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l'individualisme
Du même auteur
La Tarasque
Essai de description d'un fait local
d'un point de vue démographique
Gallimard, 1951; nouv. éd., 1987
Homo hierarchicus
Essai sur le système des castes
Gallimard, 1967, et rééd. augmentée, «Tel », 1970
Dravidien et Kariera
L'alliance de mariage dans l'Inde du Sud et en Australie
Mouton, «Textes de sciences sociales », n° 14, 1975
Homo aequalis
1. Genèse et épanouissement de l'idéologie économique
II. L'idéologie allemande: France-Allemagne et retour
Gallimard, 1976 et 1991
Louis Dumont
Essais sur
l'individualisme
Une perspective anthropologique
sur l'idéologie moderne
Editions du Seuil
La première édition de cet ouvrage
a paru, en 1983, dans la collection «Esprit».
Le texte original a été légèrement augmenté en 1985,
et a été revu et corrigé à l'occasion de la présente édition.
ISBN 978-2-02-013415-6
(ISBN 2-02-006613-0, 1re publication)
1. Dans une discussion d'un texte repris ici (chap. 1), Roland
Robertson voudrait que je réponde à toutes les questions qu'incluait
la sociologie de Max Weber (Religion, 12, 1982, p. 86-88). Mais cette
recherche se situe volontairement hors du paradigme webérien.
26 Introduction
logie se caractérise par la conjonction de l'attention portée
aux ensembles et du souci méticuleux du détail, de tout le
détail. D'où la préférence pour l'étude monographique,
intensive, d'ensembles de dimension réduite, et l'exclusion
pointilleuse de toute intrusion ou présupposition, de tout
recours à l'idée toute faite, au vocable trop commode, au
résumé approximatif, à la paraphrase personnelle. Or
l'histoire des idées est évidemment un champ privilégié
pour tous ces procédés, dont il est difficile de se passer, et
qui risquent fort de masquer les problèmes en faisant
prévaloir les vues propres de l'auteur. On aura donc
recours le plus possible à la monographie, soit par exemple
dans l'ouvrage cité le chapitre sur la Fable des abeilles de
Mandeville, ou l'étude mot à mot de passages d'Adam
Smith sur la valeur-travail. Ce recours n'est pas toujours
possible, ou suffisant, il faudra alors se contenter de
compromis. On ne pourra pas se passer tout à fait de
résumés, du moins veillera-t-on à en contrôler strictement
le libellé. Le lecteur cursif peut n'apercevoir qu'une partie
de ces précautions. Une lecture plus attentive ou une
étude spéciale les révéleront. Voilà en tout cas de quoi
faire comprendre au lecteur pourquoi on ne peut lui
aplanir la voie que dans une certaine mesure, et pourquoi
on doit le plus souvent éviter les raccourcis faciles qu'il
pourrait attendre.
Genèse, l
De l'individu-hors-du-monde
à l'individu-dans-le-monde *
Calvin
1. Max Weber a dit à peu près la même chose en 1910 dans une
discussion faisant suite à la conférence de Troeltsch sur le Droit
naturel : il opposait les « formes de sentiment religieux rejetant le
monde» au « sentiment religieux calviniste qui trouve la certitude
d'être enfant de Dieu dans l'épreuve de soi (Bewiihrung) à réussir. ..
dans le monde donné et ordonné », et encore il oppos~it la
« communauté» d'amour acosmique caractéristique de l'Eglise
orientale et de la Russie à la « société » ou « formation de la structure
sociale sur une base égocentrique» «( Max Weber on Church, Sect
and Mysticism », éd. par Nelson. Sociological Analysis, 34-2, 1973,
p. 148).
Benjamin Nelson dit ailleurs que le mysticisme-dans-Ie-monde
demande à être plus explicitement reconnu que Weber et Troeltsch
ne l'ort fait (Sodological Analysis, 36-3, 1975, p. 236, cf. ci-dessus
n. 2, p. 42). Cela semble confirmer l'accent mis ici même sur
l'intramondanité plutôt que sur l'ascétisme.
Genèse, 1 77
sous-jacente aussi bien à ce que Weber a appelé la
rationalité des modernes.
De plus, cette vue de Calvin nous permet de corriger et
d'approfondir le paradigme utilisé jusqu'ici. Si l'extra-
mondanité est maintenant concentrée dans la volonté de
l'individu, on peut penser que l'artificialisme moderne en
tant que phénomène exceptionnel dans l'histoire de l'hu-
manité ne peut se comprendre que comme une consé-
quence historIque . lointaine de l'individualisme-hors-du-
monde des chrétiens, et que ce que nous appelons le
moderne «individu-dans-le-monde» a en lui-même,
caché dans sa constitution interne, un élément non perçu
mais essentiel d'extra-mondanité. Il y a donc une conti-
nuité plus grande entre les deux types d'individualisme
que nous ne l'avions supposé au début, avec cette consé-
quence qu'une hypothétique transition directe du holisme
traditionnel à l'individualisme moderne ne nous apparaît
plus seulement maintenant comme improbable, mais
comme impossible 1.
La transition à l'individu-dans-Ie-monde, ou, si je puis
dire, la conversion à l'intra-mondanité, a chez Calvin des
concomitants notables. On a noté la récession d'aspects
mystiques et affectifs. Ils ne sont pas tout à fait absents des
écrits de Calvin, mais très spectaculairement de sa doc-
trine. La Rédemption elle-même est prise, d'un point de
vue sèchement légaliste, comme la réparation d'une
offense à l'honneur de Dieu. Le Christ est le chef de
l'Église (au lieu du pape), le paradigme de la vie chré-
Genèse, II
La catégorie politique et l'État
à partir du XIIIe siècle *
Introduction
De la suprématie de l'Église
à la souveraineté politique (XlV-XVIe siècle)
Le « Léviathan» de Hobbes
1. J'ai insisté sur la propriété chez Locke dans HAE 1, p. 70-75 ; cf.
aussi p. 247, n. 11.
108 Sur l'idéologie moderne
égalitaire, avec comme résultat l'identification de l'Indi-
vidu avec le souverain, identification qui sera au cœur
même de la théorie de Rousseau et de Hegel. Caractériser
Hobbes comme conservateur est donc insuffisant et trom-
peur. Il est vrai qu'il a exalté la Herrschaft tandis que le
courant principal du développement politique allait à la
Genossenschaft, et en ce sens il fut bien un conservateur.
Mais cette affirmation n'a guère de signification, comparée
à la question de savoir qui avait raison. J'espère que ce qui
suit montrera en quel sens on peut soutenir que Hobbes
avait raison. Il s'agit de la nature même de la philosophie
politique. On peut étudier la politique comme un niveau
particulier de la vie sociale, dont tout le reste est pris pour
acquis, et de ce point de vue la thèse essentielle de Hobbes
peut bien être rejetée. Si au contraire la philosophie
politique est, à la suite de celle des anciens, un mode de
considération de la société tout entière, il faut dire qu'il
avait raison contre les tenants de l'égalitarisme 1.
Je ne prétends pas démontrer cela ici même. J'espère
que la thèse deviendra plus claire dans la section portant
sur Rousseau, parce que Rousseau saisissait plus complè-
tement que Hobbes la nature sociale de l'homme. Il n'en
est pas moins vrai que la reconnaissance par Hobbes de la
sujétion dans la société implique la nature sociale de
l'homme, en dépit de toutes les protestations de Hobbes
lui-même : il considérait bel et bien la société, même s'il
ne parlait que de «l'homme» et de l'État (Common-
wealth). Il me faut être bref, et je puis seulement inviter le
lecteur à mettre à l'épreuve les remarques qui suivent.
Pour commencer, y a-t-il dans Léviathan un état de
nature, et quel est-il? Il semblerait que la presque totalité
de la première partie, « De l'homme », soit le tableau de
cet état de nature. La justice est absente, car c'est affaire
la dernière partie de CS, liv. II, chap. XII, qui rappelle Montesquieu:
« Je parle des mœurs, des coutumes, et surtout de l'opinion; partie
inconnue à nos politiques, mais de laquelle dépend le succès de toutes
les autres ... » Voir aussi la nécessité de la « religion civile» (CS,
liv. IV, chap. VIII), et, dans les travaux concrets de Rousseau sur la
Corse et la Pologne, le souci du patriotisme, de la religion, des jeux et
amusements, etc.
1. CS, liv. II, chap. VII, p. 381-382. Ce passage a été repris par moi
dans HH, p. 25, et dans HAE I, p. 151 et 250, n. 6 (à propos de
l'incompréhension de Marx).
2. D'autres passages de Rousseau montrent que c'est là chez lui
une pensée, permanente et centrale. Par exemple, CS, Fe version, Iiv. l,
chap. II; Emile, 1 (Œuvres, t. l, p. 249) ; « Lettres sur la vertu et le
Genèse, II 119
si on se transporte par la pensée dans le climat intellectuel
dans lequel vivait Rousseau, on pourra difficilement
imaginer affirmation plus catégorique.
Les critiques qui accusent Rousseau d'avoir ouvert les
portes aux tendances autoritaires le blâment en fait pour
avoir reconnu le fait fondamental de la sociologie, une
vérité qu'ils préfèrent quant à eux ignorer. Cette vérité
peut bien apparaître comme un mystère, voire une mystifi-
cation, dans une société où prédominent les représenta-
tions individualistes - comme cela est arrivé à propos de
Hegel et de Durkheim; elle peut paraître dangereuse ou
nuisible, elle peut même être telle tant qu'elle n'a pas été
proprement reconnue, et le problème posé par là ne
saurait être résolu par la réaction de l'autruche en face du
danger.
D'aucuns préféreraient que Rousseau se soit débarrassé
de l'individu abstrait et de l'idée arbitraire du contrat et
qu'il ait décrit son État sans détour en termes « collecti-
vistes ». Mais c'est là ignorer la liberté comme préoccupa-
tion centrale de Rousseau: il percevait en lui-même
l'individu en tant qu'idéal moral et revendication politique
irrépressible, et il maintint cet idéal en même temps que sa
contrepartie réelle, l'homme comme être social. Sir Ernest
Barker voyait en Rousseau une sorte de Janus tourné à la
fois vers le passé - le Droit naturel (moderne) - et vers
l'avenir - l'école historique allemande et l'idéalisation
romantique de l'État national, ou encore comme commen-
çant avec Locke et terminant avec la République de
Platon. Rousseau a peiné pour réconcilier le Droit naturel
moderne et l'ancien, pour réintégrer l'individu des philo-
sophes dans une société réelle. La claire critique de Barker
explique son échec sans toucher à sa grandeur:
.,. il aurait échappé à la confusion, il aurait évité le miracle
inexplicable d'une émergence soudaine, par le contrat,
hors d'une condition primitive et stupide dans l'état civilisé
des lumières, s'il avait pris le temps de distinguer entre la
Le contrecoup de la Révolution :
renaissance de l'« universitas »
1. Cf. pour les durkheimiens, HH, n. 3a; ici même, chap. VI.
Une variante nationale 145
Le fait est d'autant plus remarquable que Fichte est
farouchement égalitaire au plan politique, en contraste
avec Kant et la plupart des Allemands, mais comme
Herder (et Rousseau), en consonance avec la Révolution
française dans son développement jacobin. On est frappé
de trouver un exemple parfaitement formalisé de hiérar-
chie précisément dans l'ouvrage que le jeune Fichte
consacre en 1793 à la défense de la Révolution française,
les Contributions à la rectification du jugement du public ...
On trouve en effet dans ce livre une seule figure. Elle est
destinée à monter l'État comme nécessairement subor-
donné à l'individu. Elle présente quatre cercles concentri-
ques dont le plus grand englobe, « embrasse» le second et
ainsi de suite: l'individualisme sous sa forme morale, ou
« domaine de la conscience », embrasse le domaine du
Droit naturel, celui-ci à son tour celui des contrats en
général, celui-ci enfin celui du contrat civil, donc de
l'État 1. On a donc là, répétée trois fois, précisément la
disposition d'englobement par laquelle j'ai défini précé-
demment la hiérarchie, et cela dans un ouvrage consacré à
la défense de la Révolution française. Sans doute il n'y a
nulle collision entre le propos du livre et ce schéma, car il
s'agit là de hiérarchie pure qui n'a rien à voir avec le
pouvoir. Néanmoins, n'y a-t-il pas un paradoxe à voir
l'individualisme égalitaire avoir recours à une forme de
pensée hiérarchique? Il Y a fort à parier que l'on aurait
beaucoup de mal à trouver dans la France d'alors quoi que
ce soit de semblable, et que Fichte combine déjà ici
l'égalitarisme - qui lui permet de communier avec la
Révolution - et une forme d'esprit toute différente qui, si
raffinée qu'elle soit, et si on la rapproche du holisme de
l'État commercial fermé, évoque indirectement l'accepta-
tion plus générale en Allemagne des hiérarchies sociales
elles-mêmes.
Une émergence de la hiérarchie d'un ordre tout diffé-
1. Comme le dit Nolte, op. cit., p. 395, le rôle du chef est ici de
« rétrécir» et de « durcir» les idées en vue de l'action.
174 Sur l'idéologie moderne
ment, nous dit-il, établi sa domination sur d'autres êtres
vivants en surprenant quelques-unes des lois, quelques-
uns des secrets de la nature (MK, p. 314; MK, fr., p. 286).
La formule est effrayante si on y réfléchit, car l'expres-
sion «d'autres êtres» pourrait bien désigner aussi des
hommes, et on lirait alors ici, non pas un refus de
l'artificialisme moderne, mais un désir de l'intensifier en
quelque sorte en l'appliquant aux hommes eux-mêmes -
et c'est en fait ce qu'on trouve avec l'eugénisme d'une part
et les camps d'extermination de l'autre.
On perçoit le même rejet du primat de la relation de
l'homme aux choses lorsque Hitler s'insurge contre la
primauté généralement reconnue à l'économie. Voilà, dit-
il, la sorte de croyance qui a mené à sa perte l'Allemagne
wilhelmienne. Le trait est dirigé à la fois contre le
libéralisme et contre le marxisme. Hitler en somme
englobe l'économique dans le politique (relation entre
hommes) (MK, p. 164-167; MK, fr., p. 153-155). Il a en
quelque façon perçu que c'est un certain type d'organisa-
tion politique qui non seulement rend possible le dévelop-
pement économique, mai aussi permet à l'économie de se
dégager comme ce que Nolte appelle un phénomène « philo-
sophique » (Nolte, op. cil., p. 616, n. 7 et p. 520). On renvoie
ici à Karl Polanyi (op. cit.), qui a montré que le nazisme
représentait une crise décisive du libéralisme moderne, ou
plutôt l'exploitation systématique de la crise de ce monde
qui avait cru à l'économique comme catégorie absolue,
indépendante du politique. Sur ce point, contrairement à
ce que l'on dit souvent, je crois que les nazis ont été fidèles à
leur programme de 1920 dans son esprit sinon dans sa
lettre : ils ont englobé l'économie dans la politique, main-
tenu entre les deux une relation proprement hiérarchique 1.
On connaît les attaques de Hitler contre la démocratie
1. Faye, op. cit., p. 535. Selon lui (p. 522 et n.), Hitler avait
rencontré dans une publication antisémite viennoise (Ostara, septem-
bre 1906) l'expression « la pensée volkische, principe aristocratique
de notre temps ».
178 Sur l'idéologie moderne
fondamentaux, Hitler nous répond ici précisément: le
pouvoir, la domination qui produit ou manifeste l'excel-
lence. Si l'on fait abstraction des buts de portée intermé-
diaire, et si l'on fait état de cette seule conception de
Hitler lui-même, Rauschning n'avait donc pas tort. Ainsi
la déroute des nazis les a jugés selon leur propre critère, et
les chefs l'ont fort bien compris.
En somme notre quête des traits holistes (ou «non
modernes») dans Mein Kampf nous a montré surtout des
apparences et nous a renvoyés la plupart du temps à
l'intervention d'un élément hétérogène qu'il nous reste
maintenant à cerner.
Nous en arrivons aux traits individualistes (ou « moder-
nes ») de la conception du monde de Hitler. C'est sur
eux qu'il faut insister pour comprendre le phénomène,
car ce sont eux qui passent généralement inaperçus.
Étant donné que Hitler se méfie des idéaux et des
idéologies, considérés comme les véhicules d'intérêts
cachés, et qu'il avoue qu'une doctrine est avant tout
nécessaire pour soumettre la masse à la force, on peut se
demander s'il existait vraiment pour lui quelque chose à
quoi il était véritablement attaché, à quoi il croyait
indubitablement. On répondra qu'il y avait au moins une
telle chose, et c'est la lutte de tous contre tous. Lutte pour
la vie, pour le pouvoir ou la domination, pour l'intérêt,
voilà où était pour Hitler la vérité ultime de la vie
humaine. L'idée est au cœur de Mein Kampf En voici une
formulation complète :
L'idée du combat est aussi vieille que la vie elle-même, car
la vie se perpétue grâce à la mort en combat d'autres êtres
vivants ... Dans ce combat, les plus forts et les plus adroits
l'emportent sur les plus faibles et les moins adroits. La
lutte est la mère de toutes choses. Ce n'est pas grâce aux
principes d'humanité que l'homme peut vivre ou se
maintenir au-dessus du monde animal, mais uniquement
par la lutte la plus brutale 1...
1. Discours du 5 février 1928 à Kulmbach, d'après Alan Bullock,
Hitler, trad. fr., Verviers, Gérard et Cie, coll. « Marabout univ. »,
t. l, p. 24. On notera la dernière phrase, avec l'obstination à
supprimer les principes d'humanité.
La maladie totalitaire 179
Voilà un fait de la plus grande importance. Observons
d'abord qu'un tel état d'esprit, sceptique, désabusé, voire
cynique, et une telle croyance dernière sont certainement
très répandus de nos jours au niveau du sens commun, en
Allemagne et hors d'Allemagne aussi bien. Voilà donc un
point fondamental par lequel Hitler a pu être représentatif
de son temps et de son pays, reproduire en quelque sorte,
sous une forme intensifiée par sa monomanie, les réactions
et les représentations d'une foule de gens de milieux
sociaux variés. Voilà peut-être pourquoi il se flattait de
pouvoir seul soulever par le même discours un auditoire
intellectuel aussi bien qu'ouvrier (MK, p. 376; MK, fr.,
p. 341 ; Faye, op. cit., p. 533). Il se sentait profondément
représentatif, même si dans Mein Kampf, pour rapprocher
sa condition des ouvriers qu'il veut reconquérir sur les
marxistes, il se peint plus pauvre, plus « ouvrier» dans ses
années viennoises qu'il ne l'avait été en fait (Maser, op.
cit., cf. n. 1, p. 167).
De plus Hitler est sans doute à bon droit caractérisé
parmi les chefs n~is comme celui qui avait la capacité, ou
l'audace, d'aller jusqu'au bout de ses idées, de poursuivre
avec une logique implacable les conséquences de principes
une fois posés. Cependant, les contemporains ont été
déroutés par les contradictions apparentes de son action,
et la difficulté demeure, pour l'historien, de mettre au jour
les principes qui rendraient raison de ces contradictions
supposées volontaires. Or nous tenons ici le principe
suprême, ouvertement proclamé, qui devrait tout éclairer.
On vient de le lire, c'est simplement le principe de « la
lutte la plus brutale ». Il faut seulement l'entendre de
façon hiérarchique, comme primauté de la lutte à mort sur
tout ce qui paraît la contredire : la paix sera la continua-
tion de la guerre par d'autres moyens, la légalité un moyen
de bafouer la légalité. La théorie n'est pas articulée dans
Mein Kampf, même si elle est tout à fait compatible avec
ce qui y est dit, comme par exemple que l'État n'est pas
une fin en soi, mais un moyen de servir d'autres fins. C'est
la pratique de Hitler une fois installé au pouvoir qui nous
renseigne. Au plan intérieur, Hitler savait qu'il ne pouvait
se passer des voies légales. Il les conjugua donc avec ce
180 Sur l'idéologie moderne
qu'elles sont censées exclure, les modes d'action extra-
légaux qui sont d'ordinaire l'apanage des conspirateurs et
que ce camouflage rendait d'autant plus redoutables en
même temps qu'impunissables. Ainsi, en 1933, un mois
après l'accession solennelle à la Chancellerie, l'incendie du
Reichstag permet de mèttre hors la loi les communistes et
de créer les premiers camps de concentration. De même à
un tout autre plan en 1938, à peine 1'« apaisement» est-il
obtenu à Munich de Chamberlain et de Daladier que l'on
passe à l'action antisémite avec la «Nuit de cristal 1 ».
Voilà comment, quand on ne peut se passer de légalité et
de paix, on prend soin de les englober dans « la lutte la
plus brutale» (cf. MK, p. 105; MK, fr., p. 101). Cette
transgression du contrat social, des distinctions fondamen-
tales sur quoi repose la vie sociale moderne et auxquelles
tout le monde s'en remet de confiance, apparaît dans sa
récurrence comme une méthode cachée, un principe
stratégique clandestin asservissant les institutions à la
violence et qui, en trompant ou désorientant aussi bien les
masses que l'ennemi, a sans doute grandement contribué
aux succès répétés de Hitler.
Pour approfondir l'analyse, il nous faut aussi réfléchir
que dans cette «lutte de tous contre tous », dans ce
darwinisme social si général parmi nos contemporains, les
sujets réels (ou en tout cas principaux) sont les individus
biologiques, et il est clair que cette lutte se poursuit à
l'intérieur de toute collectivité. Voilà donc l'individua-
lisme présent au niveau des représentations les plus
fondamentales, voilà un individualisme fondamental ins-
tallé au cœur de la conception du monde d'Adolf Hitler,
survivant à toutes les attaques et à tout le scepticisme
1. Il est vrai que les historiens discutent encore pour savoir si le feu
a été mis au Reichstag sur l'ordre des nazis ou des communistes. Par
ailleurs, Ernst von Salomon raconte dans Le Questionnaire (trad. fr.,
Paris, Gallimard, 1953, p. 372) comment un collègue écrivain trouve
inepte de faire succéder un pogrom à la victoire pacifique de
Munich. Voilà deux faits bien différents qui montrent l'efficacité du
camouflage hitlérien. Encore l'ami de von Solomon, bouleversé par
l'événement, aperçoit-il avec effroi la vérité: « Tu sais, je crois qu'il
est méchant! »
La maladie totalitaire 181
visant l'égalitarisme, la démocratie, et l'idéologie en
général. Cet individualisme, nous l'avons déjà rencontré,
ou du moins ses effets, car c'est lui qui est à l'œuvre toutes
les fois que chez Hitler la tendance holiste est arrêtée,
détournée ou gauchie. C'est lui; avant tout, qui détruit la
communauté donnée dans la vie sociale et la réduit
finalement à la race - je m'efforcerai de le montrer plus
loin.
Il y a d'autres traits individualistes, par exemple des
traits égalitaires:. hostilité à la royauté à la noblesse
traditionnelle et à toute notion de rang héréditaire. Du
reste, la prétention même à la fonction de « chef» de la
part d'un homme du commun demande au moins l'égalité
des chances. (Il est vrai que Hitler ne se donnait au début
que comme le « tambour» ou propagandiste du mouve-
ment.) Pour l'accession à 1'« élite », pour la promotion
dans le parti, la réussite est le seul critère, et la concur-
rence entre chefs est même favorisée par le Führer-
chancelier, que l'on voit souvent confier des tâches
identiques ou similaires à des !ieutenants différents, bien
au-delà de la seule dualité de l'Etat et du parti. Or de telles
rivalités peuvent compromettre le résultat matériel, et
lorsqu'il s'agit de quelque chose d'aussi crucial que l'éco-
nomie de guerre cette attitude marque péremptoirement
la subordination de la réalité objective aux relations entre
hommes, à l'encontre de la tendance moderne. La valori-
sation individualiste ou ses concomitants pénètrent aussi
par d'autres voies. Ainsi l'artificialisme marxiste (<< chan-
ger le monde »), le socialisme - héritier pour une part de
l'individualisme bourgeois -, le bolchevisme ne sont pas
exempts de ces traits modernes, et on ne peut les « imiter
et surclasser» (Nolte, op. cit., p. 395) sans faire sienne
par implication, inconsciemment, cette charge individua-
liste qui est à vrai dire ubiquitaire dans le monde contem-
porain. On renchérit sur le marxisme en le calquant: de
même qu'il démystifiait l'idéologie bourgeoise, le nazisme
va démystifier l'idéologie marxiste. Voici comment: plus
réels nous dit-on que les rapports de production sont les
hommes mêmes qui entrent dans ces rapports, c'est-à-dire
l'homme comme individu biologique, l'exemplaire d'une
182 Sur l'idéologie moderne
race. Cette transposition s'impose pour Hitler du fait de ce
qu'est pour lui l'évidence de la race, mais elle semble de
nouveau contenir un mélange caractéristique : d'un côté
les relations entre hommes sont plus réelles que les
relations aux choses implicites dans la « production », de
l'autre, et c'est sans doute le plus important, avant les
relations entre hommes viennent logiquement les hommes
qui entrent dans ces relations - sophisme moderne bien
connu qui évacue la relation au bénéfice de la substance et
constitue l'individu métaphysique. Pour Hitler, la réalité
qui se cache derrière la construction marxiste c'est la
volonté d'individus, les Juifs.
L'inventaire qui précède des traits holistes et des traits
individualistes dans Mein Kampf est certainement très
imparfait: il ne s'est agi en fait que d'une sorte de
détection ou de repérage. L'essentiel est de voir comment
tout cela se combine ou s'articule, et lequel des deux
grands principes subordonne l'autre si tel est le cas. C'est
ce que nous allons tenter brièvement maintenant.
Reprenons les traits rencontrés. La notion centrale est
double : lutte de tous contre tous comme vérité dernière
de la vie humaine, et domination de l'un sur l'autre comme
caractérisant l'ordre naturel des choses, ou plutôt des
sociétés. L'égalitarisme qui va à l'encontre de cet
« ordre » réputé naturel étant présenté comme une arme
juive de destruction, on pourrait croire - et on a cru
semble-t-illa plupa"rt du temps - que nous ne sommes plus
dans l'univers individualiste moderne. Or c'est pure appa-
rence. Non seulement nous trouvons des traits individua-
listes et des traits égalitaires incontestables dans la concep-
tion du monde d'Adolf Hitler, mais surtout l'idée de la
domination ne reposant que sur elle-même, sans autre
fondation idéologique que l'affirmation qu'ainsi le veut la
« nature », n'est rien d'autre que le résultat de la destruc-
tion de la hiérarchie des valeurs, de la destruction des fins
humaines par l'individualisme égalitaire. Il n'y a plus
d'autre justification à la subordination telle qu'on la
rencontre nécessairement dans toute société - et telle que
la plupart des Allemands n'ont jamais cessé de l'admettre
- que le fait brut de la domination des uns sur les autres.
La maladie totalitaire 183
L'accent très marqué mis sur la lutte pour la vie (et pour la
domination) traduit précisément la valorisation individua-
liste et la négation individualiste des croyances collectives.
Pour mieux comprendre ce qui arrive ici à l'idéologie
moderne, on peut remonter dans le passé. La subordina-
tion a toujours fait problème dans ce cadre, et la voici qui
apparaît au contraire tout à coup absolument, brutalement
affirmée. Ce retournement obscurcit la continuité histori-
que. Qu'on se souvienne seulement comment, dans le
droit naturel des XVIIe et XVIIIe siècles, il fallait le plus
souvent, en plus du contrat d'association, un second
contrat, un contrat politique ou de subordination, pour
faire passer les hommes de l'état de nature à l'état social et
politique. On voit bien là que la subordination constitue
une difficulté spéciale. Du moins recevait-elle sa fondation
d'un contrat spécialement conçu à cette fin. On mesure le
chemin parcouru dans l'intensification de l'individualisme
lorsque Hitler, soucieux avant tout de construire une
machine de guerre, et s'adressant à un peuple pour qui la
subordination va plu.s ou moins de soi, ne trouve plus pour
la fonder que la nature non plus sociale mais physique -
un peu à la manière, soit dit en passant, de nos étholo-
gistes.
On objectera que la domination, le pouvoir hitlérien
n'est qu'en apparence sa propre fin et est en réalité au
service d'une valeur, à savoir la race. Mais précisément il
faut rendre compte de /' émergence de la race comme valeur.
Or c'est la lutte de tous contre tous - et donc l'individua-
lisme - qui est à la racine de la race, et non l'inverse. En
effet, la lutte de tous contre tous est bien évidemment à
l'œuvre partout; elle doit en particulier tendre à affaiblir
voire à détruire la représentation de la société globale ou
collectivité nationale, et pour entrer plus avant dans les
représentations d'Adolf Hitler on peut se demander quelle
conception de la communauté allemande va être en état de
résister chez lui à cette désagrégation. La forme moderne
normale de la société globale, c'est la nation, et les
conditions extérieures du moment sont favorables à l'affir-
mation de la nation allemande et de sa cohésion. Pourtant,
même si l'épithète « national », seule ou en composition,
184 Sur l'idéologie moderne
est abondamment utilisée dans la dénomination des diffé-
rents partis et mouvements (voir l'inventaire de Faye), la
« nation» demeure quelque chose d'assez extérieur, ou
superficiel. L'équivalent plus profond, c'est le Volk. Pour
Hitler lui-même, il y a des raisons supplémentaires de ne
pas faire fond sur l'idée de nation. La nation est vigoureu-
sement attaquée à l'époque par les internationalistes, et
Hitler se fera gloire d'avoir brisé l'internationalisme
socialiste traditionnel dans le prolétariat. Pourtant sa
tactique ne consiste pas en général à attaquer de front une
position défendue par les socialistes, mais bien plutôt à
contourner leur critique. Ainsi, on ne dit pas qu'il n'y a pas
de lutte de classes, on dit que la vraie lutte est la lutte des
races. Du reste, comme le livre de Faye le rappelle à
chaque instant, ce à quoi tendaient non seulement le
national-socialisme mais tout le mouvement à l'intérieur
duquel il s'est développé, c'était à absorber et réunir les
deux pôles national et socialiste comme Pribram le laissait
prévoir. Tout indique que cela devait se faire autour de la
notion de Volk. Mais demandons-nous quel pouvait être
tout au fond le sentiment de Hitler vis-à-vis de cette
notion, et de celle de « communauté du peuple» dont le
nazisme devait faire si grand usage dans la suite.
Prenons un parallèle. Le sociologue français Durkheim,
pour exprimer la communauté de pensée à l'intérieur
d'une société, parlait de «représentation collective» et
même de « conscience collective » ; du côté des empiristes
anglo-saxons la réaction fut vive, ils demandaient à peu
près : «Avez-vous jamais rencontré une représentation
collective au coin d'une rue? Il n'existe que des hommes
en chair et en os. » Il est évident que Hitler, croyant à la
lutte de tous contre tous, a dû réagir de façon très
semblable devant la notion d'une entité sociale collective,
d'une communauté culturelle du « peuple ».
Cela semble confirmé par l'usage relativement limité
dans Mein Kampf du vocabulaire à base de Volk (Volks-
gemeinschajt, Volksseele) , à l'exception de Volkstum, natio-
nalité, et du « petit tpot » sur lequel Faye a insisté, le mot
v6lkisch. Nous avons vu précisément que ce dérivé permet
à Hitler, après rejet des «songeries» culturelles, reli-
La maladie totalitaire 185
gieuses ou spirituelles qui s'y attachaient, d'opérer la
transition à la race, die Rasse. Le seul résidu que son
farouche individualisme - caché - pouvait tolérer en
matière de communauté était la « race » : les gens pensent
de même, et - idéalement au moins - ils vivent ensemble,
parce qu'ils sont physiquement, matériellement identi-
ques. Sans doute du reste le glissement de « peuple» à
« race », déborde-t-il très largement le seul national-
socialisme, mais restons-en à Hitler lui-même. « Le but de
l'État est le maintien et le développement d'une commu-
nauté d'êtres vivants qui sont physiquement et morale-
ment gleichartig », c'est-à-dire semblables parce que de
même espèce (Art) (MK, p. 433; cf. MK, fr., p. 391).
Ailleurs Hitler exulte à l'idée que ses hommes seraient au
bout de quelques années devenus tous physiquement
identiques (Arendt, op cil., p. 418, citant Heiden).
Pour conclure sur ce point: une représentation fort
répandue du sens commun individualiste moderne, la
« lutte de tous contre tous », a contraint Hitler à voir dans
la race le seul fondement valable de la communauté
globale et en général la seule cause de l'histoire. Le
racisme résulte ici de la désagrégation de la représentation
holiste par l'individualisme.
Notons que, dans son rôle fonctionnel comme substitut
de la classe marxiste, la race hitlérienne est relativement
faible : elle ne fait après tout que juxtaposer des individus
qui comme tels n'ont même pas dans la vie courante la
solidarité dont les membres d'une même classe - soit des
ouvriers en lutte pour leurs revendications - peuvent faire
l'expérience. Mais la conception raciste active, c'est l'anti-
sémitisme, qui seul peut fonder la représentation abstraite
au niveau populaire. Seul il peut unir « racialement » la
population allemande qui autrement se divise, à ce qu'on
nous dit, en quatre « éléments raciaux », entendez quatre
« races» différentes. Rauschning a pu dire en ce sens que
les Juifs étaient indispensables à Hitler. Si cependant
Hitler a été poursuivi par l'idée de les éliminer, et s'est
décidé finalement à les exterminer, ce n'est pas seulement
parce qu'ils constituaient selon lui l'anti-nature écartant
l'histoire de son cours normal- on peut voir là une simple
186 Sur l'idéologie moderne
rationalisation spéculative -, ni même parce qu'il lui
fallait intensifier sa guerre sur tous les fronts.
Plus profondément, nous observons un parallélisme
entre deux opposés. La lutte, nous l'avons dit, était pour
Hitler entre les Juifs d'un côté et lui, lui seul, de l'autre. Il
a voulu dresser systématiquement sa volonté contre leur
volonté supposée. Il voyait en eux des agents de destruc-
tion, des individualistes porteurs de tout ce qu'il haïssait
dans la modernité, l'argent anonyme et usuraire, l'égalita-
risme démocratique, la révolution marxiste et bolchevi-
que. Mais nous avons vu que Hitler lui-même était infecté
par ce poison qu'il prétendait combattre. L'individualisme
de la lutte de tous contre tous minait dans son esprit ce à
quoi il aurait voulu croire et à quoi les Allemands devaient
croire: la «communauté du peuple ». Il est dès lors
vraisemblable que, à la faveur de la symétrie qui les
opposait, Hitler ait projeté sur les Juifs l'individualisme
qui le déchirait. L'extermination des Juifs apparaît, au
plus profond, comme un effort désespéré de la part de
Hitler pour se débarrasser de sa propre contradiction
fondamentale: en ce sens c'est aussi une part de lui-même
que Hitler a tenté d'annihiler.
Je voudrais ajouter une observation. J'ai signalé ailleurs
le parallélisme entre la conception hitlérienne et l'obses-
sion du «pouvoir» dans la politologie contemporaine
(HAE l, p. 19). Ayant suivi jusqu'au bout la logique de
l'aberration, on s'aperçoit que sur ce plan Hitler n'a fait
que pousser à leurs dernières conséquences des représenta-
tions fort communes à notre époque, que ce soit la « lutte
de tous contre tous », sorte de lieu commun de l'inculture,
ou son équivalent plus raffiné, la réduction du politique à
la notion de pouvoir. Or, une fois de telles prémisses
admises, on ne voit pas, Hitler aidant, ce qui peut
empêcher celui qui en a les moyens d'exterminer qui bon
lui semble, et l'horreur de la conclusion démontre la
fausseté des prémisses. La réprobation universelle montre
un accord sur des valeurs, et le pouvoir politique doit être
subordonné aux valeurs: L'essence de la vie humaine n'est
pas la lutte de tous contre tous, et la théorie politique ne
peut pas être une théorie du pouvoir, mais une théorie de
La maladie totalitaire 187
l'autorité légitime. De plus, il doit être clair au terme de
cette analyse que la généralisation de la notion de « vio-
lence » au mépris des distinctions fondamentales dans le
monde moderne (entre public et privé, etc.) est d'esprit
totalitaire et nous menace de barbarie (cf. HAE !, p. 22-
23).
Marcel Mauss .
une science en devenir *
Après ce qui a été dit du choix des sujets dans les écrits
de Mauss, de sa notion du « fait typique », du « fait social
210 Le principe comparatif
total », de la théorie comme une condition préliminaire -
classification et définition permettant une transformation
adéquate des données brutes en faits sociologiques -,
nous pourrions peut-être déjà parler d'un esprit expéri-
mental. Mais la relation entre théorie et données, entre
observateur et observé, entre sujet et objet, demande à
être discutée un peu plus avant. Nous pouvons le faire
commodément en nous demandant s'il y a dans l'anthro-
pologie, d'après Mauss, quelque chose de semblable à ce
qui est appelé expérience dans les sciences de la nature et
en quoi cela consiste. Ne pas poser cette question serait à
mon sens manquer le point essentiel en ce qui concerne
non seulement la place de Mauss dans le développement
de la pensée sociologique, mais aussi l'attitude générale
des anthropologues d'aujourd'hui et la relation entre
anthropologie et sociologie générale.
Si l'anthropologie devait donner une classification défi-
nitive des sociétés ou énoncer des lois semblables à celles
des sciences de la nature, il faudrait d'abord qu'elle ait à sa
disposition des concepts et principes définitifs. Tout au
contraire, Mauss avait le sentiment vif du caractère
temporaire et imparfait des outils conceptuels. Ayant
esquissé un plan de sociologie générale à des fins
concrètes, il termine la discussion par ces mots:
Il est peu utile de philosopher de sociologie générale
quand on a d'abord tant à connaître et à savoir et qu'on a
ensuite tant à faire pour comprendre (Œuvres, 1. III,
p. 354).
Nous avons vu ce que signifie ici « savoir », mais que
signifie « comprendre »? Est-ce seulement voir les inter-
relations ou, mieux, reconstruire le fait réel, le fait
« total» qui a été nécessairement, mais plus ou moins
arbitrairement brisé en éléments par l'analyse? Il y a
probablement dans «comprendre» quelque chose de
plus, quelque chose que nous avons déjà rencontré et qui
est toujours implicite chez Mauss, la compréhension de
l'intérieur, cette faculté remarquable qui sourd de l'unité
de l'humanité et par laquelle nous pouvons nous identifier
dans certaines conditions avec des gens vivant dans
Marcel Mauss 211
d'autres sociétés et penser dans leurs catégories, cette
faculté par laquelle, comme le dit Lévi-Strauss, l'observa-
teur devient partie de l'observé. Considérons ici une autre
des conclusions de Mauss dont l'importance pourrait
échapper à cause de la forme dans laquelle elle est
exprimée : «Les catégories aristotéliciennes ne sont pas
les seules qui existent. Nous avons d'abord à faire le plus
grand catalogue possible des catégories. »
Il n'y a guère de doute pour ceux qui connaissent Mauss
que « faire un catalogue » ne veut dire rien de moins que
faire l'expérience des catégories, y entrer, les élaborer en
faits sociaux. Bien sûr, nous sommes ici tout près de l'idée
du fieldwork (enquête sur le terrain) tel qu'il est pratiqué
ici et de la théorie qu'en a donnée le professeur Evans-
Pritchard. Pour voir que «comprendre» et «faire un
catalogue des catégories » sont essentiellement la même
chose, pre'nons un petit exemple de plus, après ceux de la
sanction et du potlatch. Appliquant notre catégorie de
« père », Morgan ne put parvenir à comprendre le système
de vocabulaire de parenté qu'il appelait Malayan. Il
interpréta, c'est-à-dire qu'il se débarrassa de cette difficulté
par une théorie élaborée du mariage de groupe qui aurait
existé dans le passé, etc. Mais quand plus tard on a vu que
la catégorie indigène pouvait être comprise, la théorie
explicative, devenue inutile, fut rejetée, et une nouvelle
catégorie apparut, celle de « père classificatoire » qui est
scientifique dans la mesure, et seulement dans la mesure,
où elle subsume la catégorie de notre sens commun et celle
des indigènes.
Si je ne me trompe, en anthropologie les catégories
proprement scientifiques ne naissent que de la sorte, je
veux dire d'une contradiction entre nos catégories et les
catégories des autres, d'un conflit entre la théorie et les
données. Je crois que c'est pour cette raison que Mauss
voulait non pas une philosophie, c'est-à-dire une spécula-
tion avec des concepts insuffisants, mais un inventaire des
catégories équivalant à la construction de concepts scienti-
fiques.
Je trouve que ceci nous autorise à parler d'étape
expérimentale de la sociologie. Ici les deux processus de
212 Le principe comparatif
l'expérimentation et de la conceptualisation ne sont pas
séparés. S'il y a une différence entre l'expérience scientifi-
que en général et celle-ci, c'est qu'en anthropologie
l'expérience ne décide pas seulement d'une hypothèse,
mais réagit sur les concepts eux-mêmes et contribue en fait
à la construction de concepts scientifiques. Il résulte de
l'identification de l'observateur à l'observé que l'expé-
rience s'empare de l'observateur lui-même.
Ce qui vient d'être dit contient à coup sûr un élément
d'interprétation personnelle. Mais je crois avoir seulement
donné une forme précise à quelque chose dont la pensée
de Mauss était pénétrée et qu'il n'exprima pas précisément
parce que pour lui c'était évident, comme la coutume pour
l'indigène. En fait, partis d'un point de départ tout
différent, nous rejoignons ici Lévi-Strauss. Il semble qu'il
n'est pas possible de faire autrement si l'on veut exprimer
en quoi Mauss est allé plus loin que Durkheim. Que
l'expérimentation mêle ici le sujet et l'objet, c'est évident
dans le travail de maints anthropologues, et l'objectivité
scientifique demande que le fait soit reconnu. Il semblerait
que, parmi les sociologues français, les non-anthropologues
n'aient pas apprécié l'importance de ce fait qui donne à
l'anthropologie une valeur particulière parmi les autres
disciplines sociologiques.
On pourrait prétendre qu'en réintroduisant le sujet nous
liquidons la science et rompons avec toute la tradition des
Lumières et des sociologues spéculatifs français dont les
efforts tendaient à étendre la science à la société. Mais
cette conséquence ne suit pas nécessairement. Il se trouve
que nous venons tout juste de découvrir certaines des
conditions d'une science de la société. Nous n'avons pas à
continuer automatiquement comme s'il ne s'était rien
passé, ni non plus à nous retourner vers un mode de
pensée tout différent, mais seulement à poursuivre en
reconnaissant les conditions nouvelles qui commandent
une nouvelle étape du développement.
La communauté anthropologique
et l'idéologie *
1. Cf. F.S.C. Northrop, The Meeting of East and West, New York,
Macmillan, 1946, p. 257; Ray Lepley, ed., Value; a Co-operative
Inquiry, New York, Colombia University Press, 1949; Clyde Kluck-
hohn lui-même fait allusion aux circonstances (ibid., p. 388-389).
2. «Values and Value-Orientation ... », op. cit., p. 388-433.
Kluckhohn a réitéré sa plate-forme dans nombre de textes.
La valeur 263
Harvard. Il est clair que Kluckhohn y développe sa propre
position tout en étant d'accord dans les grandes lignes avec
le « schéma conceptuel» du symposium. Il n'exprime de
désaccord que sur la séparation rigide entre les systèmes
social et culturel l . Pour faire bref, je mentionnerai
seulement trois points pris chez Kluckhohn et ses princi-
paux associés. D'abord, que les valeurs (sociales) sont
essentielles pour l'intégration et la permanence du corps
social et aussi de la personnalité (p. 419) - on dirait avec
Hans Mol pour leur identité 2 - est sans doute évident,
mais dans la pratique c'est facilement oublié, soit par des
anthropologues qui insistent sur les changements de façon
unilatérale, soit par des philosophes qui détachent les
valeurs individuelles de leur arrière-plan social. Saint
Augustin a dit qu'un peuple est fait d'hommes unis dans
l'amour de quelque chose.
En second lieu, le lien étroit entre idées et valeurs - soit
ici entre les aspects «cognitifs» et «normatifs», ou
« existentiels» et « normatifs» - est clairement reconnu,
comme du reste par Parsons et Shils 3, sous le concept
central d'orientation aux valeurs (value-orientation) tel
qu'il est défini par Kluckhohn 4. (Un anthropologue
perspicace a noté que le concept est critiquable sous un
autre angle 5.) Ainsi le tableau de classification des
valeurs utilisé par Florence Kluckhohn inclut, à côté des
valeurs proprement dites, un minimum d'idées et de
croyances. On peut préférer le traitement plus large des
1. HH, § 118.
296 Le principe comparatif
notre perspective, de sorte qu'on préférerait parler de
conseil plutôt que d'injonction, n'avons-nous rien de la
sorte à offrir à partir de nos conclusions de fait? Nous
avons vu que la configuration moderne, tout en s'opposant
à la configuration traditionnelle, est pourtant encore
située en elle: le modèle moderne est une variante
exceptionnelle du modèle général et demeure enchâssé,
ou englobé, à l'intérieur de ce modèle. La hiérarchie est
universelle, et en même temps elle est ici contredite,
partiellement mais effectivement. Qu'est-ce donc qui, en
elle, est nécessaire? Une première réponse approximative
est que l'égalité peut faire certaines choses, et non
d'autres. Une tendance actuelle de l'opinion publique, en
France et ailleurs, suggère un exemple.
On parle beaucoup de « différence », de la réhabilita-
tion de ceux qui sont « différents» d'une façon ou de
l'autre, de la reconnaissance de l'Autre. Ceci peut signifier
deux choses. Dans la mesure où c'est affaire de « libéra-
tion », de droits et de chances égaux, de l'égalité de
traitement des femmes, ou des homosexuels, etc. - et telle
semble être la portée principale des revendications présen-
tées au nom de telles catégories -, il n'y a pas de problème
théorique. Il faut seulement faire remarquer que, dans un
traitement égalitaire de ce genre, la différence est laissée
de côté, négligée ou subordonnée, et non « reconnue ».
Comme la transition est facile de l'égalité à l'identité, le
résultat à longue échéance sera probablement un efface-
ment des caractères distinctifs au sens d'une perte du sens
ou de la valeur attribués précédemment aux distinctions
correspondantes.
Mais il se peut qu'il y ait davantage dans ces demandes.
On a l'impression qu'elles présentent aussi un autre sens
plus subtil, la reconnaissance de l'autre en tant qu'autre.
Ici je soutiens qu'une telle reconnaissance ne peut être que
hiérarchique - comme Burke l'a perçu de façon si aiguë
dans ses Réflexions sur la Révolution française. Ici, recon-
naître est la même chose qu'évaluer ou intégrer (pensons à
la Grande Chaîne de l'Être). Un tel énoncé fait injure à
nos stéréotypes et à nos préjugés, car rien n'est plus
éloigné de notre sens commun que la formule de saint
La valeur 297
Thomas d'Aquin: « On voit que l'ordre consiste principa-
lement en inégalité (ou différence: disparitate) » (cf. ci-
dessus note 2, p. 273). Et cependant c'est seulement par
une perversion ou un appauvrissement de la notion d'ordre
que nous pouvons croire à l'inverse que l'égalité peut par
elle-même constituer un ordre. Pour être explicite: l'Au-
tre sera alors pensé comme supérieur ou inférieur au sujet,
avec l'importante réserve que constitue l'inversion (qui
n'est pas présente dans la Grande Chaîne comme telle).
C'est-à-dire que, si l'Autre était globalement inférieur, il
se révélerait supérieur à des niveaux secondaires 1.
Je soutiens ceci: si les avocats de la différence récla-
ment pour elle à la fois l'égalité et la reconnaissance, ils
réclament l'impossible. On pense au slogan « séparés mais
égaux» qui marqua aux États-Unis la transition de
l'esclavage au racisme.
Pour être plus exact, ou plus complet, ajoutons que ce
qui précède est vrai au niveau de la pure représentation -
égalité ou hiérarchie - et faisons place à une autre sorte
d'alternative. Pour ce qui est des formes pratiques d'inté-
gration, la plupart de celles qui viennent à l'esprit ou bien
assemblent des agents égaux, identiques en principe,
comme la coopération, ou bien renvoient à un tout et sont
implicitement hiérarchiques, comme la division du travail.
Seul le conflit se qualifie, comme Max Gluckman l'a