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René Roques

H. de Lubac. Exégèse médiévale : les quatre sens de l'Écriture


In: Revue de l'histoire des religions, tome 158 n°2, 1960. pp. 204-219.

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Roques René. H. de Lubac. Exégèse médiévale : les quatre sens de l'Écriture. In: Revue de l'histoire des religions, tome 158
n°2, 1960. pp. 204-219.

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Nous ne pouvons développer ici ces vues. Nous en avons amorcé


l'étude ailleurs et il faudrait encore un gros travail pour leur donner
consistance. Mais jusqu'ici elles nous ont paru se confirmer, dans leurs
grandes lignes, chaque fois que les documents étaient étudiés d'un peu
près. Aussi, loin de mépriser l'amas de faits que les auteurs de Culte
des souverains ont si diligemment brassés, nous sommes persuadés
qu'il faut les scruter et les regarder de plus près, mais sans se laisser
submerger par eux. C'est la pensée qui a guidé les quelques grandes
figures dont le contour se détache sur l'ensemble plus flou des personn
alités indécises, qu'il faut étudier. C'est la théologie qui est sous-
jacente à tous ces efforts finalement couronnés d'un tel succès. Plu-
tarque, sur Antoine, a utilisé des documents aujourd'hui perdus, qui
n'étaient pas aussi défavorables que les historiens occidentaux au
triumvir qui a joué la carte de l'Orient. La théologie du culte des
Ptolémées — du côté grec du moins — nous échappe en grande partie.
Mais a-t-on tout utilisé à fond ?
C'est de ce point de vue, pensons-nous que le problème s'éclairera
quelque peu. Une pareille institution, si elle n'avait eu en Grèce aucune
racine, n'aurait eu aucune chance de réussir. Mais se serait-elle déve
loppée, aurait-elle eu un succès si durable et si lointain, si elle n'avait
correspondu à un besoin profond et si elle n'avait eu un modèle mer
veilleux que l'on chercherait vainement ailleurs dans le monde ancien ?
François Daumas.

Henri de Lubac, Exégèse médiévale : les quatre sens de l'Écriture,


Première Partie, t. I et II, 712 p. (pagination continue), coll.
Théologie 41, Paris, Aubier, 1959.
« Le lecteur ne trouvera pas dans ce travail une histoire suivie.
Divers thèmes y sont abordés, dont on espère que la convergence appar
aîtra. Mais, sauf quand le propos l'exigeait, on n'a pas cherché à
reconstituer dans leur développement séculaire des séries complètes
de faits ou de textes, ni à déterminer toujours les têtes de ligne. L'ou
vrage ressortirait donc plus, dans son ensemble, à la sociologie de la
pensée qu'à son histoire, — si ce mot de sociologie n'était lui-même
impropre, évoquant une science toute objective, alors que l'auteur,
loin de prendre un recul par lequel il s'opposerait en quelque sorte à
son objet, conserve délibérément avec lui les liens qui l'en font soli
daire. En ce sens, il ne fait point œuvre de science « objective ». Mais
pareille constatation n'est de sa part ni un aveu ni l'imploration
d'une excuse. La conscience de la communauté de foi qui existe
entre lui et ceux dont il étudie la pensée peut bien l'empêcher, en un
certain sens, de voir son objet du dehors : elle doit lui permettre de
l'atteindre en son cœur et par là de le comprendre vraiment » (Pré
face, p. 20). Cette déclaration de méthode définit l'esprit de l'ouvrage.
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Le R. P. H. de Lubac y présente, en effet, un état des constantes de


l'exégèse médiévale, plutôt qu'une histoire de ses variations, en inte
rrogeant surtout « les représentants moyens d'une tradition déjà cons
tituée » (ibid., p. 11). Il retrouve ainsi cet « univers mental » si parti
culier du haut Moyen Age chrétien occidental, non point à partir de
questions qui ne sont plus ou qui ne sont pas encore les siennes, mais
en le laissant, pour ainsi dire, se définir lui-même selon ses propres
lignes, avec son rythme et ses lois, avec son « axiomatique » et ses
« démonstrations », mais aussi avec sa foi et sa ferveur. De ce point
de vue, il apparaît nettement que la pensée et la vie du Moyen Age
chrétien sont, avant tout, le fruit d'une exégèse de l'Écriture. D'où
l'importance de cette exégèse et de ses procédés1.
Pour en aborder l'étude, l'historien ne peut négliger, à aucun
moment de sa tâche, la condition doctrinale et spirituelle qui fait
toute sa valeur : « L'exégèse chrétienne est une exégèse dans la foi ;
mais elle ne suppose pas les naïvetés qu'on lui a quelquefois imputées.
Prise en sa totalité, non dans ses détails ; dans sa substance, non dans
ses broderies, elle est un acte de foi dans le grand Acte historique qu
n'a jamais eu et n'aura jamais son pareil » (pp. 354-355). L'Incarnation,
le « Fait du Christ », sa place unique, universellement active et signif
icative dans l'histoire religieuse de l'humanité, constituent les axiomes
fondamentaux en fonction de quoi se sont développés ces douze
siècles d'exégèse. On ne saurait donc en ordonner l'étude ou en
comprendre la portée ailleurs ni autrement qu'autour de ce fait his
torique unique et central. Au sens le plus fort de cette expression,
l'exégèse chrétienne n'est et ne peut être que l'exégèse du Christ :
« L'exégèse chrétienne croit en Jésus-Christ, qui donne leur sens aux
Écritures. Elle croit en Jésus-Christ qui a tout transformé et renouvelé.
En lui l'Écriture ancienne est « convertie » ; comme ceux qui en sont
maintenant les ministres, elle est une « nouvelle créature » (p. 355).
[...] Quelque souplesse qu'on apporte à le déterminer [le sens de
l'Écriture], quelque changement qu'on envisage à bon droit dans les
cheminements naturels propres à y conduire, on n'en peut éliminer
l'Esprit du Christ (p. 359). [...] Comme il est l'exégèse de l'Écriture,
Jésus-Christ en est aussi l'exégète. Il est véritablement, au sens actif
aussi bien que passif, le Logos : Christus qui solus intelligentiam Scripiu-
rarum aperil. C'est lui, lai seul qui nous l'explique, et en nous l'expl
iquant, il s'explique lui-même : Liber ipse aperil seipsum (pp. 322-323)2. »

1) Le K. P. de Lubac avait abordé, dans des études antérieures, plusieurs


aspects ou cas particuliers de ce même problème : voir, par ex., Sur un vieux dis
tique : la doctrine du « quadruple sens », dans Mélanges F. Cavallera, Toulouse,
1948, pp. 347-366 ; Hisioire et Esprit : V intelligence de V Écriture d'après Origène,
coll. Théologie 16, Paris, Aubier, 1950 ; A propos de l'Allégorie chrétienne, dans
Recherches de science religieuse, XLVII, 1959, pp. 5-43.
2) On trouvera, aux pages indiquées, les citations ou références qui fondent
cette interprétation de l'exégèse médiévale. Disons, une fois pour toutes, qu'il
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Ces caractères marquent l'exégèse chrétienne de manière absolument


originale et irréductible. Aussi, malgré d'indéniables parentés dans
les exemples, les procédés littéraires ou les techniques philosophiques,
ne peut-on pas établir entre elle et les exégèses païenne ou juive des
rapprochements essentiels, puisque, ici et là, objets et normes diffèrent
radicalement1. Le P. de L. se refusera donc à tout comparatisme sur
le fond du problème, et il envisagera les caractères, l'évolution et
les modalités de l'exégèse médiévale à peu près. exclusivement dans
la tradition chrétienne, où elle s'est, en fait, constituée.

Les quatre sens de l'Écriture (Mire ou* histoire, allégorie, tropologie,


anagogie) sont définis dans ce distique cité par Nicolas de Lyre,
vers 1330 :
Liftera gesta docel, quid credas allegoria,
Moralis quid agas, quo tendas anagogia2.

Le P. de L. consacre les quatre derniers chapitres de son ouvrage


(chap. VII à X)-à leur étude directe et respective, tandis que les
six premiers traitent plutôt les problèmes communs posés par la doc
trine des quatre sens : son intime connexion avec l'Écriture ; l'ordre
relatif de ses termes ; leurs premiers emplois et les applications de
plus en plus techniques qui en ont été faites jusqu'au xne siècle.
L'histoire ou la lettre ou l'Écriture est le fondement de cette doc
trine (chap. VII) : fundamentům, basis, radix, limen sont les méta
phores constamment employées pour désigner ce sens littéral sur quoi
doivent s'édifier et se justifier les autres sens (pp. 434-439). La ratio
historiae, Yordo hisloriae, Vhisloriae intelligent ia, Vintellectus litterae,
le simplex intellectus, Vinlellectus signatus in hisloria (p. 432) doivent
retenir, avant toute autre démarche, l'attention de l'exégète. En
notant que « la plupart de ces formules viennent d'Origène » et
« qu'elles ont été recopiées de siècle en siècle » (p. 432), le P. de L.
souligne l'accord des exégètes chrétiens sur ce principe capital (pp. 432-
439)3. Selon le mot d'Augustin (cité p. 435), supprimer le fundamentům
rei gestae, c'est compromettre l'édifice de la signiflcalio. Des formules

en sera de même pour tous les renvois que nous ferons à l'ouvrage du P. de L. au
cours de cette étude.
1) Outre la Préface et l'Introduction de l'ouvrage, on verra, sur ces points
essentiels de méthode, les pp. 118,* 204-235 (où, surtout contre H. A. Wolfson,
le P. de L. souligne les différences entre l'exégèse chrétienne d'Origène et celle de
Philon) ; 291, n. 1 (même thèse défendue contre F. Cumont) ; 318-328, 355-333,
384-ЗЭ6, 498-533, 657-667, par ex. Mêmes thèses dans Histoire et Esprit et A propos
de Г Allégorie chrétienne (cités ci-dessus, p. 20>, n. 1).
2) Introd., p. 23 ; cf. Sur un vieux distique..., l. c, p. 347.
3) A propos d'Origène et de son respect de la lettre de l'histoire, voir encore
pp. 198-304, et Histoire et Esprit, chap. Ill, pp. 92-138, en particulier.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 207

analogues foisonnent dans la tradition patristique et médiévale


(pp. 435-439). Les anathèmes pauliniens contre « la lettre qui tue »
ne sont jamais entendus dans le sens d'une condamnation pure et
simple de Vhistoria, mais seulement d'une historia qui s'arrêterait
à la littera sola ou à la sola superficies litterae (pp. 439-440), sans
référence à la signification que le Christ et le mystère chrétien lui
apportent. Pareille exégèse est souvent qualifiée de « judaïque »
ou de « fausse » ou des deux termes réunis (falsus judaeus) (pp. 442-
446, cf. p. 453), parce qu'elle repousse le fait majeur qui explique
et sauve la lettre de l'Ancien Testament : « Evacuatur namque in
Christo, non Vêtus Testamentům, sed velamen ejus, ut per Christum
intelligatur, et quasi denudetur, quod sine Christo obscurum atque
adopertum est1. » II existe d'ailleurs dans l'Écriture des passages
qui ne sont pas présentés comme faits d'histoire (le Cantique des
cantiques, l'Apocalypse, par exemple), et auxquels il serait vain de
chercher une autre explication que spirituelle (pp. 449-451). En
aucun cas, Г « écorce » ou la « paille » de la lettre ne doivent arrêter
l'effort de l'intelligence, qui découvrira le fruit ou le grain cachés
(pp. 451-455), qui saura même dégager des épisodes banals ou honteux
de l'Écriture l'enseignement spirituel qu'ils renferment (pp. 457-466)2.
Cette conception d'une histoire « expliquée », « orientée », « allé-
gorisée » ne correspond évidemment pas à Г « histoire absolutisée »
qui, selon le P. de L., « est l'une des principales idoles inventées par
notre siècle » (p. 470)3. Conscients de posséder dans le Christ et dans
les implications de leur foi au mystère chrétien le principe, la norme
et la fin de tout le déroulement de l'histoire, les exégètes médiévaux
ne se sont intéressés que très médiocrement et de façon très peu cr
itique à la matérialité des faits et gestes rapportés par l'Écriture.
Envisager en elles-mêmes et pour elles-mêmes la vilitas litterae ou la
facilitas hisloriae ne représentait, à leurs yeux, qu'une vaine entreprise
de curiosité profane dont les maigres résultats ne pourraient absolu
ment pas être comparés aux richesses spirituelles des explications
« téléologiques » et « théologiques », étayées, dans les cas les plus
obscurs, sur le principe commode de Г « analogie de la foi » (pp. 4G9-487).

1) Augustin, De ulilitate credendi, III, 9. cité pp. 442-443.


2) Le P. de L. souligne justement qu'à l'inverse du manichéisme (on peut
ajouter : du marcionisme), l'exégèse chrétienne n'a jamais songé à éliminer de son
canon les passages ou les livres de la Bible qui rapportent des situations ou des
faits honteux ou scandaleux (pp. 458-462).
3) En refusant cette « idole » de Г « histoire absolutisée », le P. de L. n'entend
pas, cela va sans dire, condamner l'histoire profane comme telle, ni, croyons-nous,
faire sien l'idéal d'une histoire à peu près exclusivement « théologique » qui fut
habituellement celui de l'exégèse médiévale. Parallèlement à cette histoire « théo
logique », le Moyen Age découvre d'ailleurs progressivement la notion d'histoire
profane : cf. M.-D. Chenu, La théologie au XIIe siècle, coll. Études de philosophie
médiévale, XLV, Paris, Vrin, 1957, pp. 62-89, et la première partie du Liber
exceplionum de Richard de Saint-Victor (éd. J. Châtillon, Paris, Vrin, 1958).
208 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

L'essentiel, pour eux, était « plutôt de montrer l'accord du Saint-


Esprit avec lui-même, que de comprendre humainement le détail
d'un texte d'après ses coordonnées » (p. 480).

L'allégorie, sens de la foi, explique donc l'histoire. Elle dégage le


mystère inhérent à l'histoire, puisque toutes les réalités de l'histoire
apportent quelque mystère : mysticant nobis aliquid (p. 491). Comparée
à la connaissance de la litiera, qui est la prima erudilio, l'allégorie
représente la secunda eruditio (Hugues de Saint-Victor, cité p. 492 ;
cf. p. 45) : brisant l'écorce de la littera, elle introduit en effet au cœur
de la signification de l'histoire. Mais elle ne le fait qu'au prix d'une
conversion (pp. 489-490 ; cf. pp. 547-548) qui place, pour ainsi dire,
le fidèle dans la pleine logique de sa foi au Christ. L'allégorie révèle
alors la totalité du mystère chrétien, c'est-à-dire le Christ total,
inséparable de son Église qui est son corps (pp. 499-504) : elle les
montre, préfigurés, à titre de réalités ou de mystères futurs, dans
l'Ancien Testament (pp. 504-507 ; cf. chap. V : « Les deux testaments »,
pp. 305-363) ; mais elle les rend aussi présents hic et nunc à l'intime
des intelligences (pp. 507-510), car ces facta mystica « ont un dedans ;
et c'est ce dedans qui en fait des faits sauveurs, absolus, définitifs »
(p. 511). Ces caractères permettent au P. de L. de souligner d'un trait
vigoureux la nouveauté de l'allégorie chrétienne qui, à la différence
de l'allégorie païenne, s'enracine profondément dans l'histoire, en
lui apportant le mystère et la sagesse du Christ qui la transfigurent
et la sauvent (pp. 511-522)1.
Le sens de l'allégorie est essentiellement doctrinal. Selon le mot
de saint Grégoire le Grand, « elle élève l'édifice de la doctrine »2.
Mais cette édification n'est elle-même possible que par la foi. C'est
pourquoi on peut présenter le rapport de la foi à l'allégorie comme
un rapport de causalité réciproque (p. 526), où domineront cependant
l'un ou l'autre des deux termes selon que le dialogue du chrétien
s'engagera avec les Juifs (alors, l'allégorie est première et entraîne la
foi) ou avec les Gentils (alors, la foi est première et fait accepter l'allé
gorie) (pp. 526-529).

1) Ces pages opposent avec une extrême vigueur le Fait du Christ aux. doc
trines intemporelles et impersonnelles de l'Antiquité païenne : « Sommet de
l'histoire, le Fait du Christ supposait l'histoire, et son rayonnement transfigurait
l'histoire » (p. 520). Le Christ est lui-même « la vraie philosophie », comme il est
lui-même le Royaume : Ipsa philosophia Christus (p. 516). Avec la même fermeté,
le P. de L. marque les différences qui séparent les distinctions propres à l'allégorie
chrétienne (figure c\> accomplissement ; ombre сч> vérité) de la distinction plato
nicienne entre opinion et connaissance vraie (8ó£a cv> áXÝ)0eta) retenue par tels
commentateurs d'Homère, par ex. (pp. 516-517).
2) Cité p. 525. Une des meilleures illustrations de cette affirmation est ce
rtainement le Liber exceptionum de Richard de S.-V.
ANALYSES . ET COMPTES RENDUS 209

Ici, le P. de L. note justement une différence entre le langage


de Grégoire et celui d'Augustin : « Tandis que Grégoire voit princ
ipalement dans l'allégorie « l'édification de la foi », Augustin y voit
plutôt; à partir de la foi, l'entrée dans « l'intelligence » ; il met volont
iersla foi en parallèle avec le lait de la lettre ou de la chair, et l'intell
igenceavec l'aliment solide de l'esprit ou de la divinité. [...] Nombreux
sont les passages dans lesquels Augustin oppose croire et comprendre,
ou foi et intelligence, à peu près comme il oppose foi et raison. [...]
Dans le De Genesi ad litteram, la « fides rerum gestarum » s'oppose
au « figuratus intellectus » et dans le De vera religione, la a fides rerum
temporalium » aux « aeterna intelligenda » (p. 533). Et, plus loin, à
propos de la formule intellectum valde ama, le P. de L. ajoute : « L'in
telligence, pour lui [Augustin], n'est pas droite, tant que, des grandes
choses enseignées par la lettre de l'Écriture, on n'a pas pénétré droi-
tement l'esprit. Il y a là, non pas du tout une sous-estimation de la
foi, mais une certaine restriction du champ que recouvre cette fides »
(p. 534)1. Saint Léon a repris le langage d'Augustin, mais l'exégèse
médiévale a plutôt suivi, sur ce point, l'assimilation grégorienne entre
allégorie et foi : « Passer de l'histoire à l'allégorie, ou de la lettre au
mystère, ou de l'ombre à la vérité, c'est sans doute toujours passer à
l'intelligence spirituelle : mais c'est aussi, par là, « se convertir par la
foi », « trouver l'ordre de la foi ». Au sens le plus fort de l'un et de
l'autre mot, il y a dans la perception de l'unité des deux Testaments
une « fides veritatis » (p. 536)2.

1) Le P. de L. ajoute d'ailleurs tout de suite : « Cette remarque même doit


être aussitôt nuancée » (p. 534). Tout ce contexte apporte, avec textes à l'appui
(pp. 533-536), les nuances attendues qui laissent subsister la différence des points
de vue d'Augustin et de Grégoire.
2) Le § V du chap. VIII, intitulé : « Le Moyen Age grégorien » (pp. 537-548),
souligne l'influence vraiment extraordinaire de l'allégorie grégorienne. Cette
influence, toutefois, et sur le point précis qui nous occupe, semble avoir cédé le
pas à celle d'Augustin en maintes occasions, en particulier chez des auteurs aussi
importants que Jean Scot Érigène et Anselme de Cantorbéry. Ce dernier place
explicitement la démarche de Yintellectus après la fides ; très exactement, il situe
Vintellectus entre la foi (fides) et la vision béatiflque (species) : « Denique quoniam
inter fidem et speciem intellectum quem in hac vita capimus esse medium intel-
ligo : quanto aliquis ad illum proficit tanto eum propinquare speciei, ad quam
omnes anhelamus, existimo » (Commendatio operis [se. : Cur deus homo] ad Urba
nům Papam II, éd. F. S. Schmitt, S. Anselmi opera omnia, II, Edinburgi, 1946,
p. 40, 1. 10-12 = P.L. 158, col. 261 A). Sur l'occasion et la signification de ce
document, voir encore Schmitt, La lettre de saint Anselme au pape Urbain II
à l'occasion de la remise de son « Cur deus homo » (1098), dans Revue des sciences
religieuses 16, 1936, pp. 129-144. De son côté, Jean Scot Ërigène commente de la
manière suivante l'épisode évangélique où Pierre (qui représente la fides) entre
avant Jean (qui représente Yintellectus) dans le tombeau du Sauveur : « Necessario
praecedit fides in monumentům sacrae Scripturae, deinde sequens intrat intellectus,
cui per fidem praeparatur aditus » (Horn, in prol. S. Ev. sec. Joannem, P.L. 122,
col. 284 D/285 A : cité par de L., p. 65, n. 6).

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210 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

« Transire ad Christum et transire ad intelligentiam spiritalem,


c'est tout un » (pp. 547-548) ; mais la même conversion qui ouvre
l'accès de l'allégorie (cognitio veritatis) introduit également à la tro-
pologie (forma virtutis). Ces deux manières d'envisager l'Écriture,
ainsi d'ailleurs que l'anagogie, ne se sont pas nettement distinguées
dès l'origine. Les termes qui les désignent ont souvent fait figure de
synonymes, et le P. de L. souligne justement la part d'arbitraire
qui a pu entrer dans leur spécification (pp. 551-553). Selon les auteurs
et les âges, chacun de ces trois termes a pu désigner la totalité de
l'intelligence spirituelle de l'Écriture, et, même lorsque leur signif
ication respective a été définie, leur intime connexion apparaît con
stamment dans les commentaires (pp. 552-557, 569-570 ; cf. chap. X,
§ III : « L'unité du quadruple sens », pp. 643-656). Ces remarques
faites, il reste que le terme tropologie est passé de son sens littéraire
(tour de langage, tournure, métaphore et même allégorie) à une signi
fication nettement morale (sermo conversivus pertinens ad mores
animi) (pp. 551-552) : c'est dans cette acception particulière que
l'exégèse médiévale l'a habituellement retenu.
Toutefois, même dans ce sens technique, l'emploi de ce terme n'est
pas toujours exempt d'équivoque. La tropologie peut s'entendre,
en effet, de deux manières qui ne se situent pas au même niveau
spirituel, et qui peuvent être reconnues, en principe, par la place
qui est attribuée à cette démarche dans l'ordre des sens de l'Écriture.
Dans une première acception, qui est « naturelle », « [la tropologie]
« moralise » la donnée biblique, à la manière dont peut être « moralisée »
une donnée quelconque de la littérature, de l'homme et de l'univers »
(p. 554) : ce genre de tropologie a sa place après la littera et avant
Vallegoria. Dans une seconde acception, la tropologie « a rapport
au sens spirituel propre à l'Écriture, non seulement en toute réalité,
mais en toute nécessité. Elle concourt à l'élaboration de ce sens qui
caractérise la seule Écriture. Elle ne précède pas « l'édifice spirituel »,
mais « elle s'y ajoute », ou plutôt elle s'y déploie, pour le compléter.
Elle est au-dedans de l'allégorie. Elle fait partie intégrante du myst
ère. Venant après l'aspect objectif qu'en est l'allégorie, elle en cons
titue l'aspect subjectif. Elle en est, si l'on peut dire, l'intussusception,
l'intériorisation ; elle nous l'approprie. C'est dans le mystérium que
la tropologie puise ses exempta. Elle est ce « mysticus moralitatis
sensus », cette « spiritualis vitae intelligentia », qu'un regard exercé
discerne partout dans les deux Testaments » (p. 555). Cette deuxième
espèce de tropologie occupe, en principe, la troisième place dans
l'énumération des sens de l'Écriture, à la suite de la littera et de Valle
goria : après les fada mystica ou le mystérium fldei proposés par
l'allégorie, la tropologie définit les facienda mystica ou les opera fldei,
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 211

qui se rattachent nécessairement à l'intelligence du mystère et en


manifestent la spirituelle fécondité (pp. 556-557)1.
C'est dans l'Église que l'âme chrétienne s'applique à réaliser les
facienda mystica, qui sont très souvent définis à partir du texte du
Cantique des cantiques (pp. 558-562). Il s'agit toujours, pour elle,
d'assimiler par la charité la totalité du mystère du Christ. Elle doit
éprouver ce mystère de manière toujours plus intime et plus actuelle :
moraliter, intrinsecus, quotidie sont les trois adverbes par lesquels
les exégètes caractérisent le plus souvent la nature et les modalités
de cette démarche (pp. 558-571).
En avançant dans le Moyen Age et déjà chez plus d'un Père,
« un glissement se produit, majorant la tropologie par rapport à l'allé
gorie, et la tropologie même revêt quelques aspects nouveaux » (p. 571).
Dans cette évolution, l'exégèse monastique, les influences d'Origène,
de saint Grégoire et de saint Bernard pesèrent d'un très grand poids
(pp. 571-620). L'opinion s'impose de plus en plus que la « vraie vie
chrétienne », la « vraie conversion des mœurs », la « vraie philosophie
chrétienne », la « vraie vie apostolique » s'identifient à la vie monast
ique ou canonique. On explique dans ce sens nouveau et plus exi
geant les textes bibliques qu'on avait pu appliquer à la simple ,vie
chrétienne (Cantique des cantiques, Apocalypse, Lévitique, Actes
des apôtres, en particulier) (pp. 574-586). Tout le vocabulaire de la
« conversion » et de Г « apostasie », qui désignait d'abord le passage
du paganisme ou du judaïsme à l'Évangile, ou le passage inverse, se
trouve ainsi transféré à un autre niveau : il signifie désormais l'abandon
des « saeculares facultates » pour l'état religieux, ou, inversement,
l'abandon de cet état pour le « siècle ». La profession monastique,
plus parfaite que le baptême, dont elle reproduit ou démarque les
conditions et les rites en leur donnant une plus haute signification
spirituelle, apparaît comme « un second baptême, une seconde régé
nération, qui remet tous les péchés » (pp. 574-576; cf. p. 581). Sur
ce thème, l'exégèse monastique a pu multiplier, jusqu'à l'extrême

1) A propos de Gassien, Grégoire, Eucher et des historiens qui ont fixé l'ordre
et l'emploi de la tropologie, le P. de L. fait la remarque suivante : « Avant lui
[Cassien], l'explication de l'Écriture donnait lieu tantôt à une tropologie plus ou
moins profane et tantôt à une tropologie sacrée. Quand la tropologie venait après
l'allégorie — et même, quelquefois, après l'anagogie — elle était sacrée ; elle
dépendait de la foi ; quand elle venait avant, elle était profane, au moins en prin
cipe. Mais on conçoit qu'un auteur chrétien ne pouvait toujours s'y tenir ; et c'est
pourquoi nous voyons Gassien, qui a placé d'abord la tropologie aussitôt après
l'histoire, ne la commenter qu'en tout dernier lieu, comme pour lui rendre toute
sa signification chrétienne. Il reste que la tropologie profane qui n'aura pas sa place
marquée dans la formule de saint Grégoire, pourrait l'avoir dans la formule de
Cassien » (chap. Ill, pp. 192-193). Sur ce même point, on lira les remarques concer
nantla position ď Eucher, dont la division tripartite (littera, sensus moralis, supe
rior inlelledus) reproduit la division de la philosophie profane (physica, ethica,
logica) (pp. 193-198).
212 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

raffinement, ses applications tropologiques où le langage de la « dou


ceur », de la « suavité », du « goût », de Г « expérience » et des « sens
spirituels »en général, a pris une place de plus en plus grande1.'

** *
Le quatrième sens de l'Écriture est l'anagogie. C'est le plus relevé
de tous. Bien qu'intimement lié aux autres, il en représente le dernier
et le plus haut achèvement : « Le premier avènement [du Christ],
« humble et caché », sur notre terre, opère l'œuvre rédemptrice, qui


se poursuit dans l'Église et dans ses sacrements : c'est l'objet de l'all
égorie proprement dite. Le deuxième avènement; tout intérieur, a lieu
dans l'âme de chaque fidèle, et c'est la tropologie qui l'expose. Le
troisième et dernier avènement est réservé pour la « consommation
des siècles », quand le Christ apparaîtra dans sa gloire et viendra
chercher les siens pour les emmener avec lui : tel est l'objet de l'ana
gogie » (p. 621). Ici encore, l'exégèse du Cantique a fourni tout un jeu
de métaphores qui ont pu rendre compte de cette hiérarchie des
divers sens : à titre d'exemple, voici ce qu'Alexandre de Cantorbéry
peut en tirer : « Valde dulcis potus est historia ; sed et dulcior in
allegoria ; dulcissimus vero in moralitate ; longe autem incompara-
biliter dulcior in anagogen2. »
Assez indéterminé à l'origine, comme l'allégorie et la tropologie3,
le sens anagogique s'est progressivement limité à la recherche des

1) C'est ce que souligne le P. de L. à propos de saint Bernard, auquel il consacre


des pages très ferventes (pp.- 586-620). A propos de l'École cistercienne, il noie
néanmoins « une subite inflation de ce langage de la douceur » (p. 614). Sur ce
vocabulaire, voir les études de J. Chàtillon : art. Cordis affectus au Moyen Age,
dans Diet, de Spiritualité, II, fasc. XIV-XVII, 1952-1953, col. 2288-2300 ; art.
Devotio, ibid., Ill, fasc. XX-XXI, 1955, col. 702-716; art. Dulcedo, Dulcedo
Dei, ibid., Ill, fasc. XXIV, 1957, col. 1777-1795.
2) II s'agit de Cant. I, 4 : « Introduxit me in cellariam vinariam » {P.L., CLIX,
col. 707 D/708 A, cité par de L., pp. 637-638, qui renvoie, par distraction, à P.L.,
CLXI). Ce même thème donne lieu à plusieurs variations où s'affirme toujours
l'excellence incomparable de l'anagogie : « Cum igitur cellarius iste aliquos in
cellarium suum, sanctam videlicet Scripturam, introducit, modo quo superius
diximus, eis ad potandum tribuit ; simpliciores namque et rudes in fide ас ejus "
amore, de primo dolio solet potare, id est de historia ; capaciores vero de allegoria ;
perfectiores autem de moralilate ; perfectissimos autem de anagogen, id est de
contemplatione. Sciendum vero quod quisquis de quarto dolio, [...] id est de ana
gogen biberit, quantulumeumque inde gustaverit, statim ob miram ipsius potus
dulcedinem, ebrius erit : ilia videlicet ebrietate ad quam sponsus electos suos invitât
in Canticis : « Comedite, amici, et bibite, et inebriamini, charissimi... » [ibid., 708 В/С).
3) On lira, sur ce point, les justes remarques des pp. 621-623, où, cependant,
le P. de L. est peut-être un peu sévère pour l'anagogie du Pseudo-Denys, à la suite
du P. Chenu dont il reproduit (et accepte) ce jugement : « L'anagogie de Denys se
développe dans un ordre métaphysique et dans un jeu symbolique, où est complète
ment évacuée et méprisée [c'est nous qui soulignons] Vhistoria, y compris l'histoire
sainte » (texte et référence p. 622 et n. 8 ; cf. pp. 640-642).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 213

réalités supérieures, invisibles et futures (ou dernières) : superiora,


invisibilia, futura, ultima (pp. 623-630). De ce point de vue, on a pu
rapprocher l'anagogie de la vertu d'espérance, tandis que l'allégorie
se rapporterait plutôt à la foi, et la tropologie à la charité (p. 626).
Mais l'Église de la terre et celle du ciel ne peuvent être disjointes,
pas plus que les vertus théologales, ni, par conséquent, les sens de
l'Écriture (pp. 627-630 ; cf. pp. 643-656).
Le P. de L. étudie l'anagogie selon son double aspect : l'aspect
objectif et doctrinal, qui correspond « à cette partie de la dogmatique
chrétienne qu'on appelle « eschatologie », et qui va de plus en plus
se subdivisant elle-même selon qu'on envisage la fin dernière de
chaque personne ou celle de l'univers entier » (p. 624) ; l'aspect sub
jectif par quoi l'anagogie « introduit, hic et nunc, dans la vie mys
tique ; au terme de son mouvement, elle réalise la theologia, dont on
fait par l'étymologie l'équivalent de theoria et qui est contemplation
de Dieu » (pp. 624-625). Le premier aspect est plutôt un allior sensus,
le second une allior theoria ; le premier est plutôt « spéculatif », le
second plutôt « contemplatif » (pp. 624-625). L'anagogie « réalise donc
la perfection et de l'allégorie et de la tropologie, en achevant leur
synthèse. Elle n'est ni « objective » comme la première, ni « subjective »
comme la seconde. Au delà de cette division, elle réalise leur unité.
Elle intègre le sens total et définitif. Elle vise, dans l'éternité, la fusion
du mystère et de la mystique » (pp. 632-633).
Un point particulier (et décisif) fait l'objet de constants rappels.
Qu'il s'agisse de l'anagogie ou des autres sens de l'Écriture, on doit
toujours affirmer et maintenir leur rapport à l'histoire et leur engage
mentdans l'histoire. Les termes et les schemes philosophiques retenus
par les exégètes pour l'explication de l'Écriture (la notion de dia
lectique ascendante, les oppositions sensible ~ intelligible, opinion
/-^ vérité, et, dans une certaine mesure, les termes mêmes d'allégorie
et ďanagogie, etc.) ne peuvent être donnés comme authentiquement
significatifs du mystère chrétien qu'insérés dans le mouvement de
son histoire, et marqués en quelque sorte « substantiellement » par ce
mystère historique qui leur confère un sens nouveau (pp. 630-633, 640-
642, et tout le chap. VII : « Le fondement de l'histoire », pp. 425-487).
Cette loi ne subit aucune exception, pas même avec l'anagogie
qui, pourtant, nous introduit dans les réalités éternelles : « On doit
se garder de confondre le passage du temps à l'éternité, qui est
toujours à l'horizon de la pensée chrétienne, avec l'évasion dans
l'intemporel. Assigner à l'histoire, comme il le faut bien, un terme
qui ne soit plus de l'histoire, est autre chose que nier l'histoire ou du
moins sa valeur, son rôle, sa fécondité (p. 630). [...] La « dialectique
ascendante », [ne doit pas être conçue] comme un effort pour quitter
le plan des réalités et pour- échapper à la zone des engage
ments personnels en cherchant à « atteindre l'Idée » : car les
« choses d'en haut », la « Jérusalem céleste », les « biens spirituels »,
214 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

la « vie éternelle », la compagnie du Christ ressuscité siégeant à la droite


de Dieu, ne sont pour aucun chrétien, quelle que soit la dose de « plato
nisme » qu'il ait assimilée, au sens courant du mot, des « Idées ». Elles
sont, en un bien autre sens que l'Idée platonicienne, la Réalité même »
(p. 631 y-. Dans l'exégèse chrétienne, le mystère du Christ est toujours
présent, et ce mystère comporte à la fois l'accomplissement temporel
d'une histoire, une valeur de vie et de salut éternel, un Esprit qui agit
en permanence sur chaque chrétien par l'Écriture et dans l'Église
(pp. 652-656). C'est ce dont la « prédication apostolique » n'a jamais
cessé de témoigner (pp. 668-681).

Les quatre sens de l'Écriture constituent ainsi une vraie doctrine.


Mais ils constituent aussi une méthode, qui, comme toute méthode,
doit se plier à certaines conditions. Un mot les résume : disciplina.
Le P. de Lubac montre fort bien comment, « en dehors d'un certain
usage technique dans la classification des sciences et dans l'organi
sationscolaire [...], le mot avait emprunté à la tradition biblique
plutôt qu'à la tradition grecque de la paideia (educatio) — proche de
notre « culture » — une résonance ou même une signification pratique
accentuée » (p. 46). Cet aspect fortement « tropologique » de la disci
plina apparaît dans une série d'expressions citées et commentées dans
le premier chapitre de l'ouvrage : disciplina Dei, Domini, Christi ;
disciplina dominica ; disciplina religionis, christianitatis, Ecclesiae,
legis divinae ; disciplina religiosa, catholica, spiritualis, vitalis, salu-
taris, caelestis, superna, divina, evangelica et apostolica, regularis ;
disciplina moralitatis ; disciplina morum ; disciplina religiosae conver-
sationis ; disciplina virtutum (avec, souvent, la mention de telle vertu
particulière) (pp. 46-56). Toutes ces expressions connotent un idéal
de vie chrétienne, voire monastique, autant qu'un programme de
connaissances proprement dit. Elles comportent même, parfois, un
élément d'entraînement, de dressage, de correction et de châti
ment (pp. 52-54), qui rappelle la discipline matérielle des écoles ou
la discipline militaire/ avec leurs règlements et leurs sévérités. Ainsi
entendue, la disciplina Domini conditionne et soutient la recherche
de la triple eruditio, qui correspond aux trois derniers sens de l'Écri
ture. La doctrina veritatis est inséparable de la disciplina virtutis
qu'inaugure la conversion.
On sait déjà que cette triple eruditio est à base d'Écriture, Scrip-
lura, doctrina et theologia étant encore des termes à peu près équival
ents.On sait aussi que la tradition des Pères règle l'interprétation

1) Dans le même sens, voir les pp. 640-641 sur Denys, Jean Scot Érigène et la
tradition qu'ils influencent, et dans laquelle, selon le P. de L., « une dissociation
tend à s'opérer entre les invisibilia et les futura, comme entre la vie mystique et la *
méditation de l'Écriture » (p. 641).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 215

de l'Écriture (pp. 60-64). On sait également que l'importance crois


sante de la quaestio et de la disputatio va faire évoluer la theologia
dans le sens d'une technique plus strictement « rationnelle » (pp. 74-
110)1. Cette orientation nouvelle soulèvera bien des contestations
entre « exégètes », et les « conservateurs » ne manqueront pas de
reprocher aux « novateurs » de préférer aux exigences de la disciplina
et de la contemplation, les témérités de la sagesse profane et de la
dialectique (pp. 102-110). D'un autre côté, les auteurs médiévaux,
comme les Pères, ont rencontré la culture littéraire et la « science »
profanes. Ils ne les ont pas rejetées systématiquement, et ne se sont
opposés « qu'à la gratuité amorphe de la curiosité pure ou de l'esthé-
tisme ; à cette culture caricaturale qui « tente de s'ériger en sagesse »
(p. 68)2. Selon le P. de Lubac, ils ont même goûté pour elles-mêmes
la beauté et la vérité inhérentes aux œuvres païennes (p. 69), estimant
que toutes ces richesses découlaient de l'Écriture, puisque la « théo
logie » contient d'avance « au moins les principes de toute science
humaine », ou, au contraire, faisant « tout confluer vers l'Écriture,
afin de tout unifier et sublimer dans le Christ » (pp. 76-81). L'exégèse
d'Origène de Deutéronome XXI, 10-14, concernant la « belle captive »
et le traitement qu'un bon Israélite devait lui imposer avant de la
prendre pour épouse, a fixé l'attitude de bien des auteurs médiévaux
en face des richesses littéraires, « scientifiques » et philosophiques
des païens (pp. 290-304).

Le rôle d'Origène ne se borne pas à ce détail. Selon le P. de Lubac,


l'exégèse médiévale lui doit l'essentiel. A cet égard, en effet, ni Clément
d'Alexandrie, ni même Augustin ne sont les vrais précurseurs (pp. 171-
187). Et les deux listes des sens de l'Écriture que retiendra le Moyen
Age : d'une part, celle d'Eucher et de Cassien (littera, sensus moralis
vel tropicus, superior intellectus vel anagoge) ; d'autre part, celle de
Grégoire le Grand (fundamentům historiae, spiritalis intelligentia
allegoriae, moralitatis gratia vel intelligentia contemplativa ) (pp. 187-
198) « se trouvent chez un même auteur, qui domine toute la tradition
postérieure : Origène » (p. 198 ; cf. pp. 207-219)3.
Le premier ordre (histoire, morale, allégorie ou anagogie) apparaît,
entre autres passages, au livre IV du Periarchôn et dans le comment
aire sur le Lévitique (cités p. 199). Origène fonde cette division sur
la division, tripartite de l'homme en corps, âme et esprit, elle-même
fondée sur l'Écriture (pp. 198-199) : « Sicut ergo homo constare dicitur

1) Sur ce même sujet, voir encore Chenu, La théologie au XIIe siècle, déjà cité.
2) La fin de la citation est empruntée à J. Gonsette.
3) On notera que les deux formules comprennent seulement trois termes,
dans lesquels, il est vrai, on peut faire entrer les quatre « sens » de la formule
devenue classique et que nous venons d'étudier.
216 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

ex corpore et anima et spiritu, ita etiam sancta Scriptura » (Periarchôn,


IV, и, 4, cité p. 199)1. Une liste imposante d'historiens et de contro-
versistes n'ont prêté attention qu'à cette seule présentation des sens
bibliques (pp. 200-201) et ont rapproché l'exégèse d'Origène de celle
de Philon, et leurs communs procédés d'allégorisation de ceux de la
philosophie profane (pp. 204-205)2. Or, comme l'ont déjà remarqué
Érasme, Sixte de Sienne, Salomon Glassius et Guillaume Cave (cités
p. 201), le P. de Lubac souligne que le second ordre, celui qui place
l'intelligence spirituelle avant la tropologie, est.au moins aussi fr
équent que le premier, et « qu'il n'apparaît pas cependant comme le
résultat d'une sorte de lapsus ou de hasard de plume » (p. 202). A
ses yeux, cet ordre « ne peut résulter que d'une intention très cons
ciente de l'auteur, intention grosse de portée doctrinale » (ibid.).
En principe, en effet, il y a d'une structure à l'autre la distance
d'une exégèse « naturelle » ou profane à une exégèse « spirituelle » ou
chrétienne : « Dans le premier cas, Origène tire du texte sacré diverses
« moralités » qui peuvent n'avoir rien de spécifiquement chrétien
avant même d'y lire quelque allusion au Mystère du Christ : c'est

1) Sur cette division triple, à la fois biblique (surtout paulinienne) et grecque,


voir les remarques des pp. 193-197. Les termes фих1*) et 7rve5(xa peuvent l'un et
l'autre prêter à équivoque. Conçue comme un intermédiaire entre le corps et l'esprit,
t la фих"о de l'Écriture, exposée avant son 7п/еС(ла, même dans le cas où son contenu
n'offrirait rien que d'orthodoxe et de raisonnable, risquait de ne guère répondre
aux intentions de l'Esprit » (p. 195). Quant au тп/е5[ла, son ambiguïté vient de sa
quasi-synonymie avec le vouç (en latin : mens et spiritus) : « L'intelligence spiri
tuelle, à laquelle on est élevé par l'anagogie, peut être entendue comme l'inte
lligence des 7tveo(xaTixá de l'Écriture, ou comme l'intelligence de ses vorjTá, de ses
vo7][zaTa : or, si les premiers sont réellement contenus sous la lettre, parce qu'ils
y sont mis par l'Esprit-Saint, l'existence des seconds est problématique ; ils peuvent
se réduire à des vooófxeva tout humains, c'est-à-dire, dans le cas, tout subjectifs,
sans consistance, analogues à ces vooúfjieva que les philosophes païens s'efforçaient
de dégager de leurs mythes, et le vouç que l'on prétend atteindre ainsi ne dépasse
pas réellement la фих^- Autrement dit, cette « intelligence spirituelle » de l'Écriture
peut être le fruit, exégétiquement arbitraire, d'une réflexion ou d'une contemplat
ion de nature philosophique, ou bien le fruit d'un discernement dont le principe
est l'Esprit-Saint, l'Esprit du Christ. D'un côté, on aurait une sorte de mouvement
platonicien, un élan qui porte seulement du sensible à l'intelligible, du visible à
l'invisible ; de l'autre, une interprétation chrétienne, qui va des faits passés au
Mystère à venir. Un « monde intelligible » ou un univers de réalités spirituelles.
Le latin des traductions comporte deux épithètes : inielligibilis et spiritalis ; en
fait, comme les mots grecs, elles sont le plus souvent prises l'une pour l'autre ;
il nous est néanmoins permis d'user de cette dualité effective des mots, qui demeur
erajusqu'au cours du Moyen Age, comme d'un signe pour désigner une dualité
de doctrine et d'attitude spirituelle au moins possible, et par conséquent un
danger réel » (p. 190). Même remarque à la page suivante où la dualité voûç-7tvsC(i.a
est rapprochée de la dualité ёр<ос-ауатп) : les deux registres, dans chaque cas, ont
été pratiquement employés pour exprimer le mystère chrétien (p. 197).
2) Le P. de L. note d'ailleurs que l'allégorisation d'Origène et celle de Philon
diffèrent de l'allégorisation profane « par le maintien du premier sens [la lettre ou
l'histoire] » (p. 204). Et sur les différences entre l'exégèse de Philon et celle d'Origène,
voir encore les pp. 204-207.
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 217

là ce qu'on a coutume d'appeler aujourd'hui, d'un mot peu conforme,


voire contraire à l'usage ancien, son « allégorisme ». Dans le second cas,
à partir de la même « histoire », c'est seulement après l'énoncé du
Mystère et en rapport avec lui qu'il en vient à l'explication spirituelle.
Dans le premier cas, il nous donne généralement une série de spécula
tions sur l'âme, ses facultés, ses vertus, etc. : sorte d'anatomie et de
physiologie morale, — « physique de l'âme », disait Philon ; — c'est
une description du « microcosme », de nature plutôt philosophique,
abstraite et intemporelle. Dans le second cas, il expose unp ascèse
et une mystique d'allure christologique, ecclésiale et sacramentaire ;
c'est, fondée sur le dogme, une véritable histoire de la vie spirituelle.
En ce second cas, l'exégèse origénienne relative tout entière à Vanima
credentis, à Vanima fidelis, à Vanima ecclesiastica ou anima in Ecclesia,
est donc toute chrétienne, dans son contenu comme dans sa forme,
dans ses aboutissements comme dans sa racine » (p. 203).
Reprises à la lettre ou transformées, les présentations origéniennes
des sens de l'Écriture vont alimenter tout le Moyen Age latin1. Sans
doute la formule des quatre sens se substituera la plupart du temps
aux formules tripartites. Des interversions dans l'ordre des termes y
seront fréquentes. Elles seront d'ailleurs dépourvues, dans bien des
cas, d'intentions doctrinales déterminées2. Parfois, la grande dicho
tomie leltre-intelligence spirituelle (ou hisloria-allegoria) reprendra
le pas sur les divisions quadripartites ou tripartites3. Mais c'est toujours
l'esprit d'Origène, plus attaché lui-même au contenu qu'à la numérat
ion et à la répartition des sens bibliques, qui animera ces proliféra
tions multiformes, et pourtant si semblables, de l'exégèse médiévale.
* •
L'ouvrage que nous venons de présenter n'est que la première
partie d'un ensemble plus vaste dont on souhaite le prochain achè
vement. Déjà, cependant, nous disposons, avec ces deux premiers
volumes, d'une somme extrêmement erudite — j'allais écrire : dése
spérément erudite ! — sur l'un des sujets les plus importants et les
plus négligés de la pensée médiévale. Le P. de Lubac a réussi à dresser
un état des constantes de l'exégèse chrétienne durant plus de dix
siècles. Dans ces domaines réputés broussailleux et barbares, plusieurs
s'étonneront de découvrir tant de symétries, tant de logique interne
et de grandeur. Et il fallait, en effet, beaucoup d'intelligence et de
sympathie pour restituer à l'exégèse médiévale son beau (et vrai)
visage. La genèse, la structure et le développement des divers sens
de l'Écriture ne représentent plus seulement la mise en œuvre de
1) C'est ce que montrent le § V du chap. Ill : « Postérité d'Origène » (pp. 207-
219), et tout le chap. IV : « L'Origène latin » (pp. 221-304).
2) Sur ces interversions et leurs significations, voir encore chap. 1 1, § V (pp. 157-
169).-
3) Comme, par ex., dans le Liber exceptionum de Richard de S.-V., où l'on
retrouve aussi les divisions tripartite et quadripartite.
218 REVUE DE L'HISTOIRE DES RELIGIONS

quelques procédés plus ou moins arbitraires et naïfs : c'est tout un


univers religieux coordonné, vivant et rassemblé autour d'un mystère
unique qui lui apporte, dans le temps, unité, intelligence et salut.
En donnant d'emblée son plein relief au « Fait du Christ » qui constitue,
pour les « théologiens » médiévaux, le mystère central de l'Écriture et
la seule clé de son exégèse, le P. de Lubac a su clarifier du même
coup l'objet et la méthode de son étude. De surcroît,' il se donnait les
meilleures chances de rester, pour l'essentiel, fidèle à cet objet.
Sans doute tout ne pouvait pas être dit dans un domaine si vaste.
Et l'espèce de présentation sociologique retenue pour cette étude
d'ensemble (p. 20) devait, de l'aveu même de son auteur, unifier un
peu arbitrairement les problèmes ; attentive d'abord aux « constantes »
de l'exégèse, elle a dû en négliger quelque peu les « singularités »,
les perspectives propres à ses diverses époques, à chaque exégète,
à chaque œuvre : « Sauf à marquer au passage quelques filiations, à
distinguer quelques nuances », déclare le P. de Lubac avec autant de
probité que de modestie, « nous avons procédé jusqu'ici comme si
la doctrine du quadruple ou du triple sens, une fois constituée, formait
un tout, qui n'aurait subi tout au long du Moyen Age aucune évolution
notable. Nous avons même constamment mêlé à son exposé des
traits empruntés à l'âge antérieur, utilisant de nombreux textes
patristiques, éclairant les textes les uns par les autres, sans nous
soucier toujours de savoir s'il y avait entre eux un lien réel de filiation.
[...] Nous avons ainsi négligé bien des nuances, peut-être même estompé
quelques oppositions » (p. 657)1. Cependant, estime le P. de Lubac, la
« force de la tradition » est « chose très réelle », et, de ce fait, les risques
sont peut-être moins graves ici qu'ailleurs, puisqu'il s'agit, pour tous nos
exégètes, de rendre compte d'une foi et d'une tradition uniques, « d'un
même fonds qu'ils acceptent en sa totalité, même s'ils ne l'assimilent
qu'en partie ou d'une manière superficielle » (p. 659 ; cf. pp. 660-662).
Cet argument ne manque pas de poids, bien qu'il nous prive d'un
certain nombre de demi-teintes, de fantaisies marginales, voire de
prises de position très personnelles auxquelles nous avons encore la
faiblesse de porter beaucoup d'intérêt. Le P. de Lubac réhabilite avec
ferveur Origène et Grégoire ; il consacre de longues et fort belles pages
à saint Bernard : on ne peut qu'y applaudir ; ce sont bien là des
« classiques » de l'exégèse latine. Mais ils ne la représentent pas en
exclusivité ni en totalité. A notre sens, on ne peut pas négliger sans
quelque injustice les apports des divers « platonismes », même si le
sens de l'histoire ne s'y trouve pas toujours assez nettement affirmé.
L'exégèse latine n'a pas seulement subi l'influence de leur vocabulaire
(thèmes cathartiques, protreptiques, et, parfois, extatiques ; oppo-

1) En assumant les risques de cette méthode, le P. de L. nous laisse espérer,


pour la deuxième partie de son ouvrage, quelques-unes des précisions que la pré
sente étude n'a pas envisagé d'apporter (p. 657, n. 1).
ANALYSES ET COMPTES RENDUS 219

sition sensible /^ intelligible ; schemes symboliques et dialectiques ;


expressions négatives de la transcendance, etc.) ; elle leur doit aussi,
dans une certaine mesure, le sens et la vénération de l'esprit qui anime
et transfigure la lettre. Et on conviendra peut-être que cette recherche
obstinée de l'intelligibilité, dans ses significations les plus hautes
(parfois, aussi, les plus téméraires), a sauvé, dans plusieurs cas,
l'exégèse latine de la banalité et de l'appauvrissement qui menacent
toujours les tenants trop résolus de la lettre et de l'histoire1.
C'est l'une des raisons qui nous font souhaiter qu'après l'étude
magistrale et, pour l'essentiel, définitive, qu'il vient de nous donner,
le P. de Lubac puisse envisager un certain nombre de cas particuliers
où seront dégagés, avec toutes leurs implications, les composantes de
telles exégèses concrètes et le détail de leurs procédés. Cette recherche
plus limitée permettra certainement de mieux éclairer les rapports,
peut-être secondaires, mais réels, de l'exégèse chrétienne avec les
exégèses juive et païenne. Elle devrait permettre aussi de déceler
dans le traitement de l'Écriture proprement dite par les exégètes
chrétiens, des attitudes et des méthodes assez diverses qu'on ne peut
pas établir a priori sur la seule foi des déclarations de ces auteurs,
ni sur le nombre et l'étendue de leurs citations bibliques, ni sur l'ind
ication des démarches qu'ils disent être les leurs. Tous les exégètes
chrétiens des époques patristique et médiévale font profession de
comprendre et d'enseigner l'Écriture, la seule Écriture, sous la
conduite du seul Esprit du Christ et dans son Église. Et pourtant,
quelles différences de perspectives et de niveaux entre les exégèses
concrètes d'Origène, de Grégoire, de Denys, de Scot Érigène,
d'Anselme ou de Bernard !2. Nous attendons beaucoup de l'histoire
des variations de l'exégèse chrétienne et de ses procédés concrets.
Mais cette nouvelle étude ne prendra tout son sens que dans les cadres,
les règles et l'esprit communs à toutes ces variétés, et que le P. de
Lubac nous a présentés avec autant d'intelligence que de ferveur3.
René Roques.
1) Sur ce point, il nous semble que l'ouvrage du P. Chenu, La théologie au
XIIe siècle, tout en maintenant de sérieuses réserves, présente de manière plus
équitable la place et le rôle des divers « platonismes » dans l'élaboration de la
théologie médiévale.
2) A cet égard, on peut être assez déconcerté, à première vue, par la compar
aison des méthodes d'Anselme et de Scot Ërigène, et des résultats auxquels elles
aboutissent respectivement. - Dans les plus importants de ses traités, Anselme se
donne pour tâche de procéder sola ratione, sans presque citer l'Écriture, et il
aboutit à une présentation, correcte pour l'essentiel, de la doctrine chrétienne.
Scot Ërigène, qui veut aussi procéder par voie de raison, mais sans jamais s'écarter
de l'Écriture qu'il cite ou commente presque à chaque phrase, construit, à partir
de l'Écriture, toute une vision du monde et du salut dont bien des éléments sont
au moins étrangers à l'Écriture et à la foi de l'Église (voir surtout les livres IV
et V du De div, nat., où Érigène développe l'œuvre des six jours de la création à
partir du texte correspondant de Genèse).
3) Nous relevons quelques erreurs matérielles, bien peu nombreuses pour un

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