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Daniel-Henry Kahnweiler: Les Années héroïques du Cubisme

[3] J’y fus. Ces sept années cruciales de 1907 à 1914, je les ai vécues avec mes
amis peitres. Ce furent des années de juvénile exaltation, de victorieuse allégresse.
L’incompréhension du public, l’hostilité de la critique professionnelle ne faisaient
que nous égayer. Il y eut le soutien de quelques poètes - d’Apollinaire notamment -
de quelques amateurs clairvoyants. Nous ne demandions pas davantage.

Ce qui s’est passé alors dans les arts plastiques, on ne le comprendra que si l’on
tient présent à l’esprit qu’une novelle ère est en train de naître qui soumet
l’homme, jusqu’au dernier individu, à une transformation plus radicale qu’aucune
autre survenue au cours des temps historiques [Karl Jaspers: Der philosophische
Glaube, Munich, 1948, p. 83]. La réforme opérée dans la peinture et la sculpture
durant ces sept années est allée jusqu’à la racine, elle aussi. L’art qui vaut n’est pas
un vain jeu de raffinés. L’on élucidera plus tard quels sont les besoins d’une
humanité nouvelle qui ont rendu inéluctable ce bouleversement. Ce qui est certain,
c’est que l’étude optique directe du monde extérieur que l’humanité européenne
avait imposée comme but à ses peintres et à ses sculpteurs depuis la Renaissance,
cesse alors d’être le mobile de ceux-ci.

S’il est vrai que Pablo Picasso, titan impatient, peignant, en 1907, dans une solitude
spirituelle atroce, se Demoiselles d’Avignon, aspirait déjà à tout autre chose, il faut
reconnaître que se œuvres qui suivent (celles de la période appelée assez
improprement sa période nègre) ainsi que les tableaux que Georges Braque, peintre
lyrique au clair bon sens, rapporta de l’Estaque en été 1908 (ces [4] tableaux dans
lesquels un critique perplexe vit les petit cubes qui devaient donner son nom au
Cubisme), ne faisaient encore que réagir, à la suite de Cézanne, contre la
déliquescence impressionniste, et contre le laisser-aller décoratif des fauves. Ces
deux peintres se proposaient simplement, à cette époque, de donner une image
précise des corps, sans aucun faux-fuyant, sur une surface plane dont ils
entendaient respecter l’unité. Ce programme se heurtait à de nombreuses difficultés
que je ne saurais énumérer ici en détail. L’histoire du Cubisme est celle des
solutions successives apportées par les quatre grands peintres cubistes.

Picasso et Braque avaient, dès le début de leur entreprise, abandonné l’étude des
aspects fortuits du monde extérieur, - heures du jour, visage des saisons - auxquels
s’étaient complus les Impressionnistes, pour réaliser, en quelque sorte, un aspect
stable des objets. En 1910, ils se trouvèrent amenés à l’abandon de certaines
conventions picturales, en outrepassant la figuration de ce qui peut s’apercevoir
d’un seul coup d’œil, ce qui se fit par la réunion, sur une seule toile, de plusieurs
images-souvenirs d’un même objet qui était montré simultanément vu de face, de
côté, d’en haut, par exemple. On a appelé cette phase le Cubisme analytique.

Cette solution, toutefois, ne satisfaisait plus Picasso et Braque, vers 1913, Juan Gris,
dont les premiers tableaux datent de 1911, avait débuté d’emblée dans cette
tendance; mais lui aussi, qui l’a appliquée avec la probe rigueur qui lui était propre,
l’abandonna après s’être constitué l’inventaire du monde visible dont il avait
besoin. Fernand Léger, qui montra ses premières tableaux œuvres cubistes en 1910
- les plaisantins les qualifiaient de tubistes, - n’a pas traversé la phase analytique.
Peintre monumental, ce n’est pas l’étude minutieuse des objets qui le préoccupe,
mais leur figuration simple, [5] convaincante, impérieuse, sur des murs qu’il entend
dominer par ses créations.

On a appelé Cubisme synthétique la deuxième phase du Cubisme. Elle constitue,


elle, la rupture totale d’avec les habitudes de figuration traditionnelles. L’un des
inconvénients majeurs du Cubisme analytique avait été la complication des
figurations multiples s’un même objet sur une toile qui brassait, déformait leur
réunion dans son rythme. Il en résultait une difficulté de lecture de plus en plus
grande pour le spectateur. Or, je ne cesserai de le redire: Ces peintres n’entendaient
pas du tout aboutir à une vaine calligraphie. Ils étaient réalistes et toute l’entreprise
cubiste tendait précisément à une figuration plus réelle. Le réalisme de la phase
synthétique du Cubisme est, il est vrai, celui de la philosophie médiévale. C’est
l’essence, non l’apparence des objets que ces peintres entendent rendre, dès lors.

Pour ce faire, ils inventent librement des signes qui, tout en signifiant les objets du
monde extérieur, ne les imitent plus. L’on se rend compte de la révolution spirituelle
que constitue un tel art introverti, après six siècles d’art extraverti. A l’époque où le
cubisme était aussi un aspect, - durant sa phase analytique - j’ai cru que cet aspect
même allait marquer de son empreinte l’art futur, qu’un style cubiste allait prêter
son soutien à tous les peintres, élevant ainsi au-dessus d’eux-mêmes, dans la
discipline d’une pensée commune, les artistes de second plan. Et, de fait, que de
Cubistes, entre 1912 et 1914. Il serait naïf de penser que c’est la guerre de 1914 qui
fait échouer ce style. Il dérivait du cubisme analytique, stade que les quatre
grands avaient déjà dé passé en 1914. A vrai dire, l’unité spirituelle, qui seule rend
possible un style, faisait défaut à notre temps.

[6] Le Cubisme cesse d’être un aspect pour devenir une esthétique. Dans le
Cubisme synthétique, la peinture réalise sa définition la plus rigoureuse, comme
écriture sur la surface plan reconstituant dans la conscience du spectateur un fait
plastique qui a ému le peintre. Son but demeure celui de tout art plastique qui vaut:
La constitution et l’enrichissement du monde extérieur des contemporains.

Les années héroïques ont connu - fait précieux et unique en notre temps - un travail
d’équipe, une émulation fraternelle dans l’enthousiasme collectif. L’année 1914
signifia le retour à l’individualisme. Le Cubisme synthétique statuait la liberté quant
à l’expression, tout en délimitant strictement la base de l’art plastique. Chacun des
quatre peintres évolue dorénavant selon ses fatalités propres. Juan Gris est mort en
1927, à quarante ans, laissant un œuvre exemplaire. Georges Braque, Fernand
Léger, Pablo Picasso sont toujours parmi nous, créant inlassablement. Picasso s’est
même attaqué récemment au dernier problème qui restait à résoudre pour le
Cubisme: je veux dire celui de la figuration de l’espace sur la surface plane, sans
aucune feinte. Le Cubisme ne s’était soucié que du volume, auparavant, laissant
naître l’espace du groupement des signes figurant les corps. Ce que Picasso veut
éviter à présent, c’est également toute suggestion de perspective - autre trompe-
œil.

Le Cubisme est entré dans l’histoire. En tant qu’esthétique - peut-être devrait-on


dire: en tant que conception du monde - il déterminera toute l’évolution de l’art
plastique occidental, ce qui ne veut pas dire que cet art futur doive ressembler aux
œuvres des peintres cubistes, ni qu’il doive viser aux mêmes buts que ceux-ci car, je
le répète, la définition sans équivoque de la peinture comme écriture ne signifie pas
asservissement, mais libération.

[Les éditions Braun et Cie, collection des maîtres, Paris, 1950]

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