocratie, il était frappé par le déve-

1. Cet aperçu sommaire est tiré de Bouglé et Halévy, La Doctrine


de Saint-Simon, Exposition, r e année, 1829, nouv. éd., Paris, 1931 ;
Michel, op. cit.; Leroy, op. cit.
2. Leroy, op. cit., t. II, p. 437 sq., 451. On peut voir un legs des
Lumières dans le fait que la référence est dans ce passage, comme
chez Comte, à l'espèce humaine, là où Rousseau avait déjà renvoyé à
la société concrète.
Genèse, II 129
loppement malheureux de la démocratie en France, et
il alla en Amérique pour étudier comparativement
ge première main les conditions qui permettaient aux
Etats-Unis démocratiques de èonnaître la paix et le bon-
heur et pour en tirer les conclusions quant à son propre
pays.
Dans cette perspective, Hegel apparaît proche des
penseurs français contemporains. Quelles que soient les
différences - évidentes -, et tout en reconnaissant que la
politique de Hegel a d'autres aspects, on peut dire
qu'historiquement la tâche que s'est donné Hegel dans la
Philosophie du droit est la même que celle que Comte et
Tocqueville avaient devant eux : la tâche de racheter les
idéaux de la Révolution de la condamnation que l'histoire
avait prononcée contre eux dans leur manifestation de fait,
ou de construire une théorie politique et sociale qui les
reprendrait sous une forme viable. Classer simplement
ensemble Hegel et Marx sous l'étiquette de philosophes
« critiques » de la société, c'est manquer la signification
historique fondamentale de la Philosophie du droit, qui est
une tentative de réconcilier tous les opposés en une vaste
synthèse et de montrer en même temps que cette synthèse
est présente dans l'État moderne, fût-il prussien. L'État
moderne, dans la vue du philosophe, apparaît comme la
consommation de tout ce qui a précédé. C'est ainsi qu'il y
a dans cette philosophie politique un aspect positiviste
important. La philosophie du droit proprement dite est
positiviste: la loi est commandement, « volonté» comme
nous l'avons vu chez Occam (et, de plus, « liberté »). Il est
vrai que Hegel critique le positivisme de l'école allemande
historique du droit (Savigny), mais il critique parallèle-
ment l'idée purement négative et destructrice de la liberté
chez les révolutionnaires français; et cette double critique
conduit à la fusion des deux opposés: la loi n'est pas
seulement donnée en opposition à la liberté de l'individu,
elle est aussi rationnelle comme la plus profonde expres-
sion de la liberté de l'homme. Dans cette synthèse, la
vérité du positivisme comme du libertarisme est conservée
tandis que leurs défauts sont supprimés. Si bien d'autres
réconciliations ont lieu dans ce livre, celle-ci n'est pas la
130 Sur l'idéologie moderne
moins importante de toutes 1. Cela est clair dans l'ouvrage
lui-même. C'est clair aussi d'après la postérité immédiate
de Hegel, qui se divise entre une «droite» et une
« gauche» acceptant respectivement seulement l'aspect
positiviste et l'aspect rationaliste (ou « critique ») de la
doctrine. L'événement illustre l'échec de Hegel, mais le
fait est qu'il a tenté à sa manière quelque chose d'analogue
à l'entreprise de Tocqueville et de Comte. Les parallèles
avec les saint-simoniens sont évidents aussi 2.
Ce qui au contraire distingue ici Hegel, c'est que, en
continuité avec Rousseau et la tradition classique de
philosophie politique, il persiste à considérer l'universitas
d'un point de vue exclusivement politique. Son « État»
correspond à ce que nous appellerions la société globale y
compris l'État proprement dit (cf. HAE J, p. 148 sq.).
Comme à l'ordinaire, Hegel concentre l'attention sur les
phénomènes conscients. Les expressions de mépris ne
manquent pas dans ce livre à propos des aspects de la
constitution sociale qui n'ont pas atteint une expression
consciente, c'est-à-dire en pratique une expression écrite,
comme la coutume en général, ou la Constitution anglaise.
Comme dans Hobbes et dans Rousseau, l'individu
conscient est soudainement appelé à reconnaître dans
l'État son moi supérieur, et dans le commandement de
l'État l'expression de sa propre volonté et liberté. La
présentation indirecte de la société sous la forme de
l'État 3 conduit à une sorte de religion de l'État, où Marx
vit une mystification. Ce rejet de l'universitas par le jeune
Marx est un événement important. La position de Marx
par rapport aux socialistes français est intéressante. Tandis

1. Philosophie du droit, op. cit., § 4, 5, 15, 259 sq. (et additions) ;


cf. dans la Phénoménologie de l'esprit, la section sur « liberté absolue
et terreur» (VI, Bc).
2. Cf. J. Hyppolite, Introduction à la philosophie de l'histoire de
Hegel, Paris, 1948, p. 59, etc.
3. La chose est claire dans la Prop~deutique de Nuremberg, où
H~gel ne parle pas simplement de l'Etat mais de la «société de
l'Etat» (Staatsgesellschaft) , ou, comme l'a traduit M. de Gandillac.
de «la société que constitue l'État» (trad. fr.: Propédeutique
philosophique, Denoël-Gonthier, coll. « Médiations »).
Genèse, II 131
que d'un côté il leur doit beaucoup, et va jusqu'à réclamer
l'abolition de la propriété privée, de l'autre il ne partage
pas le moins du monde leurs réserves en ce qui concerne
l'Individu et leurs efforts vers une idée plus profonde de
l'homme. Chez Marx, comme pour les révolutionnaires de
1789, la créature du Droit naturel, que les grands philo-
sophes avaient pris soin de transmuer lors de la transition à
la vie sociale, entre dans la société tout armée et sûre de se
suffire à elle-même. Le socialiste Marx croit à l'Individu
d'une manière qui n'a pas de précédent chez Hobbes,
Rousseau et Hegel, et même, dirait-on, chez Locke. Il se
pourrait bien qu'un tel socialisme, une telle remontée de
l'individualisme après la Révolution, n'ait pas été possible
avant les années 1840-1850. A première vue la théorie est
ici contradictoire, et sociologiquement elle est très appau-
vrie par rapport aux perceptions et aux divagations des
saint-simoniens 1.
Si Tocqueville contraste avec tout cela, c'est qu'il se
situe dans la traditjon de Montesquieu qui avait étudié la
constitution des Etats en relation avec les mœurs et
coutumes des peuples. Tocqueville à son tour étudia la
politique en relation avec son contexte social général, et
tout particulièrement les idées et valeurs. En ce qui
concerne la relation entre religion et politique, par compa-
raison avec leur identification partielle mais abrupte, et
quelque peu obscure, chez Hegel, et avec la surestimation
chez Comte de l'humanité à l'encontre de la société
globale concrète, les conclusions de l'enquête relativement
modeste de Tocqueville en Amérique apparaissent en fin
de compte aujourd'hui plus profondes et plus proches du
vrai, peut-être parce que lui seul s'est livré à une véritable
comparaison sociologique. Tocqueville conclut qu'un sys-
tème politique démocratique n'est viable que si certaines
conditions sociales sont remplies. Le domaine politique ne
peut pas absorber celui de la religion, ou en général des
valeurs ultimes. Au contraire, il doit être complété et
soutenu par lui (HH, p. 29).

1. Sur les rapports chez Marx entre individualisme, projet artificia-


liste et économisme, cf. HAE l, 2e partie.
132 Sur l'idéologie moderne
En somme, les penseurs français de la première moitié
du XIXe siècle furent conduits à considérer l'homme
comme un être social, à insister sur les facteurs sociaux qui
constituent la matière première de la personnalité et
expliquent en dernier ressort que la société n'est pas
réductible à une construction artificielle à base d'indivi-
dus. Le plus évident de ces facteurs, la langue, fut souligné
par Bonald, qui attribuait son origine à Dieu. La religion
était hautement appréciée par les saint-simoniens comme
source de cohésion sociale : ils insistaient sur la religion et
le sentiment en vue de la reconstruction du corps social.
Le ridicule dans lequel ils sombrèrent - de même que le
mysticisme de Comte, qui n'était peut-être que prématuré
- ne doit pas cacher la profondeur de leur perception.
L'effort de tous ces penseurs tendait, au moins pour une
part, à amener au jour, par-dessous la discontinuité
évidente des consciences humaines, les racines sociales de
l'être humain. Dans cette perspective, l'État moderne ne
correspond qu'à une partie de la vie sociale, et il n'y a pas
de discontinuité absolue entre la politique consciente de
soi des modernes et d'autres types de société que le
philosophe politique a tendance à placer au-dessous du
seuil de l'humanité adulte.
Il y a donc ici, et en particulier dans le surgissement
parallèle et partiellement conjoint de la sociologie et du
socialisme en France, bien davantage et tout autre chose
qu'une conséquence de la révolution industrielle. Celle-ci
du reste est encore à venir dans l'essentiel, et c'est
seulement à partir de 1830 qu'on peut en parler sérieuse-
ment. Dans le creux profond qui suit le raz de marée
révolutionnaire de 1789, on voit émerger quelque chose de
ces représentations holistes que nous avons détectées,
dominées mais non tout à fait absentes, tout au long de la
montée de l'individualisme 1. Comparativement, le fait
rapproche en quelque mesure des sociétés traditionnelles
la société moderne qui s'en écarte par ses valeurs spécifi-

1. Observons le parallélisme entre le fait global - la Révolution et


sa conséquence - et les doctrines paradoxales de Hobbes et de
Rousseau: en somme l'histoire a donné raison à ces auteurs.
Genèse, II 133
ques. Le fait est important à la fois pour la compréhension
de la sociologie et du socialisme. La sociologie présente,
au niveau d'une discipline spécialisée, la conscience du
tout social qui se trouvait au plan de la conscience
commune dans les sociétés non individualistes. Le socia-
lisme, forme nouvelle et originale, retrouve la préoccupa-
tion du tout social et conserve un legs de la Révolution, il
combine des aspects individualistes et des aspects holistes.
On ne peut pas parler d'un retour au holisme puisque la
hiérarchie est niée, et il est clair que l'individualisme est lui
aussi disjoint, conservé sous certains aspects, rejeté sous
d'autres 1.
Sans doute ce n'est qu'une caractérisation idéologique
sommaire, d'un point de vue historique et comparatif.
Mais la formule éclaire déjà, me semble-t-il, la place du
« critique» que j'ai cité. Elle serait également utile pour
l'étude des développements idéologiques des XIXe-XX e
siècles, mais celle-ci déborde notre objet: on n'a voulu,
dans cette dernière section, que compléter l'esquisse de la
montée de i'individualisme au plan politique et social en
marquant les cOIiséquences idéologiques de la Révolution,
en enregistrant ce que l'histoire nous dit immédiatement,
en quelque sorte, de la relation entre l'idéologie de 1789 et
la réalité sociale tout entière.

1. Ci-dessus, p. 102. La grande variation chez les socialistes français


d'alors dans l'importance accordée à l'égalité - très grande chez
Proudhon par opposition à Saint-Simon et à Fourier - est un indice
de l'attitude mêlée vis-à-vis de la Révolution de 1789.
3

Une variante nationale


Le peuple et la nation chez
Herder et Fichte *

Si l'on parle, comme je l'ai fait, de l'idéologie moderne


comme d'un système d'idées et de valeurs caractéristiques
des sociétés modernes, et en premier lieu de celles où la
modernité est apparue et s'est développée, on peut se voir
objecter qu'une telle idéologie n'existe pas, pour la simple
raison que ce qu'on désigne ainsi varie d'un pays à l'autre,
ou entre les aires des grandes langues de civilisation. Et il
est vrai qu'il y a, par exemple, à l'intérieur de la culture
européenne moderne des sous-cultures anglaise, française,
allemande. Il y a simplement lieu de les prendre, ou de
prendre les idéologies correspondantes, comme des
variantes, équivalentes en droit, de l'idéologie moderne,
et la connaissance concrète de l'idéologie moderne
demande que l'on puisse passer, disons par un système de
transformations, de l'une de ces variantes à l'autre 1. Or, le
fait est que les sous-cultures nationales communiquent
entre elles moins immédiatement et facilement que le sens
commun, en tout cas le sens commun français, n'est enclin
à le croire. Il est vrai que dans le fond il ne reconnaît pas
même leur existence.
L'idéologie moderne comporte en effet un universa-
lisme profond qui fait rejeter hors du domaine cognitif lui-

* Repris de Libre, 6, 1979 p. 233-250. Exposé d'abord sous le titre


« Communication entre cultures » au symposium « Discoveries » de
la Fondation Honda à Paris (octobre 1978), puis devant l'Internatio-
nal Society for the Comparative Study of Civilizations (U. S.) à
Northridge, Californie, en mars 1979.
1. Le problème pratique du passage d'une culture à une autre a été
rencontré à propos de l'initiation à la sociologie et à propos de la
théorie anthropologique de la parenté (HH, p. XVI-XVII et note).
Une variante nationale 135
même les diversités rencontrées : on parle de « caractères
nationaux », et chaque pays entretient des stéréotypes sur
les pays voisins. En fin de compte les sous-cultures
nationales sont beaucoup plus opaques l'une pour l'autre
qu'on a tendance à le croire. Entre la France et
l'Allemagne le problème de la communication revêt
historiquement un aspect dramatique. Les difficultés et
malentendus qui émaillent le XIXe et le xxe siècle ne
résultent pas ·seulement de l'affrontement de deux États
nationaux d'âge inégal, témoins la discussion entre histo-
riens à propos de l'Alsace-Lorraine après 1870 et la
reconsidération déchirante à laquelle ont dû se livrer
plusieurs philosophes germanistes français autour de 1914,
témoins encore, parmi les plus éminents, Henri Heine et
Ernst Troeltsch qui ont perçu, l'un en héritier du roman-
tisme, l'autre en historien-sociologue instruit par la Pre-
mière Guerre mondiale, la distance entre les deux mentali-
tés et la difficulté de les faire communiquer. Si, malgré
nombre de contributions notables, le problème est tou-
jours devant nous, on voit très clairement, à partir du côté
français, que cela est dû à la difficulté pour chacun de
sortir de sa propre variante nationale, de cesser de
l'identifier implicitement ou inconsciemment à la seule
vraie ou à l'idéologie moderne elle-même pour la voir en
équivalence à la variante étrangère. En d'autres termes, il
a manqué une distanciation, ou un point d'appui à
l'extérieur du double système, ou encore une « mise en
perspective» de l'idéologie moderne. Or c'est précisé-
ment ce que l'anthropologie sociale peut apporter. Dans le
cas présent, le point d'appui sera fourni par les résultats de
la comparaison effectuée précédemment entre l'Inde et
l'Occident moderne. On espère qu'il permettra une
comparaison plus radicale et plus systématique que par le
passé. Ces résultats se ramènent essentiellement à deux
outils, qui sont la distinction holisme/individualisme et la
relation hiérarchique. On les rencontrera chemin faisant.
Je me bornerai à deux applications précises de la démar-
che, qui prises conjointement éclaireront un même thème,
celui de la nation et du nationalisme. Il s'agira d'un aspect
fondamental de la pensée de Herder d'abord, de Fichte
136 Sur l'idéologie moderne
ensuite. Replaçons-les d'abord dans le mouvement d'en-
semble.
A partir du XVIIIe siècle et tout particulièrement du
Sturm und Drang, à travers surtout la période de la
Révolution française et de l'Empire napoléonien, la
culture allemande connaît, au plan savant, un développe-
ment sans précédent qui comporte en particulier son
émancipation vis-à-vis de la culture française jusque-là
dominante et qui constitue dans l'essentiel l'idéologie
allemande moderne. Point n'est besoin d'insister sur
l'importance de ce mouvement et de ses conquêtes pour
l'idéologie moderne en général. Le présenter de la sorte
doit cependant susciter des protestations : on dira que les
grandes philosophies sont universelles et n'ont rien à voir
avec les idéologies nationales, et même si l'on admet que
la pensée allemande s'est développée sous l'aiguillon des
Lumières françaises et anglaises et de la Révolution
française, on hésitera à y voir un fait d'interaction entre
cultures nationales, la Révolution française faisant partie
du patrimoine commun de la culture moderne 1. Mais ces
objections doivent céder si la perspective proposée rend
mieux compte que l'habituelle de ce qui est connu.

En 1774, à l'orée du Sturm und Drang ou préroman-


tisme allemand, Herder, qui a trente ans, publie Une autre
philosophie de l'histoire (Auch eine Philosophie der Ge-
schichte). Le titre indique une réplique à Voltaire, et si la

1. Le mot d'« interaction », employé ici, peut prêter à confusion,


l'étude n'étant pas causale, ni dynamique, mais seulement une
comparaison statique de configurations d'idées. Seuls les résultats de
cette comparaison autorisent ici à parler, par anticipation et pour
faire court, d'interaction ou d'acculturation. L'interaction s'observe
directement dans le cas de Herder, mais non en général.
Cette note, supprimée inexplicablement dans la version imprimée
dans Libre, est ici restituée. Profitons-en pour ajouter qu'il ne s'agit
naturellement pas de réduire la pensée allemande aux conditions
dans lesquelles elle a vu le jour. Comme il est dit ailleurs (introduc-
tion, et chap. VI), et en consonance du reste avec la pensée allemande
elle-même, l'anthropologue cherche le sens véritable et la valeur
universelle d'un trait quelconque à travers la tradition particulière où
il s'enracine.
Une variante nationale 137
philosophie de l'histoire qu'il contient est complexe, cet
ouvrage relativement bref (cent dix pages des Œuvres
complètes) est en effet avant tout une polémique passion-
née contre les Lumières, leur plat rationalisme, leur
conception étroite du progrès, et avant tout contre l'hégé-
monie de ce rationalisme universaliste qui méprise ce qui
lui est étranger et prétend imposer partout son raffinement
sénile. Herder réhabilite tout ce que le XVIIIe siècle franco-
anglais rejette ou ignore, la prétendue barbarie du Moyen
Age, l'Égypte sacrifiée à la Grèce, la religion. Au lieu de
faire consister l'histoire dans l'avènement d'une raison
désincarnée et partout identique, Herder y voit le jeu
contrasté d'individualités culturelles dont chacune consti-
tue une communauté spécifique, un peuple, Volk, où
l'humanité exprime chaque fois de façon irremplaçable un
aspect d'elle-même, et dont le peuple germain, porteur de
la culture chrétienne occidentale, est l'exemple moderne.
Dans le flux de l'histoire, il y a non pas simplement
progrès (Fortschritt), mais, à l'intérieur des grands ensem-
bles de civilisation, l'antique et le moderne, ce qu'on
appellerait une succession d'épanouissements (Fortgang,
Fortstreben) tous « d'égale nécessité, d'égale originalité,
d'égal mérite, d'égal bonheur» 1.
En somme, face à l'universalisme régnant, Herder
affirme avec feu, en 1774, la diversité des cultures, qu'il
exalte tour à tour ~ sans ignorer les emprunts - qui
s'accompagnent toujours d'une profonde transformation
de l'élément emprunté - ni, même s'il ne s'y appesantit
pas, que chaque excellence se paye d'une insuffisance, que
toutes ces perfections sont unilatérales et incomplètes. On

1. J. G. Herder, Une autre philosophie de l'histoire, Paris, Aubier,


1964 (coll. bilingue), introduction de Max Rouché. Au-delà de la
parenté évidente entre le Volk de Herder et la monade leibnizienne,
on est frappé par la convergence profonde entre la complexité du
mouvement historique selon Herder (cf. Rouché, ibid., p. 48-73) et
celle de la discussion de la question du progrès chez Leibniz, telle
qu'elle est retracée dans le beau livre de Michel Serres, Le Système de
Leibniz et ses modèles mathématiques, Paris, PUF, 1968, t. l, p. 263-
279 : même tendance, même aptitude à laisser coexister des aspects
ou niveaux différents pour envisager la totalité du processus.
138 Sur l'idéologie moderne
peut dire qu'ici est posé par anticipation, en face des futurs
droits de l'homme, le droit des cultures ou peuples. Ceci
suppose une transformation profonde dans la conception
de l'homme; au lieu d'un individu abstrait, représentant
de l'espèce humaine, porteur de raison, mais dépouillé de
ses particularités, l'homme de Herder est ce qu'il est, dans
tous ses modes d'être, de penser et d'agir, en vertu de son
appartenance à une communauté culturelle déterminée.
Ici comme ailleurs, Herder n'innove pas absolument. On
pense en premier lieu à Rousseau, qui s'est distancé des
Encyclopédistes précisément sur ce point, en « citoyen de
Genève » reconnaissant pleinement la nature sociale de
l'homme, c'est-à-dire son appartenance à une société
concrète comme condition nécessaire de son éducation à
l'humanité.
Nous sommes ici devant une différence essentielle dans
la manière de penser l'homme: en fin de compte, ou bien
la valeur fondamentale est placée dans l'individu, et on
parlera en ce sens de l'individualisme de Voltaire ou des
Encyclopédistes, ou bien elle est placée dans la société, ou
culture, dans l'être collectif, et je parlerai du holisme qui
affleure ici dans Rousseau et dans Herder 1. Si l'avène-
ment de l'individualisme distingue la culture moderne de
toutes les autres et en tout cas des autres grandes
civilisations comme je le pense, nous avons ici, avec la
résurgence d'un aspect holiste dans la civilisation
moderne, un faft historique important. Il faut prendre
garde pourtant à une nouveauté notable. Dans le holisme
traditionnel, l'humanité se confond avec la société des
nous, les étrangers sont dévalués comme, au mieux, des
hommes imparfaits - et du reste tout patriotisme, même
moderne, se teinte de ce sentiment. Chez Herder, au
contraire, toutes les cultures sont posées comme de droit

1. La distinction holisme/individualisme ne représente pas par


rapport à la culture allemande une introduction arbitraire de points
de vue étrangers. Elle ne diffère de celle de Toennies. Gemeinschaft/
Gesellschaft, que par l'accent mis sur la hiérarchie des valeurs, et la
distinction de Toennies elle-même tire sa valeur de ce qu'elle reflète
analytiquement toute la pensée allemande en cause. Cf. ci-dessous,
chap. VI.
Une variante nationale 139
égal. Il est clair que cela n'est possible que parce que les
cultures sont vues comme autant d'individus, égaux mal-
gré leurs différences: les cultures sont des individus
collectifs. En d'autres termes, Herder transfère l'indivi-
dualisme, qu'il vient de transcender de façon holiste au
plan élémentaire, au plan d'entités collectives jusque-là
méconnues ou subordonnées. Herder ne fait donc pas que
rejeter la culture universaliste - principalement fran-
çaise -, il en accepte en même temps un trait majeur pour
affirmer en face d'elle la culture germanique, et toutes les
autres cultures qui ont fleuri dans l'histoire. Au niveau
global, la réaction de Herder se situe à l'intérieur du
système de valeurs moderne. Son holisme est bel et bien
situé à l'intérieur de l'individualisme qu'il pourfend - et
c'est peut-être la raison de ce qu'il y a de forcé, de
grinçant, de haletant presque, dans le style de Auch. Plus
tard, dans le climat plus serein de Weimar, il tentera dans
les Ideen de réconcilier universalité et concrétude, grâce à
la notion, qu'il désespère de définir, de Humanitiit. Nous
sommes, en 1774, devant un gros fait de ce qu'on a appelé
de nos jours acculturation. On peut dire rigoureusement
que Herder pose dans la culture moderne une sous-culture
allemande distincte de la française. Et nous sommes aussi
à la source de ce qu'on appelle la théorie ethnique des
nationalités par opposition à la théorie dite élective,
d'ascendance française, où la nation repose sur un consen-
sus, le « plébiscite de tous les jours» de Renan. Or nous
venons de voir que la théorie ethnique n'est pas, dans son
fondement idéologique, indépendante de l'autre, mais
résulte d'un transfert du même principe du plan de
l'homme individuel au plan de collectivités. Ce point est
souvent perdu de vue de nos jours.
J'ai attiré l'attention sur la combinaison chez Herder
d'éléments individualistes et holistes, plus précisément j'y
ai vu la composante holiste se subordonner à la compo-
sante individualiste de façon à vrai dire peu marquée et
presque subreptice. On pourrait préférer voir cette combi-
naison autrement, mais la disposition est bien telle que je
la décris, comme nombre d'autres traits l'indiquent, et elle
doit être telle, à la réflexion, pour que la pensée de Herder
140 Sur l'idéologie moderne
se situe dans la culture moderne et non hors d'elle. Au
niveau global, la tendance holiste est ici limitée par,
contenue ou comme j'ai coutume de dire englobée dans un
individualisme qui est, lui, vidé de sa substance aux
niveaux qui sont secondaires pour Herder : chaque peuple
est pris comme un tout, et non atomisé en individus. On
peut naturellement s'interroger sur la solidité de cette
synthèse dans l'usage, et il est de fait que les successeurs
de Herder en Allemagne ont plus souvent hiérarchisé les
cultures ou nations qu'ils ne les ont égalées les unes aux
autres.
En vue de ce qui va suivre, il me faut maintenant
préciser la définition de la hiérarchie à partir de l'exemple
que nous venons de rencontrer. C'était un exemple
d'englobement du contraire. Tel est à mon sens le principe
de la hiérarchie qu'on a coutume de ne considérer que plus
ou moins amalgamée au pouvoir, alors qu'il y a intérêt,
comme on le verra ici même, à l'en distinguer absolument.
Il n'est pas de meilleur exemple que la création d'Ève à
partir d'une côte d'Adam, au premier livre de la Genèse.
Dieu crée d'abord Adam, soit l'homme indifférencié,
prototype de l'espèce humaine. Puis, dans un deuxième
temps, il extrait en quelque sorte de cet être indifférencié
un être de sexe différent. Voici face à face Adam et Ève,
cette fois en tant que mâle et femelle de l'espèce humaine.
Dans cette curieuse opération, Adam a en somme changé
d'identité tandis qu'apparaissait un être qui est à la fois
membre de l'espèce humaine et différent du représ~ntant
majeur de cette espèce. Adam, ou dans notre langue
l'homme, est deux choses à la fois: le représentant de
l'espèce humaine et le prototype mâle de cette espèce. A
un premier niveau homme et femme sont identiques, à un
second niveau la femme est l'opposé ou le contraire de
l'homme. Ces deux relations prises ensemble caractérisent
la relation hiérarchique, qui ne peut être mieux symbolisée
que par l'englobement matériel de la future Ève dans le
corps du premier Adam. Cette relation hiérarchique est
très généralement celle entre un tout (ou un ensemble) et
un élément de ce tout (ou ensemble) : l'élément fait partie
de l'ensemble, lui est en ce sens consubstantiel ou identi-
Une variante nationale 141
que, et en même temps il s'en distingue ou s'oppose à lui.
Il n'y a pas d'autre façon de l'exprimer en termes logiques
que de juxtaposer à deux niveaux différents ces deux
propositions qui prises ensemble se contredisent. C'est ce
que je désigne comme «englobement du contraire 1 ».
Cette difficulté logique et l'inspiration égalitaire de notre
civilisation font que la relation hiérarchique n'est pas en
honneur chez nous. On dirait même que nous passons
notre temps à l'éviter et à en trouver des expressions
détournées. Il est aisé pourtant de la détecter là où on s'y
attendrait le moins. C'est que nous n'avons pas cessé de
reconnaître des valeurs. Et dès que nous accordons de
l'importance à une idée, elle acquiert la propriété de
subordonner, d'englober son contraire.
Je ne rechercherai pas systématiquement les traits de
hiérarchie dans la première philosophie de l'histoire de
Herder. Je remarquerai seulement qu'implicitement au
moins elle est présente à chaque époque de l'histoire, dans
la mesure où un peuple particulier y occupe le devant de la
scène et y représente pour un temps l'humanité tout
entière, tandis que les autres sont à l'arrière-plan. Ainsi
dans l'Antiquité, successivement l'Oriental, l'Égyptien
avec le Phénicien, le Grec, puis le Romain ont valeur
universelle en ce qu'ils représentent un âge de l'humanité
ancienne, de la petite enfance à la vieillesse. Cette
identification d'un peuple à l'humanité tout entière pour
un âge déterminé est commune chez les penseurs alle-
mands à la suite de Herder, et nous la retrouverons
appliquée à l'époque moderne chez Fichte.
Au moment de quitter Herder, rappelons que nous
n'avons exploité qu'un trait de l'un de ses écrits, un trait à
la vérité fondamental non seulement chez Herder lui-
même mais quant à sa postérité. En effet, Herder a
profondément influencé par là - comme il était naturel -
l'acculturation et le nationalisme chez des peuples exposés
à leur tour dans la suite au plein impact des valeurs
1. Cf. HH, 1979, postface, p. 396-403 (je n'ai pu me retenir de
reproduire l'exemple d'Adam et Ève, à la fois parlant et actuel), et
aussi l'application à l'opposition droite/gauche, ci-dessous, chap. VI,
2e partie.
142 Sur l'idéologie moderne
modernes, en particulier les peuples de langue slave de
l'Europe du Centre et de l'Est. En Allemagne même, la
notion herdérienne du Volk est à l'origine d'un courant
majeur du romantisme, et n'est pas absente de l'idéalisme
allemand dont nous allons maintenant présenter sommai-
rement un aspect dans la personne de Fichte.
La philosophie sociale et politique de Fichte constitue
aujourd'hui encore un problème. Fichte a voulu être le
philosophe de la Révolution française, et pourtant il a
souvent été considéré en Allemagne, notamment par
l'historien Meinecke, comme un précurseur du pangerma-
nisme ou de la théorie qui lie l'État à la volonté de
puissance collective du peuple. L'exégète français de sa
philosophie, Martial Guéroult, a eu à cœur de montrer
que Fichte était resté parfaitement fidèle à la Révolution
et que tout ce que l'on trouve d'autre chez lui sur ce plan
était secondaire : sa manière profondément allemande de
penser et d'agir, son «messianisme germanique », les
malentendus et falsifications qui s'y sont greffés 1. Je
voudrais montrer que la différence des deux sous-cultures,
l'allemande et la française, rend mieux compte à la fois de
la philosophie sociale de Fichte et de son destin subsé-
quent. Je chercherai surtout à marquer la présence chez
l'égalitaire Fichte d'une forme de pensée proprement
hiérarchique dont il serait difficile de trouver l'équivalent
chez les révolutionnaires français.
Allons tout droit au cœur de la difficulté, aux Discours à
la nation allemande, ces conférences prononcées après la
déroute d'Iéna dans Berlin occupé par les troupes de
Napoléon. Des interprétations divergentes et des appré-
ciations contradictoires de M. Guéroult (fidélité à l'idéal
révolutionnaire) et de Meinecke (un pas seulement en
direction de la conception allemande, plus ou moins
pangermaniste, de l'État), il se dégage un accord qui peut
nous servir de point de départ : il y a une composante
universaliste chez Fichte, et on peut même admettre avec
1. Martial Guéroult, Études sur Fichte, Paris, 1974, p. 142-246,
conclusion; Friedrich Meinecke. Weltbürgertum und Nationalstaat,
Munich, 3e éd., 1915, p. 96-125.
Une variante nationale 143
M. Guéroult que c'est la composante essentielle ou
englobante des Discours comme de l'ensemble de la
philosophie sociale de Fichte. Le problème est alors de
savoir ce que Fichte a ajouté ici à l'universalisme ou avec
quoi il l'a combiné pour obtenir en fin de compte
l'exaltation de la nation allemande (encore inexistante
comme telle alors).
Comme Kant, et comme Hegel même, Fichte appartient
à la lignée universaliste par opposition à la lignée herdé-
rienne, qu'on pourrait appeler historiciste ou monadique,
qui exalte la spécificité de chaque peuple ou culture.
Meinecke peut lui reprocher d'exalter en fin de compte la
« nation de raison » plutôt que la nation concrète comme
vouloir-vivre particulier. Rappelons d'abord que l'univer-
salisme ou cosmopolitisme n'exclut pas le patriotisme. On
l'a bien vu chez les Français de 1793, et on le comprend
aisément: en tant qu'individu représentant l'espèce
humaine, je vis en fait dans une société ou nation
particulière, et je prends spontanément ce cercle plus
restreint comme la forme que revêt empiriquement pour
moi l'espèce humaine; je puis donc lui être attaché sans
justifier explicitement mon attachement par ce qui diffé-
rencie ma nation des autres. Mais il y a davantage chez
Fichte, il y a disons dans l'essentiel cette proposition que
«l'universalité caractérise l'esprit allemand », et cette
proposition est profondément ambiguë. Xavier Léon a
montré que, dans les textes de cette période et dans les
Discours en particulier, Fichte pose ses thèses en relation
avec celles de romantiques comme A. W. Schlegel et
Schelling, et que sans leur prendre tout il leur prend
quelque chose. Ici en particulier, Fichte admet avec
Schlegel que le peuple germanique est destiné à la
domination du monde, mais il faut prendre garde qu'il
modifie profondément le sens de cette affirmation en la
fondant sur la coïncidence de l'universalité avec la germa-
nité, déjà présente du reste dans ses Dialogues patrioti-
ques 1. C'est de l'humanité, du développement de l'huma-

1. Xavier Léon, Fichte et son temps, 2 t. en 3 vol., Paris, éd. 1954-


1959, II-l, p. 433-463; II-2, p. 34-93.
144 Sur l'idéologie moderne
nité qu'il s'agit essentiellement. L'ambiguïté réside en ceci
que lorsque Fichte insiste sur la fonction régénératrice du
peuple allemand, sur la préséance qui revient de ce fait à
l'Allemagne, nous ne savons pas s'il s'agit d'une applica-
tion unilatérale de l'universalisme à une population par-
ticulière, soit une hypertrophie du patriotisme, ou de
l'affirmation hégémonique d'un vouloir-vivre à laquelle
l'universalisme sert seulement d'argument. Pour restituer
la pensée de Fichte il faut, je crois, conclure que ce n'est ni
l'un ni l'autre, mais que, pour lui, il y a coïncidence, une
coïncidence à la vérité quasi miraculeuse des deux aspects.
Nous l'avons dit, Fichte est dans l'ensemble éloigné de
la notion herdérienne, reprise par les romantiques, de la
diversité des caractères des peuples comme répondant à la
manifestation de l'universel dans toute sa richesse. Dans
un passage du 13e Discours il en fait mention, mais il s'agit
précisément d'un argument fort habile dirigé contre le
rêve romantique d'un nouvel Empire chrétien germa-
nique.
En général, s'il est vrai que Fichte reprend à son compte
à cette époque les stéréotypes courants de l'excellence du
caractère allemand, de la langue allemande, etc., c'est
avant tout pour affirmer une hiérarchie des peuples au
nom des valeurs universalistes elles-mêmes. Et précisé-
ment on peut montrer qu'il y a dans la pensée de Fichte,
indépendamment de tout emprunt aux romantiques, en
même temps qu'un fort accent universaliste et individua-
liste (les deux allant de pair), un aspect holiste et tout
particulièrement une composante hiérarchique. Je passe-
rai ici sur le holisme, fort en évidence dans le socialisme
autoritaire de l'État commercial fermé, et qu'on trouverait
aussi dans des passages d'autres textes, en cohabitation
malaisée avec l'individualisme - mais c'est là en fin de
compte un trait fort répandu dans la pensée moderne, les
sociologues y compris 1. Plus frappante est l'émergence
d'une forme de pensée hiérarchique, en clair contraste
avec les Lumières et la pensée révolutionnaire française,
et cela tout au long de l'œuvre de Fichte.

1. Cf. pour les durkheimiens, HH, n. 3a; ici même, chap. VI.
Une variante nationale 145
Le fait est d'autant plus remarquable que Fichte est
farouchement égalitaire au plan politique, en contraste
avec Kant et la plupart des Allemands, mais comme
Herder (et Rousseau), en consonance avec la Révolution
française dans son développement jacobin. On est frappé
de trouver un exemple parfaitement formalisé de hiérar-
chie précisément dans l'ouvrage que le jeune Fichte
consacre en 1793 à la défense de la Révolution française,
les Contributions à la rectification du jugement du public ...
On trouve en effet dans ce livre une seule figure. Elle est
destinée à monter l'État comme nécessairement subor-
donné à l'individu. Elle présente quatre cercles concentri-
ques dont le plus grand englobe, « embrasse» le second et
ainsi de suite: l'individualisme sous sa forme morale, ou
« domaine de la conscience », embrasse le domaine du
Droit naturel, celui-ci à son tour celui des contrats en
général, celui-ci enfin celui du contrat civil, donc de
l'État 1. On a donc là, répétée trois fois, précisément la
disposition d'englobement par laquelle j'ai défini précé-
demment la hiérarchie, et cela dans un ouvrage consacré à
la défense de la Révolution française. Sans doute il n'y a
nulle collision entre le propos du livre et ce schéma, car il
s'agit là de hiérarchie pure qui n'a rien à voir avec le
pouvoir. Néanmoins, n'y a-t-il pas un paradoxe à voir
l'individualisme égalitaire avoir recours à une forme de
pensée hiérarchique? Il Y a fort à parier que l'on aurait
beaucoup de mal à trouver dans la France d'alors quoi que
ce soit de semblable, et que Fichte combine déjà ici
l'égalitarisme - qui lui permet de communier avec la
Révolution - et une forme d'esprit toute différente qui, si
raffinée qu'elle soit, et si on la rapproche du holisme de
l'État commercial fermé, évoque indirectement l'accepta-
tion plus générale en Allemagne des hiérarchies sociales
elles-mêmes.
Une émergence de la hiérarchie d'un ordre tout diffé-

1. En traduction française: J. H. Fichte lsic, pour: J. G. Fichtej,


Considérations destinées à rectifier les jugements du public sur la
Révolution française ... (trad. fr. par Jules Barni), Paris, 1859, p. 164;
cf. Alexis Philonenko, Théorie et Praxis ... , Paris, 1968, p. 162.
146 Sur l'idéologie moderne
rent se rencontre dans l'État commercial fermé (1800). où
les besoins alimentaires et autres de diverses catégories
sociales sont soigneusement distingués. Le savant, dans
l'intérêt même de ce que nous appellerions le rendement
de son travail, demande des mets riches et un cadre raffiné
tandis que, à l'autre extrémité de l'échelle sociale, le
paysan est en état d'assimiler une nourriture grossière, qui
lui suffit. Cette fois le trait est intéressant en contraste
avec l'égalitarisme de principe de l'ouvrage et surtout avec
les développements français dans le sens du dirigisme
auxquels la préoccupation fichtéenne apparente l'ou-
vrage 1.
Mais ce ne sont encore là que des occurrences locales,
presque anecdotiques, de l'esprit hiérarchique. Beaucoup
plus éclatante est la présence de l'opposition hiérarchique
au cœur même de la philosophie de Fichte, dans cette
dialectique du Moi et du Non-moi qui constitue le fon-
dement de la Doctrine de la science (1794), « dialectique
transcendantale», selon M. Philonenko 2, qui établit les
conditions de toute connaissance. En effet, c'est le Moi qui
pose le Non-moi. Comme dans le cas d'Adam et d'Ève, il y
a deux niveaux: à un premier niveau, le Moi est indiffé-
rencié, c'est le Moi absolu; à un second niveau le Moi pose
en lui-même le Non-moi, et du même coup se pose lui-
même en face du Non-moi, ici il y a en somme le Moi en
face du Non-moÏ. Le Non-moi est donc d'une part dans le
Moi et de l'autre son opposé. Cette disposition strictement
hiérarchique de la dialectique fichtéenne est remarquable
à bien des égards, notamment en ce qu'elle permet
d'intégrer en un tout la raison théorique et la raison
pratique de Kant, et par rapport à la dialectique hégé-
lienne qui, elle, ne sera plus hiérarchique. Et cependant!
La formule de départ ou plutôt les formulations de base de
Hegel sont très semblables dans leur forme à celle de
Fichte : la vie comme « liaison de la liaison et de la non-
liaison» (à Francfort), « l'identité de l'identité et de la

1. Léon, op. cit., p. 101-114; cite en parallèle Babeuf.


2. Philonenko dans Y. Belaval et al., La Révolution kantienne
(1973), Paris, Gallimard, 1978, p. 193.
Une variante nationale 147
non-identité» (à Iéna) 1, l'infini comme union de l'infini
et du fini (dans la Logique). Mais précisément on aperçoit
par là que l'effort de Hegel, ou une bonne part de cet
effort, tend à l'élimination de l'aspect hiérarchique, et que
sa dialectique doit peut-être une part de sa complexité à ce
trait. Ainsi il dira non seulement que l'infini contient le
fini, mais aussi que le fini contient l'infini, ce qui n'est bien
évidemment pas vrai dans le même sens. Hegel veut
absolument venir à bout de la dissymétrie de ces formules,
en mettre les deux termes sur pied d'égalité. En ce sens on
peut dire que l'acculturation est chez lui parfaite, plus
poussée que chez Fichte, la valeur égalitaire s'y fait plus
ambitieuse, plus englobante, Hegel va plus loin, en
quelque sorte, dans la fidélité à la Révolution française.
Ajoutons, pour clore ce bref excursus hégélien, que la
hiérarchie réapparaît pourtant chez Hegel lui-même, et
cela de deux façons : explicitement d'abord, au niveau
suprême de l'Esprit absolu 1., implicitement ensuite à des
niveaux moins exaltés, comme par exemple au plan de la
philosophie sociale, car il est clair que l'État de Hegel
(ho liste ) englobe en fait dans notre sens du mot sa société
civile (individualiste).
Revenons à Fichte. Nous avons vu que depuis les
Contributions de 1793, jusqu'aux Discours de 1807-1808,
en passant par le centre transcendantal de la Doctrine de la
science, on rencontre chez Fichte une composante hiérar-
chique. Cette constatation nous permet de répondre à la
question posée à propos des Discours. Ce que, indépen-
damment de tout emprunt plus ou moins anecdotique aux
romantiques, Fichte ajoute à l'universalisme individualiste
de la Révolution, c'est précisément ce sens de la hiérar-
chie: rien d'étonnant à ce que, pour lui, un peuple
particulier opposé à d'autres comme le Moi au Non-moi
incarne à une époque donnée l'humanité, le Moi humain
tout entier. C'est ainsi qu'il peut rejoindre sur ce point le

1. Les deux premières formules sont rapprochées dans Jacques


Taminiaux, La Nostalgie de la Grèce ... , La Haye, 1967, p. 234.
2. Theunissen, op. cit., p. 161, 163 et passim.
148 Sur l'idéologie moderne
courant prédominant de la pensée allemande, et les
romantiques en particulier.
Par là, Fichte nous aide à saisir une dimension du
pangermanisme qui risquerait de nous échapper. Le
peuple allemand dans son ensemble était au XIXe siècle -
et encore au Xxe - enclin à l'obéissance, il admettait la
nécessité de la subordination en société. (On retrouve cela
chez Kant : l'homme est un animal qui - en société - a
besoin d'un maître.) En présence d'une pluralité de
nations, il était naturel, pour les Allemands en général,
que les unes dominassent les autres. Chez des égalitaristes
- exceptionnels, mais déterminés - comme Herder et
Fichte, qui haïssent la domination de l'homme sur
l'homme, subsiste seulement la hiérarchie, distincte du
pouvoir auquel elle adhère d'ordinaire. Chez les histori-
cistes, à la différence de Fichte, chaque époque de
l'histoire est identifiée à une culture concrète, et l'huma-
nité ne se révèle complètement que dans le cours entier de
l'histoire.
Au terme de cette brève analyse, on voit en quel sens il
est insuffisant de prendre Fichte soit comme un adepte
fidèle de la Révolution française qui présenterait secondai-
rement certaines caractéristiques allemandes - jugement
qui recèle un francocentrisme inconscient -, soit comme
un ancêtre de la théorie du vouloir-vivre et du vouloir-
dominer de la nation allemande qui aurait eu le tort de ne
pas s'être détaché entièrement de l'universalisme abstrait
des Français. Au plan des cultures, il a en réalité traduit en
allemand la Révolution française. Comme Herder, égali-
tariste décidé qui ne reconnaissait pas la subordination
dans la société comme allant de soi, il conservait cepen-
dant un sens très fort de la hiérarchie au sens strict du
terme qui la distingue du pouvoir; de plus il a appliqué
l'individualisme moderne au plan collectif, faisant du
peuple ou de la nation un individu d'ordre supérieur, et,
comme Herder encore, il a vu l'humanité s'incarner à
l'époque contemporaine essentiellement dans le peuple
germain, ou plutôt dans la nation allemande.
Avant de généraliser sur ce dernier point, je voudrais
revenir un instant sur la présence, insoupçonnée jusque-là
Une variante nationale 149
mais éclatante, de la hiérarchie au cœur de la philosophie
de Fichte. Fichte ne nomme pas ce que j'ai appelé
l'opposition hiérarchique, mais il la met en œuvre sponta-
nément et, par là même, il opère virtuellement la distinc-
tion entre hiérarchie et pouvoir que l'étude de la société de
l'Inde nous a contraint de reconnaître. Il ne manque chez
Fichte que la reconnaissance du fait, la « thématisation ».
Et on voit bien pourquoi. Son égalitarisme, limité au refus
de la subordination donnée dans la société, ne l'empêchait
pas - pas encore? - de hiérarchiser les idées, mais du
moins les deux domaines devaient-ils rester distants l'un
de l'autre. Il ne pouvait reconnaître la pensée par englobe-
ment comme hiérarchie, cette hiérarchie qui, si elle est
distincte dans son principe, n'en est pas moins présente -
en droit sinon en fait - à l'état de combinaison dans la
subordination sociale. Que Fichte ait isolé, en fait sinon
explicitement, le principe hiérarchique est remarquable.
Pour s'en convaincre, il n'est que de le comparer avec le
jeune Hegel des Écrits théologiques qui confond sous la
catégorie de domination (herrschen) le pouvoir tyran-
nique, la transcendance du Dieu des Juifs et celle de
l'impératif kantien 1.
Ici, il n'est peut-être pas interdit de rêver un instant. Il
était sans doute au-dessus des forces humaines, même
pour Fichte, de reconnaître clairement le principe hiérar-
chique en un temps où une puissante poussée égalitaire
animait les esprits. Mais supposons que cela ait été fait, et
que cette acquisition ait pu s'établir et pénétrer peu à peu
la conscience commune. Alors le peuple allemand, prédis-
posé à obéir, aurait appris à distinguer entre le fait du
pouvoir et sa légitimité, et aurait pu s'éviter l'outrageante
et apocalyptique mascarade que nous avons connue et qui
nous marque encore, nous comme lui.
Il reste encore à éclaircir un point d'importance. Nous
avons rencontré l'amorce de ce qui deviendra plus tard le
pangermanisme. Il faut réduire ce qu'il y a là d'obscur ou
d'aberrant, comprendre le fait comparativement. Reve-

1. Hegels theologische Jugendschriften, op. cit., p. 265-266; cf.


trad. fr., op. cit., p. 31-32.
150 Sur l'idéologie moderne
nons à l'idéologie de la nation. Dans une perspective
comparative qui met l'accent sur l'idéologie, la nation -
celle de l'Europe occidentale au XIXe siècle - est le groupe
sociopolitique moderne correspondant à l'idéologie de
l'Individu 1. A ce titre, elle est deux choses en une: d'une
part une collection d'individus, de l'autre l'individu au
plan collectif, face à d'autres individus-nations. On peut
prévoir, et la comparaison des deux sous-cultures française
et allemande confirme, qu'il n'est pas aisé de combiner ces
deux aspects.
Si nous considérons les deux idéologies nationales
prédominantes, nous pouvons les caractériser comme suit.
Côté français, je suis homme par nature et français par
accident. Comme dans la philosophie des Lumières en
général, la nation comme telle n'a pas de statut ontolo-
gique : sur ce plan, il n'y a rien, qu'un grand vide, entre
l'individu et l'espèce, et la nation est simplement la plus
vaste approximation empirique de l'humanité qui me soit
accessible au plan de la vie réelle. Qu'on ne me dise pas
que c'est là une vue de l'esprit! Qu'on considère plutôt les
grandes lignes de la vie politique française ou l'évolution
de l'opinion en France autour des deux guerres mon-
diales ... C'est dire que la nation comme individu collectif,
et en particulier la reconnaissance des autres nations
comme différentes de la française, est très faible au plan
de l'idéologie globale. Il en est de même des antagonismes
entre nations: le libéralisme français, comme la Révolu-
tion française avant lui, semble avoir pensé que la
constitution des peuples, européens entre autres~ en
nations suffirait à régler tous les problèmes et instaurerait
la paix : pour lui en fin de compte la nation se limite à être
le cadre de l'émancipation de l'individu, qui est l'alpha et
l'oméga de tous les problèmes politiques.
Côté allemand, nous prendrons l'idéologie au niveau
des grands auteurs, mais je ne vois pas de raison de penser
que sur ce point ils soient en désaccord avec les gens du

1. «Nationalisme et communalisme », HH, app. D. Ce qui suit est


repris de Proceedings of the Royal Anthropological Institute for 1970,
Londres, 1971, p. 33-35.
Une variante nationale 151
commun. Ici, je suis essentiellement un Allemand, et je
suis un homme grâce à ma qualité d'Allemand: l'homme
est reconnu immédiatement comme être social. La subor-
dination est généralement reconnue comme normale,
nécessaire, en société. Le besoin d'émancipation de l'indi-
vidu est moins fortement ressenti que le besoin d'encadre-
ment et de communion. Le premier aspect de la nation -
collection d'individus - est donc faible. Au contraire, le
second - la nation comme individu collectif - est très fort,
et là où les Français se contentaient de juxtaposer les
nations comme des fragments d'humanité, les Allemands
reconnaissant l'individualité de chacune, se sont préoccu-
pés d'ordonner les nations dans l'humanité en fonction de
leur valeur - ou de leur puissance. On observera que le
vieil ethnocentrisme ou sociocentrisme qui porte à exalter
les nous et à mépriser les autres survit dans l'ère moderne,
ici et là, mais de manière différente: les Allemands se
posaient et essayaient de s'imposer comme supérieurs en
tant qu'Allemands, tandis que les Français ne postulaient
consciemment que la supériorité de la culture universaliste
mais s'identifiaient naïvement à elle au point de se prendre
pour les instituteurs du genre humain 1 :
Finalement, au-delà de leur opposition immédiate,
l'universalisme des uns, le pangermanisme des autres ont
une fonction ou une place analogue. Tous deux expriment
une aporie de la nation qui est à la fois collection
d'individus et individu collectif, tous deux traduisent dans
les faits la difficulté qu'a l'idéologie moderne à donner une
image suffisante de la vie sociale (intra- et intersociale). La
différence est que l'idéologie française parvient à un prix
très lourd à demeurer pauvre et pure de toute compromis-
sion avec le réel, tandis que l'idéologie allemande a, du
fait de l'acculturation qui l'a constituée, amalgamé davan-
tage d'éléments traditionnels aux éléments modernes et
court un risque de grave dévoiement quand cet amalgame
est pris pour une véritable synthèse.
1. Ainsi fit en 1930 l'éditeur Bernard Grasset dans une lettre dont
il fit suivre la traduction du livre de Friedrich Sieburg, Gott in
Frankreich (Dieu est-il français? Paris, Grasset, notamment p. 330,
335, 340, 342, 346). Ce fut un best-seller de l'époque.
4
La maladie totalitaire
Individualisme et racisme chez
Adolf Hitler

On s'est proposé ici de reprendre l'essentiel d'une étude


déjà ancienne sur l'hitlérisme, pour montrer que la
perspective proposée dans ce recueil est utile pour l'intelli-
gence du totalitarisme. Cela ne va pas sans quelque
complication, et pour une part ce qui va suivre ne
répondra pas aux exigences d'ensemble auxquelles cette
recherche s'est soumise. Je dois m'en expliquer.
L'étude dont il s'agit remonte à une quinzaine d'années
et est demeurée inédite 1. Elle partait des principaux
ouvrages disponibles pour faire le point des connaissances
d'alors sur le nazisme, avant d'analyser les vues de Hitler
lui-même telles qu'HIes a présentées dans son livre Mein
Kampf. Or je suis hors d'état, pour la présente occasion,
de renouveler le tableau d'ensemble, car la littérature s'est
accumulée depuis quinze ans à un rythme vertigineux. En
même temps, pour autant que j'aie pu voir, cette littéra-
ture ne semble pas affecter notablement ce qui doit nous
occuper essentiellement ici - et la partie proprement
originale de l'étude peut ainsi être reprise. De plus, dans
l'intervalle, ma propre recherche avançait, tout particuliè-
rement en ce qui concerne ce que l'on s'était donné au
départ comme «la variante allemande de l'idéologie
moderne» - sans que l'on puisse encore faire état de
publications, sauf le chapitre III ci-dessus 2. Or, l'intelli-
1. Demeurée inédite, ou presque: le compte rendu d'une confé-
rence, « Le racisme comme maladie de la société moderne », a paru
dans Noroit, 147, Arras, avril 1970.
2. Un article illustrant la transition du piétisme à l'esthétique est ici
sans intérêt immédiat: « Totalité et hiérarchie dans l'esthétique de
K. P. Moritz », dans Les Fantaisies du voyageur (Revue de
musicologie, numéro spécial André Schaeffner), 1982, p. 64-76.
La maladie totalitaire 153
gence de l'idéologie allemande n'est évidemment pas sans
pertinence pour l'étude de l'hitlérisme, de sorte que, si
l'on ne peut ici démontrer ni même suffisamment docu-
menter, il est bien difficile de ne pas faire état des lumières
que l'on a cru gagner de ce côté, bien difficile de ne pas
avancer des jugements ou propositions qui doivent demeu-
rer pour le moment hypothétiques. Et voilà la source
d'une seconde insuffisance par rapport à nos canons
habituels: à côté d'une insuffisance de couverture ou de
précaution relative à l'arrière-plan documentaire, insuffi-
sance même dans l'établissement de certaines vues opéra-
toires.
En bref, avant d'accéder à une sorte de petite monogra-
phie sur Mein Kampf, le lecteur devra traverser une
introduction d'un genre que je me suis jusqu'ici interdit,
plus vague, plus spéculative ou hypothétique, plus provi-
soire ou plus «personnelle» qu'elle ne devrait être et
qu'on ne la voudrait.
On a abusé des explications par la continuité historique.
La continuité de l'antisémitisme depuis le Moyen Age
n'explique pas plus la sinistre invention de l'extermination
qu'une indéniable continuité de l'idéologie allemande
n'explique le catastrophique avatar nazi. Outre les exé-
gètes français, qui ont le sentiment de cette continuité
idéologique - mais sentiment n'est pas raison -, -il y a une
tendance à relier directement le romantisme allemand et
l'hitlérisme, ou à rejeter de la culture allemande comme
« irrationnel» tout ce qui s'écarte de la ligne des Lumières
et de son prétendu prolongement marxiste et est censé
conduire naturellement au national-socialisme 1. Ce sont
là des vues partisanes et mutilantes qui témoignent en fin
de compte d'une impuissance à comprendre non seule-
ment le phénomène nazi mais la place nécessaire de
l'idéologie allemande, comme variante nationale, dans
l'idéologie moderne.
1. Cf. par exemple Arthur D. Lovejoy, « The Meaning of Roman-
ticism for the Historian of Ideas », Journal of the History of Ideas, 11-
3, juin 1941, p. 257-278, et la critique de Spitzer, ibid., V-2, p. 191-
203; Georges Lukâcs, La Destruction de la raison, Paris, l'Arche,
1958-1959, trad. ff., 2 vol.
154 Sur l'idéologie moderne
Le correctif qui s'impose en premier lieu est de recon-
naître dans le national-socialisme un phénomène moderne,
une maladie sans doute, mais une maladie de notre
monde - et non pas seulement une aberration de quel-
ques fanatiques, le résultat de causes historiques diverses,
ou du dévoiement d'une nation entière 1. Très immé-
diatement, comme Nolte l'a rappelé, le nazisme s'est
défini en fonction du mouvement socialo-communiste
auquel il s'opposait. Hitler explique très clairement dans
Mein Kampf qu'il a construit son mouvement comme une
sorte de calque antithétique du mouvement marxiste et
bolchevique où, entre autres choses, la lutte des classes
serait remplacée par la lutte des races. Nous sommes ici au
plan international. Ce qui frappe comme un trait moderne
au sens le plus vague, c'est une chaîne historique de
surenchères et, dirait-on, une sorte d'hybris de la volonté.
Marx, héritant déjà de la « spéculation titanesque» des
philosophes allemands (HAE l, p. 142-144), l'intensifie
encore : au lieu d'interpréter le monde il va le changer au
moyen d'une alliance de la philosophie et du prolétariat.
D'où le révolutionnaire professionnel, Lénine, qui, lui,
fait un pas de plus. Le populisme russe a proclamé la
possibilité pour le peuple russe de dépasser la civilisation
bourgeoise occidentale, et Lénine puise là la possibilité
pour le petit groupe de conjurés qui s'appelle le parti
bolchevique de faire l'économie de l'étape capitaliste de
développement économique et de conduire la Russie
directement du tsarisme au socialisme. Vient Hitler qui
rejette l'idéologie des bolcheviques, recueille l'instrument
de pouvoir qu'ils ont forgé, et combine le modèle du parti

1. Sont les bienvenues de ce point de vue des expressions générales


qui rappellent l'existence de mouvements semblables dans d'autres
pays, comme « fascisme ~~, très usité à l'époque même et plus tard
comme dans Ernst Nolte, Der Faschismus in seiner Epoche: Die
Action française, der Italienische Faschismus, der Nationalsozialis-
mus, Munich, Piper, 1965, et « totalitarisme» qui a l'avantage d'être
plus large - même si les définitions sont difficiles. Cf. C. J. Friedrich,
M. Curtis, B. R. Barber, Totalitarianism in Perspective: Three
Views, New York, Praeger, 1969; Henry A. Turner, Reappraisals of
Fascism, New York, New Viewpoints, 1975.
La maladie totalitaire 155
avec une idéologie tout autre. Ce qui s'accroît ici d'étape
en étape, c'est la prétention de la volonté de certains
hommes à faire l'histoire et, dans le fait, le pouvoir de
manipuler les hommes. Cela commence à l'ombre de
théories ambitieuses, à l'abri de visées à quelque degré
humanitaires, et, se libérant par étapes de toute contrainte,
cela aboutit au service de la volonté de puissance
d'un groupe déterminé, ou d'un homme. En termes
nationaux nous distinguons une notable contribution
russe et surtout, au point de départ comme au point
d'arrivée, une contribution allemande.
Nous voilà donc ramenés, volens nolens, à l'idéologie
allemande. Ici la chose essentielle à comprendre, c'est
que, dans l'idéologie allemande, il ne s'agit jamais au fond
de l'Allemagne en soi, mais toujours de l'Allemagne-en-
relation-au-reste-du-monde. C'est vrai du reste pour
Hitler lui-même comme c'était vrai pour Herder au point
de départ de la notion moderne de Volk, on ra vu plus
haut. Il est curieux qu'à tout autre point de vue, politique
ou économique par exemple, on considère bien l'Alle-
magne en relation avec le monde qui l'entoure, tandis
qu'au point de vue de la culture on l'isole, comme si sa
culture n'était pas elle aussi en relation vivante avec son
environnement. C'est là la source d'une curieuse incom-
préhension. On sait beaucoup depuis longtemps, on sait
peut-être tout ce qu'il y a lieu de savoir, et l'on ne
comprend pas l'ensemble. Or à y bien regarder c'est
précisément la relation de l'Allemagne avec son environ-
nement qui commande la forme globale et le développe-
ment historique de la culture allemande: l'originalité
même de l'idéologie allemande en est indissociable.
La force du sentiment holiste en Allemagne est un lieu
commun. On y a insisté au chapitre III, et on a signalé, à
partir d'une aporie de l'idée de nation, l'homologie de
fonction entre l'universalisme français d'un côté, le pan-
germanisme de l'autre. Complétons sommairement le
tableau. S'il y a une idéologie individualiste moderne, il y
a une forme allemande, très particulière, de cet individua-
lisme. A l'analyse, elle apparaît, en conclusion des labeurs
des grands auteurs de la période 1770-1830, comme la
156 Sur l'idéologie moderne
prétention d'avoir transcendé la contradiction entre
l'homme comme être social, notion traditionnelle, et
l'homme comme individu de la Réforme, des Lumières et
de la Révolution française 1. Mais quelle est la portée
réelle de cette synthèse? Sur quel plan faut-il la lire? Au
plan de l'histoire sociale et politique de l'Allemagne au
e
XIX siècle, il est clair que la contradiction n'est pas
surmontée. Ainsi ce n'est pas l'Assemblée nationale de
Francfort en 1848-1849 qui unifie l'Allemagne mais, plus
tard, le roi de Prusse, « par le sang et par le fer ». La
contradiction n'est résolue que sur un plan de principe, un
plan idéologique, en ce sens que - dans la pensée de ses
intellectuels - l'Allemagne a trouvé comment s'intégrer
au monde contemporain et s'est définie du même coup
comme unité. Par suite, l'intellectuel revêt une importance
nationale à ses propres yeux. En général, le penseur,
l'écrivain allemand représentatifs ne sont pas en relation
seulement avec la culture commune, mais aussi avec le
monde extérieur; tout particulièrement, ils représentent -
ainsi que le ferait un souverain ou un plénipotentiaire -
l'Allemagne vis-à-vis du dehors, comme Luther l'avait fait
le premier au sentiment des Allemands eux-mêmes. Ce
sont des médiateurs.
Tandis que l'Allemagne était ainsi devenue adulte en
tant que communauté de culture, en s'adaptant aux idées
de la Révolution française et en répondant victorieuse-
ment à son défi à ses propres yeux, c'est par un processus
distinct, purement politique, qu'elle reçut une nouvelle
Constitution politique, plus ou moins moderne. L'unifica-
tion politique fut une adaptation empirique aux conditions
contemporaines, réalisée principalement par la volonté
habile du gouvernement prussien. Il est essentiel de garder
présente à l'esprit la distinction et l'indépendance des deux
processus et des deux domaines, le culturel et le politique.
On trouve cela reflété par exemple chez Troeltsch (voir
note 1, ci-dessous).
Dans ces conditions, la première question qui se pose

1. Louis Dumont, «L'idée allemande de liberté selon Ernst


Troeltsch », Le Débat, 35, mai 1988, p. 40-50.
La maladie totalitaire 157
pour nous porte sur l'articulation entre la configuration
culturelle et le domaine politique. Même s'Us ont évolué
indépendamment l'un de l'autre, il a dû nécessairement
exister un certain degré d'accord empirique ou de compa-
tibilité de fait entre la culture allemande et l'État alle-
mand. Pour trouver des traits explicites il nous faut
considérer l'idéologie. Nos études ont livré deux aspects
majeurs de l'idéologie qui sont pertinents (cf. ci-dessus
chap. III, et la note précédente). D'une part l'individua-
lisme introverti de la Réforme luthérienne a permis aux
Allemands de résister à l'individualisme extraverti de
la Révolution française, d'autre part nous avons trouvé
également qu'ils sont restés attachés à un type primitif de
souveraineté, la souveraineté universelle. Le premier trait
rend compte de la séparation tranchée entre culture et
politique, et par exemple de la défiance de Thomas Mann
à l'égard des problèmes politiques et sociaux. Le second
trait explique comment l'État prusso-allemand trouva chez
les intellectuels un soutien à sa politique extérieure
agressive, comme si le pangermanisme était le seul ou le
principal attribut de l'État que la culture allemande
reconnût comme authentique, en d'autres termes le lien
unique, ou principal, entre la culture allemande et l'État
allemand. Le fait peut paraître improbable, ou même
incroyable, et je ne peux ici l'établir comme il demanderait
à l'être, mais c'est un fait fondamental, qui aide à
comprendre quel profond traumatisme la défaite de 1918 a
infligé à l'idéologie allemande : au moins pour de nom-
breux intellectuels, supprimer la vocation de domination
extérieure de l'État allemand équivalait presque à détruire
cet État.
Pour le reste, en accord avec la Réforme, l'individua-
lisme allemand est un individualisme intérieur, spirituel,
celui de la Bildung, culture personnelle au sens d'éduca-
tion et même littéralement de formation de soi-même, qui
laisse intacte l'appartenance à la communauté, que dis-je,
qui prend appui sur elle. C'est donc en réalité une
combinaison sui generis d'individualisme et de holisme,
où selon les situations l'un des deux principes prime
l'autre: le holisme commande au plan de la communauté,
158 Sur l'idéologie moderne
voire de l'État, l'individualisme au plan de la culture et de
la création personnelles 1.
Cette disposition originale semble avoir été remarqua-
blement stable au XIXe siècle et au début du xxe . A
certains égards elle représentait pourtant un équilibre
précaire que le dynamisme propre à l'individualisme
pouvait et peut-être devait menacer. Par exemple, dès
1810-1815 apparaît une figure curieuse, celle du « Pater»
Jahn, patriote créateur de sociétés de gymnastique et
inventeur d'un costume national, qui répand l'agitation
nationaliste dans les universités. Or Jahn, sorte de Jacobin
allemand farouchement anti-français qui préfigure en bien
des traits le personnage nazi, diffère de ses contemporains
plus distingués avant tout par un égalitarisme foncier. Le
développement technique et économique, très rapide en
Allemagne à partir du milieu du siècle, ne devait-il pas lui
aussi renforcer l'égalitarisme, et l'individualisme en géné-
rai? Ce qu'on observe le plus aisément est une réaction de
défense, un courant de mécontentement devant le déve-
loppement de la bourgeoisie et de l'économisme, qui se
manifeste parmi certains intellectuels à partir du dernier
quart du siècle, un mouvement d'idées que Fritz Stern a
appelé «la politique du désespoir culturel », sorte de
protestation holiste contre ce qui est perçu comme une
occidentalisation, une dénaturation de l'Allemagne. Enfin
la défaite de 1918, sentie comme insupportable, devait
faire vaciller un équilibre aussi délicat. En fait elle allait le
transformer en une contradiction dont hériterait Hitler
parmi beaucoup d'autres.
Voilà peut-être comment on peut, sans rendre responsa-
bles du national-socialisme les philosophes ou les romanti-
ques, et sans casser en deux la culture allemande, conce-
voir une continuité idéologique qui s'impose. Comme l'a

1. La relation est semblable entre « l'esprit objectif » et « l'esprit


absolu » dans la philosophie de Hegel, qui semble avoir donné une
description anticipée de l'Allemagne de 1900. Les germanistes
français n'avaient pas tout à fait tort lorsque autour de 1914 par
exemple ils parlaient de deux Allemagnes, ils manquaient seulement
en général à comprendre leur unité. La combinaison allemande des
valeurs devait demeurer impénétrable aux Français.
La maladie totalitaire 159
écrit Bracher, c'est tout le patrimoine culturel (Bildungs-
gut) de la conscience nationale allemande qui doit être mis
en question si l'on veut comprendre la marche à la
catastrophe 1.
Au reste, cette continuité idéologique a été dans une
grande mesure perçue par les Allemands eux-mêmes.
C'est du moins l'impression que donne aujourd'hui la
lecture des articles dans lesquels les intellectuels allemands
ont exprimé leurs vues durant et immédiatement après la
Première Guerre mondiale. Le plus bel exemple est peut-
être fourni par un essai de Karl Pribram, sociologue de
langue allemande et d'origine tchè'!ue, qui date de 1922, si
saisissant qu'en voici tout le début :
1. La transformation du sens (ré-interprétation, Umdeu-
tung) du socialisme par l'idée nationale.
On observe aujourd'hui en Allemagne un phénomène très
particulier, confondant à première vue. Du vacarme
étourdissant du marché littéraire né de la fermentation
spirituelle du temps de guerre et de l'écroulement s'élè-
vent de plus en plus distinctement les voix de penseurs
sérieux annonçant avec une force de persuasion croissante
que l'Allemagne, sans le savoir et sans le vouloir
consciemment, serait entrée à proprement parler dès
longtemps avant la guerre dans la voie de la réalisation
pratique du socialisme, [ou encore] que l'Allemagne serait
à tout le moins, du fait de sa constitution spirituelle et de
son développement économique particuliers, propre et
appelée à s'engager dans cette voie dans le très proche
avenir, [ou] enfin que tout particulièrement la conception
politique, économique et sociale incorporée dans l'héri-
tage prussien (Preussentum) , par opposition aux idéaux
démocratiques et à l'éthique économique de l'Angleterre,
amènerait à son expression la plus pure l'idée du vrai
socialisme.
Une telle transformation des représentations tradition-
nelles revient en quelque sorte à arracher au socialisme ses
dents révolutionnaires; elle apparaît comme un mouve-

1. Karl Dietrich Bracher, Die deutsche Diktatur, Cologne, Kiepen-


heuer & Witsch, 1972, p. 536.
2. Karl Pribram, « Deutscher Nationalismus und deutscher Sozia-
lismus », Archiv für Sozia/wissenschaft und Sozia/politik, 49, 1922,
p.298-376.
160 Sur l'idéologie moderne
ment de défense montant du plus profond du penser et du
vouloir du peuple allemand tout entier - et non de la seule
classe ouvrière - et dirigé contre l'ordre économique
capitaliste élevé sur la base de l'individualisme, tandis que
l'individualisme lui-même et ses formes conceptuelles et
économiques sont caractérisés comme des immigrants
douteux venus de l'Ouest, dont c'est la grande mission de
l'Allemagne de venir à bout, d'abord chez elle et ensuite
dans le monde. Selon cette conception, le combat contre
l'ordre capitaliste serait la continuation de la guerre contre
l'Entente avec les armes de l'esprit et de l'organisation
économique, l'entrée dans la carrière qui conduit au
socialisme pratique, un retour du peuple allemand à ses
traditions les plus nobles et les meilleures. C'est évidem-
ment de certaines représentations éthiques propres au
socialisme que ces penseurs dérivent les affirmations qu'ils
présentent fort différemment, mais toujours avec la même
chaleur de persuasion. En même temps ils refusent
uniformément le socialisme sous la forme qu'il a reçue du
marxisme, c'est-à-dire avant tout la doctrine de la lutte des
classes comme agent du développement social et économi-
que. Seulement, toute exigence socialiste émet la préten-
tion de juger les phénomènes sociaux et économiques
selon d'autres normes que celles qui ont cours dans l'esprit
de l'ordre économique capitaliste, et semble donc récla-
mer une transformation des concepts formés par cet esprit
pour la comprehension de ces phénomènes (État, écono-
mie, unité économique, valeur, etc.). L'affirmation que
l'introduction d'une constitution économique socialiste
correspond au vouloir le plus profond du peuple allemand
dans sa spécificité inchangée revient à dire que les formes
de pensée de ce peuple, sa façon de comprendre éconOIme
et société sont en contraste - fût-ce inconsciemment -
avec la méthode de pensée caractéristique des adeptes de
l'ordre économique capitaliste.
Ce texte est accompagné de notes tout à fait démonstra-
tives, faites de longues citations de Lensch, Metzger et
Scheler, Korsch, Spengler, à qui s'ajoutent dans la suite
Kelsen, Kjellen, Plenge entre autres. Par exemple, une
citation de Plenge aurait parfaitement sa place ici 1. On

1. «La nécessité de la guerre a fait pénétrer l'idée socialiste dans


la vie économique allemande, son organisation s'est développée en
La maladie totalitaire 161
conviendra sans doute qu'un « national-socialisme» était
à l'ordre du jour, et que le parti qui a pris ce nom avait en
ce sens sa place réservée dès 1920.
Ce n'est là que le début d'un long essai. Pribram ne se
borne pas à constater, il propose une explication. Selon
lui, le nationalisme allemand, c'est-à-dire essentiellement
prussien, et le socialisme allemand, au sens de socialisme
marxiste, ont des formules idéologiques semblables, de
sorte que l'on peut comprendre le glissement de l'un à
l'autre, ou du socialisme marxiste au « socialisme» natio-
nal. Nationalisme et marxisme sont tous deux construits
sur un fondement individualiste, « nominaliste », et tous
deux prétendent accéder à une collectivité -la nation, ou
la classe sociale - douée d'une réalité qui est en fait
inconcevable pour de simples agrégats d'individus : elles
auraient un destin, la promesse d'un développement, et
même une volonté l, soit des caractéristiques qui ne
peuvent procéder que d'un mode de pensée holiste,
« universaliste ». C'est pourquoi Pribram désigne cette
forme de pensée comme un pseudo-holisme (il dit
« pseudo-universalisme 2 »). L'expression est peut-être
incommode, mais la perception est essentielle, et comme
on le voit à la fin de notre citation la formule couvre dans
l'esprit de l'auteur l'idéologie allemande en général.
Il est vrai que les concepts de Pribram sont autrement
définis que les nôtres, mais ils en sont suffisamment voisins
pour qu'un résumé sommaire puisse confondre les uns et
les autres. Il est vrai aussi que, dans les limites de notre
citation, le «pseudo-universalisme» de Pribram peut

un nouvel esprit, et ainsi l'affirmation de soi de notre nation à mis au


monde pour l'humanité la nouvelle idée de 1914, l'idée de l'organisa-
tion allemande, la communauté populaire du socialisme national »
(Johann Plenge, 1789 und 1914, Berlin, 1916, p. 82, cité par Pribram,
op. cit., p. 322, n. 34).
1. Gesamtwille.
2. Le terme « universalisme» pris dans le sens de ce que nous
appelons (maintenant) holisme est dû à Othmar Spann, qui est
assurément plus connu que Pribram comme théoricien, mais par
rapport à qui Pribram prend soin de prendre ses distances (cf. sa
note 13) et apporte bien évidemment ici un complément indispensable.
162 Sur l'idéologie moderne
apparaître, malgré son nom, comme une espèce distincte
des deux types primitifs, et non, explicitement en tout cas,
comme résultat du fait historique de leur combinaison.
Mais d'autres passages sont clairs à cet égard. Ainsi, dans
sa conclusion, Karl Pribram présente la révolution
moderne qui, en Angleterre d'abord, en France ensuite, a
fait triompher l'individualisme contre le holisme de
l'Église et de l'État absolu, et il ajoute:
Il est caractéristique de l'Allemagne que les contrastes nés
de la transformation du mode de pensée n'y ont pas éclaté
sous une forme abrupte comme chez les peuples d'Europe
occidentale, mais que plutôt la synthèse culminant dans le
mode de pensée pseudo-holiste y a assumé le rôle d'un
médiateur entre holisme et individualisme (Universalismus
und Nominalismus) (p. 371).
C'est là, dit Pribram, ce que Marx a pu appeler la
révolution dans les têtes (<< sous un crâne ») par opposi-
tion à la révolution dans la rue à la française. Cette pensée
est commune à Marx et à bien d'autres. Mais, à la
différence de Marx, les hommes de la Bildung étaient
satisfaits de cet état de choses comme définissant la culture
allemande. Le drame d'après 1918, c'est que cette formule
idéologique va être confrontée à la réalité politique.
Pribram le laissait entendre lorsqu'il ajoutait:
Cette forme de pensée (Denkform 1) propre au peuple
allemand dans son écrasante majorité n'a pas été altérée
en profondeur par la guerre. Le rejet des princes causé par
l'issue catastrophique de la guerre mondiale et l'adoption
d'une Constitution démocratique ne peuvent guère être
considérés comme une révolution au sens strict du terme.
Je ne puis ici commenter comme il le mériterait ce
remarquable essai de Karl Pribram. En fait Pribram n'a
pas seulement, dès 1922, clairement désigné dans l'idéolo-

1. Pribram dit simplement « forme de pensée », «méthode de


pensée» pour ce qu'on appellera un peu plus tard « conception du
monde » - une expression dont Hitler fait grand usage. Un peu plus
loin dans le texte (op. cit., p. 373), Pribram indique que « c'est la
philosophie idéaliste allemande qui a construit cette forme de
morale» qui assujettit l'individu au tout, et il cite Fichte.
La maladie totalitaire 163
gie allemande la place qu'allait occuper le national-
socialisme, et devancé ma propre analyse de cette idéolo-
gie à partir de la distinction entre individualisme et
holisme 1. Il a aussi, implicitement au moins, justifié
l'étude qu'on va lire, puisqu'elle consiste précisément à
montrer que le nazisme est un pseudo-holisme.

When 1 hear the word «gun », 1 reach for my


culture 2. Alexander Gerschenkron, dans un sémi-
naire à l'Institut de Princeton, mars 1969.

J'écrivais naguère que le totalitarisme est une maladie


de la société moderne qui « résulte de la tentative, dans
une société où l'individualisme est profondément enraciné,
et prédominant, de le subordonner à la primauté de la
société comme totalité ». J'ajoutais que la violence du
mouvement est enracinée dans cette contradiction et
qu'elle habite « les promoteurs du mouvement eux-
mêmes, déchirés qu'ils sont entre deux tendances contra-
dictoires » (HAE !, p. 21-22).
Telle est la thèse que nous essaierons ici de vérifier ou
d'illustrer sur le cas de l'idéologie nazie ou plutôt, de façon
plus limitée et plus précise, à propos des représentations
d'Adolf Hitler lui-même, soit, selon sa propre expression,
de sa « conception du monde», y compris le racisme
antisémite qui y est fort accentué.
On procédera en deux temps: on résumera d'abord ce
qui peut être considéré comme connu d'après la littéra-
ture 3; ensuite, à partir d'un inventaire des traits d'inspi-

1. Découvrant les travaux de Pribram lors d'un séjour à Gôttingen


en 1977, j'ai eu la surprise de constater qu'il avait de même dans une
très grande mesure devancé dès 1912 mon étude de l'idéologie
économique dans un ouvrage auquel il renvoie dans l'article cité
(cf. sa note 5), Die Entstehung der individualistischen Soziaphi/oso-
phie (<< L'origine de la philosophie sociale individualiste »).
2. «Quand j'entends le mot" fusil", je me saisis de ma culture »,
inversion d'une boutade attribuée à Hermann Goering.
3. C'est sur ce point que l'étude n'a pu être mise à jour (cf. n. 1,
p. 152). Me cantonnant au plan de l'interprétation et de l'analyse, je
ne signalais précédemment que deux ouvrages, celui de Hannah
164 Sur l'idéologie moderne
ration holiste et d'inspiration individualiste, on cherchera
comment ils s'articulent entre eux et se combinent en un
ensemble.
Auparavant, il faut faire face à des questions préjudi-
cielles. En premier lieu, peut-on s'intéresser de la sorte à
un tel personnage? Ce n'est certes pas exaltant, mais c'est
utile pour une double raison. Parce qu'il était le chef, et
par commodité. Il était le chef, le Führer, et sous ce nom
on sait quelle importance et quelle puissance extraordi-
naire ce que j'appellerais le rôle-personnage - puisqu'on
ne peut distinguer la fonction et la personne - a revêtues.
Pour une recherche comme la nôtre, soucieuse de tenir le
plus grand compte possible de l'idéologie, c'est là quelque
chose à prendre au sérieux, et on ne peut étudier le régime
comme on ferait d'un autre qui serait dépourvu de ce trait.
Ensuite, il se trouve que le Führer a livré ses idées avec
une franchise brutale 1 dans un livre écrit en 1924,
pendant son emprisonnement en forteresse après l'échec
du putsch de Munich, et intitulé Mein Kampf (<< Mon
combat ») 2. D'où la commodité: une monographie
d'étendue restreinte a chance d'être fructueuse. Mais
pouvons-nous d'emblée faire notre profit de l'importance
du Führer? Très généralement, la popularité de cet
homme serait incompréhensible s'il n'avait pas été d'une
certaine façon, sur un certain plan, représentatif de l'Alle-

Arendt, The Origins of Totalitarianism, Londres, Allen and Unwin,


1958, et celui de Nolte, op. cit. Il faut ajouter maintenant à tout le
moins l'excellente mise au point théorique de Hans Buchheim,
Totalitiire Herrschaft, Wesen und Merkmale, Munich, Kôsel, 1962; la
large et précieuse enquête de Jean-Pierre Faye, Langages totalitaires,
Critique de la raison/l'économie narrative, Paris, Hermann, 1972;
enfin l'étude de Eberhard Jackel, Hitler idéologue, Paris, Calmann-
Lévy, 1973 (trad. fr. de Hitlers Weltanschauung, 1969).
1. Cette brutalité commande pour Hitler l'efficacité de la propa-
gande ; c'est pourquoi il est, dans des limites à déterminer, franc dans
l'essentiel. Un second tome a été ajouté en 1926. Ni nous ne pouvon!.
être sûrs que Hitler dise toute sa pensée dans ce livre, ni il ne faut
exclure une maturation subs~quente (cf. Jackel, op. cit.).
2. Mein Kampf, Munich, Franz Eher Nachf, 1933 (ci-après MK);
cf. trad. fr. : Mon combat, Paris, Nouvelles Éditions latines,
F. Sorlot, s.d. (ci-après MK, fr.).
La maladie totalitaire 165
mand contemporain et plus largement même de l'homme
moderne; et l'analyse devra nous éclairer sur ce point. A
l'inverse, sa particularité peut, étant donné son immense
pouvoir, être passée dans les faits. La monstruosité la plus
spectaculaire du régime, ce qu'on a appelé génocide ou
holocauste, soit l'extermination systématique de popula-
tions entières, et particulièrement des Juifs, bafoue la
compréhension et mobilise l'attention des historiens, légi-
timement sans doute en première approximation, un peu
comme la chose à « expliquer 1 ». Or il y a des raisons de
penser que l'extermination est issue de la volonté d'Adolf
Hitler, et qu'elle n'aurait pas eu lieu si par impossible le
chef du mouvement avait été quelqu'un d'autre. En effet,
éliminer ou exterminer les Juifs était une idée fixe chez
Hitler au moins depuis 1919, tandis que l'on trouve chez
Himmler lui-même des traces de réticence 2. Exemple
sinistre du rôle d'une personnalité dans l'histoire.
En second lieu, peut-on parler de l'idéologie nazie
comme ayant été davantage qu'une série de thèmes de
propagande (au besoin contradictoires et fluctuants 3),
peut-on parler d'un ensemble de représentations comme
ayant été réellement celles d'Adolf Hitler? On pourrait
soutenir qu'il n'y avait pas d'idéologie nazie en ce sens que
parmi ces gens la primauté n'allait pas à l'idée mais à
l'action, l'action étant plus souvent destructrice que tour-
née vers la réalisation d'un idéal. A la différence du
stalinisme, il n'y avait pas ici de doctrine obligée dans le
langage de laquelle les conflits intérieurs à la clique

1. Cf. récemment les mises au point de Saul Friedlander et Tim


Mason dans Le Débat, 21, septembre 1982, p. 131-150 et 151-166.
2. 1919: lettre à Gemlich, cf. Nolte, op. cit., p. 389-390; 1922 (1) :
dialogue d'Eckart, cf. Nolte, op. cit., p. 407 (et ci-après); 1924 : MK,
fr., p. 677-678 (suggère l'emploi de gaz toxique); cf. aussi Nolte, op.
cit., p. 502. Sur Himmler, cf. Nolte, op. cit., p. 614, n. 113; Arendt,
op. cit., p. 375 n. Ce que l'on sait de Himmler fait penser qu'il a pu
accomplir avec une précision maniaque la volonté de son chef malgré
une réticence marquée (cf. ses Discours secrets, Paris, Gallimard,
1978, p. 14, 167, 204-209) Aussi bien est-ce un principe de Himmler
pour toute la SS qu'aucune tâche ne doit être accomplie pour elle-
même (cf. Arendt, op. cit., p. 409 n.).
3. Voir spécialement Faye, op. cit., p. 555 sq.
166 Sur l'idéologie moderne
dirigeante s'exprimeraient: un chef nazi n'a jamais été
condamné au nom des principes du parti 1. On a dit aussi
qu'il y avait autant d'idéologies différentes que de chefs, et
aussi que les plus enclins à l'idéologie, tel Rosenberg,
étaient défavorisés par rapport aux cyniques.
Tout de même, un petit nombre de notions liées entre
elles sont l'objet d'une croyance plus ou moins unanime
qui oriente l'action. Ainsi justement de la primauté de
l'action, ou plutôt du combat, ainsi de la notion de
« chef », la fidélité à la personne du chef unique et
suprême constituant la référence ultime et remplaçant
ainsi ce qui serait ailleurs « vérité» ou « raison» (Arendt,
op. cit., p. 563; Buchheim, op. cit., p. 37). Or, l'idéologie
moderne en général s'accompagne d'un primat de la
relation à l'objet (et de la vérité «objective») sur la
relation entre hommes. Il y a donc chez les nazis, sur ce
point déjà, retour au prémoderne (mais nous verrons avec
quels changements).
Mein Kampf donne une indication précise sur la place
de l'idéologie dans le mouvement. Hitler y explique que la
violence seule est impuissante à détruire une « conception
du monde», il faut pour cela lui opposer une autre
« conception du monde » ; pour venir à bout du marxisme
et du bolchevisme, il faut donc une idéologie au service
d'une organisation de force. Notons que Hitler fait grand
usage de cette notion de « conception du monde» (Welt-
anschauung 2) qui lui convient à cause du relativisme
qu'elle implique. Surtout, ce passage montre la nécessité,
et la difficulté, de distinguer entre ce que Hitler croyait ou
pensait et ce qu'il a voulu faire croire ou penser aux autres.

1. Cependant Faye signale que la plupart des doctrinaires racistes


pré hitlériens ont été frappés d'interdiction après 1933 (op. cit.,
p. 168), et l'on pourrait sans doute l'étendre aux théoriciens en
général. II semble y avoir eu une volonté de préserver de toute
contamination ou de toute réflexion les simplifications officielles.
2. MK, p. 186-187; MK, fr., p. 171. Weltanschauung ou « concep-
tion du monde» est traduit là par « idée (ou conception) philosophi-
que »; ce sont de menues difficultés de cet ordre qui obligent à
renvoyer en première ligne au texte allemand. La pagination de M K
semble être la même jusqu'en 1939. (On note que la destruction de
l'adversaire est mentionnée comme une possibilité dans ce passage.)
La maladie totalitaire 167
Il ne faut pas être dupe, il faut dirait-on aujourd'hui
« décrypter» l'idéologie officielle. Ainsi déjà du mot
même de « national-socialisme ». La genèse de la chose
est donnée très clairement dans Mein Kampf: Hitler
raconte comment il a appris à Vienne à emprunter au
pangermaniste antisémite Schônerer les buts généraux du
mouvement, et au social-chrétien Dr. Lueger le moyen
efficace 1. Le «socialisme », c'est-à-dire essentielle-
ment la manipulation des masses, est au service du
« nationalisme », entendez du pangermanisme raciste.
Pour revenir au rapport posé par Hitler entre la force et la
justification idéologique dont elle a besoin, nous dirons
sans risque de nous tromper que chez lui il y a un primat
idéologique de la force sur l'idée. On pourrait suivre ce
primat au niveau de l'organisation et du programme du
parti. On peut donc isoler chez Hitler lui-même un
ensemble d'idées et de valeurs, ce que nous appelons au
plan social une idéologie.
Dans cet ensemble, il est clair que le racisme en général
et l'antisémitisme en particulier jouent un rôle central.
Que nous apprend là-dessus la littérature? Nous avons
déjà indiqué que la race a ici un rôle homologue à celui de
la classe dans le marxisme, la lutte des races devant
remplacer la lutte des classes. Nolte ajoute que les nazis
ont combiné toutes les formes existantes d'antisémitisme,
mais l'antisémitisme de Hitler est essentiellement racial
(Nol te , op. cit., p. 408). La transition est nette d'un
antisémitisme religieux à un antisémitisme racial, et Hitler
lui-même y insiste. Ainsi, dans le dialogue retracé par
Eckart et publié en 1923, Hitler oppose à un texte de
Luther que brûler les synagogues et les écoles juives ne
servirait à rien, aussi longtemps que les Juifs continue-
raient à exister physiquement (p. 407). Dans Mein Kampf,
Hitler souligne l'insuffisance d'un antisémitisme purement
religieux: c'est pur bavardage (MK, p. 397-398). De plus,
1. MK, p. 133; MK, fr., p. 125. Selon Werner Maser, le récit par
Hitler de sa jeunesse à Vienne est fort inexact, mais, sur le point qui
nous occupe, que Hitler ait ou non reconstruit ses expériences après
coup importe peu. (Hitler's Mein Kampf, An Analysis, Londres,
Faber and Faber, 1970, trad. angl.)
168 Sur l'idéologie moderne
l'homme politique doit éviter le terrain de la religion;
l'erreur du pangermanisme autrichien parti en guerre
contre le catholicisme est longuement critiquée (MK,
p. 124 sq.; MK, fr. p. 117 sq.).
Le racisme était généralement une idéologie pessimiste
ou négative, ainsi chez Gobineau. Hitler a fait du racisme
antisémite une doctrine positive : selon lui la race juive est
la personnification du mal, la cause qui depuis Moïse
intervient toujours à nouveau pour faire dévier le cours
normal des choses, le facteur antinaturel dans l'histoire. Il
suffit donc d'intervenir - c'est l'aspect « positif» - pour
que les choses reprennent leur cours naturel. De plus, on
trouve ainsi une cause unique derrière tous les maux et
tous les ennemis contemporains: marxisme, capitalisme,
démocratie formelle, christianisme même. Cette vue s'ac-
corde bien avec ce que Nolte appelle le caractère infantile
et monomaniaque de Hitler lui-même (Nolte, op. cit.,
p. 358-359) : la cause des maux est simple, unique et, de
plus, toute cause historique est incarnée dans un agent
humain: tout ce qui arrive résulte de la volonté de
quelqu'un, ici la volonté cachée, donc réelle, des Juifs
(MK, p. 54, 68; MK, fr., p. 58, 71). Dans quelle mesure
Hitler pensait-il vraiment de la sorte? La question serait
épineuse, mais nous n'avons pas besoin de la poser. Il nous
suffit de constater que Hitler était à coup sûr enclin à ce
genre d'explication et, à coup sûr encore, croyait que de
telles explications sont celles qui conviennent aux
masses \ de sorte qu'assuré de leur efficacité il pouvait
s'y laisser aller en toute tranquillité.
Toutes ces remarques tirées de la littérature sont sans
doute justes et éclairent dans une certaine mesure le
phénomène. Ainsi la référence à la «nature» dans
l'histoire est à retenir, elle fait entrevoir la vraisemblance
d'une action qui se prétendra « scientifique », l'artificia-
lisme de la tuerie massive, en chambres à gaz au besoin.

1. On ne doit jamais désigner à la masse plus d'un ennemi à la fois,


et « Il appartient au génie d'un granà chef de faire apparaître même
des ennemis distincts comme n'appartenant jamais qu'à une seule
catégorie» (MK, p. 128-129; MK, fr., p. 121-122).
La maladie totalitaire 169
Cette tuerie représente aussi, bien évidemment, le maxi-
mum dans la généralisation des procédés de la guerre aux
relations politiques et sociales en général, que l'on a
souvent signalée chez Hitler. Ce que les nazis ont appelé
« la solution finale» du « problème juif» était équivalent,
dans l'esprit de Hitler, à l'ouverture d'un nouveau front
contre l'ennemi unique et éternel. L'autobiographie
montre le jeune Hitler parvenant à s'expliquer la social-
démocratie et le mouvement ouvrier en postulant qu'elle
est animée et qu'il est manœuvré par la volonté cachée des
Juifs, et prenant la résolution de dresser un mouvement
semblable et ennemi, dont sa volonté à lui sera l'âme. Que
Hitler ait ou non antidaté ici une décision en réalité
postérieure, le moment vient où il engage ce qui est pour
lui un duel à mort entre les Juifs et lui-même.

Pour tenter de percevoir comme une unité la Weltans-


chauung de Hitler, nous commencerons par faire le double
inventaire d'une part des traits holistes - soit non
modernes ou anti-modernes -, de l'autre des traits indi-
vidualistes ou en première approximation « modernes »
dans Mein Kampfl.
Si l'on s'attend à une réaffirmation du mode de pensée
holiste, il y a deux termes auxquels on sera particulière-
ment attentif: le Volk, littéralement ou approximative-
ment «peuple », que nous avons déjà rencontré avec
Herder, et la « communauté », ou Gemeinschaft, dont la
théorie politique du romantisme a fait grand cas et que le
sociologue Toennies a clairement opposée à la Gesell-
schaft, ou société constituée d'individus. Et précisément
l'Allemagne nationale-socialiste a résonné indéfiniment
du mot de Volksgemeinschaft ou communauté du peuple,
mais aussi ne l'oublions pas communauté de culture et,

1. Il Y a ici une facilité, ou une simplification, de langage. Nous


définissons individualisme et holisme au sens des valeurs globales, ces
termes ne peuvent donc s'appliquer en rigueur à des traits isolés.
Mais on peut parler de traits qui ont été reconnus par ailleurs comme
faisant partie de l'un ou de l'autre type de système, ou qui l'évoquent
ou s'y rattachent - quitte à se tromper peut-être si l'on fait un usage
trop lâche de ces associations. C'est ce que l'on a en vue ici.
170 Sur l'idéologie moderne
surtout, pour les nazis, de race. Le mot est présent dans
Mein Kampf, moins souvent qu'on ne s'y attendrait
d'après ce qui allait suivre, et on est presque tenté de dire:
sans accent particulier. Il intervient par exemple dans la
discussion des rapports de classes entre patrons et
ouvriers, où il est parfois traduit en français, à tort sans
doute mais sans contresens, par « collectivité nationale ».
Du reste l'auteur lui-même, qui donne la reconquête des
ouvriers gagnés à la lutte de classes comme but essentiel
du parti, parle volontiers aussi bien de les « nationaliser ».
Et un peu plus loin la collectivité à laquelle l'Aryen sait se
sacrifier est appelée aussi bien Gesamtheit (ensemble,
totalité) ou Allgemeinheit (généralité, universalité) que
Gemeinschaft (MK, p. 327-328; cf. MK, fr., p. 298-299).
En fait, il était très difficile d'assimiler directement le
Volk à la race. Un chapitre de Mein Kampf est bien
intitulé: «Le peuple et la race », mais, outre quelques
généralités racistes, il contient essentiellement un portrait
contrasté de l'Aryen et du Juif, et conclut par l'affirmation
que tous les malheurs de l'Aryen viennent du Juif et de la
non-reconnaissance de cette situation, de la négligence
« de l'intérêt racial du peuple 1 ».
Notons au passage que l'Aryen est le créateur de toute
civilisation (Kultur) du fait de sa capacité de sacrifice, de
son idéalisme. Son travail même est altruiste, et « cette
disposition d'esprit, qui rejette au second plan l'intérêt du
moi propre au profit du maintien de la communauté, est la
première condition préalable de toute civilisation (Kultur)
humaine véritable» (MK, p. 326; MK, fr., p. 297). Ainsi
le holisme, ou plutôt une moralité fondée sur le holisme,
est donnée comme l'apanage ou le monopole de la seule
race aryenne. Seulement, il n'y a de race aryenne que par
opposition à la race juive. Le Volk allemand en effet n'est
pas r~cialement homogène. Ainsi il est dit au chapitre
sur l'Etat (livre II, chap. II) que «notre Volkstum alle-
mand ne repose malheureusement pas sur un noyau (sic)
racial unitaire» (MK, p. 436-437; cf. MK, fr. p. 394).

1. MK, p. 360, Faye, op. cit., p. 532; la traduction française p. 328


laisse à désirer.
La maladie totalitaire 171
On remarque l'emploi de l'abstrait Volkstum, doublet
germanique de «nationalité », très fréquent dans Mein
Kampfl. Le même passage explique qu'il y a plusieurs, en
fait quatre, « éléments raciaux fondamentaux» (rassische
Grundelemente) juxtaposés à l'intérieur du Reich, la race
dite nordique n'étant que l'un d'entre eux, l'élément
supérieur parmi eux. Il est dit d'ailleurs que la Weltan-
schauung raciste (volkische) reconnaît la signification de
l'humanité dans ses éléments raciaux originels 2. Cette
absence de coïncidence entre le Volk et les « éléments
raciaux» significatifs explique peut-être que le racisme
s'abrite sous un mot un peu différent, le mot volkisch que
nous venons de rencontrer, et qui a beaucoup servi à
l'époque.
A propos de ce mot, nous avons le bénéfice d'une
enquête vaste et précise de Jean-Pierre Faye, qui a pris à
tâche de replacer le national-socialisme dans le pullule-
ment contemporain des mouvements, groupes et groupus-
cules antidémocratiques de l'Allemagne de Weimar et qui
attache une importance particulière au vocabulaire. Sim-
plifiant quelque peu, disons que le mot se répand à partir
de la fin du XI xe siècle comme un équivalent germanique
de « national », permettant de penser « national» en bon
allemand et non plus par le truchement d'un mot d'origine
romane. Adopté par les pangermanistes, le mot se colore
d'un racisme ou antisémitisme accusé (la communauté
culturelle de Herder est ici plus ou moins remplacée par la
race) et il a encore une autre facette ou association, une
vague teinture de socialisme. Il s'avère ainsi qu'à l'époque
de Weimar on ne peut dire « national» en bon allemand
sans évoquer à travers le « peuple» à la fois la race et le
socialisme. En définitive, le sens du mot c'est, selon Faye,
«l'unité du nationalisme conservateur et du prétendu
socialisme allemand - dans le " sens racial" » (op. cit.,

1. « La nationalité, ou mieux la race, ne se trouve justement pas


dans la langue, mais dans le sang ... » (MK, p. 428; MK, fr., p. 387.)
Volkstum désigne aussi « l'ensemble des expressions vivantes d'un
peuple (Volk) » (Der Neue Brockhaus, 1938, s. v.).
2. Urelemente,' MK, p. 420; MK, fr., p. 380 - inexact.
172 Sur l'idéologie moderne
p. 161). Et voilà qui confirme avec éclat la thèse de
Pribram.
Faye consacre toute une section de son livre aux
tendances «volkisch », c'est-à-dire racistes présentes
autour du national-socialisme (p. 151-199), et il revient
plus loin à la notion à propos de Hitler et spécialement de
Mein Kampf(p. 531-536). Nous avons vu qu'en somme il y
a équivalence entre volkisch et national-socialiste, étant
entendu que le racisme demeure implicite dans cette
dernière expression. L'organe du parti s'appelait d'ailleurs
l'Observateur «volkisch». Il est donc curieux de voir
Hitler attaquer longuement les agitateurs volkisch avant
de reprendre le terme à son compte comme on pouvait s'y
attendre. De quoi s'agissait-il? Mein Kampf discute la
question deux fois: une première fois à la fin du livre l,
puis, comme si cette première discussion était jugée
insuffisante et demandait un complément, une seconde
fois vers le début du livre III.
Dans le premier livre, il s'en prend au vague du terme,
« trop peu saisissable» dit l'index, à la multiplicité des
sens du mot et des rêveurs qui s'en parent, incapables
d'action, épris d'antiquailleries germaniques ou de monar-
chie. Contre cela, on a choisi pour la lutte implacable la
dénomination de parti, et on a pris ses distances vis· à-vis
des songe-creux volkisch qui tendent vers le « religieux »
ou le « spirituel » en précisant : Parti allemand national-
socialiste des travailleurs. Une notion est ici sous-jacente
qui sera explicite dans le deuxième livre, c'est que
l'antisémitisme « religieux» doit céder la place à l'antisé-
mitisme raciste qui, seul, manié par un chef décidé,
fournira une base solide à la lutte du parti. Le livre II
insiste sur la nécessité de transcrire la Weltanschauung en
une organisation de lutte et sur le rôle du chef qui,
simplifiant la doctrine, assure le passage de l'une à

1. Malheureusement la traduction française obscurcit l'affaire en


traduisant d'emblée v61kisch par « raciste », dans le livre 1 (p. 360-
362), tandis que la traduction du livre II a le bon sens de garder le mot
v61kisch dans l'acception rejetée, et de le traduire par « raciste» à
partir du moment où Hitler fait sien le terme (p. 376-380).
La maladie totalitaire 173
l'autre 1. De plus, volkisch dans l'acception hitlérienne
met la race à la place de l'État: l'État n'est pas le facteur
créateur, mais seulement un moyen au service de la race
(MK, p. 431-434; MK, fr., p. 389-392). On observe qu'ici
Hitler fait pour la race ce que Marx avait fait pour la
classe: lui subordonner l'État (cf. Nolte, op. cit., p. 395)
- ce qui en Allemagne n'allait pas de soi" témoin le
développement dans l'index de la rubrique : Etat raciste
(volkische). En somme, on a imposé à volkisch le sens Jlni-
voque d'un antisémitisme de race, qui prétend s'asservir l'Etat.
Résumons ce qui résulte de tout cela au niveau de notre
enquête. Nous cherchions une affirmation holiste de la
communauté ou du peuple, et nous avons trouvé quelque
chose d'assez différent, soit à peu près que cette commu-
nauté était assujettie à (ou confisquée par) un antago-
nisme raciste, l'unité de la « race» n'existant en fait que
dans l'antagonisme vis-à-vis d'une autre «race », dans
l'antisémitisme. On aperçoit déjà ici une fonction structu-
rale de l'antisémitisme: supprimez-le, et l'Allemagne se
divise en « quatre éléments raciaux primitifs ». Mais, plus
profondément, il nous reste à rechercher, au plan du cadre
conceptuel d'ensemble, s'il y a une raison à la subordina-
tion de la communauté à la fois sous son aspect national et
sous son aspect social à l'idée de race. Il y a là en fait une
dissolution de la communauté holiste, qui semble avoir
largement échappé aux exégètes. Nous pouvons présumer,
entre autres du fait de l'homologie fonctionnelle entre la
race hitlérienne et la classe marxiste, que le ferment de
cette dissociation est l'individualisme moderne, et nous le
vérifierons le moment venu.
Continuons pour le moment à essayer d'appréhender
des traits holistes, ou non modernes, dans Mein Kampf.
En général et sous divers aspects, Hitler refuse le primat
moderne de la relation entre l'homme et la nature pour
réaffirmer le primat de la relation entre hommes. Ainsi il
refuse énergiquement d'admettre que l'homme se soit de
nos jours rendu maître de la nature; l'homme a seule-

1. Comme le dit Nolte, op. cit., p. 395, le rôle du chef est ici de
« rétrécir» et de « durcir» les idées en vue de l'action.
174 Sur l'idéologie moderne
ment, nous dit-il, établi sa domination sur d'autres êtres
vivants en surprenant quelques-unes des lois, quelques-
uns des secrets de la nature (MK, p. 314; MK, fr., p. 286).
La formule est effrayante si on y réfléchit, car l'expres-
sion «d'autres êtres» pourrait bien désigner aussi des
hommes, et on lirait alors ici, non pas un refus de
l'artificialisme moderne, mais un désir de l'intensifier en
quelque sorte en l'appliquant aux hommes eux-mêmes -
et c'est en fait ce qu'on trouve avec l'eugénisme d'une part
et les camps d'extermination de l'autre.
On perçoit le même rejet du primat de la relation de
l'homme aux choses lorsque Hitler s'insurge contre la
primauté généralement reconnue à l'économie. Voilà, dit-
il, la sorte de croyance qui a mené à sa perte l'Allemagne
wilhelmienne. Le trait est dirigé à la fois contre le
libéralisme et contre le marxisme. Hitler en somme
englobe l'économique dans le politique (relation entre
hommes) (MK, p. 164-167; MK, fr., p. 153-155). Il a en
quelque façon perçu que c'est un certain type d'organisa-
tion politique qui non seulement rend possible le dévelop-
pement économique, mai aussi permet à l'économie de se
dégager comme ce que Nolte appelle un phénomène « philo-
sophique » (Nolte, op. cil., p. 616, n. 7 et p. 520). On renvoie
ici à Karl Polanyi (op. cit.), qui a montré que le nazisme
représentait une crise décisive du libéralisme moderne, ou
plutôt l'exploitation systématique de la crise de ce monde
qui avait cru à l'économique comme catégorie absolue,
indépendante du politique. Sur ce point, contrairement à
ce que l'on dit souvent, je crois que les nazis ont été fidèles à
leur programme de 1920 dans son esprit sinon dans sa
lettre : ils ont englobé l'économie dans la politique, main-
tenu entre les deux une relation proprement hiérarchique 1.
On connaît les attaques de Hitler contre la démocratie

1. On semble ici contredire le jugement solidement documenté de


Franz Neumann dans son livre Behemoth. The Structure and Practice
of National-Socialism, 1933-1944, New York, 1942. En fait la
question posée n'est pas la même. Notre question est de savoir si la
politique commande l'économique, ou l'inverse. Le point de vue de
Neumann ressort bien du résumé de P. Ayçoberry dans Le Débat, 21,
septembre 1982, p. 183-186.
La maladie totalitaire 175
formelle, contre le parlementarisme, condamné comme
impuissant et comme préparant les voies à la domination
marxiste. L'égalitarisme est une arme juive pour la
destruction du système politique. Cependant, ce qui me
frappe à la lecture de Mein Kampf, c'est plutôt le caractère
limité de cette critique de l'égalitarisme. Qu'on y songe:
la Révolution française n'est pas attaquée de front une
seule fois. La phraséologie des droits de l'homme est
même employée à l'occasion (les droits de l'homme se
ramènent alors aux droits de la race supérieure!) (MK,
p. 444; MK, fr., p. 400) comme la phraséologie marxiste
ou la phraséologie traditionnelle (ci-dessous). On verra
plus loin qu'en réalité tout aspect égalitaire n'est pas
absent des représentations de Hitler.
Il ya des traits nettement holistes. A première vue, nous
sommes avec Adolf Hitler dans la tradition allemande où
l'homme est un être social. Une fois en Allemagne, Hitler
fait figure de patriote petit-bourgeois qui s'engage à la
mobilisation et fait bravement toute la guerre, et nous
avons vu que selon lui l'Aryen est prêt à servir la
communauté jusqu'au sacrifice de soi. L'affaire se compli-
que un peu si l'on considère les années de jeunesse à
Vienne, mais en somme Hitler est pangermaniste, et nous
avons vu que le pangermanisme peut être considéré
comme un corollaire du holisme allemand. Dison~ que le
dévouement de Hitler s'adresse à un peuple qui a vocation
de domination. Seulement, le mot «aryen» nous le
rappelle, et nous avions pris soin de le noter au passage, ce
holisme est selon lui limité à une « race », assujetti à la
race. Voilà une nouveauté étrange, qui est importante
pour notre propos: selon Hitler, je suis dévoué à la
collectivité, ou au contraire égoïstement replié sur moi-
même, selon la race à laquelle j'appartiens. Les Aryens
sont aptes au sacrifice, « idéalistes », c'est-à-dire au fond,
pour nous, holistes, tandis que les Juifs sont tout à
l'opposé, soit, dirons-nous, individualistes 1. Sans doute
1. Hitler peut employer le mot « individualisme » pour des non-
Juifs. Ainsi il parle de « l'hyper-individualisme» des Allemands,
mais il désigne par là le particularisme régional extrême de l'Alle-
magne (MK, p. 437; MK, fT., p. 394).
176 Sur l'idéologie moderne
ce terme n'est pas employé, sans doute aussi les Juifs sont
chargés de bien d'autres défauts ou méfaits, mais je crois
qu'il est légitime de prélever ce seul trait parmi l'océan de
turpitudes que Hitler attribue à son ennemi principal.
Déjà dans le dialogue d'Eckart, le christianisme - la
prédication égalitaire de Paul, qui a réussi - est présenté
comme un bolchevisme produit par les Juifs. Dans Mein
Kampf, les Juifs sont responsables sinon tout à fait du
capitalisme et de la société moderne, du moins de tout ce
qui y est décidément mauvais, comme la transformation de
la terre en marchandise, les sociétés par actions, l'orienta-
tion destructrice du mouvement ouvrier (MK, p. 338-358;
MK, fr., p. 308-326).
Il Y a surtout deux pages fort claires 1 où les Juifs sont
caractérisés par « l'instinct de conservation de l'individu »,
« l'égoïsme de l'individu ». Comme des animaux, ils se
rassemblent à l'heure du danger pour s'égailler de nou-
veau sitôt le danger passé. Ils ne connaissent, au plan
collectif, que 1'« instinct grégaire », lequel n'est au fond
qu'une manifestation circonstancielle de l'instinct de
conservation. Nous aurons à nous souvenir de ce trait.
Pour le dire tout de suite, je soutiendrai que Hitler a
projeté sur les Juifs la tendance individualiste qu'il sentait
en lui-même comme menaçant son dévouement « aryen »
à la collectivité.
On trouve dans Mein Kampf un certain respect pour la
religion, en particulier pour l'Église catholique. Pour une
part il est d'ordre tactique (pour réussir il faut concentrer
l'attaque contre les seuls Juifs - à tout le moins pour
commencer 2), et pour une part il s'agit de la puissance et
de la stabilité de l'Église comme organisation - un modèle
lointain pour le parti - et non de l'Église comme com-
munauté des croyants.
Jusqu'à quel point trouve-t-on chez Adolf Hitler la

1. MK, p. 330-331, un peu obscurcies en traduction, MK, fr.,


p. 301-302.
2. Le 8 février 1942 Hitler, furieux contre les ministres des
confessions chrétiennes, promet de les liquider dans les dix ans à
venir, car il faut « exterminer le mensonge» (Hitler's Table Talk,
1941-1944, Londres, Weidenfeld and Nicolson, 1973, p. 304).
La maladie totalitaire 177
dimension hiérarchique du holisme? Théoriquement il
faudrait ici distinguer entre la hiérarchie comme expres-
sion des valeurs et le pouvoir, et c'est précisément difficile.
Cependant on peut dire qu'à côté de quelques traits
vraiment hiérarchiques, ce qui domine c'est l'utilisation
d'une phraséologie traditionnelle pour exprimer ou mas-
quer des rapports nouveaux. Ainsi du slogan donné aux SS
par Himmler: «Mon honneur a nom fidélité» (Meine
Ehre heisst Treue). Voilà des mots qui évoquent l'aristo-
cratie féodale et qui doivent faire penser au contraire à la
grande parade nazie où chaque atome humain marche au
pas de l'oie tandis que le Führer, seul objet de la fidélité de
chacun, vocifère d'en haut et figure une transe où l'an-
goisse de chacun se mue en une force innombrable.
« Atomisation », le mot revient souvent dans les meilleurs
livres sur le nazisme, et il traduit bien ce tête-à-tête entre
masse et chef, si éloigné du réseau médiéval de l'honneur
et des fidélités.
Mein Kampf contient plusieurs mentions du « principe
aristocratique de la nature» (MK, p. 69; MK, fT., p. 71,
etc.), mais c'est l'expression de ce qu'on appellerait son
darwinisme social : le fort triomphe du faible, et là se
trouve la mesure des valeurs. Comme le dit bien Jean-
Pierre Faye, c'est « l'équivalence du bon et du fort, du
mauvais et du faible 1 », un rapport de forces érigé en
principe moral. Soit une inversion pure et simple du
« principe aristocratique ». Au-delà du déguisement de la
lutte de tous contre tous dans un langage traditionnel,
arrêtons-nous un instant sur l'essentiel: la force érigée en
valeur. Rauschning a été abondamment critiqué dans la
littérature subséquente à sa Révolution du nihilisme (trad.
en 1939) pour avoir défini le nazisme comme le pouvoir
pour lui-même, le pouvoir ne reposant que sur lui-même.
On a objecté que le pouvoir était au service de certains
buts. Si nous nous demandons quels étaient les buts

1. Faye, op. cit., p. 535. Selon lui (p. 522 et n.), Hitler avait
rencontré dans une publication antisémite viennoise (Ostara, septem-
bre 1906) l'expression « la pensée volkische, principe aristocratique
de notre temps ».
178 Sur l'idéologie moderne
fondamentaux, Hitler nous répond ici précisément: le
pouvoir, la domination qui produit ou manifeste l'excel-
lence. Si l'on fait abstraction des buts de portée intermé-
diaire, et si l'on fait état de cette seule conception de
Hitler lui-même, Rauschning n'avait donc pas tort. Ainsi
la déroute des nazis les a jugés selon leur propre critère, et
les chefs l'ont fort bien compris.
En somme notre quête des traits holistes (ou «non
modernes») dans Mein Kampf nous a montré surtout des
apparences et nous a renvoyés la plupart du temps à
l'intervention d'un élément hétérogène qu'il nous reste
maintenant à cerner.
Nous en arrivons aux traits individualistes (ou « moder-
nes ») de la conception du monde de Hitler. C'est sur
eux qu'il faut insister pour comprendre le phénomène,
car ce sont eux qui passent généralement inaperçus.
Étant donné que Hitler se méfie des idéaux et des
idéologies, considérés comme les véhicules d'intérêts
cachés, et qu'il avoue qu'une doctrine est avant tout
nécessaire pour soumettre la masse à la force, on peut se
demander s'il existait vraiment pour lui quelque chose à
quoi il était véritablement attaché, à quoi il croyait
indubitablement. On répondra qu'il y avait au moins une
telle chose, et c'est la lutte de tous contre tous. Lutte pour
la vie, pour le pouvoir ou la domination, pour l'intérêt,
voilà où était pour Hitler la vérité ultime de la vie
humaine. L'idée est au cœur de Mein Kampf En voici une
formulation complète :
L'idée du combat est aussi vieille que la vie elle-même, car
la vie se perpétue grâce à la mort en combat d'autres êtres
vivants ... Dans ce combat, les plus forts et les plus adroits
l'emportent sur les plus faibles et les moins adroits. La
lutte est la mère de toutes choses. Ce n'est pas grâce aux
principes d'humanité que l'homme peut vivre ou se
maintenir au-dessus du monde animal, mais uniquement
par la lutte la plus brutale 1...
1. Discours du 5 février 1928 à Kulmbach, d'après Alan Bullock,
Hitler, trad. fr., Verviers, Gérard et Cie, coll. « Marabout univ. »,
t. l, p. 24. On notera la dernière phrase, avec l'obstination à
supprimer les principes d'humanité.
La maladie totalitaire 179
Voilà un fait de la plus grande importance. Observons
d'abord qu'un tel état d'esprit, sceptique, désabusé, voire
cynique, et une telle croyance dernière sont certainement
très répandus de nos jours au niveau du sens commun, en
Allemagne et hors d'Allemagne aussi bien. Voilà donc un
point fondamental par lequel Hitler a pu être représentatif
de son temps et de son pays, reproduire en quelque sorte,
sous une forme intensifiée par sa monomanie, les réactions
et les représentations d'une foule de gens de milieux
sociaux variés. Voilà peut-être pourquoi il se flattait de
pouvoir seul soulever par le même discours un auditoire
intellectuel aussi bien qu'ouvrier (MK, p. 376; MK, fr.,
p. 341 ; Faye, op. cit., p. 533). Il se sentait profondément
représentatif, même si dans Mein Kampf, pour rapprocher
sa condition des ouvriers qu'il veut reconquérir sur les
marxistes, il se peint plus pauvre, plus « ouvrier» dans ses
années viennoises qu'il ne l'avait été en fait (Maser, op.
cit., cf. n. 1, p. 167).
De plus Hitler est sans doute à bon droit caractérisé
parmi les chefs n~is comme celui qui avait la capacité, ou
l'audace, d'aller jusqu'au bout de ses idées, de poursuivre
avec une logique implacable les conséquences de principes
une fois posés. Cependant, les contemporains ont été
déroutés par les contradictions apparentes de son action,
et la difficulté demeure, pour l'historien, de mettre au jour
les principes qui rendraient raison de ces contradictions
supposées volontaires. Or nous tenons ici le principe
suprême, ouvertement proclamé, qui devrait tout éclairer.
On vient de le lire, c'est simplement le principe de « la
lutte la plus brutale ». Il faut seulement l'entendre de
façon hiérarchique, comme primauté de la lutte à mort sur
tout ce qui paraît la contredire : la paix sera la continua-
tion de la guerre par d'autres moyens, la légalité un moyen
de bafouer la légalité. La théorie n'est pas articulée dans
Mein Kampf, même si elle est tout à fait compatible avec
ce qui y est dit, comme par exemple que l'État n'est pas
une fin en soi, mais un moyen de servir d'autres fins. C'est
la pratique de Hitler une fois installé au pouvoir qui nous
renseigne. Au plan intérieur, Hitler savait qu'il ne pouvait
se passer des voies légales. Il les conjugua donc avec ce
180 Sur l'idéologie moderne
qu'elles sont censées exclure, les modes d'action extra-
légaux qui sont d'ordinaire l'apanage des conspirateurs et
que ce camouflage rendait d'autant plus redoutables en
même temps qu'impunissables. Ainsi, en 1933, un mois
après l'accession solennelle à la Chancellerie, l'incendie du
Reichstag permet de mèttre hors la loi les communistes et
de créer les premiers camps de concentration. De même à
un tout autre plan en 1938, à peine 1'« apaisement» est-il
obtenu à Munich de Chamberlain et de Daladier que l'on
passe à l'action antisémite avec la «Nuit de cristal 1 ».
Voilà comment, quand on ne peut se passer de légalité et
de paix, on prend soin de les englober dans « la lutte la
plus brutale» (cf. MK, p. 105; MK, fr., p. 101). Cette
transgression du contrat social, des distinctions fondamen-
tales sur quoi repose la vie sociale moderne et auxquelles
tout le monde s'en remet de confiance, apparaît dans sa
récurrence comme une méthode cachée, un principe
stratégique clandestin asservissant les institutions à la
violence et qui, en trompant ou désorientant aussi bien les
masses que l'ennemi, a sans doute grandement contribué
aux succès répétés de Hitler.
Pour approfondir l'analyse, il nous faut aussi réfléchir
que dans cette «lutte de tous contre tous », dans ce
darwinisme social si général parmi nos contemporains, les
sujets réels (ou en tout cas principaux) sont les individus
biologiques, et il est clair que cette lutte se poursuit à
l'intérieur de toute collectivité. Voilà donc l'individua-
lisme présent au niveau des représentations les plus
fondamentales, voilà un individualisme fondamental ins-
tallé au cœur de la conception du monde d'Adolf Hitler,
survivant à toutes les attaques et à tout le scepticisme

1. Il est vrai que les historiens discutent encore pour savoir si le feu
a été mis au Reichstag sur l'ordre des nazis ou des communistes. Par
ailleurs, Ernst von Salomon raconte dans Le Questionnaire (trad. fr.,
Paris, Gallimard, 1953, p. 372) comment un collègue écrivain trouve
inepte de faire succéder un pogrom à la victoire pacifique de
Munich. Voilà deux faits bien différents qui montrent l'efficacité du
camouflage hitlérien. Encore l'ami de von Solomon, bouleversé par
l'événement, aperçoit-il avec effroi la vérité: « Tu sais, je crois qu'il
est méchant! »
La maladie totalitaire 181
visant l'égalitarisme, la démocratie, et l'idéologie en
général. Cet individualisme, nous l'avons déjà rencontré,
ou du moins ses effets, car c'est lui qui est à l'œuvre toutes
les fois que chez Hitler la tendance holiste est arrêtée,
détournée ou gauchie. C'est lui; avant tout, qui détruit la
communauté donnée dans la vie sociale et la réduit
finalement à la race - je m'efforcerai de le montrer plus
loin.
Il y a d'autres traits individualistes, par exemple des
traits égalitaires:. hostilité à la royauté à la noblesse
traditionnelle et à toute notion de rang héréditaire. Du
reste, la prétention même à la fonction de « chef» de la
part d'un homme du commun demande au moins l'égalité
des chances. (Il est vrai que Hitler ne se donnait au début
que comme le « tambour» ou propagandiste du mouve-
ment.) Pour l'accession à 1'« élite », pour la promotion
dans le parti, la réussite est le seul critère, et la concur-
rence entre chefs est même favorisée par le Führer-
chancelier, que l'on voit souvent confier des tâches
identiques ou similaires à des !ieutenants différents, bien
au-delà de la seule dualité de l'Etat et du parti. Or de telles
rivalités peuvent compromettre le résultat matériel, et
lorsqu'il s'agit de quelque chose d'aussi crucial que l'éco-
nomie de guerre cette attitude marque péremptoirement
la subordination de la réalité objective aux relations entre
hommes, à l'encontre de la tendance moderne. La valori-
sation individualiste ou ses concomitants pénètrent aussi
par d'autres voies. Ainsi l'artificialisme marxiste (<< chan-
ger le monde »), le socialisme - héritier pour une part de
l'individualisme bourgeois -, le bolchevisme ne sont pas
exempts de ces traits modernes, et on ne peut les « imiter
et surclasser» (Nolte, op. cit., p. 395) sans faire sienne
par implication, inconsciemment, cette charge individua-
liste qui est à vrai dire ubiquitaire dans le monde contem-
porain. On renchérit sur le marxisme en le calquant: de
même qu'il démystifiait l'idéologie bourgeoise, le nazisme
va démystifier l'idéologie marxiste. Voici comment: plus
réels nous dit-on que les rapports de production sont les
hommes mêmes qui entrent dans ces rapports, c'est-à-dire
l'homme comme individu biologique, l'exemplaire d'une
182 Sur l'idéologie moderne
race. Cette transposition s'impose pour Hitler du fait de ce
qu'est pour lui l'évidence de la race, mais elle semble de
nouveau contenir un mélange caractéristique : d'un côté
les relations entre hommes sont plus réelles que les
relations aux choses implicites dans la « production », de
l'autre, et c'est sans doute le plus important, avant les
relations entre hommes viennent logiquement les hommes
qui entrent dans ces relations - sophisme moderne bien
connu qui évacue la relation au bénéfice de la substance et
constitue l'individu métaphysique. Pour Hitler, la réalité
qui se cache derrière la construction marxiste c'est la
volonté d'individus, les Juifs.
L'inventaire qui précède des traits holistes et des traits
individualistes dans Mein Kampf est certainement très
imparfait: il ne s'est agi en fait que d'une sorte de
détection ou de repérage. L'essentiel est de voir comment
tout cela se combine ou s'articule, et lequel des deux
grands principes subordonne l'autre si tel est le cas. C'est
ce que nous allons tenter brièvement maintenant.
Reprenons les traits rencontrés. La notion centrale est
double : lutte de tous contre tous comme vérité dernière
de la vie humaine, et domination de l'un sur l'autre comme
caractérisant l'ordre naturel des choses, ou plutôt des
sociétés. L'égalitarisme qui va à l'encontre de cet
« ordre » réputé naturel étant présenté comme une arme
juive de destruction, on pourrait croire - et on a cru
semble-t-illa plupa"rt du temps - que nous ne sommes plus
dans l'univers individualiste moderne. Or c'est pure appa-
rence. Non seulement nous trouvons des traits individua-
listes et des traits égalitaires incontestables dans la concep-
tion du monde d'Adolf Hitler, mais surtout l'idée de la
domination ne reposant que sur elle-même, sans autre
fondation idéologique que l'affirmation qu'ainsi le veut la
« nature », n'est rien d'autre que le résultat de la destruc-
tion de la hiérarchie des valeurs, de la destruction des fins
humaines par l'individualisme égalitaire. Il n'y a plus
d'autre justification à la subordination telle qu'on la
rencontre nécessairement dans toute société - et telle que
la plupart des Allemands n'ont jamais cessé de l'admettre
- que le fait brut de la domination des uns sur les autres.
La maladie totalitaire 183
L'accent très marqué mis sur la lutte pour la vie (et pour la
domination) traduit précisément la valorisation individua-
liste et la négation individualiste des croyances collectives.
Pour mieux comprendre ce qui arrive ici à l'idéologie
moderne, on peut remonter dans le passé. La subordina-
tion a toujours fait problème dans ce cadre, et la voici qui
apparaît au contraire tout à coup absolument, brutalement
affirmée. Ce retournement obscurcit la continuité histori-
que. Qu'on se souvienne seulement comment, dans le
droit naturel des XVIIe et XVIIIe siècles, il fallait le plus
souvent, en plus du contrat d'association, un second
contrat, un contrat politique ou de subordination, pour
faire passer les hommes de l'état de nature à l'état social et
politique. On voit bien là que la subordination constitue
une difficulté spéciale. Du moins recevait-elle sa fondation
d'un contrat spécialement conçu à cette fin. On mesure le
chemin parcouru dans l'intensification de l'individualisme
lorsque Hitler, soucieux avant tout de construire une
machine de guerre, et s'adressant à un peuple pour qui la
subordination va plu.s ou moins de soi, ne trouve plus pour
la fonder que la nature non plus sociale mais physique -
un peu à la manière, soit dit en passant, de nos étholo-
gistes.
On objectera que la domination, le pouvoir hitlérien
n'est qu'en apparence sa propre fin et est en réalité au
service d'une valeur, à savoir la race. Mais précisément il
faut rendre compte de /' émergence de la race comme valeur.
Or c'est la lutte de tous contre tous - et donc l'individua-
lisme - qui est à la racine de la race, et non l'inverse. En
effet, la lutte de tous contre tous est bien évidemment à
l'œuvre partout; elle doit en particulier tendre à affaiblir
voire à détruire la représentation de la société globale ou
collectivité nationale, et pour entrer plus avant dans les
représentations d'Adolf Hitler on peut se demander quelle
conception de la communauté allemande va être en état de
résister chez lui à cette désagrégation. La forme moderne
normale de la société globale, c'est la nation, et les
conditions extérieures du moment sont favorables à l'affir-
mation de la nation allemande et de sa cohésion. Pourtant,
même si l'épithète « national », seule ou en composition,
184 Sur l'idéologie moderne
est abondamment utilisée dans la dénomination des diffé-
rents partis et mouvements (voir l'inventaire de Faye), la
« nation» demeure quelque chose d'assez extérieur, ou
superficiel. L'équivalent plus profond, c'est le Volk. Pour
Hitler lui-même, il y a des raisons supplémentaires de ne
pas faire fond sur l'idée de nation. La nation est vigoureu-
sement attaquée à l'époque par les internationalistes, et
Hitler se fera gloire d'avoir brisé l'internationalisme
socialiste traditionnel dans le prolétariat. Pourtant sa
tactique ne consiste pas en général à attaquer de front une
position défendue par les socialistes, mais bien plutôt à
contourner leur critique. Ainsi, on ne dit pas qu'il n'y a pas
de lutte de classes, on dit que la vraie lutte est la lutte des
races. Du reste, comme le livre de Faye le rappelle à
chaque instant, ce à quoi tendaient non seulement le
national-socialisme mais tout le mouvement à l'intérieur
duquel il s'est développé, c'était à absorber et réunir les
deux pôles national et socialiste comme Pribram le laissait
prévoir. Tout indique que cela devait se faire autour de la
notion de Volk. Mais demandons-nous quel pouvait être
tout au fond le sentiment de Hitler vis-à-vis de cette
notion, et de celle de « communauté du peuple» dont le
nazisme devait faire si grand usage dans la suite.
Prenons un parallèle. Le sociologue français Durkheim,
pour exprimer la communauté de pensée à l'intérieur
d'une société, parlait de «représentation collective» et
même de « conscience collective » ; du côté des empiristes
anglo-saxons la réaction fut vive, ils demandaient à peu
près : «Avez-vous jamais rencontré une représentation
collective au coin d'une rue? Il n'existe que des hommes
en chair et en os. » Il est évident que Hitler, croyant à la
lutte de tous contre tous, a dû réagir de façon très
semblable devant la notion d'une entité sociale collective,
d'une communauté culturelle du « peuple ».
Cela semble confirmé par l'usage relativement limité
dans Mein Kampf du vocabulaire à base de Volk (Volks-
gemeinschajt, Volksseele) , à l'exception de Volkstum, natio-
nalité, et du « petit tpot » sur lequel Faye a insisté, le mot
v6lkisch. Nous avons vu précisément que ce dérivé permet
à Hitler, après rejet des «songeries» culturelles, reli-
La maladie totalitaire 185
gieuses ou spirituelles qui s'y attachaient, d'opérer la
transition à la race, die Rasse. Le seul résidu que son
farouche individualisme - caché - pouvait tolérer en
matière de communauté était la « race » : les gens pensent
de même, et - idéalement au moins - ils vivent ensemble,
parce qu'ils sont physiquement, matériellement identi-
ques. Sans doute du reste le glissement de « peuple» à
« race », déborde-t-il très largement le seul national-
socialisme, mais restons-en à Hitler lui-même. « Le but de
l'État est le maintien et le développement d'une commu-
nauté d'êtres vivants qui sont physiquement et morale-
ment gleichartig », c'est-à-dire semblables parce que de
même espèce (Art) (MK, p. 433; cf. MK, fr., p. 391).
Ailleurs Hitler exulte à l'idée que ses hommes seraient au
bout de quelques années devenus tous physiquement
identiques (Arendt, op cil., p. 418, citant Heiden).
Pour conclure sur ce point: une représentation fort
répandue du sens commun individualiste moderne, la
« lutte de tous contre tous », a contraint Hitler à voir dans
la race le seul fondement valable de la communauté
globale et en général la seule cause de l'histoire. Le
racisme résulte ici de la désagrégation de la représentation
holiste par l'individualisme.
Notons que, dans son rôle fonctionnel comme substitut
de la classe marxiste, la race hitlérienne est relativement
faible : elle ne fait après tout que juxtaposer des individus
qui comme tels n'ont même pas dans la vie courante la
solidarité dont les membres d'une même classe - soit des
ouvriers en lutte pour leurs revendications - peuvent faire
l'expérience. Mais la conception raciste active, c'est l'anti-
sémitisme, qui seul peut fonder la représentation abstraite
au niveau populaire. Seul il peut unir « racialement » la
population allemande qui autrement se divise, à ce qu'on
nous dit, en quatre « éléments raciaux », entendez quatre
« races» différentes. Rauschning a pu dire en ce sens que
les Juifs étaient indispensables à Hitler. Si cependant
Hitler a été poursuivi par l'idée de les éliminer, et s'est
décidé finalement à les exterminer, ce n'est pas seulement
parce qu'ils constituaient selon lui l'anti-nature écartant
l'histoire de son cours normal- on peut voir là une simple
186 Sur l'idéologie moderne
rationalisation spéculative -, ni même parce qu'il lui
fallait intensifier sa guerre sur tous les fronts.
Plus profondément, nous observons un parallélisme
entre deux opposés. La lutte, nous l'avons dit, était pour
Hitler entre les Juifs d'un côté et lui, lui seul, de l'autre. Il
a voulu dresser systématiquement sa volonté contre leur
volonté supposée. Il voyait en eux des agents de destruc-
tion, des individualistes porteurs de tout ce qu'il haïssait
dans la modernité, l'argent anonyme et usuraire, l'égalita-
risme démocratique, la révolution marxiste et bolchevi-
que. Mais nous avons vu que Hitler lui-même était infecté
par ce poison qu'il prétendait combattre. L'individualisme
de la lutte de tous contre tous minait dans son esprit ce à
quoi il aurait voulu croire et à quoi les Allemands devaient
croire: la «communauté du peuple ». Il est dès lors
vraisemblable que, à la faveur de la symétrie qui les
opposait, Hitler ait projeté sur les Juifs l'individualisme
qui le déchirait. L'extermination des Juifs apparaît, au
plus profond, comme un effort désespéré de la part de
Hitler pour se débarrasser de sa propre contradiction
fondamentale: en ce sens c'est aussi une part de lui-même
que Hitler a tenté d'annihiler.
Je voudrais ajouter une observation. J'ai signalé ailleurs
le parallélisme entre la conception hitlérienne et l'obses-
sion du «pouvoir» dans la politologie contemporaine
(HAE l, p. 19). Ayant suivi jusqu'au bout la logique de
l'aberration, on s'aperçoit que sur ce plan Hitler n'a fait
que pousser à leurs dernières conséquences des représenta-
tions fort communes à notre époque, que ce soit la « lutte
de tous contre tous », sorte de lieu commun de l'inculture,
ou son équivalent plus raffiné, la réduction du politique à
la notion de pouvoir. Or, une fois de telles prémisses
admises, on ne voit pas, Hitler aidant, ce qui peut
empêcher celui qui en a les moyens d'exterminer qui bon
lui semble, et l'horreur de la conclusion démontre la
fausseté des prémisses. La réprobation universelle montre
un accord sur des valeurs, et le pouvoir politique doit être
subordonné aux valeurs: L'essence de la vie humaine n'est
pas la lutte de tous contre tous, et la théorie politique ne
peut pas être une théorie du pouvoir, mais une théorie de
La maladie totalitaire 187
l'autorité légitime. De plus, il doit être clair au terme de
cette analyse que la généralisation de la notion de « vio-
lence » au mépris des distinctions fondamentales dans le
monde moderne (entre public et privé, etc.) est d'esprit
totalitaire et nous menace de barbarie (cf. HAE !, p. 22-
23).

Pouvons-nous, pour conclure en général, tenter de


dégager une perspective d'ensemble? Elle sera non seule-
ment schématique mais spéculative; il nous faudra mêler,
en termes souvent approximatifs, des jugements hypothé-
tiques à des conclusions mieux établies ou plus vraisembla-
bles. Si incertain que soit le résultat, il n'est peut-être pas
négligeable dans l'état actuel des études.
Au plan idéologique mondial, le nazisme fait partie d'un
processus d'intensification et de surenchère lié à l'interac-
tion de l'idéologie individualiste dominante et des cultures
particulières dominées. De ce point de vue il fait partie de
l'interaction de l'Allemagne et du monde, ce qui est sans
doute évident mais ne doit pas être oublié.
Au plan allemand, on remarque que la constitution
politique wilhelmienne ne résultait pas de l'application
systématique d'une idéologie mais de la modernisation
d'un système politique traditionnel, de sa modification ou
adaptation empirique aux conditions modernes (d'où pour
une part l'alliage d'archaïsme et de modernité sur lequel
les historiens insistent à l'envi). Ce système une fois balayé
par la défaite, la Constitution démocratique et parlemen-
taire de Weimar était sentie par les tenants de l'idéologie
traditionnelle comme une imposition étrangère - la
conversion de Thomas Mann est sans doute un fait
exceptionnel. A ce point, tout se passe comme si l'Alle-
magne était mise en demeure par sa situation, pour
défendre sa culture nationale contre la pression étrangère,
de créer un modèle de Constitution politique qui soit en
conformité avec son idéologie. Or Pribram nous a appris
qu'il s'agirait nécessairement d'un « national-socialisme»
(<< socialisme» étant pris au sens d'organisation globale).
Nous tenons là une double détermination: une détermina-
tion causale (les conditions données), et une détermina-
188 Sur l'idéologie moderne
tion idéologique (réintroduction d'un aspect holiste), mais
les deux réunies ne nous donnent encore qu'un aspect du
réel, et non le national-socialisme tel qu'il a existé en fait.
Il est à noter du reste que le problème n'a pas été résolu:
le nazisme n'a pas construit une Constitution politique, et
on, a même dit qu'à parler rigoureusement il n'y a pas eu
d'Etat nazi. Ce n'est pas un hasard: le racisme a permis de
passer outre ~u problème, et Hitler prévenait dès Mein
Kampf que l'Etat ne serait qu'un moyen au service de la
race 1.
D'après ce que nous avons dit ci-dessus de la survivance
de la souveraineté universelle dans l'idéologie allemande
et de la vocation correspondante de l'État allemand pour
la domination extérieure, il est devenu clair du même coup
que, en l'absence d'une transformation profonde de l'idéo-
logie, la dimension de domination extérieure était un sine
qua non pour le succès de toute tentative de restaurer
l'identité allemande.
On voit le genre de question auquel nous arrivons, et
qu'on peut tout au plus formuler dans l'abstrait, spéculati-
vement: le rôle majeur joué ici par le racisme est-il
contingent, ou au contraire le problème politique était-il
insoluble, et le racisme s'est-il imposé nécessairement?
Au plan individuel, on a cru voir, chez Hitler lui-même, le
racisme abstrait ou théorique résulter de la désintégration
individualiste de la représentation holiste de la « commu-
nauté ». La proposition pourrait bien être généralisable,
non seulement aux cercles allemands vOlkisch, mais beau-
coup plus largement, jusqu'à quelqu'un que l'on place
souvent à l'origine du racisme européen, le comte de
Boulainvilliers, chez qui il serait né d'une crise de la
représentation holiste et hiérarchique des «ordres » ou
« états» sociaux (noblesse, clergé, tiers état).

1. Ernst von Salomon écrit dans ses souvenirs après la guerre : « Le


seul but du grand mouvement national, après l'effondre}llent de 1918,
devait être un renouvellement de la conception de l'Etat qui serait
révolutionnaire dans ses méthodes mais conservatrice quant à sa
nature )), et qualifie de « trahison infâme du véritable but)) la
« tentative de déplacer l'accent décisif de l'État au peuple, de
l'autorité à la totalité ... )) (op. cit., p. 618).
La maladie totalitaire 189
Au plan collectif, étant donné que traduite en culture
allemande la nation devient le Volk, le glissement était-il
inévitable, dans les conditions données, du Volk, peuple
ou culture, à la « race» ? Précisons bien qu'il ne s'agit pas
de supposer que le peuple allemand est devenu raciste, en
majorité ou autrement, sous Hitler, il s'agit seulement du
fait qu'il est tombé au pouvoir d'une clique raciste.
Admettons que l'idéologie du Volk n'était pas raciste, en
tout cas de façon prédominante, avant 1918. Nous obser-
vons qu'elle ne répondait alors qu'à des exigences sociales
relativement limitées. Après 1918, elle s'est trouvée en
quelque sorte sommée par l'histoire de répondre à une
exigence nouvelle, proprement politique, savoir un
«renouvellement de la conception de l'État». Cette
exigence sans doute démesurée a-t-elle - finalement -
amené Hitler à la Chancellerie, et par là fait basculer
l'Allemagne dans le racisme? La question est quelque peu
rhétorique dans l'état actuel. Elle a du moins le mérite de
rappeler que la conscience nationale a ses problèmes, en
Allemagne et ailleurs.
II
LE PRINCIPE COMPARATIF:
L'UNIVERSEL ANTHROPOLOGIQUE
5

Marcel Mauss .
une science en devenir *

Claude Lévi-Strauss a écrit une « Introduction à l'œuvre


de Marcel Mauss» qui est importante, et, je crois,
indispensable si l'on veut comprendre l'impact des idées
de Mauss sur les questions de l'anthropologie contempo-
raine. Je ne suivrai pas la critique de certains sociologues
selon qui la pensée de Mauss aurait été dans ce texte
détournée dans une direction structurale, car je crois que
cet auteur est ici fidèle à l'inspiration profonde de Mauss.
D'autres ont dit que Lévi-Strauss avait présenté Mauss
comme plus philosophique qu'il n'était en réalité. Venant
après lui, et comme l'aspect le plus évident de Mauss est
bien sûr sa tendance concrète, ne pourrais-je adopter une
perspective plus modeste et me contenter de vous montrer
l'intérêt de Mauss pour le concret? Je consultai là-dessus
quelques amis, anciens élèves de Mauss, car je voulais
vous apporter davantage qu'un opinion purement person-
nelle. Ils acquiescèrent et m'aidèrent à préciser: Mauss
était un philosophe, un théoricien qui s'était tourné vers le
concret, qui avait appris que c'est seulement au contact
étroit des données que la sociologie peut progresser. C'est
de cet aspect fondamental que je vais parler. Je voudrais
montrer comment avec Mauss la sociologie française, ou
plutôt la sociologie en France, atteint son stade expérimen-
tal. La formule peut paraître excessive, je m'efforcerai de
la justifier.
La tendance concrète de Mauss est tout à fait caractéris-

* Reproduit d'après L'Arc, 48, Paris, 1972, p. 8-21. Conférence


donnée en anglais, à Oxford, en 1952, comme contribution à une
série consacrée à l'histoire de la sociologie en France.
194 Le principe comparatif
tique si nous le comparons à Durkheim. Durkheim, s'il
s'est assurément tourné vers les faits, peut cependant être
considéré comme le dernier d'une lignée de penseurs
abstraits. Sans doute, il a fixé les règles pour l'étude des
faits, il a souhaité et donné l'exemple de telles études;
mais il n'en est pas moins vrai que c'est avec Mauss que la
perception concrète réagit véritablement sur le cadre
théorique. Je dirai que Durkheim était encore un philo-
sophe. Mais pour Mauss lui-même Durkheim était avant
tout le fondateur de la sociologie et il réservait la qualité
de philosophe à Lévy-Bruhl, tandis que, d'autre part, il
écrit à propos de la méthode de travail de Hertz : « Le
plan se modifiait avec les faits, et les faits n'étaient pas là
pour l'illustration, car Hertz était un savant, et non pas
seulement un philosophe» (Revue de l'histoire des reli-
gions, t. 86, 1922, p. 58).
Cette différence, presque une contradiction, entre le
besoin profond de Mauss pour les données concrètes et la
pente abstraite de Durkheim frappait vivement les élèves
de Mauss, et ils s'étonnaient de ne pas la trouver exprimée
sous forme de divergences théoriques. C'est que Mauss
avait le sens de la solidarité dans le travail collectif et était
dévoué à la mémoire de Durkheim; fidèle à Durkheim en
tant que son disciple et son héritier, il voulait davantage
maintenir vivante leur inspiration commune qu'insister sur
les désaccords de détail. Durkheim avait fourni un cadre
théorique dont Mauss soulignait à toute occasion la valeur
aux fins de la recherche. Ce côté étant assuré, la préoccu-
pation première de Mauss, surtout dans ses conférences
d'ordre élémentaire, concernait les données. Et il est tout
à fait évident que ce qu'il attendait des données, c'était de
réagir sur la théorie. S'il lui arrive de se plaindre, c'est à
propos des circonstances qui n'ont pas permis aux études
de se développer aussi rapidement que le groupe de
l'Année sociologique l'avait rêvé, de combler les lacunes,
de mettre de la chair sur les os du squelette théorique. Il
est tellement imbu de l'idée que les connaissances de fait
devraient changer les théories antérieures qu'il ne peut
s'empêcher d'exprimer sa déception lorsqu'il rend compte
de la troisième édition du Rameau d'or : les faits se sont
Marcel Mauss 195
accumulés mais ils n'ont pas modifié les idées, le fût a
grandi dans des proportions monumentales mais il
contient le même vin.
Si l'on dit que Mauss a manqué à construire un système,
que signifie dès lors cette critique? Il est vrai qu'il n'en
construisit pas, ce n'était pas son intention et on aurait tort
de le juger comme s'il l'avait voulu.

Mauss était une personne fascinante. Il est impossible


de parler du savant sans évoquer, fût-ce en passant,
l'homme. C'est probablement le secret de sa popularité
auprès de nous, qu'à la différence de tant de maîtres
académiques pour lui la connaissance n'était pas un
domaine séparé d'activité: sa vie était devenue connais-
sance et sa connaissance vie, voilà pourquoi il pouvait
exercer, sur certains en tout cas, une influence aussi
grande qu'un maître en religion ou un philosophe. Et ceci
entraîne plus d'un paradoxe.
Par exemple, son enseignement élémentaire était sim-
plement destiné à rendre ses étudiants capables d'observer
et d'enregistrer les choses correctement. Tel qu'on le
trouve dans le Manuel d'ethnographie qui a été rédigé
d'après des notes d'auditeurs, cet enseignement peut
paraître consister en un catalogue de faits, accru d'instruc-
tions qui sont souvent d'un caractère si général qu'elles ont
un air de tautologie ou de lieu commun. Finalement, il
nous disait qu'il y avait beaucoup de ceci et de cela à
observer, et que beaucoup d'idées et de manières de faire
humaines douées de valeur attendaient partout simple-
ment d'être enregistrées ... nous n'avions qu'à y aller voir,
bien sûr nous devions savoir ce que nous cherchions, et
savoir en même temps que tout est dans tout. .. Bien facile
et bien difficile tout ensemble. Est-ce tout? Pas tout à
fait: un étudiant qui avait pris l'ethnologie comme une
matière secondaire me dit un jour qu'en voyageant sur la
plate-forme d'un autobus il avait découvert que la relation
qu'il sentait entre lui et ses voisins s'était transformée du
fait des leçons de Mauss. Peut-être direz-vous qu'il n'y a
rien de scientifique là-dedans. Il se peut. En tout cas,
grâce à Mauss, tout, même le geste le plus insignifiant,
196 Le principe comparatif
prenait un sens pour nous. Il se flattait de reconnaître un
Anglais dans la rue à sa démarche (voir ses Techniques du
corps). Avec Mauss, l'étroite culture classique dans
laquelle nous avions été élevés éclatait en un humanisme
plus large, plus réel, embrassant tous les peuples, toutes
les classes, toutes les activités.
Vous alliez le trouver à la fin d'une leçon et il vous
laissait deux heures plus tard à l'autre bout de Paris. Tout
le temps il avait parlé en marchant, et c'était comme si les
secrets de races lointaines, un morceau des archives de
l'humanité vous avaient été révélés par un expert sous la
forme d'une simple conversation, car il avait fait le tour du
monde sans quitter son fauteuil, s'identifiant avec les
hommes à travers les livres. D'où le type de phrase si
commun chez lui: je mange ... je maudis ... je sens ...
signifiant selon le cas: le Mélanésien de telle île mange,
ou le chef Maori maudit, ou l'Indien Pueblo sent. Si Mauss
savait tout, comme nous avions coutume de dire, cela ne le
conduisait pas à des explications compliquées. Bien au
contraire, c'était et cela demeure une difficulté majeure
avec lui que sa connaissance était si réelle, si personnelle,
si immédiate qu'elle prenait souvent la forme trompeuse
de déclarations de sens commun. Voici un exemple. J'allai
une fois lui demander des conseils à propos de la « cou-
vade ». C'était le matin. Il termina sa gymnastique sur son
balcon et prit son petit déjeuner, parlant des Belges et de
leur tartine de beurre, et de bien autre chose. Il demanda:
«Savez-vous comment les Anglais reconnurent que
Jeanne d'Arc prisonnière, tout habillée en guerrier qu'elle
était, était une femme? Eh bien, elle était assise, quel-
qu'un lui jeta des noix sur les genoux et, pour les
empêcher de tomber, au lieu de rapprocher les genoux,
elle les écarta comme pour tendre la robe qu'elle aurait
portée. » (Je me suis aperçu plus tard que cette histoir~ est
dans Mark Twain.) J'arrivai tout de même à la fin à
prononcer quelques mots sur l'objet de ma visite, c'est-à-
dire la couvade, le patriarcat et le matriarcat, etc. « C'est
bien plus simple que tout cela, la naissance ce n'est pas une
petite affaire, il est tout à fait naturel que les deux parents
s'y mettent. » Je le quittai peu satisfait de cette réponse
Marcel Mauss 197
énigmatique, et chargé d'un gros livre. Je pensai, comme
d'autres dans des circonstances semblables: il est merveil-
leux, mais est-ce que tout de même cela n'est pas un peu
trop simple? Que veut-il dire? Après quelques jours, je
compris, et j'appréciai la différence entre une certaine
espèce de pédantisme et la connaissance de Mauss. Voilà
pourquoi je soutiens que Mauss avait reçu du ciel la grâce
spéciale d'être un homme de terrain sans quitter son
fauteuil.

La carrière active de Mauss, depuis l'agrégation de


philosophie en 1895, à 23 ans, jusqu'à sa retraite en 1940, à
68 ans, peut être divisée en trois périodes. La première
s'étend jusqu'en 1914, Mauss est alors un spécialiste des
religions, principalement indienne et primitives, qui prend
une part importante au mouvement de l'Année sociologi-
que sous la direction de son oncle Durkheim. C'est une
période de travail d'équipe enthousiaste, de publications
nombreuses et brillantes. Jusqu'en 1900, Mauss avait
étudié la philologie sanscrite et comparée, l'histoire des
religions et l'anthropologie, avec des maîtres à Paris tels
que Meillet, Foucher, Sylvain Lévi, qui, paraît-il, considé-
rait son étudiant comme un génie et regrettait plutôt
l'influence excessive que son oncle exerçait sur lui; en
Hollande, Cal and ; à Oxford, Tylor et Winternitz.
En 1901, Mauss est nommé à l'École des hautes études à
la chaire d'« histoire des religions des peuples non civili-
sés ». En même temps, et depuis le début, il avait la
charge de la seconde section de L'Année sociologique
concernant la sociologie de la religion, et il y publiait
chaque année, avec l'aide d'Hubert, des comptes rendus
fort détaillés et instructifs de toutes les publications de
quelque importance. Ces comptes rendus sont une partie
considérable de l'œuvre de Mauss; je viens de les relire et
je doute fort qu'il existe ailleurs quoi que ce soit de
comparable : chaque ouvrage est résumé avec grand soin
avant d'être loué ou critiqué, corrigé ou complété, et tout
cela du seul point de vue de la connaissance. Nulle part les
théories sociologiques n'apparaissent comme autre chose
que des outils, mais des outils indispensables pour la
198 Le principe comparatif
recherche. Toute l'histoire, les résultats et les problèmes
de la spécialité à l'époque sont résumés magistralement
dans ces pages.
Mais si l'on touche aux publications de Mauss, il faut
bien rappeler qu'il n'a jamais produit un livre, mais
seulement des articles, quelquefois fort étendus, générale-
ment intitulés « essai» ou encore « esquisse ». De plus,
presque tous ont été écrits en collaboration avec un autre
savant, surtout l'historien des religions, archéologue et
technologue Henri Hubert, mais aussi Durkheim, ou
Fauconnet, ou Beuchat. On a interprété cela de diffé-
rentes façons, soit comme montrant que ces savants
avaient réalisé l'idéal du travail collectif, soit que Mauss
était incapable de publier par lui-même, et il est de fait que
le volume de ses publications devait décroître de façon
marquée après que la mort lui eût arraché ses amis et
collaborateurs.
La guerre de 1914 frappa durement le groupe des
sociologues, lui ôtant ses meilleurs espoirs, comme Hertz,
l'auteur de la Prééminence de la main droite et de la
découverte de la coutume des doubles obsèques. Avec la
mort de Durkheim, en 1917, commença la seconde
période de l'activité scientifique de Mauss, période mar-
quée d'une part par le deuil et la préparation dévouée
pour la publication des ouvrages des disparus (les
Mélanges de Hertz, et, de Durkheim, son Éducation
morale et son Socialisme), de l'autre par une responsabi-
lité élargie. Succédant à Durkheim à la direction de
l'Année, Mauss devait se consacrer non plus à la seule
religion, mais à la sociologie en général. Le champ
d'activité s'accrut avec la création en 1925 de l'Institut
d'ethnologie où Mauss donna ses « Instructions» année
après année. Il attachait beaucoup d'importance à ces
cours élémentaires, évidemment parce qu'il y voyait le
moyen du développement futur. On notera que si Mauss
formait ses étudiants avant tout à la mission monographi-
que sur le terrain, il ne négligea jamais ni les problèmes de
la diffusion culturelle et de l'emprunt ni la civilisation
matérielle. Par exemple, les ouvrages du professeur Leroi-
Gourhan, qui peuvent être considérés comme fondant la
Marcel Mauss 199
technologie ethnographique comme discipline distincte,
reposent entièrement sur le développement de la classifi-
cation systématique des techniques donnée par Mauss
dans ses cours. Mais je laisse de côté ici la question de
l'influence et de la postérité de Mauss puisque je peux
vous renvoyer au chapitre de Lévi-Strauss dans la Sociolo-
gie au xx siècle.
Dans cette période, à côté de nombreuses contributions
plus brèves, Mauss nous donne une seule étude de grande
dimension, mais c'est peut-être son chef-d'œuvre, l'Essai
sur le don de 1925. Je voudrais souligner que si Mauss a
étendu son champ d'activité, déjà si vaste, jusqu'à couvrir
le champ indéfini de la sociologie et de l'ethnologie en
général, ce n'est pas de son propre choix. Il s'y est vu
obligé par fidélité à la mémoire de Durkheim et au
développement des études qu'ils avaient inaugurées
ensemble.
On peut considérer qu'une troisième période s'ouvre
autour de 1930. Hubert à son tour a quitté son compagnon
de travail et Mauss publie ses deux volumes sur les Celtes.
Mauss est élu au Collège de France et pendant dix ans il va
enseigner quelque huit heures par semaine dans trois
institutions différentes. A cette époque on avait l'impres-
sion que la destinée réclamait de lui de tenir bravement
seul, ou presque, la place de toute l'équipe de savants avec
qui il avait commencé le travail. Il le faisait avec aisance,
maintenant le rôle de savant encyclopédique comme si la
base matérielle de la connaissance ne s'était pas étendue
considérablement en cinquante ans, gardant le contact
avec l'histoire, la psychologie, la philosophie, la géogra-
phie. C'est ce qui, avec le respect qu'il avait pour les faits,
explique sans doute suffisamment pourquoi il publia
relativement peu durant cette période. Et pourtant. Est-ce
que les idées qu'il semait généreusement dans les pages
des Techniques du corps ou de la Notion de personne ne
suffiraient pas à établir la réputation de tout autre savant?
Il avait trop d'idées pour exprimer complètement l'une
d'entre elles.
Alors vint la Seconde Guerre mondiale qui allait répéter
les épreuves de la première avec une cruauté accrue. Cette
200 Le principe comparatif
fois la raison de Mauss ne survécut pas à l'ordalie. La
mémoire lui manquait de temps en temps, et sa pensée
l'avait abandonné, peut-être du fait du surmenage affectif
aussi bien qu'intellectuel, quand il mourut le 10 février
1950.

Suivons maintenant chronologiquement les travaux de


Marcel Mauss pour souligner l'aspect concret de sa
pensée. La préoccupation sera de voir le rôle joué dans la
recherche d'une part par les idées de l'anthropologue,
d'autre part par les données qu'il étudie. En 1896, Mauss
publia une longue étude dans la Revue de l'histoire des
religions sur l'ouvrage de Steinmetz sur les origines de la
sanction pénale, sous le titre « La religion et les origines
du droit pénal» (cf. Œuvres, t. II, p. 651 sq). Steinmetz
s'efforçait de montrer que la peine était sortie de la
vengeance privée. Tout en louant la méthode, Mauss
faisait une objection fondamentale et était conduit à
esquisser la question telle qu'il la voyait. L'auteur, dit
Mauss, «ne définit pas, il classe suivant les notions
communes ». C'est seulement récemment que le mot de
sanction a pris le sens rationnel, utilitaire qui nous est
familier. C'est là une notion très particulière, et pour
exister la sociologie exige quelque chose de plus général.
Mauss pense qu'il y a davantage en commun entre les
sociétés primitives et la nôtre, et il veut une définition qui
leur soit commune. Il dit que Steinmetz, en manquant à
définir son objet sociologiquement, a manqué l'élément
commun qui se trouve à la base de tout droit pénal. La
sanction, c'est toute punition atteignant celui qui a violé le
droit et la coutume. Dans les sociétés archaïques, la
transgression provoque souvent une réaction religieuse,
c'est de là que le droit pénal s'est développé: il n'y a pas
seulement dans notre droit moderne des restes de la
vengeance privée primitive, il Y a aussi dans les types
originaux de la réaction juridique quelque chose comme le
germe de notre système pénal.
Ce qui nous importe ici c'est qu'une définition sociologi-
que doive exprimer ce qui est commun entre nous et les
sociétés primitives. Mauss dit: «si l'on se restreint,
Marcel Mauss 201
comme fait M. Steinmetz, à l'étude des peuples non
civilisés, on perd de vue la fonction, et même le fonction-
nement de la peine ». Ceci implique clairement, me
semble-t-il, que c'est à travers notre propre culture que
nous pouvons en comprendre une autre, et réciproque-
ment.
Mais la possibilité d'une telle définition générale repose
sur le postulat de l'unité de l'humanité, et on peut se
demander d'où ce postulat à son tour dérive. Steinmetz
avait écrit que l'ethnologie doit s'établir sur deux prin-
cipes: le principe de l'évolution et le principe de la
conscience sociale (Volkergedanke). Mauss pense que le
second suffit, car la portée du principe d'évolution est
purement négative, il signifie seulement que l'on rejette
toute différence de nature entre races aussi bien que
l'explication par diffusion :
Nier l'irréductibilité des races, c'est poser l'unité du genre
humain. Écarter la méthode historique [la diffusion], c'est
se réduire, dans le cas présent, à la méthode anthropologi-
que (Œuvres, t. II, p. 653).
L'unité du genre humain, voilà une idée que vous aurez
suivie comme un fil rouge tout au long de cette série de
conférences sur la sociologie française. Le rôle historique
de la première école anthropologique anglaise a été
pleinement reconnu par Mauss dans le premier volume de
l'Année:
Les faits qu'étudiaient l'histoire classique ou bien la
philologie comparée, ou bien le folklore, reçoivent en
effet un jour tout nouveau de leur constant rapprochement
avec les faits des religions primitives. Alors l'identité
fondamentale de ces trois ordres de faits apparaît : reli-
gions primitives, religions des anciens peuples civilisés,
survivances des croyances et des rites dans les usages
locaux et les traditions de l'Europe et de l'Asie (Œuvres,
t. l, p. 110).

Mais les anthropologues eux-mêmes partirent de pré-


misses évolutionnistes. Nous pouvons rejeter l'évolution-
nisme aujourd'hui, mais nous ne devons pas oublier que
c'est lui qui a fusionné les « nous» et les « autres », les
202 Le principe comparatif
civilisés et les barbares, en une espèce. L'idée d'évolution
a servi comme un échafaudage provisoire unissant des
ensembles discrets avant qu'ils puissent être incorporés
dans un même tout. Maintenant nous trouvons ce tout
assez informe et nous demandons une étude des diffé-
rences, comme Mauss ne cessait de le faire. Mais il
n'aurait pas été possible d'étudier les différences avant que
l'unité fondamentale fût établie.

Dans sa conférence inaugurale d'histoire des religions


en 1901, Mauss indiqua ses principes de méthode.
D'abord, à strictement parler, il n'y a pas de peuple non
civilisé, il y a seulement des peuples de civilisations
différentes. Une société australienne n'est ni simple ni
primitive, elle a une longue histoire comme la nôtre. Mais,
de même que parmi les animaux nous trouvons des
espèces vivantes qui, quoique aussi anciennes que les
mammifères, sont plus simples et apparentées de plus près
aux espèces maintenant éteintes des premiers âges géolo-
giques, de même la société Arunta est plus proche que la
nôtre des formes primitives de société. Ainsi, quoique le
totémisme des Arunta soit dans un état de décomposition
avancée, la naissance parmi eux n'est pas seulement un fait
physiologique, mais aussi un événement magico-reli-
gieux : un Arunta appartient au clan de l'esprit totémique
qui est censé être entré dans le sein de sa mère, et ceci
nous ramène à des idées véritablement primitives :
Ce sera une de nos principales tâches, et des plus délicates,
que d'examiner constamment dans quelle mesure les faits
que nous étudierons nous permettent de remonter aux
formes vraiment élémentaires des phénomènes (Œuvres,
t. l, p. 490-491).

Nous voyons que toute idée évolutionniste n'est pas


absente. Mais ce n'est pas la seule raison qui rend
nécessaire une analyse soigneuse des données. Car si les
faits ethnographiques, pour une part authentiques, sont
abondants, si, grâce aux techniques et à la formation
modernes, nous sommes mieux informés sur le rituel Hopi
que sur le sacrifice lévitique, pour ne rien dire du rituel
Marcel Mauss 203
sacrificiel grec, cependant tous les documents ne sont pas
d'égale valeur et «nous aurons ensuite à exercer en
commun nos facultés critiques » par un examen serré des
documents et «nous rechercherons... tous les aspects
critiques nécessaires pour retrouver le véritable fait dont il
est parlé» (Œuvres, t. III, p. 365-371).
Il Y a des difficultés qui sont communes à toutes les
observations de phénomènes sociaux. En premier lieu,
toute information vient des indigènes et rien n'est plus
difficile, même pour nous, que de dire en quoi nos
institutions consistent réellement. Comme le dit un mis-
sionnaire de Corée: «les coutumes sont, comme le
langage, une propriété dont le propriétaire est incons-
cient ». C'est pourquoi l'ethnologue doit creuser sous la
meilleure information indigène jusqu'aux « faits profonds,
inconscients presque, parce qu'ils n'existent que dans la
tradition collective. Ce sont ces faits réels, ces choses que
nous tâcherons d'atteindre à travers le document ».
« S'il est vrai qu'il faut avant tout observer les faits
religieux comme des phénomènes sociaux, il est encore
plus vrai que c'est comme tels qu'il faut en rendre
compte ... Nous obtiendrons ainsi des systèmes cohérents
de faits, que nous pourrons exprimer en hypothèses,
provisoires certes, mais en tout cas rationnelles et objec-
tives. » La méthode intellectualiste ou psychologique est
dépassée, « par exemple, le fait avec lequel les rites du
deuil sont en relation directe, c'est l'organisation fami-
liale; c'est d'elle qu'ils dépendent et non pas de sentiments
vagues et indécis ». Il faut « rester cantonnés sur le terrain
des faits religieux et sociaux, ne rechercher que les causes
immédiatement déterminantes, renoncer à des théories
générales qui n'expliquent que la possibilité des faits ».
Voilà ce que Mauss enseignait en 1901. La méthode est
ferme, il n'y a pas de théorie pour elle-même. On insiste
beaucoup sur l'analyse intellectuelle qui est nécessaire
pour transformer les données en faits bien établis. C'est ce
que Mauss continua à faire pendant presque quarante ans
dans son séminaire, où, vers la fin des années trente, je fus
témoin de l'étude de textes de Malinowski. Ici Mauss
pouvait atteindre, grâce à sa connaissance de la Mélanésie
204 Le principe comparatif
et de la Polynésie, une vue des Trobriandais nettement
différente de celle de leur observateur. Une telle réussite
scientifique, où la comparaison apporte une vue plus
profonde, comme Malinowski le reconnut en une occa-
sion, n'était possible que grâce à la publication par
Malinowski d'un vaste corpus de données, procédé qui
devient rare de nos jours.
Au sujet de l'explication, Mauss ne varia pas non plus.
Dans un compte rendu il écrivait qu'« une philologie
rigoureuse, une sociologie scrupuleuse comprennent, elles
n'interprètent pas », et dans ses derniers exposés sur le
Péché et l'Expiation il répétait encore: «l'explication
sociologique est terminée quand on a vu qu'est-ce que les
gens croient et pensent, et qui sont les gens qui croient et
pensent cela ». Voilà une recommandation qui n'est peut-
être pas hors de saison.

L'Essai sur le sacrifice fut publié en 1898, soit deux ans


avant la deuxième édition du Rameau d'or. Il n'y a pas de
doute: l'abîme qui sépare les deux ouvrages, dont l'un
apparaît aujourd'hui aussi frais que l'autre est vieilli,
résulte de l'adoption dans le premier de la méthode
sociologique. L'Essai représentait le premier pas d'Hubert
et de Mauss dans une étude systématique de la religion, et
ils ont exposé leur méthode dans la préface des Mélanges
de 1908. Cette méthode consistait à partir du fait typique,
crucial, et c'est pourquoi ils choisirent le sacrifice. Sur ce
terrain, les idées de Robertson Smith sur le sacré et le
profane furent éprouvées et développées. Si le temps le
permettait, j'aimerais louer à tout le moins le côté indien
de cet Essai. Tout ici est étonnant, la qualité du travail, sa
situation étrange dans la recherche indologique, et plus
encore le fait que les auteurs n'ont guère fait qu'ordonner
les données, car les fruits de la pensée indienne étaient là,
mûrs et prêts à être cueillis. Seulement ils ne paraissaient
pas convaincants aux philologues et il fallait un sociologue
lisant le sanscrit pour les récolter.
L'année 1901 apporte l'article de la Grande Encyclopé-
die sur la «Sociologie », écrit en collaboration avec
Fauconnet. Quoique l'obligation soit ici discutée comme
Marcel Mauss 205
une carastéristique des faits sociaux, il est remarquable
qu'elle ne soit pas finalement retenue comme telle et que
l'accent tombe plutôt sur les « institutions» définies très
largement. Plus clairement encore plus tard, surtout en
1908, Mauss s'éloigne de la définition de Durkheim,
spécialement en ce qui concerne la religion: « l'obligation
n'est pas pour nous une caractéristique des faits sociaux ».
En 1903, en collaboration avec Durkheim, l'article « De
quelques formes primitives de classification », qui porte
comme sous-titre « Contribution à l'étude des représenta-
tions collectives », ouvre une voie qui sera suivie et qui
représente certainement un des intérêts majeurs de
Mauss. Hubert devait plus tard étudier le temps, Mauss la
personne, et Czarnowski l'espace. Tout important qu'il
soit, ce texte surprend par sa relation relativement lâche à
l'idée de sacré. Il se peut que la relation n'ait été établie
que par les Origines du totémisme de Frazer, une contribu-
tion tout à fait inattendue. De plus, je trouve ici une
nuance de dédain dans l'attitude vis-à-vis des idées primi-
tives qui était tout à fait étrangère à la vue objective et
sympathique de Mauss, et que l'on inclinerait à attribuer à
Durkheim.
En 1904, dans la ligne du Sacrifice, paraît l'Esquisse
d'une théorie générale de la magie, complétée par une
partie de sa base critique, « L'origine des pouvoirs magi-
ques ». Exceptionnellement, l'objet n'est pas ici concret,
comme dans le Sacrifice, mais relativement abstrait, et il
n'est pas géographiquement circonscrit. Quoique cela soit
justifié dans l'introduction, c'est peut-être la raison qui fait
que ce n'est pas un des écrits les plus réussis. Ici se pose la
question du mana pour laquelle je renvoie de nouveau à
l'Introduction de Lévi-Strauss.
1906 voit la publication, en collaboration avec Beuchat,
de l'Essai sur les migrations des sociétés eskimo. Le choix
procède une fois de plus de la recherche d'un cas typique
concernant ici la relation entre la morphologie et la
physiologie d'une société. Je passe sur le début d'un texte
sur la prière imprimé à titre privé en 1909 et sur les travaux
mineurs qui allaient être encore plus nombreux dans la
seconde période, après la guerre.
206 Le principe comparatif
En 1925, Mauss publie l'Essai sur le don, forme et raison
de l'échange dans les sociétés archaïques. Ici encore l'objet
est dans une grande mesure concret, et géographiquement
limité, à la base du moins (Indiens de la côte nord-ouest,
Mélanésie). Mauss chercha, et en effet trouva, le fait
typique, le « fait privilégié », ce qu'il appela ici un « fait
social total ». C'était l'un de ses thèmes favoris que le but
de la recherche était d'étudier non pas des pièces et des
morceaux, mais un ensemble, un tout, une chose de la
cohérence interne de laquelle on puisse être sûr. Comment
la trouver? En un sens, la société est le seul « tout », mais
elle est si complexe que même en la reconstruisant le plus
scrupuleusement, il y a un doute sur le résultat. Heureuse-
ment il y a des cas où la cohérence se rencontre dans des
complexes moins étendus, où le « tout» peut être plus
aisément embrassé d'un regard, et le « don» est l'un de
ces cas. La société tout entière est présente, comme
condensée, dans le potlatch. Voilà bien le fait typique dont
l'étude scientifique suffirait à établir une loi ou plutôt,
comme je voudrais dire plus exactement, un fait qui oblige
l'observateur, si l'observateur est Mauss, à transcender les
catégories à travers lesquelles il s'en approche. Il s'agit ici
des idées de sens commun, ou économiques, du don et de
l'échange. Elles sont confrontées à un corpus de données
et de cette confrontation résulte la catégorie du potlatch
comme «prestation totale de caractère agonistique ».
Voilà, pris à Mauss lui-même, un exemple d'un processus
sur lequel nous aurons à revenir.
Quant à l'idée du « tout », séduisante et énigmatique,
peut-être par trop concrète, Mauss ne répond jamais
catégoriquement à la question: qu'est-ce qui caractérise
un « tout »? Il insiste cependant très souvent sur l'impor-
tance des différences, des séparations; il dit que les tabous
de contact, les règles qui séparent une sorte de chose d'une
autre, sont aussi importants que les identifications ou
contagions que Lévy-Bruhl appelait participation. On peut
dire que Mauss vint aussi près que possible de la définition
d'un « tout» comme une structure, c'est-à-dire, à mon
sens, une combinaison de « participations» autour d'une
ou plusieurs oppositions, et ici je vous renvoie inévitable-
Marcel Mauss 207
ment une fois de plus aux développements structuraux de
Lévi -Strauss.

Nous avons noté comment Mauss eut à traiter de


problèmes généraux. Un long texte sur la classification
intitulé Divisions et Proportions des divisions de la sociolo-
gie (1927) est caractéristique de son attitude vis-à-vis de
l'héritage de Durkheim et de ses tendances propres, aussi
bien que de son respect pour les connaissances apportées
par d'autres spécialités et de son souci des besoins de la
recherche. Il explique quels ajustements ou corrections
le vieux cadre de l'Année demanderait. Il lui semble
essentiel de reconnaître que toutes ces catégories : reli-
gion, droit et morale, économie, etc., sont après tout
fixées « par l'état historique des civilisations dont notre
science est elle-même le produit », « par exemple, il n'est
pas sûr que si nos civilisations n'avaient déjà distingué la
religion de la morale, nous eussions pu nous-mêmes les
séparer» (Œuvres, t. III, p. 220). Finalement, toutes ces
catégories qui semblent entrer dans la science fièrement et
de plein droit ne sont rien moins qu'objectives, elles
appartiennent exclusivement à notre propre sens commun,
ce ne sont pas des catégories sociologiques scientifiques,
mais seulement des procédés pratiques ou des maux
nécessaires. (Je schématise et je grossis le trait, mai~, voyez
Œuvres, t. III, entre autres p. 178-179 et 202-204).
Cependant, Mauss pense qu'il faut conserver l'ancien
cadre. Mais avec quelle satisfaction il introduit, pour le
compléter et le corriger, une autre classification, la
division en morphologie et physiologie, forme et fonction-
nement, ce dernier subdivisé à son tour en représentations
et pratiques, c'est-à-dire idées et actions. Il célèbre les
avantages de cette division : elle n'implique aucune idée
préconçue, elle prend les faits comme ils sont car elle est
concrète (concrète 1). Après avoir montré que les deux
divisions peuvent utilement se recouper, il insiste comme à
l'ordinaire sur la nécessité de reconstruire après avoir
analysé. Comme il disait: « après que l'on a découpé plus
ou moins arbitrairement, il faut recoudre ». Vous observe-
rez que ces simples mots nous offrent la même chose que
208 Le principe comparatif
ce que certains aujourd'hui appellent prétentieusement la
fonction sociale de tel élément. Mauss est même plus
rigoureux car il ne s'en remet nullement aux catégories
utilisées pour la subdivision.
Encore une remarque. Mauss disait de son travail avec
Hubert: il y avait deux bœufs à la charrue, le mythologue
et le ritologue, et maintenant qu'il n'en reste plus qu'un le
travail est plus difficile. Voilà sans doute ce qui conduit
Mauss à affirmer comme un fait d'expérience que la
division en représentations et en pratiques est utile et
pratique. IlIa justifie aussi par une remarque qui va loin:
« les représentations collectives ont plus d'affinité, plus de
connexions naturelles entre elles bien souvent, même [sic]
qu'avec les diverses formes de l'activité sociale qui leur
sont une à une spécialement correspondantes ».
Un article postérieur de la même série, « Fragment d'un
plan de sociologie générale descriptive », montre aussi la
largeur des vues de Mauss. Non seulement la cohésion
sociale, l'autorité, la discipline, la tradition, l'éducation ne
constituent pas l'essence de la sociologie comme dans le
fonctionnalisme, elles sont seulement son aspect général;
mais encore elles ne sont qu'une partie, la partie intraso-
ciale des « phénomènes sociaux généraux» qui compren-
nent aussi les faits inter-sociaux (la paix et la guerre, la
civilisation). La «civilisation» est définie dans une
communication de 1929 où Mauss porte un jugement
définitif sur les contributions et les limites en ethnologie
des écoles de la morphologie culturelle et des cercles
culturels. De fait, Mauss ne séparait l'étude des sociétés
exotiques ni de l'étude de la nôtre ni de l'étude de la
culture.
Comme c"est dans la dernière période que je fus - trop
brièvement - l'élève de Mauss, je voudrais y prendre
deux exemples pour faire voir à quel degré il portait le
respect des faits. En 1937, il donna comme titre à une de
ses séries de conférences au Collège de France : « Sur le
mât de cocagne, le jeu de balle et quelques autres jeux du
pourtour Pacifique. » Il commença par la Nouvelle-
Zélande et se trouva pris dans la cosmogonie maori qui lui
était familière. Un jour, il arriva à son cours très excité.
Marcel Mauss 209
« Il faut toujours relire, dit-il, il y a une chose que j'avais
manqué à voir dans le tableau de White (à la fin du
premier volume). C'est encore plus simple et plus extraor-
dinaire que je n'avais pensé. Il nous faut recommencer. »
Cette année-là il n'alla pas plus loin que la Nouvelle-
Zélande.
Un autre exemple. Il parla pendant des années sur le
péché et l'expiation en Polynésie. Pour commencer, il
fallait compléter et publier la recherche de Hertz sur la
question, mais en fait il la développa et l'améliora d'année
en année. C'était presque fait, lorsqu'il reçut de Hawaii un
manuscrit qui allait confirmer et élargir l'étude. Le cycle
de conférences fut étendu de nouveau, et ne fut jamais
publié. C'est grand dommage. Peut-être quelqu'un se
dévouera-t-il à la publication de ces conférences, mais ce
ne sera pas une tâche aisée, car ces leçons illuminatrices
sont à la limite de la sténographie et de la connaissance
ésotérique. Pour comprendre Mauss, il vous faut restituer
tout le mouvement de sa pensée.
Peut-être peut-on dire qu'il se produisit dans l'esprit de
ce grand savant une sorte de court-circuit. Habitué à
passer dans son propre langage d'un peuple à un autre ou
d'un niveau d'abstraction à un autre, il prit de moins en
moins soin de communiquer son expérience en la tradui-
sant avec tout le développement nécessaire en langage
scientifique. Ce qui avait commencé comme une science
finit un peu en littérature, l'équilibre ne fut pas maintenu
entre l'identification personnelle et l'expression ration-
nelle. Mauss avait dans une grande mesure transcendé par
expérience concrète les catégories dont beaucoup de
sociologues se satisfont encore aujourd'hui. Pour la plus
grande part il ne les avait pas transcendées scientifique-
ment. Parmi les raisons de ce fait, on pense d'abord à
l'extraordinaire souplesse de son imagination qui fait sa
grandeur, mais aussi, en multipliant les problèmes, son
échec. Il s'était avancé trop loin pour que sa voix pût être
aisément entendue.

Après ce qui a été dit du choix des sujets dans les écrits
de Mauss, de sa notion du « fait typique », du « fait social
210 Le principe comparatif
total », de la théorie comme une condition préliminaire -
classification et définition permettant une transformation
adéquate des données brutes en faits sociologiques -,
nous pourrions peut-être déjà parler d'un esprit expéri-
mental. Mais la relation entre théorie et données, entre
observateur et observé, entre sujet et objet, demande à
être discutée un peu plus avant. Nous pouvons le faire
commodément en nous demandant s'il y a dans l'anthro-
pologie, d'après Mauss, quelque chose de semblable à ce
qui est appelé expérience dans les sciences de la nature et
en quoi cela consiste. Ne pas poser cette question serait à
mon sens manquer le point essentiel en ce qui concerne
non seulement la place de Mauss dans le développement
de la pensée sociologique, mais aussi l'attitude générale
des anthropologues d'aujourd'hui et la relation entre
anthropologie et sociologie générale.
Si l'anthropologie devait donner une classification défi-
nitive des sociétés ou énoncer des lois semblables à celles
des sciences de la nature, il faudrait d'abord qu'elle ait à sa
disposition des concepts et principes définitifs. Tout au
contraire, Mauss avait le sentiment vif du caractère
temporaire et imparfait des outils conceptuels. Ayant
esquissé un plan de sociologie générale à des fins
concrètes, il termine la discussion par ces mots:
Il est peu utile de philosopher de sociologie générale
quand on a d'abord tant à connaître et à savoir et qu'on a
ensuite tant à faire pour comprendre (Œuvres, 1. III,
p. 354).
Nous avons vu ce que signifie ici « savoir », mais que
signifie « comprendre »? Est-ce seulement voir les inter-
relations ou, mieux, reconstruire le fait réel, le fait
« total» qui a été nécessairement, mais plus ou moins
arbitrairement brisé en éléments par l'analyse? Il y a
probablement dans «comprendre» quelque chose de
plus, quelque chose que nous avons déjà rencontré et qui
est toujours implicite chez Mauss, la compréhension de
l'intérieur, cette faculté remarquable qui sourd de l'unité
de l'humanité et par laquelle nous pouvons nous identifier
dans certaines conditions avec des gens vivant dans
Marcel Mauss 211
d'autres sociétés et penser dans leurs catégories, cette
faculté par laquelle, comme le dit Lévi-Strauss, l'observa-
teur devient partie de l'observé. Considérons ici une autre
des conclusions de Mauss dont l'importance pourrait
échapper à cause de la forme dans laquelle elle est
exprimée : «Les catégories aristotéliciennes ne sont pas
les seules qui existent. Nous avons d'abord à faire le plus
grand catalogue possible des catégories. »
Il n'y a guère de doute pour ceux qui connaissent Mauss
que « faire un catalogue » ne veut dire rien de moins que
faire l'expérience des catégories, y entrer, les élaborer en
faits sociaux. Bien sûr, nous sommes ici tout près de l'idée
du fieldwork (enquête sur le terrain) tel qu'il est pratiqué
ici et de la théorie qu'en a donnée le professeur Evans-
Pritchard. Pour voir que «comprendre» et «faire un
catalogue des catégories » sont essentiellement la même
chose, pre'nons un petit exemple de plus, après ceux de la
sanction et du potlatch. Appliquant notre catégorie de
« père », Morgan ne put parvenir à comprendre le système
de vocabulaire de parenté qu'il appelait Malayan. Il
interpréta, c'est-à-dire qu'il se débarrassa de cette difficulté
par une théorie élaborée du mariage de groupe qui aurait
existé dans le passé, etc. Mais quand plus tard on a vu que
la catégorie indigène pouvait être comprise, la théorie
explicative, devenue inutile, fut rejetée, et une nouvelle
catégorie apparut, celle de « père classificatoire » qui est
scientifique dans la mesure, et seulement dans la mesure,
où elle subsume la catégorie de notre sens commun et celle
des indigènes.
Si je ne me trompe, en anthropologie les catégories
proprement scientifiques ne naissent que de la sorte, je
veux dire d'une contradiction entre nos catégories et les
catégories des autres, d'un conflit entre la théorie et les
données. Je crois que c'est pour cette raison que Mauss
voulait non pas une philosophie, c'est-à-dire une spécula-
tion avec des concepts insuffisants, mais un inventaire des
catégories équivalant à la construction de concepts scienti-
fiques.
Je trouve que ceci nous autorise à parler d'étape
expérimentale de la sociologie. Ici les deux processus de
212 Le principe comparatif
l'expérimentation et de la conceptualisation ne sont pas
séparés. S'il y a une différence entre l'expérience scientifi-
que en général et celle-ci, c'est qu'en anthropologie
l'expérience ne décide pas seulement d'une hypothèse,
mais réagit sur les concepts eux-mêmes et contribue en fait
à la construction de concepts scientifiques. Il résulte de
l'identification de l'observateur à l'observé que l'expé-
rience s'empare de l'observateur lui-même.
Ce qui vient d'être dit contient à coup sûr un élément
d'interprétation personnelle. Mais je crois avoir seulement
donné une forme précise à quelque chose dont la pensée
de Mauss était pénétrée et qu'il n'exprima pas précisément
parce que pour lui c'était évident, comme la coutume pour
l'indigène. En fait, partis d'un point de départ tout
différent, nous rejoignons ici Lévi-Strauss. Il semble qu'il
n'est pas possible de faire autrement si l'on veut exprimer
en quoi Mauss est allé plus loin que Durkheim. Que
l'expérimentation mêle ici le sujet et l'objet, c'est évident
dans le travail de maints anthropologues, et l'objectivité
scientifique demande que le fait soit reconnu. Il semblerait
que, parmi les sociologues français, les non-anthropologues
n'aient pas apprécié l'importance de ce fait qui donne à
l'anthropologie une valeur particulière parmi les autres
disciplines sociologiques.
On pourrait prétendre qu'en réintroduisant le sujet nous
liquidons la science et rompons avec toute la tradition des
Lumières et des sociologues spéculatifs français dont les
efforts tendaient à étendre la science à la société. Mais
cette conséquence ne suit pas nécessairement. Il se trouve
que nous venons tout juste de découvrir certaines des
conditions d'une science de la société. Nous n'avons pas à
continuer automatiquement comme s'il ne s'était rien
passé, ni non plus à nous retourner vers un mode de
pensée tout différent, mais seulement à poursuivre en
reconnaissant les conditions nouvelles qui commandent
une nouvelle étape du développement.

En conclusion, passons en revue dans une perspective


que j'espère maussienne les principales attitudes des
anthropologues aujourd'hui. Sur la question controversée
Marcel Mauss 213
de savoir si l'anthropologie atteindra un jour des vérités
universelles, on peut peut-être dire ceci: il est très
douteux qu'elle puisse jamais formuler une connaissance
universelle de la même sorte et dans la même forme que
les sciences de la nature, et cependant une valeur univer-
selle s'est déjà glissée et est contenue dans tout concept à
l'aide duquel l'anthropologue passe d'une société à une
autre. Sinon une science-en-soi, elle est déjà en ce sens
une science-en-devenir. Si cette valeur universelle, que
l'on cherche souvent en vain dans des « lois» ou proposi-
tions générales, est en fait présente de façon immanente
dans les outils de l'anthropologie, il faut bien reconnaître
aussi qu'elle y est très inégalement répartie, et très souvent
encore sous une forme embryonnaire. Il faut la dévelop-
per, ceci amène un second point.
Ce développement intellectuel, ce processus de progrès
dans la formulation est peut-être, davantage que la simple
accumulation de données, ce par quoi nous avançons.
C'est ce que montrent les monographies les plus accom-
plies, celles où les faits apportent avec eux, dirait-on, leur
élaboration conceptuelle adéquate, dont le type est la mono-
graphie d'Evans-Pritchard sur les Nuer. Au contraire,
lorsque cette nécessité n'est pas reconnue, lorsque
comme dirait Mauss, on pense qu'il n'est pas besoin,
une fois qu'on sait les choses, d'une démarche lente
et pénible pour les comprendre, lorsque cette com-
préhension n'est pas conçue comme ayant lieu dans le
temps, mais comme instantanée ou impossible, alors
apparaissent certaines tendances que je crois non scienti-
fiques.
L'une d'elles consiste dans une sorte de déception
chronique. Une fois ce que j'appelle les notions du sens
commun acceptées telles quelles comme des concepts
scientifiques, comment admettre l'état imparfait de la
discipline dans le présent? On oublie alors la progression
prodigieuse du passé récent, et pour ne pas désespérer on
prétend construire une science de l'homme aussi rapide-
ment qu'un gratte-ciel, on cherche fiévreusement des
thèmes neufs ou on a recours à des modes de calcul
compliqués. Ou encore: le double effort intellectuel
214 Le principe comparatif
d'identification et d'abstraction est méprisé, on fait de
l'état de choses présent un idéal et on nous dit qu'il faut
nous satisfaire d'étudier les données sans supposer, sans
essayer de découvrir leur cohérence, comme si notre esprit
n'était pas une partie de la société en un sens plus strict
encore qu'il n'est partie de la nature. En réalité, ces
attitudes impliquent une basse opinion de l'homme, aussi
bien comme objet que comme sujet. Comme objet, car sa
découverte est certainement digne de plus d'efforts et de
travaux, comme sujet car l'anthropologue est à coup sûr
capable de penser plus exactement qu'il ne le fait à l'heure
actuelle.
Si maintenant on demande ce qu'il adviendra de
l'anthropologie lorsque le progrès économique aura trans-
formé tous les peuples en citoyens modernes du monde,
on pourrait répondre qu'à ce moment-là l'anthropologie
aura assez progressé pour que nous puissions construire
l'anthropologie de nous-mêmes, ce qui n'aurait probable-
ment pas été possible si l'existence de sociétés différentes
ne vous avait forcés de sortir de nous-mêmes pour
regarder de manière scientifique l'homme en tant qu'être
social.
Dans cette entreprise, je ne pense pas que la part de
Mauss aura été négligeable. Grâce à son génie personnel
et à sa place historique, il a pu concevoir mieux que
beaucoup d'autres les conditions à remplir. Dira-t-on qu'il
a été incapable d'élever l'art de la compréhension au
niveau d'une science par ses seuls efforts? Mais il n'a
certainement jamais pensé que ce pouvait être là l'entre-
prise d'un seul homme, mais seulement le travail de
générations de chercheurs de vocations multiples.
6

La communauté anthropologique
et l'idéologie *

On présente ici des vues générales qu'une sene de


circonstances a conduit à préciser et à systématiser quel-
que peu. Quels que soient les succès, les progrès, le
développement récent de l'anthropologie, sa situation
actuelle et son avenir - particulièrement mais non exclusi-
vement en France - ne laissent pas de préoccuper, sans
doute à des titres divers, nombre d'entre nous. On
voudrait que les réflexions qui suivent, en principe pure-
ment théoriques, contribuent à éclairer cette situation et
par là, si possible, à affermir l'unité de la discipline 1.

* Reproduit d'après L'Homme, juillet-décembre 1978, XVIII (3-


4), p. 83-110. De rares additions sont entre crochets.
1. Ce qui suit a d'abord été exposé dans mon séminaire à l'EHESS
puis au Département d'anthropologie de l'université de Chicago. Je
remercie les auditeurs pour leurs observations, souvent fort utiles.
Depuis lors, la première partie a été développée, tout en demeurant à
certains égards fort sommaire. On a voulu présenter à la réflexion des
anthropologues un principe suffisamment explicité et quelques indi-
cations sur ses conséquences. Hors de l'essentiel, un langage approxi-
matif a paru sans inconvénient. Ainsi on désigne tout système d'idées
et de valeurs, dans une acception plus stricte ou plus large, comme
idéologie, ou, à la manière américaine, comme culture, ou même
comme société; on ne distingue pas entre anthropologie sociale et
anthropologie culturelle. Mon intention étant constructive et non
polémique, j'ai supprimé dans la première partie les références sur les
aspects controversés, et je ne donne pas de bibliographie en forme.
Le texte renvoie à « On the Comparative Understanding of Non-
Modern Civilizations », Daedalus, Spring, 1975 (cité infra: Daed.).
- Pour les termes « individualisme », etc., voir le lexique.
216 Le principe comparatif

La discipline dans sa relation aux idéologies

Devant un tel problème, il est naturel de se tourner vers


le passé, et vers l'évolution récente de nos études en
particulier. Si je pense à la perspective que je crus pouvoir
tirer de Mauss il y a vingt-cinq ans, je puis bien en
maintenir l'inspiration d'ensemble, mais je devrai tempé-
rer mon optimisme quelque peu juvénile d'alors et corri-
ger l'affirmation d'une continuité sans problème par
rapport à l'idéal des Lumières 1. Il Y a bel et bien
problème, un problème central pour nous sur le plan
théorique, qui correspond d'ailleurs à un problème majeur
de la civilisation moderne. Il suffira d'approfondir Mauss
pour l'apercevoir.
Considérant l'anthropologie des trente dernières années,
on peut se réjouir, en première approximation, de la
place croissante accordée dans l'ensemble aux systèmes
d'idées et de valeurs ou idéologies. Le fait suggère
immédiatement, à titre complémentaire, une réflexion sur
l'idéologie propre de l'anthropologue au double sens de
celle de sa spécialité et de celle de la société ambiante -
j'entends la société moderne dont nous faisons partie en
tant qu'anthropologues, quels que puissent être par ail-
leurs notre nationalité, notre lieu ou culture d'origine, etc.
Ce sera mon premier thème.
J'ai dit à l'instant « en première approximation ». En
effet, le développement de l'anthropologie paraît souffrir
d'une discontinuité chronique qui porte à se demander si
chaque pas en avant n'est pas accompagné d'un pas en
arrière. J'en donnerai un exemple dans la seconde partie
de cet essai, à propos précisément de l'étude des idéolo-
gies. Il semble qu'une impatience fiévreuse nous pousse à
brûler les étapes, à oublier ou à compromettre à bref délai
nos acquisitions les plus précieuses. Ce trait peut venir des
États-Unis, où des modes passagères se succèdent rapide-
ment dans un climat idéologique et institutionnel de
concurrence propice à la surenchère (cf. chap. v, in fine),

1. Cf. ci-dessus, chap. v.


La communauté anthropologique 217
mais le fait est fréquent dans la pensée moderne, peut-être
à l'intensité près. Il est vrai qu'on présente quelquefois la
succession des théories prédominantes, du fonctionna-
lisme au structuralisme et à «l'analyse symbolique »,
comme une suite ordonnée de développements qui
seraient éphémères parce qu'incomplets. Je soupçonne là
de la complaisance, et au risque d'exagérer à mon tour je
dirai que nous vivons, en apparence du moins, dans une
révolution permanente. De l'alternance de phases que
Thomas Kuhn a trouvée dans l'histoire des sciences, l'une,
la « révolution structurale» semble constante chez nous,
tandis qu'il reste peu de place pour la phase moins
ambitieuse et plus calme vouée à la solution de problèmes
limités (puzzle solving) dans un cadre sur lequel tous sont
d'accord entre deux révolutions.
On peut expliquer la faiblesse de la communauté
scientifique dans les sciences sociales comme procédant de
leur caractère même. Il est de leur nature, en effet, d'être
le plus immédiatement exposées à l'idéologie ambiante.
Or cette idéologie est non seulement fondamentalement
opposée - dans mon opinion, parce que individualiste -
au principe de l'anthropologie et de toute sociologie saine
ou approfondie, mais elle est aussi divisée en tendances
diverses. Par suite, elle ne peut qu'affaiblir le consensus
qu'on attendrait de la communauté scientifique en période
de stabilité. Inversement, il est clair que plus faible est le
consensus, moins la communauté est à même de se
défendre devant les pressions, voire les incursions de
l'idéologie générale.
La faiblesse du consensus professionnel se voit le mieux
à un autre trait : des tendances plus ou moins opposées
prolifèrent à l'intérieur de la discipline, qui semble sur le
point d'éclater en un nombre indéfini d'anthropologies
portant chacune un qualificatif particulier. Mais c'est là
une vue grossière, et il faut préciser. Je distinguerai trois
niveaux: il y a d'abord (1) des spécialités, chacune vouée
à un champ plus ou moins bien défini à l'intérieur du
domaine propre à l'anthropologie ou dans les zones de
contact avec d'autres disciplines; il Y a ensuite (2) des
orientations concurrentes portant sur le même domaine
218 Le principe comparatif
global, et plus ou moins incompatibles entre elles - il Y en
a toujours eu et, s'il est vrai que leur nombre s'accroît,
elles relèvent en principe du même idéal et reconnaissent
les mêmes critères scientifiques; enfin, il y a (3) des
orientations ou velléités d'orientation qui se multiplient
depuis peu et qui, sous l'apparence d'une anthropologie
particulière, proposent en réalité d'asservir l'anthropolo-
gie à des préoccupations non anthropologiques. Il y a lieu
d'être attentif à la transition de (1) et (2) à (3), qui conduit
à substituer un dogmatisme importé aux canons de la
recherche anthropologique. En général, c'est ici, dans le
cas (3), que la pression de l'idéologie du milieu se fait
sentir le plus directement sous la forme de divers « acti-
vismes ».
La communauté des anthropologues est, institutionnel-
lement au moins, plus faible en France qu'ailleurs. Un
colloque récent, destiné dans l'esprit de ses organisateurs à
remédier à une carence notoire en préparant la constitu-
tion d'une association des anthropologues français, a
laissé, à quelqu'un qui il est vrai n'a pu en suivre qu'une
partie, l'impression d'une extrême confusion due pour une
part au développement de la tendance (3) dans la généra-
tion montante. Il est clair pour l'auteur de ces lignes que
l'on ne saurait unir les anthropologues dans une associa-
tion qui se proposerait d'avaliser ces pseudo-anthropolo-
gies qui sont en fait autant d'anti-anthropologies. Cela dit,
je crois voir là un phénomène profond, qui n'est pas sans
rapport - mais seulement dans un faux rapport - avec la
nature vraie de l'anthropologie. Sous des formes diverses
et parfois caricaturales, on sacrifie à l'engagement person-
nel l'anthropologie en tant que discipline scientifique,
c'est-à-dire en tant qu'activité spécialisée - l'engagement
étant au contraire total par définition -, assujettie à ses
propres règles et liée à une communauté internationale de
spécialistes. Ce qui prête à confusion du côté de l'anthro-
pologie, c'est l'étendue de son ambition, la promesse
qu'elle recèle de transcender en quelque façon les spéciali-
tés, d'offrir un accès à la totalité, promesse qui exerce un
attrait légitime sur la jeunesse et que je serai le dernier à
renier, mais que je suis obligé de préciser, de circonscrire.
La communauté anthropologique 219
J'ai employé le mot vague de « totalité ». Nos contempo-
rains confondent volontiers totalité et totalitarisme, et le
totalitarisme recèle précisément une confusion quant à la
totalité. Il faut donc absolument préciser de quelle totalité
il s'agit, montrer non seulement qu'elle est compatible
avec la spécialisation mais même que la promesse anthro-
pologique exige que le sujet consente à distinguer entre ses
convictions absolues et son activité spécialisée d'anthropo-
logue. Je ne sais si j'y parviendrai, mais je crois que ce qui
suit est pertinent sous ce rapport. J'ai le sentiment que
nous touchons ici à la zone où beaucoup de malentendus
contemporains s'enracinent: malentendus sur la relation
de l'anthropologie au monde moderne, sur la sorte de
totalité - restreinte - qu'elle vise légitimement, sur la
place qu'elle peut - ou ne peut pas - faire aux totalités
sociales concrètes qui sont ses objets majeurs. En somme,
malentendus sur la place nécessaire et limitée à accorder
aux contraintes tant modernes que non modernes. Notre
métier n'est ni un mysticisme ni un art d'agrément ou de
conversation.
Ainsi se justifie une définition de l'anthropologie qui
mette en pleine lumière, dans leur principe, ses attaches
idéologiques.

Marcel Mauss a défini en fait l'anthropologie sociale dès


avant 1900. D'abord, dire « anthropologie », c'est « poser
l'unité du genre humain ». Ensuite, «pour donner un
tableau scientifique, il faut considérer les différences, et
pour cela il faut une méthode sociologique» (HH, p. 324,
n. 1 et 2). Tout est là, il n'est que de dégager les
implications de ces deux propositions lapidaires. Nous le
ferons par degrés. Avec l'affirmation de l'unité du genre
humain, nous sommes à l'intérieur du système moderne
d'idées et de valeurs, citoyens du monde avec nos contem-
porains et en particulier avec nos collègues des autres
« sciences humaines» et des sciences exactes : essentielle-
ment il n'y a que des hommes individuels à un bout et, à
l'autre bout, l'espèce humaine souvent appelée « société
du genre humain ». Mais voilà que la considération des
« différences» nous conduit, si seulement nous lui don-
220 Le principe comparatif
nons tout son poids, dans un tout autre univers mental :
avec Rousseau, nous posons que les hommes ne sont des
hommes que par leur appartenance à une société globale
déterminée, concrète, et de ce point de vue la « société du
genre humain» de tout à l'heure apparaît comme une
abstraction idéale, ainsi que le disait Rousseau s'adressant
en fait à Diderot 1 •
Mais faut-il pousser si loin la reconnaissance de la
différence? On objectera que cette vue n'est pas générale-
ment admise, que l'on peut à coup sûr s'en tirer à
moindres frais puisque beaucoup le font dans la pratique,
si même nous ne le faisons pas tous la plupart du temps;
outre que la considération globale ne s'impose pas à tous,
il suffit qu'il existe quelques catégories applicables à toutes
les sociétés, quelques universaux sociaux pour qu'on
puisse transcender les différences, et en parler.
Or le développement auquel j'ai fait allusion au début a
en somme réhabilité les idéologies indigènes face à la
nôtre, et, corrélativement, mis en évidence le caractère
ethnocentrique ou, comme je préfère dire, sociocentrique,
de nombre de nos universaux naïfs ou supposés. La thèse
radicale que je présente a la vertu heuristique d'un passage
à la limite. Elle a aussi d'autres mérites. Par exemple, elle
correspond à diverses formules par lesquelles on a exprimé
la situation ou fonction de l'anthropologue: les faits
sociaux sont et ne sont pas des choses; l'anthropologue
doit « traduire ~~ une mentalité dans une autre; il s'identi-
fie à l'observé tout en demeurant observateur; il lui faut
voir les choses à la fois du dedans et du dehors, etc. Au
fond de toutes ces formules est tapie notre opposition et
elle leur donne leur sens plein: d'un côté, l'individua-
lisme-universalisme moderne qui seul fonde l'ambition
anthropologique - je prie qu'on veuille bien peser le
fait -, de l'autre, la société ou culture fermée sur soi,
identifiant l'humanité avec sa forme concrète particulière
(et subordonnant l'homme à la totalité sociale, ce pour-
quoi je parle de « holisme »). L'anthropologie commence
ici. De cette rencontre elle fait une combinaison en en

1. Dans la première version du Contrat social, cf. ci-dessus, p. 114.


La communauté anthropologique 221
modifiant les deux termes, et il est indispensable de le
souligner.
Dans le discours que nous tient la société observée,
supposée non moderne l, nous opérons un tri. Nous
acceptons la prétention de ces gens à être des hommes,
nous rejetons leur prétention à être les seuls hommes, la
naïve dévaluation des étrangers. Nous rejetons, en d'au-
tres termes, l'exclusivisme ou sociocentrisme absolu qui
accompagne toute idéologie holiste.
Au pôle opposé, notre propre universalisme se trouve
modifié lui aussi, sous deux aspects au moins: en gros il
accepte, pour aller de l'individu à l'espèce, de passer par la
société, c'est-à-dire que l'individualisme demeure bien
comme valeur ultime, mais non comme mode naïf de
description du social. Ici, la résistance obstinée opposée,
dans les sciences sociales mêmes, à cette vue pourtant
incontestable nous avertit, si besoin est, de la force des
représentations collectives et nous enseigne la nécessité
absolue de ne pas agresser la conscience commune en
prétendant lui ens~igner ce que même des spécialistes
trouvent offensant. On perçoit ici que la spécialisation
anthropologique correspond à une sorte d'avant-garde
nécessaire dans le mouvement des idées. De ce premier
aspect suit un second : nous-mêmes sommes renvoyés à
notre propre culture et société moderne comme à une forme
particulière d'humanité, qui est exceptionnelle en ce
qu'elle se nie comme telle dans l'universalisme qu'elle
professe.
Cet universalisme modifié est certes ouvert à tous, et en
particulier aux autres sciences humaines, mais il nous
caractérise en ce sens qu'il jaillit du cœur de notre
pratique. Vu du dehors, il représente un mélange en
somme assez subtil de modernité et de tradition, d'univer-
salisme et de particularisme 2. Personne ne pourra récuser

1. Dans une société moderne, le sociocentrisme ne serait pas


absent, mais seulement médiatisé. Je choisis la situation typique.
2. A supposer que l'on veuille faire correspondre à ce point de vue
professionnel une attitude politique au sens le plus large, elle serait
dominée par l'idée du monde comme unité en devenir, ce qui semble,
contrairement peut-être à des idées répandues, demander un certain
222 Le principe comparatif
en principe l'un ou l'autre des deux pôles, universaliste et
« différentiel ». Mais refusez la combinaison ici proposée;
modifiez, dans un sens ou dans l'autre, le dosage des
ingrédients, et vous obtenez telle ou telle des erreurs, tel
ou tel des malentendus contemporains. Lorsque, par
exemple, à partir de la constatation qu'une société
moderne peut être étudiée anthropologiquement par quel-
qu'un qui est né et demeure en partie situé dans une autre
culture, on tire cette conséquence qu'il peut y avoir une
multiplicité d'anthropologies - entendez: autant qu'il y a
de cultures distinctes -, on oublie tout simplement la
référence universelle. En réalité, il n'y a pas symétrie
entre le pôle moderne où l'anthropologie se situe et le pôle
non moderne. J'espère mieux mettre en lumière ce point
dans la suite.
Voilà pour le plan normatif. Au plan du fait maintenant,
le point de vue proposé a, je crois, valeur de principe
d'intégration. L'anthropologie telle qu'elle se pratique à
l'heure actuelle peut, dans ses différentes variétés, être
située par rapport à ce principe. Il ne s'agit pas d'une vue
exclusive d'autres vues, mais au contraire d'une perspec-
tive suffisamment vaste et précise pour rassembler les
membres épars d'un effort commun. Par exemple, la
simple description, la monographie ethnographique
complète, si exagérément décriée de nos jours, retrouve ici
droit de cité. Pour le reste, la difficulté de réalisation est si
grande que, le plus souvent, il est naturel d'avoir recours à
des cloisonnements ou simplifications qui, apparus au
cours du développement, combinent de façon variable,
incomplète, l'universel et le spécifique. On peut les voir
comme des paliers provisoires dont on appréciera les
mérites, à un moment donné, par rapport au but global.
Nous sommes une science en devenir, qui progresse dans
une grande mesure par approximations successives ... et
simultanées (cf. chap. v).

progressisme - et non un conservatisme jaloux - pour les sociétés


non modernes, et un certain conservatisme -le contraire de la « fuite
en avant» - pour les sociétés modernes (cf. n. 1, p. 223 et plus loin
dans le texte).
La communauté anthropologique 223
Enfin, je crois que la place de l'anthropologie ainsi
caractérisée dans le monde d'hier, d'aujourd'hui et de
demain ressort clairement, à l'encontre peut-être de
préjugés plus ou moins répandus 1. Toute distance mainte-
nue entre les deux, on perçoit une consonance générale
entre la définition et l'avenir de notre discipline et
l'évolution prévisible ou souhaitable du monde. Les
cultures non modernes pèseront d'un poids toujours plus
accentué dans le devenir de la civilisation commune
(Daed., p. 159) - sans préjudice de l'originalité qu'on
souhaite voir chacune conserver. Or ce processus suppose
une action réciproque entre l'universel et le spécifique,
semblable à celle que nous avons vue au principe de notre
métier. Cela pose, il est vrai, une question redoutable, une
question qui de nos jours domine à ce point la scène
mondiale - et, en fait, toutes les scènes politiques plus
restreintes - qu'on ne peut la passer sous silence, même si
elle déborde notre domaine, et même si on ne sait encore
la formuler que très imparfaitement. Ouvrons donc une
parenthèse pour y enfermer cette constatation grossière.
Le grand défi contemporain aux valeurs modernes est
constitué par l'exigence, ou le problème, de la solidarité
humaine à l'échelle du monde, de la justice - particulière-
ment sur le plan économique - dans les relations entre
peuples et États. Condorcet prévoyait déjà en 1793 que
l'inégalité disparaîtrait entièrement entre les peuples, et là
seulement. Sans doute, par rapport à l'état présent des
choses, la réflexion « mondialiste» est pour autant qu'on

1. Une association humanitaire est récemment partie en guerre


contre les « mutilations sexuelles ~~ infligées dans certaines sociétés à
des « millions de fillettes et d'adolescentes ~~ (Le Monde, 28 avril
1977). Il s'agit de pratiques liées à l'initiation des filles. Faute de
compétence, je laisse de côté les détails, les localisations alléguées,
les erreurs d'interprétation, et pose seulement le problème général.
Voilà, n'est-ce pas, un cas où l'anthropologie est directement en
cause, et où elle ne peut ni rejeter en bloc les valeurs modernes qui
fondent la protestation ni endosser simplement la condamnation
prononcée, qui pourrait constituer une ingérence dans la vie collec-
tive d'une population. Idéalement, nous voilà donc obligés d'établir
dans chaque cas, selon sa configuration propre, sous quelles formes et
dans quelles limites l'universalisme moderne est justifié à intervenir.
224 Le principe comparatif
sache peu avancée, et on voit très bien pourquoi. Mais
peut-être bute-t-elle sur la contradiction même que l'on a
mise au centre de ces réflexions. Il se pourrait alors que
l'anthropologie ait une contribution à y apporter.

Je n'ai fait encore qu'énoncer un principe. Est-il réalisa-


ble, et comment? Ici la pensée allemande nous servira de
guide, positivement et négativement. On peut voir notre
ancêtre direct en Johann Gottfried Herder, qui appela
Volk, «peuple », la communauté culturelle (plutôt que
proprement sociale). Dans Une autre philosophie de
l'histoire, en 1774, Herder revendique la valeur originale,
spécifique, de toute communauté culturelle. Il s'agit d'une
protestation passionnée contre l'universalisme des
Lumières, principalement français, que Herder accuse
d'être superficiel et vain, réducteur de la complexité et de
la riche diversité des cultures, et comme tel oppresseur -
implicitement au moins - face à l'unité vivante d'une
culture concrète, telle la culture allemande (cf. ci-dessus
chap. III). Je souligne que Herder percevait très fortement
au point de départ l'opposition entre les deux conceptions
- appelons-les universalisme individualiste et holisme
culturel - même s'il tenta par la suite, comme beaucoup
d'autres après lui et sans grand effet, de dépasser la
querelle. J'ajoute une remarque: une réaction du genre
de celle de Herder doit vraisemblablement se produire
toutes les fois qu'un~ culture particulière se sent menacée
par la culture universaliste moderne. Herder a profondé-
ment influencé l'émergence du nationalisme chez les
peuples de langue slave (dont les Tchèques), et par ailleurs
l'impact de la culture moderne dans l'Inde, où nulle
influence herdérienne (directe) n'est décelée, a produit
une réaction similaire. On peut hypothétiquement généra-
liser pour le présent et l'avenir.
Un autre penseur allemand, dont Herder n'était du
reste pas indépendant sous ce rapport, nous offre un
modèle qui convient à nos besoins - je veux parler du
système monadique de Leibniz. Chaque culture (ou
société) exprime à sa manière l'universel, comme chacune
des monades de Leibniz. Et il n'est pas impossible de
La communauté anthropologique 225
concevoir une procédure - compliquée et laborieuse il est
vrai - permettant de passer d'une monade ou culture à une
autre par l'intermédiaire de l'universel pris comme l'inté-
grale de toutes les cultures connues, la monade-des""
monades présente à l'horizon de chacune (comparaison
bipolaire, BB, § 218; simplifications possibles, Daed.)
Saluons, en passant, le génie: c'est du milieu du
XVIIe siècle que nous vient ce qui est sans doute la seule
tentative sérieuse de conciliation entre individualisme et
holisme. La monade de Leibniz est à la fois un tout en soi,
et un individu dans un système uni dans ses différences
mêmes, disons le Tout universel. La fermeture de la
monade vis-à-vis du dehors - souvent mal comprise -
exprime cette double exigence. Non seulement voilà un
modèle qui répond à notre problème fondamental, mais il
se trouve qu'il a exercé une grande influence sur la pensée
allemande dans ce qu'elle a de plus spécifique. Cela peut
être de grand profit pour nous, et c'est en fait l'étude de
cette pensée qui m'a conduit à dégager clairement la thèse
que je propose. Mais il y a là aussi un motif de prudence,
car on s'aperçoit vite que les successeurs de Leibniz sont
souvent moins précis que lui-même sur un point essentiel :
l'incompatibilité de l'individualisme et du holisme est plus
souvent chez eux oubliée que reconnue. Ils postulent
plutôt le contraire. C'est là un aspect de la démesure, de
l'hybris de cette pensée, de la prétention de construire à
tout coup sur la contradiction, qu'on rencontre tout
particulièrement chez le Grand Conciliateur, et qui doit
nous tenir en alerte 1. Nous tirons parti des profondes
perceptions des Allemands et nous échappons au danger
en prenant le modèle de Leibniz non pas comme justifiant
une identification imaginaire, mais comme un idéal orien-
tant notre travail, une « idée régulatrice» au sens kantien.
Dans le concert des sous-cultures nationales qui consti-
tue la culture moderne, ce qui fait pour nous l'intérêt de
l'allemande, c'est la force relative de la composante
1. Cf. L. Dumont, Homo aequalis, II, Idéologies nationales
comparées: l'idéologie allemande, Paris, Gallimard, 1991 : «Indi-
vidu et communauté dans la pensée allemande. » [Voir ici même,
chap. III et IV.]
226 Le principe comparatif
holiste. La science sociale de tradition française lui doit
peut-être davantage qu'il n'apparaît d'ordinaire. A cet
égard, deux des fondateurs de la sociologie sont dans un
contraste curieux. Durkheim, dans la mesure où il met au
premier plan les représentations collectives, part du tout
social, tandis que Max Weber part de l'individu. Par
rapport aux traditions nationales prédominantes, il y a là
une inversion. Le cas de Weber s'explique par l'évolution
des idées en Allemagne dans la seconde moitié du
e
XlX siècle (éclipse du romantisme et de l'hégélianisme,
prédominance du néo-kantisme, influence croissante du
positivisme). Quant à Durkheim, l'influence allemande a
été décisive dans la formation de son projet. Estompée
ensuite, ou exagérée par certains, elle est précisément
mesurée par Steven Lukes 1. Une troisième grande figure
vient à point nommé compléter le tableau: celle de
Toennies. A la différence de Weber, Toennies est en prise
directe avec toute la pensée allemande: sa Gerneinschaft,
ou communauté, correspond au holisme d'Adam Müller et
des romantiques. Son mérite est de réanalyser, de distin-
guer les deux composantes que Hegel, après être parvenu
à les dégager, avait brutalement combinées, et Marx
confondues. C'est là, à mon sens, la raison de la fécondité
de l'antithèse de Toennies. On connaît la curieuse inver-
sion apparente de sens entre la vue de Toennies et celle de
Durkheim dans la Division du travail 2. Durkheim dit
«solidarité mécanique» là où Toennies dit «commu-
nauté », et «solidarité organique» là où Toennies dit
« société ». L'inversion vient de ce que Toennies consi-
dère le niveau des représentations et Durkheim, ici, celui
des faits matériels. Les deux vues se complètent, à
condition de mettre Durkheim dans Toennies. Ce qui a
arrêté Toennies dans l'exploitation de son contraste, c'est
qu'il a fait porter sa réflexion sur la juxtaposition des deux

1. Émile Durkheim, Penguin Books, 1973, chap. IV, p. 92-93.


2. Werner J. Cahnman a rassemblé les commentaires réciproques
de Durkheim et Toennies dans Archiv für Rechts und Sozialphiloso-
phie, 1970, LVI (2), p. 189-208 (textes originaux), et F. Toennies. A
New Evaluation, Leiden, Brill, 1973, p. 239-256 (en trad. anglaise).
La communauté anthropologique 227
éléments dans toute société sans s'appesantir sur leur
hiérarchie dans chaque cas. A la seule condition d'y
ajouter la dimension de valeur relative, la distinction de
Toennies offre l'outil fondamental de la comparaison que
commande, comme on l'a dit, la situation même de
l'anthropologue.
Il est plus facile de maintenir distinctes Gemeinschaft et
Gesellschaft, holisme et individualisme, que de chercher à
les réunir ou à les subsumer en quelque façon. Les deux
vues de l'homme en société, même si dans une société
donnée elles sont empiriquement présentes à des niveaux
différents, sont directement incompatibles.
A vrai dire, et on y a fait allusion, cette incompatibilité
est très inégalement perçue. Peut-être certains collègues la
sentent-ils fortement et trouvent-ils là une raison de ne pas
nous accompagner dans un exercice périlleux où l'on
écarte décidément trop les deux pieds l'un de l'autre.
Souvent au contraire, sans doute le plus souvent, l'incom-
patibilité n'est pas perçue ou reconnue. Peut-être une
perspective aristotélicienne contribue-t-elle à l'estomper,
comme lorsque Marx, rappelant le zoon politikon, ajoute
que l'homme est « un animal qui ne peut s'individualiser
qu'en société », ou lorsque aujourd'hui Charles Taylor, à
la recherche d'une formule de justice distributive, module
l'égalité fondamentale des individus selon leur contribu-
tion relative au bien commun. Pour ma part, j'affirme que
la pensée moderne est singulièrement appauvrie et perd
une de ses dimensions essentielles si on ne la considère pas
à la lumière de cette incompatibilité, jusques et y compris
dans le cas où elle l'ignore, s'en détourne ou la censure 1.
S'il en est ainsi, comment procéder pour mettre en
relation de façon constructive l'individualisme dont nous
sommes issus et le holisme qui prédomine dans notre objet
d'étude? J'ai fait état du modèle de Leibniz. Mieux qu'une
conciliation, il représente une combinaison hiérarchique

1. Pour Marx, cf. HAE !, p. 195 sq. - Charles Taylor, « Norma-


tive Criteria of Distributive Justice », communication inédite
(43 p. ronéo); cf. ci-dessus, chap. Il, en particulier sur Gierke,
Hobbes, Rousseau, Hegel.
228 Le principe comparatif
complexe des deux principes, qu'il y a lieu de caractériser
à notre usasge.
A un premier niveau, au niveau global, nous sommes
nécessairement universalistes. Nous voulons non plus voir
l'espèce humaine comme une entité vide de toute particu-
larité sociale, mais la construire comme l'intégrale, que
nous postulons réelle et cohérente, de toutes les spécifici-
tés sociales. Nous reprenons ici l'ambition des Allemands.
Notre humanité est comme le jardin de Herder où chaque
plante - chaque société - apporte sa beauté propre, parce
que chacune exprime l'universel à sa façon. Ou encore,
comme pour Schiller, « le tout est devant nous de nou-
veau, non plus confus, mais illuminé de toutes parts 1 ».
A un second niveau, où l'on considère un type de
société ou de culture donné, la primauté se retourne
nécessairement, et le holisme s'impose. Ici le modèle
moderne lui-même devient un cas particulier du modèle
non moderne. C'est en ce sens que j'ai écrit qu'une
sociologie comparative, c'est-à-dire une vue comparative
d'une société quelconque, est nécessairement holiste.
Pour caractériser cette procédure, disons que son mot
d'ordre est « la société comme universel concret ».
En somme, c'est en hiérarchisant à la fois les niveaux de
considération et, à l'intérieur de ceux-ci et de façon
oposée, nos deux principes, que nous venons à bout -
idéalement - de l'incompatibilité que nous avons recon-
nue et respectée. A la réflexion on reconnaîtra, je pense,
qu'il est impossible dans cette tâche d'affecter une autre
valeur relative aux deux principes, impossible en particu-
lier de subordonner tout à fait l'universalisme sans
détruire l'anthropologie, et on reléguera à la place qui leur
revient les rêveries sur une multiplicité d'anthropologies
correspondant à la multiplicité des cultures.

Outre qu'elle n'est pas dénuée de pertinence quant à


l'ordre du monde (cf. ci-dessus), cette solution d'un
problème anthropologique se prête à une analogie qui

1. Note de Schiller à un texte de Humboldt sur l'antiquité (W. von


Humboldt, Gesammelte Schriften, l, p. 261).
La communauté anthropologique 229
pourrait lui donner, à longue échéance, un intérêt général.
Il se peut qu'elle préfigure la solution de l'autre problème
politique majeur des sociétés modernes, celui de la
menace totalitaire qui plane sur la démocratie. Si le
totalitarisme représente une collision entre individualisme
et holisme [ici même, chap. IV], s'il constitue une maladie
de la démocratie moderne où celle-ci tombe, par une
pente invincible, quand elle perd de vue ses limites, veut
se réaliser parfaitement et, mise en échec par les faits, se
divise contre elle-même, nous sommes -l'histoire devrait
nous l'apprendre - dans un cercle. La revendication des
droits de l'homme s'impose certes face au totalitarisme
installé, mais à elle seule elle ne nous sort pas du cercle,
témoin la Terreur. On s'apercevra sans doute à la longue
que la solution consiste à donner à l'un et à l'autre des
deux principes opposés son champ légitime de suprématie
du point de vue moderne, l'individualisme régnant, mais
consentant à se subordonner dans des domaines subordon-
nés. Il faudra donc distinguer des niveaux, peut-être en
grand nombre, mutatis mutandis comme on a fait ci-
dessus, ou comme c'était le cas dans la cité antique. La
complication sera grande, pour la conscience individuelle
d'abord et sans doute aussi dans les institutions - et qui
pourrait s'en étonner? -, mais les collisions majeures
seront dépassées. Une analyse suffisante de la société
actuelle montrerait du reste qu'un tel retournement de
valeurs est implicite dans la pratique : comme le voyait
Toennies, Gemeinschaft et Gesellschaft sont présentes tour
à tour dans le vécu. Il suffirait par conséquent que ce
retournement devienne conscient sous une forme hiérar-
chique et se généralise. Progrès décisif, et difficile, de la
conscience commune, à quoi l'anthropologie aura contri-
bué à sa façon.

Ayant articulé un principe, j'en mentionnerai mainte-


nant quelques corollaires ou applications. Commençons
par considérer des objections vraisemblables. Le modèle
proposé n'est-il pas unilatéral, ne néglige-t-il pas toutes
sortes de phénomènes et de préoccupations qui retiennent
aujourd'hui légitimement l'attention de nos collègues?
230 Le principe comparatif
Qu'y deviennent les déterminismes animaux, techniques
et économiques, et plus généralement l'étude des causes et
des effets, l'interaction entre niveaux sociaux tels que la
société moderne les distingue, et entre sociétés ou cultures
distinctes? Que deviennent l'histoire, la diachronie, les
changements sociaux, l'aspect génétique ou génératif?
Que devient l'individu, la personne humaine?
Je ne répondrai pas sur tous ces points, qui revêtent une
importance fort inégale si l'on pense aux acquisitions
réelles qui leur correspondent. On a seulement esquissé un
cadre ou une orientation globale, sans spécifier tout ce qui
peut y entrer, que ce soit ce qu'on a appelé ci-dessus les
paliers intermédiaires, utiles dans la confrontation, en
elle-même fort abrupte, qui nous a occupé, ou encore des
adjonctions qui n'altèrent pas le principe, comme l'inter-
action entre une société et son milieu humain. En effet,
on peut sans inconvénient rendre à la monade portes et
fenêtres une fois qu'on lui a reconnu un principe d'exis-
tence propre en tant que tout, et on peut isoler des
monades à des niveaux différents, par exemple une culture
régionale aussi bien que les sociétés (ou sous-cultures)
qu'elle comprend.
La question de l'histoire nous retiendra un instant.
Remarquons d'abord que le modèle leibnizien remplace,
comme schéma unitaire, le modèle victorien d'une évolu-
tion unilinéaire en mettant la différence à la place d'une
continuité supposée (cf. HAE l, p. 214 sq.). De plus, on
n'a prétendu nulle part qu'une société doive être regardée
ou comparée uniquement sous l'aspect synchronique, en
excluant sa continuité ou son dynamisme diachronique
propre. La question est de savoir si, dans ce modèle, le
devenir ou sa loi sont les mêmes pour toutes les monades
- ce qui nous rapprocherait du modèle victorien ou des
philosophies de l'histoire en général - ou si chaque type
social a son devenir propre. Il y a lieu de laisser la question
ouverte; elle recoupe d'ailleurs celle de l'interaction.
Sur un point important il y a bien exclusion. L'Individu
est, en effet, exclu comme coordonnée de référence
universelle. L'Individu, j'entends l'individu humain
comme valeur, n'apparaît que dans l'idéologie des sociétés
La communauté anthropologique 231
modernes. C'est la raison de son exclusion et de celle de
ses nombreux concomitants. Je vais m'en expliquer mais je
dois auparavant formuler une réserve, en l'accentuant au
besoin plus qu'il n'est indispensable, pour ne rien laisser
dans l'ombre.
L'anthropologue ne doit pas, je crois, oublier les limites
qui peuvent résulter de sa propre expérience. Dans la
généralisation, je suis parti de l'Inde, et jusqu'ici j'avais
opposé à la société moderne les sociétés traditionnelles, au
sens de ces grandes sociétés fort articulées qui ont porté les
civilisations supérieures. Ici je généralise de nouveau, des
« sociétés traditionnelles» aux « sociétés non modernes ».
Mais peut-on affirmer que les sociétés plus simples, moins
nombreuses, moins étendues, qui ont été l'objet principal
de l'anthropologie, s'opposent aux modernes de la même
façon que les précédentes? A parler sommairement, il y a
un doute pour certaines d'entre elles. Pensons à la
Mélanésie, plus précisément à la Nouvelle-Guinée. Ce
qu'on en sait, l'échec à ce jour dans ce domaine tant des
théories substantialistes que structuralistes semble indi-
quer qu'ici on n'a pas trouvé - ou que, par contraste avec
d'autres cas, on n'a pas trouvé du tout - les axes
idéologiques qui fourniraient une formule relativement
simple et cohérente. On ferait alors l'hypothèse que ces
sociétés connaissent des différenciations autres que celles
auxquelles nous sommes accoutumés par ailleurs. Pour ce
qui nous intéresse, elles se situeraient en deçà ou en
dehors de l'opposition individualisme/holisme, de sorte
qu'on les décrirait aussi mal d'un point de vue que de
l'autre. Ce pourrait être selon un autre axe qu'il faudrait
les comparer aux modernes. Pour le moment, ce ou ces
axes n'apparaissent pas. Leur découverte aurait certaine-
ment des conséquences quant à ce que nous prenons pour
établi par ailleurs, et nous devons être prêts à une
«révision déchirante» comme toutes les fois qu'un
ensemble n'est pas complètement connu.
Cela dit - et pour revenir à ce qui est mieux établi -,
deux considérations, outre la logique propre du schéma,
justifient l'exclusion de l'Individu: (1) c'est lorsque l'Indi-
vidu est pris comme un fait idéologique que commence
232 Le principe comparatif
véritablement, selon moi, la découverte sociologique - ou
comparative - des sociétés modernes; (2) l'individua-
lisme et ses implications ont été, en tant qu'ils y étaient
naïvement importés, l'obstacle principal dans l'étude et la
compréhension des sociétés non modernes (le fait apparaî-
tra de plus en plus clairement à mesure que ces implica-
tions seront mieux dégagées; cf. HAE l, passim). Par
conséquent, quand on proteste contre «la conception
sursocialisée de l'homme » dans la sociologie contempo-
raine, ou quand on proclame qu'en fin de compte, au-delà
de toute abstraction, c'est des hommes vivants - entendez
des individus vivants - qu'il s'agit, je ne vois là, du point
de vue qui est ici le mien, qu'une protestation de l'idéolo-
gie moderne contre une vraie perspective sociologique.
Nous sommes engagés dans la découverte d'une dimension
de l'homme qui est en fait occultée, scotomisée, chez les
modernes. Tâche de longue haleine pour cette raison
même, et qui débouche sur une totalité, mais, comme on
l'a dit au début, tâche de spécialistes et totalité spéciale.
Nous ne sommes pas voués à la « résurrection intégrale »
d'autre chose que des sociétés et des cultures. Du point de
vue de l'Individu, cette spécialité a même statut que les
autres.
C'est évidemment sur ce point que l'on peut s'attendre à
la tension la plus forte entre l'idéologie ambiante et
l'anthropologie ou la considération proprement sociologi-
que en général. Cette tension se manifeste aujourd'hui par
les tentatives d'importer une attitude activiste dans
l'anthropologie, j'entends un artificialisme à base d'enga-
gement personnel qui est ici aussi invraisemblable et
saugrenu qu'il est actuellement intempestif. En effet, s'il y
a une chose que nous avons apprise, malgré les excès et les
limites du fonctionnalisme, c'est bien que les faits sociaux
sont beaucoup plus interdépendants qu'il n'app~raît à
première vue. Il est donc étrange, à l'heure où la
protestation contre la destruction des équilibres naturels
met en échec pour la première fois dans l'opinion l'artifi-
cialisme moderne, qu'il faille rappeler à des gens qui se
réclament de l'anthropologie que les milieux sociaux, eux-
mêmes partie de la nature à cet égard, sont tout aussi
La communauté anthropologique 233
délicats. Il est vrai qu'on respecte et même qu'on défend
les sociétés non modernes. C'est à la nôtre qu'on réserve
une intervention plus ou moins arbitraire. Sans doute
notre société n'en est-eHe pas une? Certains ajoutent que
pour la comprendre il faut un engagement portant sur
sa transformation. La contradiction entre marxisme et
anthropologie est ici patente. Venons-en donc à ces
prétendus déterminismes technico-économiques qui
étayent une forme d'activisme. Rappelons qu'ils ont fait
partie dès l'origine des hypothèses qui devaient permettre
d'« expliquer» les idiosyncrasies des sociétés, de ramener
leur diversité à l'unité. Le moins qu'on puisse dire est que
ces idées n'ont pas été confirmées: nous savons que nous
ne savons pas, et cette connaissance négative n'est pas un
résultat négligeable. Un livre récent de Marshall Sahlins
me semble tirer admirablement les conclusions de cette
longue expérience, et constituer l'explication décisive vis-
à-vis des matérialismes de tout genre 1. Certains souhai-
tent-ils malgré tout reprendre en les modifiant ces idées
surannées à titre d'hypothèses? Fort bien. L'ennui est que
ce qui se donne ici comme hypothèse est la même chose
que le dogme qui sert ailleurs à détruire des sociétés au
profit, en fin de compte, de la volonté de puissance de
quelques-uns, la même chose qui ici même permet de
sacrifier à l'idéologie ambiante et, tout en se réclamant de
l'anthropologie, d'en négliger par commodité personnelle
les principales acquisitions, qu'elles soient positives ou
négatives.

Revenons à l'anthropologie proprement dite. Si sa


nature et sa tâche sont telles qu'on l'a dit, certains de ses
aspects se comprennent aisément. Ainsi a-t-on parfois
regretté que nous n'accédions la plupart du temps qu'à un

1. Marshall Sahlins, Culture and Practical Reason, Chicago, Uni-


versity of Chicago Press, 1977. C'est un ouvrage courageux par
l'ampleur du dessein, méritoire par la consciencieuse précision de la
discussion, et qui prend un relief singulier du fait de la personnalité
de l'auteur et de l'évolution de ses idées. Il est complété par son autre
livre, The Use and Abuse of Biology. An Anthropological Critique of
Sociobiology, Londres, Tavistock, 1977, 120 p.
234 Le principe comparatif
« niveau intermédiaire d'abstraction ». C'est la rançon de
notre attachement à la différence, au concret, donc de
notre dignité. Il en est de même de la lourdeur et de la
complication de nos procédures les plus sûres. Il ne fait pas
de doute non plus que nos outils sont pour la plupart
imparfaits, et qu'ils demandent à être améliorés. Mais il ne
serait pas sage de les rejeter, comme s'ils pouvaient être
remplacés d'un coup par des outils parfaits, puisque la
nature complexe de la tâche exclut un tel espoir. Soit par
exemple la catégorie de la « parenté ». Dans l'état actuel,
elle combine, de façon imparfaite sans doute, universa-
lisme et différence concrète, et comme telle n'est pas
entièrement dépourvue de valeur (chap. v, p. 213).
La nature de la tâche fait qu'une tension profonde
caractérise notre travail, tension qui correspond à l'ambi-
tion en même temps qu'à la rigueur de notre discipline, et
conditionne son progrès. En y réfléchissant, on aperçoit
que bien des attitudes contemporaines, qui ne sont pas
nouvelles même si elles trouvent un terrain favorable dans
les générations montantes, expriment un rejet, souvent
inconscient sans doute, de cette tension. Le vérifier
demanderait tout un livre, mais il se peut que le sort de
l'anthropologie se joue ici : parviendra-t-elle à maintenir
sa vocation et son unité, ou est-elle en train de succomber
sous la pression multiforme de cette même idéologie
moderne qui lui a donné naissance?
Le rejet de la tension se constate d'emblée partout où le
jugement tranche arbitrairement une situation essentielle-
ment ambiguë ou incertaine (attitude partisane plutôt que
scientifique, par exemple), partout où, des deux pôles en
présence, l'un est liquidé, arbitrairement subordonné,
prématurément ou définitivement effacé au profit de
l'autre. Ainsi, du fait que nos habitudes mentales résistent
à la transmutation que la culture étudiée exige d'elles, on
peut imaginer deux façons opposées de ne pas affronter la
difficulté. L'une est de se convertir à la vie exotique,
toutes attaches rompues avec la discipline de «traduc-
tion » : il y a peut-être expérience personnelle complète, il
n'y a pas contribution à la communauté de recherche.
L'autre consiste à amoindrir la distance en commençant
La communauté anthropologique 235
par étudier, pour un premier terrain, des gens proches de
soi - entreprise difficile qui conviendrait mieux à des
chercheurs mûris ailleurs; on évite le traumatisme du
dépaysement mais on risque alors de demeurer superficiel.
Il est vrai que le « privilège de la distanciation » que nous
revendiquons n'est plus seulement nié de l'extérieur mais
contesté du dedans. Signe, ou que le pouvoir de la seule
technique de la recherche est surestimé, ou que le
conformisme gagne du terrain sur nous. En effet, l'adepte
de cette voie aplanie sera vraisemblablement conduit par
une pente insensible à se rapprocher de la technocratie,
alors qu'on accuse parfois nos devanciers, avec une
légèreté incroyable mais révélatrice, de s'être mis au
service des pouvoirs établis ou de 1'« impérialisme ».

Appliquons maintenant la réflexion qui précède à la


relation entre l'anthropologie et son milieu social, ici la
société française, et en particulier à la question de
l'introduction éventuelle de l'anthropologie dans l'ensei-
gnement préuniversitaire. Commençons par déblayer le
terrain. Le problème est triple: la finalité de l'enseigne-
ment, son contenu et ses conséquences prévisibles. On ne
peut vulgariser que ce qui est établi, et la faiblesse du
consensus dans la profession rendra difficile de s'en tenir
là. De plus, ce qui est enseigné ne dépend pas seulement
des livres dont on se sert, mais aussi des tendances
prédominantes de ceux qui enseignent. On peut donc
s'attendre à voir fleurir un matérialisme sommaire. Il y a
pis, car le relativisme risque fort, en l'absence d'une
théorie générale, d'être la principale conclusion qui se
dégagera d'un enseignement élémentaire. On voudra
certainement contrebattre le racisme, et on sera fort
étonné si l'on découvre qu'on l'a favorisé. Ce genre de
problème s'est imposé à l'attention de nos collègues
anglais 1. A ceux qui s'imagineraient pouvoir impunément
relativiser les valeurs contemporaines au niveau non plus

1. Rain (Royal Anthropological Institute News), 12, janvier-


février 1976, p. 2; cependant le projet semble suivre son cours
(cf. Rain, 20, juin 1977, p. 14).
236 Le principe comparatif
d'une activité spécialisée, mais de la conscience commune,
je rappellerai que la société où ce processus a été le plus
poussé a été sans doute l'Allemagne de Weimar, et l'on
sait ce qui a suivi - sans qu'il faille en voir là la seule
cause. En d'autres termes, un enseignement élémentaire
d'anthropologie n'est possible qu'une fois notre rapport,
je dirais corporatif, aux valeurs modernes élucidé et
clairement posé. Autrement, on verserait dans l'irrespon-
sabilité, ou dans quelque chose qui n'aurait d'anthropolo-
gique que le nom. (Soit dit en passant, on ne peut toucher
au racisme, s'agissant de l'Hexagone, sans mentionner la
situation et le traitement des « travailleurs immigrés » ; il Y
a là pour l'anthropologie un défi redoutable qu'on vou-
drait la croire capable de relever.)
Or, il se trouve précisément que notre modèle répond
parfaitement au besoin qu'on vient d'indiquer. Il répond
selon moi à l'ambition humaniste la plus haute et possède
donc, en principe, la plus grande valeur pédagogique. En
principe seulement: outre que nombre d'anthropologues
le récuseront probablement, ceux qui l'accepteraient ou
l'acceptent conviendront qu'il constitue un fardeau lourd à
porter pour le spécialiste lui-même, et qu'on ne saurait
imposer à de jeunes esprits en formation. Concluons: la
proposition est prématurée, elle demande une étude plus
poussée qu'on n'a semblé le croire, et avant tout que la
communauté mette de l'ordre dans ses idées. Certes, ce
n'est pas là une conclusion exaltante, mais l'évidence
s'impose.

Un dernier point. Selon une idée peut-être vague mais


assez courante, l'anthropologie, si elle n'est pas de nos
jours une science au sens strict, doit en progressant se
rapprocher de cet idéal, et peut-être le réaliser à la limite.
Or, à la lumière de ce qui a été dit ici, on est conduit, non
sans hésitation, à mettre en doute cette idée. En effet, il
semble que l'imitation des sciences «dures» soit de
nature à nous assurer quelque degré de rigueur et de
continuité. Mais en est-il vraiment ainsi? Si l'on fait le
compte des apports réels et des ornements empruntés, on
trouvera que l'influence des sciences exactes est positive,
La communauté anthropologique 237
leur imitation négative. Il serait certes souhaitable que
tout anthropologue ait une formation élémentaire dans ces
sciences, mais c'est un fait que la formalisation mathémati-
que s'accompagne souvent d'une pensée rudimentaire ou
dissimule des problèmes réels, et solubles.
Reprenons donc le fil de notre argument. Nous avons
décelé plusieurs fois une relation malaisée entre l'anthro-
pologie et l'universalisme moderne. Rejetant des néga-
tions irréfléchies et des élisions faciles, nous sommes
arrivés en somme à l'idée d'un élargissement de cet
universalisme, d'abord comme méthode et ensuite, à la
limite, comme résultat d'une combinaison réglée avec son
contraire sur le plan des valeurs sociales; enfin nous avons
rapproché ce processus de celui de l'avenir possible de la
civilisation mondiale. Nous en venons maintenant à un
autre aspect de cet universalisme moderne. Normative-
ment, l'universel, c'est la rationalité, et les lois scientifi-
ques sont communément données comme les seules pro-
positions non tautologiques vraiment universelles. Notre
problème est de nous situer par rapport à cette rationalité-
là. Question absurde, dira-t-on: la raison est une, et l'on
ne peut s'y soustraire sans s'exiler du vrai. Il ne s'agit pas
en fait de se soustraire à la rationalité en soi, et la question
est moins absurde qu'il ne semble. Il y a deux - pour ne
pas dire trois - grandes sortes de raisons qui commandent
la réserve devant la rationalité scientifique.
Tout d'abord, les hommes n'ont pas commencé à penser
lorsqu'ils ont inventé, en Grèce nous disent les c1assicistes,
le « discours cohérent ». L'invention doit avoir consisté
dans une décomposition: on a séparé les différentes
dimensions de l'existence, chacune dans une séquence
distincte du discours. Le discours rationnel dit une chose à
la fois, tandis que le mythe, ou le poème, fait allusion à
tout dans une phrase. L'un est plat, l'autre est « épais»
(cf. la « thick description» de Clifford Geertz). Le mythe
est une pensée cohérente, mais sa cohérence est enracinée
dans sa multidimensionnalité, elle est d'un autre type que
la cohérence discursive ou « rationalité ». Nous ne pou-
vons pas pour autant la laisser reléguer dans 1'« irration-
nel » assimilé à l'incohérence.
238 Le principe comparatif
Ce n'est pas tout, car la décomposition s'est poursuivie.
La rationalité philosophique vise encore la totalité, même
si c'est une totalité « désépaissie ». La rationalité scien-
tifique, qui prédomine chez les modernes, vise chaque
fois une tranche de la totalité. Elle est essentiellement
instrumentale (rapport des moyens aux fins), et spécialisée
en ce sens qu'elle s'exerce à l'intérieur de compartiments
qui ne sont pas définis rationnellement mais empiri-
quement (HAE !, p. 29). La rationalité de la science a
entre autres pour résultat que la complexité ou « multi-
pIe xi té » de l'expérience humaine que le mythe présup-
posait et recueillait est maintenant dispersée. Chacun de
nous n'a pas part à la science comme chacun participe ou
participait du mythe. Ici on observe un retournement
notable (cf. Toennies-Durkheim) : le sujet normatif est
l'individu, mais la connaissance n'est présente tout entière
que dans le corps social diversifié. Du reste, je crois
que l'anthropologie peut aider à retrouver ou révéler
le principe d'unité de la culture où prédomine la science
[voir chap. vu).
Second motif de réserve : cette décomposition scientifi-
que de l'univers de l'homme s'est sans doute imposée de
haute lutte, mais elle n'a pas été sans susciter dans notre
culture même un courant de protestation. Par exemple, la
destruction du cosmos hiérarchique, la coupure objet/
sujet, la hiérarchisation des qualités en mesurables (pri-
maires) et non mesurables (secondaires) ont été ressenties
comme des agressions contre l'homme. On connaît l'hosti-
lité de Goethe, au nom du sens humain de la vie et des
totalités vivantes, contre la science mécaniste et atomi-
sante de son temps. Lévi-Strauss lui a en somme fait écho
dans la défense des qualités sensibles, et ce fait souligne la
continuité avec les cultures non modernes de ce courant
protestataire, submergé sans doute mais non négligeable
pour autant.
On pourrait tirer du développement de la science elle-
même un troisième argument. Je ne le mentionne que
comme confirmation et indice de convergence, car ici un
profane risque des erreurs grossières. Restons donc à
dessein dans le vague et disons simplement qu'il y a
La communauté anthropologique 239
une crise de la science type, la physique 1. Le principe
d'incertitude de Heisenberg aurait sans doute réjoui et
confirmé Goethe, en même temps qu'il rappelle la relation
qui nous est familière entre l'observateur et l'observé.
De ces deux ou trois sortes de réflexions on peut
conclure que la science du type de la physique classique
n'est pas coextensive à la rationalité universelle. La
réussite de la science est incontestable et il ne saurait s'agir
de la rejeter, mais tout aussi bien elle est unilatérale et
insuffisante à elle seule, comme celle de la société qui la
porte, et les deux prises ensemble sont grosses de conflits
et de danger, car elles appellent un complément et le
rejettent tout à la fois 2.
C'est dire à la fois l'intérêt que peuvent présenter nos
efforts et la prudence qui nous est dictée. De même qu'au
niveau des valeurs sociales nous avons cru trouver qu'il
était possible de dilater l'universalisme moderne pour y
faire entrer son contraire, de même ici on peut tenter de
réconcilier l'universel « plat» et l'universel « épais» ou,
comme nous avons dit à propos des sociétés, l'universel
concret. Mais ce n'est possible que dans une perspective
inverse: de même que les régularités simples de la
physique classique apparaissent comme des cas particu-
liers dans une perspective plus large, de même l'universel
abstrait de la science peut apparaître comme un cas
particulier de l'universel concret. On voit quel paradoxe il
y aurait - si notre tâche entrevue est bien de travailler à
réintégrer la culture scientifique parmi les autres cultures
humaines - à vouloir à tout prix calquer les sciences

1. J'ai eu accès aux communications préparées par Daniel Bell et


d'autres pour le séminaire d'Aspen-Berlin (septembre 1975), intitulé
« The Critique of Science » et organisé par l'Association internatio-
nale pour la liberté de la culture.
2. Je suis contraint d'être sommaire, mais on pensera sûrement ici
à l'artificialisme social. [Il y a une grosse objection, qu'on doit au
moins signaler. Ce qui est dit ci-dessus a le tort de parler de la science
sans toucher à la mathématique, qui est pourtant la reine des
sciences, en soi pure rationalité, nullement instrumentale, dont les
propositions sont nécessaires et valables universellement. Admettons
cela ici, sous bénéfice d'inventaire. Il reste que le monde a été
décomposé pour pouvoir être mathématisé. Addition 1983.]
240 Le principe comparatif
exactes, elles-mêmes d'ailleurs de moins en moins assurées
de leur fondement.
On verrait bien plutôt la vocation de l'anthropologie, en
tant que science sociale fondamentale, dans une démarche
inverse et complémentaire de celle de la science (clas-
sique) et de l'idéologie moderne en général : ré-unir, com-
prendre, re-constituer ce que l'on a séparé, distingué,
décomposé. Sans parler de parallélismes entre certaines
procédures de l'anthropologie et de la physique moderne,
il est permis d'observer qu'une semblable démarche est
déjà présente dans notre entreprise telle qu'elle est ou
plutôt telle qu'elle devient. N'est-ce pas déjà, en fait, en se
détournant des sciences de la nature, de l'explication
causale, de la prédiction, de l'application, etc., qu'elle a
réalisé récemment ses avances les plus notables?
Il est vrai que la tâche ainsi aperçue est immense, et
paraîtra même insensée si on la rapproche de l'état actuel
de la profession, désunie, éparpillée en tendances fort
divergentes. On est toujours ramené à la nécessité d'amé-
liorer la communauté scientifique. Tant que le consensus
n'y sera pas plus vivant, l'unité plus consciente, nos destins
les plus hauts demeureront des ombres vaines.
Je m'arrête, et on va me dire que c'est ici qu'il aurait
fallu commencer: la réforme est-elle possible? Comment
procéder? Je m'en tiens à trois propositions: 1) la
communauté anthropologique doit se définir dans sa
nature et sa fonction par rapport à l'idéologie moderne;
2) le principe d'unité réside dans une comparaison des
universels concrets dans une perspective universaliste;
3) on comprend alors que nombre de pratiques contempo-
raines sont destructrices de la communauté. Chacun peut
examiner sa propre pratique et l'améliorer à cet égard.

Où /' égalitarisme n'est pas à sa place

Je souhaite montrer la pertinence de la discussion qui


précède quant à la pratique contemporaine sur un exemple
précis de portée générale.
La communication à l'intérieur de la communauté de
La communauté anthropologique 241
recherche demande des concepts universels. Or, le déve-
loppement récent qui accentue la spécificité de chaque
culture détruit et affaiblit, parfois sans doute inconsidéré-
ment, les universaux auxquels nous avions recours jusque-
là. Il est donc utile d'identifier à tout le moins quelques
universaux, solides ou suffisamment durables, du discours
anthropologique. On a esquissé ci-dessus une procédure
comparative qui introduit un principe universel au niveau
global. Mais pouvons-nous affirmer la présence dans toute
culture de composants universels? A défaut d'éléments
substantiels, ce seront des types de relations. Il y a
l'opposition distinctive. C'est à l'évidence une acquisition
fondamentale. Je montrerai sur un exemple qu'il faut lui
adjoindre l'opposition hiérarchique ou englobement du
contraire comme type de relation entre élément et ensem-
ble. Ayant introduit ailleurs cette opposition, j'aurais
volontiers_laissé à d'autres le soin d'une application assez
évidente. Elle n'a pas été effectuée. Il faut croire que
l'idéologie ambiante rend la hiérarchie décidément impo-
pulaire (cf. cependant note p. 251). Je propose donc ici
une défense et illustration de l'opposition hiérarchique sur
un cas où l'opposition distinctive est insuffisante.
C'est aussi l'occasion de donner un exemple de la
discontinuité si fréquente dans nos études. On peut
considérer l'ouvrage classique de Sir Edward Evans-
Pritchard sur les Azandé comme une réponse à Lévy-
Bruhl. L'auteur s'était vivement intéressé à Lévy-Bruhl, et
dans ce livre il le dépassait en montrant que les jugements
que celui-ci qualifiait de «prélogiques» sont liés à des
situations déterminées et ne peuvent pas être généralisés
comme caractéristiques d'une « mentalité », comme si les
mêmes gens ne savaient pas recourir à la logique dans
d'autres situations. Le souci de distinguer différentes
sortes de situations, que ce soit en rapport avec des
croyances relatives à la causalité (Azandé) ou avec la
conception d'un «système segmentaire» (Nuer), appa-
raissait il y a vingt-cinq ans comme une acquisition
importante et définitive. Dira-t-on qu'il en est encore ainsi
aujourd'hui? Toujours est-il que ce souci fait gravement
défaut dans un certain type d'études, et cette discontinuité
242 Le principe comparatif
prend un relief remarquable si on la détecte dans l'entou-
rage immédiat d'Evans-Pritchard lui-même. On sait que
c'est sous son impulsion que fut remise en honneur, entre
autres par des traductions en langue anglaise, toute cette
partie de l'héritage de l'école durkheimienne que Rad-
cliffe-Brown n'avait pas reprise. C'est ainsi qu'après avoir
traduit les deux grands essais de Hertz, Rodney Needham
prépara à partir de 1962, dans l'Institut même d'Oxford
aux destinées duquel Evans-Pritchard présida jusqu'à sa
retraite, et avec son encouragement, puis publia en 1973
un ouvrage collectif intitulé Droite et Gauche. Essais sur la
classification symbolique duelle 1. C'est un ouvrage impor-
tant, qui part de l'Essai de Hertz de 1909 - il s'ouvre sur
une photographie de lui - et ne groupe pas moins de dix-
huit contributions anciennes, récentes et nouvelles, dont
deux essais de l'éditeur, sans compter une introduction où
il présente le panorama qu'il a constitué. Il doit être bien
clair que je ne choisis pas Rodney Needham pour lui
adresser une critique personnelle: je prends ce livre
comme représentatif d'un type d'analyse, et accessoire-
ment comme posant un problème de continuité. Par
rapport aux ouvrages classiques d'Evans-Pritchard, l'inté-
rêt s'est ici déplacé vers le système des idées et valeurs,
système « symbolique» ou idéologie, considéré en soi et

1. Right and Left. Essays on Dual Symbolic Classification. Edited


and with an Introduction by Rodney Needham. Foreword by E. E.
Evans-Pritchard, Chicago, University of Chicago Press, 1973. Un
petit point d'historiographie pour compléter un développement de
Needham (p. XIII-XIV) : Hertz était oublié à Oxford en 1952 lorsque
je le mentionnai dans ma conférence sur Mauss (ci-dessus, chap. v)
qui attira l'attention d'Evans-Pritchard (cf. son introduction à la
traduction de l'Essai sur le don, en français dans L'Arc, 48, 1972,
p. 29). II ignorait la présence des Mélanges de Hertz dans la
bibliothèque de l'Institut (Fonds Radcliffe-Brown) et s'en saisit
aussitôt (cf. sa référence à Hertz dans Right and Left... , op. cit., p. 95
et n. 10). Sa mémoire le trahit lorsqu'il affirme (ibid., p. IX) avoir de
tout temps à Oxford parlé de Hertz. Il était moins inexact en 1960
lorsqu'il écrivait : «for a number of years }) dans l'introduction à la
traduction de Hertz (Death and the Right Band, Londres, Cohen &
West, 1960, p. 9). Ce détail est pertinent quant à la discontinuité en
anthropologie et à l'utilité de l'échange de personnel entre pays.
La communauté anthropologique 243
plus ou moins indépendamment de la morphologie sociale.
On a retrouvé Hertz. Ce qui est curieux, vu les circons-
tances, c'est que soit négligée la distinction evans-pritchar-
dienne des situations, qui aurait permis - sous une forme
un peu différente - de prolonger ou renouveler Hertz
alors que l'on se borne en fait à l'illustrer, fort richement
du reste. C'est du moins ce que je vais m'efforcer de
montrer.
En somme on a découvert, ou redécouvert, ou mis au
premier plan, que l'homme pense par distinctions, et que
les oppositions qui en résultent font en quelque façon
système. On a été ainsi conduit à présenter des listes
d'oppositions plus ou moins homologues entre elles, des
«classifications binaires », comme une sorte de grille
dualiste constituant l'essentiel du « système symbolique»
indigène, ou à tout le moins un aspect important de ce
système. Comme la matière est familière, je poserai
d'emblée les choses dans l'abstrait. Soit une suite d'oppo-
sitions: alh, el/, ilk, olp que l'on présente en deux
colonnes: a, e, i, 0 face à h, f, k, p. Au minimum, on a
trouvé dans un cèrtain contexte une homologie entre les
deux premières oppositions: alb = elf; de même, dans un
autre contexte, elf = i/k, etc. Le souci est affirmé (Droite
et Gauche, introduction, p. XXVII-XXVIII) de prendre
chacune des oppositions dans son contexte, ou plutôt de
prendre dans son contexte chacune des homologies entre
deux de ces oppositions. Mais il est clair que dans la
construction du tableau en deux colonnes tous les
contextes sont confondus ou élidés. En somme, la distinc-
tion des situations cesse d'être considérée comme perti-
nente au moment du passage à l'ensemble, comme si
chaque situation en soi était indépendante de l'ensemble
de la « mentalité », alors qu'il doit être évident que la
distinction même des situations dépend de la mentalité en
cause. Je ne retiens pas l'argument qui voudrait que la
distinction soit chez Evans-Pritchard purement empirique
ou extérieure, et non idéologique; il est vrai que l'aspect
idéologique est ici accentué : la distinction devient celle de
niveaux dans l'idéologie.
Sans doute de telles simplifications sont-elles courantes
244 Le principe comparatif
lorsqu'une nouvelle perspective est mise en œuvre. Celle-
ci a-t-elle été amendée ailleurs? On me corrigera au
besoin, mais je ne vois nulle part une systématique des
situations en tant que classées, et donc définies, dans
l'idéologie étudiée. Au contraire, on suppose plutôt que le
système idéologique est tout d'une pièce, monolithique.
Ainsi, mon interprétation du système des castes a été
critiquée comme admettant deux sortes de situations
définies en relation avec le système idéologique, des
situations de valeur et des situations de pouvoir. Mes
critiques demandaient que toutes les situations soient
regardées comme de même sorte, ce qui correspond à un
accord parfait entre l'idéologique et l'empirique (et moi-
même, du reste, avais sans doute laissé entendre par
endroits une telle possibilité). A propos du même exem-
ple, si l'on objecte à l'opposé qu'il y a plus de deux sortes
de situations, je n'exclurai pas a priori l'hypothèse, je
rappellerai plutôt le sophisme de Zénon sur Achille et la
tortue: la disposition hiérarchique a pour conséquence
que les distinctions successives possibles sont de significa-
tion globale rapidement décroissante; en fait, comme on
sait, Achille rejoint la tortue.
Précisément, l'aversion pour la hiérarchie joue peut-
être un rôle ici. Si la distinction des situations demande la
considération des valeurs, c'est-à-dire l'introduction de la
hiérarchie, et si le chercheur moderne fuit celle-ci, il peut
tendre à rejeter ou à neutraliser une « situation» épisté-
mologique de ce genre. Il me faut ici poser une définition.
J'en profiterai pour élargir quelque peu celle fournie
précédemment 1. J'appelle opposition hiérarchique l'op-
position entre un ensemble (et plus particulièrement un
tout) et un élément de cet ensemble (ou de ce tout);
l'élément n'est pas nécessairement simple, ce peut être un
sous-ensemble. Cette opposition s'analyse logiquement en
deux aspects partiels contradictoires: d'une part l'élément
est identique à l'ensemble en tant qu'il en fait partie (un
vertébré est un animal), de l'autre il y a différence ou plus

1. L. Dumont, «On Putative Hierarchy ... », Contributions to


/ndian Soci%gy, N.S., V, 1971, p. 72-73.
La communauté anthropologique 245
strictement contrariété (un vertébré n'est pas - seulement
- un animal, un animal n'est pas - nécessairement - un
vertébré). Cette double relation, d'identité et de contra-
riété, est plus stricte dans le cas d'un tout véritable que
dans celui d'un ensemble plus ou moins arbitraire (voir ci-
dessous). Elle constitue un scandale logique, ce qui d'une
part explique sa défaveur, de l'autre fait son intérêt : toute
relation d'un élément à l'ensemble dont il fait partie
introduit la hiérarchie et est logiquement irrecevable.
Essentiellement la· hiérarchie est englobement du contraire.
Des relations hiérarchiques sont présentes dans notre
propre idéologie, comme j'ai commencé à le montrer
(HAE /, index, s. v. «Hiérarchie ») et continuerai de
le faire, mais elles ne se donnent pas comme telles. Il en
est ainsi sans doute toutes les fois qu'une valeur est
concrètement affirmée : elle subordonne son contraire,
mais on se garde de le dire. D'une façon générale, une
idéologie hostile à la hiérarchie doit évidemment compor-
ter tout un réseau de dispositifs pour neutraliser ou
remplacer la relation en cause. Je n'en retiendrai que
deux, en vue de la présente discussion. Tout d'abord on
peut éviter le point de vue où la relation apparaîtrait.
Ainsi, dans les taxonomies, nous avons l'habitude de
considérer séparément chaque niveau et nous évitons de
rapprocher un élément du premier ordre, soit A, d'un
élément du second, soit a. En relation avec cette sépara-
tion, les critères de distinction peuvent être différents d'un
niveau à l'autre (animaux/végétaux; vertébrés/inverté-
brés; mammifères, etc.) Nous produisons ainsi des ensem-
bles, non des touts (ci-dessous). Un autre dispositif, fort
important, réside dans la distinction absolue que nous
opérons entre faits et valeurs 1. La hiérarchie est ainsi
exilée du domaine des faits, l'asepsie en vigueur dans la
science sociale nous protège de l'infection hiérarchique.
C'est là évidemment une situation exceptionnelle au point
de vue comparatif, comme on le voit dans l'idéologie
moderne elle-même avec sa tendance à réunir à nouveau

1. Une observation de Daniel de Coppet est à l'origine de ce point


et de son développement dans la suite.
246 Le principe comparatif
et à confondre «être» et « devoir être », qui, comme
nous le savons par expérience en Europe, ouvre la voie au
totalitarisme, ainsi que Leszek Kolakowski y a récemment
insisté 1.
Appliquons maintenant le principe hiérarchique aux
classifications binaires, ou plus précisément à l'opposition
qui leur sert d'emblème entre la droite et la gauche. Le
problème, tel qu'il apparaît dans la littérature et dans
l'ouvrage cité, est essentiellement épistémologique. L'op-
position est uniforméme~t traitée comme une opposition
distinctive, simple «polarité» ou «complémentarité ».
Mais en fait les deux termes ou pôles n'ont pas un statut
égal: l'un est supérieur (généralement la droite), l'autre
inférieur. D'où le problème tel qu'il a été historiquement
soulevé: comment se fait-il que les deux opposés que nous
prenons (gratuitement) comme égaux ne le soient pas en
réalité? Dans le langage de Hertz, pourquoi la « préémi-
nence » d'une des deux mains?
Ce qui manque ici, c'est de reconnaître que la paire
droite-gauche n'est pas définissable en elle-même, mais
seulement en relation à un tout, un tout fort concret
puisqu'il s'agit du corps humain (et d'autres corps par
analogie). Le fait est familier au physicien, qui mettra en
place un observateur imaginaire pour pouvoir parler de
droite et de gauche. Comment 1'« analyse symbolique»
peut-elle l'ignorer?
Dire que l'opposition droite/gauche renvoie à un tout,
c'est dire qu'elle a un aspect hiérarchique, même si à
première vue elle ne tombe pas dans dans le type simple
où un terme englobe l'autre et que j'ai appelé ci-dessus
« opposition hiérarchique ». Nous avons l'habitude d'ana-
lyser cette opposition en deux composantes, comme si elle
comportait à la base une symétrie de principe, plus
générale, et, de plus, une asymétrie de direction qui s'y
ajouterait et à laquelle s'attacherait la valeur. C'est une
façon, notons-le, de séparer fait (la symétrie présumée) et
valeur (l'additif asymétrique). Concrètement en réalité,

1. «The Persistence of the Sein-Sollen Dilemma }}, Man and


World, 1977, vol. 10, n° 2; cf. ci-dessous, p. 266 sq.
La communauté anthropologique 247
droite et gauche ne sont pas dans le même rapport au tout
du corps. Elles sont ainsi différenciées en valeur en même
temps qu'en nature. Et aussitôt que des associations et
fonctions différentes leur sont attachées, cette différence
est hiérarchique parce que rapportée au tout. La fonction
de droite sera plus importante par rapport au tout que la
fonction de gauche : plus essentielle, plus représentative,
etc.
On observe d'ailleurs sur ce point une grande variation
dans la sensibilité des auteurs à cet aspect. Étudiant le
symbolisme de l'arme des Nuer, leur spear (traduit en
français par «lance»), Evans-Pritchard la présente
comme « une extension de la main droite » et trouve que
cette arme « est une projection du moi et le représente »
(stands for the self). « En tant qu'extension du bras droit,
elle représente la personne tout entière» (Right and
Left ... , p. 94, 100) et même, au-delà, le clan. Au
contraire, dans ce même volume, Brenda Beek, dans un
article, fort tendancieux au demeurant, sur les castes
reconnues ou présumées de la main droite et de la main
gauche dans une petite région de l'Inde du Sud, parvient à
éliminer la référence à l'ensemble au point de prétendre
contre toute évidence que les castes de la main gauche
seraient telles en tant qu'étrangères au système villageois
de division du travail l .
La prééminence n'est donc pas ici contingente, mais
nécessaire, car elle résulte de la différenciation des deux
termes par rapport au tout. On peut objecter qu'en disant
cela nous ne faisons que déplacer le problème: quel
avantage y a-t-il à admettre qu'une différence de statut est
ici nécessaire, s'il reste toujours à savoir pourquoi la

1. B. Beck, « The Right-Left Division of South Indian Society»,


in Right and Left... , op. cit., p. 391-426. Dans son livre Peasant
Society in Konku (Vancouver, University of British Columbia Press,
1972; la région s'appelle en fait Kongu), cet auteur prend soin
d'expliquer au début (p. XIV, n. 7) qu'elle a supprimé la référence aux
mains, présente dans l'expression locale, et générale dans la littéra-
ture, parce que le mot « main » désigne aussi le bras et le côté du
corps. Le procédé a pour résultat d'estomper la référence au corps (et
la question inévitable: quel corps ?).
248 Le principe comparatif
plupart du temps un terme, et dans de rares cas l'autre, est
favorisé? On répondra d'abord qu'en substituant une
opposition asymétrique ou ordonnée à une opposition
symétrique ou équistatutaire imaginaire, nous nous rap-
prochons de la pensée que nous étudions. Ainsi, il est clair
que d'autres oppositions voisines de celle-ci dans nos listes
binaires sont elles aussi entre termes hiérarchisés (homme/
femme, etc.), et tel doit être le cas en principe dans
1'« organisation dualiste» puisque là aussi il y a relation au
tout 1. (En passant, je dois signaler que dans une étude
ancienne j'ai moi aussi abordé la hiérarchie de façon
indirecte, à partir de la seule opposition distinctive 2.) En
opérant comme il est suggéré ici, nous nous débarrassons
en somme d'une difficulté gratuitement surajoutée par
nous-mêmes, qui tient à ce que nous séparons faits (ou

1. Un exemple récent est si éclairant qu'il me conduit à ajouter la


présente note. Il s'agit de Christopher Crocker, « Les Réflexions du
soi », in L'Identité. Séminaire interdisciplinaire dirigé par Claude
Lévi-Strauss, professeur au Collège de France, 1974-1975, Paris,
Grasset, 1977, p. 157-184, édité par J.-M. Benoist. Posons que si la
relation entre élément et ensemble est hiérarchique, inversement une
relation hiérarchique entre deux termes à l'exclusion de tout autre
indique une totalité composée de ces deux termes. Ici, chaque clan
bororo est associé à une paire d'aroe hiérarchisés qui patronnent
chacun un sous-clan. On lit que le rapport entre les deux « termes de
la paire n'est pas essentiellement de ressemblance mais métonymi-
que: plus grand, plus petit; aîné, cadet; haut, bas; premier,
deuxième, etc.» (p. 164). La substitution à «hiérarchie », qui
s'impose ici, de «métonymie» est fort suggestive: la mode des
tropes va-t-elle à son tour nous permettre d'échapper à ce qui nous
dérange, a-t-elle même commencé de le faire? (Autre anomalie dans
le passage : on lit «nominalisme» pour «réalisme» au sens de
l'école, croyance à la réalité de l'idée.) L'expression « métonymie»
voile l'homologie avec la situation relative des deux moitiés bororo,
qui est dite relever de la métaphore. L'auteur parle très peu des
moitiés, et c'est Lévi-Strauss qui dans la discussion qui suit me semble
lui avoir demandé de préciser leur asymétrie. Après avoir souligné la
force de l'identité de la société bororo (p. 158), l'auteur en a manqué
le principe: que tout ce qui est réel se manifeste sous la forme d'une
paire hiérarchique. Une « totalité dyadique» (p. 169) est nécessaire-
ment hiérarchique.
2. «Définition structurale d'un dieu populaire tamoul, Aiyanâr, le
Maître », Journal asiatique, 1953, p. 255-270, reproduit dans La
Civilisation indienne et nous, op. cit., éd. 1975.
La communauté anthropologique 249
idées) et valeurs. Cette séparation apparaît donc comme
illégitime.
Ce n'est pas tout. Nous retirons de notre effort un
avantage pratique immédiat. Par définition, une opposi-
tion symétrique est inversable à volonté : son inversion ne
produit rien. Au contraire, l'inversion d'une opposition
asymétrique est significative, l'opposition inversée n'est
pas la même que l'opposition initiale. Si l'opposition
inversée se rencontre dans le même tout où l'opposition
directe était présente, elle indique à l'évidence un change-
ment de niveau. De fait, elle signale un tel changement
avec le maximum d'économie en ne faisant usage que de
deux éléments hiérarchisés et de leur ordre. Avons-nous
ici la parfaite antithèse de ces taxonomies où nous utilisons
un critère nouveau pour chaque niveau? Ici, l'unité entre
les niveaux et leur distinction sont toutes deux indiquées :
nous avons affaire à un tout, et non plus seulement à un
ensemble, et il est fort probable qu'un niveau est contenu
dans l'autre (englobement du contraire, hiérarchie au sens
strict).
On ne saurait rêver plus belle illustration de cette
disposition que celle fournie par Pierre Bourdieu dans sa
description de la maison kabyle 1. Sitôt le seuil franchi,
l'espace se retourne, les orients s'échangent. Comme si le
seuil était centre de symétrie, ou plutôt d'homothétie,
entre l'espace extérieur et l'espace intérieur à la maison,
inversé par rapport au premier. Mais dépassons cette
image physique, disons plutôt que l'espace intérieur est
qualitativement différent de l'extérieur, autre en même
temps que même. Nous sommes avertis, en franchissant le
seuil, que nous sommes passés d'un niveau de la vie à un
autre. Distinction qu'on retrouvera sans nul doute sous
d'autres formes dans la culture, et qui est vraisemblable-
ment beaucoup plus forte ici que chez des gens où une telle
inversion n'est pas présente et où l'espace extérieur se
continue tout bonnement dans la maison, où en somme la

1. P" Bourdieu, Esquisse d'une théorie de la pratique précédée de


Trois Etudes d'ethnologie kabyle, Genève-Paris, Droz, 1972, p. 57-
59.
250 Le principe comparatif
maison n'est pas exprimée comme un tout spatial, subor-
donné ou super-ordonné à l'espace extérieur.
On peut vérifier sur des exemples classiques que la
même chose est vraie des retournements entre droite et
gauche. Prenons une société où la droite est généralement
prééminente. Si, lorsqu'on passe dans un élément classé
comme gauche, la prééminence y est inversée, cela
indique que ce niveau est nettement distingué des autres
dans l'idéologie indigène, et ce fait à son tour demande à
être reconnu comme un caractère important de l'idéologie
globale. On est donc surpris de voir Rodney Needham,
dans son étude sur le Mugwe, éviter d'exprimer un tel cas
comme un renversement, et, dans une note, se défendre
de poursuivre le thème du renversement parce que trop
vaste (Right and Left... , p. 117-118, 126, n. 26). On
supposerait pourtant que tous les renversements, qu'ils se
produisent entre l'action rituelle et l'action ordinaire, à
l'intérieur du rituel lui-même, entre le monde des vivants
et le monde des morts, etc., ont cette fonction en
commun, et que les rapprocher pourrait les éclairer tous.
Plus loin dans le livre, à propos du symbolisme nyoro,
Needham incline, particulièrement à propos des devins et
des princesses (p. 306-308), à tirer parti du renversement,
mais il ne poursuit ni ne systématise.
On voit que la saisie hiérarchique d'une opposition
comme celle entre droite et gauche nous renvoie à la
distinction de niveaux dans l'idéologie globale. Alors que
dans la classification binaire l'opposition distinctive
employée à l'état pur atomise le donné en même temps
qu'elle l'uniformise, la distinction hiérarchique le réunit en
soudant deux dimensions de distinction : entre niveaux et
à l'intérieur d'un niveau. Ainsi, dans l'étude des castes, la
hiérarchie aussitôt reconnue amenait à distinguer des
niveaux. Plus généralement, si on consent à rechercher
pour chaque culture l'idée-valeur prééminente qui l'anime
ou, comme disait Marx, l'éther qui y donne sa couleur à
toute chose, on percevra du même coup - dans une
perspective comparative en tout cas - les grandes lignes
d'organisation du tout idéologique, la configuration néces-
sairement hiérarchique des niveaux.
La communauté anthropologique 251
Cette hiérarchie de niveaux résulte de la nature même
de l'idéologie : poser une valeur, c'est poser en même
temps une non-valeur, c'est organiser ou constituer un
donné où il restera de l'insignifiant. Or cet insignifiant ne
peut être limité, comme l'idéologie l'exige pour se justifier
à ses propres yeux, que parce que la valeur s'étend
graduellement sur lui en se dégradant progressivement. La
hiérarchie des niveaux est donc hypothétiquement un de
ces traits universels que nous recherchions au début. Mais
il n'est pas douteux qu'elle varie beaucoup d'une idéologie
à une autre dans son degré de complexité. Et c'est une
grave insuffisance de la classification binaire que de n'en
rien dire et de réduire à la même forme - trop simple -
la plus simple comme la plus complexe de ces hiérarchies.
En somme, la classification binaire est insuffisante de
deux points de vue. Quant aux oppositions elles-mêmes
qu'elle considère, elle a le tort de prendre comme équista-
tutaires des oppositions qui ne le sont pas, elle prétend
saisir l'anatomie des idées indépendamment des valeurs
qui leur sont indissolublement attachées, elle pèche donc
par un égalitarisme déplacé qui évacue la valeur de l'idée.
En second lieu, elle confond uniformément des contextes
ou situations qui peuvent être ou non distingués dans
l'idéologie étudiée *. Cet aspect est présent sous une autre
forme dans Right and Lett. En effet, la question a été
soulevée par Rodney Needham et d'autres de savoir si le
tableau binaire dégagé par l'analyste est ou non présent
dans l'esprit des gens. T. O. Beidelman, pour sa part, a
donné, à côté d'une longue liste globale, deux groupe-
ments plus restreints (clusters) dont il dit qu'ils sont
réellement présents à l'esprit des Kaguru (Right and
Lett ... , p. 154). En général, on peut dire qu'on a procédé
dans ce livre un peu comme si tout le monde était chinois.

* [Note 1983 : Je signalais à cette place, en 1977, que M. Serge


Tcherkézoff avait, dans un bref mémoire de DEA, présenté tout à
fait indépendamment une critique des classifications binaires très
semblable à celle-ci. Je peux maintenant renvoyer à son livre: Le Roi
Nyamwezi, la Droite et la Gauche: Révision comparative des
classifications dualistes, MSH-Cambridge University Press, 1983.]
252 Le principe comparatif
La Chine traditionnelle classifie effectivement, comme
Needham le dit dans l'introduction (p. XXXIII), «deux
classes de symboles» sous les ~~ emblèmes» yin et yang.
Mais précisément ce n'est pas tout, et il ne faut pas
s'arrêter là. Il ressort abondamment de la belle étude de
Granet reproduite dans l'ouvrage que l'étiquette chinoise
a recours intensivement au renversement dans un ensem-
ble complexe d'oppositions et d'homologies et parvient
ainsi à différencier, dirait-on, chaque situation de toutes
les autres, et à réduire à zéro le résidu d'insignifiance de
l'idéologie. D'une tout autre façon, il se peut du reste que
l'avenir de notre propre culture conduise à une complexité
semblable (cf. ci-dessus, p. 229).
Je voudrais conclure par une remarque sur le rapport
entre idées et valeurs. Nous avons constaté dans un cas
donné que leur séparation était fallacieuse. Il y a à cela
une raison générale, c'est que le degré de différenciation,
d'articulation des idées n'est pas indépendant de leur valeur
relative. La corrélation n'est pas simplement directe. Sans
doute, il y a peu de chances de trouver des idées élaborées
en des matières de peu d'intérêt, et à l'inverse on
différencie en même temps qu'on valorise. Mais, au-delà
d'un certain degré, tout se passe comme si la valeur
occultait ce qu'à l'ordinaire elle révèle: l'idée fondamen-
tale, l'idée mère demeure souvent inexprimée, mais son
emplacement est indiqué par la prolifération d'idées-
valeurs dans la zone rpême où elle se cache (HAE l, p. 28-
29).
En ne séparant pas a priori idées et valeurs, nous
demeurons plus près de la relation réelle, dans les sociétés
non modernes, entre la pensée et l'acte, tandis qu'une
analyse intellectualiste ou positiviste tend à détruire cette
relation. Mais n'est-ce pas contredire ce qui a été dit
ailleurs contre la tendance moderne à réunir « être » et
« devoir être» (cf. ci-dessus; HAE l, p. 248-249)? Bien
au contraire, la différence des deux points de vue nous
ramène à la perspective d'ensemble esquissée dans la
première partie de cette étude. D'un point de vue compa-
ratif, la pensée moderne est exceptionnelle en ce qu'elle
sépare, à partir de Kant, être et devoir être, fait et valeur.
La communauté anthropologique 253
Cela a deux conséquences: d'une part cette particularité
demande à être respectée dans son domaine, et on ne peut
sans conséquences graves prétendre la transcender à
l'intérieur de la culture moderne; d'autre part il n'y a pas
lieu d'imposer cette complication ou distinction à des
cultures qui ne la connaissent pas: dans l'étude compara-
tive on considérera des idées-valeurs. Cela s'appliquera
même à notre propre culture considérée comparative-
ment, c'est-à-dire qu'on pourra chercher quel lien sous-
jacent subsiste dans notre distinction familière; ici on
rencontrera par exemple la problématique wébérienne
(relation entre wertfrei et Wertbeziehung, «franc de
valeur» et « rapport aux valeurs »).
Si unir dans la différence est à la fois le but de
l'anthropologie et la caractéristique de la hiérarchie, elles
sont condamnées à se fréquenter.
7

La valeur chez les modernes


et chez les autres *

J'ai vu Radcliffe-Brown une seule fois. C'était dans


cette même salle. Je l'ai en mémoire - silhouette un peu
indécise - prononçant la « Huxley Memorial Lecture »
pour 1951. J'avais dû venir à Londres, pour l'occasion,
d'Oxford où j'étais depuis peu chargé de cours (lecturer).
Comme je l'écoutais, Radcliffe-Brown me parut avoir fait
un pas dans la direction de Lévi-Strauss, de quoi encoura-
ger mon encore jeune allégeance structuraliste. Ce n'était
en réalité que convergence limitée, passagère 1.

* Version française d'une conférence donnée en anglais à Londres


le 22 octobre 1980 (<< On Value », Radcliffe-Brown Lecture in Social
Anthropology 1980, Proceedings of the British Academy, Londres,
vol. LXVI, 1980, p. 207-241.
1. En fait, j'ai appris de Sir Raymond Firth que de tels développe-
ments étaient habituels dans l'enseignement de Radcliffe-Brown dès
les années trente en Australie. Radcliffe-Brown disait dans cette
conférence : « la sorte de structure qui nous occupe comporte l'union
des opposés» (Methods in Social Anthropology, M. N. Srinivas ed.,
Chicago, 1958, souligné par moi). C'était donc un cas particulier, et
non l'application d'un principe général, qui demandait qu'on parlât
d'opposition; cf. Leach, Social Anthropology : A Natural Science of
Society? Radcliffe-Brown Lecture 1976 (from the Proceedings of the
British Academy, vol. LXII, 1976), Oxford University Press, 1976,
p. 9. C'est ainsi que, peu après, ma première tentative d'analyse
structuraliste s'attira une réprimande magistrale d'un Radcliffe-
Brown vieillissant (cf. Dumont, Affinity as a Value. Marriage Alliance
in South India, with Comparative Essays on Australia, Chicago
University Press, p. 18-23). Mon article relevait de cette « hérésie
parisienne» qui, comme Sir Edmund Leach l'a dit (Social Anthropo-
logy ... , op. cit.), demeura plus ou moins ignorée en Grande-Bretagne
pendant dix ans ou plus. Il faut pourtant marquer le fait que la
condamnation de Radcliffe-Brown ne modifia pas l'amicale protec-
tion et le distant encouragement que je trouvai chez Evans-Pritchard,
de tous les collègues d'alors celui qui montra le plus de compréhen-
sion pour cet essai de restitution systématique de l'affinité.
La valeur 255
J'étais alors fort occupé à m'instruire à son école, et en
général à celle de l'anthropologie anglaise, qui avait
atteint, en partie sous son influence, des hauteurs sans
précédent. Il faut bien avouer pourtant que, pour quel-
qu'un dont le génial humanisme de Mauss avait enflammé
l'imagination, la version étroite offerte par Radcliffe-
Brown de la sociologie durkheimienne n'était pas très
attirante.
Aujourd'hui, il faut insister, par-delà toute divergence,
sur un point essentiel de continuité. A la lecture de sa
Science naturelle de la société, on est frappé par le holisme
décidé de Radcliffe-Brown 1. Quelles que soient les imper-
fections de son concept de « système », la chose - faut-il
dire l'importation? - a probablement été décisive pour le
développement de l'anthropologie en Angleterre, et elle a
rendu possible le dialogue avec la tradition sociologique
prédominante en France.

1. Sir Edmund Leach a longuement discuté (Social Anthropo-


[ogy ... op. cit.) cette présentation posthume des vues les plus vastes
de Radcliffe-Brown (A Natural Science of Society, Glencoe, Ill., The
Falcon's Wing Press, 1957). Les aspects positifs de l'enseignement de
Radcliffe-Brown y ressortent clairement, en même temps que ce qui
apparaît aujourd'hui comme ses insuffisances. Rétrospectivement on
voit qu'il est allé dans la bonne direction, mais non tout à fait assez
loin. Cependant, son holisme explicite (p. 22, 110, etc.) combiné avec
l'accent qui en résulte sur « l'analyse relationnelle» et la synchronie
(p. 14, 63), et, ce qui est assez remarquable, la dépréciation de la
causalité (p. 41, cf. ci-dessous n. 1, p. 294), apparait très méritoire
par rapport à l'arrière-plan nominaliste de sa propre pensée et de
l'idéologie britannique prédominante. Dans cette perspective, il n'est
pas surprenant que le holisme de Radcliffe-Brown demeure étroite-
ment fonctionnel, que la distinction entre « culture» (introduite un
peu à contrecœur p. 92) et « structure sociale », si elle est juste en
principe, réduise en fait la première à un simple moyen de la seconde
(p. 121). De plus Radcliffe-Brown n'a pas vu - probablement il ne
pouvait pas voir - que l'analyse relationnelle exige que les frontières
du « système ) soient rigoureusement déterminées et non abandon-
nées à un choix arbitraire ou à la simple convenance (p. 60), et qu'une
telle analyse est incompatible avec l'accent primaire mis par lui sur la
classification ou taxonomie (p. 16, 71) ; cf. le rejet par Leach de la
« collecte de papillons )) (Rethinking Anthropology, Londres, 1961).
Je ferai référence à quelques autres points dans la suite (<< sortes
naturelles de systèmes », n. 1, p. 293; équivalences fixes dans
l'échange, n. 3, p. 288).
256 Le principe comparatif
Il est relativement peu question des « valeurs» dans
les récits de Radcliffe-Brown 1. Pourtant l'impression était
d'usage fréquent, elle était en quelque sorte dans l'air
parmi les anthropologues anglais dans les dernières années
de la vie de Radcliffe-Brown. J'ai gardé l'impression qu'il
s'agissait dans une grande mesure d'un substitut du mot
« idées », moins désagréable au tempérament empiriste
parce qu'il évoquait la dimension de l'action. Sans doute la
situation est tout à fait différente aujourd'hui. Mais disons
tout de suite la raison du choix de ce thème et de l'emploi
du terme ici, de préférence au singulier: j'ai essayé ces
dernières années de faire admettre par la profession le
concept de hiérarchie, sans guère de succès. D'où l'idée de
faire une nouvelle tentative, en utilisant cette fois le
vocable reçu, que j'avais jusque-là instinctivement évité,
sans doute à cause des difficultés redoutables que le terme
paraît présenter. Puisse cette tentative être vue comme un
effort de rapprochement vis-à-vis de l'héritage radcliffe-
brownien.
On part d'une observation sur la relation entre idées et
valeurs, pour la commenter et en tirer quelques consé-
quences. Le type moderne de culture, dans lequel
l'anthropologie s'enracine, et le type non moderne diffè-
rent de façon marquée en ce qui concerne cette relation.
Les problèmes anthropologiques relatifs à la valeur
demandent que les deux types soient confrontés.
On commencera par la configuration moderne, qui
rep;ésente une innovation, pour introduire ensuite en
contraste quelques traits fondamentaux de la configura-
tion plus commune, non moderne, et pour, dans un
troisième temps, revenir à la situation moderne afin de la
mettre « en perspective» et d'éclairer par là quelque peu
la position et la tâche de l'anthropologie comme agent
médiateur.

La scène moderne est familière. En premier lieu, la


conscience moderne attache la valeur de façon prédomi-

1. Radcliffe-Brown, A Natural Science of Society, op. cit., p. 10-


11, 119, 136-140 (valeur économique).
La valeur 257
nante à l'individu, et la philosophie traite, en tout cas
principalement, de valeurs individuelles, tandis que
l'anthropologie considère les valeurs comme essentielle-
ment sociales. Ensuite, dans le langage courant, le mot qui
signifiait, en latin, saine vigueur, force, et désignait au
Moyen Age la bravoure du guerrier, symbolise aujour-
d'hui la plupart du temps le pouvoir de l'argent de mesurer
toutes choses. Cet aspect important ne sera présent ici que
par implication (HAE 1).
Quant au sens absolu du terme, la configuration
moderne est sui generis, et la valeur est devenue une
préoccupation majeure. Dans une note du Vocabulaire
philosophique de Lalande, Maurice Blondel écrivait que la
prédominance d'une philosophie de la valeur caractérise la
période qu'il disait contemporaine, faisant suite à une
philosophie moderne de la connaissance et à une philoso-
phie antique et médiévale de l'être 1. Pour Platon, l'être
suprême était le Bien. Il n'y avait pas de désaccord entre le
Bien, le Vrai et le Beau, et pourtant le Bien était suprême,
peut-être parce qu'il est impossible de concevoir la plus
haute perfection comme inactive et indifférente, parce que
le Bien ajoute la dimension de l'action à celle de la
contemplation. Au contraire, nous modernes séparons
science, esthétique et morale. Et la nature de notre science
est telle que son existence même explique ou plutôt
implique la séparation entre d'un côté le vrai, de l'autre le
beau et le bien, et en particulier entre être et valeur
morale, entre ce qui est et ce qui doit être. En effet, la
découverte scientifique du monde a eu comme présupposi-
tion le rejet de toutes les qualités auxquelles la mesure
physique n'était pas applicable. C'est ainsi qu'à un cosmos
hiérarchique fut substitué notre univers physique homo-
gène 2. La dimension de la valeur, qui avait été jusque-là
spontanément projetée sur le monde, fut cantonnée à ce
qui est pour nous son seul domaine véritable, soit l'esprit,
le sentiment et le vouloir de l'homme.

1. Lalande, op. cil., p. 1183.


2. Alexandre Koyré, From the Closed World to the Infinie Uni-
verse, Harper Torchbooks, 1958.
258 Le principe comparatif
Au long des siècles, le Bien· (social) s'est aussi vu
relativiser. Il y avait autant de Bien(s) que de peuples ou
de cultures, pour ne rien dire des religions, sectes ou
classes sociales. « Vérité en deçà des Pyrénées, erreur au-
delà»; on ne peut parler du Bien lorsque ce qui est
considéré comme bon de ce côté-ci de la Manche est
mauvais de l'autre côté, mais nous pouvons parler de la
valeur ou des valeurs que les gens reconnaissent respecti-
vement ici et là.
Ainsi, «valeur» désigne quelque chose d'autre que
l'être, quelque chose qui, à la différence de la vérité
scientifique, qui est universelle, varie beaucoup avec le
milieu social, et même à l'intérieur d'une société donnée
avec non seulement les classes sociales mais aussi les
différents secteurs d'activité et d'expérience.
Je n'ai énuméré que quelques traits saillants, mais ils
suffisent à évoquer le complexe de significations et de
préoccupations auquel notre mot est attaché, un écheveau
auquel toutes sortes d'efforts de pensée ont contribué,
depuis l'élégie romantique sur un monde en miettes et les
diverses tentatives pour le reconstituer jusqu'à une philo-
sophie du désespoir, celle de Nietzsche, qui a grandement
contribué à répandre l'expression de «valeur». Je ne
crois pas que l'anthropologie puisse négliger cette situa-
tion. Rien d'étonnant cependant si le vocable a quelque
chose de déplaisant. Essentiellement comparatif, il semble
condamné à la vacuité: une question de valeurs n'est pas
une question de fait. Le mot semble faire la propagande
du relativisme, signaler un concept à la fois central et,
comme une abondante littérature en témoigne, insaisis-
sable. Il fleure l'euphémisme et l'embarras, comme
« sous-développement », «individualisme méthodologi-
que» et tant d'autres éléments du vocabulaire d'aujour-
d'hui.
Et pourtant il y a une contrepartie, modeste mais non
dénuée de sens, pour l'anthropologue: nous avons à notre
disposition un mot qui nous permet de considérer toutes
sortes de cultures et les plus diverses estimations du bien
sans leur surimposer la nôtre : nous pouvons parler de nos
valeurs et de leurs valeurs tandis que nous ne le pourrions
La valeur 259
pas de leur Bien et de notre Bien. Ainsi, ce petit mot, usité
bien au-delà des limites de l'anthropologie, implique une
perspective anthropologique et nous investit, à mon sens,
d'une responsabilité. Mais laissons cela pour le moment.

Commençons par quelques remarques introductives sur


l'étude des valeurs en anthropologie sociale. L'usage
répandu du mot au pluriel donne une indication non
seulement sur la diversité des sociétés et la compartimen-
tation moderne des activités, mais aussi sur une tendance à
atomiser chaque configuration qui est générale dans notre
culture. C'est certainement le premier point qui demande
attention. Dans un article publié en 1961, Francis Hsu
critiquait certaines études sur le caractère américain
comme ne présentant qu'un simple inventaire de traits ou
de valeurs sans se soucier des relations existant entre ces
éléments 1. Il voyait des conflits et des désaccords entre les
diverses valeurs énumérées, s'étonnait de l'absence d'ef-
fort pour les expliquer, et proposait de remédier à cette
situation en identifiant une valeur fondamentale et en
montrant qu'elle impliquait précisément les contradictions
à expliquer. La valeur américaine centrale (core value),
suggérait-il, est self-reliance (approximativement en fran-
çais « ne dépendre que de soi-même»), soit une modifica-
tion ou intensification de l'individualisme européen ou
anglais. Or, cette valeur va dans son application impliquer
une contradiction car, dans le fait, les hommes sont des
êtres sociaux qui dépendent à un haut degré les uns des
autres. Une série de contradictions va ainsi se développer
entre le niveau de la conception et le niveau de l'applica-
tion de cette valeur principale et des valeurs secondaires
dérivées d'elle.
Comment ne pas applaudir à la fois à la recherche d'une
valeur cardinale et à son identification dans le cas en
question avec une forme d'individualisme? On note aussi
que Hsu suppose, sans l'affirmer expressément, une

1. «American Core Value and National Character », dans Francis


L. Hsu, ed., Psychological Anthropology, Homewood, III, 1961,
p.209-230.
260 Le principe comparatif
hiérarchie entre conception et application. Pourtant sa
distinction entre ces deux niveaux est en fin de compte
insuffisante. Il utilise une classification de Charles Morris 1
qui distinguait trois usages de la valeur ou trois sortes de
valeurs, et il en retient deux, la valeur conçue et la valeur
opératoire. Mais, alors qu'il semblait enclin à hiérarchiser
ces deux niveaux, Hsu parle de « valeurs» pour les deux,
et les amalgame finalement comme le faisaient les auteurs
atomisants qu'il a commencé par critiquer. En fait, il
faudrait distinguer fermement les deux niveaux, car nous
sommes en face d'un phénomène universel. Nous avons à
coup sûr tous rencontré cette complémentarité ou inver-
sion entre niveaux d'expérience où ce qui est vrai au
niveau des conceptions est renversé au niveau empirique,
ce renversement qui rend vains les efforts que nous
pouvons faire, dans le sens de la simplicité, pour prendre
une vue embrassant à la fois la pensée ou représentation et
sa contrepartie dans l'action. Si spécial que puisse être le
cas américain, la fin ne peut pas être son propre moyen:
ou bien les prétendues « valeurs opératoires » ne sont pas
des valeurs du tout, ou bien elles sont des valeurs du
second ordre, à distinguer clairement des valeurs du
premier ordre, ou valeurs proprement dites.
En général, la littérature contemporaine en sciences
humaines abuse peut-être des contradictions. Un auteur
d'une époque ou d'un milieu différent sera fréquemment
accusé de contradiction simplement parce qu'une distinc-
tion de niveau évidente pour lui, et pour cette raison
implicite dans ses récits, mais non familière au critique, est
manquée 2. On verra plus loin que là où les non-modernes

1. Varieties of Human Value, University of Chicago Press, 1956.


2. Arthur Lovejoy voit dans certains passages de Platon une
contradiction entre le fait pour le Bien (ou Dieu) de se suffire à soi-
même dans sa perfection et le fait d'être le fondement et la source de
ce monde : la même entité ne peut être à la fois complète en soi et
dépendante à un degré quelconque de quelque chose d'autre (The
Great Chain of Being (1933), Oxford University Press, 1973, p. 43-
50). Mais Lovejoy arrive à cette contradiction en faisant abstraction
du progrès du philosophe et en aplatissant son résultat. Dans un
premier temps il faut se détourner du monde pour parvenir à saisir
l'Idée du Bien (qui est aussi le Vrai et le Beau). Dans un second
La valeur 261
distinguent des niveaux à l'intérieur d'une vue globale, les
modernes savent seulement substituer un plan spécial de
considération à un autre, et trouvent sur tous ces plans les
mêmes formes de nette disjonction, contradiction, etc.
Peut-être y a-t-il ici confusion entre l'expérience indivi-
duelle qui, traversant différents niveaux, peut être sentie
comme contradictoire, et l'analyse sociologique, où la
distinction des niveaux s'impose si l'on veut éviter le court-
circuit - tautologie ou incompréhension. Avec Clyde
Kluckhohn, le regretté Gregory Bateson est l'un des rares
anthropologues qui ont clairement vu la nécessité de
reconnaître une hiérarchie de niveaux 1.
Il y a eu dans l'histoire de l'anthropologie au moins une
tentative soutenue de faire progresser l'étude des valeurs.
A la fin des années quarante, Clyde Kluckhohn décida de
les mettre à l'ordre du jour et de concentrer efforts et
ressources à Harvard sur un vaste projet coopératif à long
terme consacré à leur étude, «l'étude comparative des
valeurs dans cinq cultures ». Il semble que les États-
Unis aient connu, à la suite de la Seconde Guerre mon-
diale, un renouveau d'intérêt pour la philosophie sociale
et la compréhension des cultures étrangères et de leurs

temps, une fois que le Bien est correctement compris - comme


générosité sans limite ou irrépressible fécondité - on trouve qu'il
explique et justifie le monde tel qu'il est. Ces deux conclusions ne
sont pas au même niveau: à un niveau inférieur, Dieu est absolument
distinct du monde, à un niveau supérieur le monde lui-même est
contenu en Dieu; le Bien transcende le monde et pourtant le monde
n'a d'être que par lui. Le monde dépend de Dieu, Dieu ne dépend
pas du monde. Le nœud de l'affaire est que Lovejoy s'arrête au
niveau inférieur. Il n'accepte pas, probablement il ne peut pas
accepter la hiérarchie, ou transcendance. Il jette sur Platon un regard
égalitaire. ,
1. Gregory Bateson, Vers une écologie de l'esprit, Paris, Ed, du
Seuil, 1977, t. l, p. 243, 247 sq., 270. Cf. Clyde Kluckhohn et al.,
«Values and Value-Orientation in the Theory of Action. An
exploration in definition and classification », dans Talcott Parsons
and Edward A. Shils, eds., Toward a General Theory of Action,
Cambridge, Mass., 1951, p. 399, n. 19 : « on voit superficiellement
des incompatibilités là où un examen plus attentif révèle des
différences qui sont fonction de cadres de référence différents» : on
voit ou bien des choses-en-elles-mêmes ou bien des choses-en-
relation, c'est-à-dire dans un « cadre de référence ».
262 Le principe comparatif
valeurs 1. Kluckhohn a sans doute trouvé dans les circons-
tances d'alors l'occasion de servir ce qui était certainement
chez lui une profonde préoccupation personnelle. Il put
lancer son projet, qui rassembla nombre de spécialistes et
eut pour résultat dans la décade suivante un imposant
ensemble de publications. Ce grand effort semble assez
oublié aujourd'hui. Ou bien je me trompe fort, ou bien il
n'a pas laissé de trace profonde dans l'anthropologie
culturelle américaine. Est-ce un exemple de plus de ces
modes qui se succèdent de façon si surprenante dans
notre discipline, tout particulièrement aux États-Unis?
Ou y a-t-il des raisons internes à ce discrédit, comme si les
valeurs constituaient un mauvais centre d'intérêt ou un
faux sujet, ce que j'ai peine à croire? Je ne suis pas en état
de répondre à cette question complexe, je peux seulement
essayer de tirer de l'expérience de Kluckhohn une leçon à
notre usage. Il y a nécessairement une telle leçon pour
quiconque croit comme lui que les valeurs constituent un
problème central. Kluckhohn n'était pas naïf, il était de
toute évidence un homme de large culture (avec une
composante allemande, je suppose, comme c'est le cas
pour maint anthropologue américain des premières géné-
rations), et nous verrons du reste qu'il nous a devancés
pour une bonne part de ce qu'il y aura à dire ici.
Cependant, mises à part les contributions fournies par le
projet à la connaissance de chacun des groupes ou sociétés
étudiés, les résultats paraissent décevants en ce qui
concerne le but principal de Kluckhohn, c'est-à-dire
l'avancement de la théorie comparative. Comment pou-
vons-nous rendre compte du fait?
Kluckhohn s'associa de près à Parsons et Shils dans le
symposium publié sous le titre de Toward a General
Theory of Action; il y donna un important essai théori-
que 2 qui peut être pris comme la charte du Projet de

1. Cf. F.S.C. Northrop, The Meeting of East and West, New York,
Macmillan, 1946, p. 257; Ray Lepley, ed., Value; a Co-operative
Inquiry, New York, Colombia University Press, 1949; Clyde Kluck-
hohn lui-même fait allusion aux circonstances (ibid., p. 388-389).
2. «Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 388-433.
Kluckhohn a réitéré sa plate-forme dans nombre de textes.
La valeur 263
Harvard. Il est clair que Kluckhohn y développe sa propre
position tout en étant d'accord dans les grandes lignes avec
le « schéma conceptuel» du symposium. Il n'exprime de
désaccord que sur la séparation rigide entre les systèmes
social et culturel l . Pour faire bref, je mentionnerai
seulement trois points pris chez Kluckhohn et ses princi-
paux associés. D'abord, que les valeurs (sociales) sont
essentielles pour l'intégration et la permanence du corps
social et aussi de la personnalité (p. 419) - on dirait avec
Hans Mol pour leur identité 2 - est sans doute évident,
mais dans la pratique c'est facilement oublié, soit par des
anthropologues qui insistent sur les changements de façon
unilatérale, soit par des philosophes qui détachent les
valeurs individuelles de leur arrière-plan social. Saint
Augustin a dit qu'un peuple est fait d'hommes unis dans
l'amour de quelque chose.
En second lieu, le lien étroit entre idées et valeurs - soit
ici entre les aspects «cognitifs» et «normatifs», ou
« existentiels» et « normatifs» - est clairement reconnu,
comme du reste par Parsons et Shils 3, sous le concept
central d'orientation aux valeurs (value-orientation) tel
qu'il est défini par Kluckhohn 4. (Un anthropologue
perspicace a noté que le concept est critiquable sous un
autre angle 5.) Ainsi le tableau de classification des
valeurs utilisé par Florence Kluckhohn inclut, à côté des
valeurs proprement dites, un minimum d'idées et de
croyances. On peut préférer le traitement plus large des

1. Parsons et Shils, Toward a General Theory of Action, op. cit.,


(cité dans l'éd. Harper Torchbook, 1962) n. p. 26-27.
2. Identity and the Sacred, A Sketch for a New Social Scientific
Theory of Religion, Agincourt, The Book Soc. of Canada, 1976.
3. Op. cit., p. 159-189.
4. «Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 410-411.
5. «Dans l'élaboration de la théorie, de loin la plus grande part de
l'attention va aux orientations aux valeurs (et non aux idées et
croyances) parce que la théorie s'occupe beaucoup de la sélection par
les acteurs d'objets et de satisfactions », écrivait Richard Sheldon
dans ce qui équivalait à un procès-verbal de désaccord (<< Sorne
observations on Theory in Social Science », dans Parsons et Shils, op.
cit., p. 40). Il ajoutait que cet accent sur la personnalité et sur le
« système social» aboutissait à couper en deux la culture.
264 Le principe comparatif
Navaho par Ethel Albert, qui inclut non seulement les
« présuppositions de valeurs» (value-premises) , normale-
ment non exprimées, mais aussi un tableau complet de la
conception du monde en tant que «contexte philoso-
phique » du système de valeurs au sens strict 1 .
Le troisième point est le fait clairement reconnu que les
valeurs sont «organisées hiérarchiquement ». L'article-
programme de Clyde Kluckhohn avait une page très lucide
et sensible sur cette question (p. 420), mais c'est peut-être
Florence Kluckhohn qui a le plus développé cet aspect.
Elle proposa de bonne heure une grille pour la comparai-
son des « orientations aux valeurs ». C'est un schéma de
priorités distinguant, chaque fois sous trois termes, des
accents ou priorités différents en ce qui concerne: les
relations entre hommes, le temps, et l'action 2. L'auteur
souligne l'importance de la hiérarchie et des nuances dans
la hiérarchie. Chaque système de valeurs est vu comme
une combinaison sui generis d'éléments, qui sont univer-
sels en ce sens qu'on les rencontre partout. C'était là une
solution à un problème qui préoccupait Clyde Kluckhohn
lui-même. Réagissant contre un accent excessif sur la
relativité dans la littérature anthropologique, il voulait
éviter de tomber dans le relativisme (absolu) et essayait de
sauver un minimum de valeurs universelles 3. Florence
Kluckhohn trouvait cette base universelle dans le matériel
même que les divers systèmes de valeurs élaboraient
chacun à sa manière par une combinaison originale de
valorisations particulières.
1. Ethel M. Albert, « The Classification of Values: A Method and
Illustration », American Anthropologist, 58, 1956, p. 221-248.
2. La référence est à une version postérieure de Florence Kluck-
hohn, « Dominant and Variant Value-Orientations », dans F. Kluck-
hohn et F. L. Strodtbeck eds., Variations in Value-Orientations,
Evanston, Ill., 1961.
3. Cf. spécialement C. Kluckhohn, «Categories of Universal
Culture )), Miméo., Wenner-Gren symposium, juin 1952, Tozzer
Library (voir n. 1, p. 265). Il faut ajouter que Florence Kluckhohn
était particulièrement attentive à des nuances dans la configuration
hiérarchique qui lui permettait de saisir des variations non seulement
entre cultures, mais à l'intérieur d'un système de valeurs déterminé,
obtenant ainsi une ouverture sur la question du changement dans les
valeurs.
La valeur 265
Qu'on me permette d'exprimer brièvement une double
critique: le tableau n'applique pas encore assez largement
la reconnaissance de la hiérarchie, et pour cette raison il
demeure encore dans une certaine mesure pris dans
l'atomisme: aucune relation n'est posée entre les cinq
subdivisions elles-mêmes. Qu'en est-il par exemple de
l'accent relatif sur les relations à la nature et les relations
entre hommes (rubriques 1 et 3)? Il semble qu'une base
universelle est ici présupposée sans justification. Ainsi le
schéma demeure inévitablement sociocentrique. En fait, il
est véritablement centré sur un modèle américain blanc, et
même puritain. Les autres cultures peuvent bien faire des
choix différents, mais seulement dans le langage dérivé des
choix américains.
Un texte postérieur de Clyde Kluckhohn ajoute à une
présentation des cadres de classification d'Ethel Albert
et de Florence Kluckhohn un autre cadre dû à lui-même.
Ce texte 1, apparemment le dernier mot de Kluckhohn sur
la question, demanderait à être plus longuement considéré
qu'on ne peut le faire ici, moins pour le schéma lui-même
que pour les considérations qui y conduisent. L'auteur
insiste sur la portée générale, universelle, du projet, tout
en reconnaissant le caractère provisoire du schéma pro-
posé. L'effort tend à rendre le schéma purement relation-
nel: il consiste en une série d'oppositions binaires,
qualitatives. Il y a de plus un effort pour faire ressortir, en
une table, les associations entre traits et reconstituer ainsi
à quelque degré les systèmes analysés.
D'où vient donc qu'un effort soutenu contenant maintes
perceptions justes laisse le lecteur insatisfait? Côté abs-
trait, il ne nous reste que des grilles dans les cases
desquelles nous devons pouvoir distribuer les éléments
d'un système de valeurs quelconque. Malgré le dernier
et pathétique effort de Clyde Kluckhohn pour affirmer

1. C. Kluckhohn, « The Scientific Study of Values », tiré à part.


Ce texte ne peut être antérieur à 1959, il fait apparemment partie
d'un volume de conférences inaugurales que je n'ai pu identifier
(p. 25-54) (Dossier Kluckhohn, Tozzer Library, Peabody Museum,
Harvard University).
266 Le principe comparatif
une perspective structurale, ou structuraliste, et ressaisir
l'unité vivante donnée au départ, il est clair que le tout
s'est évanoui en ses parties. L'atomisation l'emporte.
Pourquoi? Sans doute parce que la tentative a consisté
sans le savoir à unir le feu et l'eau, d'un côté la structure,
la structure hiérarchique, de l'autre la classification, à
l'aide de traits individuels. Le besoin de classification a
certainement été renforcé du fait qu'il s'agissait de compa-
rer cinq cultures en même temps, et les produits les plus
valables du programme sont probablement les tableaux
monographiques à la manière d'Albert qui en sont sortis.
On en tire cette conclusion quelque peu désagréable
qu'une comparaison approfondie et solide des valeurs
n'est possible qu'entre deux systèmes pris comme des
touts. Si plus tard on veut introduire la classification, elle
devra partir des touts et non pas d'éléments énumérés.
Pour le moment, nous sommes plus près de 1'« historiogra-
phie » d'Evans-Pritchard que de la « science naturelle de
la société» de Radcliffe-Brown.
Kluckhohn a noté que le terme « valeur», usité princi-
palement au pluriel, était venu récemment aux sciences
sociales de la philosophie. Il y voyait une sorte de concept
interdisciplinaire l, et probablement pour cette raison
mélangeait à l'occasion valeurs individuelles et valeurs de
groupe. Le terme d'« orientation aux valeurs» lui-même
indique que l'acteur individuel est la préoccupation domi-
nante.
Naturellement, tout ceci s'accorde avec une perspective
behaviouriste, mais c'est avant tout la marque de l'arrière-
plan philosophique de nos problèmes anthropologiques.
Le débat philosophique intimide par sa dimension et sa
complexité. Pourtant un effort pour éclaircir la question
anthropologique ne peut pas le passer sous silence.
Heureusement, je crois qu'inversement une perspective
anthropologique peut éclairer quelque peu le débat philo-
sophique, et qu'on peut ainsi en prendre une vue som-
maire mais suffisante.

1. Ibid., sect. 2; «Values and Value-Orientation ... », op. cit.,


p.389.
La valeur 267
Il Ya en la matière deux sortes de philosophes, ou plutôt
deux façons de philosopher. L'une se situe à l'intérieur de
la culture moderne et prend soin de tenir compte de ses
contraintes, de son inspiration fondamentale, de sa logi-
que interne et de ses incompatibilités. D'un tel point de
vue la conclusion s'impose : il est impossible de déduire ce
qui doit être de ce qui est. La transition n'est pas possible
des faits aux valeurs. Jugements de réalité et jugements
de valeur sont de nature différente. Il suffit de rappeler
deux ou trois aspects majeurs de la culture morderne pour
montrer qu'on ne peut échapper à cette conclusion.
D'abord, la science est suprême dans notre monde, et
pour rendre possible la connaissance scientifique on a,
comme nous le rappelions au début, modifié la définition
de l'être en en excluant précisément la dimension de
valeur. En second lieu, l'accent sur l'individu a conduit à
intérioriser la morale, à la réserver à la conscience
individuelle tandis qu'elle était séparée des autres fins de
l'action et distinguée de la religion. L'individualisme et la
séparation concomitante entre l'homme et la nature ont
ainsi disjoint le bien, le vrai et le beau, et introduit un
abîme béant entre être et devoir être. Cette situation est
notre lot en ce sens qu'elle est au cœur de la culture ou
civilisation moderne.
Que ce soit là une situation confortable ou raisonnable
est une tout autre question. L'histoire de la pensée semble
montrer qu'il n'en est rien, car Kant n'avait pas plus tôt
proclamé cette disjonction fondamentale que ses talen-
tueux successeurs, et les intellectuels allemands en géné-
ral, se lancèrent dans des effort variés pour rétablir l'unité.
Il est vrai que le milieu social était historiquement arriéré
et que l'intelligentsia allemande, tout en s'inspirant de
l'individualisme, était encore imbue de holisme au fond de
son être. Mais la protestation a continué jusqu'à nos jours.
Et il faut bien admettre que, dès qu'on se détourne du
milieu et qu'on essaie de raisonner à partir des premiers
principes, l'idée que ce que l'homme doit faire est sans
relation aucune à la nature des choses, à l'univers et à sa
place dans l'univers, une telle idée apparaît bizarre,
aberrante, incompréhensible. Il en est de même pour
268 Le principe comparatif
quelqu'un qui tiendrait compte de ce que nous savons des
autres civilisations et cultures. « La plupart des sociétés,
disais-je naguère, croyaient se fonder dans l'ordre des
choses naturelles aussi bien que sociales, elles pensaient
copier ou dessiner leurs conventions mêmes sur les prin-
cipes de la vie et du monde. La société moderne se veut
" rationnelle", entendons qu'elle se détache de la nature
pour instaurer un ordre humain autonome 1. » On peut
donc être enclin de prime abord à sympathiser avec les
philosophes qui ont essayé de restaurer l'unité entre faits
et valeurs. Leurs tentatives témoignent du fait que nous ne
sommes pas entièrement dégagés du modèle commun de
l'humanité, qu'il est encore présent chez nous en quelque
façon, sous-jacent au cadre impératif de la modernité et le
modifiant peut-être quelque peu. Mais soyons sur nos
gardes ...
La tentative peut prendre différentes formes. L'une
d'entre elles consiste à annihiler les valeurs complètement.
On déclare les jugements de valeur, ou bien dénués de
sens, ou bien l'expression de simples humeurs ou états
affectifs. Ou bien, pour certains pragmatistes, les fins sont
réduites à des moyens : ayant construit une catégorie de
«valeurs instrumentales », on poursuit en niant l'exis-
tence distincte de « valeurs intrinsèques », c'est-à-dire de
valeurs proprement dites 2. De telles tentatives semblent
bien indiquer l'incapacité de certaines tendances philoso-
phiques à rendre compte de la vie humaine réelle, et
marquer une impasse de l'individualisme. Un autre type
peut être pris comme un effort désespéré pour transcender
l'individualisme par un recours à un ersatz moderne de
religion. Sous sa forme marxiste, et à partir de là de façon
assez similaire dans les idéologies totalitaires en général,
cette doctrine s'est révélée funeste; on la considère parfois
comme sinistre, au moins sur le continent européen, et à

1. HH, app. A, p. 318-319.


2. Tel est le centre de la discussion dans le symposium dirigé par
Lepley (op. cit.). La tentative des pragmatistes va à l'encontre de la
distinction entre moyens et fins, laquelle est apparentée à celles que
nous avons signalées et est tout aussi fondamentale pour la culture
moderne.
La valeur 269
bon droit. Ici il faut nous ranger fermement aux côtés de
Kolakowski dans sa condamnation passionnée de ce
courant, en opposition à certains intellectuels qui battent
la campagne 1.
Nous suivons Kolakowski spécialement sur un point; le
danger ne naît pas seulement de la tentative d'imposer de
telles doctrines par la violence, il est contenu dans la
doctrine elle-même sous la forme d'incompatibilités de
valeurs qui s'expriment par la violence au niveau de
l'action. Pour confirmer ce point: dans un article de 1922,
qui rétrospectivement apparaît prophétique quant aux
développements allemands subséquents, Karl Pribram a
fait remarquer la similitude de structure et l'incongruité
parallèle du nationalisme prussien et du socialisme
marxiste. Tous deux, disait Pribram, présentent un saut
d'un fondement individualiste à une construction holiste
(<< universaliste »), dans un cas l'État, dans l'autre la classe
prolétarienne, qui sont doués par la doctrine de qualités
incompatibles avec les présuppositions initiales, et donc
illégitimes 2. Dans de telles rencontres le totalitarisme est
contenu en germe. Les philosophes eux-mêmes ne sont
pas toujours sensibles à de telles incompatibilités, mais il
est vrai que leurs constructions sont rarement appliquées à
la société 3 .
Ici, une question se pose : il est commode de lier le
totalitarisme à de telle incompatibilités - et cependant il
existe des incompatibilités dans les sociétés sans qu'elles se
développent en ce fléau. Toennies y insistait: « commu-
nauté » et « société » sont toutes deux présentes comme
principes dans la société moderne. Une réponse provisoire
est qu'elles se rencontrent à des niveaux différents de la
vie sociale, tandis qu'il est caractéristique de l'artificia-

1. Leszek Kolakowski, «The Persistence of the Sein-Sollen


Dilemma », Man and World, 1977, vol. 10, n° 2.
2. Ci-dessus, p. 159 sq.
3. Cf. ci-dessus, chap. VI, p. 227. Un exemple caricatural: d'après
Joachim Ritter, Hegel aurait réussi à construire une philosophie
aristotélicienne de la Révolution française (<< Hegel und die franzosis-
che Revolution» (1957) , dans Metaphysik und Politik, Francfort,
Suhrkamp, 1977).
270 Le principe comparatif
lisme de négliger ces niveaux et de rendre ainsi possible la
collision entre ce qu'il introduit consciemment et un
substrat qu'il ne connaît pas vraiment. Il se peut qu'il y ait,
en vérité il y a, un besoin de réintroduire quelque degré de
holisme dans nos sociétés individualistes, mais ce ne peut
être fait qu'à des niveaux subordonnés clairement articu-
lés, de manière à empêcher tout conflit majeur avec la
valeur prédominante ou primaire. Ce peut être fait, donc,
à condition d'introduire une articulation hiérarchique très
complexe, quelque chose de parallèle, mutatis mutandis, à
l'étiquette hautement élaborée de la Chine tradition-
nelle 1. La chose s'éclairera plus loin. En tout cas, nous
devons avant tout, en tant que citoyens du monde et d'un
État particulier dans ce monde, rester fidèles avec Kola-
kowski à la distinction kantienne comme à une partie
intégrante de la configuration moderne.
Quelles sont les conséquences de cette distinction pour
la science sociale? Les temps sont révolus où une science
behaviouriste bannissait l'étude des valeurs avec celle des
représentations conscientes en général. Nous étudions les
représentations sociales comme des faits sociaux d'une
espèce particulière. Deux remarques s'imposent. D'abord,
il est clair que cette attitude « libre de valeur» (value-free)
repose sur la distinction kantienne, faute de quoi notre vue
naïve des « faits» commanderait des jugements de valeur,
et nous resterions enfermés dans notre propre système,
sociocentrique comme toutes les sociétés le sont - sauf, en
principe, précisément la nôtre. Ce point ne fait que
confirmer le lien entre la science et la distinction être/
devoir-être. Mais alors notre perspective est philosophi-
quement sujette à caution. On peut soutenir que nous
devons distinguer entre tyrannie et pouvoir légitime. Leo
Strauss affirmait contre Max Weber que la science sociale
ne peut se passer d'évaluer 2, et il est vrai que Weber a été

1. Ci-dessus, p. 228, 252. Il va sans dire que, pour être efficace,


une telle distinction de niveaux doit être présente dans la conscience
des citoyens.
2. Leo Strauss, Droit naturel et Histoire, Paris, Plon, 1954, chap. II
et p. 85 (original: Natural Right and History, Chicago, 1953).
La valeur 271
conduit par son attitude « libre de valeur» à des consé-
quences indésirables, comme d'admettre une éthique de la
conviction. Plus radicalement, on peut prétendre que les
valeurs ne peuvent être réellement comprises si l'on n'y
adhère pas (on est ici tout près de la thèse marxiste), et
que relativiser les valeurs équivaut à les tuer. A. K. Saran
affirma cette thèse en parfaite logique dans une discus-
sion 1. S'il en est ainsi, les cultures ne peuvent communi-
quer entre elles, il y a solipsisme culturel, retour au
sociocentrisme. Et pourtant, il y a du vrai là-dedans en ce
sens que la comparaison implique un fondement univer-
sel: il est nécessaire qu'en fin de compte les cultures
n'apparaissent pas aussi indépendantes les unes des autres
qu'elles le prétendraient et que leur cohérence interne
semble le garantir.
En d'autres termes, notre problème est le suivant :
comment pouvons-nous construire un passage entre notre
idéologie moderne qui sépare valeurs et « faits » et les
autres idéologies où les valeurs sont « imbriquées» dans la
conception du monde 2? La quête n'est pas futile, car, ne
l'oublions pas, le problème est présent dans le monde tel
qu'il est. C'est un fait que les cultures agissent les unes sur
les autres, et donc communiquent en quelque manière,
médiocrement. Il appartient à l'anthropologie de donner
une forme consciente à ces tâtonnements, et de réryondre
ainsi à un besoin contemporain. Nous sommes commis à la
tâche de réduire la distance entre nos deux cas, de
réintégrer le cas moderne dans le cas général. Pour le
moment, nous essaierons de formuler plus précisément et
solidement la relation entre eux.
En général, les valeurs sont intimement combinées avec
d'autres représentations. Un « système de valeurs» est
ainsi une abstraction tirée d'un système plus large d'idées

1. Cf. Dumont, «A fundamental problem in the Sociology of


Caste », Contributions ta Indian Soci%gy, IX, décembre 1966
(p. 17-32), p. 25-27.
2. Comme la référence à 1'« imbrication )) (en anglais, embedded-
ness) l'a peut-être rappelé au lecteur, on a ici emboîté le pas à Karl
Polanyi, et seulement élargi sa thèse sur le caractère exceptionnel de
la civilisation moderne (cf. ci-dessus, p. 14).
272 Le principe comparatif
et de valeurs 1. Cela n'est pas vrai seulement des sociétés
non modernes, mais aussI, à une exception près, des
sociétés modernes, l'exception, qui est cardinale, portant
sur les valeurs morales (individuelles) dans leur relation à
la connaissance « objective », scientifique. Car tout ce que
nous avons dit ci-dessus sur le devoir-être se rapporte
exclusivement à la moralité individuelle, «subjective».
Que cette moralité soit, en même temps que la science,
suprême dans notre conscience moderne n'empêche pas
qu'elle cohabite avec d'autres normes, des valeurs de la
sorte ordinaire, celles de l'éthique sociale traditionnelle -
même s'il se produit sous nos yeux certaines transitions,
certaines substitutions de l'une à l'autre. C'est ainsi que la
valeur moderne d'égalité s'est étendue dans les dernières
décades dans les pays européens à des domaines où
l'éthique traditionnelle prévalait encore; de la Révolution
française, dont les valeurs l'impliquaient, jusqu'à nos
jours, l'égalité des femmes ne s'était pas imposée contre la
subordination résultant de tout un complexe d'institutions
et de représentations. La lutte entre les deux « systèmes
de valeurs» s'est maintenant intensifiée, et l'issue n'en est
pas encore acquise : nos valeurs individualistes sont en
butte à l'inertie considérable d'un système social battu en
brèche et perdant graduellement sa justification dans la
conscience.
L'inséparabilité des idées et des valeurs se voit bien sur
un exemple comme celui de la distinction entre droite et
gauche. Cette distinction est très répandue, voire univer-
selle, et elle se rencontre encore chez nous en quelque
façon, bien que notre attitude sous ce rapport soit tout à
fait d'accord avec l'idéologie moderne. Nous avons l'habi-
tude d'analyser cette distinction en deux composantes.
Nous y voyons essentiellement une opposition symétrique,

1. Nous avons trouvé ce point souligné aussi bien par Parsons et


Shils (op. cit.) que par Kluckhohn (cf. ci-dessus, p. 262). Ce dernier
analyse la relation entre .énoncés normatifs et «existentiels»
(<< Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 392-394); il cite
(p. 422) Herskovits pour le « foyer de culture» (cultural focus) où se
lient distribution des valeurs et configuration des idées (cf. HAE l,
p. 28-29, et ci-dessus, p. 252).
La valeur 273
c'est-à-dire où les deux pôles ont même statut. Qu'en
réalité les deux pôles aient des valeurs inégales, que la
main droite soit sentie comme supérieure à la main gauche
nous apparaît comme un trait arbitraire, surajouté, que
nous nous employons à expliquer. Tel était l'état d'esprit
de Robert Hertz lorsqu'il écrivit son essai devenu clas-
sique, et il règne aujourd'hui encore. Or, c'est une erreur
complète. Je l'ai dit ailleurs, la référence au corps comme
à un tout auquel appartiennent main droite et main
gauche, cette référence est constitutive de la droite, de la
gauche et de leur distinction 1. Ce devrait être évident :
prenez unç opposition polaire quelconque, ajoutez-lui une
différence de valeur, et vous n'obtiendrez pas la droite et
la gauche. Droite et gauche, ayant une relation différente
au corps (une relation droite et une relation gauche, pour
ainsi dire) sont différentes en elles-mêmes. (Ce ne sont pas
deux entités identiques situées en différents endroits, notre
expérience sensible nous le dit fort bien.) Comme parties
différentes d'un tout, droite et gauche diffèrent en valeur
aussi bien qu'en nature, car la relation entre partie et tout
est hiérarchique, et une relation différente signifie ici une
place différente dans la hiérarchie. C'est ainsi que les
mains et leurs tâches ou fonctions sont tout à la fois
différentes et respectivement supérieure et inférieure 2.
Il y a quelque chose d'exemplaire dans cette relation
droite-gauche. C'est peut-être le meilleur exemple d'une
relation concrète indissolublement liée par les sens à la vie
humaine, de l'espèce que les sciences physiques ont
négligée et que l'anthropologie pourrait bien restaurer ou
réhabiliter. Je crois qu'elle nous enseigne avant tout que
dire « concret» c'est dire « pénétré de valeur ». Ce n'est
pas tout, car une telle différence de valeur est en même

1. Cf. ci-dessus chap. VI, 2e partie.


2. La relation entre tout et partie a été définie antérieurement
comme opposition hiérarchique ou englobement du contraire (ci-
dessus, p. 244; HH). Pour Thomas d'Aquin, la différence à elle seule
suggérait la hiérarchie: « on voit que l'ordre consiste principalement
en inégalité (ou différence: disparitate»), cf. Gierke, Po/itical
Theories of the Middle Age, op. cit., Beacon Press, 1958 (= DGR
III), n. 88.
274 Le principe comparatif
temps affaire de situation, et il faudra y prêter attention.
Le fait est que, une fois certaines fonctions attribuées à la
main gauche, la main droite, tout en restant dans l'ensem-
ble supérieure, sera seconde quant à l'exercice de ces
fonctions.
La paire droite-et-gauche est indissolublement à la fois
une idée et une valeur, c'est une valeur-idée ou une idée-
valeur. Ainsi, certaines au moins des valeurs d'une popu-
lation donnée sont tissées dans ses conceptions mêmes.
Pour les découvrir, il n'est pas nécessaire de s'enquérir des
choix des gens. Ces valeurs n'ont rien à voir avec le
préférable ou le désirable - sauf qu'elles supposent que la
perception naïve de la relation entre tout et parties, donc
de l'ordre comme donné dans l'expérience, n'a pas été
oblitérée. Les modernes tendent à définir la valeur en
relation avec la volonté arbitraire, le Kürwille de Toen-
nies, tandis que nous sommes ici dans le domaine de
Naturwille, la volonté naturelle, spontanée. Strictement,
le tout n'est pas préférable à ses parties, il leur est
simplement supérieur. La droite est-elle « préférable» à
la gauche? Elle est seulement opportune dans certaines
circonstances. Si l'on insiste, ce qui est « désirable », c'est
d'agir en accord avec l'ordre des choses. Quant à la
tendance moderne à confondre hiérarchie et pouvoir, qui
donc prétendrait que la droite ait pouvoir sur la gauche?
Même sa prééminence est, au niveau de l'action, limitée à
l'accomplissement des fonctions qui lui reviennent.
L'affaire nous donne aussi une indication quant à la
façon dont nous modernes parvenons à évacuer l'ordre
dans lequel les choses sont données. En effet, nous
n'avons pas cessé d'avoir une main droite et une main
gauche et d'avoir affaire à notre corps, et à d'autres touts
aussi bien. Mais nous sommes devenus tolérants vis-à-vis
des gauchers, en accord avec notre individualisme et la
dévalorisation des mains. Et surtout nous tendons à
décomposer la relation originelle en séparant les valeurs
des idées et en général des faits, ce qui signifie que nous
séparons idées et faits des touts dans lesquels ils se
rencontrent en réalité. Plutôt que de mettre en relation le
niveau considéré - droite et gauche - avec le niveau
La valeur 275
supérieur, celui du corps, nous limitons notre attention à
un seul niveau à la fois, nous supprimons la subordination
en séparant ses éléments. Cette mise à l'écart de la
subordination, ou pour l'appeler de son vrai nom, de la
transcendance, substitue à une vue en profondeur une vue
plate, et c'est en même temps la racine de cette « atomisa-
tion » dont se sont si souvent plaints les critiques romanti-
ques ou nostalgiques de la modernité. En général, l'idéo-
logie moderne, héritant d'un univers hiérarchique, l'a
éparpillé en une collection de vues plates de la sorte. Mais
j'anticipe 1 .

1. Affirmer que le mode moderne de pensée est destructeur des


touts dont l'homme se voyait jusque-là entouré peut sembler excessif,
voire incompréhensible. Pourtant je pense que c'est vrai en ce sens
que chaque tout a cessé d'être pourvoyeur de valeur au sens ci-
dessus. Si l'on se tourne vers nos philosophies avec cette simple
question: quelle est la différence entre un tout et une collection, la
plupart sont silencieuses, et lorsqu'elles donnent une réponse, elle a
chance d'être superficielle ou mystique comme chez Lukâcs (cf. Ku-
lakowski, op. cit.). Je considère comme exemplaire que la constitu-
tion du système de Hegel résulte d'un glissement dans la localisation
de l'Absolu, ou de la valeur infinie, de la Totalité de l'être (dans les
écrits de jeunesse) au Devenir de l'entité individuelle - comme je
pense le montrer en détail ailleurs. Il y a bien un petit courant de
pensée holiste, mais lui aussi porte la marque de la difficulté
qu'éprouve l'esprit moderne en la matière; cf. D. C. Phillips, Holistic
Thought in Social Sciences, Stanford University Press, 1976 (discus-
sion parfois tendancieuse). Un livre d'Arthur Koestler constitue une
exception (The Ghost in the Machine, Londres, Hutchinson, 1967).
Citons son résumé (p. 58) : « Les organismes et les sociétés sont des
hiérarchies à niveaux multiples de touts partiels ou subordonnés (sub-
who/es) semi-autonomes se divisant en touts partiels d'ordre infé-
rieur, etc. On a introduit le terme" ho Ion ,. pour désigner ces entités
intermédiaires qui fonctionnent comme des touts fermés sur eux-
mêmes (self-contained) en relation à leurs subordonnés dans la
hiérarchie, et qui fonctionnent comme des parties dépendantes en
relation à leurs supérieurs (superordinates) » [souligné par moi]. On
voit que Koestler prend la hiérarchie comme une chaîne de niveaux,
tandis que j'ai insisté sur la relation élémentaire entre deux niveaux
successifs. La définition du holon est excellente. Il faut seulement
hiérarchiser de nouveau les deux faces de ce Janus : l'intégration de
chaque tout partiel comme un élément de celui immédiatement
supérieur est primaire, son intégration propre ou affirmation propre
(self-assertion) est secondaire (HH, postface).
On a noté la reconnaissance de la hiérarchie des niveaux chez
276 Le principe comparatif
Dans la vue non moderne que j'essaie ici de restituer, la
valeur de la main droite ou de la gauche est enracinée dans
leur relation au corps, c'est-à-dire à un niveau d'être
supérieur: la valeur d'une entité est ainsi dans une
relation étroite de dépendance vis-à-vis d'une hiérarchie
de niveaux d'expérience où cette entité est située. Telle est
peut-être la perception majeure que les modernes man-
quent, ignorent, ou suppriment sans tout à fait le savoir 1.
Ce point est pertinent quant au problème du mal. On

Gregory Bateson (ci-dessus, n. 1, p. 261). Un biologiste, François


Jacob, a introduit 1'« intégron ~~ dans un sens semblable au holon de
Koestler (La Logique du vivant. Une histoire de l'hérédité, Paris,
Gallimard. 1970, p. 323).
1. Est-il possible que ce qui est vrai d'entités ou de touts
particuliers (les sub-wholes ou « holons » de Koestler) soit vrai aussi
du grand Tout, l'univers ou tout des touts? Est-il possible que ce
Tout à son tour ait besoin d'une entité supérieure d'où il dérive sa
propre valeur? Qu'il ne puisse lui aussi s'intégrer en lui-même qu'en
se subordonnant à quelque chose au-dessus de lui? Il est clair que les
religions ont une place ici, et on pourrait même essayer de déduire à
quoi l'Au-delà doit ressembler dans chaque cas pour être le terme
final. Nous pourrions dire alors non seulement avec Durkheim que
les hommes ressentent le besoin d'un complément au donné« empiri-
que » mais que ce besoin porte sur une culmination de la valeur.
Cette spéculation est suscitée par la vue totalement opposée de
Loveioy. Il commence son ouvrage classique sur La Grande Chaîne
de l'Eire (The Great Chain of Being, op. cit.) en définissant 1'« ultra-
mondanité» (otherworldliness) comme une attitude générale pré-
sente sous différentes formes dans certaines des grandes religions, et
consistant à échapper à l'incohérence et à la misère de ce monde en se
réfugiant au-delà. Lovejoy pose une séparation absolue entre cette
attitude et le monde: ce n'est qu'un lieu à fuir, et sur lequel l'ultra-
mondanité n'a rien à dire (ibid., p. 28-30). On peut s'interroger.
Prenons, comme Lovejoy tend à le faire, une forme extrême d'ultra-
mondanité, comme le bouddhisme. Sans doute Bouddha ne s'est pas
employé à justifier le monde. Et pourtant il en fournit une sorte
d'explication, négative il est vrai. En général, l'au-delà est plus qu'un
refuge, c'est un lieu éloigné d'où, pour ainsi dire, on regarde derrière
soi avec détachement l'expérience humaine dans le monde - c'est
finalement une transcendance qui est posée et en relation à laquelle le
monde est situé. Ce regard transcendant n'a-t-il pas été historique-
ment nécessaire à la compréhension du monde comme un tout? En
tout cas l'histoire montre abondamment, dans l'Inde et peut-être en
Occident aussi bien, que l'ultra-mondanité a puissamment agi sur la
vie dans le monde, un processus qui serait incompréhensible si on
présupposait une hétérogénéité absolue.
La valeur 277
contraste d'ordinaire deux conceptions du mal: pour les
uns, le mal est seulement l'absence ou l'insuffisance du
bien, le vice la limite ou le degré zéro de la vertu; pour
d'autres, le mal est un principe indépendant dressé contre
son opposé comme la volonté de Satan défiant celle de
Dieu 1. Pourtant, si l'on compare la Théodicée de Leibniz
avec la discussion par Voltaire du tremblement de terre de
Lisbonne, on perçoit un contraste de nature peut-être
différente. En gros, pour Leibniz, le fait qu'il y a du mal
localement, ici et là, dans le monde n'empêche pas le
monde d'être, considéré globalement, le meilleur des
mondes possibles. Voltaire fixe son attention sur un
exemple massif du mal et refuse de regarder ailleurs ou au-
delà; ou plutôt il ne peut pas. Voltaire n'est pas quelqu'un
qui se demande quelles sont les conditions pour qu'il existe
un monde réel. Il pourrait bien dire que c'est là une
question hors de l'atteinte de la raison humaine. Pour
Leibniz 2, tout d'abord le bien et le mal sont interdépen-
dants, l'un étant inconcevable sans l'autre. Ce n'est pas
assez, car à coup sûr ils ne sont pas plus égaux que ne le
sont la droite et la gauche. Si je puis faire usage de la
définition que j'ai proposée de l'opposition hiérarchique,
disons que le bien doit contenir le mal tout en étant son
contraire. En d'autres termes, la vraie perfection n'est pas
l'absence de mal, mais sa parfaite subordination. Un
monde sans mal ne saurait être bon. Bien sûr, nous
sommes libJes d'appeler cela un univers de foi, à l'opposé
d'un univers de sens commun, de sens commun moderne.

1. Lovejoy, op. cit., chap. VII.


2. Cf. Serres, op. cil. Il ne faudrait pas identifier simplement le
monde de Leibniz au monde traditionnel. Peut-être les théodicées
indiquent-elles un questionnement individualiste et un effort, plus ou
moins réussi, pour réaffirmer la vue holiste. De l'autre côté, l'humeur
voltairienne a dû s'accommoder de certaines leçons, apprendre par
exemple que le pôle d'un aimant ne peut être séparé de l'autre pôle
comme d'aucuns l'auraient souhaité. « Jadis, en brisant les aimants,
on cherchait à isoler le magnétisme nord et le magnétisme sud. On
espérait avoir deux principes différents d'attraction. Mais à chaque
brisure, si subit, si hypocrite que fût le choc, on retrouvait, dans
chacun des morceaux brisés, les deux pôles inséparables» (Bache-
lard, dans sa préface à Buber, Je et Tu, Paris, 1938, p. 9).
278 Le principe comparatif
Mais c'est aussi richesse concrète en face de principe
desséché. Plus précisément, c'est un univers qui a l'épais-
seur des diverses dimensions de la vie concrète, un univers
où elles ne sont pas encore disjointes. Naturellement, les
diverses dimensions de la vie existent pour Voltaire,
seulement sa pensée les trie, elle ne peut pas les embrasser
toutes ensemble. Et sans aucun doute nous vivons dans le
monde de Voltaire, et non de Leibniz. Il ne s'agit ici que
d'améliorer notre perception de la relation entre eux.
Supposons maintenant qu'éclairés par l'exemple de la
droite et de la gauche nous soyons d'accord pour ne pas
séparer une idée et sa valeur et donc pour prendre comme
objet d'étude la configuration formée par les idées-valeurs
ou les valeurs-idées. On peut objecter que des entités aussi
complexes seront bien difficiles à traiter. Est-il possible
d'avoir réellement prise sur ces objets multidimensionnels
dans leurs interrelations? La tâche est certainement
difficile, et va à l'encontre de nos habitudes les plus
ancrées. Cependant, pour commencer, nous ne sommes
pas entièrement démunis d'indices. Commençons par trois
remarques. D'abord, la configuration est sui generis, idées
et valeurs sont hiérarchisées d'une façon particulière.
Ensuite cette hiérarchie inclut l'inversion comme l'une de
ses propriétés. Enfin, la configuration est ainsi, dans le cas
normal, segmentée. Je commenterai successivement ces
trois caractères.
D'abord, la hiérarchie. Les idées « supérieures» contre-
disent et incluent les «inférieures ». J'ai appelé cette
relation toute sp.éciale «englobement ». Une idée qui
grandit en importance et en statut acquiert la propriété
d'englober son contraire. C'est ainsi qu'en Inde j'ai trouvé
que la pureté englobe le pouvoir. Ou, pour prendre un
exemple plus proche de nous parmi ceux qui se présentè-
rent au cours d'une étude des idées économiques: les
économistes parlent des biens et services comme d'une
catégorie groupant d'une part les marchandises et de
l'autre quelque chose de tout différent qu'on leur assimile
pourtant: des services 1. Incidemment, c'est un exemple
1. Cf. HAE l, index, s. v. Hiérarchie, exemples.
La valeur 279
de subordination des relations entre hommes (les services)
aux relations entre hommes et choses (les biens), et si nous
avions à étudier, par exemple, un système d'échanges
mélanésien, il serait indiqué d'inverser la priorité et de
parIer de prestations et biens en tant que les prestations
(relations entre hommes) incluraient des choses ou englo-
beraient leur contraire, des choses.
On a déjà fait allusion au second caractère, l'inversion.
La relation logique entre prêtre et roi, telle qu'on l'a
rencontrée dans l'Inde ou, plus près de nous, cinq siècles
après Jésus-Christ sous la plume du pape Gélase, est
exemplaire à cet égard. En matière de religion, donc
absolument, le prêtre est supérieur au roi ou à l'empereur
à qui l'ordre public est confié. Mais du même coup le
prêtre obéira au roi en matière d'ordre public, c'est-à-dire
dans un domaiue subordonné (cf. ci-dessus, chap. 1). Ce
chiasme est caractéristique de la hiérarchie de type expli-
cite. Il est obscurci seulement quand le pôle supérieur
d'une opposition hiérarchique coïncide avec le tout et que
le pôle inférieur est déterminé seulement en relation avec
lui, comme dans l'exemple d'Adam et Ève, où Ève est
créée d'une partie du corps d'Adam. Dans ce cas, c'est
seulement au plan empirique, soit hors de l'idéologie
proprement dite, que l'inversion peut être détectée,
comme lorsque dans la famille la mère est vue comme
dominant en fait alors qu'elle est en principe subordonnée
à son mari. L'inversion est inscrite dans la structure; la
seconde fonction aussitôt définie, elle implique l'inversion
pour les situations qui lui appartiennent. En d'autres
termes, la hiérarchie est bidimensionnelle, elle ne porte
pas seulement sur les entités considérées, mais aussi sur
les situations correspondantes, et cette bidimensionna-
lité implique l'inversion. En conséquence, ce n'est pas
assez de parler de différents « contextes» en tant que dis-
tingués par nous, car ils sont prévus, inscrits ou impliqués
dans l'idéologie elle-même. II faut parler de différents
« niveaux », qui sont donnés, hiérarchisés en même temps
que les entités correspondantes.
En troisième lieu, les valeurs sont souvent segmentées,
ou plutôt disons que la valeur est normalement segmentée
280 Le principe comparatif
dans son application, sauf dans des représentations spécifi-
quement modernes. Je donnerai quelques exemples d'un
contraste frappant entre cultures non modernes et culture
moderne, relativement à la manière dont les distinctions y
sont organisées ou configurées. Ici et là, l'impression est
toute différente. D'un côté, comme je disais à propos de
l'Inde, les distinctions sont nombreuses, fluides, flexibles,
elles « courent indépendamment les unes des autres en un
lacis de faible densité 1 »; elles sont aussi diversement
accentuées selon les situations, tantôt venant au premier
plan, tantôt s'estompant. Quant à nous, nous pensons la
plupart du temps en noir et blanc, étendant sur un vaste
champ de claires disjonctions (ou bien, ou bien), et
utilisant un petit nombre de frontières rigides, épaisses,
qui délimitent des entités solides. Chose remarquable, on
a trouvé récemment le même contraste en théologie
politique entre le premier christianisme et la fin du Moyen
Age. Selon Caspary, «la lente croissance des modes
scolastiques et juridiques de pensée », accentuant «la
clarté et les distinctions plutôt que les interrelations », a
isolé la dimension politique tandis que «des symboles
transparents à facettes multiples... sont devenus des
emblèmes unidimensionnels et opaques 2 ».
Un contraste semblable a été signalé en psychologie
moderne par Erik Erikson. Discutant la formation de
l'identité chez l'adolescent, il contraste deux conclusions
possibles du processus qu'il appelle respectivement
« complétude» (wholeness) et «totalité» (totality) ,
comme deux formes ou structures différentes d'« entiè-
reté » (entireness) 3.
Comme Gestalt donc, « complétude» met l'accent sur une
mutualité saine, organique, progressive entre des fonc-
tions et parties diversifiées dans un entier (entirety) dont

1. La Civilisation indienne et nous, éd. 1975, op. cit., p. 30.


2. Caspary, op. cil., p. 113-114, 189-191. Toute la conclusion est à
lire.
3. Je n'ai pas su trouver de traduction satisfaisante des termes
anglais de l'auteur. Le lecteur est prié de prendre les mots français
comme des signes arbitraires renvoyant aux définitions d'Erikson.
La valeur 281
les frontières [notez le pluriel) sont ouvertes et fluctuantes.
Au contraire, « totalité» évoque une Gestalt où l'accent
est sur une frontière absolue; étant donné un certain
contour arbitraire, rien de ce qui a place à l'intérieur ne
doit être laissé à l'extérieur, rien de ce qui doit être à
l'extérieur ne peut être toléré à l'intérieur. Une «tota-
lité » est aussi absolument inclusive que purement exclu-
sive, que la catégorie-à-rendre-absolue soit ou non logi-
que, et que les parties aient ou non, pour ainsi dire, un
penchant les unes pour les autres 1.
Nous ne pouvons ici suivre plus avant la fine discussion
d'Erikson. Retenons essentiellement la perception de
deux conceptions ou définitions d'un tout, l'une par une
frontière rigide, l'autre par l'interdépendance et la cohé-
rence internes. De notre point de vue, la première est
moderne, arbitraire et en quelque façon mécanique, la
seconde est traditionnelle et structurale 2.
Il doit être clair que de tels contrastes entre représenta-
tions segmentées et non segmentées ne nous ont pas
écartés de la considération des valeurs. En première
approximation, le contraste est entre valeurs holistes dans
le premier cas et valeurs individualistes dans le second.
Je dois à Robert Bellah une superbe référence à la
hiérarchie dans Shakespeare. Dans la troisième scène de
Troïlus et Cressida, Ulysse prononce un long éloge de
l'ordre comme « degré» (degree) :
The heavens themselves, the planets, and this centre
Observe degree, priority, and place,
Insisture, course, proportion, season, form,
Office and custom, in ail Une of order 3 .•.

1. Erik H. Erikson, Insight and Responsability, New York, Nor-


ton, 1964, p. 92.
2. Erikson considère les deux formes comme normales, bien que
l'une soit évidemment inférieure à l'autre (<< plus primitive »). En
même temps sa lucidité lui fait signaler la transition possible de la
forme mécanique au totalitarisme. De ce point de vue la faiblesse et
même l'absence de la forme structurale dans le discours philosophi-
que moderne est remarquable.
3. «Les cieux eux-mêmes, les planètes et notre globe central sont
soumis à des conditions de degré, de priorité, de rang, de régularité,
de direction, de proportion, de saison, de forme, d'attribution et
282 Le principe comparatif
Il y a un exemple hors pair de la segmentation de la
valeur. C'est la représentation de l'univers comme une
hiérarchie linéaire appelée la Grande Chaîne de l'Être, qui
a exercé une grande influence à travers toute notre
histoire, depuis le néoplatonisme jusqu'au XIXe siècle,
comme l'a montré Arthur Lovejoy dans le livre qu'il lui a
consacré et qui a eu un grand retentissement (op. cit.). Le
monde est présenté comme une série continue d'êtres]. du
plus grand au plus petit. La Grande Chaîne de l'Etre
combine, nous dit Lovejoy, plénitude, continuité et grada-
tion. C'est une sorte d'échelle à secret: les barreaux de
l'échelle sont multipliés à tel point que la distance entre
deux barreaux devient insignifiante et ne laisse pas de
vide; la discontinuité entre des sortes d'êtres différents est
ainsi vue comme une continuité de l'Être comme tout.
L'aspect hiérarchique est en évidence, et cependant on
trouve à la réflexion que Lovejoy ne lui rend pas tout à fait
justice. Comme la plupart des modernes, il était incapable
de voir la fonction de la hiérarchie dans l'ensemble. Il
donna peu d'attention au seul traité que nous ayons sur la
hiérarchie, celui du Pseudo-Denys l'Aréopagite, en fait un
double traité sur la hiérarchie céleste et terrestre. Voici la
définition de Denys :
1. La hiérarchie, selon moi, est un ordre sacré, une
science, une activité s'assimilant, autant que possible, à la
déiformité et, selon les illuminations dont Dieu lui a fait
don, s'élevant à la mesure de ses forces vers l'imitation de
Dieu - et si la Beauté qui convient à Dieu, étant simple,
bonne, principe de toute initiation, est entièrement pure de
toute dissemblance, Elle fait participer chacun, selon sa
valeur, à la lumière qui est en Elle et Elle le parfait dans une
très divine initiation en façonnant harmonieusement les initiés
à l'immuable ressemblance de sa propre forme.
2. Le but de la hiérarchie est donc, dans la mesure du
possible, une assimilation et union à Dieu 1 .•.

d'habitude qu'ils observent avec un ordre invariable» (Shakespeare,


Œuvres complètes, Paris, Gallimard, « La Pléiade », II, 717, trad.
F. V. Hugo). .
1. Pseudo-Denys l'Aréopagite, La Hiérarchie céleste, Éd. du Cerf,
Paris, 1958, p. 87 (trad. de Gandillac).
La valeur 283
Il Y a lieu de souligner que dans Denys l'accent est tout
au long sur la communication sinon sur la mobilité, du
moins dans notre sens du terme. Les anges et autres
créatures situées entre Dieu et l'homme sont là pour
transmettre et relayer la parole de Dieu que les hommes
ne pourraient entendre autrement, aussi bien que pour
faciliter la montée de l'âme 1.
Il ne suffit donc pas de parler d'une transformation de la
discontinuité en continuité. Plus largement et plus profon-
dément, la Grande Chaîne de l'Être apparaît comme une
forme dans laquelle les différences sont reconnues tout en
étant subordonnées à l'unité et englobées en elle.
Rien ne p<;mrrait être plus éloigné de ce tableau
grandiose que la «barre de couleur» (color bar) des
Etats-Unis. Sans doute il n'y a pas homologie, car cette
dernière représentation est limitée aux hommes - en
accord avec la coupure moderne entre l 'homme et la
nature. Mais elle est aussi caractéristique du mode de
pensée moderne que la Grande Chaîne l'est du mode
traditionnel. Tous les hommes, au lieu d'être divisés
comme précédemment en une multitude d'ordres, de
conditions ou de statuts en harmonie avec un cosmos
hiérarchique, sont maintenant égaux, à une seule discrimi-
nation près. Comme si les nombreuses distinctions
s'étaient coagulées en une frontière absolue, infranchissa-
ble. L'absence des nuances qu'on trouve encore ailleurs,
ou dans le passé, est caractéristique: ici, point de sang-
mêlé, mulâtres ou métis: ce qui n'est pas blanc pur est
noir. Il est clair que nous atteignons ici l'opposé parfait de

1. Très semblable est la fonction de l'Amour (Éros) telle que la


décrit Diotima dans Le Banquet de Platon: c'est un démon, c'est-à-
dire un être intermédiaire entre les dieux et les hommes, il a pour
fonction « de faire connaître et de transmettre aux Dieux ce qui vient
des hommes, et aux hommes ce qui vient des Dieux: les prières et les
sacrifices des premiers, les injonctions des seconds et leurs faveurs,
en échange des sacrifices; et, d'un autre côté, étant intermédiaire
entre les uns et les autres, ce qui est démoniaque en est complémen-
taire de façon à mettre le tout en liaison avec lui-même» (202 e,
Œuvres de Platon, Paris, Gallimard, « La Pléiade », t. l, p. 735, trad.
Léon Robin).
284 Le principe comparatif
la segmentation. Le contraste est si décisif que l'on
parlerait presque d'antisegmentation, et la similitude avec
les autres exemples cités tend à montrer que cette forme
est caractéristique de l'idéologie moderne.
Avec la hiérarchie, l'inversion et la segmentation, nous
avons appris quelque chose sur la configuration de valeurs
du type commun, non moderne, je suis tenté de dire
normal. Une telle configuration est partie intégrante du
système de représentations (idées-et-valeurs) que j'ap-
pelle, pour faire court, idéologie. Ce type est très différent
du type moderne, ou plus précisément, étant entendu qu'il
n'est pas complètement absent de la société moderne mais
y survit partiellement à quelque degré, c'est un fait que
l'idéologie moderne elle-même est d'un type tout diffé-
rent, qu'elle est bien aussi exceptionnelle que Polanyi l'a
dit pour un de ses aspects. Or, nous l'avons vu, la science a
une place, un rôle prédominants dans l'idéologie moderne.
Il en résulte que les idées modernes, scientifiques
et dans une large mesure aussi philosophiques, étant
liées au système moderne de valeurs, sont souvent peu
adaptées à l'étude anthropologique et à la comparaison
sociologique. En fait, il suit du lien entre idées et valeurs
que, de même que nous devons être « libres de valeur»
dans notre « laboratoire », nous devrions en principe aussi
bien nous défier d'appliquer nos propres idées, spéciale-
ment nos idées les plus habituelles et fondamentales, à
l'objet d'étude. C'est à coup sûr difficile, à la limite c'est
impossible, car nous ne pouvons pas être « libres d'idées»
au travail. Nous voilà pris entre le Scylla du sociocentrisme
et le Charybde de l'obscurité et de l'incommunicabilité.
Tous nos outils intellectuels ne peuvent pas être remplacés
ou modifiés à la fois. A cet égard, il nous faut opérer au
coup par coup, fragmentairement, et c'est ce que l'anthro-
pologie a fait, comme le montre son histoire. La répu-
gnance à se mettre soi-même en question - c'est à quoi
aboutit l'effort - nous incline à faire trop peu, tandis que
l'ambition personnelle pousse à faire trop, au mépris de la
communauté scientifique.
A propos de l'usage possible d'un concept donné, il
pourrait être utile d'avoir une vue plus claire de sa place
La valeur 285
parmi les valeurs modernes. Prenons un exemple. La
distinction absolue entre sujet et objet est évidemment
fondamentale pour nous, et nous tendons à l'appliquer
partout, même sans le savoir. Il est clair qu'elle est liée à
certaines des idées dont nous avons fait mention, et est
fortement valorisée 1. En même temps, elle est pertinente
quant à un problème contemporain. Nous avons grand
besoin d'une théorie des échanges, car ils enferment une
bonne part de l'essence de certaines sociétés, mélané-
siennes par exemple. Or, à en juger d'après la littérature
récente, nous semblons condamnés, ou bien à subordon-
ner les échanges à la morphologie sociale, ou bien à faire
l'inverse. Les deux domaines ou aspects s'opposent et
nous ne savons pas les subsumer sous une catégorie
commune, les décrire dans un même langage. N'est-ce pas
un cas où notre distinction absolue entre sujet et objet
nous arrête? Quand Lévy-Bruhl parlait de «participa-
tion » entre des hommes et des objets, n'essayait-il pas de
contourner la distinction? Dans l'Essai sur le don de
Mauss, si vanté de nos jours, il s'agissait surtout de
reconnaître deux faits: d'abord que les échanges ne
peuvent pas être coupés en tranches respectivement éco-
nomique, juridique, religieuse, etc., mais sont tout cela à
la fois - un fait qui est certes pertinent ici, mais est
aujourd'hui largement admis; ensuite que les hommes
n'échangent pas comme nous aurions tendance à penser
des choses, mais, mêlé inextricablement et de manière
variable à ces « choses », quelque chose d'eux-mêmes.
Je ne demande pas qu'on supprime toute distinction
entre sujet et objet, mais seulement que l'on relâche
l'accentuation en valeur de l'affaire, suspendant ainsi son
caractère absolu et permettant à la frontière de fluctuer au

1. Cette distinction accompagne en particulier la primauté des


relations entre l'homme et la nature, et, pour cette raison déjà, est
excentrique pour un système qui accentue les relations entre
hommes. La distinction est fortement accentuée en valeur jusque
dans les valorisations contradictoires du sujet et de l'objet dans le
positivisme et dans l'idéalisme, ainsi que Raymond Williams nous le
rappelle (Keywords, New York, Oxford University Press, 1976,
p. 259-260).
286 Le principe comparatif
besoin et à d'autres distinctions d'entrer en jeu en accord
avec les valeurs indigènes 1.
Mais la chose est-elle seulement praticable? Elle a été
tentée. Un jeune chercheur, André Iteanu, a choisi cette
voie dans sa nouvelle analyse de la société Orokaiva, en
Papouasie, d'après les matériaux de Williams et de
Schwimmer. Selon ma lecture de sa thèse 2, il a trouvé un
autre principe pour ordonner les données dans une
supposition qui elle aussi contredit nos conceptions cou-
rantes - même si après tout elle ne devrait pas paraître si
surprenante, à savoir que la société doit être pensée
comme incluant les morts, les relations aux morts étant
constitutives de la société et offrant le cadre global à
l'intérieur duquel non seulement tout le détail des
échanges des rituels et des fêtes mais aussi ce qu'il y a
d'organisation sociale prennent sens. Les Orokaiva n'ont
pas de monnaie dans le sens mélanésien classique. Mais,
comme la monnaie mélanésienne en général est en rapport
avec la vie et les ancêtres, la place prééminente que les
Orokaiva donnent aux morts rappelle les cas où les
échanges cérémoniels font usage de monnaie institution-
nelle.
A ce point, je suis tenté de rapprocher deux problèmes
qui ne peuvent guère être tout à fait absents d'une
discussion portant sur la valeur: quel rapport y a-t-il entre
ces monnaies «primitives » liées à la valeur absolue et
notre monnaie au sens moderne, restreint du terme; et
quel rapport y a-t-il entre la valeur au sens général, moral
ou métaphysique du terme et la valeur au sens restreint,
économique du terme? A l'arrière-plan des deux cas, on
trouve le contraste entre des formes culturelles qui sont

1. Il Y a un précédent dans la philosophie allemande, avec la


philosophie de la nature de Schelling, où, voulant transcender la
dualité kantienne, il réduisit la distinction à n'être plus que de
degré ou de complémentarité à l'intérieur de la même classe. Je ne
plaide pas pour le procédé de Schelling, qui est peut-être primi-
tif et inefficace. Pour nous, chaque contexte particulier doit être
décisif.
2. André Iteanu, La Ronde des échanges. De la circulation aux
valeurs chez les Orokaiva, MSH - Cambridge University Press.
La valeur 287
essentiellement globales et celles où le champ est séparé
ou décomposé en domaines ou plans particuliers, c'est-à-
dire, en gros, entre les formes non modernes et modernes.
Deux traits de ce contraste sont peut-être significatifs.
Dans les sociétés tribales, est-il vrai que là où nous avons
des systèmes d'échange élaborés faisant usage d'une ou
plusieurs monnaies traditionnelles - principalement de
coquillages - pour exprimer et sceller une gamme étendue
de transitions cérémonielles et de rituels importants, nous
n'avons pas de chefferie permanente, élaborée, ou de
royauté, et qu'inversement là où nous trouvons cette
dernière les premiers sont absents? La Mélanésie et la
Polynésie semblent en clair contraste à cet égard. S'il en
était ainsi, nous pourrions supposer qu'une chose peut
remplacer l'autre, qu'il y a entre elles une certaine
équivalence de fonction. Dans l'Europe moderne mainte-
nant, la prédominance des représentations économiques a
résulté de l'émancipation de l'économique par rapport au
politique et a demandé, à un certain stade, une réduction
des prérogatives politiques (cf. HAE !, p. 6). Y a-t-il ici,
malgré la différence marquée entre les contextes, davan-
tage qu'un parallélisme de hasard, l'indication d'une
relation plus générale entre deux aspects du social?
Un autre aspect des échanges a attiré l'attention de Karl
Polanyi. Il a contrasté les «équivalences» fixes entre
objets d'échange dans les sociétés primitives ou archaïques
avec le prix fluctuant des marchandises dans les économies
de marché. Dans le premier cas, il se peut que la sphère
d'équivalence et d'échange possible soit restreinte à un
petit nombre de types d'objets, tandis que dans le second
la monnaie tend à être un équivalent universel. C'est à
propos du contraste entre taux d'échange fixes et fluc-
tuants que je voudrais poser une question. Polanyi a
attribué la fixité qu'il rencontrait au Dahomey à la
réglementation par le roi 1, mais le phénomène était
probablement largement répandu. Aux îles Salomon, où

1. Karl Polanyi et Abraham Rotstein, Dahomey and the Slave


Trade: an Analysis of an Archaic Economy, Seattle et Londres
University of Washington Press, 1966. '
288 Le principe comparatif
la réglementation par l'autorité politique est hors de
question, le taux d'échange entre la monnaie indigène et le
dollar australien demeura inchangé sur une longue période
alors même que la dévaluation du dollar entraînait des
conséquences très désagréables 1. A l'autre extrémité du
spectre, dans le cas d'une haute civilisation et d'une
société complexe, Byzance offre un cas de fixité spectacu-
laire. Le pouvoir d'achat de la monnaie d'or y est resté
pratiquement stable du v e au XIe siècle 2. Le fait semble
incroyable si l'on pense aux vicissitudes de l'Empire
pendant cette période, où il fut menacé dans son existence
même à maintes reprises, et dans chaque siècle. Étant
donné ces circonstances, l'excellence de l'administration
des finances impériales, qui est admise, n'est peut-être pas
une explication suffisante de ce remarquable phénomène.
Je propose une autre hypothèse, qui peut ou non être mise
à l'épreuve, mais que je vois d'autres raisons de mettre en
avant. Quand le taux d'échange est perçu comme lié à la
valeur fondamentale de la société, il est stable, et on ne lui
permet de fluctuer que lorsque le lien avec la valeur de
base et l'identité de la société est rompu ou n'est plus
senti, quand la monnaie cesse d'être un « fait social total»
et devient un simple fait économique 3 •

1. Communication orale de Daniel de Coppet à propos des 'Are


'Are de Malaita.
2. Georges Ostrogorsky, Histoire de l'État byzantin, Paris, Payot,
1969, p. 68,219,317,371.
3. Radcliffe-Brown déjà avait attiré l'attention sur les équivalences
fixes en contraste avec l'action de l'offre et de la demande (Natural
Science of Society, op. cit., p. 112, 114, 138). Notre hypothèse peut
paraître injustifiée, venant après l'étude soigneuse et adroite de
Marshall Sahlins, Stone Age Economies, Chicago, Aldine-Atherton,
1972, chap. v!. Cependant, telle qu'elle est formulée ici, elle n'est pas
directement contredite par la conclusion de Sahlins. On peut le lire
comme affirmant seulement que le contact avec une économie de
marché et/ou des changements économiques radicaux ont à la longue,
directement ou indirectement, une action sur les équivalences fixes. Il
peut y avoir aussi, entre les deux états que notre hypothèse oppose,
des stades intermédiaires de transition avec interaction complexe de
la norme et du fait.
La valeur 289
Il reste à récapituler ce qui précède et à mettre en
perspective le système idéologique moderne et avec lui la
situation de l'anthropologie. Le tableau sera forcément
incomplet et provisoire, le langage très approximatif. Le
but est d'assembler nombre de traits dont la plupart ont
été reconnus isolément ici ou là, de façon à percevoir
certaines relations entre eux, voire même seulement à en
avoir le sentiment. J'ai insisté ailleurs sur l'homme en tant
qu'individu comme étant probablement la valeur moderne
cardinale, et sur l'accent concomitant sur les relations
entre hommes et choses à l'encontre des relations entre
hommes 1. Ces deux traits ont des concomitants impor-
tants en ce qui concerne la valeur.
D'abord la conception de l'homme comme individu
implique la reconnaissance d'une liberté de choix étendue.
Certaines des valeurs, au lieu d'émaner de la société,
seront déterminées par l'individu à son propre usage. En
d'autres termes, l'individu comme valeur (sociale) exige
que la société lui délègue une partie de sa capacité de fixer
les valeurs. La liberté de conscience est l'exemple type 2.
L'absence de prescription qui rend le choix possible est
donc en fait commandée par une prescription plus haute.
Soit dit en passant, il est vain pour cette raison de supposer
que les hommes ont devant eux dans toutes les sociétés
une étendue semblable de choix. Au contraire, très
généralement, la valeur est imbriquée dans la configura-
tion même des idées. Comme on l'a vu pour droite et
gauche, cette situation prévaut aussi longtemps que la
relation entre partie et tout est effectivement présente,
aussi longtemps que l'expérience est spontanément référée

1. Partant de ces deux sortes de relations, et suivant leur applica-


tion et leurs combinaisons, le sociologue allemand Johann Plenge a
développé une classification complète - hiérarchique - et impecca-
ble des relations dans une brochure publiée en 1930 : Zur Ontologie
der Beziehung (Allgemeine Relationstheorie), Münster i.W. (Fors-
chungsinstitut für Organisationslehre).
2. La capacité de l'individu est évidemment limitée. Analytique-
ment, ou bien il exerce un choix entre des valeurs virtuelles
existantes, ou des idées existantes, ou bien il construit une nouvelle
idée-valeur (ce qui doit être rare).
290 Le principe comparatif
à des degrés de totalité; et il n'y a pas de place ici pour la
liberté de choix. Nous avons affaire, de nouveau, à deux
configurations exclusives : ou bien la valeur s'attache au
tout en relation avec ses parties 1 et la valeur est imbri-
quée, elle est prescrite, pour ainsi dire, par le système
même des représentations, ou bien la valeur s'attache à
l'individu, ce qui a pour résultat, on l'a vu, de séparer idée
et valeur. Cette antithèse s'exprime bien dans le langage
de Toennies : volonté spontanée (Naturwille) et volonté
arbitraire (Kürwille) , le nœud de l'affaire étant que la
liberté de choix, ou Kürwille, s'exerce dans un monde sans
touts, ou plutôt dans un monde où les assemblages,
ensembles ou touts empiriques qu'on rencontre encore
sont privés de leur fonction d'orientation, de leur fonction
de valeur.
Tournons-nous maintenant vers le lien complexe entre
la configuration moderne des valeurs et la relation entre
l'homme et la nature. Il faut que les relations entre
hommes soient subordonnées pour que le sujet individuel
soit autonome et « égal »; la relation de l'homme à la
nature acquiert la priorité, mais cette relation est d'un
caractère particulier. En effet, que l'indépendance de
l'individu le demande ou non, l'homme est en vérité
séparé de la nature: l'agent libre s'oppose à la nature
comme déterminée 2, sujet et objet sont absolument distin-
gués. Ici nous rencontrons la science et sa prédominance
dans la culture. Pour faire bref, disons que le dualisme
dont il s'agit est essentiellement artificialiste : l'homme
s'est distancé de la nature et de l'univers dont il fait partie
et a affirmé sa capacité à remodeler les choses selon sa
volonté. De nouveau, on dira bien que Naturwille a été
supplantée par Kürwille, cette dernière étant prise cette
fois comme volonté moins arbitraire que détachée, dé sim-
briguée, indépendante.
Etant donné le lien étroit entre volonté et valeur, il vaut
la peine de se demander d'où vient ce type de volonté sans

1. Koestler permet de préciser : le « tout » est la plupart du temps


un tout partiel ou holon, lui-même partie d'un tout partiel supérieur.
2. La pensée et l'étendue de Descartes, etc.
La valeur 291
précédent. Je suppose qu'il a été forgé dans l'éloignement
vis-à-vis du monde de l'ancien christianisme -les premiers
chrétiens étaient des individus-hors-du-monde - d'où
sort finalement le personnage de Calvin, prototype de
l'homme moderne, avec sa volonté de fer enracinée dans
la prédestination. Seul cet enfantement chrétien me sem-
ble rendre intelligible ce qu'on a appelé le « pro-
méthéisme » unique, et étrange, de l'homme moderne (cf.
ci-dessus chap. 1).
En tout cas, avec Kürwille, comme volonté humaine
détachée de la nature et appliquée à la subjuguer, nous
sommes en état d'apprécier combien profondément la
dichotomie entre être et devoir-être est ancrée dans
l'idéologie et la vie modernes.
Finalement, nos deux configurations articulent deux
relations différentes entre la connaissance et l'action.
Dans le premier cas, l'accord entre les deux est garanti au
niveau de la société l : les idées sont en conformité avec la
nature et l'ordre du monde, et le sujet n'a rien de mieux à
faire que de s'insérer consciemment dans cet ordre. Dans
le second cas, il n'y a pas un ordre du monde humainement
significatif, et il revient au sujet individuel d'établir la
relation entre les représentations et l'action, c'est-à-dire
en gros entre les représentations sociales et sa propre
action. Dans ce dernier cas, ce monde dépourvu de
valeurs, auquel les valeurs ont à être surajoutées par le
choix humain, est un monde sous-humain, un monde
d'objets, de choses. On peut le connaître exactement et
agir sur lui à condition de s'abstenir de toute imputation de
valeur. C'est un monde sans l'homme, un monde dont
l'homme s'est délibérément retiré et sur lequel il peut ainsi
imposer sa volonté.
Cette transformation n'a été rendue possible que
moyennant la dévaluation des relations entre hommes, qui
généralement commandaient les relations aux choses.
Elles ont perdu, dans l'idéologie prédominante, leur

1. Pourtant, la relation est intrinsèquement problématique: l'as-


surer est la fonction essentielle et distinctive de la religion (voir
HAE !, p. 248, n. 3).
292 Le principe comparatif
caractère concret; elles sont vues spécialement du point de
vue des relations aux choses (que l'on pense aux variables
de Parsons), sauf en ce qui concerne un résidu, l'ac-
tion morale. D'où l'universalité abstraite de l'impératif
kantien.
Voilà pour le côté du sujet. Malgré notre distinction
absolue entre sujet et objet, il y a quelque homologie dans
notre façon de les considérer, et je voudrais ajouter
quelques notes sur le côté de l'objet pour compléter le
tableau et pour attirer l'attention sur quelques traits de la
configuration moderne de la connaissance. C'est un lieu
commun de dire que la connaissance moderne est distri-
buée en un grand nombre de compartiments séparés, de
parler d'un haut degré de division du travail et de
spécialisation scientifique. Je voudrais caractériser plus
précisément le modèle moderne en contraste avec le
traditionnel, dont nous avons rappelé ci-dessus quelques
aspects.
On peut prendre la configuration moderne comme
résultant du bris de la relation de valeur entre élément et
tout. Le tout est devenu un tas. Un peu comme si un sac
contenant des billes s'était volatilisé: les billes ont roulé
dans toutes les directions. C'est de nouveau un lieu
commun. Le fait ·est que le monde objectif est constitué
d'entités séparées ou de substances à l'image du sujet
individuel, et que les relations entre elles que livre
l'expérience sont considérées comme leur étant exté-
rieures 1. Mais mon image est pauvre, et d'abord elle
suggère que la distribution finale des éléments est affaire
de hasard, alors qu'en réalité un monde complexe, multi-
dimensionnel, de relations ordonnées et fluctuantes a été
analysé, décomposé par l'effort de la raison (philosophi-
que et) scientifique en composants plus simples dont la
constitution interne et les relations sont très particulières.
Une image un peu meilleure serait celle d'un solide
multidimensionnel éclatant en une multitude de surfaces
discrètes et rectilignes, des plans qui ne peuvent accueillir

1. Au moins de façon prédominante. A propos des « relations


internes », voir Phillips, op. cit. (cf. ci-dessus n. 1, p. 275).
La valeur 293
que des figures ou relations planes, linéaires. Ces plans
ont, je pense, trois caractères: ils sont absolument séparés
et indépendants, ils sont homologues l'un à l'autre, et
chacun d'eux est homogène dans toute son étendue.
L'éclatement comme trait général est relativement fami-
lier: l'histoire de la peinture moderne à partir de l'impres-
sionnisme offre un exemple. Les moyens qui étaient
jusque-là subordonnés à la référence descriptive ont été
émancipés et chacun d'eux à tour de rôle a pu venir au
premier plan. Il n'y a pas de doute non plus quant à la
parfaite séparation des «plans» de la connaissance:
parlons-nous physique ou chimie, psychologie ou physio-
logie, psychologie ou sociologie? Mais qu'est-ce donc qui
a déterminé l'identité de chacune des disciplines entre
lesquelles les constituants du monde ont été distribués? La
réponse semble être que le point de vue instrumental a été
décisif 1. Corrélativement, nous avons eu l'occasion de
remarquer la faiblesse, extrême et frappante, de la notion
de « tout» dans la pensée philosophique.
En second lieu, les « plans » sur lesquels la connaissance
et le progrès sont concentrés demeurent « homogènes»
dans toute leur étendue. Tous les phénomènes considérés
sont de la même nature, ont même statut, et sont
essentiellement simples. Ici, le paradigme serait le modèle
galiléen du mouvement rectiligne uniforme : un seul point
matériel se mouvant dans un espace vide. En consé-
quence, les plans ont tendance à se scinder lorsque le
développement de la science révèle une hétérogénéité
(instrumentale) .
Pourtant tous les plans sont homologues, au moins en
principe, en ce sens que les méthodes appliquées à
diverses sortes de phénomènes sont identiques. Il n'y a

1. Radcliffe-Brown parlait de «sortes naturelles de systèmes»


(natural kinds of systems, Natural Science of Society, op. cit., p. 23),
admettant ainsi implicitement que la séparation entre disciplines
scientifiques est fondée dans la nature. II y a une relation évidente
avec la prédominance du nominalisme dans la science. La difficulté
cartésienne de concevoir les relations entre âme et corps est peut-être
l'archétype de cette sorte de division. D'où une prolifération de
contradictions et d'oppositions simples mal subsumées.
294 Le principe comparatif
qu'un modèle des sciences de la nature. Il est vrai que, le
temps et l'expérience aidant, ce modèle peut être modifié,
mais seulement avec difficulté (témoins la biologie et la
psychologie). Le modèle est mécaniste, quantitatif, il
repose sur la cause et l'effet (un agent individuel, un
résultat individuel 1). Il est essentiel de noter que la
rationalité scientifique est présente et opère seulement sur
chacun de ces plans distincts, et que son exercice suppose
que l'ensemble a été mis en pièces. Elle ne peut aller au-
delà de la relation des moyens aux fins.
Si elles ont réussi à assurer la maîtrise de l'homme sur le
monde naturel, les sciences ont eu d'autres résultats, dont
celui de nous confronter à ce qu'Alexandre Koyré a appelé
« l'énigme de l'homme». Si l'anthropologie traite, à sa
manière propre, de cette « énigme », alors elle est à la fois
partie intégrante du monde moderne, et chargée de le
transcender ou plutôt de le réintégrer dans le monde plus
humain que les sociétés avaient en commun jusque-là.
J'espère que nos observations sur la valeur se seront
inscrites dans cette direction. Il reste à affronter la
question de notre relation à la valeur: l'anthropologie se
situe entre une science « libre de valeur» et la nécessité de
restaurer la valeur à la place universelle qui lui revient. Le
critique philosophique de la science sociale lui demande
d'évaluer. Il se peut qu'il nous accorde la capacité de
dépasser la simple neutralité en la matière, mais main-
tienne que nous ne pouvons nous en débarrasser complè-
tement pour évaluer ou prescrire.
C'est vrai en pratique. Ce ne l'est pas tout à fait en
principe, je crois, et le point vaut d'être marqué. Ce qui se
produit dans la vue anthropologique, c'est que chaque
idéologie est relativisée en relation à d'autres. Il ne s'agit
pas d'un relativisme absolu. L'unité de l'humanité, postu-
lée mais aussi vérifiée (lentement et péniblement) par
l'anthropologie, met des limites à la variation. Chaque

1. Il est remarquable que Radcliffe-Brown ait vu l'incompatibilité


entre une perspective holiste ou systématique et l'explication causale,
et ait rejeté la causalité de sa « science sociale théorique )) (ibid.,
p.41).
La valeur 295
configuration particulière d'idées et de valeurs est conte-
nue avec toutes les autres dans une figure universelle dont
elle est une expression partielle (cf. ci-dessus chap. VI).
Pourtant cette figure universelle est si complexe qu'elle ne
peut pas être décrite, mais seulement vaguement imaginée
comme une sorte d'intégrale de toutes les configurations.
Ainsi, il est impossible pour nous de saisir directement la
matrice universelle dans laquelle la cohérence de chaque
système de valeurs particulier est enracinée, mais elle est
perceptible d'une autre façon : chaque société ou culture
porte la trace de l'inscription de son idéologie à l'intérieur
de la condition humaine. C'est une marque négative,
taillée en creux. De même qu'une action a des consé-
quences imprévues ou des « effets pervers», de même que
dans nos sociétés chaque choix individuel est immergé
dans un milieu de plus grande complexité et produit ainsi
des effets involontaires, de même chaque configuration
idéo-normative a ses concomitants spécifiques, obscurs et
cependant contraignants, qui l'accompagnent comme son
ombre et manifestent par rapport à elle la condition
humaine. Ces concomitants sont ce que j'ai appelé dans un
autre contexte les «traits non idéologiques» que la
comparaison révèle et que nous voyons comme des aspects
non conscients, insoupçonnés des sujets eux-mêmes 1.
Il y a ainsi dans toute société concrète l'empreinte de ce
modèle universel, qui devient perceptible à quelque degré
aussitôt que la comparaison commence. C'est une
empreinte négative, qui pour ainsi dire authentifie la
société en tant qu'humaine, et dont la précision s'accroît à
mesure que progresse la comparaison. Il est vrai que nous
ne pouvons pas dériver de cette empreinte une prescrip-
tion, mais elle représente le revers de la prescription, ou sa
limite. En principe, l'anthropologie est ainsi grosse d'un
progrès dans la connaissance de la valeur, et par suite de la
prescription elle-même, ce qui devrait conduire finalement
à reformuler le problème du philosophe.
Mais qu'en est-il d'ici et de maintenant? Étant entendu
que le sens de « prescription » devient plus complexe dans

1. HH, § 118.
296 Le principe comparatif
notre perspective, de sorte qu'on préférerait parler de
conseil plutôt que d'injonction, n'avons-nous rien de la
sorte à offrir à partir de nos conclusions de fait? Nous
avons vu que la configuration moderne, tout en s'opposant
à la configuration traditionnelle, est pourtant encore
située en elle: le modèle moderne est une variante
exceptionnelle du modèle général et demeure enchâssé,
ou englobé, à l'intérieur de ce modèle. La hiérarchie est
universelle, et en même temps elle est ici contredite,
partiellement mais effectivement. Qu'est-ce donc qui, en
elle, est nécessaire? Une première réponse approximative
est que l'égalité peut faire certaines choses, et non
d'autres. Une tendance actuelle de l'opinion publique, en
France et ailleurs, suggère un exemple.
On parle beaucoup de « différence », de la réhabilita-
tion de ceux qui sont « différents» d'une façon ou de
l'autre, de la reconnaissance de l'Autre. Ceci peut signifier
deux choses. Dans la mesure où c'est affaire de « libéra-
tion », de droits et de chances égaux, de l'égalité de
traitement des femmes, ou des homosexuels, etc. - et telle
semble être la portée principale des revendications présen-
tées au nom de telles catégories -, il n'y a pas de problème
théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un
traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée
de côté, négligée ou subordonnée, et non « reconnue ».
Comme la transition est facile de l'égalité à l'identité, le
résultat à longue échéance sera probablement un efface-
ment des caractères distinctifs au sens d'une perte du sens
ou de la valeur attribués précédemment aux distinctions
correspondantes.
Mais il se peut qu'il y ait davantage dans ces demandes.
On a l'impression qu'elles présentent aussi un autre sens
plus subtil, la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre.
Ici je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être que
hiérarchique - comme Burke l'a perçu de façon si aiguë
dans ses Réflexions sur la Révolution française. Ici, recon-
naître est la même chose qu'évaluer ou intégrer (pensons à
la Grande Chaîne de l'Être). Un tel énoncé fait injure à
nos stéréotypes et à nos préjugés, car rien n'est plus
éloigné de notre sens commun que la formule de saint
La valeur 297
Thomas d'Aquin: « On voit que l'ordre consiste principa-
lement en inégalité (ou différence: disparitate) » (cf. ci-
dessus note 2, p. 273). Et cependant c'est seulement par
une perversion ou un appauvrissement de la notion d'ordre
que nous pouvons croire à l'inverse que l'égalité peut par
elle-même constituer un ordre. Pour être explicite: l'Au-
tre sera alors pensé comme supérieur ou inférieur au sujet,
avec l'importante réserve que constitue l'inversion (qui
n'est pas présente dans la Grande Chaîne comme telle).
C'est-à-dire que, si l'Autre était globalement inférieur, il
se révélerait supérieur à des niveaux secondaires 1.
Je soutiens ceci: si les avocats de la différence récla-
ment pour elle à la fois l'égalité et la reconnaissance, ils
réclament l'impossible. On pense au slogan « séparés mais
égaux» qui marqua aux États-Unis la transition de
l'esclavage au racisme.
Pour être plus exact, ou plus complet, ajoutons que ce
qui précède est vrai au niveau de la pure représentation -
égalité ou hiérarchie - et faisons place à une autre sorte
d'alternative. Pour ce qui est des formes pratiques d'inté-
gration, la plupart de celles qui viennent à l'esprit ou bien
assemblent des agents égaux, identiques en principe,
comme la coopération, ou bien renvoient à un tout et sont
implicitement hiérarchiques, comme la division du travail.
Seul le conflit se qualifie, comme Max Gluckman l'a

1. Pour l'application aux sociétés, voir « La communauté anthro-


pologique ... », op. cit., p. 92, ici chap. VI, 1re partie. Si nous
supposons que les niveaux sont nombreux, et l'inversion multipliée,
nous avons une relation dyadique fluctuante qui peut donner
statistiquement l'impression de l'égalité. Dans un contexte tout
différent, l'analyse par Sahlins des échanges dans le golfe Huon est
riche de sens (Age de pierre, Age d'abondance, op. cit., p. 322 sq.).
Soit brièvement : 1) entre deux partenaires commerciaux, chacun des
échanges d'une série est déséquilibré alternativement, dans une
direction et dans l'autre, approchant d'un équilibre obtenu à la fin,
pour la série entière; l'égalité est ainsi atteinte à travers une
succession d'échanges quelque peu inégaux; 2) ainsi, chaque échange
particulier n'est pas fermé, mais reste ouvert et appelle le suivant:
l'accent est sur une relation continuée plutôt que sur une équivalence
instantanée entre choses. Tous les aspects de notre problème sont ici
présents en réduction : la vraie différence entre hiérarchie et égalité
n'est pas du tout celle que nous supposons d'ordinaire.
298 Le principe comparatif
montré, comme intégrateur. Il faut donc dire, en gros,
qu'il y a deux voies pour reconnaître en quelque façon
l'Autre : la hiérarchie et le conflit. Maintenant, que le
conflit soit inévitable et peut-être nécessaire est une chose,
et le poser comme idéal, ou comme « valeur opératoire »,
en est une autre 1, même si c'est en accord avec la
tendance moderne: Max Weber lui-même n'accordait-il
pas plus de crédibilité à la guerre qu'à la paix? Le conflit a
le mérite de la simplicité, alors que la hiérarchie entraîne
une complication semblable à celle de l'étiquette chinoise.
Cela d'autant plus qu'il lui faudrait ici être englobée à
son tour dans la valeur suprême de l'individualisme égali-
taire. Je confesse pourtant ma préférence irénique pour
elle.

P.S. (1983) - Il Y a lieu aujourd'hui à une brève mise au


point. On peut reprocher à ce qui précède de suggérer une
image trop étroite de la culture moderne. Le tableau
vaudrait peut-être dans une certaine mesure pour le passé,
il ne s'appliquerait plus que très mal au présent. Ainsi, la
science dont on a fait état est dépassée depuis longtemps,
la séparation entre être et devoir-être est loin d'être
admise partout dans la philosophie récente, etc.
La réponse est à deux degrés. En premier lieu, ce qu'on
a voulu isoler est une configuration idéologique générale,
sous-jacente aussi bien à la mentalité commune qu'à la
connaissance spécialisée. Et, quand je dis mentalité
commune, je ne pense pas qu'à l'homme de la rue, mais
aussi bien aux institutions politiques ou encore aux présup-
posés dominants dans l'étude de la société. Il ne suffit pas
qu'un trait apparaisse dans une spécialité pour avoir le
même poids qu'un autre dans la configuration globale.
Ainsi par exemple il semble bien que la théorie de la
relativité, bien que déjà ancienne, n'a pas à ce jour

1. Ce que fait, à mon sens, Marcel Gauchet dans une étude


pénétrante sur Tocqueville: « Tocqueville, l'Amérique et nous »,
Libre, 7, 1980, Paris, Payot (p. 43-120), p. 90-116.
La valeur 299
conquis une place du même ordre que la physique
newtonienne dans nos représentations communes.
En second lieu, il y a un problème de vocabulaire, qui
recouvre un problème de méthode. Dans le texte ci-
dessus, comme dans toute la recherche dont il est issu, le
but a été d'isoler comme caractéristique de la modernité,
en contraste avec les sociétés non modernes, une configu-
ration que l'on a appelée moderne dans ce sens. Il apparaît
aujourd'hui, tout compte fait, qu'on peut l'appeler indivi-
dualiste, tant l'individualisme y est fondamental. Il est bien
vrai que la modernité prise en un sens purement chronolo-
gique - et non pas seulement sa phase la plus récente,
« contemporaine» - contient bien davantage, au plan de
la pratique sociale et même à celui de l'idéologie, que la
configuration individualiste qui la caractérise comparative-
ment. A la lumière des résultats acquis, cette situation
apparaît chargée de sens et susceptible d'être analysée
dans une perspective renouvelée 1.

1. Cf. l'introduction de ce volume, in fine.


Lexique de quelques mots clefs
Abréviations

HH = Homo hierarchicus,. le Système des castes et ses impli-


cations, Paris, Gallimard, 1979, coll. « Tel» (réédition
augmentée) .
HAE 1 = Homo aequalis 1,. Genèse et Épanouissement de l'idéolo-
gie économique, Paris, Gallimard, 1977.

Ceci n'est pas un index, mais seulement un rappel de quelques


termes de base dans l'acception où ils sont pris ici. On renvoie au
besoin à l'intérieur du livre pour des éclaircissements, et excep-
tionnellement à d'autres ouvrages pour des développements plus
amples. L'astérisque * renvoie à une autre rubrique.

HIÉRARCHIE: A distinguer du pouvoir ou commanriement:


ordre résultant de la mise en jeu de la valeur. La relation
hiérarchique élémentaire (ou opposition * hiérarchique) est
celle entre un tout (ou un ensemble) et un élément de ce tout
(ou ensemble), ou encore entre deux parties par référence au
tout; elle s'analyse en deux aspects contradictoires de niveau
différent: distinction à l'intérieur d'une identité, englobement
du contraire (p. 245). La hiérarchie est ainsi bidimensionnelle
(p. 278). En général, voir HH, postface.
HOLISME : On désigne comme holiste une idéologie * qui valorise
la totalité sociale et néglige ou subordonne l'individu humain;
voir l'opposé: Individualisme. Par extension, une sociologie
est holiste si elle part de la société globale et non de l'individu
supposé donné indépendamment.
IDÉES-VALEURS: L'impossibilité de séparer idées et valeurs
dans les formes de pensée non modernes conduit à parler
d'idées-valeurs (p. 274 sq.).
304 Lexique
IDÉOLOGIE: Ensemble social de représentations; ensemble des
idées et valeurs communes dans une société (= idéologie
globale); partie spécifiée de l'idéologie globale: l'idéologie
économique. Voir HAE l, p. 18, 26 sq., etc.
IDÉOLOGIE MODERNE: Ensemble des représentations com-
munes caractéristiques de la civilisation moderne (p. 30, 299).
Voir Individualisme *.
INDIVIDU: En fait d'individu ou d'homme individuel il faut
distinguer :
1) le sujet empirique, échantillon indivisible de l'espèce
humaine, tel qu'on le rencontre dans toutes les sociétés;
2) l'être moral, indépendant, autonome, et ainsi (essentielle-
ment) non social, tel qu'on le rencontre avant tout dans notre
idéologie moderne de l'homme et de la société.
La distinction est indispensable à la sociologie (p. 29).
INDIVIDU-DANS-LE-MONDE/INDIVIDU-HORS-DU-MONDE :
L'individu au sens (2) ci-dessus, s'il est «non social» en
principe, en pensée, est social en fait: il vit en société, « dans
le monde ». En contraste, le renonçant indien devient indé-
pendant, autonome, un individu, en quittant la société propre-
ment dite, c'est un « individu-hors-du-monde » (HH, app. B).
INDIVIDUALISME: 1) On désigne comme individualiste, par
opposition au holisme *, une idéologie qui valorise l'individu
(= qui a l'individu au sens (2) ci-dessus) et néglige ou
subordonne la totalité sociale. Sur la relation entre cette
opposition * et celle entre individu-darts-Ie-monde et individu-
hors-du-monde, voir p. 77, n. 1.
2) Ayant trollvé que l'individualisme dans ce sens est un trait
majeur dans la configuration de traits qui constitue l'idéologie
moderne *, on désigne cette configuration elle-même comme
individualiste ou comme «l'idéologie individualiste », ou
« l'individualisme» (p. 30 sq.). Voir Relations *.

OPPOSITION: Le terme désigne uniquement une distinction


intellectuelle et non une relation de fait, conflit, etc. On
distingue l'opposition symétrique ou équistatutaire (= où les
deux termes ont même statut, soit l'opposition distinctive en
phonologie) et l'opposition hiérarchique, asymétrique, dont
l'inversion est significative (p. 248). Voir Hiérarchie *.
RELATIONS : Dans la configuration idéologique individualiste, la
relation de l'homme aux choses (à la nature, à l'objet) est
valorisée à l'encontre de la relation entre hommes (HAE 1).
Lexique 305
Le contraire est vrai des idéologies holistes. Voir p. 50-51, 173-
174,289, n. 1.
VALEUR: C'est sous ce terme, souvent au pluriel, que la
littérature anthropologique fait référence en quelque mesure à
ce que nous préférons appeler hiérarchie *. La valeur est
ségrégée dans l'idéologie moderne *, individualiste, et au
contraire elle fait partie intégrante de la représentation dans
les idéologies holistes (chap. VII).
L'index renvoie aux pages, en italique pour les citations, en chiffres
gras pour les développements continus.

Albert E., 264, 265. Buber M., 277n.


Althusius, 99. Buchheim H., 164n, 166.
Arendt H., 163n, 166, 185. Bullock A., 178n.
Aristote, 39, 40, 41, 85-86, 110. Burke E., lOIn, 296.
Augustin (saint), 54-61, 74, 85,
263. Cahnman W. J., 226n.
Ayçoberry P., 174n. Calvin J., ~5, 71-81, 106n.
Carlyle A. J., 53, 54n, 56, 58,
Babeuf G., 146n. 63n, 66-67.
Bachelard G., 277n. Carlyle R. W., 53n.
Barber B. R, 154n. Caspary G., 45, 49, 51, 53-54,
Barker E., 86n, 96n-98, 101, 280.
114n, 119-120. Cassirer E., 85n.
Barth K., 74n. Choisy E., 72n, 75, 78.
Bateson G., 261, 276n. Chrysippe, 40.
Beek B., 247. Clément d'Alexandrie, 50.
Beidelman T. 0.,251. Comte A., 124n, 126, 128n, 129,
Bell D., 239n. 131.
Bellah R, 281. Condorcet (marquis de), 123-
Benoist J.-M., 248. 124n-126, 223.
Bentham J., 98n, 111, 120, 1220. Congar y., 66.
Beuchat H., 205. Conze E., 44n.
Bevan E., 41n, 48. Coppet D. de, 245n, 288n.
Bidez J., 49n. Crocker c., 248n.
Blondel M., 257. Curtis M., 154n.
Bonald (comte de), 126, 132. Czarnowski S., 205.
Bouglé C., 1280.
Boulainvilliers (comte de), 188. Dante, 93n.
Bourdieu P., 249n. Daraki M., 58n.
Bracher K. D., 159. Den ys l'Aréopagite (Pseudo-),
Brésard M., 117n. 282.
Brown P., 35n, 54n, 60-61. Derathé R, 115n.
308 Index
Descartes R, 76, 290n. Habermas J., 70n.
Descombes V., 29-30. Halévy E., 84, 98n, 121n, 123,
Diderot D., 115n, 220. 128n.
Diogène, 40. Haller W., 106.
Douglas M., 16. Hegel G. W. H., 23, 44, 70, 83,
Dubois P., 93. 108, 112-113, 116n, 119, 126,
Durkheim E., 12, 15, 17, 29, 129-130-131, 143, 146-147-
83n, 117-118, 184, 194, 198, 149, 158, 226, 227n, 269n,
205-207, 212, 226, 238, 276n. 275n.
Dvornik F., 50n, 63n. Heine H., 135.
Herder J. G., 135, 136-141, 145,
Eckart D., 167, 176. 148,155,169,171,224,228.
Ehrhardt A. A. T., 50n. Herskovits M. J., 272n.
Epictète, 41. Hertz R, 194, 198,209,242-243,
Erikson E., 280-281. 246,273.
Evans-Pritchard E. E., 13, 15n, Hill c., 105.
211, 213, 241-243, 247, 254n, Himmler H., 165, 177.
266. Hitler A., 162-189.
Fauconnet P., 204. Hobbes T., 99-100, 103, 106n,
Faye J.-P., 164n, 165n-166n, 130, 132n, 227n.
170n-171-172, 177, 179, 184. Hsu F. L., 259-260.
Fichte J. G., 135, 141-149, 162n. Hubert H., 197-198, 204-205,
Figgis J. N., 84, 89-90-91, 93, 96. 208.
Firth R, 254n. Humboldt W., 228n.
Fourier C., 133n. Hume D., 60.
Frazer J.• 12, 205. Humphreys S., 35n.
Friedlander S., 165n. Hyppolite J., 130n.
Friedrich C. J., 154n.
Irénée (saint), 54.
Gandillac M. de, 130n. Iteanu A., 286.
Gauchet M., 298n.
Geertz c., 237. Jackel E., 164n.
Gélase (saint), 63-64-65-67, 71, Jacob F., 276n.
92n, 279. Jambulos, 49.
Gerschenkron A., 163. Jean Chrysostome (saint), 54.
Gierke O., 84, 86n, 91-93,97-98- Jellinek G., 43n, 121, 124n.
99, 102, 109n, 111n, 117n,
227n, 273. Kant E., 143, 145-146, 148, 252,
Gilson E., 54n, 60-61, 94. 267,270.
Gluckman M., 297. Kautilya, 95n.
Gobineau (comte de), 168. Kluckhohn C., 17n, 261-266,
Goethe W., 239. 272n.
Goodenough E. R, 42. Kluckhohn F., 263-265.
Granet M., 252. Koestler A., 275n, 290n.
Grasset B., 151n. Kolakowski L., 246, 269-270,
Grégoire le Grand, 56. 275n.
Grotius, 99. Koyré A., 44, 257n, 294.
Guéroult M., 142-143. Kuhn T., 217.
Index 309
Lactance, 52. Montesquieu (baron de), 117n-
Lakoff S. A., lOIn, 104-106n. 118n, 131.
Lalande A., 12n, 257. Morgan L., 211.
Lamennais F. de, 128. Moritz K. P., 152n.
Leach E., 17, 47n, 63n, 254n- Morris Ch., 260.
255n. Morris c., 74n.
Leibniz G. W., 137n, 224-225, Morrison K. F., 64.
227, 277-278. Müller A., 226.
Léon X., 143, 146n. Müntzer T., 104n-105n.
Lepley R., 262n, 268.
Leroi-Gourhan A., 198. Needham R., 242, 250-252.
Leroy M., 127n, 128n. Nelson B., 43n, 76n.
Lévi-Strauss c., 193-199, 205- Neumann F., 174n.
207, 211-212, 238, 248n, 254. Nietzsche F., 104,258.
Lévy-Bruhl L., 168, 206, 241, Nolte E., 154, 164n, 165n, 167,
285. 173-174, 181.
Lilbume J., 106. Northorp F. S. C., 262n.
Locke J., 23, 83, 98n, 100, 103,
Occam G. d', 74, 84-89, 92, 93n,
106n-107, 119, 122, 131, 157. 129.
Lovejoy A. D., 153n, 260n, Origène, 45, 49, 51,53, 58.
276n, 277n, 282. Ostrogorsky G., 288n.
Lukacs G., 153n, 275n.
Lukes S., 29n, 226. Paine T., 123.
Luther M., 72-76, 78-80, 94-95, Parsons T., 261n-263, 272n, 292.
104, 106n, 156, 167. Partner P., 68n.
Paul (saint), 52-54, 176.
Peterson E., 63.
Machiavel N., 95-109. Phillips D. c., 275n, 292.
Macpherson C. B., 106-109n. Philon, 42, 48, 50.
Maistre X. de, 126. Philonenko A., 145n, 146.
Malinowski B., 203-204. Platon, 39, 40, 52, 83, 119,257,
Malthus T. R., 126. 261n, 283n.
Mandeville B., 26. Plenge J., 160, 289n.
Mann T., 187. Plotin, 60.
Marcaggi V., 122n. Polanyi K., 14,23, 30n, 31,174,
Marcuse H., 126. 271n, 284, 287.
Marsile de Padoue, 92, 93, 95. Polin R., 108n.
Marx K., 118n, 126-127, 129- Popper K., 83n, 116.
131, 154, 162, 173, 226-227, Pribram K., 159-160-162-163n,
250. 172, 184, 187,269.
Maser W., 167n, 179. Proudhon P. J., 127n, 133n.
Mason T., 165n. Pufendorf S., 99, 116.
Mauss M., 11-19, 23, 29, 193-
214, 216, 219, 255, 285. Radcliffe-Brown A. R., 242,
Meinecke F., 142-143. 254-255, 266, 288n, 293n.
Mercier S., 122n. Rauschning H., 178, 185.
Michel H., 121n, 127n-128n. Renan E., 139.
Mol H., 263. Ricardo D., 126.
Molina L., 99. Ritter J., 269n.
Momigliano A., 35n. Rivière J., 91n, 93n.
310 Index
Robertson R., 23n. Steinmetz S. R., 200-201.
Rotstein A., 287n. Stern F., 158.
Rouché M., 137n. Strauss L., 270.
Rousseau J.-J., 40,100,103-104, Suarez F., 99.
108, 112-120, 121, 124, 128n,
130, 132n, 138, 145, 220, Talmon J.-L., 113n.
227n. Taminiaux J., 147n.
Taylor C., 227n.
Sabine G. H., 40, 114n. Tcherkézoff S., 251n.
Sahlins M., 233, 288n, 297n. Theunisseo M., 44n, 1470.
Saint-Simon (comte de), 126, Thomas d'Aquin (saint), 84-86,
128, 133n. 97, 273n, 297.
Salomon E. von, 180n, 188n. Tocqueville A. de, 122, 125,
Saran A. K., 271. 128-131, 298n.
Schelling F. W. J., 143, 2860. Toenoies F., 76, 83n, 138n, 169,
Schiller F., 228. 226-227, 229, 238, 269, 274,
Schlegel A. W., 143. 290.
Schneckenburger F., 79. Troeltsch E., 39, 42-46, 48-50,
Schwartz E., 650. 52-53, 54n, 55, 58-59, 73-75,
Sénèque, 40, 49. 78-79, 96n, 135, 1560.
Serres M., 137n, 277n. Turner H. A., 154n.
Shakespeare W., 281. Twain M., 196.
Sheldon R, 263n.
Shils E. A., 261n-263, 272n. Ullmano W., 64n.
Sieburg F., 151n. Vaughan C. E., 114.
Sismondi S. de, 127. Villey M., 85-86, 88n, 89.
Smith A., 26, 123, 126. Voltaire, 136, 138, 277-278.
Smith W. Robertson, 204.
Socrate, 42. Weber M., 25n, 43n, 75-77, 82,
Southern RN., 68. 226, 270, 298.
Spano O., 161n. Weldon T. D., 83-84, 116.
Spitzer G., 153n. Williams R, 285n.
Srioivas M. N., 254n.
Starobinski J., 1150. Zénon de Citium, 40, 48.
Table
Préface ... ..... " .. ,. " ...... .. ....... . . . . 9
Introduction . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . Il

1. Sur l'idéologie moderne

1. Genèse, 1. De l'individu-hors-du-monde à l'indi-


vidu-dans-Ie-monde. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 33
Les commencements chrétiens de l'individualisme, 35
Calvin, 71

2. Genèse, II. La catégorie politique et l'État à


partir du XIIIe siècle . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 82
Introduction, 82
Thomas d'Aquin et Guillaume d'Occam, 84
De la suprématie de l'Église à la souveraineté politique
(XIve-xvIe siècle), 89
Le Droit naturel moderne, 96
Les implications de l'individualisme: égalité, pro-
priété, 101
Le « Léviathan» de Hobbes, 107
Le « Contrat social» de Rousseau, 112
La Déclaration des droits de l'homme, 121
Le contrecoup de la Révolution: renaissance de 1'« uni-
versitas », 126

3. Une variante nationale. Le peuple et la nation


chez Herder et Fichte. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 134

4. La maladie totalitaire. Individualisme et racisme


chez Adolf Hitler. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 152
II. Le principe comparatif :
l'universel anthropologique
5. Marcel Mauss: une science en devenir. . . . . . . . 193
6. La communauté anthropologique et l'idéolo-
gie ....................................... 215
La discipline dans sa relation aux idéologies, 216
Où l'égalitarisme n'est pas à sa place, 240

7. La valeur chez les modernes et chez les autres 254

Lexique de quelques mots clefs. . . . . . . . . . . . . . . . 301


Index des auteurs cités. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . 307
IMPRESSION : NORMA.~DIE ROTO IMPRESSION S.A.S. À LONRAI
DÉPÔT LÉGAL: OCTOBRE 1991. N° 13415-4 (114170)
IMPRIMÉ EN FRANCE

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