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1.

Jeneth Murrey

Une épée entre nous

HARLEQUIN

Cet ouvrage a été publié en langue anglaise sous le titre :


HAD WE NEVER LOVED
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suivants du Code pénal.

© 1984, Jeneth Murrey C 1985, traduction française : Edimail S.A. 53,


avenue Victor-Hugo, Paris XVIe - Tél. 5006500
ISBN 2-280-00283-3 ISSN 0182-3531
Est-ce bien le hasard qui a ramené Line à Glenardh, près
de l’austère manoir où elle a perdu, cinq ans auparavant, ses
illusions, sa joie de vivre… son cœur ?
Quand elle manque de se noyer, c’est pourtant lui qui la
sauve, Piers MacArdh, son époux d’un jour, celui qu’elle a
fui, terrorisé, le soir même de leurs noces.
Il est devenu plus dur, plus intransigeant, et il veut la
punir, pour une faute qu’elle n’a pas commise. Cependant,
elle le sent, il la désire encore terriblement…
1.

Quand elle émergea, épuisée, Line était à bout de souffle et avait avalé
beaucoup d'eau. Elle repoussa de sa main sa chevelure noire qui
l'aveuglait. Elle avait tant nagé, et la rive semblait toujours aussi éloignée
! Pourrait-elle l'atteindre ? Avec le doute lui vint une sorte de
résignation, tout ceci était entièrement sa faute. Elle connaissait bien le
loch pour y avoir souvent nagé, elle savait qu'il était soumis à la marée.
Et elle avait voulu l'ignorer, tout à l'excitation d'essayer son nouveau
jouet, un canot léger en fibre de verre qui avait orné le toit de sa vieille
Mini depuis Blackpool.
Elle s'était montrée follement inconsciente ! La mer n'était déjà plus
étale quand elle avait détaché le canot, le temps de le descendre sur la
rive, l'eau venait battre de son écume l'étroite passe rocheuse, la marée
s'était inversée. A Lochardh, quand la marée change, c'est avec fureur.
Le courant refluait à présent vers la mer, charriant irrésistiblement la
moindre épave. Allait-elle subir le sort d'une épave ? Le canot s'était
retourné comme une tortue et elle avait été éjectée. Elle aurait dû
essayer de redresser la petite embarcation plutôt que de nager à contre-
courant vers le rivage. A bord du canot, elle aurait eu plus de chances de
se tirer d'affaire, bien qu'elle ait perdu sa pagaie...
On dit qu'une vie entière repasse devant les yeux de qui se noie, elle
devait être en train de se noyer car une profusion d'images naissait dans
son esprit tandis qu'elle s'efforçait de faire obéir bras et jambes, oncle
Fergie, tiré à quatre épingles dans son beau costume de tweed, le jour où
il était venu à Londres pour l'emmener — elle avait été placée dans un
Foyer après que ses parents aient péri dans l'incendie de leur maison.
Oncle Fergie... Elle avait pleuré toutes ses larmes retenues sur le beau
costume dont l'odeur ne pouvait manquer d'intriguer une fillette de sept
ans, effluves composites de fumée de tourbe, de tabac gris et de poil de
chien. Cher oncle Fergie, il l'avait bourrée de bonbons et de chocolat
durant tout le trajet de Londres à Inverness, parce qu'il ne trouvait rien
de mieux pour la consoler.
... Elle coula une deuxième fois mais le remarqua à peine. Les images
se précipitaient, la vie à Glenardh où oncle Fergie était régisseur, l'école
minuscule attenante à la chapelle, et Miss Mackie impeccable dans son
tailleur écossais et sa blouse à col montant, disant avec un fort accent
d'Édimbourg : « Vous devriez essayer de travailler un tout petit peu plus,
Linette, et de rêver un tout petit peu moins. » Catriona MacDonald à la
flamboyante chevelure rousse, penchée sur son métier à tisser, en
compagnie de sa grand-mère très âgée, toujours assise au coin du feu,
Sheena et Archie Gow, si semblables avec leurs cheveux de lin et leurs
yeux gris-vert, si différents de caractère — Sheena aussi dominatrice
qu'Archie était terrorisé, même devant la petite Line Frazer. Ruth,
debout à l'entrée de sa baraque à la fête de Blackpool, près du panneau
peinturluré annonçant : Ruth la Gitane. Sa voix, étrangement grave et
rude pour une femme : « Entre donc, petite, viens me donner ce vieux
shilling que tu as dans ta poche. » Comment l'avait-elle su? C'était la
pièce porte-bonheur d'oncle Fergie !
L'eau n'était plus si froide, elle lui semblait presque chaude à présent
dans la bouche et dans les narines. « Dormir... trop fatiguée... » La voix
de Ruth, lancinante : « Non, Tête-de-linotte, non ! Ne t'endors pas,
petite. Les signes d'eau te sont néfastes. Réveille-toi, Tête-de-linotte,
réveille-toi ! » Et par-dessus tous les autres, ce visage brun sous les
cheveux auburn, ce visage impitoyable, courroucé, aux yeux gris pleins
de défiance et de dégoût.
Line s'abandonna, bras et jambes très lourds, trop lourds pour nager
encore. Pourquoi se tourmenter? Cela se ferait sans souffrance — plus
d'aujourd'hui, plus de demain...
Voudrait-on lui sortir la tête de l'eau ? Elle résista. La douleur était
atroce, comme si on lui arrachait chaque cheveu de la tête. Elle gémit.
Elle se sentait violemment tirée vers le haut. Le vent lui glaça le dos et
les épaules. Elle était étendue sur le ventre au fond d'un bateau. Quelque
chose pesait lourdement sur ses côtes, la compressait fortement selon un
rythme régulier, elle vomit.
— Tu n'avais rien de mieux à faire ?
C'était une voix bien réelle, et non l'une de celles entendues dans son
souvenir, une voix connue, trop connue... L'eau salée rejetée par la
bouche se mêlait aux larmes qui coulaient sur ses joues. Enfin on la
retourna sur le dos.
Oncle Fergie s'évanouit dans le passé — il était mort quand elle avait
seize ans. Elle n'entendit plus les appels de Ruth. Grâce à Dieu, Ruth
était, elle, bien vivante, elle l'attendait à Blackpool, elle n'était plus Ruth
la Gitane, diseuse de bonne aventure, dans sa petite baraque sombre et
sans air, mais Madame Lee, savante, elle officiait dans un cabinet de
consultation et avait une large clientèle.
De ses cheveux trempés, l'eau dégouttait sur ses épaules. Line
frissonna. La voix colérique s'éleva à nouveau, dépourvue de toute
sympathie.
— Line ! Allons, secoue-toi ! Tu n'es pas encore morte !
Une seule personne pouvait l'appeler ainsi. Oncle Fergie avait toujours
dit « Linette » et tout le monde l'avait imitée... Linette Frazer. Pour
Ruth, elle était Tête-de-linotte depuis cinq ans qu'elles s'étaient
rencontrées. Mais quelqu'un l'avait toujours appelée « Line ». Elle ouvrit
les yeux et reçut comme une gifle la vue du visage brun si rude, plus
impitoyable que jamais. Elle s'essuya la bouche d'une main tremblante
et dit la première chose qui lui vint à l'esprit, d'une petite voix qui
s'affermissait à mesure qu'elle parlait.
— Sa Grandeur en personne ! Vous devriez prendre des cours de
secourisme. Vous m'avez presque scalpée !
Elle était plutôt satisfaite de ce bref discours, après tout, elle avait
toujours eu la réputation d'être aussi résistante qu'une herbe folle, en
dépit de sa petite taille. Elle était encore telle et elle le prouverait, même
si intérieurement elle tremblait comme une feuille, de froid et
d'épuisement.
— Tu étais sur le point de te noyer, espèce de sotte ! Que voulais-tu
que je fasse, que je saute avec toi ? La prochaine fois, je me servirai d'une
gaffe, tu trouverais peut-être cela moins agréable encore.
Elle ferma les yeux, résignée. Les forces lui revenaient.
— Nous y revoilà ! marmonna-t-elle rageusement. Rien n'a changé,
n'est-ce pas? Je vois que Sa Grandeur n'a pas appris à modérer son
exécrable caractère !
C'était le moment de montrer qu'il en fallait davantage qu'un accident
de ce genre pour l'abattre, après ce qu'elle avait vécu par le passé.
— Tu étais mal en point, et j'ai manqué chavirer en te remontant. Tu
peux remercier ta bonne étoile que je me sois trouvé assez près pour te
repêcher... Couvre-toi, d'abord, tu es indécente.
Il attrapa son pull-over et le lui jeta sur le dos. Line portait un bikini
de soie rouge, très coûteux et très flatteur, bien trop révélateur pour ces
mers froides. Mais c'était tout ce qu'elle avait. Elle s'était débarrassée de
son léger blouson de nylon quand le canot s'était retourné. Ce maillot
n'était pas destiné à la nage ! Elle posa sa tête sur ses genoux remontés et
dit, provocante jusqu'au bout :
— Vous n'aimez pas mon bikini ? Il m'a valu un succès fou à Saint-
Tropez l'année dernière ! Le bas, tout au moins. Topless, mon cher !
— Je vois, lança-t-il. D'après ton bronzage, je parierais que tu ne
portais pas le bas non plus.
Il l'exaspérait. Toute faiblesse oubliée, elle explosa.
— D'accord, pensez ce que vous voulez. Je me pavanais sur la Côte
d'Azur dans le plus simple appareil ! Si c'est ce que vous croyez, ou ce
que vous voulez croire, tant pis pour vous !
— Laisse cette mode au sud de la France, dit-il, méprisant. Nous n'en
voulons pas ici.
— Trop incendiaire ?
Elle avait récupéré ses forces et le courage d'abandonner les faux-
semblants. Elle leva ses grands yeux bleu nuit sur les yeux gris acier de
son sauveteur.
— Qu'attendez-vous de moi? Que j'enlève ce bikini? Pourquoi ne pas le
demander, mon cher Piers ? Vous savez que je ferais n'importe quoi pour
vous...
— Couvre-toi ! répéta-t-il avec une telle fureur qu'elle enfila en hâte le
chandail, qui lui arrivait presque aux genoux.
— Est-ce assez pudique pour un esprit obtus ?
— C'est mieux, reconnut-il de mauvaise grâce, fouillant d'une main
sous son siège sans lâcher la barre.
Il en retira un flacon dans un étui de cuir.
— Bois, ordonna-t-il. Cela t'empêchera peut-être de prendre froid et
après, tu me diras ce que tu faisais ici.
Line but une très petite gorgée de l'excellent whisky. L'alcool lui donna
une impression trompeuse de bien-être. Elle examina le jeune homme
du coin de l'œil. Piers Alexander MacArdh ne serait pas enchanté qu'elle
revienne s'ébattre dans son domaine. Il ne pavoiserait pas pour fêter son
retour. Tant pis ! Il faudrait qu'il se résigne !
— Je suis venue ici pour louer une propriété, dit-elle suavement.
Ses doigts tremblaient en rebouchant le flacon.
— Pas à Glenardh ! Il n'en est pas question !
Sous son air insouciant, elle redoutait sa véhémence. Naguère, elle
aurait pleuré s'il lui avait parlé de cette façon, mais c'était fini et bien
fini, elle était une autre personne désormais. Cette pensée ne suffit
pourtant pas à la réconforter... Pour se donner du courage, elle évoqua
Ruth, son affection bourrue... Non, elle n'était plus seule à présent.
— Trop tard, murmura-t-elle, souriant aimablement. Il est inutile de
vous emporter et de tout casser. Que vous le vouliez ou non, Miss Ruth
Lee est locataire pour l'été du domaine appelé Ardh Lodge, comprenant
la maison, ses dépendances et un hectare de terrain. Bornée au sud par...
— Miss Ruth Lee ?
Il haussa ses sourcils noirs et ses yeux étincelèrent. Le soleil de
printemps illumina sa chevelure qui prit la teinte de l'acajou poli. A cette
vue Line se sentit fondre — comme cela avait toujours été...
— Qui est Miss Ruth Lee ? Est-ce un autre nom pour Miss Line Frazer?
— Allons, comment Miss Line Frazer pourrait-elle être votre locataire?
Cette personne n'existe plus, du moins pour la loi.
Le whisky lui donnait une sensation de chaleur et sa voix sonnait
railleusement.
— Que cela ne vous tracasse pas, cher Seigneur écossais, poursuivit-
elle avec un rire étouffé. Il vous reste à entendre le pire, Miss Ruth Lee
est mon employeur, et où elle va, je vais aussi — nous sommes pour ainsi
dire des sœurs siamoises ! Quant à la location, j'ai le regret de vous
informer que le bail en est signé, cacheté et revêtu de votre sacro-sainte
signature. A moins de vous barricader dans vos tourelles, vous risquez
donc de m'apercevoir fréquemment dans les six prochains mois. J'allais
justement vous appeler pour présenter mes respects au Seigneur du
vallon et lui demander de procéder à quelques petites réparations
indispensables.
Elle se tut un instant, un sourire contraint aux lèvres.
— Ruth est ravie de son cottage d'été, reprit-elle, bien qu'elle ne l'ait
pas encore vu... Tellement ravie que vous n'aurez pas le cœur de la
décevoir. Si cela ne vous convient pas, vous pouvez toujours émigrer !
Il eut un rire bref, sans gaieté.
— Moi, émigrer ! Voilà une belle façon de me dire, partez ! Ce n'est pas
moi qui suis parti la dernière fois, je te le rappelle. Passons... Nous
arrivons à Eilean Ardh. Te sens-tu vaillante, jeune fille ? Voyons si tes
jambes sont aussi actives que ta petite langue venimeuse. Tu peux
m'aider si tu ne veux pas que ce bateau rejoigne ton canot au fond du
loch.
Ils approchaient du promontoire où le loch s'infléchissait à angle droit.
Oncle Fergie disait souvent que ce coude était un phénomène
géologique, et le vallon de Glenardh tout entier un caprice de la nature —
une oasis de douceur sur la partie ouest de la côte écossaise. Il le devait à
cette orientation particulière qui abritait ses côtes des vents d'ouest,
violents en hiver, et le faisait ainsi bénéficier d'un climat tempéré. La
végétation était florissante ici, il y avait très peu de neige l’hiver, au
milieu des Highlands désolées où ne poussait que la bruyère, le contraste
était étonnant.
— Le bateau ne coulera pas, ronchonna-t-elle. Elle obéit pourtant en
aidant à la manœuvre, les jambes encore cotonneuses. Elle sauta
maladroitement sur la jetée. Un imperceptible frisson, qui ne devait rien
à la température, courait le long de son dos.
Eilean Ardh, orgueilleuse bâtisse construite sur le promontoire et
réunie à la terre par un pont solide qui avait remplacé le pont-levis
d'origine, était un endroit intimidant, moitié maison, moitié forteresse.
C'était trop grand, trop haut, trop rude ! Les murailles grises battues par
le vent évoquaient toujours pour Line le sang répandu sur elles au cours
des siècles.
Son pied nu heurta la borne de pierre. Elle eut un cri de douleur. Piers
sauta souplement sur la jetée, la dominant de toute sa hauteur. Il sourit
sardoniquement.
— Voilà ce que te valent la vie en ville et les talons hauts, dit-il avec un
coup d'œil indifférent aux orteils écorchés. Cela te ramollit les pieds !
— Vous, vous avez des chaussures, il me semble ! s'écria-t-elle outrée.
Comme il marchait devant, la laissant claudiquer derrière lui, elle
poursuivit sur le même ton :
— Daignerez-vous m'autoriser à franchir le portail de votre demeure
ou cela risque-t-il de déclencher un cataclysme ?
Piers se retourna, la considérant gravement.
— Tu voulais me voir, non ? Fais-le donc dès maintenant, cela t'évitera
un autre voyage. Mais, ajouta-t-il comme mû par une inspiration
soudaine, j'aimerais d'abord récupérer mon pull.
— Non ! cria-t-elle, en serrant désespérément l'épais tricot de laine
contre sa peau. Vous ne ferez pas cela, Piers, ou alors vous êtes devenu
franchement mufle. Je ne peux pas entrer chez vous en bikini tout de
même !
— Mon pull, exigea-t-il, implacable. Pourquoi tant d'histoires, Line ?
Tu n'as sûrement pas honte de cet attirant petit corps, n'est-ce pas ?
Rends-moi mon tricot, ou je te l'enlèverai moi-même.
— Si vous osez me toucher je... je...
— Tu feras quoi ? railla-t-il.
Il avait quelques raisons de se montrer sarcastique. Elle n'était pas de
force à lutter avec lui. Il aurait aisément pu l'emporter sous son bras en
la maintenant d'une seule main.
Elle parvint à se contenir. En s'étirant de tout son mètre cinquante-six,
elle fit passer le chandail pardessus sa tête et le lui jeta d'un air de défi.
Elle avait froid, bien plus froid que dans l'eau du loch. Les minuscules
triangles de soie rouge la dévoilaient presque toute, mais elle ne
montrerait aucun embarras. Lui riait en jetant négligemment le
vêtement sur son épaule, il n'en avait aucun besoin, il voulait seulement
l'humilier !
— Suis-moi si tu as oublié la route.
Il enjamba un parapet, dernier vestige d'une énorme muraille qui
défendait Eilean Ardh en des temps troublés.
Elle le suivit, résignée, il n'y avait pas d'autre solution dans l'immédiat.
Il fallait se laisser glisser du parapet et ramper sur les rochers aigus pour
atteindre le pont. Tout ceci lui était familier. Une fois déjà, elle avait
effectué ce parcours dangereux. Contre les rochers meurtriers, son bikini
n'offrirait qu'une très faible protection, elle avança avec d'infinies
précautions pour ne pas tomber. Ils arrivèrent au large portail qui
ouvrait sur l'arrière de la maison. Le portail d'entrée principal, qui faisait
face au loch, était beaucoup plus imposant, il était trop lourd pour qu'on
puisse l'ouvrir commodément, aussi avait-on pratiqué une ouverture
plus petite dans son épaisseur. Line se rappela la formidable poutre qui
le fermait , pas besoin de clefs à Eilean.
Arrh !
Rien n'avait changé, ce qui n'était guère étonnant pour une bâtisse
dont les murs avaient trois mètres d'épaisseur. Piers lui signifia de
l'attendre. Elle perçut le son assourdi de sa voix comme il disparaissait
dans les cuisines. Il y en avait deux, l'une pour la famille et l'autre pour
le personnel de la maison. Elle eut un sourire désabusé en se
remémorant la légende des MacNeil de Kismull. Aux temps jadis, on
sonnait la fanfare du haut de leurs remparts, et le héraut proclamait : «
Que les princes et les puissants en ce monde prennent leurs repas ! Les
MacNeil ont mangé ! » Quelle prétention chez les petits seigneurs
écossais !
Derrière elle, une main sur son bras nu, Piers l'aida à monter l'étroit
escalier taillé dans le mur courbe d'une tourelle.
— Comme c'est moderne et confortable chez vous ! ironisa-t-elle, avec
quelque difficulté car elle commençait à claquer des dents. Mon Dieu,
cet endroit est un reliquat de l'Age de pierre !
— Attention ! prévint-il en étendant son bras devant elle. Depuis
l'escalier sans balustrade jusqu'au dallage du corridor, quelques étages
au-dessous, la hauteur était énorme. Line n'était pas sujette au vertige,
mais brusquement, tout se mit à tourner devant ses yeux. Ses muscles ne
lui obéissaient plus, elle se sentait vidée de son sang. Elle leva vers lui un
visage décoloré où ruisselaient ses larmes.
— Je... je ne me sens pas bien, se plaignit-elle. Son sang battait à ses
oreilles, qui s'emplirent d'un rugissement fou. Elle s'évanouit. Quand
elle ouvrit les yeux, elle était étendue sur une surface très dure. Elle se
sentait entravée et avait un goût bizarre sur les lèvres. Elle se tortilla
pour se libérer de la couverture qui l'emprisonnait et amorça un cri
perçant. Une large main aux doigts puissants se plaqua sur sa bouche.
— Silence ! commanda Piers.
Elle se rappelait l'escalier qui tourbillonnait.
— Suis-je tombée ? Que m'avez-vous fait ? Je ne peux pas bouger ! Que
m'est-il arrivé?
— Un choc. Je t'ai fait boire du whisky et je t'ai enveloppée dans une
couverture, c'est tout. Tu étais froide comme une morte. Combien de
temps étais-tu restée dans l'eau ?
— Je ne saurais le dire, cela m'a paru si long! Elle ferma les paupières.
Elle ressentait encore dans son corps la force du courant qui
l'emportait... Elle dégagea ses bras de la couverture.
— Où suis-je ?
— Dans la Chambre. Un endroit approprié, non?
— La Chambre? Qu'est-ce que...
Son regard effleura les murs nus, les meubles rares — un tabouret, une
table et la couchette où elle se trouvait. Il s'arrêta sur la lourde porte
basse avec une petite grille de métal en son milieu, puis sur la fenêtre. Ce
fut alors que la peur s'insinua en elle.
C'était certainement la plus grande fenêtre du château, baie vitrée
large d'un mètre et haute de deux, puisqu'elle ouvrait à trente
centimètres du plancher et finissait sous la corniche du plafond
mansardé. Celui lui rappelait quelque chose qu'elle ne parvenait pas à
situer, une histoire horrifiante qu'elle avait entendue il y avait des
années, quand elle était petite, et qui lui avait glacé le sang.
— Ah, la Chambre!
Il fallait parler, parler pour cacher sa nervosité, son effroi. Piers ne
pouvait rien lui faire, voyons ! C'était un homme de son temps, il était
évolué ! Alors pourquoi cette peur sournoise qui la paralysait?
— Il me semble avoir entendu conter l'histoire de cet endroit,
prononça-t-elle d'une voix étranglée qu'elle s'efforçait d'affermir. N'était-
ce pas ici que les MacArdh enfermaient leurs prisonniers, traîtres ou
ennemis? Pas d'autre issue que la fenêtre, s'ils ne sautaient pas au bout
de trois ou quatre jours, on les poussait !
Elle se sentit la bouche sèche. L'atmosphère de la pièce était
imprégnée d'un désespoir sans retour.
— C'est exact. Mais tu as oublié une catégorie de personnes. Nous
punissions de la même manière les épouses infidèles. C'est très haut d'ici
jusqu'aux rochers, toutefois, un homme aurait peut-être pu sauter assez
loin pour les éviter en tombant dans le loch. De toute façon, continua-t-il
imperturbable, cela ne faisait pas grande différence, il mourait écrasé ou
noyé.
— Féodal en diable ! plaisanta-t-elle pour rester à tout prix dans le
mode léger. C'est drôlement agréable de vivre à une époque civilisée!...
Je... hum! Cela a dû coûter une fortune à votre famille de faire vitrer la
fenêtre !
— Elle ne l'était pas il y a encore une centaine d'années, et je n'ai
regretté qu'une seule fois les progrès de la civilisation...
Il se pencha sur elle. Il sentait le whisky. Était-il ivre? Non, Piers
buvait peu. Une ou deux fois seulement, ayant sans doute dépassé sa
limite, il s'était montré plus gai qu'à l'habitude — mais on peut changer,
et elle ne l'avait pas vu depuis cinq ans...
— Il y a trois cents ans, Line, tu serais passée par cette fenêtre et je ne
pense pas que tu aurais pu sauter assez loin pour éviter les rochers,
reprit-il d'une voix très sourde. Mais je ne t'aurais pas laissée t'y écraser.
J'aurais mis en place des filets pour amortir ta chute. Tu aurais été
blessée certes mais vivante — cependant je doute qu'aucun homme eût
pu vouloir de toi par la suite.
Line se raidit. Surtout, ne pas montrer sa peur!
— Vous êtes fou ! s'écria-t-elle. Nous ne vivons pas il y a trois cents
ans, nous vivons aujourd'hui et on ne pousse plus les gens par les
fenêtres, même si on ne les aime pas beaucoup !
— Ce n'est pas que je ne t'aime pas beaucoup, ma chère...
De trois doigts sous le menton, il l'obligea durement à lui faire face.
— Oh ! je sais ! lança-t-elle en le regardant droit dans les yeux. La
vérité, c'est que vous me haïssez !
Je vous ai touché à l'endroit sensible, j'ai blessé votre terrible orgueil
et cela, vous ne me le pardonnerez jamais. Je vous ai humilié, vous le
croyez du moins. Qu'allez-vous faire maintenant ? Me retenir
prisonnière ici ? C'est impossible ! Je serai bientôt portée disparue et on
me recherchera...
— Canot disparu, jeune femme disparue... Cela parle de soi-même,
non? Tôt ou tard on retrouvera l'embarcation, ou son épave. Personne ne
m'a vu te repêcher, personne ne t'a vue entrer ici...
— Vous ne pourriez pas ! cria-t-elle. Vous n'oseriez pas...
— Cette idée t'effraie ?
— C'est vous qui m'effrayez ! Je me suis presque noyée, j'ai été
choquée, et vous menacez maintenant de m'emmurer vive dans votre
Chambre de torture ! Si je deviens folle sous vos yeux, ce ne sera pas par
hasard. L'un de nous deux est dément — et je sais que ce n'est pas moi !
« Je suis en état de choc, se répéta-t-elle intérieurement. C'est un
cauchemar. Je vois des choses, j'entends des choses, mais ce n'est pas la
réalité. Je vais m'éveiller dans une minute. »
La voix de Piers la fit sursauter.
— Alors, que penses-tu de la salle d'expiation des MacArdh ?
— Sinistre, gronda-t-elle. Y a-t-il un membre de votre famille qui soit
passé du vrai côté de la vie ou bien avez-vous tous été pétrifiés dans le
Moyen Age? Je n'admire pas plus ceux qui sautaient que ceux qui
restaient dans cet endroit lugubre. Vous devriez l'égayer un peu.
— Il y a ceci.
Il tira un pan de la tapisserie fanée accrochée au mur. Le cœur de Line
se glaça. Ce n'était pas la peine de lui montrer ce que cachait la
tapisserie, elle l'avait deviné. Elle avait aperçu l'objet en question une
fois, juste avant que Piers et sa mère ne l'emportent loin de tous les
regards. Elle ne voulait pas revoir cet objet, plus jamais.
— Oui, chérie, dit-il trop doucement. Comme tu le suggérais, j'ai pensé
égayer l'endroit en y apportant ceci.
Il donna une autre secousse et la tapisserie glissa sur sa tringle polie
dans le cliquettement des gros anneaux de bois. Apparut alors une
peinture plus grande que nature dans un cadre doré travaillé à
l'ancienne.
— J'aime conserver mes souvenirs, Line, c'est ma faiblesse, dit-il
sombrement. Je ne cherche pas à les fuir, comme une personne que nous
connaissons...
D'un mouvement vif, il fut à côté d'elle, l'empoigna rudement pour la
tirer de la couchette et l'amener sous le tableau.
— Regarde, Line, et souviens-toi. Tu te la rappelles? Il la secoua.
— Regarde ! N'est-elle pas belle ? Tant de charme offert ! Où
trouverais-je un meilleur portrait des yeux bleus, des cheveux noirs de
ma garce de femme?
2.

Line résista désespérément à la pression des doigts de Piers sous son


menton. Quand ce ne fut plus supportable, avec un gémissement de
détresse, elle dut lever la tête vers le tableau, ce qu'elle y vit, ce corps
menu à l'éclat de nacre paré de sa seule chevelure noire, cette silhouette
juvénile, innocemment provocante dans sa grâce parfaite, c'était sa
propre image souriante. Elle la contempla longuement, puis tout se
brouilla devant ses yeux qu'elle referma sur des larmes.
Elle avait cru qu'avec le temps, ces événements s'effaceraient de sa
mémoire. Il n'en était rien, au contraire, le souvenir était plus vif que
jamais.
Après la mort de son oncle Fergie et l'installation du nouveau
régisseur, la mère de Piers avait proposé à Line de travailler à Eilean
Ardh. Mais on l'envoya très vite à l'hôtel de Creevie pour y remplacer les
employés malades ou en vacances. La mère de Piers prétendait que
c'était pour elle une chance inespérée, qu'elle apprendrait davantage et
gagnerait mieux sa vie, mais Line n'était pas dupe. La vérité, c'est que
Piers avait commencé à lui manifester de l'intérêt, or cela était
rigoureusement défendu. Depuis de longues années, l'avenir de Piers
était tout tracé, il épouserait Sheena — dans l'intérêt des deux familles.
Mais Piers ne l'entendait pas ainsi, il ne se prêterait jamais à de tels
arrangements. Il attendrait que Line ait dix-huit ans pour la demander
en mariage. Il l'avait clairement annoncé, il la prendrait avec ce qu'elle
possédait — c'est-à-dire rien. Sa mère était totalement opposée à ce
projet, cependant Piers était un homme fait, non un gamin dont on
choisit l'épouse.
Line se revoyait ce jour-là, descendant la nef de la chapelle, il la
regardait venir vers lui, la tête penchée, ses yeux gris débordants de
promesses. Elle l'aimait depuis si longtemps, depuis toujours peut-être,
elle l'aimait déjà petite fille, et enfin son rêve se réalisait ! Pas pour
longtemps, hélas...
Après la cérémonie, ils étaient tous rentrés à Eilean Ardh. Sheena et
son frère, Archie, les y attendaient avec leur cadeau de mariage. Ils
ôtèrent immédiatement l'emballage qui le protégeait...
Ce fut l'unique circonstance où Line éprouva quelque reconnaissance
pour sa nouvelle belle-mère, peut-être même de l'affection.
— Recouvrez ceci tout de suite ! avait-elle ordonné d'un ton sans
réplique. Et emportez-le. Qu'on le mette à l'abri de tous les regards !
Trop tard. Piers avait vu. Sa physionomie s'était profondément
altérée...
Line rouvrit les yeux, se souciant peu que Piers voie ses larmes. D'une
saccade, elle libéra son menton des doigts qui le tenaillaient, puis se
contraignit à regarder le portrait. Ses yeux étaient secs et brûlants
maintenant, mais sa voix ne trahit aucune émotion quand elle parla
enfin.
— J'espère qu'Archie a amélioré sa technique, ironisa-t-elle pour
cacher son désarroi. Il a toujours eu du talent, bien sûr, mais pourquoi
me montrer cette peinture aujourd'hui ? Est-ce pour vérifier si j'ai
changé durant les cinq années passées ?
Elle détaillait les différentes parties du portrait — seins, taille,
hanches, cuisses.
— Décidément, poursuivit-elle, je ne lui trouve pas de ressemblance
avec moi, sauf pour le visage, encore que j'aie perdu mes joues de bébé.
Je suis plus mince que le modèle ! Et, traînant la couverture avec elle,
elle ajouta :
— Cette plaisanterie était très amusante et j'espère que vous avez bien
ri !
En quelques enjambées elle fut devant la porte et se retourna vers lui
avec toute la dignité que lui permettait son accoutrement pitoyable.
— Et maintenant, puis-je m'en aller?
— Tu partiras quand tu seras correctement vêtue, répliqua-t-il,
impassible. Attends-moi ici. Je vais te chercher des vêtements.
Il la repoussa sur l'étroite couchette. En sortant, il ferma la porte
derrière lui. Le bruit de la clef tournant dans la serrure raviva les
craintes de la jeune fille. Piers avait toujours été excessif, qu'il l'enferme
ainsi, après les menaces proférées, ne laissait pas de l'inquiéter... Se
calmer, s'efforcer de rester sensée et chasser de son esprit cette peur
ridicule...
Mais ses ongles s'enfonçaient dans ses paumes moites. « N'y pense
pas, criait-elle en silence. Pense à autre chose... »
Elle alla examiner le tableau de plus près. Elle ne l'avait vu qu'une
seule fois, mais ce jour-là, elle avait été si choquée, si désemparée par la
colère contenue qui déformait le visage livide de Piers ! Elle n'y avait jeté
qu'un coup d'œil rapide.
Elle s'y connaissait peu en art, mais elle estima fort justement que
celui-ci n'était pas un chef-d'œuvre... Il était habilement exécuté, sans
plus. Il y avait quelque chose de familier dans la pose et quelque chose
de faux dans la silhouette, mais quoi? Elle n'aurait su le dire. Ce qui était
sûr, c'est qu'elle n'avait jamais posé pour cette toile. Elle éveillait
pourtant dans sa mémoire une vision fugitive... Une jeune fille, oui...
Agenouillée au bord du loch, pressant sa chevelure pour en exprimer
l'eau...
Où... ? Le rapport lui échappa. Avec un petit soupir triste, elle se rassit
sur la couchette.
Piers avait la certitude absolue que c'était bien là le portrait de sa
femme, peinte d'après nature, aucune démonstration ne pourrait le
convaincre du contraire. A quoi bon se battre, si elle n'avait aucune
chance de le persuader ?
La clef tourna dans la serrure. Piers entra. Il posa un plateau sur la
table et lui tendit une jupe et un pull en laine qu'il portait sur l'épaule.
Après un instant d'hésitation, il sortit ses sous-vêtements de sa poche.
— Habille-toi et mange. Je t'ai apporté des sandwiches et du thé.
Ensuite, je te raccompagnerai à la loge.
Comme elle ne bougeait pas, attendant qu'il s'en aille ou se détourne,
il ricana :
— J'ai été privé du plaisir de dévêtir ma femme, aussi, cette fois, la
regarderai-je s'habiller. Qui sait, j'en retirerai peut-être quelque
satisfaction.
— Vous êtes ignoble !
Elle était au bord des larmes, bouleversée de rage et d'humiliation.
Elle resserra plus étroitement la couverture autour d'elle et examina
longuement les vêtements proposés.
— Si vous ne voulez pas sortir, tournez-vous au moins ! Comme il
restait inflexible, elle ajouta :
— Je vous en prie !
Les lèvres de Piers s'étirèrent en un rictus qui lui donnait l'air
diabolique.
— Puisque tu le demandes si gentiment, dit-il en se plantant devant la
fenêtre, j'observerai un instant le panorama.
En hâte, protégée par la couverture, Line lui tourna le dos et s'affaira
avec les sous-vêtements. Elle négligea le soutien-gorge, dont la taille ne
lui semblait pas convenir — en cinq ans, sa poitrine s'était
harmonieusement développée. Elle enfila la jupe qui était à présent trop
large pour sa taille et un peu trop moulante pour ses hanches, puis le
pull-over.
Habillée, elle reprit confiance en elle.
— Il n'y a pas de chaussures, se plaignit-elle.
— Je n'en ai trouvé qu'une absurde paire en satin blanc.
— C'est vrai, je me souviens... J'en avais une seule paire, je l'ai
emportée la nuit de mon départ. Tant pis, je suis arrivée pieds nus, je me
débrouillerai pour le reste du trajet.
Elle plia soigneusement la couverture et la posa sur la couchette.
— Je suis prête, nous y allons ? J'aimerais ne pas abuser plus
longtemps...
Puis, comme son regard effleurait le plateau, elle s'écria :
— Non ! Je ne veux rien vous devoir. De cette façon, je pourrai me
montrer aussi mal élevée que j'en ai envie.
— Tant de modestie jointe à tant d'orgueil m'étonnera toujours, railla-
t-il. C'est un peu tard, non ? Ne serait-ce pas le moment de me présenter
des excuses ?
— Je ne suis pas d'humeur à m'excuser, s'emporta-t-elle.
— Tu le devrais pourtant. Pour le reste, meurs d'inanition si tu le
souhaites. Quand tu sortiras d'ici, je te conduirai, en bon mari
attentionné que je suis. Au fait, je me suis toujours posé cette question,
comment as-tu quitté la maison sans que je m'en aperçoive, cette
fameuse nuit? Je te surveillais du coin de l'œil, je me doutais de ce qui te
passait par la tête...
— Vous avez mal surveillé.
Elle ne dirait pas un mot de plus. Pourquoi lui avouerait-elle la vérité?
Ainsi, il l'avait surveillée! Pas ouvertement, oh non !
... Du haut de la galerie plongée dans la pénombre, elle avait regardé le
bal de ses noces — mariage écossais traditionnel, où les hommes, comme
chez les paons, avaient surpassé les femmes par la richesse de leurs
costumes.
Sous les lustres de la grande salle tournoyaient les kilts et les plaids
dans un festival de couleurs noir et jaune pour les MacLeod, bleu pour
les Campbell, vert sombre chez les MacKenzie, rouge chez les Stewart, et
le rouge plus intense des MacArdh. L'argent étincelait les boucles des
souliers et leurs boutons, les broches sur les plaids, les poignées polies
des poignards glissés dans les bas de tartan, jetaient tour à tour des
éclats de lumière.
Dans les bras de Piers, Sheena valsait au son des violons. Archie, ivre
autant qu'on peut l'être, s'appuyait au mur pour ne pas tomber. Et elle,
Line, s'était retirée aussi tranquillement, aussi discrètement que
possible.
Dans sa chambre, elle avait ôté sa robe de mariée dont elle était si
fière, la superbe tenue blanche, quasi nuptiale, qu'arborait Sheena,
l'avait totalement éclipsée. Dans sa précipitation, elle eut quelques
difficultés avec un jean et un chandail récalcitrants, elle ne trouvait pas
son anorak, elle en pleurait d'énervement... Se chausser d'une vieille
paire de tennis, rassembler dans un grand cabas du linge de rechange,
une jupe, quelques tee-shirts et son porte-monnaie furent l'affaire d'une
minute. Elle hissa le baluchon sur ses épaules comme un cartable
d'écolier, noua autour de son cou les" lacets de ses chaussures de marche
et s'enfuit silencieusement par l'escalier.
Personne ne l'avait remarquée, ils étaient tous bien trop occupés à
s'amuser. On ne fêtait pas tous les jours les noces de Sa Grandeur de
Glenardh, descendant des MacArdh ! Elle avait emprunté la porte de la
cuisine, celle-là même par laquelle elle était entrée aujourd’hui, elle
s'était laissée glisser le long du parapet et avait rampé dans l'obscurité
sur les rochers en direction du pont. Après l'avoir traversé, elle avait
changé de chaussures, jetant ses tennis en lambeaux dans le loch, puis
s'en était allée tant bien que mal. Elle avait parcouru le vallon, franchi la
passe à son sommet et pris la route de Crée vie, battue par les vents. A
l'entrée de la petite ville, elle avait attendu que passe un véhicule. Un
camion matinal l'avait conduite à Inverary...
— Tu n'es pas partie par la porte principale, dit-il, interrompant le
cours de ses souvenirs.
— Non. Je suis passée par la cuisine et j'ai rejoint le pont par les
rochers. Cela m'a mis les pieds dans un triste état mais je ne l'ai pas
regretté.
Piers n'était pas bienveillant, d'ailleurs elle n'avait jamais attendu de
sympathie de sa part. Elle n'aurait pas accepté qu'il lui en manifestât. Il
leva un sourcil.
— Tout cela pour me fuir ! On pourrait croire que j'avais l'intention
d'être un mari brutal !
— Et bien sûr, vous ne l'aviez pas, railla-t-elle. Nous n'aurions connu
que douceur et délices, amour toujours et compréhension réciproque,
n'est-ce pas ?
Le front haut et le dos raide, elle se dirigea majestueusement vers la
porte. Il la suivit et, quand il referma le battant derrière lui, elle émit un
soupir de soulagement. Dans cette pièce, pendant quelques instants
interminables, elle avait été presque paralysée de terreur — le vernis de
la civilisation était très mince chez ce représentant de la race celte.
A l'extrémité du pont, elle s'arrêta.
— Merci, dit-elle, glaciale. Il est inutile que vous poursuiviez. Vous le
voyez, je quitte votre domaine — ne craignez pas que j'y revienne jamais.
Des chevaux sauvages ne m'y traîneraient pas !
— Ne sois pas si stupidement entêtée, Line.
Il la poussa légèrement en avant et elle trébucha sur la route défoncée.
— Il y a plus de six kilomètres de marche jusqu'à la loge — as-tu oublié
qu'elle se trouve sur l'autre rive ?
Il l'entraîna devant une Land-Rover toute cabossée.
— Monte, je vais te conduire.
— Tant de prévenance me confond, persifla-t-elle. Votre désir réel
n'était-il pas de me jeter dans le loch et de m'y maintenir la tête sous
l'eau jusqu'à ce que je cesse de respirer ?
Elle s'installa, nerfs tendus à l'extrême sans qu'il en parût rien.
Les cahots de la route interdisant ensuite toute forme de conversation,
les pensées de Line prirent un autre tour, leur conclusion la remplit
d'aise.
A mi-chemin, elle posa la main sur le bras de son mari.
— Quelque chose va vous contrarier énormément, dit-elle avec
jubilation. Je ne suis arrivée que d'hier et n'ai pas rencontré âme qui vive
dans le vallon, bien que j'aie fait du shopping et pris un repas à Crée vie.
Mais les nouvelles vont vite, et votre cher orgueil va être mis à rude
épreuve ! Moi à la loge et vous à Eilean Ardh? Les gens se rappelleront
un certain mariage et interpréteront l'événement. Cela m'est
parfaitement égal, bien entendu, mais votre noble attitude risque d'en
être sérieusement affectée.
Piers arrêta la Land-Rover, sauta à terre et contourna la voiture pour
lui en ouvrir la portière.
— Si c'est ainsi, madame MacArdh, continuez donc votre route à pied.
De nous deux, je te signale que c'est toi qui seras la plus embarrassée,
car il t'appartiendra de fournir toutes les explications. Ta mine effrontée
et la langue acérée t'auront mise en mauvaise posture.
Il effectua un demi-tour et partit sans ménager sa mécanique. Il restait
à Line trois kilomètres à couvrir, pieds nus. Avec un haussement
d'épaules fataliste, elle poursuivit son chemin dans le soleil printanier.
Voilà qui illustrait parfaitement le caractère de Piers, dont elle avait
espéré qu'il se serait amélioré.
A trente-deux ans, ou peut-être trente-trois, il aurait dû apprendre à
en contrôler les débordements ! Était-ce pour ce terrible caractère qu'elle
l'aimait ? Pensive, elle se laissa tomber sur l'herbe du talus pour reposer
ses pieds endoloris.
Elle avait une foule de raisons de l'aimer — pouvait-elle même se
rappeler l'époque où elle ne l'aimait pas ? A dix ans déjà, petite fille
éblouie par ce jeune homme de rêve, elle attendait son retour à chaque
période de vacances universitaires, elle se languissait de lui... Son amour
s'était épanoui comme une fleur arrosée en secret, à l'aube de ses dix-
huit ans, il s'était révélé au grand jour.
— J'ai attendu que tu grandisses, Line, avait-il murmuré tendrement.
Es-tu assez grande à présent?
A dater de ce jour, comme tout était devenu clair dans sa vie
d'orpheline pauvre ! Piers lui rendait visite à l'hôtel de Creevie où elle
travaillait. Il avait passé outre aux souhaits et aux objections de sa
mère...
Dans un hurlement de freins, la Land-Rover s'arrêta à la hauteur de la
jeune fille, Piers ne fit qu'un bond, l'empoigna et la jeta sur le siège du
passager comme une vulgaire marchandise. Puis il claqua la portière et
dit en se hissant à la place du conducteur :
— Enfin, Line ! Pourquoi es-tu revenue ? Que diable vais-je faire de
toi?
Line se retrancha derrière son unique défense, l'indifférence de façade.
— Ignorez-moi, conseilla-t-elle, et je vous ignorerai.
Elle avait beaucoup pratiqué cette technique quand elle était plus
jeune, et elle lui était devenue une seconde nature depuis cet horrible
jour de mariage qui avait sombré dans un échec lamentable. Elle se
rappela la manière dont Sheena et Archie avaient voulu exploiter
l'épisode du tableau, elle était tout de même redevable à Piers et à sa
mère de les en avoir empêchés...
— Comment va votre mère ? s'enquit-elle calmement. On m'a dit à
Creevie qu'elle avait quitté le vallon.
— Oui, pour Édimbourg. Elle a toujours détesté cette terre... Mais
qu'est-ce que ceci?...
Ils arrivaient à la loge. Sous les pins de l'allée, deux hommes en bleu
de travail étaient attablés autour d'un jeu de cartes et de canettes de
bière, dans le fond, on apercevait un camion de déménagement.
— Oh ! Quelques petites choses dont Ruth a besoin, une table pliante,
des fauteuils plus confortables, un matelas orthopédique, un bureau
pour moi... Il faut que je voie cela tout de suite, ces hommes ont une
longue route de retour devant eux...
La Land-Rover s'arrêta, et Line en sortit vivement.
— Merci de m'avoir accompagnée.
Ses lèvres esquissèrent un sourire mais ses yeux restèrent neutres.
Comme il ne faisait pas mine de partir, elle ajouta :
— Il n'y a rien qui vous concerne ici, Piers, ne perdez pas davantage
votre temps.
On ne se débarrassait pas si facilement de Piers, elle aurait dû le
savoir. D'un mouvement irrésistible, il l'immobilisa contre le flanc de la
voiture, hors de la vue des déménageurs.
— Tu dînes avec moi ce soir.
Ce n'était pas une invitation, c'était un ordre. Elle eut un haut-le-
corps. Il poursuivit :
— Non, pas à Eilean Ardh. Nous irons à l'hôtel de Creevie.
— Pour que tout le monde nous voie ensemble ? Est-ce une tentative
de sauver la face ?
— Exactement, Ta face, pas la mienne.
Quel danger recelaient ses yeux soigneusement inexpressifs ? Line
essaya vainement de contrôler le léger frisson d'excitation qui courait le
long de son dos. Il ricana :
— Moi de ce côté du loch, toi de l'autre. Tu as compté sans le qu'en-
dira-t-on, ma chère petite. La nouvelle de ton retour est sans doute déjà
connue et les gens éprouveront de la curiosité pour la suite de l'histoire.
Nous allons simplement leur donner quelque chose à se mettre sous la
dent.
— Vous me décevez ! le défia-t-elle. Vous renonceriez à jouer les
héros? Mais alors, pourquoi vous être astreint à m'arracher aux eaux du
loch, ce matin ?
— Rappelle-toi la devise des MacArdh, Line : « Ce que nous avons,
nous le gardons. » Même quand nous n'en voulons plus !
Comme il était blessant ! Line eut l'impression que son sang se retirait
d'elle. Elle baissa les yeux pour qu'il n'y lise pas son chagrin.
— Cela résume l'affaire en un mot, répliqua-t-elle en remerciant le ciel
d'avoir le teint naturellement coloré. Mais si vous gardez ce que vous
avez, comme vous le dites, pour quelle raison avez-vous consenti à louer
la loge ?
— Parce que j'étais fatigué des touristes assiégeant ma porte, pressés
d'acheter ou de louer, j'en avais assez de voir le visage déconfit de mon
régisseur chaque fois que je refusais les offres qu'il me transmettait. J'ai
besoin d'argent, c'est vrai, pourtant je ne veux pas de barbecues ni de
pop music chez moi, j'ai donné mon accord pour louer cette maison,
mais uniquement à une certaine catégorie de personnes. Cette Miss Lee
m'a semblé réunir les conditions requises, cependant je crains
maintenant d'avoir été abusé. Tu m'en diras davantage ce soir pendant le
dîner.
Cela suffisait-il à expliquer son invitation ? Line le quitta aussi
dignement qu'elle le put, bien que le sol rocailleux sous ses pieds nus
nuise beaucoup à son allure.
— Je viendrai te chercher à huit heures, lui cria-t-il comme elle
s'éloignait.
Les déménageurs avaient eu le temps de ranger leurs cartes et
s'occupaient à décharger le camion. Tout en les dirigeant, Line
réfléchissait.
Tout lui dire, pour Ruth? Impossible. Évoquer la petite baraque
sombre, la vieille gitane affublée de son affreuse robe noire, avec toute sa
quincaillerie de faux bijoux et ses cheveux agressivement teints ? Le tout
était si voyant que Line avait même hésité à franchir son seuil, la
première fois. Elle n'avait pas d'argent à dépenser de cette façon, et la
pièce exhalait une odeur de friture peu engageante. Seuls l'avaient
décidée à entrer les yeux noirs perçants de Ruth, qui semblaient avoir
sur elle un pouvoir hypnotique — et aussi le mystère autour du shilling
d'oncle Fergie.
Ruth ne lui avait pas dit la bonne aventure. Elle avait posé sur une
table branlante un thermos de thé presque noir et deux grandes tasses.
Les yeux de la vieille femme brillaient de contentement.
— Cela me change de voir une jeune tête ici ! Je vais t'appeler « Tête-
de-linotte » !
— Mon nom est Line, corrigea-t-elle.
— C'est la même chose. Les cartes ne me trompent jamais. Je t'ai vue
arriver, je savais que tu venais pour moi.
Elle balaya les objections d'un grand geste qui fit tinter tous ses
bracelets.
— Tu cherches du travail, n'est-ce pas? Les yeux noirs se plantèrent
dans les siens.
— Tu travailleras pour moi, Tête-de-linotte. Il y a de l'ouvrage et de
l'argent pour nous deux, les tarots me l'ont révélé.
La situation matérielle de Line devenait angoissante, il lui restait tout
juste de quoi payer une nuit d'hôtel. Après tout, son merveilleux rêve
d'amour et de bonheur avait tourné au cauchemar et peu importait ce
qui lui arriverait désormais. Ce travail offert de manière si peu
conformiste, elle l'avait accepté avec gratitude.
... Décidément, elle ne dirait à Piers que le strict nécessaire. Comment
la croirait-il ? Elle-même, loin de Ruth, avait parfois peine à y croire.
Tant de gens, honorables et sains d'esprit, venaient consulter Madame
Lee, savante, et revenaient encore et encore !
Avec l'aide de Line, Ruth avait modifié son apparence. Elle s'habillait
encore de robes noires, mais très élégantes. Les bracelets et les faux
diamants avaient disparus, elle portait quelques bagues, vraies celles-ci.
Elle avait cessé de se teindre les cheveux et arborait une chevelure de
neige, la sienne. Ruth avait pris des cours d'élocution et emménagé dans
un immeuble de luxe du quartier résidentiel de Balck-pool. Elle avait eu
beaucoup de succès. Une seule fausse note, dont elle n'avait pas honte,
elle ne savait ni lire ni écrire.
— C'est trop tard pour apprendre maintenant, Tête-de-linotte, s'était
esclaffée la vieille dame, quand Line lui avait proposé des leçons. Et puis,
maintenant que je t'ai avec moi, ce n'est plus la peine ! Ma boule de
cristal et mes tarots, c'est tout ce dont j'ai besoin. Je te laisse la lecture et
l'écriture.
Dans tout ceci, Piers ne verrait que charlatanerie, et comment l'en
blâmer? Elle-même l'avait cru très longtemps.
Line se changea rapidement pour le dîner, elle passa son ensemble de
soie rose corail, trouva un rouge à lèvres assorti. Elle décida de
téléphoner à Ruth de l'hôtel. Peut-être même lui demanderait-elle
conseil sur la conduite à tenir. Si les conseils de Ruth étaient valables
pour des hommes d'affaires, des producteurs, des stars de cinéma et de
télévision, ils devaient l'être aussi pour Line Frazer !
Les avis de Ruth, Line ne l'ignorait pas, relevaient pour une bonne
part du simple bon sens. Elle dirait probablement à sa protégée qu'au
point où elle en était, elle devait se méfier terriblement d'elle-même.
N'était-ce pas une folie d'accepter ce dîner ? Un coup d'œil à sa montre
lui apprit qu'il était encore temps de se montrer raisonnable, d'enlever sa
robe, de fermer les portes et d'aller se coucher. Mais elle savait bien
qu'elle ne serait pas raisonnable du tout ! Sa main frémit en soulignant
légèrement le contour de ses lèvres, mais était-ce de crainte ou
d'excitation ? Elle ne voulait pas en juger. La réponse pourrait n'être pas
de son goût !
Enfin satisfaite de son aspect, Line descendit. Cette soirée serait un
désastre, c'était prévisible. A tout prendre, ne vaudrait-il pas mieux se
déshabiller, se mettre au lit et ignorer le coup de sonnette de Piers ?
Comme si c'était facile ! Il trouverait le moyen d'entrer en forçant une
fenêtre. Il ne servirait à rien non plus de prétendre qu'elle était trop
fatiguée ou d'invoquer une migraine.
En soupirant de sa propre faiblesse, elle examina son image dans le
miroir. Elle était vraiment en beauté, ce rose chatoyant exaltait son teint,
mettait en valeur sa chevelure lustrée, lourde vague d'un noir bleuté, sa
bouche, délicieusement avivée par le fard, semblait aussi moins
vulnérable.
« Courage, se dit-elle. Que peut-il m'arriver dans une salle à manger
pleine de monde ? Il n'aura d'autre ressource que de m'insulter... Eh
bien, ce ne sera pas la première fois ! »
3.

Toujours ponctuel, Piers s'annonça à huit heures précises. Il avait


recouvert de housses propres les sièges de la Land-Rover, et cette
attention alla droit au cœur de Line, qui était extrêmement soigneuse.
Cela méritait un geste, pensa-t-elle, mais elle ne put décider lequel sur le
moment, un peu à regret, elle se retrancha dans le silence et Piers l'imita.
A l'hôtel de Creevie, rien apparemment n'avait changé depuis le temps
où elle y travaillait, bien qu'elle ne reconnût personne parmi le
personnel, elle se sentit immédiatement chez elle dans cette salle à
manger décorée de tartan où dominait l'acajou poli. De toute évidence,
les nouveaux propriétaires avaient une prédilection pour le goût
victorien.
Line évita de s'asseoir devant un panneau tapissé de papier peint
écossais, qui aurait immanquablement tué le ton rose corail de sa robe.
Elle choisit une table située devant l'une des fenêtres néo-gothiques,
d'où elle pouvait admirer la collection de trophées de chasse qui
garnissait le mur.
Le maître d'hôtel leur recommanda un menu écossais traditionnel,
spécialité de la maison. Line fit un plantureux repas composé de filets de
maquereau fumés, d'une somptueuse pièce de bœuf garnie et d'un
merveilleux gâteau aux framboises recouvert de coulis. Les autres
dîneurs étaient, selon toute apparence, des touristes ou des habitués de
l'endroit, toutes personnes on ne peut plus rassurantes. Line craignait
surtout de rencontrer une vieille connaissance qui la dévisagerait d'un
œil inquisiteur avant de se précipiter à l'extérieur pour agiter le passé
avec tout le vallon. Elle imaginait déjà les réflexions :
— Monseigneur MacArdh dînant à l'hôtel en compagnie de son
épouse! Après ce qui s'était passé ! Ils semblaient en excellents termes...
Vous croyez que... ?
Elle jeta un coup d'œil à son mari — il était superbe. Ses cheveux lissés
pour l'occasion, aussi lustré, que l'acajou ancien, sa chemise immaculée,
la veste de tweed bien coupée qui élargissait encore ses épaules, tout
avait grande allure. Sous le vernis de la civilisation régnait autour de lui
un air de liberté indomptable, l'air dédaigneux de l'aigle au milieu d'une
couvée de perdrix apeurées. L'œil exercé de Line nota la reprise presque
imperceptible qui marquait le poignet de sa chemise, elle en eut un
pinceront au cœur. L'argent était rare dans le vallon une lueur
d'amusement pétilla dans son regard à la vue du kilt qu'arborait Piers.
Il avait probablement appartenu à son père, les kilts se transmettaient
de père en fils et en petit-fils aussi longtemps que leur matière pouvait
résister à l'usure- Elle avait vu au Musée des Highlands à Fort William
un kilt vénérable qui avait été porté pendant une certaine d'années et
dont le tartan avait la tenue du tissu neuf, les couleurs sa fraîcheur.
La voix de Piers interrompit sa rêverie.
— pour la troisième et dernière fois, Line, parle-moi de cette Miss Lee.
Line lui en voulut de casser net son élan de tendresse un peu sotte. Le
diable l'emporte, il était en train de lui jouer son grand numéro de
Seigneur écossais ! Il insinuait que Ruth n'était pas une personne
convenable, qu'il lui fallait revoir la question avant de pouvoir l'agréer !
C'était donner beaucoup d'importance à un petit pavillon de rien du
tout!
Ruth, son amie, celle qui l'avait aidée quand elle était abandonnée de
tous !
— Ruth? dit-elle en souriant à ce nom. Elle est bien plus que mon
employeur, elle est mon amie.
— Et alors? répliqua-t-il durement. Ce n'est pas une recommandation,
ce serait même l'inverse !
Line accusa le coup.
— Peut-être, mais quel est le rapport avec ce qui nous occupe ?
— Tout simplement celui-ci, dit-il en s'adossant à sa chaise, ses longs
doigts bruns jouant avec son verre, Murdo, mon régisseur, que j'ai
appelé cet après-midi après t'avoir repêchée, m'a informé que la location
s'est effectuée par correspondance, sans que ta Miss Lee ait jamais visité
la loge. Cela me conduit à penser que l'idée en vient de toi.
— Erreur, répliqua-t-elle, légèrement condescendante. Je n'y suis pour
rien. Ruth a vu votre annonce dans le journal et l'idée vient d'elle seule.
Elle a loué votre maison pour une durée de six mois et je considère
qu'elle a payé fort cher cet avantage. Tout a été signé dans les règles,
n'est-ce pas un peu tard pour émettre des réticences? Connaissant Ruth,
je ne crois pas qu'elle vous laissera résilier le bail ou lui chercher quelque
ennui sans une solide compensation financière. Si vous insistiez, vous
pourriez bientôt vous trouver aux prises avec un procès déplaisant et
ruineux et, poursuivit-elle en le toisant insolemment de haut en bas, j'ai
idée que si Ruth a les moyens d'intenter une action en justice, vous, vous
ne les avez pas ! Toutefois, si vous le désirez vraiment, je vous obtiendrai
un rendez-vous avec elle.
Line eut un rire amer qui excluait toute trace de tendresse. Elle avait
l'intention de rendre coup sur coup à celui qui se posait à son égard en
adversaire impitoyable.
— Quand j'ai quitté cet endroit, reprit-elle, il fallait que je trouve du
travail et un toit, et ceci très rapidement parce que j'avais peu d'argent
devant moi. J'ai décidé d'aller à Blackpool, j'avais calculé que c'était le
point le plus éloigné que je pouvais atteindre avec la somme dont je
disposais et...
— Pourquoi Blackpool ?
— Parce que, le croirez-vous, cette ville bourrée de pensions de famille
et d'hôtels m'offrait de nombreuses possibilités d'emploi, à l'époque, je
n'avais pratiqué que le travail hôtelier...
— Et Miss Lee tient une pension de famille ou un hôtel?
— Heu... non, hésita-t-elle, sur la défensive.
— Quel âge a-t-elle ?
— C'est une question pleine de délicatesse ! Disons qu'elle est trop
âgée pour vous. Son âge exact, je l'ignore. Soixante, soixante-dix ans,
peut-être plus — je n'ai jamais eu l'indiscrétion de le lui demander.
Il toussota pour se donner une contenance.
— Hum ! On ne peut me blâmer de penser que c'est toi qui as organisé
toute l'affaire !
Cela sonnait comme une accusation.
— Voilà qui ne plaide pas pour votre intelligence, s'emporta-t-elle.
Vous pensez vraiment que quelque chose au monde aurait pu me décider
à revenir ici de ma propre volonté ? J'aurais sciemment choisi d'habiter
un endroit situé dans votre périmètre ? Si vous le croyez, vous vous
flattez. Par goût, j'aurais personnellement préféré réinstaller à l'autre
bout de la terre. Je ne voulais rien tant qu'oublier votre existence même
et j'étais en bonne voie d'y parvenir quand Ruth a eu cette idée
saugrenue. Si vous voulez le savoir, j'ai essayé de l'en décourager et... Ah!
c'est vrai, j'oubliais... Ruth a absolument besoin d'avoir le téléphone chez
elle. J'ai adressé une demande à Télécom hier, ils m'ont dit qu'il leur
fallait votre autorisation pour prolonger la ligne.
— Pourquoi veut-elle le téléphone ?
— Oh, pour s'amuser ! railla-t-elle. Je viens de vous l’expliquer, si vous
m'aviez écoutée... Ruth est une vieille dame, elle pourrait avoir besoin
d'un docteur.
— C'est parfaitement raisonnable, concéda-t-il, avec une politesse
glaciale. Je vais m'en occuper dès demain matin. Parle-moi encore de
Miss Lee. Elle ne tient donc pas d'hôtel ni de pension... tu m'entends,
Line ?
L'air absent, elle remuait son café en cherchant ce qu'elle allait
répondre et soudain, cela lui parut évident, elle dirait la vérité, rien que
la vérité, mais pas toute la vérité !
— Ruth est une voyante professionnelle. Bien qu'elle ait réduit son
activité ces dernières années, elle examine encore certains cas
particulièrement intéressants pour elle — ce qui est une raison
supplémentaire de vouloir le téléphone. Rassurez-vous, ajouta-t-elle, il
n'y a aucune chance pour qu'elle se mette en tête de sillonner le loch en
hors-bord ou de donner des soirées endiablées avec projecteurs dans les
arbres !
Elle regarda sa montre.
— Mon Dieu ! s'exclama-t-elle consternée. Il est plus de dix heures et
je devais appeler Ruth...
Elle se leva.
— Auparavant, votre curiosité est-elle satisfaite? Ruth mène une vie
très tranquille et je m'engage, de mon côté, à n'importuner personne.
Vous vous apercevrez à peine de notre présence.
— Ne te fais pas plus stupide que tu n'es, lança-t-il aimablement.
Elle le fusilla des yeux. Elle ne se souciait plus désormais de lui plaire.
« Que tout cela finisse au plus tôt, se dit-elle, et que je ne le revoie de ma
vie. »
Elle se dirigea d'un pas vif vers la cabine téléphonique, la soie
mouvante de son ensemble rose caressant gracieusement ses longues
jambes fines.
— Allô! C'est toi, Tête-de-linotte? Je viens de boire mon chocolat du
soir. Est-ce que mon bazar est arrivé. Tu as tout installé?
Comme cette voix rocailleuse la réconfortait !
— Tout est en ordre, chérie.
Line se surprit à sourire béatement à l'intention de la vieille dame.
C'était si bon de sentir une présence amie, de pouvoir parler sans peser
chaque mot ! Elle coula un regard méfiant dans la direction de Piers et le
découvrit appuyé au mur, tout près de la paroi de verre qui était censée
protéger l'intimité de la cabine.
— Je t'attends, soupira-t-elle avec de l'impatience dans la voix. As-tu
achevé tes préparatifs? Puis-je venir te chercher ce week-end ?
— Non, dit Ruth, catégorique. Pas ce week-end, ni le suivant. Laisse-
moi deux semaines pour me retourner, j'ai énormément à faire. Et il y a
toutes ces lettres en souffrance ! Que c'est difficile sans toi ! Dis-moi,
mon petit, envoie-moi une carte avec le numéro dessus dès que tu auras
le téléphone — les chiffres, je peux les lire, je t'appellerai pour te dire
quand je serai prête. Autre chose, ta voiture. Elle est trop petite pour
tout mon bazar. J'en ai parlé au jeune homme du garage. Il dit qu'ils ont
une Range Rover d'occasion en ce moment et que ce serait parfait pour
nous et...
— Une Range Rover! s'exclama Line, s'étranglant d'émotion. Mais,
chérie, cela coûte les yeux de la tête, même d'occasion et je ne...
— Oh ! Ne t'inquiète pas, je peux payer, l'interrompit Ruth. Line
souhaitait lui expliquer que la Range Rover était une
voiture très haute et pas du tout conçue pour une vieille dame, mais
Ruth continuait imperturbablement son babillage, sans lui laisser le
temps de placer un mot.
— Tu ne te sens pas trop seule au moins, tête-de-linotte? N'oublie pas
de m'envoyer cette carte. Je te posterai les lettres dans l'une des
enveloppes de réexpédition que tu m'as laissées. Appelle-moi dès que tu
le pourras !
Avec un grognement de satisfaction, Ruth raccrocha.
Piers avait regagné leur table quand elle y revint. Il avait réglé
l'addition, dont elle surprit le total avec effarement. Il était inutile qu'elle
offrît de payer sa part même si elle pouvait l’assumer, en outre, Piers
semblait fort mal disposé. Il était manifestement résolu à abréger leur
rencontre, il en savait assez sur Ruth et n'avait plus de temps à perdre
avec Line. Il la pressa de boire son café, ce qui lui fut facile car il avait
refroidi dans l’intervalle, en un clin d'œil ils étaient sortis de la salle à
manger.
Au volant de sa voiture, il traita la rude montée de Creevie comme une
piste de circuit automobile. La passe franchie, il s'engagea dans la
descente à une vitesse insensée. Mais avec Piers, elle se sentait toujours
en sécurité. Il n'était ni insouciant ni imprudent. S'il conduisait vite, c'est
qu'il estimait pouvoir le faire, il connaissait comme sa poche chaque
repli, chaque tournant de cette route périlleuse.
Passé le village de Glenardh, la route n'était plus goudronnée. La
Land-Rover fonçait en cahotant dans les ornières comme un cheval fou.
Line risqua un regard vers le visage de son mari. La lumière était faible,
elle vit cependant que son intuition ne l'avait pas trompée, Piers était en
proie à une colère noire. Elle sentit son cœur battre un peu plus vite.
Jusqu'à ce qu'il la questionne à propos de Ruth, il ne s'était rien passé,
vraiment rien, qui puisse motiver son changement d'humeur. Il s'était
montré calme et de bonne compagnie tant qu'ils avaient évoqué les gens
et les lieux qu'elle avait connus petite fille. Même quand ils en étaient
venus à Ruth, ils avaient abordé le sujet de façon détendue, et Piers avait
paru satisfait de ses réponses. Alors, pourquoi ?
Elle haussa les épaules dans le noir. Il était furieux? Peu lui importait,
elle ne s'estimait pas concernée. Pourquoi s'en culpabiliserait-elle ?
La Land-Rover termina sa course devant la loge dans le hurlement de
ses freins. Elle s'arrêta si brutalement que Line fut projetée en avant
malgré sa ceinture de sécurité. Quand elle eut surmonté le choc, à son
tour la colère la submergea.
— Qu'est-ce qui vous arrive? cria-t-elle. Vous auriez pu nous tuer !
— Assez ! aboya-t-il.
Avant qu'elle ait pu reprendre sa respiration, il ouvrait sa portière à
toute volée, l'extrayait sans douceur de son siège, la remorquait à travers
le jardin pour la jeter contre la porte d'entrée qu'il ouvrit d'un
formidable coup de pied. Il la propulsa d'une main de fer dans le living
et, allumant une lampe au passage, la poussa rudement dans l'un des
fauteuils récemment livrés.
— Ainsi, le genre de conversation que tu as avec ton employeur, lança-
t-il d'un air égaré. Tu n'installeras pas ta conquête ici, ma petite — pas
aussi longtemps que tu seras ma femme. Je ferai tout pour t'en
empêcher !
Line n'entendit pas la première partie de la phrase, tout occupée
qu'elle était à reprendre ses esprits après un tel traitement. Mais la
seconde partie lui parvint clairement. Quand elle leva sur lui ses yeux
bleus, ils brillaient d'une lueur de haine. Jamais on ne l'avait maltraitée
de la sorte, jamais, et elle n'était pas prête à l'accepter !
— Votre femme ! hoqueta-t-elle, secouée d'un rire strident, presque
hystérique. Laissez-moi rire ! Qui donc prétendait ne pas se salir les
mains avec une garce de mon espèce, une coureuse, une traînée? Qui a
claironné que je déshonorerais son lit ? Que le seul endroit convenable
pour me posséder était la paille de l'écurie ? Je vous le demande, qui ?
Elle s'interrompit un instant afin de reprendre souffle. De rage, elle
serrait convulsivement les poings.
— Qui, je vous le demande, a pu cracher sur moi toutes ses insultes?
Votre mémoire a besoin d'être rafraîchie, je crois ! Mais oui, vous y êtes,
c'était mon cher mari ! C'était vous, mon mari, l'homme qui s'est
brusquement souvenu qu'il est mon mari après l'avoir commodément
oublié pendant cinq ans ! Vous ne vous êtes guère préoccupé de mon
sort durant tout ce temps, j'aurais aussi bien pu mourir de faim sans que
cela vous inquiète !
Elle eut un sanglot, prit une profonde inspiration et poursuivit sur un
ton plus aigu :
— Je n'étais pas assez bien pour votre Grandeur toute-puissante, vous
m'avez rejetée ! Vous m'avez menacée, vous m'avez terrorisée! Je vous
hais! hurla-t-elle, hors d'elle-même.
— Cesse de te prendre pour une héroïne de mélodrame, coupa-t-il
d'une voix neutre, ou je vais devoir te traiter comme l'enfant que tu es en
ce moment. Je te mettrai sur mon genou et je t'administrerai une fessée
si magistrale que tu ne pourras pas t'asseoir pendant une semaine. Bois,
dit-il en lui tendant un flacon. A partir de maintenant, tu vas te conduire
comme un être censé. Nous avons quelques problèmes à régler et nous
allons les régler tout de suite. J'ai simplement dit que je ne te laisserais
pas installer ton amant ici et je le répète. Je vous expédierais plutôt en
enfer — ou au fond du loch !
— Mon... mon amant?
Au prix d'un immense effort, elle réussit à poser le flacon sur la table
au lieu de le lui jeter à la figure.
— Mais vous... vous..., bégaya-t-elle dans la fureur qui l'étouffait, vous
ne savez rien de ma vie amoureuse et elle ne vous regarde en rien !
Elle s'obligea à se calmer et, quand elle estima pouvoir parler sans
crier, elle leva un sourcil dédaigneux.
— Puis-je savoir ce qui vous autorise à penser que j'ai un amant ?
La colère de Piers, visible dans ses yeux étincelants et la pâleur de ses
lèvres, était toujours aussi intense, bien que contenue.
— Tu lui as téléphoné ce soir de l'hôtel et tu as eu l'audace de le faire
sous mon nez, dit-il sur le ton de la conversation.
Line, qui était loin d'avoir recouvré son sang-froid, ne ressentait plus
de peur, seulement de l'exaspération.
— J'ai téléphoné à Ruth ! s'écria-t-elle. Dois-je vous rappeler qu'une
conversation téléphonique présente un caractère strictement privé?
Vous n'aviez pas le droit de fureter alentour pour la surprendre.
— J'en avais parfaitement le droit, au contraire. Tu es ma femme...
— C'est très aimable à vous de vous en souvenir, persifla-t-elle. Il
ignora son intervention.
— ... et n'essaie pas de me faire croire que tu téléphonais à ton amie
Ruth ! Les jeunes femmes n'appellent pas leur patronne « chéri »,
surtout s'il s'agit d'une vieille dame, elles ne sourient pas niaisement au
téléphone en leur parlant. Il ne faut pas me prendre pour un imbécile,
Line, je tire des faits les conclusions qui s'imposent. Voyons, je loue une
maison et un bout de terrain à une certaine Miss Lee, mais c'est toi qui te
présentes à sa place avec une belle explication. Tu prétends qu'elle
arrivera plus tard et tu interromps ton dîner pour courir lui téléphoner.
Tu l'appelles « chéri », tu lui susurres que tu l'attends, tu commentes le
prix d'une voiture qu' « elle » désire acheter, qui n'est pas précisément le
type de véhicule que choisirait une vieille dame, pendant tout l'entretien,
tu souris aux anges comme si « elle » était la lumière de ta vie...
Line aurait aimé manier comme lui l'art du raisonnement, surtout, elle
lui enviait cette apparente impassibilité qui était sa force...
— Et vous êtes prêt à croire le pire, n'est-ce pas ? Quelle histoire vous
satisferait, je me le demande ? D'après vous, Miss Lee est un homme et
je suis sa maîtresse, cela ne vous semble-t-il pas ridicule, une telle
machination pour un enjeu si dérisoire, la location d'une modeste
maison pendant une période limitée à six mois ? Y a-t-il d'autres
élucubrations qui fermentent dans votre esprit morbide ?
— Je n'ai pas l'esprit morbide !
— Vraiment ? Vous auriez pu me faire perdre la raison ! Ne fallait-il
pas un esprit pervers et morbide pour décider sur un simple coup d'œil
que j'avais posé nue pour le fameux portrait? Pour être convaincu dans
l'instant que j'avais dormi avec le peintre ! La solitude vous a égaré —
vous êtes devenu fou à lier !
Dans ses yeux glissa une lueur mauvaise.
— Avez-vous été si solitaire après tout ? interrogea-t-elle
fielleusement. Je suis certaine que Sheena vous a offert une petite
consolation quand vous avez « découvert » ma noirceur. Cela s'est-il
passé dans notre lit, lors de notre nuit de noces? Je suis sûre qu'elle ne
demandait que cela ! Et vous, n'aviez-vous aucun regret pour tout ce bel
argent qu'elle possédait?
Son argumentation ne devait rien à la raison, elle était néanmoins
satisfaite de lui décocher ainsi quelques traits empoisonnés, fière de
vaincre ses larmes, prête à une autre riposte s'il se permettait encore une
remarque déplaisante sur sa morale personnelle.
Mais Piers la gagna de vitesse. D'un bond il fut devant elle, agrippa
fortement le tissu fragile de son ensemble rose et tira de toutes ses forces
pour l'obliger à se mettre debout. Il l'enferma dans ses bras, sa bouche
emprisonnant sauvagement la sienne.
C'était ce qu'elle attendait depuis toujours, elle le sut instantanément.
Mais pas de cette façon, pas dans l'affrontement et la colère ! Elle eut un
gémissement de désespoir. Piers n'était pas seulement fâché, il était
furieux — comme s'il avait le droit de l'être, comme s'il ne pouvait la
laisser agir librement ni même la laisser exister !
Il l'avait traitée de coureuse et de garce — rien hélas n'était plus vrai.
Elle était une garce, sa garce à lui, sa chose du plus loin qu'elle se
souvienne. S'il le lui avait demandé, elle aurait accédé à son désir, à
n'importe quel moment de leur histoire. Elle se serait donnée avec
bonheur, même s'il ne l'aimait pas. Il ne le lui avait jamais demandé, au
contraire, il avait toujours manifesté la plus parfaite correction. Quand
ils s'étaient mariés, naïve qu'elle était, elle croyait tenir le ciel entre ses
mains, son rêve enchanté avait volé en éclats avant qu'elle ait pu
seulement y goûter, lui ôtant toute chance d'être heureuse désormais. Le
pire, c'est qu'il n'y avait eu aucun autre homme dans sa vie, depuis !
Chancelante, elle sentit ses lèvres s'émouvoir sous la pression de sa
bouche impérieuse. Les mains de Piers s'étaient faites caressantes, une
fièvre douce-amère s'emparait de leurs corps, irrésistiblement. Elle
chercha à rassembler ce qui lui restait de maîtrise d'elle-même. Tout fut
balayé quand les paumes insistantes atteignirent ses seins qui se
durcirent voluptueusement. Avec un soupir de bien-être, elle se laissa
enfin aller contre lui, sa bouche s'ouvrit sous la sienne et lui rendit
passionnément son baiser. Elle se crut revenue à l'époque qui avait
précédé leur mariage, quand il s'était montré tendre et délicat envers son
ignorance, l'initiant avec douceur à des joies inconnues. Ces instants
délicieux illuminaient sa vie, elle se pressait amoureusement contre lui,
hésitant cependant aux abords d'un plaisir mystérieux. Il respectait sa
pudeur.
Allons, son histoire ne finirait pas comme celle de Cendrillon, et le
Prince Charmant en armure éblouissante n'était ici qu'un homme en
colère aveuglé de soupçons. Elle n'avait plus d'illusions, cette étreinte
serait sans lendemain. Si elle s'abandonnait, il l'en mépriserait
davantage et elle n'aurait qu'à disparaître une seconde fois. Ne valait-il
pas mieux résister, quoi qu'il lui en coûtât ?
Pourquoi, oh pourquoi Ruth avait-elle choisi cette maison-ci, à cet
endroit précis ? Pourquoi ici et pas à côté, dans un autre monde?
N'avait-elle pas assez souffert ?
Lentement, très lentement car chaque centimètre parcouru leur était
une douleur, les mains de Line glissèrent du cou qu'elles caressaient
jusqu'à la poitrine virile qu'elles repoussèrent fermement. Ses lèvres se
figèrent contre celles de Piers. Son cœur saignait.
— Je... Je n'apprécie pas la sauvagerie, bredouilla-t-elle bravement
quand il releva enfin la tête.
Elle évita son regard, se laissa tomber dans le fauteuil et contempla le
piteux état de son ensemble de soie. La veste courte était intacte mais la
robe était déchirée et plusieurs boutons arrachés.
— Je préfère nettement les façons plus civilisées, ajouta-t-elle d'une
voix posée qui la surprit. Comment pouvait-elle se conduire aussi
naturellement que si elle avait été ainsi malmenée tous les jours de sa
vie?
— De grâce ne vous excusez pas, ironisa-t-elle d'un ton acide. L'Age de
pierre est évidemment votre époque mais, que je sache, l'échec de notre
mariage ne justifie pas que vous vous preniez pour un homme de
Neandertal !
Piers respirait à un rythme précipité. Un flot de sang empourprait ses
pommettes anguleuses. Il essaya de l'attirer à nouveau dans ses bras.
— Tu parles trop, murmura-t-il d'une voix enrouée. Tu parles toujours
trop.
Line écarta laborieusement ses mains tout en reprenant sa respiration.
Son cœur cessa de battre la chamade. Dans son esprit germa l'idée
qu'elle ne pourrait plus dorénavant redevenir normale. Pourtant elle
s'assit tranquillement en détournant les yeux et attrapa le flacon posé
sur la table. Elle en versa une bonne rasade dans le gobelet d'argent,
l'avala d'un coup comme si sa vie en dépendait et fut bien aise de
constater que sa main était ferme comme un roc.
— Line...
Piers se pencha vers elle et intercepta le flacon au moment où elle
allait se servir une autre dose d'alcool. Les yeux de Line étincelèrent de
colère, elle avait besoin de cet alcool et il l'en privait !
— Line, répéta-t-il. Nous avons à parler tous les deux. Il y a des choses
que...
— Parler! s'exclama-t-elle, lui offrant un visage fermé. Parler avec
vous!
L'unique verre absorbé avait rempli son office, elle sentait courir dans
ses veines une énergie qui pouvait passer pour du courage.
— Il ne sert à rien de vous parler ! Vous et votre duplicité ! Le même
homme qui, le matin, s'offusque d'un simple bikini, peut-il le soir venu
se jeter sur moi en essayant d'arracher mes vêtements? Regardez dans
quel état vous avez mis ma robe.
— Tu l'as cherché, petite sorcière, tu...
— Comment osez-vous? Vous êtes sans doute mortifié parce que j'ai
suggéré qu'entre Sheena et vous...
Elle pinça d'un air dégoûté son petit nez droit.
— Vous auriez dû l'épouser, comme l'avait projeté votre mère en la
ramenant d'Édimbourg. Cela vous aurait épargné beaucoup d'ennuis et à
moi aussi — vous ne m'auriez pas insultée ! Je n'ai jamais été dupe de
votre conduite avec Sheena, même quand j'étais une fillette. N'est-elle
pas un autre bon exemple de votre duplicité ?
— C'est-à-dire ? demanda-t-il doucereusement ? Elle rougit.
— Vous le savez bien ! Vous et Sheena, rappelez-vous, quand il vous
fallut toute une journée et la moitié d'une nuit pour inspecter la clôture
des daims...
Piers émit un petit rire attendri qui l'étonna.
— C'était une très longue clôture, murmura-t-il en souriant à ce
souvenir.
— Et quand vous êtes allés à la pêche tous les deux et que vous vous
êtes laissé surprendre par la marée? poursuivit-elle, exaspérée. Qu'a-t-il
pu se passer alors ? Oh ! Je me souviens, vous avez remorqué le bateau
jusqu'à la plage de Gairloch et vous avez dû attendre que la marée le
mette à flot...
Elle renifla.
— Serais-tu jalouse ?
— Pas du tout ! s'écria-t-elle, furieuse. Mais moi, je n'ai pas eu l'ombre
d'une chance de me défendre. On m'a jugée, déclarée coupable,
condamnée sans m’entendre, et c'est vous, mon cher mari, qui avez été
juge et juré. Maintenant quand vous rentrez chez vous, vous vous
asseyez dans votre fameuse Chambre et pour apaiser votre non moins
fameux caractère, vous avez tout loisir de soulever votre tapisserie mitée
et de contempler mon infamie.
Sa voix se brisa sur ce dernier mot et brusquement, toute sa colère
tomba. Elle était rompue de fatigue — plus rien n'avait d'importance.
Se renversant dans son fauteuil, elle ferma les yeux dans l'espoir qu'il
s'en irait, mais il ne fit pas un mouvement.
— Écoutez, souffla-t-elle avec lassitude. J'ai eu une journée très
éprouvante. J'ai été à moitié noyée, complètement terrorisée et je ne
pense pas pouvoir en supporter davantage. Aussi, je vous demande
maintenant de me laisser.
Elle ne put démêler si elle était contente ou triste en entendant la
porte se fermer derrière lui. Elle écouta ses pas dans le jardin, le déclic
de la grille, le moteur de la Land-Rover dont le ronflement décroissait à
mesure qu'elle s'éloignait.
Comme un automate, elle monta les escaliers et s'accouda à la fenêtre
de sa chambre qui dominait le loch, observant l'autre rive éclairée çà et
là. L'autre rive de sa vie... Comme elle lui semblait loin ! A des années-
lumière.
Quand Ruth arriverait, il vaudrait mieux lui éviter les explications. Elle
lui remettrait simplement sa démission et partirait sans plus de
commentaires. Cela dérangerait les plans de Ruth pour les longues
vacances qu'elle s'était promises...
Line cessa de divaguer. Elle se déshabilla, se doucha et s'écroula sur
son lit. Elle avait mal, si mal... Elle n'était plus une enfant ni même une
toute jeune fille, il lui semblait que plus les années passaient, plus
insupportable était sa peine. Le mal la torturait, sans remède possible —
elle se connaissait trop, sa souffrance l'avait éclairée sur son propre
cœur.
Piers la désirait encore. Elle l'avait perçu dans la tendre avidité de sa
bouche, l'éclat intense de ses yeux, l'ardeur de ses mains et la pression
farouche de son corps contre le sien. Pourquoi ne pouvait-elle se
contenter de ce désir ? Pourquoi être aussi exigeante sur sa qualité?
Était-ce tellement important si ce qu'il lui offrait n'était pas vraiment
l'amour? La satisfaction des sens ne lui suffirait-elle pas, vite accomplie,
vite effacée? Ou bien y aurait-il autre chose qu'elle ne pourrait oublier?
Elle passa un peignoir et descendit se faire du thé.
4.

L'après-midi suivant, comme elle achevait un déjeuner léger, les


installateurs du téléphone vinrent effectuer leur travail, silencieusement
et presque sans désordre. Quand ils eurent planté le seul poteau qui leur
était nécessaire, ils montèrent l'appareil, l'essayèrent et partirent avant
même qu'elle ait pu leur offrir un café. Elle se demanda comment
occuper le reste de la journée.
Elle évita résolument de regarder la rive opposée du loch tandis qu'elle
se préparait un thé dont elle n'avait pas réellement envie et qu'elle ne but
d'ailleurs pas. Elle enfila un anorak sur le jean et le chandail dont elle
était vêtue et prit sa voiture en direction de Creevie. Là, elle posta la
carte téléphonique destinée à Ruth, elle y avait inscrit le préfixe et son
numéro en grands chiffres bien visibles pour que la vieille dame ne se
trompe pas. Elle dévalisa le marchand de journaux de toutes ses
parutions disponibles et de quelques livres de poche pour faire bonne
mesure. Les journaux lui seraient très utiles, Ruth aimait avoir une vue
d'ensemble du marché financier et de la Bourse.
A cette pensée, elle sourit pour elle-même. Elle arrivait dans l'unique
salon de thé de Creevie. Ruth ne comptait pas uniquement sur sa boule
de cristal et ses tarots pour se tenir informée, surtout quand il s'agissait
de conseiller des hommes d'affaires. Elle faisait également appel à son
solide bon sens et plus encore aux tendances indiquées dans les pages
financières des quotidiens. C'est pourquoi Line en faisait un résumé
qu'elle lui lisait chaque jour et dont Ruth se rappelait les moindres
détails — elle avait en commun avec beaucoup d'illettrés une facilité
proprement fantastique à mémoriser le langage oral.
Line en était à sa troisième brioche et à sa deuxième tasse de thé
lorsque Sheena Gow entra et s'assit en face d'elle. Bien que la vue de sa
blondeur argentée et de son élégance de bon ton lui mît le cœur à
l'envers, Line s'appliqua à manifester l'expression polie de retrouvailles
sans enthousiasme. Elle finit de beurrer sa brioche et attendit
placidement la première flèche qui ne saurait tarder.
— Petite Linette, s'écria Sheena, quelle surprise de te voir ici ! Line ne
répondit pas. Revoir Sheena lui causait un choc. Elles n'avaient jamais
eu beaucoup d'affinités, outre que Sheena était plus proche en âge des
trente-deux ou trente-trois ans de Piers que des vingt-quatre ans de
Line, elle s'était toujours montrée distante envers les enfants du vallon
— elle gardait ses distances maintenant encore, malgré son aspect
avenant, un peu plus composé qu'autrefois peut-être, ses yeux pâles
couleur de mer étaient plus durs aussi. Le coup d'œil qu'elle jeta à Line
était aussi froid et inamical que les eaux du loch en hiver. Elle incarnait
plus que jamais la Reine des Glaces, elle préservait jalousement son teint
blanc du soleil, s'interdisait le rire et les expressions propres à rider son
visage lisse — toujours irréprochable, et parfaitement réfrigérante.
Line, les nerfs tendus à craquer, chercha pourtant à se donner une
contenance décontractée. Elle attendit en souriant à tout hasard.
— Tu es bien la dernière personne que je m'attendais à voir ici, dit
Sheena obligée de prendre l'initiative. Je n'aurais jamais cru que tu
veuilles revenir.
Line avala une bouchée et leva un sourcil.
— Vraiment, et pourquoi donc? dit-elle doucement. Sheena fit la moue
et émit un rire aigrelet.
— Peut-être parce que je me rappelle trop exactement certaines
choses, Linette. Reprends-moi si je me trompe, mais tu t'es bien enfuie
jadis comme une voleuse, n'est-ce pas?
— En effet, reconnut Line.
Ses grands yeux bleu nuit étaient devenus sévères, et sa bouche tendre
tirée par le souvenir d'une ancienne injustice...
— Et vous savez comme moi, reprit-elle sèchement, qui était
responsable de cette fuite. Mais il y a si longtemps de cela...
Elle constatait en lui parlant que Sheena ne l'intimidait plus, les cinq
ans passés avec Ruth avaient considérablement affermi sa confiance en
elle-même.
— Tu en veux encore à mon pauvre Archie? s'attrista Sheena.
— Au contraire, je ne lui en ai jamais voulu. Mais parlons d'autre
chose, cinq années ont passé et m'ont beaucoup changée. J'ai grandi.
Elle projeta en avant son petit menton volontaire, résolue à combattre
s'il le fallait.
Sheena n'insista pas et changea adroitement de sujet.
— Piers m'a dit au téléphone que tu as loué la loge pour l'été ? Line se
versa une autre tasse de thé et considéra pensivement la jeune femme.
Elle avait mis longtemps à démêler qui avait sciemment organisé Ta
débâcle de son mariage. La coupable était assise en face d'elle, les yeux
luisant d'un éclat glacé dans un visage hautain, l'examinant comme un
pur-sang toiserait les gambades d'un jeune âne. Elle ne comprenait que
trop bien les machinations de Sheena. Conduite à Eilean Ardh très jeune
encore, elle avait été assidûment préparée à devenir la femme de Piers.
Absolument sûre de son fait, Sheena ne pouvait envisager que quelque
chose se mette en travers des plans échafaudés pour elle par la famille,
aussi s'était-elle sentie pleinement autorisée à enrayer la marche des
événements, pour servir ses buts, elle avait tout simplement utilisé le
talent de son jeune frère Archie. Line se demanda quel plan elle suivait
présentement, sa présence n'étant évidemment pas due au hasard.
— Pour la loge, je plaide non coupable, plaisanta-t-elle. Je ne
dépenserais pas mon argent de cette façon. C'est mon employeur qui l'a
louée. Elle voulait s'accorder de longues vacances cet été, elle n'en a pas
pris depuis des années, je ne suis là que pour lui rendre les choses plus
faciles.
— Mais tu ne vas pas rester ?
Line observa que Sheena paraissait soulagée tout à coup, ce qui
emporta sa décision. Non, c'était décidé, elle ne se sauverait pas en
courant une seconde fois. Peut-être en souffrirait-elle, de cette douleur
qu'elle avait commencé à éprouver, mais on ne l'éloignerait pas cette
fois.
— Oh ! si, je reste, murmura-t-elle, le sourire ambigu. Mon employeur
a besoin de moi. C'est si étrange pour elle de louer une maison...
— ... et à un prix aussi dérisoire, se lamenta Sheena. J'ai dit à Piers
qu'il aurait pu en demander le double, mais tu sais comme il est
bêtement sentimental !
Line ne savait rien de ce genre. Elle pensait aux blessures qu'elle lui
devait, certaines morales et quelques-unes physiques, depuis qu'elle
l'avait rencontré hier, et elle grimaçait intérieurement tout en offrant un
visage impassible.
— Piers n'est ni bête ni sentimental, dit-elle enfin. Il est fait de béton
armé !
— Lui ? Il est le plus vulnérable des hommes ! Je suppose, Line, qu'il
est inutile d'en appeler à tes bons sentiments? Te rends-tu compte dans
quelle situation fâcheuse tu le places ? Imagine un peu ce que les gens du
vallon vont dire maintenant que tu es revenue ! Les bavardages vont si
vite. Ne crois-tu pas que tu devrais partir au plus tôt, pour éviter à tout le
monde un terrible embarras ?
Line, saisie d'un rire nerveux, se retint de répliquer qu'il était tout à
fait impossible de mettre Piers dans l'embarras. Il valait mieux ne pas
commettre ce genre de bévue. Elle décida de se montrer diplomate.
— Je ne peux pas, exposa-t-elle. Je travaille pour Miss Lee. Vous ne
savez pas ce que c'est que de travailler pour vivre, n'est-ce pas? On vous
paye pour exécuter certaines tâches, Miss Lee exige mon obéissance, en
échange de laquelle elle me verse un bon salaire.
— Je suis certaine qu'elle comprendrait la situation si on la fui
expliquait...
La serveuse s'approchait, affairée, et Sheena l'écarta d'un geste
autoritaire de la main.
— Peut-être, reprit-elle, pourrais-je avoir une conversation avec elle —
c'est faisable entre femmes d'affaires, il me semble ? Ne crois pas que je
veuille te dicter ta conduite, Linette, mais cet imbroglio doit être éclairci
au plus vite. C'est tellement gênant pour nous tous.
— Pour vous tous ou pour vous personnellement ? Il me semble que
Piers est le seul concerné ?
— Pour nous tous, je le répète. La famille de Piers, les habitants du
vallon et... oui, puisque ni insistes, pour moi-même. A franchement
parler, ces cinq dernières années, Piers et moi avons trouvé une entente
exceptionnelle et...
Les yeux gris-bleu, si froids, s'animèrent. Elle les abaissa vers ses
mains soignées avec toutes les apparences d'une soudaine timidité.
— Je me flatte de comprendre Piers mieux que par le passé, reprit-elle.
Il incarne le type même de l'homme qui se laisse exploiter. Par exemple,
il a des principes si curieusement désuets ! Tu ne croirais pas qu'il a
toujours catégoriquement refusé de divorcer, chaque fois qu'on abordait
le sujet, il le repoussait en prétextant qu'à l'époque, tu étais très jeune.
Line ouvrit des yeux démesurés.
— Sans doute attendait-il que je divorce ? Êtes-vous sûre que nous
parlons du même homme ? Celui que vous décrivez, avec ses principes
d'autrefois, ses idées chevaleresques et autres sornettes, je ne l'ai jamais
rencontré, il est vrai que nous ressentons nos proches différemment,
n'est-ce pas ? Peut-être Piers apparaît-il très différent selon les uns ou
selon les autres !
Sheena prit le parti d'ignorer cette impertinence... A en juger par ses
lèvres pincées, cela dut lui coûter un effort considérable. Son visage se
ferma un peu plus, ses yeux devinrent semblables à deux pierres polies,
mais à part ces légers signes de nervosité, elle se contrôlait
magnifiquement. Quand enfin elle prit la parole, sa voix avait le ton
calme et raisonneur à la fois qu'on adopte généralement pour s'adresser
à un délinquant gravement perturbé.
— Tu ne connais pas Piers comme je le connais, Linette. Après tout,
j'ai grandi avec lui. Sa mère nous amena ici, Archie et moi, il y a presque
vingt ans, nous avons tous vécu ensemble à Eilean Ardh et en presque
vingt ans, on apprend beaucoup sur un homme — on sait comment
résoudre ses problèmes quand ils se présentent...
— Des problèmes tels que moi ?
— Exactement, approuva gracieusement Sheena. Jadis nous avons
tenu un conseil de famille à ton sujet, comme nous l'avons toujours fait
pour les décisions importantes. Le rituel en était immuable, nous
prenions place autour d'une table et...
— Trop facile comme explication, marmonna Line en secouant la tête.
La vérité, c'est que vous vous liguiez contre celui qui osait déroger à vos
règles pour le harceler de telle sorte qu'il abandonne son projet, de
guerre lasse. Je me demande comment Piers a pu réussir à me conduire
jusqu'à l'autel...
— Il a été impossible de lui faire entendre raison, surtout après qu'il
nous eût dit...
— Qu'il vous eût dit quoi ?
— Mais qu'il devait t'épouser, naturellement ! Nous avons eu beau lui
représenter qu'il allait faire une bêtise, qu'aucun de vous deux n'était
vraiment à blâmer, surtout toi, Linette, à peine sortie de l'enfance à
l'époque, il refusa énergiquement de nous écouter.
Ce fut d'ailleurs en cette occasion qu'il révéla ses vieux principes
d'honneur, il ne voulait pas en démordre, son devoir était de t'épouser.
Plus nous essayions de l'en dissuader, plus il s'entêtait... Qu'est devenu
l'enfant, Line ?
Sous l'effet du choc, Line attendit que la brume de colère qui troublait
ses yeux se dissipe. Quand elle sentit qu'elle pouvait parler
normalement, elle baissa les yeux et se concentra sur ses doigts.
— Je ne parle jamais de cette période de ma vie, dit-elle dans un
souffle. Elle a été trop pénible.
Ce Piers, elle se promit silencieusement qu'il passerait un mauvais
moment quand elle mettrait la main sur lui ! Elle le déchirerait bec et
ongles, elle l'écorcherait vif ! Comment avait-il osé proférer devant sa
famille un tel mensonge !
— Je suis sûre que cela fut pénible, assura Sheena avec la sympathie
qu'elle aurait accordée à une femme de chambre enceinte. Tu as pratiqué
un avortement ?
Entre ses cils, les yeux de Line brillèrent de malice. On pouvait jouer à
plusieurs à ce jeu-là.
— J'étais seule au monde, déclama-t-elle avec des accents pathétiques.
Sheena prit une mine apitoyée, se délectant de ce qu'elle croyait être le
malheur de Line.
— Oui, chérie, je comprends — mais c'est mieux ainsi, ne penses-tu
pas?
Line observa sans répondre le mouvement de ses doigts, qui la
fascinait. Le monde entier était devenu fou. Elle paya la note
machinalement. Elle se leva comme une poupée mécanique, eut un
sourire mécanique et sortit dans la lumière de l'après-midi.
Reprenant sa voiture, elle s'évertua à ne penser à rien. Elle se
concentra sur la conduite, ce qui était malaisé alors que son esprit
bouillonnait de désirs de vengeance envers son mari, sans parler d'une
foule de questions. Qu'y avait-il entre Piers et Sheena? Pourquoi avait-il
menti à sa famille ? Pourquoi avoir prétendu qu'elle allait être mère ?
Quelle sottise ! Dans le vallon, on y attachait moins d'importance
qu'ailleurs — souvenir du temps où son isolement obligeait ses habitants
à attendre les rares visites d'un prêtre pour célébrer les mariages...
La roue avant mordit sur le talus et la ramena à la réalité. Elle chassa
tout cela de son esprit et s'appliqua à revenir entière à la loge.
Là, elle gara la Mini et alla droit au hangar qui servait de bûcher, avec
une petite hache affûtée et toute la force de ses bras, elle s'acharna sur
les grosses bûches de bois alignées en cet endroit. Il en résulta une pile
de copeaux inutilisables pour le feu, qu'elle dispersa à coups de pied. Elle
revint rageusement à la voiture pour réunir les journaux et les quelques
provisions dont elle avait fait l'emplette.
Manger était hors de question, les brioches et le thé de Creevie avaient
comblé son appétit. Elle prit deux aspirines pour soigner sa migraine et
monta s'étendre au premier étage.
Elle n'avait pas l'intention de dormir, elle voulait réfléchir de façon
constructive à ce qu'il convenait de faire. Mais à mi-chemin d'une
savante plaidoirie où elle offrait à Ruth sa démission sans dire
exactement pourquoi, Line se sentit trop fatiguée pour raisonner encore
et ses yeux se fermèrent.

Un bruit l'éveilla un peu plus tard. Le soleil était couché depuis


longtemps et il faisait nuit noire, une nuit sans lune, parfaitement
sereine, elle attendit que le bruit se reproduise et soupira avec regret
quand il revint — quelque chose bougeait sur les galets du rivage. Au
moins n'était-ce pas dans la maison. Cinq années de vie citadine avaient
modifié l'idée qu'elle avait de la sécurité, mais de retour au vallon, elle
était retombée dans ses vieilles habitudes, ne pas verrouiller les portes,
ne même pas fermer les fenêtres, à moins qu'il ne pleuve. Le caractère
furtif de ces bruits nocturnes l'alerta cependant. Elle prêta l'oreille,
attentive à localiser le son, elle identifia le raclement d'une barque qu'on
hâlait sur la grève, le crissement de pas traversant les cailloux, puis le
silence... Enfin, le déclic produit par la serrure de la grille...
Line jaillit de son lit, s'enveloppa d'un peignoir et dévala les escaliers
sans allumer l'électricité. Il n'y avait qu'une personne au monde pour
avoir l'impudence, l'infernal toupet d'entrer ainsi chez elle en maître
absolu , s'armant d'une impressionnante corne de bélier trouvée dans le
vestibule, elle attendit derrière la porte non verrouillée, prête à lui
asséner un coup bien senti là où cela lui ferait le plus mal !
— Méchante !
Piers l'avait totalement prise au dépourvu en contournant la maison et
en entrant par la cuisine, qui elle non plus n'était pas fermée à clef. Il
saisit le gourdin et le lui arracha après une courte lutte. Dans l'obscurité,
elle jeta un cri de rage, elle bondit sur lui, les doigts recourbés comme
des griffes, cherchant à atteindre au jugé son visage.
L'offensive de Line s'acheva piteusement en tournant à son
désavantage. Les ongles de sa main droite ayant atteint leur but, elle
entendit un hurlement. Malgré ses ruades furieuses, elle fut alors
soulevée de terre et transportée sous un bras comme un vulgaire ballot
jusqu'au living-room, il alluma une lampe et la jeta dans un fauteuil.
— C'est pire que de vouloir attraper un chat sauvage, grommela-t-il en
épongeant sa joue écorchée.
Entre ses cils baissés elle examinait chacun de ses gestes, cherchant la
faille. Il ne portait pas de kilt, cette fois, mais un jean délavé le moulant
étroitement et un gros chandail. Il semblait plus frais qu'elle ne devait
l'être. Elle prit conscience de ses cheveux en désordre, de ses yeux
encore embrumés de sommeil et de son peignoir d'éponge défait. Elle en
ramena vivement les pans sur elle et resserra sa ceinture, elle passa les
doigts dans l'épaisseur de sa chevelure noire dénouée pour la discipliner.
Elle aurait aimé pouvoir effacer toute trace de sommeil de sa personne,
mais il lui barrait résolument le passage, l'air buté.
— Quel conte à dormir debout as-tu servi à Sheena ? questionna-t-il
sans aménité.
— Oh ! celui qu'elle attendait, dit-elle négligemment tout en mesurant
du regard la distance qui la séparait de la porte et en calculant ses
chances de l'atteindre malgré lui...
Elles étaient minces mais peut-être cela valait-il la peine d'essayer...
— De toute façon, poursuivit-elle sur le même ton, c'était le conte de
Sheena, pas le mien. Je n'ai fait que l'enjoliver.
Ses yeux glissèrent encore vers la porte.
— N'essaie pas, conseilla-t-il. Je ne suis pas d'humeur à plaisanter.
— Moi non plus ! Puis-je vous signaler que vous êtes ici sans y avoir
été invité, dans la propriété de Ruth, où vous n'avez aucun droit de
pénétrer. Si c'est ainsi que vous vous proposez, d'agir, à l'avenir je
fermerai toutes les portes à clef. Je pense que vous poussez un peu trop
loin vos manières de « Seigneur du Vallon ».
— Si tu fermes les portes, je les briserai !
La lumière de la lampe luisait sur ses cheveux brun-roux et accusait le
relief de ses joues et de sa mâchoire.
— Ensuite, tu peux te dispenser de certaines moqueries du genre «
Seigneur du Vallon ». Tu sais parfaitement que cela n'a plus aucun sens
de nos jours, personne n'y prête plus attention.
— Vraiment? s'étonna-t-elle effrontément. Je le sais et je suppose que
la plupart des villageois le savent aussi, c'est vous qui ne semblez pas
l'avoir compris, avec votre superbe et vos façons d'agir selon vos propres
règles !
— C'est mieux que d'inventer des histoires fantaisistes pour égarer les
gens, gronda-t-il. Si tu as subi un avortement, petite traînée, ce n'était
pas de mon enfant !
— Non, en effet, reconnut-elle suavement, mais ce ne fut pas le cas !
Néanmoins, comme mon oncle Fergie m'affirmait qu'il était impoli de
contredire ses aînés ou ses supérieurs, je me suis gardée de les
contredire... C'est surprenant comme les nouvelles voyagent vite, dites-
moi ! Je suppose que Sheena agissait en accord avec vous quand elle m'a
rencontrée dans le salon de thé. Vit-elle avec vous? C'est possible
maintenant que votre mère a pris le parti d'habiter Édimbourg, n'est-ce
pas ? Plus besoin d'inventer des histoires fantaisistes à propos de
clôtures de daims ou autres clairs de lune sur la plage de Gairloch ! Je
pense que je vais avoir des motifs de divorce, des motifs sérieux, autre
chose qu'une vague incompatibilité d'humeur. Tout ce que je demande
est une preuve concrète d'adultère...
— Que tu n'as pas !
— C'est vrai, admit-elle avec un sourire rusé, mais je pense que je
pourrai l'obtenir. Je suis sûre que la dame en question serait trop
contente de me rendre ce service, mais une chose à la fois. L'idée d'un
avortement ne venait aucunement de moi, mais de vous ! Sheena m'a
tout raconté de votre conseil de famille, quand j'ai fait les frais de votre
discussion.
— Comment avez-vous osé même sous-entendre que vous étiez obligé
de m'épouser ?
Mais ses paroles étaient perdues pour lui, qui la fixait d'un air absent.
Il échafaudait des plans pour la circonvenir. Elle faillit le haïr pour cela
— elle l'aimait bien trop cependant pour y parvenir. Si seulement elle
avait pu lire en lui, voir et comprendre ce qui se cachait derrière ce
masque impénétrable !
Apparemment, il avait pris une décision, car il se pencha en avant et
l'empoigna, la souleva de son fauteuil et la maintint serrée sous son bras
malgré ses contorsions, ses mains n'étaient pas tendres et elle protesta
vivement.
— Que voulez-vous, à la fin ? fulmina-t-elle.
— Te mettre des bâtons dans les roues ! Comme elle se débattait, de sa
main libre il lui asséna une claque sur les reins.
— Sheena arrive pour passer quelques jours et je dois lui fournir un
chaperon, expliqua-t-il.
— Vous ne pouvez pas faire cela ! Je ne veux pas y aller, je n'irai pas !
— Si tu iras, dit-il gaiement.
Il la posa à terre et ôta sa large ceinture de cuir, souriant à la frayeur
qu'il lisait dans ses yeux écarquillés.
— Rassure-toi, je ne vais pas te battre, même si j'ai de bonnes raisons
pour cela. Je veux simplement que tu te tiennes tranquille pendant la
traversée du loch et dans la maison.
— Je hurlerai de toutes mes forces ! Vous ne pourrez pas me maintenir
dans le bateau. Je sauterai !
— Hurle donc ! Il n'y a personne pour t'entendre et quand bien même
on t'entendrait, on croirait que c'est une renarde qui glapit. Pour ce qui
est de sauter, tu sauteras et nous serons mouillés tous les deux parce que
je te repêcherai, même si je dois y passer la nuit.
Il saisit une couverture de mohair sur le dossier du canapé et la lui
drapa sur les épaules. Il la maintint fermement tandis qu'il en arrangeait
les plis et bouclait la ceinture autour de sa taille, immobilisant ses bras
de chaque côté mais lui laissant la tête libre. Elle avait l'allure d'un colis
bien ficelé.
— Cela devrait aller, estima-t-il en glissant les doigts sous la ceinture
pour en éprouver la solidité. J'aurais dû le faire il y a quelques années,
railla-t-il. C'est la seule façon intelligente de procéder avec un chat
sauvage de ton espèce.
— Je montrerai mes bleus à tout le monde, menaça-t-elle. Je crierai au
meurtre...
Le reste des menaces se perdit dans un bourdonnement étouffé car il
lui avait finalement emmailloté la tête dans la couverture.
— Reste tranquille ! ordonna-t-il en la secouant. Je suis excédé par ton
bavardage ! Maintenant, vas-tu consentir à marcher ou faut-il te porter ?
Line luttait de toutes ses forces sans parvenir à se libérer, elle décida
d'être aussi encombrante que possible. Piers ne pourrait jamais
prétendre qu'elle était consentante, si peu que ce soit. Elle laissa ses
genoux se plier et son corps s'effondrer mollement sur le plancher.
— C'est mieux, plaisanta-t-il avec un petit rire qui l'exaspéra au point
qu'elle eut envie de le mordre. De toute façon tu n'aurais pas pu marcher
pieds nus. T'est-il déjà arrivé de porter des chaussures ?
Il la souleva et la jeta sur son épaule en la retenant solidement à
hauteur des genoux.
— C'est impossible..., vibra la voix de Line à travers la couverture, je
n'ai pas de vêtements...
— Tu n'en as pas besoin ce soir. Tôt demain matin, je reviendrai
chercher ce qu'il te faut pour quelques jours.
— Ruth pourrait téléphoner, lui rappela-t-elle comme il sortait dans la
nuit paisible.
Elle l'entendit rire sans retenue.
— Eh bien, qu'elle appelle ! Elle s'en lassera vite !
Line exprima vertement ce qu'elle pensait de lui et de ses manières, en
qualificatifs des plus vigoureux, heureusement assourdis par l'épaisseur
de la couverture. Il maintenait impitoyablement sa prise.
— Arrête de jurer ainsi ! Si tu dis encore un gros mot, je te frappe !
Elle était tellement secouée en travers de son épaule qu'elle pensa en
perdre le souffle, il traversait au pas de charge galets, rochers et sable
jusqu'au bateau, il posa sans plus de cérémonie son fardeau sur le sable
humide, le temps de pousser l'embarcation à l'eau. Il revint vers Line et
la mit non sur un siège mais au fond du canot, entre ses pieds. Il prit les
rames en sifflotant le plus naturellement du monde, comme si enlever
une femme contre son gré était l'une de ses occupations habituelles. Elle
souffla sur les cheveux qui lui cachaient le visage et regarda autour d'elle.
— Dès que je serai libre, fulmina-t-elle, je vous arracherai les yeux !
Vous le regretterez, je vous préviens !
— Line, répondit-il avec plus d'amusement que de colère, un peu
essoufflé tout de même par le maniement des avirons, si tu cesses de te
conduire comme une mégère, tu auras mon lit pour toi toute seule...
— Vous voulez dire que... Vous n'allez pas...
— ... te violer? Non, pas tant que tu te montreras raisonnable. Sinon, je
te rejoindrai et j'y emploierai la nuit. Alors, es-tu décidée à être sage ?
— Heu... oui, acquiesça-t-elle avec répugnance.
— Et à jouer le rôle de l'épouse amoureuse au petit déjeuner demain et
chaque fois que je l'exigerai ?
Line se tortilla, essayant de trouver une position plus confortable et la
couverture lui retomba sur le visage.
— Oui, articula-t-elle.
L'idée de passer une nuit avec lui était intolérable. Un seul baiser de
lui la laisserait anéantie, sans force ni volonté. Ensuite il ferait d'elle ce
qu'il voudrait, elle serait une proie idéale. Elle avait assez de peine à
oublier le passé, fallait-il y ajouter le présent? Et puis, n'étant ni tendre
ni patient, s'il allait ne pas remarquer que c'était pour elle la première
fois?...
Le canot heurta le coin de la jetée. Il sauta et l'agrippant par sa
ceinture, il la tira à lui comme un poisson au bout d'une ligne.
Il la mit sur ses pieds et amarra le canot. Muette, elle fut transportée
jusqu'à la maison. Non par l'arrière cette fois — elle avait compté le
nombre de ses pas — mais par la voie qui conduisait jusqu'au devant de
la façade. Elle parvint enfin à libérer sa tête.
Ils se trouvaient sur l'escalier monumental. Au moins, il ne la menait
pas à la Chambre. Elle avait cru devenir folle dans cet endroit sinistre !
La pièce où ils entrèrent comportait une vaste cheminée où flambaient
de grandes bûches. Il l'installa juste devant pour ôter la ceinture qui
l'emprisonnait. Elle frissonna comme la couverture tombait de ses
épaules.
— Tu as froid ?
— Non, grelotta-t-elle en secouant ses mains engourdies par
l'immobilité forcée, mais je suis trempée ! Cette coquille de noix prend
l'eau et j'étais couchée dans une flaque.
— Déshabille-toi et mets-toi au lit. Tu peux prendre ma veste de
pyjama.
— Je préférerais un bain chaud...
— Seulement sous bonne garde, alors. Je n'ai pas confiance, tu as déjà
prouvé que tu savais t'évader d'Eilean Ardh !
— Je vous en prie, dit-elle en mordant sa lèvre inférieure pour
s'empêcher de claquer des dents. Piers, faisons un marché. En échange
d'un bain chaud et d'un sandwich, je m'engage à ne vous causer aucun
ennui. Je ferai ce que vous voudrez. Vous pouvez me faire confiance, je
sais reconnaître ma défaite.

Une demi-heure plus tard, propre, séchée et pelotonnée dans le lit


immense où toute une famille aurait tenu, elle mordait à belles dents
dans un épais sandwich en sirotant un verre de lait chaud
généreusement arrosé de whisky. Le courage et l'assurance lui étaient
revenus d'un coup avec le goût de la conversation — mais peut-être était-
ce le whisky qui lui déliait la langue.
— Alors, s'enquit-elle de l'air d'un conspirateur, combien de temps
devrai-je jouer la comédie ?
— Ne te l'ai-je pas dit ? Quelques jours suffiront, répondit-il en
s'asseyant sur le bord du lit.
— Vous disiez aussi que je disposerais du lit pour moi toute seule ?
— Hum ! Le lit peut-être, mais pas la chambre. Je me contenterai du
divan pour cette nuit.
Il lui imposa silence de la main.
— Je ne te dérangerai pas, tu t'apercevras à peine de ma présence. Je
ne vais pas aller chercher mes aises ailleurs, tout de même ?
— Vous ne l'avez jamais fait, peut-être ? persifla-t-elle.
Piers se leva, tira une couverture de l'armoire et s'en enveloppa. Il
s'installa sur la banquette devant le feu. Dans la pénombre, sa voix
s'éleva, lasse tout à coup.
— Cinq années, c'est long, mon cœur, pour un homme qui n’a jamais
fait vœu de chasteté.
5.

Un rai de lumière tombant sur ses paupières éveilla Line. Elle se


tourna prestement pour tenter de retrouver son sommeil paisible. Mais
il avait fui, emporté par la lumière du jour, la vie réelle reprenait
possession d'elle avec son cortège d'heures à venir qui s'annonçaient
menaçantes. Elle ouvrit les yeux à regret et s'assit dans le lit. Elle était
seule dans la pièce. Piers avait disparu et le feu d'hier soir était réduit à
un tas de cendres grises dans le foyer. Le jeune homme avait tenu sa
promesse, les deux valises de Line étaient posées à côté de lui.
Il lui faudrait déployer ce matin toute son habileté et sa diplomatie.
Affronter Sheena dès le petit déjeuner, répondre à ses questions
empoisonnées, voilà qui ne manquerait pas d'être périlleux. Pendant un
instant, elle se maudit d'avoir la langue si prompte, tout le monde lui
avait prédit que cela lui vaudrait des ennuis et, hélas, ce n'était que trop
vrai ! Si elle avait eu la présence d'esprit de se montrer plus souple la
nuit dernière, elle ne se trouverait pas ce matin dans cette situation
délicate, mais elle s'était conduite comme une jeune écervelée, elle avait
laissé sa langue s'emballer, sa colère la dominer, elle voulait le blesser, le
meurtrir comme si cela pouvait atténuer sa propre douleur.
Avant de passer dans la salle de bains, elle inspecta tristement son
peignoir abîmé, une grande tache s'étalait dans le dos, durcie par le sel et
le sable — cela faisait deux tenues que Piers lui endommageait. Enlevant
l'ample veste de pyjama dans laquelle elle avait dormi, elle s'enveloppa
du peignoir et se glissa dans le couloir menant à la salle de bains. Une
odeur y régnait, qu'elle reconnut sans plaisir, le parfum chypré de
Sheena. Elle ouvrit la fenêtre pour aérer la pièce et fit couler son bain.
De retour dans la chambre, elle réfléchit à la façon dont elle
s'habillerait. Sur le chapitre de l'élégance, il était inutile de chercher à
concurrencer Sheena, qui portait toujours des vêtements classiques de
grande qualité, des ensembles parfaitement coupés avec l'indispensable
rang de perles, ses pulls et ses jupes à elle, qui sortaient des grands
magasins, ne sauraient rivaliser avec les tweeds tissés à la main et les
cachemires douillets de Sheena. Provocante jusqu'au bout, elle se glissa
dans un jean tout neuf, raide et très serré, sur lequel pour jouer les
contrastes elle passa un pull très large. Elle tira complètement ses
cheveux en une queue de cheval qui lui donnait l'air d'une adolescente.
Elle avait décidé de prendre son temps, mais elle se surprit comme
une coupable à se hâter dans l'escalier pour ne faire attendre personne,
elle se trouva nez à nez avec Piers qui la guettait en bas.
— J'ai un peu tardé, je crois ! Comment avez-vous dormi sur cette
banquette — bien, j'espère ?
Piers grimaça un sourire et un regard lourd filtra entre ses paupières
frangées de longs cils recourbés.
— Je m'en suis contenté mais je reconnais avoir désiré partager le lit
au bout d'une heure et ce, pas seulement à cause du lit...
— Vous auriez dû aiguiser un poignard et le poser au milieu, ironisa-t-
elle. Cela se pratique dans nos meilleurs romans historiques.
Elle enfonça les mains dans les poches de son jean et leva vers lui un
visage soucieux.
— Comment avez-vous l'intention d'expliquer ma présence ici?
J'espère que ce n'est pas en vous targuant de l'impossible...
— Tu veux dire, de notre réconciliation ? s'étonna-t-il méchamment.
Non, ma chère, j'ai simplement dit que tu demeurerais ici quelques
jours.
— Et naturellement, personne ne s'aviserait de vous demander
pourquoi ?
— Naturellement. Mais c'est pour toi que je m'inquiète. Sauras-tu te
défendre si on te questionne ?
— Si quelqu'un me le demande, je dirai que je suis ici par pure
méchanceté !
Le petit déjeuner était servi dans une petite pièce à droite de l'escalier.
Sheena était déjà installée à table. Elle dédia à la jeune fille son habituel
sourire de commande.
— Bonjour, Linette, lui dit-elle comme s'il n'y avait rien d'inhabituel
dans sa présence à Eilean Ardh. J'espère que tu te sens mieux ce matin ?
Je n'ai pas été surprise en arrivant hier soir d'apprendre que tu étais déjà
au lit, tu n'avais pas l'air en forme le matin à Creevie. Es-tu sujette à ces
crises?
— Elles ne lui laissent guère de répit, intervint Piers en faisant passer
les tasses remplies de café. Je l'ai connue obligée de passer deux
journées entières dans une pièce sombre.
Line, pour ne pas être en reste, s'assit languissamment, contenant à
grand-peine le fou rire qui la gagnait.
— Vous exagérez, Piers. Une journée peut-être, mais jamais deux.
D'ailleurs je me sens tellement mieux que je vais de ce pas rentrer à la
loge et me mettre au travail.
— Je te le défends bien ! dit-il légèrement tandis que sous la table, son
genou pressait le sien avec insistance. Tu t'es trop bousculée ces derniers
temps et j'exige que tu prennes quelques jours de repos ici avant de
replonger dans la mêlée. Je suis enclin à penser que ce qui t'est arrivé
hier soir constituait une alerte sérieuse et qu'il ne faut pas trop tenter la
chance !
— Vous devez avoir raison, dit-elle en se contraignant à lui sourire.
Il avait formulé sa menace de façon si prévenante, comment ne pas le
prendre pour un mari inquiet? Elle avait cependant surpris la lueur de
ses yeux. Il fallait entendre son propos au pied de la lettre, ce n'était pas
une suggestion pleine de sollicitude, c'était un commandement. Je ne te
laisserai pas récidiver, voilà ce que signifiait réellement son sourire
carnassier de mari inquiet.
La porte s'ouvrit et Mme Matthieson, la gouvernante, entra avec un
grand plat d'œufs au bacon pour compléter le porridge et les toasts déjà
servis. Line réfréna son envie de crier : « Matty, quel plaisir de vous
revoir ! » Elle se contenta de lui adresser un sourire radieux. Elle reçut
en retour un regard enjoué, débordant de complicité malicieuse.
— Bonjour, madame, dit simplement Matty d'une voix empreinte de
cordialité. J'espère que vous vous sentez mieux ?
Line leva la tête, son regard rencontra les yeux bruns pétillants et elle
réussit malgré tout à garder son sérieux.
— Je me sens beaucoup mieux, merci. Je suis confuse de vous avoir
causé ce dérangement.
Piers était de connivence avec Matty et, visiblement, la façon dont elle
tenait son rôle et donnait sa réplique l'amusait beaucoup.
— Cela a été si soudain, ajouta Line pour rester dans le vague.
— Soudain est le mot, dit la vieille gouvernante dont les yeux
croisèrent ceux de Piers, mais il n'y a pas de dérangement.
Ayant disposé le plat sur la table, elle se redressa et retourna dans la
cuisine.
Pendant cet échange, Sheena était restée silencieuse, le visage de
marbre. Seuls ses yeux luisaient de désapprobation, dès que la porte fut
refermée sur Mme Matthieson, elle passa à l'attaque.
— Voilà bien le pire avec les vieux serviteurs, Piers. J'imagine que tu
n'as rien remarqué — il est vrai que tu la vois chaque jour. Mon absence
prolongée m'a donné un regard plus neuf. Cette femme est d'une
familiarité déplacée... parler ainsi à Linette !
— Et pourquoi pas? intervint Line. Je la connais depuis des années. Je
me souviens même que mon oncle Fergie lui fit un brin de cour jadis, et
qu'il n'eut aucun succès.
— Il n'était pas le seul, la consola Piers. Matty est une personne très
difficile sur le choix de ses fiancés !
Sheena gardait les lèvres serrées. Elle ramena la conversation à un
sujet qui lui tenait à cœur, le village de Glenardh. Elle se plaignait qu'il
eût changé, de la pire des façons. Pendant son exposé, Line grignotait un
toast en buvant son café noir très chaud, elle observait Piers qui dévorait
son petit déjeuner avec entrain. Il prêtait peu d'attention aux propos
alarmistes de Sheena sur la détérioration du village.
— C'est déplorable ! s'emporta Sheena. Ce nouvel hôtel, planté là
comme une verrue, toutes ces pancartes « Chambre à louer » sur chaque
maison ou presque. Et les étrangers ! Ils dégradent les cottages que Piers
leur a permis d'acheter, ils y ajoutent des patios, transforment des
chaumières en ateliers et autres horreurs... La vieille atmosphère du
vallon va se perdre définitivement. Elle n'est plus ce que j'ai connu
quand nous étions enfants. L'esprit de famille s'en est allé.
— Si les lieux ne se transforment pas avec le temps, ils meurent,
remarqua Piers en levant le nez de son assiette. Il n'a jamais existé un tel
esprit de famille — esprit de village peut-être, rien de plus. Je pense
d'ailleurs qu'il réussit à ses nouveaux habitants, qui ont
indiscutablement amélioré leur cadre de vie. Quant aux patios, il est très
agréable d'y passer les longues soirées d’été, en hiver, ils sont bien plus
jolis à regarder qu'une simple cour nue.
— Mais vendre les cottages, tout de même, s'indigna Sheena...
— Je ne les cède qu'à des jeunes couples qui ne veulent pas quitter le
pays. Ne vaut-il pas mieux les vendre que les voir tomber en ruine ?
— Cela bouleverse tout ! gémit Sheena.
En désespoir de cause, elle se tourna vers Line.
— Qu'en penses-tu, Linette ?
Fort maladroitement, Line évita de prendre parti.
— Je... je ne sais vraiment pas, bredouilla-t-elle. Je n'ai fait que
contourner le village par la route de Creevie, mais ce que j'en ai vu m'a
paru coquet et bien adapté. Tout est propre, net, et j'ai aperçu deux
nouveaux bateaux de pêche...
— ... qui arrondissent fabuleusement leurs revenus en emmenant les
touristes d'été excursionner pour la journée, interrompit Sheena avec
une moue de dédain. Glenardh est devenu un vulgaire centre de
villégiature, ne crois-tu pas?
— C'est mieux que de disparaître, intervint Piers pour que Line n'ait
pas à répondre. Il n'est pas bon de s'obstiner à vivre dans le passé,
Sheena, ce sont des personnes vivantes qui maintiennent un village en
vie, non des vieilles légendes séculaires. N'oublie pas que les MacArdh
n'étaient pas originaires du vallon, ils y vinrent parce qu'ils avaient été
dépossédés et proscrits et qu'ils cherchaient un endroit où s'installer. On
les a accueillis en ce lieu et autorisés à y demeurer en paix — ne
pouvons-nous à notre tour nous montrer généreux ?
Ses yeux gris revenaient sans cesse à Line, s'attardant avec un plaisir
manifeste sur l'étroit esse de son jean et l'ampleur de son chandail.
— Line, j'ai affaire au village et je propose que tu m'y accompagnes.
Non, poursuivit-il en coupant court à sa protestation, tu n'as pas besoin
de te changer, tu es parfaite comme cela.
Line lui fit une grimace derrière le dos de Sheena, elle n'avait
nullement l'intention de se changer ! Elle souhaitait ardemment éviter le
village, répugnant à rencontrer de vieux amis qui soulèveraient une
vague de suppositions. Bien entendu, personne ne serait assez indélicat
pour poser une question directe, mais le soir, autour des foyers, sa
présence alimenterait toutes les conversations. Piers s'en moquait
apparemment, les commérages ne l'affectaient pas, elle devait quant à
elle être constituée d'un matériau plus fragile.
— J'aimerais venir aussi, déclara soudain Sheena. Le regard de Piers
croisa celui de Line qui réprima un sourire.
— Qui chaperonne qui? marmonna-t-elle entre ses dents à l'intention
de son mari.
Il lui prit le bras et l'entraîna dans le hall.
— Cela leur donnera matière à bavardage et ils en seront ravis,
chuchota-t-il pendant qu'ils attendaient Sheena.
Comme Line enfilait une manche de son anorak, il secoua la tête
tristement et passa la main sur son ventre plat.
— Il vaut mieux laisser ta veste ouverte, suggéra-t-il. On pourrait
penser que tu caches quelque chose, les langues se déchaîneraient !
Line rougit et remonta sa fermeture éclair jusqu'au menton.
— ... comme c'est déjà arrivé une fois, c'est cela? Il considéra son
visage empourpré d'un œil espiègle.
— Comment le saurais-je ? Personnellement, je n'ai entendu parler de
rien, mais est-ce une raison suffisante ?
— Vous savez, je n'ai plus du tout envie de vous accompagner, dit-elle
d'une petite voix. Je viens tout juste de comprendre ce qu'on a dû penser
de moi...
— J'ai moi-même été l'objet de commérages, comme tu me l'as
obligeamment indiqué, répliqua-t-il aigrement. Mais il s'agissait
effectivement d'une très longue clôture et les sables de Gairloch sont
fascinants au clair de lune.
— C'est exactement ce que je disais. Je vous signale toutefois que ma
réputation était intacte et que c'est vous qui l'avez saccagée !
— Alors je verrai à te dédommager, dit-il en riant de sa colère. Le
village de Glenardh était construit à l'entrée du loch, il était adossé aux
pentes de Beinn Ardh dont le sommet arrondi culminait à environ
quatre-vingt-dix mètres au-dessus de l'eau. Ses maisons d'un blanc
éclatant tranchaient sur le vert tendre des prairies situées en contrebas.
Line jaillit de la Land Rover et regarda autour d'elle avec jubilation.
Piers s'était garé devant ce que Sheena avait appelé avec dégoût le «
nouvel » hôtel. Il n'y avait pourtant rien d'agressif dans cette nouveauté,
on avait bâti une réplique des maisons traditionnelles les plus vastes,
dont l'architecture s'intégrait harmonieusement à l'ensemble des
constructions voisines. La façade fraîchement peinte faisait ressortir, le
vert profond des arbustes placés de chaque côté de l'entrée.
Elle se rappelait fidèlement le village — cinq années ne suffisent pas
pour oublier l'endroit où l'on a grandi. Il avait toujours été pimpant,
mais à présent, il offrait un air de prospérité qui ne trompait pas. Sur le
plateau verdoyant qui servait de terrain communal, trois étincelantes
caravanes de tourisme étaient garées.
— Ce n'est pas la foule, dites-moi ! plaisanta-t-elle en se tournant vers
son mari.
— Il est trop tôt dans la saison, répondit-il avec un sourire complice.
L'une des qualités essentielles des pêcheurs est qu'ils savent garder un
secret. Quand ils trouvent un endroit favorable, ils le divulguent
rarement. Ce sont les mêmes qui reviennent chaque année, qu'il pleuve
ou qu'il vente, mais le site sera comble plus tard dans l'été.
— Des touristes ! s'exclama Sheena avec un mépris évident. Elle feignit
d'accorder toute son attention à son chien, un petit pékinois aux yeux
globuleux fort peu sympathique et qui, pensa Line, allait perdre
définitivement l'usage de ses pattes si sa maîtresse s'obstinait à le porter
continuellement.
Piers lui proposa de la présenter à l'instituteur, mais Line déclina son
offre. Elle préférait les laisser aller ensemble, Sheena et lui, jusqu'à la
petite école, quant à elle, elle avait quelque chose à faire. De tout le
vallon, il n'y avait qu'une seule personne dont elle se souvînt avec plaisir.
Une seule qui n'aurait pas même imaginé de poser une question. Elle se
mit à la recherche d'une porte bleue toujours ouverte.
Le bruit du métier à tisser la guida. Elle fut accueillie sur le seuil par
un cri heureux :
— Linette ! Entre donc !
Line se crut revenue cinq ans en arrière. Catriona MacDonald était
toujours occupée à tisser ses tweeds, sa grand-mère, très âgée, se tenait
assise près du feu, levant ses yeux presque aveugles. Elles lui firent un
accueil chaleureux, préparèrent du thé, un assortiment de gâteaux, une
galette sortant du four et un pot de beurre doré. La conversation était
aussi simple et naturelle que d'habitude, quand Line téléphonait de
l'hôtel de Creevie à la mi-journée. Rien n'eût permis de penser qu'elle
venait de s'absenter pendant cinq ans. On n'évoqua nullement le passé
sous un angle personnel qui aurait pu être gênant. Le temps passa
comme en rêve. Il sembla à Line qu'elles discutaient depuis quelques
petites minutes quand Piers inclina sa haute silhouette dans la porte
d'entrée.
— Alors, mesdames, on bavarde ? Où est mon thé?
— Ce sont des histoires de filles ! sourit Catriona en allant chercher
une autre tasse dans le buffet. Elles ne sont pas destinées à des oreilles
masculines, cher monsieur !
Elle revint avec la tasse et une pièce de tweed qu'elle drapa sur son
amie.
— Tu aimes ce tissu? Le dessin est de moi. C'est une boutique à Fort
William qui m'achète toute ma production — tu crois que celui-ci leur
plaira ?
Line palpa l'étoffe moelleuse et en apprécia les nuances délicates — un
dégradé de rose et de mauve qui rappelait certaines fleurs de printemps.
— Si cela ne leur plaît pas, je te l'achète. C'est ravissant.
— Il y en a largement assez pour couper un tailleur à un petit modèle
comme toi, pouffa Catriona. Tu sais que Mamie avait annoncé ta venue?
Elle a la voyance, c'est sûr.
— Chaque famille a une grand-mère qui a la voyance, railla Piers. Elles
sont le fléau de l'Écosse, ces grand-mères voyantes. A-t-elle « vu »
Hamish MacGregor, Cat ?
Catriona releva sa tête rousse. Ses yeux pétillaient de malice.
— J'ai attendu pendant trois ans qu'il se décide, mais il n'était pas
pressé — maintenant, c'est à lui d'attendre que je me décide. Cela me
demandera peut-être trois années !
— Tu es contente ? demanda Piers à Line comme ils revenaient vers la
voiture. Tu vois qu'il n'y avait aucune raison d'avoir peur !
— Je n'avais pas peur, en tout cas pas de Catriona. . Elle ne m'a jamais
menacée, elle a toujours été mon amie — on ne peut pas en dire autant
de tout le monde ! Où est Sheena ?
— Elle est restée chez l'instituteur, pour organiser la fête du village le
Premier Mai.
— N'est-ce pas un peu tôt ? Je croyais me rappeler que les jeux avaient
lieu en août ?
Il glissa la main de Line sous son bras.
— C'est le nouvel instituteur, il appartient au clan des Oban chez qui la
tradition des jeux est restée vivace et toujours célébrée le Premier Mai.
Ce n'est pas une mauvaise idée, c'est même mieux que de les donner en
pleine saison, quand nous sommes envahis de campeurs, c'est aussi plus
facile pour les artistes et les concurrents en lice, imagine les
cornemusiers transpirant sous leur grand uniforme et leur bonnet à
plumes! Sheena n'est pas de cet avis, aussi l'ai-je laissée aux prises avec
l'instituteur, mais en l'occurrence, ajouta Piers avec un sourire
énigmatique, je ne crois pas qu'elle aura le dernier mot car c'est un jeune
gaillard résolu. Par ailleurs, comme je l'ai informé de ta présence ici, il
sollicitera certainement ton concours pour la fête.
— Merci infiniment, mais j'aimerais autant ne pas participer à ces
festivités. Je n'ai aucune compétence en la matière et en outre, je risque
d'être partie à cette période.
— Tu seras là, assura-t-il, comme ils atteignaient la voiture, le visage
empreint d'une détermination farouche. Je compte sur toi, ajouta-t-il sur
le ton qu'on adopte envers un enfant capricieux.
La bouche tendre de Line se durcit. Elle prit la même intonation que
lui.
— Dans ce cas vous n'aurez qu'à expliquer que je fais rarement ce que
l'on attend de moi, n'est-il pas vrai ?
— Line, la population du vallon est avertie de ta présence, tu te
conduiras donc comme il est convenable à mon épouse de le faire. Ce
n'est pas une requête, c'est un ordre. Tu assumeras tout ce qui te revient
en tant que telle, conférer avec les juges, distribuer les prix, tapoter la
tête des petits enfants...
— Tout ce que votre mère avait coutume d'accomplir, en somme. Je ne
suis pas digne de lui succéder, je le crains ! Souvenez-vous que je suis
une vilaine fille : j'ai porté la honte sur votre illustre maison. Mes mains,
dit-elle en les étendant par dérision, ont été souillées par le péché ! Elles
ne sauraient prétendre à poser des couronnes de fleurs sur des têtes
innocentes !
Elle espérait l'avoir découragé d'exécuter son projet, elle guetta sur
son visage un signe d'assentiment, mais il semblait plus inflexible que
jamais. Cela l'irrita.
— Je gage que Sheena s'est adjugé le rôle principal dans ces activités,
depuis le départ de votre mère pour Édimbourg, il est évident qu'elle est
pratiquement née pour cela et...
— Langue de vipère ! Chacun ici assume sa part comme il le peut !
— Vous aviez parlé de « quelques jours » ? s'emporta-t-elle. Et vous
voulez me réquisitionner jusqu'au Premier Mai ? C'est dans plus de
quinze jours ! Sheena ne reste certainement pas aussi longtemps?
— Non, je pense qu'elle partira vers la fin de la semaine, mais elle
reviendra, tu peux donc t'attendre à devoir jouer ton rôle pendant un
bon moment.
— Moi ? cria-t-elle. Je partirai le même jour que Sheena. Vous avez
d'ailleurs oublié un détail, c'est que je ne parle pas le gaélique, les gens
trouveront que vous avez montré un goût déplorable dans le choix de
votre épouse. Je rentrerai à Blackpool avant de vous faire honte encore
une fois.
Piers ouvrit la bouche pour répliquer, puis la referma bien vite car
Sheena venait vers eux, l'œil guerrier, visiblement, l'instituteur avait
remporté la première manche, mais il y en aurait d'autres. Line appliqua
sur son visage une expression de déférence et porta le pékinois pendant
que Sheena s'installait sur la banquette avant.
— Ce garçon ne comprend rien à rien ! s'écria-t-elle, méprisante. Je lui
ai pourtant démontré que ses plans sont trop ambitieux. Nous ne
voulons pas d'un certain genre de distractions ici, nous savons trop ce
qu'il en résultera, une foule de gens venus par cars entiers, la cohue et la
confusion, des stands débordant de camelote, des bouteilles de bière et
des boîtes de conserve partout. Ce n'est absolument pas ce que nous
voulons !
Line décida de suivre l'exemple de Piers en ne se prononçant pas.
Personnellement, elle ne partageait pas l'avis de Sheena. Les habitants
de ce pays menaient une vie très tranquille, il était légitime qu'ils
veuillent de temps en temps la bouleverser. Ils prenaient leurs
divertissements très au sérieux, les créant eux-mêmes pour la plupart, ils
aimaient les concours, la danse, la cornemuse, toute l'activité trépidante
des jeux, s'ils occasionnaient un peu de désordre et que les hommes
boivent trop, quelle importance ?
Pensive, elle caressa les longues oreilles soyeuses du pékinois.
Elle apparut pour le dîner vêtue d'une longue robe d'hôtesse en coton
que Sheena considéra d'un œil stupéfait. Line se sentait gênée, mais elle
n'avait rien trouvé de plus présentable dans sa garde-robe pour
remplacer l'ensemble de soie rose que Piers avait mis à mal. Sa robe ne
pouvait évidemment soutenir la comparaison avec celle que portait
Sheena, en soie fluide dans une nuance de bleu qui donnait un peu de
couleur à ses yeux pâles.
— Le dîner n'est pas encore prêt ? pesta la jeune femme. Mon cher
Piers, cette maison va à vau-l'eau.' Il est grand temps que tu aies
quelqu'un ici pour prendre les choses en main.
Résolue à ne pas entrer dans les querelles de famille, Line s'entendit
demander qu'on l'excuse un instant, elle avait oublié son mouchoir. Piers
sortit derrière elle.
— Tu aurais pu trouver une meilleure excuse, lui reprocha-t-il, je vois
d'ici le coin de ton mouchoir qui dépasse de ta poche.
— Je ne cherche pas d'excuses, riposta-t-elle. Si vous cessiez d'être
aussi soupçonneux et de me traquer ainsi, si vous vous comportiez
comme une personne équilibrée, peut-être nos relations seraient-elles
plus agréables.
Piers ne se départit pas de sa bonne humeur, le sourire aux lèvres mais
pas dans les yeux. La main qui empoigna le bras de Line pour l'empêcher
de grimper les escaliers allait laisser des bleus.
— Ne commence pas à piailler devant les visiteurs, dit-il d'une voix
modérée qu'on aurait pu croire bienveillante.
— Je commencerai une guerre si j'en ai envie ! Grands dieux, je ne
peux même pas invoquer une excuse valable pour quitter une pièce sans
que vous me suiviez de près pour me surveiller ? Croyez-vous que je vais
me sauver avec l'argenterie ?
Les mots moururent sur ses lèvres car elle venait de ressentir une
curieuse impression à la base du cou. Se retournant, elle vit Sheena à la
porte de la salle à manger, qui les écoutait. Piers dut ressentir la même
chose car il porta la main à sa poche, en sortit un mouchoir propre et le
lui tendit.
— Utilise-le pour le moment, chérie, susurra-t-il, ses yeux la défiant de
faire une scène. Il est un peu grand mais cela t'évitera de monter à
l'étage...
La maison allait peut-être à vau-l'eau, cependant le repas que servit
Mme Matthieson était excellent, soupe fraîche de légumes du jardin aux
croûtons dorés, suivie d'un jambon à l'ananas que Piers découpa à table
sans cérémonie. Line observait son adresse à faire tomber les tranches
roses sous la lame d'acier brillant. C'était l'ennui, avec cet homme, il
réussissait tout ce qu'il entreprenait.
Elle dîna en silence, écoutant Piers et Sheena débattre amicalement du
degré de parenté qui existait entre eux — Piers disait « cousins » mais sa
« cousine » penchait pour quelque chose de plus éloigné. Le repas se
passa à établir des généalogies inextricables pour Line, malgré
l'amabilité inaccoutumée de Sheena envers elle.
— Cousine ou pas, je me suis toujours sentie plus proche de Piers que
n'importe qui, lui expliquait-elle. Je pense que c'est parce que nous
avons été élevés ensemble.
Line acquiesça et retint la verte réplique qu'elle avait au bout de la
langue. Il y était question d'une très longue clôture, et de la plage de
Gairloch, deux éléments attestant l'étroitesse de leurs relations. Elle se
contenta de sourire tristement.
— Ce doit être réconfortant d'avoir une si grande famille, tellement
unie, dit-elle avec nostalgie. Moi, j'étais petite quand mes parents sont
morts, et je n'ai jamais eu d'autre famille que mon oncle Fergie, cela fait
une vie bien solitaire !
A une certaine lueur dans les yeux de Piers, elle soupçonna qu'elle
avait poussé un peu trop loin la tragédie, et sa réponse gentiment
grondeuse le lui confirma.
— Rends-moi ce mouchoir, ma pauvre petite, tu vas me faire pleurer !
Ceci n'était destiné qu'à elle et n'atteignit pas les oreilles de Sheena,
trop occupée à répertorier d'autres exemples-de leur bel esprit de
famille.
... Un feu de bûches flambait dans la cheminée de sa chambre. Elle se
dévêtit sans se hâter pour savourer sa chaleur avant de se traîner
paresseusement jusqu'à la salle de bains dans un peignoir de Piers
beaucoup trop long pour elle, sa chemise de nuit sur le bras. En
enjambant la douche, elle surprit son image dans le miroir. Charmante,
sans doute, mais pas classiquement belle. Elle était de trop petite taille
pour le prétendre, et ses cheveux, bien qu'épais et soyeux, n'avaient pas
la moindre boucle. Elle se cacha vite dans une serviette de bain et se
frictionna pour se sécher. Puis elle enfila sa chemise de coton et trottina
jusqu'à la chambre où elle alluma la lampe de chevet.
Il y avait là, la garde reposant sur les oreillers comme une tête de
métal, étincelant au centre exact de l'immense lit, un sabre aiguisé de
plus d'un mètre de long !
6.

— Et tu vas en avoir besoin, dit une voix railleuse dans la pénombre,


encore que tu aies probablement surestimé tes forces quand tu as
proposé cette solution. Je doute que tu puisses soulever ce sabre. Peut-
être préféreras-tu ceci ?
Piers entra dans l'aire de lumière dispensée par la lampe et tira de son
bas un poignard qu'il lui offrit.
— Il n'est pas aussi aiguisé qu'une certaine langue que nous
connaissons, mais il te suffira pour me trancher la gorge, si je deviens
importun. Car il est hors de question que je passe une autre nuit sur
cette banquette !
Line prit le poignard avec répugnance et l'éleva pour en examiner la
lame courte et mince, son manche était de corne noire polie, enchâssée
dans une monture d'argent. Elle grimaça une moue sceptique et ouvrit
les doigts, l'arme tomba sur le plancher où elle resta enfoncée en vibrant.
— C'est parfait, ma chère, dit-il en jetant sa veste sur le dos d'une
chaise et en commençant à déboutonner sa chemise. Reprends le
poignard, Line, même si tu ne dois pas t'en servir. Je ne sais pas encore
si je peux me satisfaire des restes d'Archie Gow.
Elle blêmit sous l'insulte, ses mains se crispèrent si fortement que ses
ongles s'incrustèrent dans ses paumes. Ce fut néanmoins d'une
démarche tranquille qu'elle passa devant lui pour s'asseoir à sa coiffeuse.
Elle dénoua ses cheveux et prit sa brosse. Le miroir lui renvoyait un
reflet qu'elle reconnaissait à peine. C'était sans doute l'ancienneté de la
glace qui lui donnait cette mine de noyée.
— Vous ne savez pas, vraiment ? J'aurais juré que cela ne vous était
pas possible, articula-t-elle d'une voix ferme dont elle se félicitait. Pas
plus que je ne pourrais prendre les restes de Sheena Gow, ce qui nous
met à égalité, n'est-ce pas? Ramassez vous-même votre poignard, vous
pouvez aussi raccrocher cette épée à sa place sur le mur, vous n'avez rien
à craindre de moi !
Les yeux fermés, elle compta cent coups de brosse, puis elle repassa
devant lui en direction du lit et lui tourna le dos pour ne pas le voir se
déshabiller tout à fait. Elle se glissa dans le lit après avoir écarté les
lourdes tentures du baldaquin et resta immobile en s'efforçant au calme.
La voix de Piers s'éleva derrière elle :
— Faut-il être Archie pour te plaire ? demanda-t-il durement. Aurais-
tu un goût pervers pour les êtres dégénérés ?
Line ne broncha pas.
— Archie n'est pas dégénéré, soupira-t-elle avec lassitude. Il est
seulement faible et influençable.
— Tu l'as revu ?
Elle n'attendait pas cette question qui la fit littéralement bondir sur
ses pieds.
— Non, je ne l'ai pas revu ! s'écria-t-elle irritée. Je n'ai revu personne
depuis cette histoire, ni vous, ni Sheena, aucun habitant du vallon et
certainement pas Archie. S'il n'avait tenu qu'à moi, je n'aurais jamais
remis le pied à moins d'un millier de kilomètres de l'un de vous et de cet
endroit.
— Alors pourquoi y revenir ?
— Parce que, au contraire de vous, j'ai des contraintes à assumer. Je
suis l'ombre de Ruth. C'est elle qui a choisi cet endroit et pas moi. Elle
qui m'a envoyée ici. Je ne serais venue pour personne d'autre, mais Ruth
est mon amie autant que celle qui m'emploie. Elle m'a offert son aide
quand j'étais désespérément seule et que je ne savais où aller. Quand
mon mari m'avait menacée des pires maux de la terre ! Malgré Ruth,
admit-elle sombrement, si j'avais su dans quel gâchis j'allais tomber, je
me serais probablement tranché la gorge...
— Ainsi, nous voilà revenus à Miss Ruth Lee, dit-il avec un rire
entendu, ou devrais-je dire « Madame Lee » ?
— Vous êtes au courant..., articula-t-elle déconcertée.
— Oh ! Seulement depuis cet après-midi. J'ai chargé mon homme de
confiance d'une petite enquête à ce sujet...
Elle s'étendit sur le lit, les jambes repliées.
— Et pourquoi ne pas me l'avoir demandé ? Ah ! oui, vous pensiez
qu'elle avait les ongles noirs, ou qu'elle était un charlatan? Eh bien, vous
vous trompiez !
— Je ne le pensais pas du tout, j'étais seulement curieux de ce qui
pouvait t'amener ici, je penchais pour une autre de tes bonnes fortunes...
— Désolée de vous décevoir, coupa-t-elle, enfonçant son visage dans
l'oreiller d'où sa voix lui parvint assourdie, je ne suis pas très perspicace
mais tout de même suffisamment pour m'apercevoir que vous êtes en
train de manœuvrer pour obtenir un divorce. Cela peut durer des
années, je vous préviens !
— C'est le délai qui t'ennuie ? dit-il en se jetant sur le lit et en éteignant
la lampe.
Comme elle ne répondait pas, il poursuivit à mi-voix :
— Je n'ai pas pris de décision à ce sujet — pas encore...
Line ne se risqua pas à répliquer, ce qui aurait prolongé le supplice
qu'elle endurait. Allongée les yeux grands ouverts dans le noir, lovée
dans le plus petit espace possible de peur de le toucher, elle avait mal,
elle était malade de désir pour lui.
Dans le présent, les choses ne pouvaient se passer autrement, et rien
ne se passerait, elle s'en fit le serment silencieux. S'il la désirait, Piers
devait l'accepter telle qu'elle était — lui dire qu'il ne croyait pas l'histoire
d'Archie, ou mieux, qu'il ne s'en souciait pas. Comme elle avait très peu
d'espoir de lui entendre affirmer cela, l'avenir lui apparaissait très
sombre. Elle fut brusquement saisie de fou rire à la pensée de la farce
tragi-comique dont ils étaient les acteurs. Un homme et sa femme,
couchés dans le même lit et que sépare un souvenir — ce n'était pas
l'épée qu'il fallait mettre entre eux, c'était ce maudit tableau ! Elle ravala
un sanglot. Si ce n'avait été si absurdement drôle, elle aurait pleuré
toutes les larmes de son corps.

Line s'éveilla dans le jour pâle de l'aurore. Elle se rappela


immédiatement où elle se trouvait et ce qui s'était passé — en
l'occurrence, rien. Elle qui pensait ne pas pouvoir dormi, peut-être
même devenir folle ! Elle n'était pas devenue folle et elle avait dormi
profondément.
Avec le jour, la réalité lui apparaissait toute différente de ce qu'elle
était pendant la nuit. Elle se sentait infiniment plus à son aise, comme si
le problème avait été réglé pendant son sommeil — bien entendu, il n'en
était rien. La seule différence, c'était que Piers dormait encore et que,
jusqu'à son réveil, elle pouvait se laisser aller à relâcher sa vigilance.
Furtivement, elle se glissa hors du lit et le contourna sur la pointe des
pieds pour venir se pencher sur le visage endormi. Elle réfréna l'envie de
relever la mèche de cheveux qui couvrait le front haut, et tenta de
l'examiner comme un étranger qu'elle verrait pour la première fois.
Dans la première lueur du jour, entre la blancheur des oreillers et celle
du drap, ses cheveux paraissaient presque noirs. Elle resta en
contemplation de longues minutes puis se releva lentement. Il
l'apostropha avant qu'elle ait pu faire un pas.
— Tu sais que tu es affreusement remuante, la nuit ? Quel est ton
programme maintenant ?
— Me laver, m'habiller et marcher un peu avant le petit déjeuner
répondit-elle sobrement, décidée à quitter la chambre au plus tôt.
Mais quelque chose l'y retenait et elle savait ce que c'était tout le temps
où elle s'était tenue loin de lui. Elle avait eu l'impression que son cœur
saignait — le voir dans l'abandon du sommeil, le visage
merveilleusement détendu, avait été un apaisement pour elle, un baume
de douceur. Si seulement il avait eu, comme tout le monde, une période
intermédiaire entre sommeil et réveil !
— Cette nuit, dit-il avec gourmandise, tu ronflais gentiment, j'ai mis la
main sur ta bouche pour te faire cesser, et tu m'as mordu le doigt !
— Vous ne saviez pas que je suis un vampire? J'espère qu'il y a eu du
sang ! Prenez garde que je n'aille droit à votre cou la prochaine fois, vous
vous éveilleriez pâle et sans force.
— Je connais d'autres méthodes qui produiraient le même effet, lui
rappela-t-il avec un sourire candide.
— Vous n'avez pas honte ? lança-t-elle presque légèrement. Êtes-vous
réellement l'homme qui ne voulait pas se souiller les mains des restes
d'un autre homme ?
— La nuit, tous les chats sont gris, dans le noir, je feindrais de te
prendre pour un autre chat, un chat que je rencontrerais pour la
première fois.
La main du jeune homme vint s'accrocher à un pan de la chemise de
nuit.
— Piers, s'écria-t-elle d'une voix sévère, je suis ici parce que vous avez
agi de telle sorte qu'il m'a été impossible de refuser votre... hospitalité.
Ce n'est pas de ma propre volonté, vous le savez. Vous m'avez enjoint
d'être sage et d'obéir — ce que je fais. En retour, vous vous engagiez à me
laisser seule. Un marché est un marché, et j'ai rempli ma part de contrat.
Vous m'aviez promis ce lit pour moi toute seule et j'ai eu la naïveté de
vous faire confiance. La nuit prochaine, vous pourrez avoir le lit, le
sabre, le poignard, que sais-je encore, parce que moi, je prendrai la
banquette.
— Tu as peur ?
— Pas du tout.
Lentement, doigt après doigt, elle détacha sa main des plis de sa
chemise.
— Vous avez déjà abîmé mon plus bel ensemble de soie et mon
peignoir, je ne vous laisserai pas mettre ma chemise de nuit en pièces !
Enfin libre, elle marcha vers la salle de bains, ses vêtements sur le
bras. Quand elle revint, fraîche et rose, il était assis sur le lit en robe de
chambre.
— Attends-moi, demanda-t-il, je vais me préparer. Il est encore tôt.
Nous prendrons une tasse de thé avant de sortir.
— Nous ? Je ne me rappelle pas vous avoir invité !
— C'est vrai, mais je ne te propose rien d'inconvenant, que je sache.
Aussi quitte cet air dégoûté. Dans quel coin te plairait-il d'aller marcher?
— Le long du rivage. Peut-être même jusqu'à Glenardh. Je n'ai pas vu
les collines depuis longtemps, j'aimerais examiner les nouvelles
plantations de résineux. En avez-vous pour longtemps ?
— Dix minutes. Il faut que je me rase.
— Mon cher, je préfère ne pas voir ça. J'ai toujours détesté les hommes
barbus.
— Même Archie ?
— Horreur ! jeta-t-elle depuis la porte par-dessus son épaule. Cette
touffe ridicule qu'il portait au menton?... Je vais m'occuper du thé en
vous attendant.
Archie... Il n'était qu'une pâle reproduction de sa sœur Sheena, dont il
n'avait ni la force ni la volonté. Pauvre Archie, toutes les barbes du
monde ne le rendraient jamais viril ! Même si elle l'avait voulu, elle
n'aurait pas pu le trouver antipathique, comme sa sœur. Rien d'étonnant
à ce que leur père ait préféré laisser à sa fille son argent et sa chaîne de
supermarchés. Archie aurait tout perdu en quelques mois.
C'était bon de commencer sa journée par une promenade, le soleil
n'avait pas encore séché la rosée de la nuit, et tout étincelait. Le loch
renvoyait la lumière en mille points scintillants, de petites vagues
ourlaient joliment ses berges. Au-delà des forêts de pins noirs, le
sommet de Beinn Ardh était encore enveloppé de son vêtement de
brume. Line humait l'air avec délices, elle marchait à vive allure et
ressentait une légère ivresse — elle n'éprouvait pas le besoin de parler.
Piers rompit le silence qui s'était prolongé jusqu'au village et à mi-
chemin du retour.
— Que t'arrive-t-il, Line? Tu es plus bavarde, d'habitude.
— Je méditais. J'aime consacrer chaque jour un moment à la
méditation.
— Quel en était le sujet aujourd'hui ?
Elle ignora la question et revint à ses préoccupations immédiates.
— Combien de temps encore allez-vous me faire jouer cette farce ?
Cela ne peut durer ainsi ! Si nous étions de vieux amis, ce serait plutôt
sympathique, mais il n'y a pas d'amitié entre nous. Nous nous déchirons
l'un l'autre au point que cela finira probablement très mal, précisa-t-elle
sombrement. Je ne vous demande pas comment vous comptez expliquer
ce petit interlude parce que je sais que vous ne vous embarrassez pas
d’explications, ce serait trop simple. Tout le monde a dû accepter
qu'après une absence de cinq ans j'apparaisse d'un coup de baguette
comme dans les contes de fées et que je sois accueillie à Eilean Ardh
comme si je m'en étais éloignée le temps d'un week-end.
— Je ne vois pas la nécessité d'expliquer quoi que ce soit, répondit-il
sans s'émouvoir, les yeux dans le vague. Nos actes ne concernent que
nous...
— Vos actes, corrigea-t-elle. Vous m'y avez mêlée, et cela ne me plaît
pas, c'est pourquoi je vais rentrer à la loge après le petit déjeuner, que
vous soyez d'accord ou pas. J'ai assez joué !
— Non, prononça-t-il implacable. Ma femme reste dans ma maison...
— ... même si vous ne voulez plus d'elle, interrompit-elle amèrement.
Je sais tout cela, vous l'avez déjà dit. Votre orgueil est une blessure
ouverte, et vous préférez la laisser s'infecter plutôt que de la soigner. Je
ne partage pas votre façon de voir. Je veux que cette comédie se termine,
d'une manière ou d'une autre, maintenant !
— J'y travaille, soupira-t-il. Qui sait, avec quelques concessions de part
et d'autre, nous arriverons peut-être à sauver...
— Pour être tolérée le reste de ma vie? Non, merci ! répliqua-t-elle
violemment, je vous vois, je vous entends, et cela suscite des souvenirs...
— Agréables?
— Non, rien que des insultes et des menaces. Je ne veux pas, je ne
peux pas vivre ainsi !
— Et tout cela parce que j'ai partagé ton lit cette nuit...
— Vous oubliez votre ferblanterie ! Vous pouvez remplir ce lit de tout
ce qui vous plaît, une douzaine de piques, de haches et autres babioles,
vous ne me compterez pas parmi vos gadgets !
Piers leva les sourcils et ses lèvres se crispèrent dans un effort pour ne
pas sourire.
— Je pensais plutôt à une muselière, ironisa-t-il doucement.
— Allez jusqu'au bout, s'écria-t-elle. Un fusil à pierre, une chaîne à
grosses mailles...
— ... et une ceinture de chasteté, pour faire bonne mesure, acheva-t-il.
Je pense que nous en avons une quelque part, mais tu ne t'y sentirais pas
à l'aise pour dormir. La nuit dernière, pendant que tu ronflais de bon
cœur, j'ai eu le temps de réfléchir, à nous et à l’avenir, eh bien, je te le dis
tout net, je ne divorcerai pas de toi et je suis prêt à affirmer que tu ne
divorceras pas de moi...
L'accès de colère de Line tomba, elle entrevit l'avenir comme un désert
gris, sans espoir, sans amour ni chaleur. Elle se sentit triste et
découragée.
— L'incompatibilité devrait suffire, marmonna-t-elle, ou alors
emmenez une petite amie pour une nuit dans un hôtel, je regrette, je ne
connais pas la marche à suivre pour ce genre de choses. Mais vous, vous
pouvez demander le divorce, vous avez un motif : abandon du domicile
conjugal. A moins que l'un de nous deux se mette en ménage avec
quelqu'un...
— Tu ferais cela ?
La question la prit au dépourvu.
— Non, certainement pas ! répondit-elle sans réfléchir.
Elle comprit instantanément qu'elle avait parlé trop vite. Une bouffée
de colère monta en elle en même temps qu'un chagrin aigu. Piers avait
toujours eu le don de la maintenir dans un état de malaise où elle
oscillait entre rage et désespoir, elle ne pouvait pas contrôler plus
longtemps son émotion. Elle fit quelques pas hors de la route et s'adossa
au tronc argenté d'un jeune bouleau qui avait pris racine sur le côté d'un
fossé. Le visage de Piers l'effraya.
— Laissez-moi, pria-t-elle, tandis qu'une peur inconnue l'envahissait.
Je ne veux pas...
— Mais si, mon excitante petite femme, chuchota-t-il en lui prenant la
taille, tu as toujours voulu ! Je le savais bien avant notre mariage. J'ai été
scrupuleux avec toi, je n'ai pas eu un geste que le village tout entier
n'aurait pu voir ! Je pensais sincèrement que tu étais trop jeune. Mais
Archie ne s'est pas montré aussi délicat, lui ! Pas étonnant que tu te sois
enfuie quand est venu mon tour !
— Oh ! vous êtes odieux !
Il lui attrapa le poignet et l'attira dans ses bras. Il la serra contre lui,
chercha avidement sa bouche.
— Était-ce pareil, siffla-t-il furieusement contre ses lèvres. Dis-moi,
était-ce aussi bon que maintenant ?
Il glissa les mains sous son tee-shirt, trouva l'agrafe du soutien-gorge
et ses doigts prirent les seins offerts. Il s'appuyait lourdement contre
elle, et le jeune tronc s'incrustait dans le dos de Line, puis la pression de
sa bouche se relâcha, la frénésie et la violence devinrent charme et
douceur, et elle se sentit fondre de désir.
— Toi... toi! entendit-elle comme en rêve. Je te désire, perverse !
Ses mains ne cherchaient plus à lui faire mal, elles caressaient ses
seins avec lenteur, voluptueusement. Elle sentait la poussée de ses
hanches contre elle.
Ce n'est pas l'amour! Au milieu des battements sauvages de son cœur,
dans le bruit de tonnerre de son sang grondant dans ses veines, cette
petite phrase tinta, sonna et résonna si bien qu'elle finit par recouvrir
tout le reste de son hurlement — ce n'est pas l'amour! — Elle étouffa son
empressement à répondre aux caresses de Piers, elle se sentit froide et
passive, comme si elle assistait en spectatrice à ce qui lui arrivait.
— Un homme de Haute-Écosse est presque impossible à civiliser,
comme on dit dans les livres. Quoi qu'on fasse, il restera toujours un
sauvage habillé d'un kilt. Vous aviez bien dit « dans la paille », n'est-ce
pas? Seulement dans la paille. Un fossé à sec peut-il faire l'affaire ? Il y
en a justement un derrière moi et je me demande s'il conviendrait. Pas
tout à fait assez profond sans doute, on pourrait nous voir de la route. Il
est vrai que cela ne wus gênerait pas. Ce n'est pas comme si vous faisiez
l'amour à votre femme, c'est un simple cours d'anatomie que vous lui
donneriez !
Il se détacha d'elle et recula d'un pas. Toute passion s'était envolée de
son visage crispé.
— C'est ce que j'aurais dû faire quand tu avais dix-huit ans, maugréa-t-
il. Maintenant rentrons pour prendre le petit déjeuner.
— Non, dit-elle en secouant énergiquement la tête. Je ne reviendrai
pas dans cette maison avec vous — pas maintenant, plus jamais !
— Il ne faut pas promettre ce qu'on ne peut tenir, énonça-t-il. Tu vas
rentrer à la maison avec moi comme si cela te faisait plaisir, parce que,
en un certain sens, c'est le cas. Je devine que tu aimes naviguer au plus
près du vent et marcher sur la crête des précipices. Aussi, sois prudente,
ma douce, un pas de plus et j'aurai le plaisir de te rattraper.
— Pour me battre ?
Elle tressaillit car il glissait encore une fois les mains sous son tee-
shirt.
— Ne crains rien, mon cœur, je remets simplement un peu d'ordre, dit-
il en attachant la fermeture de son soutien-gorge. Je n'aimerais pas
qu'on pense que nous ne pouvons maîtriser notre attirance l'un pour
l'autre.
Line se détendit. Le danger véritable était passé.
— Vous ne vous souciez pas de ce que pensent les autres.
Elle rosit comme il brossait les fragments d'écorce restés sur son jean.
Pour en débarrasser ses cheveux, il dénoua sa queue de cheval, la
chevelure noire tomba sur ses épaules en lourdes vagues soyeuses.
— Pas beaucoup, c'est vrai, admit-il avec un demi-sourire. Mais je dois
penser à ce qu'imaginerait Sheena si je te ramenais dans cet état. Qui
sait, tu pourrais peut-être même en rougir.
— Et Ruth? se souvint-elle. Elle me paye en ce moment même, figurez-
vous. Elle compte sur moi...
Il l'attrapa par le bras et l'entraîna vers Eilean Ardh.
Line fut saisie de découragement. Ruth arrivait en mai, il fallait donc
encore attendre quinze jours. Néanmoins, rien de très important ne
pouvait arriver en quinze jours — elle s'accrocha à cette pensée
réconfortante. Rien ne pouvait arriver à moins qu'elle ne le veuille, or
elle ne le voulait pas — non, elle ne le voulait pas ! Quand Ruth serait là,
Piers ne pourrait plus agir selon son caprice, Ruth était quelqu'un qu'il
ne pourrait manœuvrer. D'autre part, elle payait généreusement, mais
elle en voulait pour son argent, Line aurait donc beaucoup de travail, sa
tâche l'absorberait entièrement et ne lui laisserait pas le loisir de
s'occuper des problèmes de Piers, qui devrait se débattre seul avec son
propre destin. Elle se reprit à espérer.
La voix de Piers l'atteignit dans sa rêverie et elle s'étonna de ses
inflexions amicales.
— J'ai le projet d'aller à la pêche, ce matin. Voudras-tu
m'accompagner?
— Non, merci, je vous l'ai dit, je dois retourner à la loge. La cordialité
disparut.
— Line, tu ne m'as pas compris. Toi et moi, nous tentons une
opération de sauvetage — nous n'avons pas beaucoup d'atouts, mais
nous devons essayer d'en tirer le meilleur parti.
— Vous avez changé de ton ! Il l'obligea à lui faire face, sans brutalité
cette fois.
— J'ai une bonne raison pour cela, mon cœur. De ce que nous avions
toi et moi, une partie subsiste après cinq années. Ce n'est que le côté
physique, je te l'accorde, mais il est resté vivant pour nous deux. Tu me
désires encore et je te désire encore. Si la privation n'a pas tué notre
désir, c'est qu'elle n'est pas le bon remède...
— Vous voulez dire qu'il faut que nous nous y mettions pour nous en
dégoûter, selon le principe des travaux forcés ?
Il lui coûtait de parler ainsi, comme s'ils discutaient d'un traitement
pour des lapins ou des cobayes.
— Je ne pense pas être prête pour une expérience de ce genre. En
outre, je le répète, dans vos beaux projets, que faites-vous de Ruth ?
Vous voulez m'enlever à elle toute la journée ?
— Voyons, nous disposons d'une quinzaine de jours avant l'arrivée de
ta chère Ruth ! Je ne vais pas précipiter les choses. Accordons-nous
quelques jours de simple amitié, pour voir? Je suggère de commencer
par une partie de pêche, tu n'as pas besoin d'avoir peur, il me serait
difficile de te violer au fond d'un bateau !
— Et sinon ?
— Line, s'impatienta-t-il, tu as le choix entre trois solutions, tu peux
aller avec Sheena harceler le maître d'école — pauvre diable, je ne
voudrais pas être à sa place pour tout l'or du monde ! — ou tu peux
monter bouder dans ta chambre, tu peux enfin m'accompagner sur le
bateau et amorcer les hameçons.
Line imagina en silence une autre solution qui consisterait à attendre
qu'il soit parti en bateau puis à se diriger avec ses valises vers la loge.
Cela ne présentait pas de difficultés, Sheena serait trop ravie de lui
rendre le service de la conduire jusque-là. Ensuite, monter dans sa
propre voiture et fuir à un train d'enfer, très loin de cet endroit. Après
quelques minutes de réflexion, elle abandonna ce plan, elle avait
l'intuition qu'il ne lui vaudrait rien de bon. Elle avait fui une fois déjà et
cela s'était révélé un échec, puisqu'un sort malveillant l'avait ramenée ici
et rejetée en plein drame. Sa vie était un cercle vicieux, pouvait-elle se
soustraire à son destin ? Elle se prit à regretter que Piers ne l'ait pas
laissée couler au fond du loch !
— Je veux venir à la pêche, soupira-t-elle sans aucun enthousiasme.
Sheena n'applaudit pas à cette idée, ses yeux pâles lancèrent des
éclairs, mais son visage imperturbable ne marqua qu'une très légère
contrariété.
— Je comptais sur ton soutien pour organiser les jeux du Premier Mai,
Line.
— Cela ne me concerne pas.
Elle avait parlé trop vite. Elle s'en repentit aussitôt en voyant le regard
d'avertissement de Piers. Désormais, Sheena clamerait de tous côtés que
l'épouse de Piers ne s'intéressait pas aux événements du village. Tant pis
! Devant la malveillance, Line se mettrait de toute façon dans son tort, il
valait mieux qu'elle s'aguerrisse et apprenne à vivre avec ses erreurs.
... Le bateau était celui que Piers avait utilisé pour la repêcher. Elle lui
passa le panier du pique-nique, sauta depuis la jetée et s'installa à côté
de lui.
— Mon Dieu, s'attendrit-elle en voyant le seau plein de poissons et le
couteau pointu, cela me ramène des années en arrière ! On me donnait
toujours le travail le plus ingrat, celui dont personne ne voulait — couper
l'appât en petits morceaux et amorcer les lignes. Qu'est-ce que vous
pêcher ?
— Du haddock, du merlan, du mulet, tout ce que nous pouvons
attraper, cria-t-il dans le vent qui emportait les mots de sa bouche. Matty
est toujours contente d'avoir du poisson frais, et ce matin Catriona a dit
que cela lui serait agréable.
Il désigna du menton le panier d'appât, la ligne et ses hameçons.
— Au travail, Line, pendant que je mets le cap au large.
— Au large !... Quel mot merveilleux ! Nous pourrons voir
distinctement les îles. J'ai toujours adoré les îles ! Est-ce que votre
grand-mère ne venait pas de Mull ?
— Si, en effet. C'était une MacLean. Tu connais la légende des
MacLean ? On racontait qu'ils appartenaient au clan le plus ancien du
monde...
Line se laissa captiver par le parler chantant des montagnes d'Écosse.
Elle écoutait pensivement tout en débitant le poisson glissant, les yeux
fixés sur les îles aux contours voilés qui semblaient flotter sur la mer.
— N'est-il pas étrange que les hommes de Haute-Écosse aient gardé si
fidèlement la mémoire d'événements survenus il y a des centaines
d'années, et qu'ils en parlent comme d'un passé proche ?
— Trait de caractère typiquement celtique, observa Piers comme ils
franchissaient l'entrée étroite du loch. Les longues nuits y sont pour
beaucoup, que faire alors ? On s'asseyait autour du feu pour conter
d'interminables histoires !
— Et perpétuer d'anciennes rancunes, acheva Line en le regardant
droit dans les yeux. C'est le fond de votre problème, n'est-ce pas? Des
vieux griefs trop longtemps ressassés !
Elle travailla dès lors en silence, bercée de légendes fantastiques. Les
MacArdh, eux, venaient du sud, leur terre natale s'étendait sur les rives
du loch Lomond. Ils se rattachaient à la maison des McGregor, quand
ceux-ci avaient été mis hors la loi, dépossédés, désarmés et leur nom
interdit, les MacArdh avaient émigré vers le nord et s'étaient
définitivement fixés dans ce vallon.
Elle jeta un coup d'œil à Piers... Oui, il ressemblait aux MacGregor, fier
comme le diable et ne s'avouant jamais vaincu. Courage ou entêtement?
Y avait-il réellement une différence entre les deux ? Piers n'en ferait
jamais qu'à sa tête — tant pis pour les conséquences et l'opinion d'autrui.
Ses yeux s'embuèrent de tendresse, elle les reporta vite sur le panier
d'appât.
7.

Il était presque sept heures du soir quand Piers débarqua Line sur la
jetée d'Eilean Ardh en lui confiant une partie de sa pêche. Lui-même se
dirigea vers le village avec le reste du poisson. La journée avait été fort
agréable malgré leurs appréhensions, et Line ressentait à présent une
bonne fatigue et un appétit féroce. En revanche, se dit-elle en baissant
les yeux sur son jean constellé de taches et d'écaillés, côté vue et odorat,
elle était à fuir ! L'esprit occupé d'une pensée unique, prendre un bain et
se changer avant le dîner, elle posait le pied sur la première marche de
l'escalier quand lui parvint la voix sèche et impérieuse de Sheena, qui
l'arrêta net.
— Linette, j'aimerais te dire quelques mots.
— Tout de suite ? demanda-t-elle en désignant son jean poisseux.
Accordez-moi cinq minutes pour me changer. Vous voyez bien que je ne
suis pas présentable ! Comment pourrais-je me défendre dans ces
conditions ?
De fait, Sheena se tenait à distance respectueuse comme si elle avait
craint d'être contaminée.
— Ma chère enfant, que veux-tu dire ? Te défendre ? Me prêterais-tu
l'intention d'en venir aux mains avec toi ?
— Non, admit Line. Ce n'est pas exactement votre genre. Bien, puisque
vous insistez...
Comme Sheena amorçait un mouvement vers la petite salle à manger,
Line l'arrêta.
— Vous pouvez me dire ici même ce que vous avez à me dire, et de
grâce aussi brièvement que possible. Je vous écoute, dit-elle en
s'appuyant contre la balustrade.
L'aînée des deux jeunes femmes ne s'embarrassa pas de détours.
— Quand comptes-tu partir ?
— Partir?
— Oui, partir, quitter Glenardh, ou, si c'est prématuré, au moins
quitter cette maison. Cela suffirait dans l'immédiat.
Line haussa les épaules. C'était le moment de se montrer diplomate.
— Au contraire de vous, dit-elle posément, je ne peux choisir de quitter
le vallon quand bon me semble, et cette maison non plus. Je pense que
vous devriez vous adresser à Piers, car je suis ici à sa demande.
Elle aurait dû dire « sur son ordre » mais elle jugea que ce ne serait
pas très adroit. Sheena se racla nerveusement la gorge.
— Ma chère enfant, je regrette d'avoir à te dire que ta présence dans
cette maison est un tant soit peu gênante. Je ne crois pas que tu
comprennes...
— Je comprends beaucoup de choses, plus sans doute que vous ne le
supposez. Pourtant je le répète, je ne suis pas libre de mes gestes. Parlez-
en à Piers si vous le souhaitez mais n'essayez pas de m'intimider.
La jolie bouche de Sheena se tordit de colère.
— Tu fais de l'obstruction systématique, je le vois. Je sais à quoi tu
t'évertues, tu ne parviendras pas à tes fins. Piers n'admettra jamais ce
qui s'est passé entre toi et Archie...
Line éclata d'un rire moqueur.
— Ce qui s'est passé entre Archie et moi ! Allons, Sheena, qui croyez-
vous abuser ? Vous savez comme moi qu'il ne s'est strictement rien passé
entre nous, j'ignore comment vous avez persuadé Archie de se livrer à
cette pitoyable « confession » — avec de l'argent, je suppose. C'est vous
qui tenez les cordons de la bourse depuis la mort de votre père...
Ses yeux très bleus s'écarquillèrent d'étonnement devant la façon
magistrale dont Sheena recouvrit son sang-froid. Tout signe de tension
disparut de son visage figé.
— J'ai fait tes bagages, annonça-t-elle courtoisement. Tout est prêt. Je
vais te conduire moi-même à la doge. De cette façon je pense agir au
mieux pour tout le monde...
— Au mieux pour vous, vous voulez dire !
Line voulut s'élancer dans l'escalier mais la longue main distinguée de
Sheena se ferma sur son bras avec une force surprenante.
— Tu vas partir, il le faut !
Le ton changea brusquement, Sheena se fit implorante, sans que ses
doigts ne desserrent leur prise pour autant.
— Line, tâche de comprendre... Je ne cherche qu'à te préserver et à
nous préserver tous de trop grandes difficultés. Archie arrive ce soir
pour dîner et j'espère qu'il restera quelques jours. Tu sais comme cela
risque de compliquer la situation. J'aime que les choses soient menées
rondement, j'aurais préféré t'accorder un peu plus de temps pour
t'organiser, mais Archie m'a appelée d'Inverary juste après votre départ
pour la pêche...
— Cela ne me gêne pas de voir Archie.
— Mais cela me gêne, moi ! s'écria Sheena en crispant encore les
doigts. Archie est...
— Que se passe-t-il ? tonna la voix de Piers entré par derrière dans le
hall faiblement éclairé. Sheena, tu disais qu'Archie va venir ? Ici ?
— C'était sa maison, Piers, et le pauvre garçon est malade, geignit
Sheena. Il est très fatigué, dans ces conditions, j'ai pensé que tu ne
prendrais pas ombrage de sa visite. Ne vaut-il pas mieux oublier les
vieilles histoires à scandale, et que tout reprenne sa place, comme
autrefois? supplia-t-elle avec une moue de détresse devant l'expression
inflexible de Piers. Tu étais déjà en mer, mon cher Piers, c'est pourquoi
je n'ai pas pu te consulter. J'ai simplement obéi aux règles de
l'hospitalité écossaise. Nous ne pouvons pas mettre Archie à la porte...
— Comment, nous ? Moi, je m'en sens parfaitement capable ! Piers
vint se placer aux côtés de Line et lui entoura la taille de son bras.
— Mais il est ton cousin, poursuivit Sheena qui montrait des signes
d'énervement. Que penseront les gens de ton attitude ? Il vient pour me
voir et tu lui interdis l'entrée de la maison...
— Quelquefois, tu me stupéfies ! ironisa Piers. Pas plus tard qu'hier
soir, tu insistais sur notre faible degré de parenté, et tout à coup, pour les
besoins de ta cause, Archie devient un cousin proche ! Il n'est rien de tel
— apparenté peut-être, cousin, non !
— Nous avons des chambres à ne savoir qu'en faire, s'obstina-t-elle.
— Nous ? Encore une fois, ma chère, tu te trompes du tout au tout. Il
n'y a pas de chambre sous mon toit pour ton frère. Je ne veux pas de lui
dans la maison. Il y est indésirable. C'est pourquoi si tu veux le
rencontrer, je te prie de le faire en dehors de chez moi.
Les yeux de Sheena se remplirent de larmes... de chagrin ou de colère?
— Mais Piers, que diront les gens qui nous entourent ? Au moins,
laisse-le prendre un repas avant de s'en aller !
— Je lui laisse le mien. J'emmène Line dîner à Creevie , veille à ce qu'il
soit parti quand nous reviendrons. Sinon, je le jette dans le loch !
Le bras toujours autour d'elle, il entraîna Line jusqu'à sa chambre. Il
ferma soigneusement la porte derrière eux. Elle vit tout de suite que le
poignard avait réintégré sa place sur le mur.
— Merci d'avoir rangé la quincaillerie, murmura-t-elle.
— Qu'est-ce que cela veut dire? s'écria-t-il en avisant les valises prêtes.
Alors je ne peux même pas tourner le dos ?
Tout en parlant, il bourrait de coups de pied rageurs la valise la plus
proche.
— Cela ne change pas, soupira-t-elle en ramassant divers objets
échappés de la valise. Des menaces, toujours des menaces ! C'est assez !
Piers saisissait par poignées le contenu des valises et l'entassait à
mesure dans les tiroirs de la commode.
— Arrêtez ! Vous allez froisser tous mes vêtements ! Oh ! Piers, quand
cesserez-vous de vous conduire comme une brute ? Vous ne faites que
des bêtises !
— Que dis-tu ? Je ne fais que des bêtises ?
— Je n'ai plus rien de présentable pour dîner dehors depuis que vous
avez détérioré mon plus bel ensemble. J'aurai du mal à vous le
pardonner, je l'aimais beaucoup, il était presque neuf...
— Et puis ?
— Vous avez tort d'interdire la maison à Archie. Proférer contre lui de
telles menaces ! Le jetteriez-vous vraiment dans le loch ? Il est probable
qu'il sera tout à l'heure dans un tel état d'ivresse qu'il se révélera
incapable de reprendre le volant de sa voiture.
— Suis-je censé recevoir avec le sourire le séducteur de ma femme ?
— Le séducteur ? Vous le croyez vraiment ? répliqua-t-elle d'une voix
lasse. Puisque Archie l'a affirmé, ce doit être vrai, c'est cela? Ce monde
est fou, complètement fou !
Elle choisit quelques vêtements et, tremblant de colère contenue,
sortit de la chambre la tête haute. Elle s'attarda dans son bain, se
savonna énergiquement pour éliminer l'odeur tenace du poisson et fit
deux shampooings, le tout en chantant à tue-tête comme si elle n'avait
aucun souci. Dans la chambra, elle retrouva un Piers pleinement maître
de lui, toute colère évaporée, en apparence du moins, et occupé à passer
au crible le contenu de l'une de ses valises.
— On dirait que tu es aux anges, remarqua-t-il sèchement.
Il lui montra une ample jupe en patchwork et un haut léger qu'il avait
extraits de la valise.
— Tu pourrais porter ceci pour aller dîner ?
— Oh ! oui, cela me donnerait seize ans, et au moins je ne craindrais
pas pour ces vieilles affaires quand je plongerai dans le loch à la
recherche d'Archie !
— Il peut bien se noyer celui-là ! Il marqua une pause.
— Je ne savais pas qu'il buvait autant.
— Cela ne m'étonne pas, vous étiez trop occupé à inspecter les clôtures
et à vous échouer à Gairloch pour remarquer quoi que ce soit autour de
vous! Archie est un alcoolique. Je crois que votre mère a essayé de le
guérir, mais c'était déjà trop tard...
— Tu crois qu'il sera en mauvais état, ce soir?
— Je le parierais.
Piers fouilla ses poches, une lueur espiègle dans l'œil. Toute forme de
jeu l'amusait.
— Combien?
Elle sourit à contrecœur.
— Heu... C'est bientôt la fin du mois et je n'ai pas beaucoup d'argent à
dépenser... Disons cinq livres.
Il posa un billet froissé sur la table. Line le recouvrit d'un autre billet
de cinq livres.
— Vous perdrez, je vous préviens ! Avec deux grands whiskies, Archie
est déjà très gai, avec quatre ou cinq il ne touche plus terre — après quoi,
il est ivre mort.
— Je ne peux pas me permettre de perdre autant ! Soudain, il inclina
la tête et l'embrassa. Sans frénésie ni brutalité, avec une chaude
tendresse, si exquise que, sous ses paupières closes, les yeux de Line
s'emplirent de larmes. Ils s'enlacèrent étroitement. Elle ne pouvait se
résoudre à interrompre leur baiser , elle se sentit malheureuse quand
leurs lèvres se désunirent enfin.
— Si tu te contentes d'un sandwich au bar, lui chuchota-t-il à l'oreille,
je pourrai peut-être risquer un autre billet.
Elle s'arracha à lui. Il se comportait exactement comme cinq ans
auparavant, le même humour, la même tendresse. La nostalgie tordit le
cœur de la jeune femme.
— Non, je ne veux pas vous dépouiller de votre argent, et puis nous
n'avons guère mangé sur le bateau, et je meurs de faim.
Elle plissa le nez.
— Pouah ! Vous sentez le poisson ! Vous feriez bien de prendre un bain
et de vous changer !
Quand il revint de la salle de bains, le visage de Line était empreint de
tristesse. Oh ! bien sûr, elle pouvait le rendre heureux d'une certaine
manière, tout n'était pas perdu entre eux ! Mais le désir charnel, ce
n'était pas assez ! Elle voulait qu'il l'aime, qu'il l'aime d'amour, qu'il le lui
prouve en lui accordant sans réserve sa confiance. Elle ne se donnerait
qu'à cette condition.
Archie n'était pas ivre mort quand Line et Piers rentrèrent. Il était
conscient, à défaut d'être cohérent , mais quand il voulut se lever, il
tituba et s'écroula sur un canapé dont il n'essaya plus de se relever. Il
fixa Line d'un œil rond pendant que sa sœur cherchait désespérément à
l'excuser. Il ne se sentait pas bien, expliquait Sheena, il avait contracté
un microbe à Florence ou à Venise, il avait conduit trop vite, il était
épuisé. Il valait mieux qu'il se mette au lit.
— Dans le loch, acheva Piers, légèrement satanique, tandis que Sheena
le mitraillait du regard.
Line, qui avait soigné sa nervosité avec quelques verres de bon vin
pendant le dîner, se mit à rire un peu sottement.
— Il coulerait comme une pierre, protesta-t-elle. Soyez généreux,
Piers, laissez-le où il est jusqu'à demain matin.
Archie la remercia d'un sourire béat et d'un balbutiement indistinct.
Line l'observa d'un œil critique. Qui avait pu faire croire à Piers qu'elle
lui préférait cet homme malingre, dénué de toute personnalité ? Archie
était buveur, joueur, et totalement inconsistant. Piers avait suivi la
direction de son regard.
— Tu as bon cœur, répliqua-t-il d'un air ténébreux. C'est entendu, il
peut rester jusqu'à demain matin, mais pas une demi-journée de plus.
Il marcha jusqu'au buffet et ferma à clef la porte de la cave à liqueurs.
— En tout cas, il ne boira plus de mon whisky. Donne-lui une
couverture, Sheena , et demain matin, dehors !
Dédaignant le ricanement d'ivrogne d’Archie comme l'humeur rageuse
de Sheena, Piers entraîna Line vers l'escalier. Dans la chambre, il lui
remit solennellement les deux billets restés sur la table.
— Ils sont à toi, soupira-t-il profondément, tu les as gagnés dans les
règles. Mais rappelle-moi de ne plus parier avec toi. J'ai perdu, j'étais
persuadé que Sheena serait femme à maintenir son frère dans le droit
chemin.
Line resta silencieuse. Les rouages de son esprit se mirent à tourner de
plus en plus vite. Tout devenait clair, la visite de Archie n'était ni fortuite
ni impromptue. Sheena avait dû le prévenir dès qu'elle avait appris le
retour de Line, probablement avant ne me sa propre arrivée ici. Et
Archie avait obéi à l'injonction de sa sœur. La rente que son père lui
avait laissée suffisait à peine à couvrir ses besoins, qui étaient
considérables , aussi Sheena était-elle sa trésorière. Elle n'avait qu'à
agiter son chéquier, et Archie se précipitait au galop.
Le droit qu'il avait de boire trop n'était pas fortuit non plus. Sobre,
Archie aurait été plus difficile à manœuvrer, il serait peut-être revenu à
son honnêteté première. Il était de cette sorte de gens qui mentent
rarement s'ils ne sont pas ivres. Il était faible mais plutôt honnête. Pour
son malheur, la faiblesse l'emportait chez lui, il buvait parce qu'il ne
pouvait supporter l'image qu'il avait de lui-même quand il était à jeun. Il
utilisait l'alcool pour se dissimuler sa propre vérité.
Piers rompit le cours de ses pensées.
— Veux-tu partager mon lit ou non ?
— Non!
Partager son lit ? Jamais ! Leur présent arrangement, compromis
entre la logique et le code de conduite pointilleux de Piers, était déjà
assez bancal. Il n'y avait pas de logique dans l'amour.
— La banquette me suffira, affirma-t-elle avec bonne humeur. Je vais
tirer cet énorme pouf devant, comme cela je ne risquerai pas de tomber
pendant la nuit.
— Je t'ai offert de partager mon lit, néanmoins je ne peux rien te
promettre. Je ne suis pas sûr de pouvoir me maîtriser, pour être
honnête, la nuit dernière a été une torture. Pour être honnête, vous
n'avez eu que ce que vous cherchiez. Vous venez de le dire, vos
engagements ne sont pas très fiables, vous les modifiez à volonté, selon
votre caprice. Quant à partager, non, merci ! Je ne veux pas prendre le
risque, je pense que je n'apprécierais pas du tout les suites du supplice
que vous pourriez m'infliger.
— Et le supplice lui-même, y prendrais-tu plaisir? Il vint se placer
derrière elle, une main sur chacune de ses épaules, elle voyait leurs deux
reflets dans le miroir comme elle enlevait les clips roses de ses oreilles.
Elle voulut s'écarter de lui, les grandes mains de Piers pesèrent
immédiatement sur ses épaules. Elle s'efforça de montrer un visage
serein.
— Je... je crois que je ne suis pas prête encore. C'est trop tôt, j'aimerais
être sûre qu'il y a entre nous quelque chose à sauvegarder qui en vaille la
peine. Vous, vous avez là-dessus un point de vue purement masculin,
pour moi, une femme, c'est différent.
— Tu veux dire qu'il te faut la romance, le clair de lune, le parfum des
roses et tout ce qui sert traditionnellement de décor à l'amour?
Il abaissa la tête jusqu'à ce que leurs deux visages se trouvent à la
même hauteur dans le miroir, sa joue contre la sienne.
— Je peux y pourvoir également, reprit-il, encore que pour les roses, ce
ne soit pas la bonne saison. Est-ce qu'une botte de jonquilles te
conviendrait?
Fermement, il l'obligea à se tourner vers lui, ses mains glissèrent le
long de son dos pour entourer sa taille et la pressèrent contre lui. Il la
regardait avec cette ironie teintée de tendresse qui n'appartenait qu'à lui.
Line savait que son ironie ne s'adressait pas à elle, mais à lui-même
uniquement. Il était probablement écartelé entre des sentiments
contradictoires, il la méprisait tout en la désirant encore et il se
méprisait de la désirer. Elle s'en indigna.
— Depuis ce matin, j'attendais quelque chose de ce genre, je me
demandais jusqu'à quand résisteraient vos bonnes intentions et vos
nobles principes. « Line, déclama-t-elle en parodiant sa voix de basse, je
te désire et tu me désires. Il nous reste quelque chose que nous pouvons
sauvegarder. Ne brusquons rien. » Et je vous ai cru ! Ce n'étaient que de
belles paroles! A présent, vous avez quitté ce registre. Nous en sommes à
« Line, viens partager mon lit. » Croyez-vous sincèrement que mes
intentions aient changé à ce point ?
Elle avait atteint un état de colère concentrée. La blessure qu'elle avait
reçue était trop profonde, elle ne trouvait de soulagement qu'en blessant
à son tour.
— J'ai le pouvoir de faire changer tes intentions, ma douce...
Il l'enlaça plus étroitement, attendant insolemment une réponse que le
corps trop sensible de la jeune femme ne saurait cacher , quand vint
cette réponse, il arbora un sourire triomphant.
— Tu vois bien, tu ne peux nier ton désir.
— Ai-je jamais songé à le nier? Déjà à dix-huit ans, je n'en ai pas fait
mystère. Mais vous me traitiez avec plus de respect, à cette époque. Vous
éprouviez pour moi bien plus que du désir, disiez-vous... De l'amour!
Nous pouvions attendre, nous avions toute la vie devant nous, notre
amour durerait toujours !... Toujours? Non, jusqu'à la minute où vous
avez vu cette odieuse peinture ! Montez donc dans votre maudite
chambre et faites la cour à mon image ! Offrez-lui une botte de
jonquilles!
— Elle ne les apprécierait pas...
Il enfouit son visage dans le creux de son cou et caressa doucement ses
courbes tendres.
— Tandis que toi...
— Moi ? Vous voulez dire, mon corps ? Oh ! certes, cela lui plairait,
mais ce n'est qu'un corps , ensuite, il ne resterait rien à sauvegarder.
Elle se libéra enfin de lui. La voix de Piers la poursuivit jusque dans le
couloir de la salle de bains :
— Sois gentille, ne fais pas trop de bruit en revenant, je déteste être
dérangé dans mon sommeil !

Quand elle s'éveilla au matin, elle était seule, elle se doucha et s'habilla
puis voulut remettre de l'ordre dans la pièce. Elle plia ses couvertures,
ramassa tout ce qui traînait à terre. Piers, semblait-il, s'habillait et se
déshabillait en laissant une traînée de vêtements derrière lui. Line se
consola en pensant qu'elle ne rangeait pas pour lui, mais pour Matty et
la femme de chambre qui venait chaque jour du village.
Hier soir, après son bain, elle s'était sentie déprimée. Je trouverai un
autre amour, se répétait-elle comme un leitmotiv. En vain. Elle n'en
désirait qu'un seul.
La banquette s'était révélée très dure mais pas plus que le lit de camp
dont elle s'était servie à la loge pendant que les matelas séchaient. Elle
était restée longtemps éveillée à contempler le feu dans la cheminée.
Comme il était tentant de se glisser à côté de lui dans le lit ! Elle dut
engager une terrible lutte contre elle-même pour rester sur la banquette.
A la fin, elle fut trop fatiguée pour ressentir le moindre désir, trop même
pour penser et le sommeil l'avait saisie alors qu'elle concluait amèrement
: « Les contes de fées ne se réalisent pas, du moins pas pour Line Frazer
MacArdh ! »
Le matin avait apporté son regain d'espoir. Elle dégringola l'escalier et
entendit la voix de Sheena dans le salon du petit déjeuner.
— Piers ! criait-elle. La solitude te rend sauvage. Tu ne peux pas faire
une chose pareille !
Line poussa la porte.
— Je vous dérange? demanda-t-elle suavement. Visiblement tout allait
mal. Sheena était en proie à une colère glacée qui menaçait de
submerger son remarquable sang-froid, Piers avait une figure de déterré
et Archie semblait souffrir d'une fameuse gueule de bois. Son teint gris
vira au vert amande quand Piers passa un plat d'œufs au bacon sous son
nez.
En désespoir de cause, Sheena se tourna vers Line.
— Je disais à Piers qu'il ne peut pas renvoyer Archie dans cet état ! Il
suffit de le regarder pour s'apercevoir qu'il est incapable de voyager ! Tu
es de mon avis, Line, n'est-ce pas?
— On dirait qu'il a le mal de mer...
Elle n'alla pas plus loin. Piers venait de jeter à travers la table une
enveloppe qui atterrit dans son assiette.
— Une lettre pour toi, grogna-t-il. Le facteur l'a apportée ici, sachant
que tu n'étais pas à la loge.
— Tout se sait dans le vallon !
Elle examina l'enveloppe — c'était l'une de celles qu'elle avait
dactylographiées pour Ruth avant de quitter Blackpool, mais elle
semblait bien mince. Un seul feuillet, estima-t-elle en coupant le rabat.
Un coup d'œil lui suffit pour prendre connaissance de la lettre qu'elle
replia rapidement pour éviter les regards indiscrets.
— Je dois téléphoner tout de suite, dit-elle en sortant de la pièce.
Ce n'était pas à proprement parler une lettre, un gribouillis plutôt qui
aurait pu être de la main d'un très jeune enfant. Les lettres en étaient
malhabiles, certaines étaient tracées à l'envers mais Line ne pouvait se
tromper sur leur sens : TELEFONE.
Ses mains tremblaient en composant le numéro. La feuille de papier
lui échappa. Piers qui l'avait suivie s'en empara aussitôt et fronça les
sourcils.
— Tu reçois des lettres anonymes ? demanda-t-il furibond. Dans son
émotion, Line se trompa et dut refaire le numéro.
— Non, c'est de Ruth, chuchota-t-elle, mécontente.
— Ça ? De Miss Ruth Lee ? Je ne te crois pas ! Il avança la main pour
prendre l'appareil.
— Elle ne sait ni lire ni écrire, expliqua Line hâtivement car elle
entendait la sonnerie, ce doit être important. Laissez-moi, voulez-vous ?
Ruth avait décroché.
— Tête-de-linotte, c'est toi ? Où es-tu ? Je n'ai pas arrêté d'appeler
depuis deux jours, j'ai même demandé à la demoiselle des réclamations
de faire le numéro pour moi au cas où je me serais trompée. Quelque
chose ne va pas ?
— Tout va bien, Ruth, dit-elle de son ton le plus rassurant, tout en
fusillant son mari des yeux. J'ai... j'ai eu une invitation que je ne pouvais
absolument pas refuser...
— Alors, il n'y a rien de grave, dit Ruth dont on put entendre le soupir
de soulagement. Tu m'as causé du souci, petite. Tu n'étais donc pas où tu
devais être, et j'espère que tu as pensé à aérer le cottage, je ne veux pas
dormir sur un matelas humide... Tu m'écoutes, Tête-de-linotte?
— Je m'occupe de tout, ne t'inquiète pas ! Cette anxiété était tout à fait
étrange de la part de
Ruth qui ne se tracassait jamais à propos de rien , « A quoi bon?
disait-elle, puisque je sais ce qui va arriver ! » Un léger frisson parcourut
le dos de Lina.
— Mais pourquoi cette lettre, Ruth ? L'hésitation qu'elle perçut dans le
ton de la vieille dame amplifia sa propre inquiétude.
— Je ne sais pas, marmonna Ruth. J'ai un peu trop pensé à toi, je
suppose.
— Range ta boule de cristal dans sa boîte, lança Line enjouée, et brûle
tes tarots, ils ne te valent rien.
— Je ne les ai pas regardés depuis que tu es partie. Mais j'ai fait
plusieurs rêves. Écoute-moi bien, Tête-de-linotte. Crois-en ce que je te
dis. Il y a un danger sur toi, un danger avec des cornes. Je l'ai vu !
— Alors peut-être ferais-je mieux de revenir tout de suite ? Cela
résoudrait la question. Je boucle mes bagages et je suis là dans la soirée,
qu'en dis-tu?
Ruth la sermonna.
— Tu ne dois pas partir, Tête-de-linotte. Tu dois rester là-bas comme
une bonne petite et veiller à ce que mon lit soit convenablement aéré.
— Et les cornes? s'écria gaiement Line. Sérieusement, Ruth de mon
cœur, il n'y a de cornes ici que sur la tête des daims et, en cette période
de l'année, aucun danger à craindre de ce côté...
— Veux-tu cesser de te moquer, petite effrontée ?
Tu vas transmettre au beau monsieur qui est à côté de toi un message
de ma part...
Line couvrit le récepteur de la main et regarda Piers.
— Ruth a des visions, souffla-t-elle. Elle a un message pour vous, du
moins je le suppose, car elle a dit « le beau monsieur qui est à côté de
toi».
— Seigneur! ronchonna-t-il. Encore une grand-mère « voyante » ! Il
faudrait monter une Amicale dans le vallon. Quel est le message ?
Line fit rapidement ses adieux à Ruth et raccrocha.
— Quelque chose au sujet de la roue de la fortune... Ruth me demande
de rentrer à la loge. Il faut que j'aère les lits. Êtes-vous d'accord pour que
je parte après le petit déjeuner ?
— Si tôt ?
Piers lui prit la main malgré elle.
— Dès que possible. Merci infiniment pour votre hospitalité , je n'aurai
pas l'hypocrisie de dire que j'en ai apprécié chaque instant mais je ne
peux en bénéficier plus longtemps, je ne suis pas payée pour rester ici.
Elle ressentit une petite déception quand il donna son consentement.
— Je te conduirai tout à l'heure. Cela te va? Line accepta son offre.
Pour contourner le loch, il fallait couvrir neuf ou dix kilomètres, elle
pouvait difficilement le faire à pied avec ses valises.
Quand ils arrivèrent, elle accepta également son offre de débiter du
bois d'allumage pour la cuisinière, d'alimenter les poêles en mazout,
d'allumer les feux et de tailler la haie devant la grille, pendant ce temps
elle ouvrait les fenêtres, remplissait les bouillottes et vaquait aux
rangements de la maison. Elle le retrouva une heure plus tard, sa
besogne achevée.
— Piers, je dois aller à Creevie. Ce n'est pas la peine que vous
m'attendiez si vous êtes pressé. Je vous suis très reconnaissante pour
votre aide.
Elle sortit sa Mini du garage et s'en fut. C'était bien ainsi, se
raisonnait-elle. Un jour elle pourrait le rencontrer sans ressentir ce coup
de poignard au cœur qui lui était familier depuis si longtemps. Elle
pourrait l'aborder en souriant comme à un vieil ami un peu oublié. Sa
propre naïveté lui arracha un rire sans joie.
Elle jeta un coup d'œil à la masse sombre d'Eilean Ardh défendant
l'autre rive du loch. Au sommet de la tour ronde, la haute fenêtre de la
Chambre renvoya un "rayon de soleil. Cela ne la concernait plus,
désormais. Elle était quitte de l'opération de sauvetage !
8.

Deux énormes cars occupaient la presque totalité du parking exigu de


Crée vie. Leurs passagers fraîchement débarqués se déversaient dans les
rues de la ville. Line gara sa Mini et emboîta le pas à la foule des
touristes. Elle comprit à travers des bribes de conversation que le groupe
effectuait un périple en Écosse, Fort William, Inverary, Inverewe,
Inverness , l'excursion s'achevait avec deux jours passés à Édimbourg.
Ses courses finies, elle se fraya un chemin jusqu'au salon de thé, si elle
tardait trop, elle espérait que Piers se découragerait de l'attendre et
rentrerait chez lui. Elle était d'ailleurs presque décidée à quitter la
région, et elle imagina diverses solutions pour son avenir proche,
prendrait-elle un travail saisonnier dans un hôtel, sur la côte sud de
l'Angleterre, par exemple ?
Elle ressentit une sourde irritation en constatant que le salon de thé
était comble. Pas une table inoccupée, même pas une chaise — les deux
serveuses, débordées, couraient d'un groupe de touristes à l'autre.
— Pas de chance, Linette, murmura à son oreille une voix connue.
Rien à espérer tant qu'ils n'auront pas regagné leurs cars. Je vais essayer
à l'hôtel, on y sert du café au bar. Tu m'accompagnes ?
Archie, qui avait meilleure mine qu'au petit déjeuner, semblait
pourtant très fragile encore. Il était pâle, les yeux injectés, et la main
tremblante qu'il avait posée sur l'épaule de Line pesait lourdement
comme s'il avait besoin d'un appui. Ils sortirent.
— Tu crois que je pourrai me présenter dans cette tenue au bar de
l'hôtel? s'inquiéta-t-elle.
Elle désignait son jean, son anorak défraîchi et le sac bourré de
provisions. Archie lui jeta un coup d'œil significatif.
— Mais oui, ils peuvent difficilement refuser de laisser entrer l'épouse
de Sa Grandeur, n'est-ce pas ? D'ailleurs vois-tu je... heu...à vrai dire,
c'est moi qui compte sur toi pour... Paye-moi un verre, s'il te plaît.
Il fit une tentative pathétique pour lui offrir son sourire le plus
charmeur.
— Pauvre Archie... Tu as des ennuis d'argent?
— Tu sais ce que c'est...
Il lissa ses cheveux blond platine et tenta de faire bonne figure car ils
arrivaient devant l'hôtel. Il tint courtoisement la porte pour sa
compagne.
— Ce que j'ai toujours apprécié chez toi, Linette, c'est que tu
comprends tout de suite. Pour être tout à fait honnête — et tu sais que je
suis honnête quand je n'ai pas bu — je suis terriblement en manque. Ce
pingre de Piers a enfermé les bouteilles hier soir, et il a emporté la clef !
Ils s'assirent dans un coin sombre. Elle fouilla son porte-monnaie et
lui glissa un billet de cinq livres dans la main.
— Tu passes la commande et tu paies, ce sera beaucoup mieux.
— Et toi, tu permets à un ami de sauvegarder un coin de sa dignité,
dit-il affectueusement, ses yeux pâles touchés d'une lueur d'espoir.
Elle ne se laissa pas attendrir.
— Pour toi, rien qu'un petit whisky, Archie. Une bière pour suivre, si tu
veux. Et deux cafés. Tu ne voudrais pas t'enivrer si tôt dans la journée ?
Tu sais que quand tu as commencé, tu ne peux plus t'arrêter , cela
dépasse largement mes moyens !
On apporta le café sur un plateau avec le whisky et la bière. Archie
avala l'alcool d'un trait et fixa tristement le verre de bière.
— On pensera que je suis guéri.
— Et, bien sûr, tu ne l'es pas.
— C'est trop tard... , dit-il légèrement. Je ne suis bon à rien, je ne sais
que boire. J'ai échoué sur toute la ligne. Sheena t'a raconté? Elle m'avait
trouvé un bon petit travail au Siège, pas fatigant, il suffisait de rester
assis derrière un bureau et de signer des paperasses. Elle appelait cela
un gagne-pain et disait que c'était ma dernière chance. Ah! là, là! Je
m'ennuyais tellement, je me suis signé un gros chèque et je suis parti
pour Florence. J'ai eu la belle vie tant que l'argent a duré, mais le retour
a été rude ! A la façon dont Sheena m'a reçu, on aurait juré que chaque
centime lui était une question de vie ou de mort ! Tu es sûre que tu n'as
plus d'argent ?
— Oui, Archie.
Il but une gorgée de bière et grimaça.
— A propos de guérison...
— Tu as dit qu'il était trop tard...
— Peut-être aurais-je la force d'essayer, si tu m'aidais, larmoya-t-il en
se tassant sur sa chaise. Si tu voulais m'aider, Linette, tu partirais avec
moi... Je t'emmènerais où tu voudrais, en Europe, aux États-Unis,
partout. Je serais gentil avec toi. Je ne veux pas te forcer, tu es libre de ta
décision — enfin, je veux dire, je n'essaierai pas de t'influencer...
L'œil ironique, Line le regarda triturer sa barbe rare.
— Combien t'a offert Sheena pour me proposer cela?
— Un supplément de cinq mille livres par an, dit-il sans détours. Ce
qui, ajouté à ma rente, m'assurerait une vie confortable. Tu sais, je ne
t'ennuierais pas, tu pourrais...
— Je pourrais faire tout ce qui me plaît, achevât-elle en le regardant
tristement. Archie, dis-moi, tu n'as pas honte ?
Il haussa ses épaules maigres.
— Je m'en arrange. Tu connais Sheena, c'est elle qui tient les cordons
de la bourse et ma rente ne m'a jamais suffi. Elle a le cœur sec mais...
— Mais elle est prête à payer pour que nous partions tous les deux ?
— Pour que tu partes, toi. Elle m'a manœuvré une fois de plus, elle m'a
toujours manœuvré depuis que papa est mort. Quelle est ta réponse ?
— La même que la dernière fois, il y a plus de cinq ans, non Archie,
rien à faire. Tu ne corresponds pas à l'idée que je me fais d'un mari.
— Mais Linette, je ne te demande pas de m'épouser ! s'écria-t-il, un
peu offensé. C'est trop tard, je le sais bien, petite fille. Tu croirais de ton
devoir de me remettre dans le droit chemin alors qu'il n'y a pas l'ombre
d'une chance d'y parvenir, dans ces conditions, comment pourrais-tu
rester à mes côtés ? Vois-tu, quand je suis lucide, comme maintenant, je
sais que je suis un alcoolique et si ce n'est pas une bonne raison de boire,
je ne peux pas en trouver de meilleure.
— Tu n'as pas envisagé une désintoxication ?
— Je ne veux pas être désintoxiqué.
Il finit sa bière et regarda Line qui fit un léger signe d'assentiment. Il
commanda une autre bière qu'il considéra avec mélancolie.
— Ce sera dur ce soir d'annoncer à Sheena que j'ai échoué... Line se
pencha au-dessus de la table et lui toucha amicalement la main.
— On ne peut pas dire que tu aies échoué, Archie. Tu n'es pas le maître
du jeu , il existe d'autres éléments sur lesquels tu ne peux rien, et Sheena
non plus.
— Bon, bon, en tout cas j'ai fait mon possible pour te convaincre.
Espérons que je la convaincrai aussi.
— Oui, tu as fait ton possible, dit-elle en lui tapotant la main. Tu peux
rentrer et parler à ta sœur, je te soutiendrai toujours.
— Vrai ? Nous serons encore amis ? Tu comprends, moi je serais
enchanté de t'épouser. Simplement je pense que tu ne pourrais pas le
supporter. C'est pourquoi je ne te l'ai pas demandé. Mais ce n'est pas ce
que je dirai à Sheena, je lui dirai que je t'ai offert mon cœur et ma main
et que tu les as refusés — tu diras comme moi, hein ?
— Oui, je te le promets.
— Je t'aime beaucoup, tu le sais, et je n'ai jamais voulu te compliquer
la vie. Ce n'était pas mon projet.
— Je comprends, dit-elle en tournant pensivement son café, et je te le
répète, je te soutiendrai. Mais ce tableau, Archie, de qui était-il le
portrait puisque ce n'était pas le mien ?
— Attends... ce portrait... Oui, ça me revient, je m'essayais à la
technique de la Renaissance, que j'admirais. Je voulais copier une toile
de Titien, Vénus anadyamène. Il ne s'agissait pas d'en faire une copie
scrupuleuse, parce que l'anatomie a changé de nos jours, j'ai aussi
modifié la position de la tête, je l'ai peinte presque de face. Pour le
visage, je m'étais inspiré du tien, qui rappelle la beauté sereine de la
Renaissance — bref, Sheena aima le tableau, elle m'en proposa
cinquante livres et très franchement, je n'ai vu aucun mal à l'encadrer et
à te l'offrir en cadeau de noces. Je sais qu'il n'était pas parfait mais j'en
étais très fier — et puis c'était la première fois qu'on m'achetait une
œuvre. Comment pouvais-je penser que Piers aurait une réaction si
dramatique ?
Naturellement, Line comprit parfaitement la pensée d'Archie.
Qu'aurait-il pu soupçonner? Pour lui, un corps de femme nu n'était
qu'un corps nu, les galeries d'art du monde entier en étaient pleines.
— Mais pourquoi lui avoir dit ensuite que nous... nous...
Il comprit ce qu'elle ne parvenait pas à formuler. Ses lèvres molles
s'étirèrent en un sourire amer.
— J'étais complètement ivre, et ma chère sœur m'a offert une telle
somme d'argent que je n'ai pas pu résister, il y en avait assez pour vivre
quelques années en Italie. Je suis navré de ce que j'ai involontairement
provoqué, Linette, mais tu me connais...
— Encore une chose, Archie. Il te fallait un modèle, n'est-ce pas?
— Heu... oui. Ce ne fut pas une jeune fille du village, aucune n'a
accepté — toi, tu étais bien trop occupée avec Piers, alors j'ai sollicité
Sheena et cette garce n'a accepté qu'à condition de porter un maillot de
bain, si bien que j'ai eu un mal fou pour la nuance de la peau et tout ça...
J'ai dû improviser.
Elle garda le silence, accablée par cette révélation.
— Linette, c'est décidé, tu refuses ma proposition? Tu sais qu'en
acceptant, tu m'éviterais une scène sordide ! Sans compter que ma sœur
se montrerait probablement plus généreuse...
— Il n'en est pas question !
Elle ramassa son sac, réfléchit un instant.
— Veux-tu que je te dépose au village ?
— Non, merci. Je vais rester un peu ici, on ne sait jamais, quelqu'un
peut avoir l'idée de me payer un verre !
Il lui tourna résolument le dos et ne lui accorda même pas un regard
quand elle sortit.
A mi-chemin de la loge, elle réalisa soudain qu'il ne lui avait pas rendu
la monnaie de son billet. Elle se moqua de sa propre imagination.
L'attitude d'Archie l'avait chagrinée, elle avait pourtant une explication
tout à fait pragmatique, ce n'était pas la déception qui l'avait poussé à lui
refuser son regard, c'était l'aubaine de cette monnaie providentielle qui
représentait quelques verres — bien qu'au prix du whisky... Pourvu qu'il
n'essaie pas de conduire tout de suite après !
Si Piers était encore à la loge à son retour, elle essaierait de le retarder
pour donner à Archie le temps de quitter discrètement Eilean Ardh.
Une autre pensée la frappa, presque comique, toutes ces années, Piers
s'était torturé devant un portrait qui n'était pas le sien mais celui de
Sheena ! Comique, ou tragique?
La Land-Rover était rangée devant la maison. Délibérément, elle gara
sa voiture en sorte que les deux véhicules se trouvent nez à nez. Elle
entra dans la maison, s'amusant encore de sa propre sentimentalité,
cette idée de vouloir sauver Archie des griffes de Piers, Archie à qui elle
devait son malheur — il y avait de quoi rire ! Il est vrai qu'Archie n'avait
pas été l'artisan véritable de sa déroute, mais un outil très docile en
d'autres mains malveillantes. Néanmoins, il lui faudrait quelque jour
payer ses dettes !
Elle apporta son sac dans la cuisine.
— Vous êtes encore là? dit-elle, enjouée. Je rentre un peu tard, avez-
vous déjeuné ?
— Non.
S'il était surpris de son humeur rieuse, il n'en montra rien. Il se mit à
déballer le contenu du sac.
— J'ai fait un saut à la maison pour rassembler quelques effets dont
j'ai besoin pour demeurer ici...
La bonne humeur de Line devait être précaire, car elle s'envola d'un
seul coup.
— Alors vous avez perdu votre temps, parce qu'ici ce n'est pas ma
maison et je ne peux donc pas vous inviter à y rester.
— Fâchée, mon cœur ? Tu aurais dû partager mon lit cette nuit, tu
serais d'humeur égale, tranquille, détendue...
— Oh ! évidemment... Mais le matelas n'était pas bourré de paille, or je
sais combien vous êtes fidèle à vos promesses — sans compter toutes ces
menaces chuchotées à mon oreille quand nous avons dansé ensemble
pour la seule et unique fois lors de cette délicieuse soirée de mariage que
nous avions tant attendue...
Ce souvenir lui donna la nausée, mais elle se reprit et sourit
vaillamment — sourire des lèvres et non des yeux.
— Des œufs brouillés sur des toasts, cela vous ira ? Il furetait dans ses
provisions.
— Pourquoi ne pas manger ces côtes de porc?
— Parce que je les garde pour mon dîner.
— Notre dîner, corrigea-t-il. Quand je t'ai reconduite ici, je savais que
tu n'avais pas l'intention de revenir à Eilean Ardh, malheureusement je
peux difficilement t'enlever une seconde fois, l'élément de surprise ne
jouerait plus en ma faveur...
— Ah non! Vous ne réussiriez pas deux fois!
— Précisément. Pour ce qui est de ma locataire, j'ai son autorisation. Si
tu ne me crois pas, tu sais où se trouve le téléphone.
— Ruth n'admettrait pas...
— Oh, mais si ! Elle admet, confirma-t-il avec un sourire radieux. Elle
a les mêmes idées que moi, nous n'aimons ni l'un ni l'autre te savoir
seule ici, alors qu'une visite inopportune est toujours possible.
Line en resta suffoquée.
— Comment... comment osez-vous ! Téléphoner à Ruth derrière mon
dos !
— Eh oui ! C'était intrépide, mais j'ai pensé qu'elle devait être informée
de la situation, j'aime que les choses soient claires.
— Vraiment ! Quelle fable lui avez-vous servie ? Celle du mari
incompris sans doute, connaissant la pruderie de Ruth, je la vois mal
acceptant autre chose.
Il en convint. Elle gronda :
— Je crois que je vous hais ! Piers secoua la tête gravement.
— Tu ne me hais pas, mon cœur. Quoi qu'il y ait entre nous, ce n'est
pas de la haine.
Non, ce n'était pas de la haine, pas de sa part à elle en tout cas. A ce
moment précis, sa situation lui apparut dans toute son absurdité. Elle
s'effondra, riant et pleurant à la fois.
— Vous... vous n'aimez pas me savoir... seule ici la nuit! Ici, dans le
vallon! Vous êtes... complètement fou! Un visiteur inopportun? Qui... qui
donc viendrait jusqu'ici depuis le village? A moins que... Vous pensez à
Archie ? Archie ne m'a jamais menacée ni frappée, lui ! Je pourrais lui
faire confiance, à lui, ivre ou pas !
— C'est vite dit...
— Je n'ai rien à craindre de lui ! Il se coucherait sur le divan et
s'endormit.
— Tu ne le détestes pas? ...
La voix de Line se tinta de pitié.
— Bien sûr que non Comment pourrait-on détester Archie? Il est trop
insignifiant. Il est faible, influençable, et si terriblement seul.
Elle cassa les œufs dans un bol, jugea qu'il n'y en avait pas assez et en
ajouta deux. Elle les battit machinalement en omelette, l'esprit tout
occupé d'Archie.
— Cela se serait mieux passé si...
Elle se tut, se rappelant la présence de Piers.
— Qu'est-ce qui se serait mieux passé ?
D'un doigt sous son menton, il l'obligea à le regarder en face.
— Qu'est-ce qui se serait mieux passé, Line ?
— Tout, si Archie avait été la fille et Sheena le garçon... Je l'ai
rencontré ce matin à Creevie, il cherchait quelqu'un pour lui offrir un
verre et... Non, s'écria-t-elle en voyant les sourcils de Piers se rapprocher
et ses yeux s'assombrir, ce n'était pas un rendez-vous galant, c'était une
rencontre de hasard.
— Je crois que tu peux arrêter de battre les œufs, dit-il pour changer
de sujet. Allons, n'y pensons plus, je meurs de faim, c'est presque l'heure
du thé. Reprenons notre opération de sauvetage, nous allons mettre ces
moments à profit pour mieux nous connaître l'un l'autre — chercher s'il
y a entre nous autre chose que l'attirance physique... Un peu de
sollicitude, par exemple... Un élément sur lequel nous pourrions nous
aménager une vie commune supportable.
Line le laissa parler bien que chacune de ses paroles lui semblât
écraser à coups de marteau les restes de son espoir. Elle imagina son
avenir avec lui et en frémit d'horreur.
— Construire une maison de sable sur des fondations minées ? Une
maison qui s'écroulera dès que je ferai un geste qui vous semblera
suspect? Quelle existence me proposez-vous là ? Une vie supportable,
avez-vous dit ? Je ne vous donne pas cinq jours pour comprendre à quel
point elle serait insupportable !
Elle ne pouvait décidément avaler aucune nourriture. Elle se leva.
— Je vais me promener, annonça-t-elle, j'ai épuisé pour aujourd'hui
les joies de nos retrouvailles et je voudrais être seule, à présent.
Sa franchise confinait à l'impolitesse mais avait-elle le choix? Elle
entendit Piers lui répondre au moment où elle sortait , elle ferma ses
oreilles au sens de ses paroles. Le temps était loin où elle buvait
littéralement chaque mot qui tombait de sa bouche ! Elle s'accorda
l'infime satisfaction de claquer la porte très fort.
Ce n'était pas qu'elle fuyait — elle se préservait de la tentation. Très
sage mesure quand sa tête lui conseillait d'y résister tandis que son corps
lui criait le contraire. Elle aspira une grande goulée d'air frais dans
l'espoir de les faire taire tous les deux.

Sous le pâle soleil d'avril, le loch offrait la tranquille étendue de ses


eaux gris-bleu. Elle marcha le long de la rive en traînant les pieds dans le
sable urgente. Dans quelques jours le cauchemar serait fini, le pire au
moins serait passé. Dès l'arrivée de Ruth, elle mettrait le maximum de
kilomètres entre elle et le vallon. Elle chercha une cachette, comme fait
un animal blessé , elle la trouva dans une anfractuosité à l'entrée de la
passe, là où le loch s'ouvrait sur la mer. Elle s'appuya au tronc noueux
d'un vieil arbre tordu par le vent et, le cœur lourd, elle s'abîma dans la
contemplation de la mer.
Aujourd'hui, on ne voyait pas les îles , la mer et le ciel se confondaient,
les hauteurs disparaissaient dans le brouillard. En fait, elle était
prisonnière, captive à jamais de ce monde d'eau, de cette brume si
douce, de la bruyère tapissant les collines, des montagnes chauves, du
parler suave de leurs habitants. Si elle tentait d'y échapper, elle reverrait
ce monde dans tous ses rêves, elle s'éveillerait le visage baigné de larmes
comme si souvent ces cinq dernières années.
Mais demeurer là, au milieu de tout ce qu'elle aimait, se révélait si
éprouvant qu'elle préférait en rêver — Piers avait tellement changé ! Elle
connaissait à peine cet homme entier, arrogant, inflexible, du moins n'en
gardait-elle pas ce souvenir, toute sa tendresse, son humour et sa
délicatesse semblaient avoir fondu. Ce qu'il lui offrait, elle ne pouvait
l'accepter, elle ne voulait pas d'une vie sans amour et sans espoir. Elle se
redressa en soupirant et prit lentement la route du retour. Elle était
partagée entre la crainte de le voir et la crainte tout aussi vive de ne plus
le voir.
Il était presque sept heures lorsqu'elle pénétra dans la cuisine d'où
s'échappait une alléchante odeur de côtelettes grillées. Le couvert était
mis pour deux, et Piers, en tablier de plastique rouge vif, officiait avec
une grande poêle et un monceau de pommes de terre en tranches.
— Allez ! Au bain, et change-toi vite, ordonna-t-il sans tourner la tête.
Il y a une soirée au village , tu viens avec moi.
— Je ne vais à aucune soirée, dit-elle boudeuse.
— Si, tu y vas, dussé-je te baigner et t'habiller moi-même. Ne me
regarde pas avec cet air méchant, tu ne t'ennuieras pas du tout, je
t'assure, le programme est fort bien composé. Après on dansera, mais
nous ne resterons peut-être pas si tu as honte de toi-même. Line
sursauta, piquée au vif.
— Honte, moi? Il ne s'agit pas de cela, simplement je ne vois pas
pourquoi je devrais aller là où je ne le souhaite pas.
— Écoute... Glenardh s'est lancé dans l'expérience du tourisme avec
beaucoup d'ardeur pour un si petit village, et les habitants du vallon
attendent notre soutien, en l'occurrence que nous apportions une touche
de prestige à leurs réjouissances. Je vais porter mon kilt le plus neuf et
tu revêtiras ta tenue de fête. Dès que le public sera déridé, les gens
trépigneront, les cornemuses joueront, les lumières s'éteindront et tu
pourras reprendre ta mine renfrognée, mais jusque-là, tu es priée de
sourire, même si cela te coûte. Compris?
— Parfaitement, dit-elle en exhibant une rangée tic dents éclatantes.
Dites-moi cependant ce que vous désirez que je porte, tweed et
cachemire et un brin de bruyère dans une griffe de coq montée en
broche ? Si c'est le cas, cher Seigneur écossais, vous jouez de malchance !
— Tu porteras un sourire rayonnant de bonheur, bougonna-t-il, pour
le reste je te fais confiance, bien que j'aie un faible pour la tenue que je
t'avais choisie hier soir — elle était charmante et elle avait le mérite de
dévoiler tes jambes, qu'on regarderait avec plaisir une seconde fois.
— Cela vous est égal que les hommes regardent mes jambes ?
— Complètement. Regarder n'a jamais fait de tort à personne, selon le
principe bien connu « goûtez et essayez avant d'acheter », qui par
ailleurs me rend enragé. Maintenant, dépêche-toi ou tu auras un dîner
carbonisé.
— Vous n'avez jamais goûté ni essayé, dit-elle en battant en retraite.
— Tu te trompes, je l'ai souvent fait, lança-t-il avec entrain. Mais pas
en l'unique occasion où j'étais acheteur — celle que connaît tout le
vallon!
— Quelle duplicité ! jeta-t-elle avant de disparaître. Douchée, changée
et légèrement maquillée, elle s'observa dans le miroir et ce qu'elle y vit la
décontenança. Si l'on en croyait son image, elle apparaissait heureuse et
ardente, comme à dix-neuf ans. Tout ce qu'elle avait vécu depuis cinq
ans, son chagrin, son attente, semblait l'avoir très peu marquée. A peine
sa bouche était-elle plus volontaire, et ses yeux plus avisés. Elle
pirouetta, faisant tournoyer la jupe de patchwork autour de ses jambes
— c'est vrai qu'elle les avait jolies, surtout avec les hautes sandales
qu'elle portait. Elle adressa à son reflet un grand sourire moqueur et
descendit l'escalier en courant , son estomac criait famine, et l'odeur
délicieuse qui montait de la cuisine lui rappela qu'elle n'avait
pratiquement rien mangé de la journée.
Au moment d'entrer dans la salle, Piers se pencha vers elle , elle sentit
son souffle effleurer son oreille et faire voler quelques petits cheveux.
— Tâche de faire une entrée remarquée, lui chuchota-t-il en saluant le
vieux cornemusier qui se trouvait à la porte.
Les lumières étaient tamisées. Line s'assit dans la pénombre, captivée
par les sons aigus de la cornemuse. Catriona MacDonald chanta de sa
belle voix de contralto. D'autres chanteurs lui succédèrent, d'autres
morceaux. Line se détendait petit à petit, si bien qu'à la fin de la
représentation, elle courut se joindre à la danse sans autre pensée que
celle de s'amuser.
Les violons jouaient un air entraînant, et elle se débarrassa de ses
sandales qui la gênaient. Il y avait longtemps qu'elle n'avait pas dansé
ainsi, tourbillonnant jusqu'au vertige et contente de retrouver la sûreté
des bras de Piers qui l'attendait...
De retour à la loge, elle reprit sa froideur coutumière. Depuis cinq ans,
elle s'y était soigneusement exercée. Elle s'était en quelque sorte forgé
une armure destinée à la protéger contre les blessures à venir. A l'abri de
cette armure imaginaire, elle avait caché son chagrin , mais à présent
l'armure était fêlée, Piers l'avait fendue d'un regard, et elle était à
nouveau vulnérable.
Il ouvrit la porte de la loge et, d'une main au creux de son dos, il la
poussa gentiment mais fermement dans l'entrée obscure. Line prit une
profonde inspiration tandis que la maison, chaude et accueillante, se
refermait sur elle. Elle tremblait d'appréhension.
— Une tasse de thé me ferait plaisir, dit Piers. Et toi ?
— Une tasse de thé, très bien. Je pense qu'ensuite il serait bon que
vous partiez.
— Oui, pour me mettre au lit avec toi ! Tu as oublié que je reste ici ?
Line, envoyant mentalement la politesse au diable, bailla
ostensiblement.
— Est-ce vraiment nécessaire ? Piers, vous m'ennuyez !
— Menteuse ! Je me rappelle très bien certaines Choses. As-tu oublié
comme tu étais passionnée avant notre mariage ? Ce n'est qu'à force de
volonté que j'ai pu te résister. J'aurais pu alors te posséder tus
facilement, et tu le sais, ne dis donc pas que je t' « ennuie » !
— Qu'êtes-vous allé imaginer? Mon pauvre ami, si l'on vous en croit,
vous avez dû beaucoup souffrir le repousser si noblement la tentation !
— Line, murmura-t-il gravement, nous pourrions très heureux si tu le
voulais, il ne faudrait qu'un geste de pardon des deux côtés...
— Vous êtes trop généreux ! Je ne vous savais pas l'âme si
compatissante ! Je ne veux pas que vous me pardonniez, je veux que
vous oubliiez, que vous tourniez la page, que l'on recommence tout
depuis le début!
— Line, prononça-t-il de sa voix sourde, presque ensorcelante, ce n'est
pas ce que j'ai suggéré...
— Et que suggérez-vous ?
— J'ai découvert que ce que nous éprouvions jadis était toujours
d'actualité. Pour moi en tout cas.
Ses bras l'entourèrent, la pressèrent, et sa bouche trouva la sienne.
Line résista de toutes ses forces au désir qui l’envahissait, quand il
devint trop intense, elle se laissa aller contre lui. Elle gémit de bonheur
quand elle sentit la langue de Piers explorer délicieusement sa bouche
offerte. Ses yeux se fermèrent pour mieux savourer leur baiser.
D'instinct son corps se noua à celui de l'homme dont elle épousa tous les
reliefs. Elle reconnaissait cette redoutable faiblesse entre ses bras, cette
soif violente qui la tendait vers lui, ce plaisir presque intolérable lorsque
ses mains découvrirent ses seins qui se dressaient sous la lente caresse.
Elle pensa que rien au monde n'était plus merveilleux et, pendant de
prodigieuses minutes, elle oublia tout. Puis elle perçut le murmure
éperdu contre sa gorge :
— Line, ce serait si bon, Line, viens... Cette fois, il n'y aura plus
d'Archie entre nous...
A ce moment précis, son corps embrasé se raidit. La chaleur du désir
le quitta. Ce n'était pas de l'amour qu'il lui offrait, seulement une
sensualité exacerbée. Elle s'écarta brusquement de lui.
— Non, protesta-t-elle d'une voix enrouée, je ne veux pas passer le
reste de ma vie à être un lot de consolation dans une affaire lamentable...
Piers avait les yeux égarés et le teint coloré.
— Il y a un nom pour les femmes comme toi, gronda-t-il.
— Il y en a plus d'un, je pense. Allez-vous coucher, Piers. Récitez-les
tous avant de vous endormir. Cela vous soulagera.
— Et toi, fulmina Piers, si tu ne peux trouver le sommeil et que cela te
devienne insupportable, tu viendras frapper à ma porte...
— Vous oubliez que la solitude ne m'effraie pas, voici cinq ans que je la
pratique, c'est une vieille compagne !
10.

Oui pouvait bien sonner ainsi ? Catriona ? Elle avait apporté la pièce
de tweed tissée pour Line et avait promis de revenir. Line, qui préparait
le déjeuner, passa rapidement ses mains sous l'eau et les essuya, puis
alla ouvrir. Ce n'était pas Catriona, et la vue de la Bentley verte rangée
devant la grille l'emplit de malaise. C'était Sheena, en tenue de voyage,
un vison miel négligemment jeté sur les épaules et un béret posé bas sur
l'œil.
— Bonjour, s'écria Line en s'efforçant de sourire. J'espère que vous ne
cherchez pas Piers, car il n'est pas ici.
Sheena ne fit pas mine de saisir l’allusion, elle resta immobile comme
pour montrer qu'elle tenait ce propos pour négligeable et la toisa de
toute sa hauteur. Line n'avait pas le choix, elle s'effaça à contrecœur.
Sheena entra d'un pas conquérant et s'assit dans le séjour en disant :
— Parfait, parfait. Viens donc et ferme la porte derrière toi, Linette.
Line ne ferma pas la porte , elle hésitait, ne sachant quel parti prendre.
— Voulez-vous du thé ? proposa-t-elle bravement avec le sentiment
que le moment critique était venu.
Piers s'était installé à la loge depuis trois jours, et les nuits avaient été
terribles. Durant la journée, il était absent la plupart du temps, il visitait
les fermes éparses dans la montagne pour superviser les travaux des
champs et discuter affaires avec son régisseur. Mais le soir, la maison
semblait se refermer sur eux et les emprisonner dans son intimité.
Comme il parlait peu, elle essayait désespérément de se persuader qu'il
n'était pas là, mais elle ne parvenait pas à faire abstraction de sa
présence. Il était une tentation vivante.
Sheena perçut le désarroi de Line et un léger sourire entrouvrit
fugitivement ses lèvres.
— Je suis venue te dire au revoir, Linette. Je pars pour Édimbourg.
Bien sûr, je serai de retour à temps pour le Premier Mai. J'espère que
d'ici là, tu auras compris ton intérêt — j'en suis certaine d'ailleurs.
— Mon intérêt ? Parlez plus clair, Sheena. Je suis une personne très
simple, trop simple pour saisir les sous-entendus. De quel intérêt parlez-
vous ?
Les narines aristocratiques de Sheena frémirent d'exaspération.
— De ton intérêt en bon argent palpable, pour dire les choses
crûment...
— ... comme c'est votre habitude...
— Ne m'interromps pas ! ordonna-t-elle.
Son masque impassible laissa voir un instant la hargne qui l'agitait.
— Il y a cinq ans, Linette, reprit-elle, j'ai commis une erreur,
parfaitement excusable au demeurant, l'ai compté sans le fantastique
entêtement de Piers. Oh ! Je n'ignorais rien de vos relations, mais j'ai cru
qu'une fois son caprice satisfait, votre petite histoire tournerait court —
je me suis trompée. Il t'a épousé, mû par un vieil instinct chevaleresque,
je suppose. Ce n'était pas ce que sa mère souhaitait pour lui et ce n'était
pas non plus ce que je souhaitais — ce l'était pas logique. Aussi m'étais-je
sentie pleinement autorisée à tenter de contrecarrer ses plans. Annie,
qui éprouvait pour toi un tendre sentiment, avait l'habitude de mettre
ton visage sur tout ce qu'il peignait — c'était une chance inespérée. J'ai
payé de bon cœur, pour le tableau lui-même et pour convaincre Archie
de raconter l'histoire que je lui ai soufflée. Cela m'a coûté une somme
rondelette, mais je ne l'ai pas regretté...
— Ce sont de vieilles histoires...
— ... que tu n'aurais pas dû réveiller. Tu es raisonnablement
intelligente...
— Merci, dit Line sèchement.
— Ne me remercie pas, je vois les choses à long terme, c'est ma nature.
Je suis d'abord et avant tout une femme d'affaires qui réussit et je ne
m'encombre pas de sentimentalité. Je pense qu'un mariage, tout comme
une transaction financière, doit avoir un fondement solide, c'est-à-dire
apporter un capital disponible pour faire face aux moments difficiles, s'il
y en a.
Sheena manifestait autant d'émotion que si elle avait soumis à un
comité directeur un projet d'implantation pour une nouvelle chaîne de
supermarchés. Line attendit sans l'interrompre. L'instant critique
approchait, elle éprouvait un pincement de peur à la base du cou.
— Archie m'a dit que tu as discuté ma proposition?
— Je l'ai rejetée !
— Cela démontre que j'avais raison de ne pas te prendre pour la petite
sotte que tu semblais être au premier abord. Archie est en mauvaise
santé, il n'en a plus pour longtemps. Je comprends ton calcul ,
naturellement, s'il lui arrivait quelque chose, la rente cesserait d'être
versée.
Le sentiment qui lui étreignit la gorge pouvait bien être de la haine,
pensa Line. Oui, c'était assez amer pour être de la haine.
— Est-ce de votre frère que vous parlez? Son destin vous laisse
indifférente ?
— Un peu. Archie est un frère plutôt encombrant, encombrant et
onéreux. Tu aurais dû être raisonnable et accepter mon offre.
Désormais, s'il se saoule à mort, en un sens ce sera ta faute, pas la
mienne. Tu n'aurais pas pu empêcher l'inéluctable mais tu aurais retardé
sa fin — il a toujours été entiché de toi.
— Oh ! non, gémit Line en faisant le geste de repousser une pensée
intolérable. Vous n'allez pas me reprocher l'état de santé d'Archie !
Sheena croisa ses chevilles, examina d'un œil critique ses chaussures
sur mesure et, ayant apparemment estimé qu'elles valaient leur prix,
gratifia Line d'un sourire fielleux.
— Oh ! non, chère petite, je ne te le reproche pas, ce serait inutile, tu te
le reprocheras assez toi-même, c'est dans ta nature. La pensée que tu
portes une responsabilité dans cette histoire te torturera toujours. Mais
passons. J'ai changé les termes de ma proposition. Tu ne seras pas tenue
de partir avec Archie. Tu recevras une somme d'argent en échange de
ton seul départ. Je suis disposée à me montrer généreuse — j'ai toujours
payé le juste prix pour ce que je voulais...
— Et que voulez-vous ?
— Je veux Piers, dit Sheena sans s'émouvoir. Il est à moi et je veux
qu'il me revienne ! Tu as eu cinq jours avec lui, dont trois en tête à tête
dans la loge, cela aurait dû lui suffire pour t'éjecter de sa vie. Je vous ai
fait cadeau à tous les deux de ce temps passé ensemble, j'estime que ce
fut magnanime de ma part, c'est pourquoi tu vas te montrer raisonnable
et accepter avec reconnaissance ce que je t'offre. Tu exprimeras cette
reconnaissance en t'abstenant de créer des problèmes quand ma banque
te contactera, facilite-nous les choses, nous ne voulons plus de
scandales.
Line se sentit perdue. Elle éprouvait une impression de suffocation,
comme si elle s'enfonçait une nouvelle fois dans le loch. Mais une voix en
elle lui triait de se reprendre, de rester calme.
— Vous avez des projets? s'entendit-elle demander.
— Naturellement. Puisque Piers veut développer le tourisme, je lui
donnerai la possibilité de le faire rationnellement. Par exemple, j'ai
étudié pour cette rive-ci du loch tout un programme de construction de
chalets, j'ai déjà pressenti dans ce but une entreprise spécialisée dans les
modèles norvégien ou suédois. Pas trop nombreux, il va de soi, je ne
veux pas gâcher la vue qu'on a depuis Eilean Ardh. Ensuite, je prévois la
construction d'une marina, où les yachts pourront mouiller tout l'hiver.
Mon équipe d'architectes aura pour consigne de respecter les formes
traditionnelles — je t'assure que Piers sera pleinement satisfait de mes
plans. Je compte aussi restaurer Eilean Ardh, le rendre à son état
premier, tu as certainement remarqué à quel point cette maison se
délabre. Elle réclame d'urgence une énorme injection de capitaux. Voilà
ce que, moi, je suis en mesure d'offrir à Piers — toi, que peux-tu pour
lui? Rester à ses côtés pendant que sa maison continue de s'écrouler
parce que, pas plus que lui, tu n'as d'argent pour y remédier ?
A mesure qu'elle parlait, la voix de Sheena avait viré à l'aigu, jusqu'à
devenir stridente. Line se sentait écrasée. Elle trouva néanmoins la force
de répliquer.
— Et si Piers se souciait peu de l'état d'Eilean Ardh, s'il trouvait son
bonheur dans une maison ordinaire ?
— Piers, vivre dans une maison ordinaire ! Une de ces maisons
truquées du village, avec leur patio minable, peut-être? Tu n'y penses
pas? Peux-tu sérieusement l'imaginer dans un tel endroit? En outre,
Eilean Ardh est le berceau de la famille, les MacArdh l'habitent depuis
des siècles. Partout ailleurs, il serait déraciné. Il ne pourrait pas être
heureux, et tu le sais. Allons, un peu de bon sens, accepte ma
proposition, si ce n'est pas pour toi, que ce soit pour lui.
Line prit une profonde inspiration.
— Je vais y réfléchir, murmura-t-elle.
— Bien.
Sheena se leva et tendit la main à Line, non pour la saluer mais pour
lui remettre une petite carte de visite.
— Voici mon numéro de téléphone. J'attends ton appel dans les
meilleurs délais, car j'aimerais passer rapidement à la réalisation de mes
projets.
Elle prit congé comme après une conversation mondaine. Line, les
nerfs brisés, secouée de frissons des pieds à la tête, s'effondra sur une
chaise, posa ses coudes sur la table et la tête dans les mains,
s'abandonna à ses sanglots. Elle n'avait jamais nourri beaucoup d'espoir
mais, secrètement, n'avait jamais non plus totalement désespéré. Elle
était résolue à se battre, pourtant elle se sentait impuissante devant les
calculs de Sheena, qui réduisait tout à des questions d'argent, comme si
les espoirs, les désirs pouvaient se monnayer.
Quand elle eut retrouvé un peu de calme, elle essuya les dernières
traces de larmes sur son visage et se confectionna du thé, dans lequel elle
ajouta une dose de whisky.
Que décider? D'une part, elle savait que Piers la désirait. Il n'avait
d'ailleurs pas essayé de le dissimuler — c'était évident dans le ton de sa
voix, dans sa façon de la toucher, dans son insistance à vouloir retrouver
quelque chose de ce qu'ils éprouvaient jadis l'un pour l'autre.
Sa propre rigidité à l'égard de Piers aurait cédé dès le premier jour si
elle avait été entièrement rassurée sur ses motivations, n'agissait-il pas
par orgueil ou pour tout autre mauvaise raison? Elle se posait encore la
question. Lui avait-il seulement dit qu'il l'aimait encore ?
D'autre part, Sheena devait s'inquiéter beaucoup, linon elle n'aurait
pas offert tant d'argent pour se débarrasser d'elle. Par inadvertance, elle
aperçut son reflet dans un petit miroir, des yeux gonflés soulignés de
larges cernes, des traces de larmes sur les joues, un teint terreux. « Tu es
à faire peur », dit-elle tout haut.
Elle souleva le couvercle de la marmite qui mijotait sur le feu, tout
allait bien de ce côté, le bœuf mode serait prêt pour le déjeuner. Elle
monta prestement pour s'arranger un peu.
Piers rentra à une heure précise, il eut un sourire imperceptible en
humant avec insistance l'odeur répandue dans l'entrée.
— Mais... Il me semble reconnaître le parfum de Sheena. Que voulait-
elle donc ?
— Vous, je présume. Elle partait pour Édimbourg, mais elle reviendra
pour le Premier Mai.
Elle posa la marmite sur la table dressée.
— Servez-vous, ne vous occupez pas de moi, j'ai mangé un sandwich
vers onze heures et cela m'a coupé l'appétit.
Un plan germait dans son esprit, confus encore, elle aurait aimé être
seule pour le mettre au point, mais auparavant, elle avait une question à
poser à Piers.
— A propos de notre... heu... opération de sauvetage, Piers...
Accepterez-vous d'avoir une épouse sans le sou ?
Piers qui venait de se servir une confortable portion, resta totalement
impassible.
— Dois-je comprendre que tu commences à me prendre au sérieux?
Aurais-tu fini de jouer avec moi?
Line, qui refoulait ses larmes, se sentait affreusement malheureuse et
vulnérable. Les dernières paroles de Piers aggravèrent son malaise.
— Si c'est ainsi, poursuivit-il, une petite flamme au fond des yeux,
puisque Sheena est partie, je propose que nous rentrions tous les deux à
Eilean Ardh ce soir, dès que j'aurai fini mon travail, et que nous
reprenions les choses là où nous les avions laissées il y a cinq ans.
Line croisa ses mains derrière le dos et les serra de toutes ses forces
pour s'empêcher de crier.
— Vous ne pensez pas que ce serait aller un peu vite? Il grommela
quelque chose en gaélique.
— Il faut battre le fer quand il est chaud, traduisit-il pour elle. Peut-
être, s'il avait abandonné son repas pour la prendre dans ses bras, se
serait-elle apaisée. S'il l'avait embrassée, elle lui aurait rendu son baiser
et oublié Sheena, oublié le monde entier, mais il n'en fit rien. Il lui sourit
simplement et continua à manger. Et quand il eut fini — elle constata
qu'il avait dévoré tout ce qu'il y avait sur la table — il lui donna une tape
amicale sur l'épaule et monta se changer.
Il redescendit au bout d'un quart d'heure , il avait troqué son jean et
son anorak contre un kilt, une chemise blanche et une veste de tweed
renforcée de cuir. Il ne toucha pas Line, il lui sourit seulement.
— Je vais à Gairloch, dit-il en se plantant les mains dans les poches,
comme s'il s'interdisait de l'effleurer. Nous avons reçu un message d'un
bateau qui a des ennuis mécaniques. Pendant mon absence, remplis tes
valises, mon cœur, et tiens-toi prête à partir.
— Ruth a dit...
— Ruth comprendra.
Line regarda la Land-Rover s'engager sur la route tandis qu'une voix
hurlait en elle : Non ! Pas comme ça ! Piers avait enfoncé crânement son
béret sur l'œil et il était parti sans un regard pour elle. Elle imaginait le
sentiment de triomphe qui devait être le sien. Comportement
typiquement masculin, enrageait-elle, égoïste et narcissique. Où est
l'amour là-dedans ?
Elle vola à l’étage, elle ne voulait plus pleurer, cependant elle tremblait
de détresse. Elle partirait, oui, mais pas pour Eilean Ardh. Elle irait
retrouver Ruth afin de lui expliquer sa situation puis se jetterait à corps
perdu dans un autre travail, dans une ville prospère où elle serait une
fourmi parmi des milliers d'autres fourmis. Peu à peu son plan se
précisait — ne pas prendre la Mini, ne pas emprunter le chemin de
Creevie, ne même pas marcher le long d'une route. Des yeux exercés à
voir loin, des yeux capables de distinguer un mouton à plus d'un
kilomètre n'auraient aucun mal à la repérer et on se passerait le mot.
Fuyait-elle de nouveau? Non, elle effectuait un repli stratégique. Tout
était préférable à ce que Piers lui proposait, si elle acceptait, elle
souffrirait le reste de ses jours.
Il y avait un moyen de s'échapper sans attendre l'obscurité, bien que ce
fût assez difficile. Partir au crépuscule, Piers ne pouvait être de retour
auparavant , couper par le bois de pins pour dépasser Glenardh, gravir la
pente de Beinn Ardh, contourner la montagne, se laisser glisser sur
l'autre versant, comme elle l'avait souvent fait autrefois, jusqu'à l'étroit
défilé entre Beinn et les hautes terres , le franchir et traverser la lande de
tourbe pour gagner la route allant de Creevie à Achnasheen. Ensuite elle
pourrait faire du stop jusqu'à Achnasheen où elle prendrait un car ou un
train vers Inverness.
Cela représentait une marche de quinze kilomètres, elle se donnait
quatre heures pour les couvrir, mais qu'arriverait-il si elle atteignait la
route trop tard pour être prise en stop ?
Elle pensa tout à coup à la petite ferme des MacNeill qui était à
environ trois kilomètres de la route, au bord d'un chemin. Les MacNeill,
trop âgés, avaient quitté l'endroit pour aller vivre avec leur fille mariée à
Ullapool , elle se rappelait l'avoir entendu dire à Piers. Il avait ajouté que
la fermette servait à présent d'abri pour les bergers en attendant de
trouver acquéreur. Ce qui signifiait que la maison était sèche, maintenue
en bon état, et que les bergers y laissaient probablement un minimum de
matériel pour assurer leur confort. Elle demeurerait là pour la nuit, elle
ne devait pas craindre de trouver la fermette occupée, il était trop tôt
dans l'année pour que les troupeaux aillent paître aussi haut.
Machinalement, elle lava les assiettes et rangea la cuisine, puis elle
monta dans sa chambre et retrouva les mêmes gestes que la première
fois, elle entassa dans un grand sac à bandoulière un jean, un chemisier
et du linge de rechange. Les événements se répétaient, mais cette fois ce
serait plus facile. Il n'y aurait pas de rochers aigus à franchir, et ce n'était
pas la peine de se hâter. Elle avait le temps de s'organiser
méthodiquement. Rien n'indiquerait même qu'elle fût partie
définitivement.
Elle se prépara de façon minutieuse, laissa sa chemise de nuit sur son
lit comme si elle comptait s'en servir et ses rares produits de maquillage
bien rangés sur la coiffeuse, elle ouvrit la penderie pour s'assurer qu'il
n'y subsistait aucun indice, enleva ses chaussures et s'étendit sur le lit.
Une randonnée de quinze kilomètres, alors qu'elle manquait
d'entraînement depuis cinq ans, risquait d'être exténuante, elle voulait
être dispose pour l'affronter.
Le soleil se couchait quand elle se glissa hors de la maison, avant de
sortir, elle avait eu l'idée de laisser un message en évidence sur la table,
en sorte que Piers ne puisse le manquer. « Suis en visite », disait le
message, qu'elle avait prudemment signé L. F. Cela le retiendrait un
moment, il s'assiérait et attendrait son retour. Elle eut un rire sans joie.
Un épais brouillard recouvrait toute chose, on ne voyait même pas
l'entrée du loch dont la surface absolument lisse semblait une immense
plaque de plomb fondu. D'Eilean Ardh lui parvint le son d'une
cornemuse. Old Jamie, le cornemusier des MacArdh, jouait de tout son
cœur une de ses compositions qu'elle identifia sans peine : Lamentation
pour un Prince. Jamie entonna ensuite une autre mélodie dont elle se
surprit à fredonner quelques paroles : « J'étais captive et suis libre à
présent. »
Les yeux de Line se voilèrent de larmes. Depuis toujours, elle était
captive de ce lieu, captive de Piers. Ils resteraient enracinés dans son
esprit et dans son cœur jusqu'à son dernier jour, indissolublement liés.
Elle ne serait jamais libre. Même si elle parvenait à trouver une certaine
forme de bonheur, même si elle vivait tant bien que mal dans le monde
extérieur, ses rêves la ramèneraient dans le vallon et son cœur pleurerait
ce qui ne pouvait être.
Le vent se leva, et un très ancien souvenir lui revint, une phrase
d'oncle Fergie : « Air calme, eau tranquille, reste à la maison. » Elle se
rappela la surface unie du loch, le son clair de la cornemuse et tritura
anxieusement la fermeture de son anorak. Il n'y avait pas un souffle d'air
quand elle avait quitté la loge, tout était trop calme, comme si le vallon
tout entier était suspendu dans l'attente d'un événement imminent. Le
vent lui fouetta le visage quand elle sortit du couvert des pins. Elle
commença néanmoins l'ascension de la pente. L'orage se préparait
certes, mais il n'était pas encore en vue. « Mon Dieu, faites qu'il n'éclate
pas tout de suite ! » Elle se demanda avec angoisse s'il était vraiment
utile de prier.
Avant même qu'elle eût contourné le contrefort de Beinn Ardh, l'orage
était sur elle , d'énormes nuages masquèrent la lune, sa torche électrique
se révélant insuffisante, elle ne progressa plus que très lentement. Elle
était presque à mi-chemin de la fermette, elle avait mis un peu plus de
deux heures pour couvrir huit kilomètres. Devait-elle faire demi-tour ?
Elle calcula qu'il serait plus avantageux de poursuivre sa route.
Tout à coup, son pied glissa sur l'éboulis et elle roula jusqu'en bas de la
pente, pour aboutir dans le ruisseau gonflé de pluie qui coulait au fond
du défilé. Elle sortit de l'eau à grand-peine et se hissa sur le talus,
frissonnante, cherchant à s'abriter de la pluie en rafales. Elle était
trempée jusqu'aux os. Comme il n'y avait aucun endroit où s'abriter, elle
s'attaqua avec une détermination farouche à l'escalade de la paroi à pic,
trouvant à tâtons des prises pour ses pieds et ses mains, dans l'obscurité,
afin de ménager sa torche.
La pluie violente avait déjà transformé la lande en un bourbier où elle
s'englua sans pouvoir s'orienter. Elle avançait péniblement, la pluie et le
vent lui fouettant le dos — de cette façon, elle savait qu'elle se trouvait en
gros dans la bonne direction. Elle trébucha dans un fossé et quand elle
réussit à s'en extraire, elle se trouvait sur la route, elle était allée trop
loin et avait manqué la fermette.
Il était cependant plus facile de marcher sur la route et, à cinq cents
mètres environ, elle trouva le sentier qui menait à la maisonnette, avec
un soupir de soulagement, elle s'y engagea, face au vent qui soufflait en
tempête.
... Une fois la porte fermée sur elle, elle n'eut plus qu'une idée,
s'écrouler n'importe où et mourir. Il y avait pourtant plus urgent,
d'abord allumer un feu, puis se mettre à la recherche de l'indispensable.
Elle eut une pensée désolée pour le plat qu'elle avait refusé au déjeuner,
dont l'évocation la fit défaillir.
La pile de sa torche était presque épuisée mais lui permit néanmoins
de dénicher une bougie, des allumettes dans une boîte métallique, du
thé, du sucre, deux grands bols, une cuiller et une boîte non entamée de
lait condensé. Sur le manteau de cheminée rehaussé à l'ancienne, elle
trouva une lampe à pétrole qu'elle agita doucement, elle sourit en
constatant qu'elle était pleine. Elle alluma la mèche et découvrit que ce
qu'elle avait pris pour un tas d'ordures dans le foyer était en fait du petit
bois et un seau de tourbe prêt à l'emploi.
Elle remplit la bouilloire d'eau de pluie qu'elle tira d'un tonneau placé
à l'extérieur et quand le feu ronfla gentiment, elle examina le reste de la
maison. Elle n'avait que deux pièces, celle où elle se trouvait était la
pièce commune, la plus grande. Une alcôve fermée occupait l'autre, elle
souleva le lourd rideau poussiéreux, et eut la surprise de ne pas y trouver
de lit. On l'avait ôté et remplacé par une mince paillasse posée à même le
sol et deux grossières couvertures de laine. Ce serait quand même plus
confortable que de passer la nuit sur le plancher.
Elle but une tasse de thé, sans lait parce qu'elle n'avait rien trouvé
pour ouvrir la boîte, se déshabilla, suspendit ses vêtements mouillés sur
une corde tendue au-dessus du foyer , elle s'enroula dans l'une des
couvertures puis, traînant la paillasse derrière elle, l'installa en face du
feu, elle s'y étendit et tira sur elle l'autre couverture. Il n'y avait pas
d’oreiller, un sourire lui vint aux lèvres à l'évocation d'une histoire déjà
ancienne, celle d'un jeune chef boy-scout qui avait conduit sa troupe en
France. C'était l'hiver, dans un chalet de montagne, le confort était
rudimentaire, la fatigue générale, et tout le monde grognait parce qu'il
n'y avait pas d'oreillers. Le jeune garçon avait confectionné une énorme
boule de neige, l'avait tapotée pour lui donner la forme adéquate et
s'était endormi dessus.
Quant à elle, aucun oreiller au monde, si moelleux fût-il, ne lui aurait
alors permis de trouver le sommeil. Elle était pourtant dans un état de
fatigue proche de l'épuisement. Son esprit fonctionnait à toute vitesse, et
certaines pièces de son puzzle personnel se mettaient enfin en place, le
tableau ainsi assemblé la rendit atrocement malheureuse.
La première fois qu'elle avait pris la fuite, malgré son épouvante, était
resté chevillé au plus profond d'elle-même l'espoir insensé que Piers
viendrait à sa recherche. Naturellement, elle ne l'aurait admis pour rien
au monde, mais pendant les cinq années passées, ce sentiment l'avait
toujours habitée, l'espoir ténu qu'il la retrouverait et que tout
s'arrangerait, qu'ils seraient à nouveau réunis malgré tout. Cette fois
c'était différent, tout espoir était mort. La dernière petite lueur s'était
éteinte quand elle avait quitté la loge. Cette fois, elle avait tranché dans
le vif pour se libérer, sans retour possible. Cette pensée ne lui apportait
ni réconfort ni satisfaction.
119.

Le ronflement d'un moteur, le bruit mouillé des roues glissant dans


une gerbe d'eau... Line se dressa sur son lit de fortune et, les yeux
exorbités, regarda fixement la porte qu'elle avait oublié de verrouiller.
N'importe qui pouvait entrer. Elle se traita de tous les noms pour n'y
avoir pas pensé , elle n'avait même pas éteint la lampe, on devait voir
très clairement la fermette de la route, d'autant plus nettement que ses
fenêtres n'avaient pas de volets. Un crissement de freins, puis le
silence... Une portière claquée, une main qui hésitait sur la poignée de la
porte d'entrée, s'apercevait qu'elle n'était pas fermée et la poussait
rudement.
— A quoi diable joues-tu, Line ?
Piers se tenait devant la porte, éclaboussé de pluie, visiblement peu
enclin à plaisanter.
— Que fais-tu là ? J'ai téléphoné à la loge tous les quarts d'heure de
Gairloch...
— Désolée de vous avoir dérangé, bredouilla-t-elle en se couvrant aussi
dignement que possible.
Ce qui n'était pas facile, car comment rester digne quand on est
couché par terre avec pour tout vêtement deux méchantes couvertures ?
Elle se serait battue pour sa négligence — serait-elle un jour capable de
mener quelque chose à bien ?
— Pour l'amour du ciel, entrez et fermez cette porte, vous faites fumer
le feu.
Piers obéit tranquillement, et Line en conclut qu'il était dans une
colère blanche.
— « Suis en visite », vraiment ! Encore un mensonge — tu n'étais pas
en visite du tout. J'ai frappé à presque toutes les portes du village et tu
n'étais nulle part. Quant à signer L. F... Tu n'es plus Line Frazer depuis
déjà cinq ans ! Tu t'appelles Line MacArdh, ne l'oublie pas !
Il faisait les cent pas devant la cheminée, il vit les vêtements en train
de sécher au-dessus du foyer et se pencha pour examiner les chaussures
de Line.
— Tu as marché ! Pourquoi n'as-tu pas pris ta voiture ? Line avait
recouvré ses esprits. Elle adopta un ton désinvolte.
— Oh, vous savez ce que c'est... La soirée était belle, je suis sortie me
promener. Je suis allée plus loin que je n'en avais l'intention...
Tout en parlant, elle essayait subrepticement de recouvrir son sac de
voyage avec un coin de sa couverture mais il s'en aperçut , en dépit de
ses protestations, il ouvrit le sac et en sortit les vêtements de rechange
légèrement humides.
— Mais... Tu as récidivé?
Il leva sur elle un sourcil ombrageux et, dans la lumière incertaine de
la lampe à huile, son visage sculpté d'ombres prenait un aspect
diabolique, menton allongé, nez aquilin, vaste front et joues creuses.
— Pourquoi? demanda-t-il doucement. Je ne crois pas t'avoir menacée
cette fois ! Si j'ai bonne mémoire, nous avons eu une discussion très
civile et assez constructive à ce sujet. Tu n'avais aucune raison de jouer
les filles de l'air ! Une promenade par une belle soirée ! Line, tu es une
sotte. Tout annonçait un orage et tu pars pour une randonnée de quinze
kilomètres ! Que comptais-tu faire ?
— Gagner Achnasheen en stop dans la matinée, marmonna-t-elle, et
prendre un bus ou un train pour Inverness...
— ... et rentrer à Blackpool la tête basse?
— Oui, dans un premier temps, admit-elle. Après quoi... Qui sait ?
Il hocha gravement la tête dans sa direction, d'un air de reproche. Ils
gardèrent le silence un moment. Puis il changea abruptement de sujet.
— Je vois que tu as pris une tasse de thé. En veux-tu une autre ?
— Oh! oui, avec plaisir, soupira-t-elle, soulagée qu'il ne lui pose pas
plus de questions. Auriez-vous un canif avec un ouvre-boîte ? J'ai dû
boire mon thé sans lait parce que je n'en ai pas trouvé, et je n'aime pas
ça. Au fait, comment avez-vous su que j'étais ici ?
— Par élimination.
Line remarqua le mince sourire satisfait qui adoucissait son visage
sans en bannir pour autant la sévérité. Fascinée, elle guetta sur ses traits
les émotions qui y palpitaient tandis qu'il s'expliquait.
— Tu étais introuvable , après avoir lu ton billet, j'ai littéralement
quadrillé le vallon à ta recherche. Ta voiture était restée à la loge, tu
n'avais donc pas conduit toi-même. Tu n'étais pas partie à pied par la
route de Creevie, je l'ai vérifié. Il n'y avait que deux possibilités : ou tu
t'étais enfuie avec Archie, ou tu avais emprunté ce chemin-ci.
— Quelle puissance de déduction, persifla Line, aussi ironique que
possible en cette posture désagréable. Mais dites-moi, vous voyez Archie
partout! Vous faites une véritable fixation sur lui !
— C'est exact. Un homme averti en vaut deux, comme tu sais.
Heureusement pour lui, on avait vu Archie partir un peu plus tôt, peu de
temps après Sheena — il était à moitié ivre probablement et conduisait
de façon approximative, mais il était seul.
Les sourcils noirs de Piers se rejoignirent au-dessus de son nez en bec
d'aigle. Il était effrayant, ainsi.
— Si tu étais partie avec Archie, ma petite, sache que je vous aurais
suivis et rattrapés, et que cette fois, je l'aurais tué ! »
— Cette fois ?
— Tu n'imagines quand même pas qu'il s'en est tiré indemne la
première fois? Je me suis contenu jusqu'à ce que la fête soit finie et tout
le monde parti, et puis je l'ai jeté dans l'escalier ! Il a eu de la chance de
s'en tirer à si bon compte, c'était avant que je ne m'aperçoive de ta
disparition — sinon, la chute eût été plus dure ! La punition était légère
en regard de son méfait, avoir porté la main sur mon bien !
Line s'étrangla d'indignation.
— Votre bien! s'écria-t-elle d'une voix aiguë. Je ne suis pas votre bien !
— Si, ma femme, prononça-t-il lentement, avec une gravité qui
impressionna Line. Tu es à moi.
Elle essaya de garder un maintien qui le tiendrait en respect.
— Ne dites pas cela, je ne peux pas être à un homme qui m'a insultée
jadis et qui m'a insultée de nouveau à mon retour et je...
— Du calme ! exigea-t-il. Pour une fois, tu vas m'écouter
attentivement, au lieu de dépenser toute ton énergie à chercher ta
réplique. Toi et moi, nous avions pris un bon départ, mais quelque chose
s'est mis en travers de notre chemin, j'ai m'a part de responsabilité dans
l'histoire, je l'admets. Aujourd'hui, nous allons tout remettre en place et
recommencer. Pourquoi ne pas essayer cette nuit même ? Je veux
retrouver notre chemin et tu le veux aussi, ne dis pas non. Le moment,
l'endroit et la femme aimée, tous les éléments favorables sont réunis...
Les yeux de Line s'élargirent d'anxiété quand il déboutonna sa
chemise. Elle serra les paupières et tourna résolument le dos pour ne pas
le voir enlever les attaches de cuir qui fermaient son kilt. Elle avait les
mains froides et moites, et elle s'aperçut qu'elles tremblaient. Le son
étouffé des pas de Piers et les ombres plus noires l'avertirent qu'il avait
baissé la lampe. Elle tenta désespérément de gagner du temps.
— Vous ne préférez pas regagner le vallon ? dit-elle d'une toute petite
voix.
La flamme de la lampe vacilla, elle entendit Piers souffler dans le tube
de verre pour l'éteindre tout à fait. Il fut à côté d'elle, se glissa sous les
couvertures et elle sentit contre la sienne sa peau fraîche et lisse, elle
sentit ses mains la caresser, ses mains chaudes aux longs doigts
puissants. Un de ces doigts erra sur son visage, trouva sa bouche et se
posa gentiment en travers de ses lèvres.
— Non, nous ne nous en irons qu'au matin, chuchota-t-il au creux de
son oreille en enfouissant son visage dans la chevelure sombre. Nous
allons rester ici cette nuit, nous n'y serons pas dérangés.
Il tourna vers lui le visage défait de Line. Elle se mordait
convulsivement la lèvre inférieure. Non, pria-t-elle, non Piers, pas
comme cela... Pas dans la haine. Il repoussa la couverture et caressa les
épaules frémissantes.
— Tu ne m'as pas écouté ! dit-il doucement. J'ai dit « la femme
aimée». La haine et l'amour, ce sont les deux faces de la même réalité,
mon cœur, et tout vaut mieux que l'indifférence. Nous sommes loin
d'être indifférents l'un à l'autre, si nous l'étions, nous déchirerions-nous
ainsi? Line, entrons dans le chemin qui est le nôtre.
Elle s'apaisa soudain. Les mains de Piers, douces et précises, opéraient
leur magie, sa bouche suivit ensuite tout au long de son corps le trajet
des caresses qu'elles avaient prodiguées. La chaleur du désir monta en
elle, grandit et s'épanouit jusqu'à l'embraser tout entière. Autrefois,
avant leur mariage, quand elle était très jeune, Piers avait réfréné cette
flamme, à présent, il la sollicitait et il l'encourageait’ elle fut sans force
contre lui, consentante, gémissante... Elle s'offrit sans pudeur, ne
désirant plus que le poids de ce corps sur le sien.
Un murmure, une incantation... Il lui parlait dans ce langage très
vieux, très doux, très suave qu'elle n'avait jamais pu apprendre, mais à
présent cela n'avait plus aucune importance. Elle ne voyait pas le visage
de l'homme, perdu dans un halo d'ombre. Et pourtant elle le sentait par
toute sa peau, elle sentait chacun de ses muscles, chaque parcelle de sa
chair qui pressait la sienne, exaspérant le désir qui la tenaillait. Dans un
cri qui était presque un sanglot, elle comprit que le dernier lambeau de
sa résistance venait de céder, elle n'eut plus aucun moyen de lui refuser
ce qu'il désirait.
Les mains de la jeune femme se coulèrent dans la chevelure de
l'homme, glissèrent lentement le long du cou jusqu'aux épaules, ses
ongles griffèrent la peau étonnamment douce, à travers le tumulte de
son sang battant à ses oreilles, elle perçut le murmure qui approuvait,
qui encourageait. Elle ne ressentit qu'une douleur infime et son léger cri
fut étouffé contre la poitrine large de Piers. Puis, elle baigna dans une
lumière éclatante de splendeur qui transportait ses sens, elle se noua
éperdument au corps de l'homme, le monde bascula autour d'eux, il n'y
eut plus que leurs deux corps dans l'immense univers. Ils flottèrent
encore un instant dans leur béatitude, puis retombèrent sur terre, elle
blottit son visage au creux de l'épaule moite et s'endormit, pelotonnée
douillettement dans l'arc de ses bras.

— Line...
Un doigt tapotait gentiment sa joue... C'était le matin, il était encore
très tôt à en juger par la faible lumière, et Piers se tenait à côté d'elle
avec un bol de thé. Elle lui sourit sans y penser puis s'avisa de la sévérité
de sa bouche. Cela lui donna froid au cœur, et elle ne put empêcher ses
mains de trembler en prenant la tasse qu'il lui tendait. Qu'avait-elle
encore fait de mal ?
— Ainsi, dit-il sourdement, Archie avait menti?
Line souleva juste assez le nez de dessus son bol pour dire « oui » et l'y
replongea aussitôt.
— Pourquoi ne me l'as-tu pas dit ?
— Vous n'êtes pas le seul à avoir de l'orgueil. J'en suis pourvue moi
aussi. Archie mentait, et c'est lui que vous avez choisi de croire — si votre
confiance en moi était si fragile, à quoi bon continuer...
— Si tu n'avais pas pris la fuite, j'aurais découvert la vérité par moi-
même...
Line secoua tristement la tête.
— Comment aurais-je pu le savoir? Souvenez-vous que je n'ai pas eu
de mère pour m'informer — seulement oncle Fergie qui n'était pas très
efficace pour expliquer les choses de la vie. Il a essayé une fois, il était si
touchant ! Cela lui était horriblement difficile, et je n'étais pas plus
renseignée après son exposé qu'avant. Il répétait comme un refrain : «Tu
comprends de quoi il s'agit, ma petite enfant »... J'étais encore
totalement ignorante au jour de mon mariage. C'est seulement
longtemps après que j'ai appris certaines réalités en consultant un livre.
Encore n'était-il pas très documenté.
— Quand nous nous sommes mariés, tout ce que j'ai pu voir ce jour-là
dans vos yeux, c'était la défiance. Comment l'aurais-je supporté ? Vous
ne me faisiez plus confiance. Tout était sali, gâché...
— Et tu t'es enfuie... Mais la nuit dernière, Line, tu t'es sauvée une
seconde fois. Pourquoi?
Line garda le silence. A présent, elle lisait sur le visage de Piers
chacune de ses pensées comme dans un livre ouvert , elle en interprétait
toutes les émotions, à des signes légers, un froncement de sourcils, un
demi-sourire, une lueur dans les yeux. Comment avait-elle pu trouver ce
visage impénétrable ? Elle se le demandait avec étonnement. A moins
que des antennes ne lui soient poussées pendant la nuit?
— Pourquoi ? répéta Piers.
Comme elle se taisait obstinément, il risqua :
— Est-ce à cause d'une parole que Sheena a dite quand elle est venue
hier matin ?
— Oui, souffla-t-elle.
Ce n'était qu'hier ! Il lui semblait qu'il y avait des siècles de cela.
— Alors je sais de quoi il s'agit, dit-il amèrement. C'est cette vieille
histoire, où il entre assez de vérité pour qu'on la croie vraisemblable. Je
suis pauvre, c'est bien cela ? Je m'accroche à ma maison et à mon
domaine en tirant le diable par la queue. Il me faut une épouse fortunée
pour aplanir des difficultés que je ne pourrais surmonter à moi seul. Elle
t'a sans doute exposé ses projets pour le vallon — les chalets, la marina
pour les yachts et autres merveilles ?
— Il en a été question.
— Tout n'est pas entièrement faux, dans cet amas de balivernes. Il est
certain que je ne suis pas riche, mon cœur , je ne peux pas t'envelopper
de visons sauvages ni te couvrir de diamants, mais je ne suis pas pauvre
non plus...
— Que dites-vous, Piers, vous savez parfaitement que je ne veux rien
de tout cela, s'écria-t-elle fièrement, que je n'y ai même jamais pensé !
Mais -Sheena peut vous donner tellement, vous rendre la vie matérielle
si facile...
— M'acheter, tu veux dire ? Mon Dieu, Line, pour qui me prends-tu?
Je ne désire ni Sheena ni sa fortune, j'ai la femme que je veux et je
possède assez d'argent pour l'entretenir dans un luxe modeste. Le vallon
se suffit à lui-même, bien plus, il a commencé A enregistrer de petits
bénéfices...
— Arrêtez, Piers. Je le répète, je ne veux ni visons ni diamants, cela
m'importe peu. Je désire uniquement...
— Je sais ce que tu désires, mon amour, murmura-t-il en la regardant
tendrement. Tu désires que nous nous aimions, que nous vivions
ensemble... Eh bien, figure-toi que je désire exactement la même chose
que toi !
— Comment avez-vous su pour les chalets et le reste? demanda-t-elle,
méfiante encore.
— Oh, c'est que j'en ai très souvent entendu parler! J'ai refusé
autrefois et je refuserai aujourd'hui. Je ne pourrais pas épouser une fille
comme Sheena , de toute façon, j'ai choisi la femme qui me convient, et
je suis parfaitement heureux avec elle — je l'aime. Je me suis conduit
absurdement dans le passé, je l'ai perdue un temps, mais je l'ai retrouvée
et je ne la laisserai plus jamais partir.
— Pourtant, Sheena et vous avez été fort intimes, protesta-t-elle.
Souvenez-vous, la clôture des daims, la plage de Gairloch... Je n'étais
qu'une petite fille à l'époque, mais on en a suffisamment parlé...
— J'étais jeune aussi et je n'avais aucune expérience, plaida-t-il.
Comment aurais-je pu me douter qu'une petite écolière casse-cou était
en train de grandir et d'investir mon cœur ? Quant à Sheena, elle était
largement consentante , je croyais qu'elle avait compris qu'il s'agissait
d'une aventure sans lendemain. Or, ce flirt m'a valu des tas d'ennuis. Ma
mère, qui trouvait Sheena absolument parfaite, la poussa dans mes bras
et encouragea ses vues sur moi. Pendant ce temps, tu grandissais, une
paire d'immenses yeux bleus et une tendre bouche ronde de bébé
m'habitaient déjà, s'interposaient sans cesse entre le monde et moi...
Line, je me doute que tu dois avoir faim , il serait raisonnable que nous
rentrions au vallon, mais j'ai terriblement faim moi aussi — j'ai faim
depuis cinq années. Refuseras-tu un homme mourant de faim ?
— Non, chuchota-t-elle contre sa bouche implorante. Elle sentit ses
bras se refermer sur elle.
— Line..., soupira-t-il contre sa joue. Ma chérie, tu as tant à me
pardonner...
Line le contemplait avec tendresse. Elle éleva la main vers son visage
que ses doigts effleurèrent délicatement, en s'attardant sur le menton
non rasé.
— Chéri, ce n'était pas ta faute.
— Oh si ! Je te désirais depuis si longtemps ! J'étais épouvanté à l'idée
que tu puisses rencontrer quelqu'un de ton âge, quelqu'un qui ne serait
pas trop vieux pour toi. Je hantais anxieusement l'hôtel où tu travaillais,
tellement j'avais peur qu'un galant ne passe et ne t'enlève. J'ai été
égoïste, je n'ai écouté que mon amour, que mon besoin, je ne t'ai pas
laissé le temps de grandir, je n'osais pas en prendre le risque, même en
sachant pertinemment que tu n'étais pas prête. J'aurais pu saisir ma
chance et te faire l'amour, seulement je craignais de t'effaroucher, tu
étais tellement innocente...
— Je t'aimais, dit Line en le regardant droit dans les yeux. Je t'aurais
tout donné, si tu l'avais demandé. Je t'aimais depuis toujours. J'ai essayé
de m'en empêcher, quand j'étais petite fille, mais c'était au-dessus de
mes forces. Tu n'avais rien à craindre, je ne voyais que toi. Un autre
homme? Tous les autres étaient transparents pour moi. Mais j'ai été
lâche, quand tu m'as accusée, j'ai fui. Peut-être, si j'avais été moins jeune
et moins ignorante, ne l'aurais-je pas fait... Je ne pouvais supporter ton
mépris, ta haine. J'aurais accepté n'importe quoi, excepté cela. En
dehors de toi, il n'y a eu aucun autre homme dans ma vie, jamais.
— J'étais dévoré de jalousie, dit-il en la serrant étroitement. Avec mon
caractère violent, cela a suffi à m'égarer. J'ai vu ce portrait et j'ai cru
devenir fou...
— Ce n'était pas moi, sourit-elle, en effaçant du doigt les rides
soucieuses de son front. Enfin, c'était mon visage, Archie aimait le
peindre, il disait qu'il Était Renaissance, mais de ce tableau, c'était tout
ce qu'on pouvait m'attribuer. Je n'ai pas pu supporter ta colère, elle
détruisait mon bonheur — ce bonheur trop grand, trop beau pour moi. Il
n'était pas permis d'être aussi heureuse, je le voyais bien, les rêves ne se
réalisent pas. Alors, je me suis sauvée...
— J'ai essayé de te retrouver, mais c'était comme si tu avais disparu de
la surface de la terre. J'ai poussé mes recherches jusqu'à Inverary, en
vain. Quand tu es revenue, mes vieux démons m'ont assailli, la jalousie
m'a torturé de nouveau. Je te désirais et je désirais aussi te blesser — ce
sacré bikini, quel supplice pour moi !
— Il était plutôt mignon, non?
— Il était indécent. Tu as eu de la chance que je ne t'aie pas violée sur-
le-champ.
Line s'écarta un peu de lui et drapa sa nudité dans la couverture.
— C'aurait été mieux, finalement, railla-t-elle de son air le plus
malicieux.
— Coquine, sourit-il en l'enveloppant de ses bras, couverture
comprise.
Elle se dit qu'il faudrait beaucoup de temps et beaucoup d'amour pour
que s'efface chez tous les deux le souvenir de ces cinq années passées
l'un sans l'autre.
— Ce jour-là, je me suis même demandé si je n'allais pas te garder
dans la Chambre, poursuivit-il. Je voulais t'enfermer dans un lieu sûr où
j'aurais été seul à te voir. Mais je n'ai pu m'y résoudre. Tu étais terrifiée ,
tu le cachais bien, mais je respirais la peur sur toi., comme la nuit où
nous avons dormi dans le même lit. C'était l'enfer...
— Une épée entre nous... Si quelqu'un nous avait écoutés, il nous
aurait pris pour des déments tous les deux. Piers, nous ne sommes pas
fous en ce moment, dis-moi ?
— J'ai peur que si. Quel couple serait assez fou pour passer une nuit ici
alors qu'une très bonne chambre d'hôtel l'attend ?
— Une chambre d'hôtel ? Pourquoi ? Quelque chose lui échappait...
Elle s'agita, cherchant à préciser son souvenir.
— Piers, comment as-tu eu l'idée de venir droit ici, et pourquoi
appelais-tu de Gairloch? Que se passait-il donc ?
— Venir droit ici ? Il était raisonnable d'imaginer que tu chercherais
un abri, il fallait que tu passes la nuit quelque part et c'était le seul
endroit possible. Une fois que j'ai compris dans quelle direction tu étais
allée — et j'aurais dû te battre pour avoir couru un pareil risque — c'était
facile. Je ne pensais pourtant pas que tu tenterais quelque chose d'aussi
téméraire que cette longue marche par un temps menaçant. Je t'effrayais
donc encore tellement?
— Non. Mais je voulais que tu puisses choisir librement entre moi et
l'argent...
— Ce choix, je l'ai déjà fait il y a cinq ans, mon cœur. Non, il n'y avait
pas d'alternative, toi seule représentais tout ce qui m'importait. Quand je
pensais à toi la nuit dernière, j'étais mort d'inquiétude. Tu aurais pu
tomber...
— Je suis tombée, avoua-t-elle. J'ai glissé sur l'éboulis, toute la pente
jusqu'en bas et j'ai abouti dans le ruisseau...
— Tout cela pour t'épargner une nuit avec moi ? s'étonna-t-il, les yeux
tendrement moqueurs. J'ai coupé par la route pour te rejoindre, j'ai vu la
lumière dans la maison et j'ai volé jusqu'ici. Je m'étais fait à l'idée que
nous étions sur le point de tout réorganiser dans notre vie. Je pense que
je n'aurais pas pu supporter un jour de plus l'atmosphère pénible où
nous vivions à la loge.
— Et les appels téléphoniques, c'était pour me surveiller ?
— En un sens, oui, admit-il. Tu avais pris les choses beaucoup trop
calmement pour mon goût et je me méfiais. Mais ce n'était pas le
principal. Je voulais le savoir en sécurité loin de la loge et que tu
demeures dans le village jusqu'à ce qu'il n'y ait plus aucun danger.
J'avais déjà envoyé Matty et Old lamie à Glenardh. Oh! c'est vrai,
j'oubliais, tu ne savais rien du tout, n'est-ce pas ?
— A propos de quoi ?
— De la mine. Hier après-midi, une mine flottante a été repérée en
mer, mais le temps était bouché, il y avait beaucoup de brouillard
alentour et on l'a perdue de vue. Notre bateau a capté le message-radio
et on a calculé que, étant donné le courant, la dérive et la marée, l'objet
avait toutes chances d'atteindre la côte à proximité du loch. Cette mine
pouvait causer un désastre là où elle atterrirait, le vent et la marée
pouvaient même l'apporter droit dans le loch, comme c'est déjà arrivé il
y a environ vingt ans. De par sa position, j'ai pensé que le village serait
l'endroit le mieux protégé... Chérie, je n'en ai pas très envie, mais il faut
absolument que nous partions pour voir ce qui se passe dans le loch.
Habille-toi, veux-tu?
Line acquiesça. Elle jeta tout de même un coup d’œil circulaire plein
de nostalgie à la pièce misérable. Ici, elle avait connu le paradis et elle
aurait aimé y rester plus longtemps. Ici, elle avait trouvé un bonheur
plus grand que tout ce qu'elle avait jamais rêvé, c'était le plus bel endroit
du monde, mais le monde venait frapper à sa porte. Elle soupira,
chercha des vêtements dans son sac. Elle enfila aussi son anorak, contre
le froid du matin.
Ils étaient déjà à mi-chemin de Creevie quand elle éclata de rire. Piers
l'interrogea du regard.
— J'ai oublié mes vêtements mouillés, expliqua-t-elle. Je les ai laissés
sur le fil au-dessus du feu. J'imagine ce que pourrait penser le berger
solitaire, peut-être pudibond, qui trouvera un jean, une chemise et
quelques frivolités suspendues là !
A la pointe du vallon, Piers arrêta la voiture pour scruter
anxieusement la surface du loch. Toute trace d'orage avait disparu, le ciel
était d'un bleu clair sous le soleil du matin et le loch étincelait, couronné
de pins vert sombre. Le village de Glenardh semblait encore endormi, il
n'y avait aucun mouvement sur la jetée. Plus loin, de l'autre côté de l'eau,
elle apercevait la loge, blottie comme une maison de poupée sous les
arbres , et en contrebas, apparut la formidable masse noire d'Eilean
Ardh. Elle entendit le soupir de soulagement de Piers. Elle aussi se
sentait rassurée. Tout allait bien, il n'était rien arrivé de fâcheux au
vallon bien-aimé de Piers. Il lui vint une pensée saugrenue.
— La mine, Piers, c'était ce à quoi Ruth faisait allusion en parlant d'un
« danger avec des cornes ». Tu sais, elle a souvent raison. Tu n'en es
sûrement pas convaincu — tu es trop raisonnable...
— La nuit dernière, je n'étais pas d'humeur à être raisonnable, je
maudissais chaque minute qui s'écoulait loin de toi, je ne voulais penser
qu'à toi, je priais de tout mon cœur pour avoir une seconde chance. La
prédiction de Ruth ne m'a pas effleuré. J'agissais comme un automate
tout en imaginant ce que je dirais, ce que je ferais pour te convaincre,
pour te garder. J'ai même eu l'idée généreuse de ne plus te bousculer, de
te laisser le temps de mûrir ta décision. Belle résolution ! Elle n'a pas
tenu longtemps. Un seul regard à ton petit visage blanc de terreur, et elle
s'est envolée Line, je ne t'effraierai plus jamais, je te le promets. Nous
allons rentrer Chez nous, allumer un feu de joie avec cette maudite
peinture, et je passerai le reste de ma vie à te faire oublier chaque
parcelle de chagrin et d'angoisse que je t'ai infligée... Nous allons nous
consacrer l'un à l'autre pendant plusieurs jours, nous n'y serons pour
personne ! Quand ton amie Ruth arrivera, nous lui trouverons une jeune
fille du village si elle souhaite avoir de la compagnie à la loge — je ne te
laisserai plus jamais partir.
Il lui mit sa main dans la sienne, reposa sa tête sur son épaule et ferma
les yeux, au comble du bien-être.
— Non, mon chéri, murmura-t-elle, ne me laisse plus jamais partir, et
s'il te plaît dépêche-toi, j'ai e n v i e de rentrer à la maison.
Elle ouvrit les yeux sur le vallon et son regard était autre. Eilean Ardh
ne lui semblait plus sombre ni hostile, mais solide, sécurisante, et même
accueillante.
On se sent chez soi où le cœur habite, le sien habitait ici depuis si
longtemps, en la personne de Piers! Quand elle était partie, son cœur
était resté ici. Elle était revenue, elle lui avait rendu son corps engourdi,
pour être à nouveau tout entière — pour aimer et être aimée.
Sheena pourrait-elle troubler son bonheur? Non, elle ne le pensait pas.
Elle se rappela qu'elle mourait de faim. Son estomac se fit entendre et
Piers lui jeta un coup d'œil amusé.
— Première chose, dit-il avec emphase, prendre un petit déjeuner. Il
faudra sans doute le préparer nous-mêmes, car Matty doit dormir
encore quelque part dans le village.
— Nous ferons face, s'écria-t-elle gaiement. Ensemble, ils pouvaient
affronter n'importe quoi.
Même Ruth !

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