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Littérature

Goethe Sur Kant


M Jean Lacoste, Johann Wolfgang von Goethe

Citer ce document / Cite this document :

Lacoste Jean, von Goethe Johann Wolfgang. Goethe Sur Kant. In: Littérature, n°86, 1992. Littérature et philosophie. pp. 116-
125;

doi : 10.3406/litt.1992.1550

http://www.persee.fr/doc/litt_0047-4800_1992_num_86_2_1550

Document généré le 01/06/2016


GOETHE : SUR KANT

Traduit par Jean Lacoste


Goethe parle ici à la fois en poète et en savant naturaliste, expliquant
comment, avec quelles réserves, et avec quel enthousiasme il a lu les
Critiques de Kant. Ces pages, inédites en français, sont extraites de Zur
Naturwissenschaft ûberhaupt, besonders zur Morphologie.
Erfahrung, Betrachtung, Folgerung durch Lebensereignisse
verbunden (hrsg. von Hans J. Becker, Gerhard H. Miïller, John
Neubauer und Peter Schmidt), in Johann Wolfgang Goethe, Sâmtliche
Werke nach Epochen seines Schaffens (Mùnchner Ausgabe), Cari
Hanser, Munich, 1989, Band 12, p. 94-102.
Goethe a publié sous ce titre (Sur la science de la nature en
général, et en particulier sur la morphologie. Expérience,
observation, raisonnement réunis par des événements de ma vie) deux
volumes d'études de morphologie, de apologie et de géologie : un premier
volume de quatre cahiers, de 1817 à 1822 — et un second de deux
cahiers, en 1822-1824. C est dans ces cahiers (Premier volume, premier
cahier) que Goethe reprend l'essai sur la métamorphose des plantes (Die
Metamorphose der Pflanzen) publié pour la première fois en 1790,
en l'accompagnant de différentes notes à la fois biographiques et théoriques
sur le genèse de ce travail. Les remarques sur Kant que nous publions sont
tirées du deuxième cahier du premier volume (1820).
J.L.

INFLUENCE DE LA PHILOSOPHIE
MODERNE

Pour la philosophie au sens véritable du terme je n'avais pas


d'organe. Mais la constante résistance que je fus contraint de
manifester pour m'opposer aux intrusions du monde et pour
m'approprier celui-ci, devait me conduire à une méthode par
laquelle je cherchais à saisir les opinions des philosophes comme
si elles étaient des objets, et à me former plus complètement à
leur contact. Je pris plaisir dans ma jeunesse à lire avec

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application L'Histoire de la philosophie de Brucker* 1 mais j'étais


dans cette affaire comme celui qui voit toute sa vie le ciel étoile
au-dessus de sa tête, qui sait distinguer maintes constellations
frappantes, mais sans rien comprendre à l'astronomie, qui
connaît la Grande Ourse mais pas l'étoile polaire.
S'agissant de l'art et de ses problèmes théoriques, j'avais
beaucoup discuté à Rome avec Morit% ; un petit ouvrage
imprimé témoigne encore aujourd'hui de la féconde obscurité de
nos réflexions d'alors 2. En outre, pour présenter l'essai
d'explication de la métamorphose des plantes 3, il m'avait fallu
développer une méthode conforme à la nature ; car, dans la mesure
où la végétation me donnait pas à pas ses procédés en exemple,
je ne pouvais errer et il me fallait reconnaître, à mesure que je la
laissais faire, les voies et les moyens par lesquels elle savait
conduire progressivement l'état le plus enveloppé à la perfection.
Mes recherches de physique 4 firent naître en moi la conviction
que, dans toute considération des objets, le devoir suprême
consiste à étudier avec exactitude toutes les conditions dans
lesquelles un phénomène apparaît et à tendre vers la vision la
plus complète possible des phénomènes ; parce que finalement
ceux-ci sont bien obligés de se ranger les uns à côté des autres,
ou plutôt de s'imbriquer les uns dans les autres et de former une
sorte d'organisation sous le regard du chercheur, de manifester
leur vie collective intérieure. Cet état, cependant, ne laissait pas
d'être fugitif et obscur, je ne trouvais nulle part d'éclaircissement
(Aufklàrung) répondant à mon attente : car, au bout du compte,
chacun ne peut recevoir que l'éclaircissement qui répond à son
attente.
La Critique de la raison pure de Kant était parue depuis déjà
longtemps 5, mais elle se trouvait tout à fait en dehors du cercle
de mes préoccupations. J'assistai cependant à nombreuses
conversations à son sujet, et, en y mettant quelque attention, je
fus capable d'observer que la vieille question fondamentale —
quelle est la part respective de notre moi et du monde extérieur
dans la construction de notre existence spirituelle — se trouvait
chez Kant renouvelée. Je n'avais jamais séparé les deux, et

* Les notes sont du traducteur.


1. Goethe rapporte dans Poésie et vérité (II, VI) l'état d'esprit dans lequel, à Francfort, il
a lu YHistoria critica philosophiae (1742-1744) de Johannes Jakob Brucker.
2. Ueber die bildende Nachahmung des Schonen, Brunswick, 1788.
3- Publiée pour la première fois en 1790.
4. En particulier les travaux sur la théorie des couleurs. Goethe fait probablement
référence à son texte de 1792, Der Versucb a/s Vermittler von Objekt und Subjekt.
5. En 1781, à Riga.

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Goethe sur Kant

lorsque je philosophais à ma manière sur des objets, je le faisais


avec une naïveté inconsciente en croyant voir effectivement mes
opinions devant moi. Mais dès que cette querelle a surgi dans
l'opinion, je me ralliai de préférence au parti qui faisait le plus
honneur à l'être humain, et je me déclarai parfaitement d'accord
avec ceux qui affirmaient, avec Kant, que, si toute notre
connaissance commence avec l'expérience, elle n'en provient pas
pour autant de l'expérience. J'approuvai également les
connaissances a priori, comme les jugements synthétiques a priori : car,
toute ma vie, dans la poésie comme dans l'observation de la
nature, j'avais procédé synthétiquement puis analytiquement ; la
systole et la diastole de l'esprit humain n'étaient à mes yeux
jamais séparées et constituaient, dans une éternelle pulsation,
comme une seconde respiration. Mais pour exprimer tout cela, je
n'avais pas les mots nécessaires et encore moins les phrases ;
cependant, pour la première fois, une théorie paraissait me
sourire. C'était l'entrée que j'appréciais. Je n'ai jamais eu le
courage d'avancer dans le labyrinthe lui-même ; tantôt
l'inspiration poétique tantôt le bon sens eurent tôt fait de m'arrêter, et je
n'ai jamais eu le sentiment d'en tirer beaucoup de profit.
Malheureusement Herder, qui avait été un disciple de Kant,
était devenu un adversaire de celui-ci6, et ma position était
encore plus inconfortable, car je ne pouvais être d'accord avec
Herder, sans pouvoir suivre Kant. Au lieu de cela je continuais
à étudier sérieusement la formation et la transformation des
natures organiques, étude dans laquelle la méthode que j'avais
utilisée pour traiter des plantes me servait de guide assez sûr. Il
ne m'avait pas échappé que la nature observait toujours une
démarche analytique, en se développant à partir d'un tout vivant
et mystérieux. Puis elle semblait agir de nouveau de manière
synthétique, en rapprochant des situations en apparence
parfaitement étrangères les unes aux autres et en les combinant de
façon à former une unité. Je ne cessais, par voie de conséquence,
de revenir sans cesse à la doctrine kantienne, je pensais
comprendre certains chapitres avant d'autres et je tirais même profit de
beaucoup de choses pour mon usage personnel.
C'est alors que je suis tombé sur la Critique de la faculté de
juger 7, et je dois à ce livre une des périodes les plus heureuses de
ma vie. J'ai vu alors mes intérêts les plus opposés se réunir et
s'associer, les productions de l'art traitées de la même façon que

6. Cette opposition de Herder s'était notamment manifestée dans Metakritik %ur Kritik der
reinen Vernunft, Leipzig 1799.
7. Publiée en 1790.

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les productions de la nature, le jugement esthétique et le


jugement téléologique s'éclairant mutuellement.
Si ma façon de penser n'était pas toujours en mesure de
s'accorder avec celle de l'auteur, si j'avais le sentiment ici ou là
d'une lacune, les grandes idées de l'œuvre étaient tout à fait
analogues à ma façon de créer, d'agir et de penser jusqu'ici ; la
vie intérieure de l'art comme celle de la nature, leur commune
façon d'agir de l'intérieur vers l'extérieur trouvaient dans ce livre
une expression lumineuse. On y affirmait que les productions de
ces deux mondes infinis existaient pour elles-mêmes et que des
choses qui sont l'une à côté de l'autre existent assurément l'une
pour l'autre sans qu'il soit possible d'y voir une intention
délibérée.
Mon aversion pour les causes finales trouvait désormais sa
règle et sa justification ; je pouvais clairement distinguer l'effet et
la fin ; je comprenais également pourquoi l'entendement humain
confond souvent les deux. Je me réjouissais de constater que l'art
poétique et l'étude comparative de la nature pouvaient être si
étroitement apparentées dans la mesure où elles étaient l'une et
l'autre soumises à la même faculté de juger. Recevant avec
passion l'impulsion procurée par cette lecture j'en poursuivis
avec d'autant plus de diligence ma propre route, parce que je ne
savais pas moi-même où elle conduisait et que je ne trouvais pas
chez les kantiens beaucoup de compréhension pour ce que j'avais
retenu du livre et pour la manière dont j'en avais assimilé les
thèses. Car j'exprimais uniquement ce que cette lecture avait
suscité en moi et non ce que j'avais lu. Laissé à moi-même je
revenais de temps à autre au livre pour l'étudier. Je prends
encore plaisir à retrouver dans mon vieil exemplaire les passages
que je soulignai alors, comme dans mon exemplaire de la Critique
de la raison pure, dans laquelle il me semblait aussi que je parvenais
à pénétrer plus profondément : car les deux œuvres, jaillies d'un
même esprit, renvoient toujours l'une à l'autre. Mais il ne me fut
pas possible de me concilier de la même manière les bonnes
grâces des kantiens ; ils m'écoutaient volontiers mais ne
trouvaient rien à me répondre, sans pouvoir pour autant m'encou-
rager. Il m'est arrivé plus d'une fois d'entendre un de ces
kantiens confesser avec une souriante surprise que ce que
j'exposais était assurément quelque chose d'analogue à la
position kantienne, mais de façon bien singulière.
A quel point mon interprétation était effectivement étrange,
cela ne m'est apparu que lorsque mes relations avec Schiller
prirent une chaleur nouvelle. Nos conversations étaient entière-

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Goethe sur Kant

ment tournées soit vers la production poétique soit vers la


réflexion théorique, le plus souvent vers les deux à la fois : il
prêchait l'évangile de la liberté, je ne voulais voir rabaisser les
droits de la nature. Poussé par les amicaux sentiments qu'il avait
à mon égard plus que par conviction intime, il s'abstint dans ses
Lettres sur l'éducation esthétique 8 de traiter Mère Nature avec ces
expressions brutales qui m'avaient rendu son essai sur Grâce et
dignité9 si haïssable. Mais comme, pour ma part, je soulignais
avec obstination et opiniâtreté les mérites de l'art poétique des
Grecs et considérais que la poésie fondée sur ces principes et
nourrie de cette tradition était non seulement excellente, mais la
seule correcte et la seule digne d'être pratiquée, mon ami se sentit
obligé de mener plus avant sa réflexion et c'est à cette querelle
que nous devons les essais sur poésie sentimentale et poésie
naïve 10. Chacune de ces deux formes de poésie devait, selon lui,
accorder à l'autre, dans une confrontation paisible, un rang égal
au sien.
Schiller posa de cette façon la première pierre d'une
esthétique toute nouvelle : car les notions d'hellénique et de romantique,
comme tous les synonymes que l'on peut trouver pour ces deux
termes, peuvent se ramener à cette discussion sur la supériorité
de la manière idéelle et de la manière réelle.
C'est ainsi que je me suis progressivement familiarisé avec un
langage qui m'avait été totalement étranger et dans lequel je me
retrouvais d'autant plus aisément que, grâce à la haute idée de
l'art et de la science qu'il favorisait, je pouvais me sentir
moi-même plus riche et plus noble, alors qu'auparavant nous
avions dû subir un traitement tout à fait indigne de la part des
philosophes dits « populaires » et d'une autre espèce de
philosophes pour lesquels je ne trouve pas de nom.
Je dois d'avoir fait d'autres progrès, tout spécialement, à
Niethhamer11 qui s'efforça avec une très amicale constance de
résoudre pour moi les énigmes principales comme de développer
et d'expliquer les notions et les expressions particulières. Tout ce
dont je suis redevable, à cette époque et ensuite, à Fichte, à
Schelling, à Hegel, aux frères Humboldt et à Schlegel, pourrait faire
l'objet un jour de développements pleins de gratitude, s'il m'était
accordé de pouvoir présenter, ou du moins esquisser selon ma

8. Il s'agit des Briefe iiber die àstbetische Eryehung des Menschen de Schiller (1795).
9. Ueber Anwut und Wurdt, publié en 1793-
10. Ueber naive und sentimentalische Dichtung, 1795-1796.
11. Friedrich Immanuel Niethammer (1766-1848) professeur de philosophie et de
théologie à Iéna de 1793 à 1803.

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propre perspective, cette époque si importante pour moi qu'a


constituée la dernière décennie du siècle précédent.

FACULTÉ DE JUGER INTUITIVE

Tandis que je cherchais, sinon à percer la doctrine de Kant,


du moins à en tirer autant que possible profit, j'avais souvent le
sentiment que cet excellent homme se comportait d'une façon
malicieusement ironique : tantôt il semblait vouloir limiter le
plus étroitement possible la faculté de connaissance, tantôt il
renvoyait, par quelque signe oblique, au-delà des limites qu'il
avait lui-même tracées. Il avait peut-être remarqué de quelle
arrogante et indiscrète manière l'être humain se comporte
lorsque, s'appuyant tranquillement sur quelques expériences, il
porte sans délai un jugement irréfléchi et cherche prématurément
à s'assurer de quelque chose, à appliquer sur les objets une lubie
qui lui passe par la tête. C'est pourquoi notre maître confine son
être pensant dans la faculté de juger discursive réfléchissante et
lui refuse absolument la faculté de juger déterminante. Mais
aussitôt après qu'il nous a ainsi suffisamment poussés dans nos
retranchements et même réduits au désespoir, il se résout à faire
les déclarations les plus libérales et nous laisse le soin de
déterminer l'usage que nous voulons faire de la liberté que, dans
une certaine mesure, il nous concède. A cet égard le passage
suivant eut pour moi une importance toute particulière :
« Nous pouvons également penser un entendement qui, parce
qu'il n'est pas comme le nôtre discursif mais intuitif, va du
général-synthétique (de l'intuition d'un tout comme tel) jusqu'au
particulier, c'est-à-dire du tout jusqu'aux parties. — II n'est
d'ailleurs pas nécessaire de démontrer ici qu'un tel intellectus
archetypus est possible, mais seulement que nous sommes
conduits, en comparant notre entendement discursif, qui a
besoin d'images (intellectus ectypus), et la contingence d'une telle
constitution, à cette Idée (d'un intellectus archetypus) et que celle-ci
ne contient aucune contradiction. » 12
Certes, l'auteur semble ici faire référence à un entendement
divin. Mais si, dans le domaine moral, nous devons par la foi en
Dieu, en la vertu et en l'immortalité nous élever dans une région
supérieure et nous rapprocher de l'être suprême, il pourrait se
faire aussi, dans le domaine intellectuel, que nous nous rendions
dignes, par l'intuition d'une nature toujours productive, d'une

12. Kant, Critique de la faculté déjuger, § 77, (Œuvres philosophiques, II, Pléiade, Gallimard,
Paris, 1984, p. 1206 sq.).

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Goethe sur Kant

participation spirituelle à ses productions. Comme je m'étais mis


passionnément en quête, d'abord de manière inconsciente et
poussé par quelque pulsion intérieure, de cet élément typique et
archétypique, et comme j'avais même eu le bonheur d'en donner
une présentation conforme à la nature, rien ne pouvait plus
m'empêcher désormais de m'engager courageusement dans ce
que le vieillard de Kônigsberg appelle lui-même Vaventure de la
raison 13.

SCRUPULE ET RÉSIGNATION

En contemplant l'édifice de l'univers, dans sa plus grande


extension comme dans ses plus infimes parties, nous ne pouvons
pas nous empêcher de penser qu'il y a au fondement du tout une
idée en vertu de laquelle Dieu dans la nature et la nature en Dieu
peuvent agir et créer, de toute éternité. L'intuition, la
contemplation, la réflexion nous rapprochent encore plus de ces
mystères. Nous nous enhardissons et nous osons former aussi
des idées, nous sommes pris de timidité et nous formons des
concepts qui voudraient être analogues à ces premiers
commencements.
Ici nous rencontrons maintenant cette difficulté particulière
qui ne parvient pas toujours clairement à la conscience : entre
l'idée et l'expérience il semble bien exister un certain abîme que,
par toutes nos forces, nous essayons vainement de franchir.
Malgré cela nous cherchons inlassablement à combler ce hiatus
par la raison, l'entendement, l'imagination, la foi, le sentiment, le
délire et, si nous ne disposons de rien d'autre, par des niaiseries.
Enfin nous découvrons, au terme d'efforts répétés de bonne
foi, que pourrait bien avoir raison le philosophe qui affirme
qu'aucune idée ne correspond tout à fait l'expérience, tout en
admettant que l'idée et l'expérience peuvent et même doivent
être analogues.
La difficulté que nous éprouvons à associer l'idée et
l'expérience entre elles semble constituer un obstacle de taille dans
toute recherche qui porte sur la nature : l'idée est indépendante
du temps et de l'espace tandis que l'étude de la nature est
cantonnée dans le temps et dans l'espace ; par voie de
conséquence le simultané et le successif sont très étroitement associés
dans l'idée, alors que, du point de vue de l'expérience, ils sont
toujours séparés, et un phénomène naturel que, conformément à

13- L'expression se trouve dans la Critique de la faculté déjuger, § 80 {Œuvres philosophiques,


II, op. cit., p. 1220).

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l'idée, nous devrions considérer à la fois comme simultané et


comme successif, semble nous plonger dans une sorte de folie.
L'entendement ne peut pas penser réuni ce que la sensibilité lui
présente séparé, et la querelle entre ce qui est saisi et ce qui est
pensé (Ideiertem) demeure ainsi toujours en suspens.
C'est pourquoi nous nous réfugions à bon droit dans la
sphère de la poésie, afin d'y trouver quelque satisfaction, et nous
reprenons une vieille chanson 14, à laquelle nous apportons
quelques modifications :
Contemplez d'un regard timide
Le chef d'œuvre de l'éternelle tisserande,
Un coup de pied fait avancer
Plus de mille fils sur leur lice ;
La navette vole et revient ;
Les fils passent, se rencontrent
Et pour que l'œuvre s'accomplisse
Mille nœuds ne forment qu'un lien.
Elle n'a pas composé cela de bric et de broc,
Elle en a de toute éternité dessiné le carton ;
Afin que l'éternel contremaître puisse
Avec confiance lancer sa trame.

PULSION DE FORMATION

Kant s'explique de la manière suivante dans sa Critique de la


faculté de juger, à propos de ce qui se fait dans cette importante
circonstance dont je viens de parler : « En ce qui concerne cette
théorie de l'épigenèse, personne n'a plus fait que M. le conseiller
aulique Blumenbach, aussi bien pour ce qui est des preuves de
celle-ci que pour la fondation des principes authentiques de son
application, et cela en partie par la limitation d'un usage trop
téméraire de ceux-ci. » 15
Ce témoignage, venant d'un homme aussi consciencieux que
Kant m'incita à me replonger dans l'œuvre de Blumenbach l6
que j'avais certes lue jadis, mais que je n'avais pas alors
totalement comprise. Je découvrais alors que mon Caspar
Friedrich Wolff représentait un moyen terme entre Haller et
Bonnet d'un côté et Blumenbach de l'autre. Wolff devait
supposer pour son épigenèse un élément organique dont ensuite

14. Ce petit poème, qui reprend en les modifiant les vers 1922 à 1927 de Faust, est intitulé
« Antepirrhema » dans la première édition complète des œuvres de Goethe (dite Ausgabe letter
Hand, 1827-1842) et se rattache au poème sur « La Métamorphose des animaux ».
15. Kant, Critique de la faculté de juger, §81 {Œuvres philosophiques, II, op. cit., p. 1226).
16. Johann Friedrich Blumenbach (1752-1840), professeur d'anatomie à Gôttingen,
auteur de Ueber den Bildungstrieb unddas Zeugmgsgeschâft, 1781, dans laquelle il expose la thèse de
l'épigenèse. Albrecht von Haller et Charles Bonnet défendaient au contraire la thèse de la
préformation selon laquelle l'évolution n'est que le développement de l'organisme tel qu'il
existe déjà dans l'œuf.

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Goethe sur Kant

les êtres destinés à la vie organique se nourrissaient. Il donnait à


cette matière une vim essentialem (force essentielle) qui se
soumettait à tout ce qui voulait se produire soi-même et qui s'élevait
ainsi elle-même au rang de principe producteur.
Des expressions de ce genre laissent encore à désirer : car une
matière organique, quelque vivante qu'elle soit pensée, garde
toujours attaché à elle quelque chose de matériel. Le mot de
force ne désigne tout d'abord que quelque chose de physique, et
même de mécanique, et ce qui doit s'organiser à partir de cette
matière demeure pour nous un point obscur et
incompréhensible. Mais Blumenbach tira la quintessence de l'expression, il
anthropomorphisa le mot de l'énigme et appela ce dont il était
question un nisus formativus, c'est-à-dire une pulsion de
formation, une activité intense par laquelle s'effectue la formation.
Si nous considérons tout cela de plus près, force est de
reconnaître qu'il serait pour nous plus rapide, plus commode et
peut-être plus adéquat de convenir que, pour observer ce qui
existe, nous sommes obligés d'admettre une activité antérieure et
que, quand nous nous voulons penser une activité, nous
supposons un élément approprié sur lequel cette activité peut s'exercer,
et que, finalement, nous devons considérer que cette activité et le
support dont je parle sont toujours coexistants et éternellement
contemporains. Personnifié, ce monstre (dieses Ungeheure) se
présente devant nous comme un dieu, comme le créateur et le
conservateur du monde que nous sommes invités de toutes les
manières à vénérer, à louer et à prier.
Si nous regagnons le domaine de la philosophie et que nous
considérons une nouvelle fois l'évolution et l'épigenèse, tout cela
semble n'être que des mots par lesquels nous cherchons
uniquement à nous faire patienter. La doctrine de l'emboîtement a
certes quelque chose de répugnant pour un esprit un peu cultivé,
mais la doctrine contraire — l'épigenèse — qui affirme qu'un
être vivant reçoit et assimile quelque chose, suppose bien
quelque chose qui reçoit et quelque chose qui doit être reçu, et
si nous ne voulons pas admettre une préformation, nous en
venons à une prédélinéation, à une prédétermination, à une
disposition préétablie, quelque nom que nous donnions à tout ce
qui doit précéder avant que nous puissons nous rendre compte
de quelque chose.
Mais je ne m'aventure pas à observer que, lorsqu'un être
organique vient à naître et à se manifester, l'unité et la liberté de
la pulsion de formation ne peuvent être comprises sans la notion
de métamorphose.

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Document

Pour conclure, un schéma afin d'inciter à de plus amples


réflexions :

Matière.
Faculté.
Force.
Puissance. Vie.
Tendance.
Pulsion.
Forme.

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