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Revue d'histoire de l'Église de

France

Les fondations d'abbayes féminines dans le nord et l'est de la


Gaule, de la fin du VIe siècle à la fin du Xe siècle
Madame Michèle Gaillard

Résumé
L'analyse des fondations d'abbayes féminines met en évidence deux phases distinctes de part et d'autre de 720. Avant cette
date, nos sources, essentiellement littéraires (vitae, gesta episcoporum, chroniques) nous montrent des fondations nombreuses
et rapprochées dans le temps et dans l'espace, le rôle essentiel des femmes de l'aristocratie et l'influence décisive de la
personnalité de l'abbesse sur la vie de la communauté. Après 720, les sources, le plus souvent diplomatiques, nous révèlent
l'influence croissante des évêques sur les fondations et le choix de la règle (à partir de 816, bénédictine ou canoniale). Ces
fondations sont moins nombreuses et davantage disséminées ; le rôle des femmes devient insignifiant.

Abstract
The analysis of the foundations of women's abbeys brings to light two different periods, before and after 720. Before 720, our
essentiality literary sources (vitae, gesta episcoporum, chronicles) show us numerous foundations wich are close to one another
in term of time and space ; they underline the essential part played by female aristocrats and the decisive influence of the
abbess's personality upon the life of the community. After 720, our sources — of a diplomatic nature most of the time — lay
stress on the inceasing influence of the bischops upon the foundations and in the choice of the rule (from 816, benedictine or
canonical). The foundations are few and more scattered. The role played by women became unimportant from then on.

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Gaillard Michèle. Les fondations d'abbayes féminines dans le nord et l'est de la Gaule, de la fin du VIe siècle à la fin du Xe
siècle. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 76, n°196, 1990. pp. 5-20.

doi : 10.3406/rhef.1990.3482

http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1990_num_76_196_3482

Document généré le 29/09/2015


LES FONDATIONS D'ABBAYES FÉMININES
DANS LE NORD ET L'EST DE LA GAULE,
DE LA FIN DU VIe SIÈCLE
À LA FIN DU Xe SIÈCLE

II ne s'agit pas ici de retracer l'histoire de ces abbayes pendant ces cinq
siècles mais d'examiner le plus précisément possible les conditions de
leur fondation. Les provinces ecclésiastiques de Trêves (Belgique
première) et de Reims (Belgique seconde) serviront de cadre à cette
étude \
Nos principales sources sont littéraires : vies de saints, gestes des
évêques, chroniques. Il convient donc de les utiliser avec d'autant plus de
prudence qu'elles ont été rédigées tardivement. Nous n'avons donc pas
tenu compte des textes postérieurs au XIIe siècle. La chronologie de ces
fondations retiendra tout d'abord notre attention car elles sont loin de se
répartir régulièrement dans le temps. Nous examinerons ensuite quels
furent les fondateurs de ces abbayes, les conditions matérielles de ces
fondations et quelles règles furent suivies aux origines.
Parmi les abbayes ayant eu une existence durable, Saint-Pierre-le-Haut,
à Reims, semble la plus ancienne. Flodoard établit ainsi la chronologie
des fondations des monastères de femmes à Reims : deux monastères
subsistent encore de nos jours dans la ville : l'un que l'on nomme
supérieur à cause de son sitef fut construit par le prêtre Baldéric et sa
sœur Bova qui en devint ensuite l'abbesse en l'honneur de sainte Marie
et de saint Pierre2. Selon lui, Balderic et Bova étaient les enfants de
Sigebert mais il ne précise pas davantage. Si ce renseignement est exact,
la fondation peut avoir eu lieu entre 561 (début du règne de Sigebert Ier)
et 656 (fin du règne de Sigebert III). Par ailleurs, Flodoard indique que
l'évêque Romulfe fit don, par testament, de la villa Lautiniacum au
monastère 3 ; or, l'évêque Romulfe vivait à la fin du VIe siècle. La
fondation eut donc lieu au plus tard vers 590-600 et au plus tôt vers 560-
570, bien avant celle de Saint-Pierre-le-Bas par saint Gombert, frère de

1. La Belgique Première comprenait outre les évêchés de Trêves, Metz et Toul, une
partie des anciennes provinces de Germanie démembrées par les invasions, c'est-à-dire les
évêchés de Mayence, Worms, Spire et Strasbourg, et qui furent dès 748 à nouveau
regroupées avec Mayence comme métropole. Elle incluait aussi les évêchés de Cologne et
Liège-Maastricht qui ne reformèrent une province ecclésiastique qu'en 811.
2. Flodoard, Historic Remensis Ecclesiae, dans M.G.H., S.S. t. XIII, p. 590.
3. Ibidem, p. 451 : ...villam vero Lautiniacum super fluvium Caltaionem contulit
monasterio puellarum Remis in honore sancti Pétri traditur.
R.H.É.F., t. LXXVI, 1990.
6 M. GAILLARD

l'évêque Nivard (657-673), relatée aussi par Flodoard. Cependant, le


monachisme féminin avait déjà existé auparavant dans cette région
puisque l'évêque Rémi (f 533) confia à une certaine Suzanna un groupe
de moniales 4. Flodoard signale également que la sœur de l'évêque de
Reims, Nicaise (f 451), était consacrée à Dieu 5. Enfin, à Amiens,
Grégoire de Tours signale, en 575, des moniales regroupées près du
sanctuaire de Saint-Martin6. Tous ces monastères n'eurent cependant
qu'une existence éphémère et c'est donc à la fin du VIe siècle qu'il faut
placer les débuts de l'essor du monachisme féminin ; ceci d'autant plus
que de nombreux monastères furent fondés au tournant des vie-viie siècles à
Metz, dans la vallée de l'Escaut et dans les Vosges.

600 620 640 660 6g0 700 720 740 76.0 78.0 8Q0 8gO 840 86.0 880 900 92.0 910 960 980 loop

590 610 630 650 670 690 710 730 750 770 790 8I0 830 850 870 890 910 930 950 970 990
'

— chaque trait représente une fondation d'abbaye féminine ou double


— la longueur du trait correspond à la période au cours de laquelle une fondation a été
effectuée ; elle rend donc compte de l'incertitude de la date de fondation.
1. Fréquences des fondations

Le graphique N° 1 fait apparaître la fréquence des fondations avant 720 :


38 abbayes (dont les noms sont soulignés sur la carte) sont ainsi fondées
entre la fin du VIe siècle et le début du vine siècle. Ensuite, le rythme des
fondations décline : seulement 5 fondations en plus d'un siècle, entre 730
et 840. Pourquoi cette rupture ? Ce changement de rythme s'observe aussi
dans les fondations masculines 7. Les fondations de la période postérieure
à 720 sont plus orientales, pour l'essentiel situées entre Meuse et Rhin.
Cette rupture coïncide avec la prise du pouvoir par Charles Martel ; on
peut donc supposer que sa politique de sécularisation ne fut pas étrangère
à la stagnation du monachisme dans les régions qu'il contrôlait, alors que
ses missionnaires allaient installer des monastères dans les régions
nouvellement conquises et à évangéliser ; ainsi s'explique la fondation par

4. Ibidem, p. 443.
5. Ibidem, p. 418.
6. Grégoire de Tours, De virtutibus S. Martini, dans M.G.H., S.R.M., t. I, p. 598.
7. F. Prinz, Frùhes Monchtum in Frankenreich, Munich- Vienne, 1965, t. 2, cartes VIIc,
Xllb, XIIc.
LES FONDATIONS D'ABBAYES FÉMININES

Boniface de l'abbaye de Tauberbischofheim 8. Les fondations


monastiques, quoique moins fréquentes, reprennent surtout à partir des années
840. Les invasions normandes peuvent être rendues responsables de
l'absence de fondation entre 880 et 900. Au cours du Xe siècle les
fondations sont peu nombreuses. Deux grandes périodes de fondations
s'opposent donc, de part et d'autre de 720. Avant 720, les fondations sont
nombreuses, proches les unes des autres, après 720, elles sont plus rares,
disséminées dans le temps et dans l'espace, et globalement situées
davantage vers l'Est. Ces deux grandes périodes vont donc nous servir de
cadre pour étudier l'évolution de la personnalité des fondateurs et de
leurs motivations au cours d'un peu plus de quatre siècles. .

Pendant la première période, les plus nombreuses parmi les fondateurs


sont les femmes qui se retirent dans l'abbaye qu'elles ont fondée
Nombre' '
590-720 730-995
18

16.
\^
14-

12- 12

10.
10
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2 '
2

ouXaza i ZviqueA
dont • -ie dont
nztuuunt
da.ru dant>
Vabbayi Vabbayz
2. Les fondateurs d'abbayes féminines

8. M.G.H., Ep. t. I, p. 52, 139, 213 et 216.


8 M. GAILLARD

(graphique N° 2). Parmi elles, on compte de nombreuses veuves :


Gertrude d'Hamage, Itte de Nivelles, Adela de Pfalzel, Begga d'Andenne,
Berthe de Blangy, auxquelles il faut ajouter Irmine, restauratrice d'Oeren
à Trêves, et Plectrude, veuve de Pépin d'Herstal, à qui on attribue la
fondation de Notre-Dame de Cologne, où elle se retira après la victoire de
Charles Martel. Nombreuses sont aussi les femmes séparées de leur époux :
Salaberge de Laon, Berthe d'Avenay, Waudru de Mons. Ce sont ces
femmes veuves ou séparées que nous connaissons le mieux : leurs vitae
ont été écrites peu après leur mort ou bien elle sont connues par des
récits presque contemporains. Itte, veuve de Pépin de Landen, connue
par la vie de Gertrude, sa fille 9. Begga, son autre fille, veuve d'Ansagise
et mère de Pépin d'Herstal, est connue par le De virtutibus sanctae
Geretrudis 10. Adela nous est connue également par ce même texte rédigé
à la fin du vue siècle par un moine de Nivelles et par la Vita de Grégoire,
son petit-fils ll. La vie de sainte Aldegonde nous parle de sa sœur
Waudru u. Dans tous les cas, ces fondatrices sont des femmes de
l'aristocratie austrasienne qui sont parentes (Irmine d'Oeren est la mère
d'Adela de Pfalzel) ou dont les familles se fréquentent : Adela se rend à
Nivelles et sa sœur Plectrude épouse Pépin, neveu de Gertrude de
Nivelles. Cependant, un certain nombre de jeunes filles sont aussi à
l'origine de la fondation d'abbayes : Glossinde à Metz, Landrade à
Munsterbilsen, Odile au Hohenbourg, Angadrissima à Beauvais, Huné-
gonde à Homblières, Aldegonde à Maubeuge et Gudule à Moorsele. Mais,
pour la plupart, leurs vies ont été écrites tardivement. La vita Landradae
fut rédigée à la fin du XIe siècle, la vie de sainte Odile au plus tôt au Xe
siècle ; la vie d'Hunégonde d'Homblières ne fut écrite que lors de
l'installation des moines au Xe siècle. La vita Gudulae ne fut écrite qu'au
XIe siècle et à l'occasion d'un procès ; dans le meilleur des cas, il semble
bien que Gudule ne fut que recluse auprès de l'église de Moorsele. Il reste
donc trois cas aux sources plus fiables : Angadrème, Aldegonde et
Glossinde. Angadrème est connue par la vie de saint Ansbert, évêque de
Rouen, auquel elle fut fiancée. Cette vie, rédigée fin vnie-début IXe, la
mentionne comme abbesse de l'Oroër près de Beauvais u. La vie
d'Aldegonde de Maubeuge fut probablement écrite par une moniale qui
l'avait connue 14. La vie de sainte Glossinde de Metz fut écrite au IXe

9. Vita S. Geretrudis, dans M.G.H., S.R.M., t. II, p. 454-57.


10. De virtutibus S. Geretrudis, ibidem, p. 469.
11. Vita Gregorii, dans M.G.H., S.S., t. XV, p. 67-68.
12. Vita Aldegundis, dans M.G.H., S.R.M., t. VI, p. 87.
13. Vita Ansberti, dans M.G.H., S.R.M., t. V, p. 621.
14. Vita Aldegundis, dans M.G.H., S.R.M., t. VI, p. 87-88. Voir la traduction de M.
Rouche (Maubeuge, 1988, p. 30) : « la susdite servante de Dieu, Aldegonde, a raconté dans
l'ordre à un certain homme religieux Subin, abbé du monastère de Nivelles, les visions et
révélations spirituelles que le Christ, son époux, lui révéla et elle les lui a données pour
qu'elles soient écrites. Elle ordonna de les lire devant elle alors que nous étions encore une
toute petite fillette. » (ex nostra parvitate puellae parvulae coram se légère praecepit). Pour
notre part, nous préférons traduire ce dernier passage par : elle ordonna à une petite fille de
notre âge de les lire devant elle.
LES FONDATIONS D'ABBAYES FÉMININES 9

siècle, soit près d'un siècle après la mort de la sainte, et comprend bien
des aspects légendaires : opposition des parents, réception miraculeuse du
voile...
Dans ces trois cas, la vocation de la jeune fille n'est pas seulement une
affaire personnelle. Ansbert et Angadrème sont tous les deux d'accord
pour s'opposer aux projets matrimoniaux de leurs parents. La vocation
d'Aldegonde apparaît véritablement comme une affaire de famille : ses
parents vivent à l'écart du monde 1S, sa sœur Waudru vit en recluse dans
son monastère de Mons 16. Malgré l'opposition (légendaire ?) de ses
parents, Glossinde obtient le soutien de sa tante Rotlinde et reçoit de ses
parents le terrain nécessaire à la construction de son monastère 17. Ainsi,
lorsque ces jeunes filles prennent le voile, elles n'agissent pas seules mais
avec le soutien, volontaire ou provoqué, mais toujours nécessaire, de leur
famille. Cette intervention familiale apparaît encore plus nettement
quand les fondations sont faites par des parents pour leur fille. Mais ce
sont des sources plus tardives qui font état de telles démarches. Selon des
sources d'époque carolingienne, le duc Eleuthère fit construire une
abbaye pour sa fille Waldrée à Metz 18, Adalhard pour ses filles à
Maaseik 19. Un frère et une sœur pouvaient également construire une
abbaye ensemble : Baudry et Bova à Reims selon Flodoard ^ Jean et
Eulalie à Hasnon, selon un diplôme de Charles le Chauve 21.
Les créations d'abbayes de femmes semblent résulter de la volonté
délibérée de quelques familles. Elles ne correspondent donc pas, dans la
plupart des cas, à une volonté de rupture totale avec le monde. La
fondatrice n'est pas plus rejetée par sa famille que celle-ci ne la rejette,
c'est pourquoi de nombreuses femmes s'y retirent accompagnées de leurs
enfants : Itte à Nivelles, Salaberge à Laon, Rictrude à Marchiennes pour
ne citer que les cas les plus sûrs. Les parents qui aidèrent leurs filles, avec
ou sans les hésitations développées seulement dans les vies les plus
tardives, comptent sur la prière de celles-ci et de leur communauté pour
sauver leur âme.
Le soutien matériel et moral des familles de l'aristocratie explique sans
doute le faible rôle des évêques dans ces fondations. L'évêque Bodon-
Leudin de Toul créa le monastère de Bonmoutiers, mais ce fut pour y
placer sa fille Teutberge. Lui-même était le frère de Salaberge de Laon ;
son initiative semble donc autant familiale qu'épiscopale. L'influence de
saint Amand fut, semble-t-il, décisive pour la création de Moustier-sur-

15. Vita Aldegundis, dans M.G.H., S.R.M., t. VI, p. 86 (2).


16. Vita Aldegundis, dans Analectes pour servir à l'histoire ecclésiastique de la
Belgique, t. IV, p. 225.
17. Vita Glodesindis, dans AA.SS., jul., t. VI, p. 198-225 (12). Voir également, N.
Gauthier, L 'evangelisation des pays de Moselle, Paris, 1980, p. 336-338.
18. Vita Waldradae, dans AA.SS., mai, t. II, p. 52. Voir également N. Gauthier, op.
cit., p. 295-299.
19. Vita Harlindis et Reinulae, AA. O.S.B., t. III, pars 1, p. 657.
20. Voir note 2.
21. Diplôme de Charles le Chauve, 877, Recueil des Actes de Charles le Chauve, t. II,
p. 475.
10 M. GAILLARD '

Sambre, Marchiennes et Nivelles 22. Mais, dans les cas de Marchiennes et


de Nivelles, la réalisation appartient aux familles aristocratiques. Saint
Amand ne fut évêque que très peu de temps ; seule, l'abbaye de Nivelles
fut, semble-t-il, fondée au temps où saint Amand fut évêque ^ et c'est la
seule abbaye féminine consacrée par saint Amand dans son diocèse de
Maastricht. Nivelles reste avant tout une fondation aristocratique. La
famille des Pippinides paraît avoir développé une véritable stratégie des
fondations monastiques. Le réseau des abbayes qu'ils ont fondées ainsi
que les familles qui leur sont alliées encadrent l'Austrasie. Au sud,
l'abbaye de Remiremont fut créée par un des Grands de la cour de
Clotaire II (alors qu'il était roi d'Austrasie en 613-614) ; le fondateur était
l'ami de saint Arnoul, dont le fils Anségise épousa Begga, fille de Pépin
de Landen, et qui se retira dans une grotte proche du monastère M. Au
nord, sur leurs domaines, les Pippinides installèrent les abbayes de
Nivelles en 549 et d'Andenne vers 690. A l'est, Irmine, dont la fille
Plectrude avait épousé Pépin d'Herstal, reprit en mains le monastère
d'Oeren, à Trêves. Au cœur de l'Austrasie, à Metz, Glossinde, nièce de
Pépin et de Plectrude, créa le monastère qui devait prendre son nom 25.
A l'ouest, dans la zone de contact souvent disputée entre Austrasiens et
Neustriens, l'abbaye créée par Salaberge à Laon apparait comme une
alliée des Pippinides si l'on en croit l'appui que l'abbesse Anstrude reçut
de Pépin d'Herstal lors de son conflit avec l'évêque de Laon, Madelgaire :
Au temps du prince Pépin, Madelgaire qui alors était évêque de la ville de
Laon, empreint d'une vaine cupidité, voulut s'approprier le monastère de la
bienheureuse Anstrude. Ce à quoi la servante de Dieu, qui ne voulait pas
acquiescer aux volontés du prélat, s'opposait avec clairvoyance, de telle sorte
qu'une grave altercation eut lieu entre eux. Cependant, la vierge du Seigneur
n'étant pas prête à supporter une lutte interminable, fit sagement informer Pépin,
par son parent Wulfoad, de la cupidité de l'évêque. Alors Pépin, ayant reçu
l'envoyé de la sainte avec honneur, aussitôt envoya avec dévouement son fils
Grimoald, lui donnant pour mission de veiller scrupuleusement à ce que par la
suite l'évêque Madelgaire n'apporte plus aucun souci à la vierge élue par Dieu 26.

Après 720, le profil des fondateurs se transforme : les évêques assurent


plus d'un tiers des fondations (7/19) ; une seule femme se retire, pour
ainsi dire par accident, dans le monastère qu'elle avait fondé auparavant à
Andlau, Richarde, épouse répudiée par Charles le Gros ; quatre
fondations, y compris celle-ci, sont l'œuvre de la famille royale ou impériale ;
les autres fondations sont l'œuvre d'aristocrates, le plus souvent pour

22. Pour Moustier-sur-Sambre, voir A. Dierkens, Abbayes et chapitres entre Sambre et


Meuse (VIF-XP siècles), Paris-Sigmaringen, 1985. Pour Marchiennes, Vita S. Rictrudis,
par Hucbald de Saint-Amand, dans P.L., t. 132, col. 832. Pour Nivelles, Vita Geretrudis,
dans M.G.H., S.R.M., t. II, p. 466.
23. Voir A. Dierkens, « Saint Amand et la fondation de l'abbaye de Nivelles », dans
Revue du Nord, t. LXIX (1986) p. 325-334.
24. Vita S. Arnulphii, dans AA.SS. jul., t. IV, p. 439.
25. Voir notes 9, 10, 18.
26. Vita Anstrudis, dans M.G.H., S.R.M., t. VI, p. 73.
LES FONDATIONS D' ABBAYES FÉMININES 11

leurs filles. Le caractère de la fondation a donc profondément changé :


aucune femme ne crée d'abbaye dans le but de s'y retirer elle-même. Le
rôle des évêques devient prépondérant. Quelques cas sont assez bien
connus ; à Bouxières, l'évêque de Toul Gauzlin, crée une abbaye à la fois
pour entretenir un sanctuaire délaissé, une petite église dédiée à sainte
Marie, mais aussi pour établir une communauté préexistante : En effet,
Dieu le guidant, il trouva certaines moniales, telles des brebis errantes,
mais recherchant cependant le pâturage de la vie éternelle, consumées
par l'amour de Dieu et cherchant un lieu retiré pour le servir21.
Adalbéron Ier installe à Hastières des moniales de Sainte-Glossinde de
Metz, probablement récalcitrantes à la réforme qu'il y avait entreprise 28.
Adalbéron II crée à Metz l'abbaye Saint-Marie près d'une église qui
existait déjà au IXe siècle 29. En dehors d'Andlau, deux autres abbayes ont
été créées par des impératrices ; d'après le récit qu'on en a conservé ^
l'impératrice Richilde, épouse de Charles le Chauve, paraît avoir fondé et
doté l'abbaye de Juvigny en Lorraine, en l'honneur de sainte Scholastique,
mais sa fondation correspond aussi à la volonté d'expansion vers l'est de son
époux. Quant à l'impératrice Ermengarde, elle crée Erstein sur son
douaire pour établir sa dernière fille 31.
Les fondations ne semblent plus correspondre à un grand élan de piété
et de conversion aristocratique, tel celui du VIIe siècle. Même si le rôle
relatif des évêques s'accroît, leurs fondations restent rares : 7 en deux
siècles et demi (730-995) pour 7 entre 590 et 720. La ferveur religieuse
des aristocrates ne semble plus se tourner vers les fondations féminines :
entre 590 et 720, les aristocrates, hommes ou femmes avaient été à
l'origine de 46 fondations ; entre 730 et 995, ils créent seulement
12 abbayes de femmes.
On peut s'interroger sur les raisons de cette désaffection globale pour le
monachisme féminin : diminution du rôle des femmes dans la société
aristocratique, préférence accordée aux fondations masculines à une
époque où le fait de faire dire des messes paraît garant de salut dans l'au-
delà... Les documents dont nous disposons ne permettent que des
suppositions. A de rares exceptions près, nous ne disposons plus que de
chartes et de diplômes ; les sources hagiographiques sont devenues rares
autant que les saints et les saintes eux-mêmes. Ce caractère différent de la
documentation met en valeur l'aspect matériel et rationel de ces
fondations : établir des filles pour les familles aristocratiques, remettre en
ordre des communautés religieuses ou assurer l'entretien des églises pour

27. Gesta Episcoporum Tullensium, dans M.G.H., S.S., t. VIII, p. 339.


28. Historia Walciodorensis Monasterii, dans M.G.H., 5.5., t. XIV, p. 512-514.
29. Liste stationnale du milieu du IXe siècle, B.N., ms. lat. 268, fol. 154. Vita
Adalbewnis II, M.G.H., 5.5., t. IV, p. 662.
30. Les auteurs dans Gallia Christiana (t. XIII, instr. 311-313) et Mabillon (Annales
O.S.B., t. III, p. 184) se réfèrent à un ancien bréviaire manuscrit de l'abbaye de Juvigny.
31. Diplôme de Lothaire, 6 septembre 845, dans M.G.H., D.K., t. 251. Diplôme de
Lothaire et d'Irmengarde, 853, ibidem, p. 330. R. Friedel, Erstein, Geschichte des Klosters
und der Stadt. Erstein, 1927.
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MER

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Homblière^ ï Origny . Bucilly

«' Sainte-Godeberte
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limite des régions


principales routes étudiées

COTES DE LA MER DU NORD:


<~~- rivage actuel
*.v terres submergées jusqu'au Ville siècle
///// terres conquises sur la mer à partir du XHIe siècle

Okm 25km 50km 75km


•\ Sainte-Cécile/^
COLOGNE Notre-Damp
Sainte-Ursule

Rpmiremont
Les abbayes féminines fondées entre le VIe et le Xe siècle
14 M. GAILLARD

les évêques. Il convient maintenant de se demander si ce changement


dans la personnalité des fondateurs et dans leurs motivations s'est
accompagné d'une évolution notable de l'implantation des abbayes.

La carte fait apparaître ce qu'a de relatif l'isolement des abbayes. Deux


grands espaces sont vides d'abbayes féminines : au nord de la Lys, la
plaine de Flandre maritime actuelle où l'installation sur des terres encore
mal drainées devait être difficile pour des femmes ; la région entre Meuse
et Moselle, à l'écart des grands axes de circulation, occupée en partie par
la dépression humide et marécageuse de la Wœvre. Ailleurs, les abbayes
féminines se sont installées dans les vallées, non loin des voies romaines
ou dans des villes préexistantes. Une grande majorité de ces abbayes se
sont installées à la campagne : 43 au total. Nous n'avons que peu de
renseignements sur les conditions de ces installations : seule, la vie
tardive (du ixe siècle) des saintes Harlinde et Relinde nous relate les
péripéties de leur installation à Eicke. Adalhard choisit dans une forêt qui
lui appartenait un endroit occupé par des arbres inutiles et marécageux ;
il y trouva cependant une source d'eau claire. Là, avec l'aide de leurs
dépendants, les saintes construisirent en un seul jour leur monastère en
utilisant le sable et les pierres de la Meuse 32.
La recherche du désert était sans nul doute la principale motivation
pour une telle installation. Mais on ne recherchait sans doute pas la
solitude absolue comme l'atteste, aux premiers temps du moins,
l'utilisation d'anciennes villae familiales comme à Nivelles et à Pfalzel. La
recherche de la solitude n'exigeait pas la rupture totale avec le monde
mais simplement de vivre à l'écart de la cour ou des villes. Tout en
recherchant la solitude, on se gardait la possibilité de communiquer aussi
facilement que possible avec les autres abbayes ou les villes voisines.
Cette solitude était de courte durée, la plupart des abbayes donnant
naissance rapidement à un bourg ou même à une ville (Nivelles,
Maubeuge, Mons, plus tard Épinal). La recherche absolue du désert ne se
rencontre que dans de très rares cas : Hohenbourg, si difficile d'accès
qu'on éprouva le besoin de bâtir une annexe dans la vallée pour accueillir
pèlerins et malades a ; Remiremont qui redescendit dans la vallée au
IXe siècle. Le devoir d'hospitalité et de charité s'accommodait mal de la
solitude totale. C'est une des raisons pour lesquelles les plus grandes
abbayes se développèrent dans les villes ou près des axes de circulation.
De même, le culte des saintes abbesses et fondatrices tendit à rompre
l'isolement de ces grandes abbayes en moins d'une génération.
Dix-huit abbayes se sont installées dans des villes et treize d'entre elles
à l'intérieur des murs de la ville de l'époque ; ainsi les deux abbayes de
Trêves, les trois abbayes de Metz, les deux monastères Saint-Pierre de
Reims, Notre-Dame de Laon, Sainte-Godeberte à Noyon, Notre-Dame de

32. Vita Harlindis et Reinulae, dans AA. O.S.B., t. III, pare I, p. 657.
33. Vita Odilias, dans AA. O.S.B., t. III, pars II, p. 412.
LES FONDATIONS D' ABBAYES FÉMININES 15

Soissons, Sainte-Cécile et Notre-Dame du Capitole à Cologne, Saint-


Martin à Amiens. Mais il faut nuancer, car quelques abbayes semblent
occuper une position intermédiaire : le monastère Notre-Dame de Laon
s'étendait certainement hors de la ville aussi, puisque Salaberge peut se
promener dans le jardin, hors des murailles, tout en restant dans
l'enceinte du monastère 34. On peut supposer que seuls les bâtiments ont
été construits à l'abri des remparts et que le jardin s'étendait au dehors.
De même, Sainte-Glossinde de Metz se dote au ixe siècle d'une chapelle
cimetériale construite hors des murs 35. D'autres abbayes sont installées
aux portes de la ville : Saint-Pierre-le-Bas à Reims36 et Saint-Martin à
Amiens 37. Rares sont les abbayes construites à l'extérieur des remparts :
Saint-Étienne de Strasbourg et l'Oroër à Beauvais.
La répartition entre abbayes urbaines et abbayes rurales évolue
nettement durant les deux périodes que nous avons définies : avant 720,
13 monastères sur 38 sont installés en ville (à l'intérieur ou aux abords)
soit un peu plus d'un tiers ; après 720 on compte seulement 5 monastères
urbains sur 23, soit moins d'un quart. Faut-il y voir la preuve d'une plus
grande sécurité des campagnes ou la conséquence d'un manque de place à
l'intérieur des villes ? Le mode de construction de la première génération
de monastères, avant 720, plaide en faveur de la deuxième hypothèse : les
réutilisations d'édifices antiques sont fréquentes, ainsi Saint-Pierre-le-
Haut à Metz s'installe dans une ancienne basilique romaine et Oeren,
dans d'anciens greniers à Trêves ; il semble aussi qu'il y ait eu des
terrains vagues à l'intérieur des villes : à Metz, Glossinde pouvait choisir
elle-même l'emplacement de son abbaye parmi des terrains qui
appartenaient à son père 38. Il y avait donc sans doute, aux vie-vne siècles, dans
les villes, de la place pour installer des communautés. Au IXe siècle cela
ne semble plus être le cas dans les deux provinces de Belgique : il n'y a
qu'une seule exception, Sainte-Marie de Metz, communauté fondée par
Adalbéron II, mais dont l'église existait depuis longtemps 39. Les seules
installations en villes se trouvent dans les deux provinces récemment
rétablies de Germanie, à Cologne et à Mayence. Dans les deux provinces
de Gaule Belgique, le besoin de sécurité qui avait motivé, par exemple,
l'installation de sainte Salaberge dans les murs de Laon a cédé la place au
besoin de solitude, d'où de plus fréquentes installations rurales.
Nous avons donc mis en évidence un important changement dans les
conditions de fondation entre la première génération de monastères, entre

34. Vita Sadalbergae, dans M.G.H., S.R.M., t. V, p. 62 : Quadam denique die cum
extra murum oppidi, infra claustra tamen coenobii aestivo tempore deambularet.
35. Vita Glodesindis, dans ^.55., jul., t. VI, p. 203-210 (15).
36. Flodoard, Historia Romanis Ecclesiae, dans M.G.H., S.S., t. XIII, p. 595.
37. Voir note 6 et aussi, M. Vïeillard-Troiekouroff, Les monuments religieux de la
Gaule au temps de Grégoire de Tours, Paris, 1976, p. 32-33, F. Wasselle, E. Will, Revue
du Nord, t. XL. (1958), p. 467-482. Le monastère se trouvait à l'emplacement de l'église
Saint-Martin-du-Bourg, alors à la porte de la cité, mais dans la ville.
38. Vita Glodesindis, dans AA.SS., jul., t, VI, p. 203-210 (12).
39. Voir note 29.
16 M. GAILLARD

590 et 720 et la deuxième qui ne débute véritablement qu'après 840. Ce


changement affecte la personnalité des fondateurs, leurs motivations et
aussi le site choisi pour le monastère. Nous pouvons donc nous demander
si une évolution semblable, voire une rupture, se serait également
produite dans le choix des règles de vie lors de la création de chaque
communauté. Rappelons qu'en ce domaine, le concile d'Aix-la-Chapelle
a, sur l'initiative de saint Benoît d'Aniane, imposé le choix aussi bien aux
femmes qu'aux hommes entre la règle bénédictine et la règle canoniale
inspirée de saint Augustin. Négligeant les trois seules fondations
monastiques féminines qui prennent place entre 720, fin de notre
« première génération », et 816-817, années où se tient ce concile, nous
nous demanderons si une première période caractérisée par l'importance
du rôle des femmes et de l'aristocratie dans la fondation des monastères
ainsi que par le grand nombre d'abbayes urbaines ne serait pas à opposer
à une période d'après-concile aux caractères différents.

Aux viie-vine siècles, le choix des règles dont disposaient les fondateurs
était fort restreint, par l'usage du moins. Outre la règle de saint Césaire,
deux règles furent composées en Gaule pour les femmes. L'évêque de
Besançon, Donat, ancien moine de Luxeuil, composa vers 655 une règle
pour le monastère de Jussans fondé par sa mère Flavie ; sur les 77
chapitres, 43 sont directement inspirés par la règle de saint Benoît, les
autres empruntent à la règle de saint Césaire et à celle de saint
Colomban40. Mais dès le début du vu* siècle une autre règle avait été
composée ; elle fut peut-être écrite par Walbert, successeur d'Eustase à la
tête de Luxeuil, car il fut envoyé par celui-ci à Faremoutiers pour y
éduquer les religieuses 41. Cette règle est pour l'essentiel bénédictine, et,
pour 1/4 seulement des chapitres, colombanienne. Walbert, s'il n'est pas
sûr qu'il l'ait écrite, a probablement diffusé cette règle et il est probable
qu'elle influença la vie du monastère de Laon fondé sur ses propres
conseils 4Z, plutôt que celle de Donat : l'hagiographe de sainte Salaberge
nous montre celle-ci en train de faire la cuisine alors que la règle de
Donat en exempte l'abbesse 43. Cependant, à la lecture de la vie de sainte
Salaberge, il est bien difficile de faire la part de l'éventuelle règle de
Walbert et de l'influence directe de la règle bénédictine. Des passages
entiers de la vie de sainte Salaberge, se réfèrent à la règle de saint
Benoît ** ; mais comment distinguer si son influence s'exerça directement

40. L. Gougaud, « Inventaire des règles monastiques irlandaises », dans Revue


Bénédictine, 1908, p. 329-331.
41. Ibidem., L. Gougaud présente Walbert comme l'auteur de la règle anonyme (P.L.,
t. 88, col. 1053-1070), mais il n'y a pas de certitude absolue.
42. Vita Sadalbergae, dans M.G.H., S.R.M., t. V, p. 56.
43. Ibidem., p. 63 ; L. Gougaud, op. cit., à la note 40.
44. Voir notre communication au colloque « L'Art du haut Moyen Age dans le Nord-
Ouest de la France » (Saint-Riquier, 22-24 sept. 1987), à paraître par les soins de l'Université
de Picardie, en 1990.
LES FONDATIONS D'ABBAYES FÉMININES 17

ou par l'intermédiaire de la règle de Walbert ou bien encore si c'est


l'hagiographe lui-même qui subit son influence ?
En ce qui concerne les provinces ecclésiastiques de Trêves et de Reims,
aucune source antérieure au IXe siècle ne mentionne explicitement la règle
suivie. La plus ancienne mention de la règle de saint Benoît date de 821 et
provient du liber memorialis de Remiremont 4S. Celui-ci nous indique
que la règle bénédictine ne fut effectivement reçue dans le monastère qu'à
cette date 4S. Pour les siècles précédents, il faut donc supposer que le
monastère suivait une règle bénédicto-colombanienne semblable à celle
de Luxeuil dont étaient issus les premiers abbés 47. Ceux-ci, Amé, puis
Romaric, avaient vécu à Luxeuil, sous l'abbatiat d'Eustase et étaient donc
contemporains de Donat et de Walbert. A Trêves et à Metz, la règle de
saint Benoît fut peut-être plus exclusivement suivie grâce à l'influence de
Willibrord sur Irmine, restauratrice d'Oeren, dont la fille Adèle créa
Pfalzel 48. De nombreux monastères dirigés par une abbesse accueillaient
des hommes : Nivelles abritait des moines irlandais, Mons, Maubeuge et
Laon, des prêtres pour le service religieux. Mais s'agissait-il pour autant
de véritables monastères doubles ?
L'existence de monastères doubles est à mettre en relation avec
l'influence colombanienne. Selon une tradition bien établie, il y aurait eu
six monastères doubles dans la région qui nous intéresse : Nivelles, Laon,
Mons, Maubeuge, Remiremont, Marchiennes. Il convient cependant de
s'interroger sur l'importance de la communauté d'hommes dans ces
abbayes. Les deux communautés n'apparaissent clairement lors de la
fondation que dans un seul cas, Remiremont. Les deux fondateurs ont
établi en même temps les deux communautés et ont choisi eux-mêmes la
première abbesse, Macteflède. Trois abbés se succèdent aux premiers
temps du monastère, Amé, Romaric et Adelphe, ensuite, on n'en connaît
plus 49. Nous savons qu'à Nivelles ont vécu les moines irlandais Feuillan
et Ultan, fondateurs de Fosses, et que sainte Gertrude confia la gestion
des affaires de l'abbaye à des moines 50. Sa vie et les virtutes sanctae
Geretrudis ont été écrites par un moine de Nivelles. Mais nous ne savons
pas quelle était l'importance de la communauté masculine à Nivelles, et
nous ne connaissons le nom d'un abbé que par un seul document, la vita
Aldegundis 51. Remiremont et Nivelles sont donc les seuls monastères
dont on puisse affirmer qu'ils furent doubles dès l'origine.
A Marchiennes, il n'y eut d'abord qu'une communauté de moines, ce

45. M.G.H., Libri memoriales, t. I, 1970, f* 35.


46. Pour dater le début de la rédaction du Liber Memorialis de Remiremont, A. Didier-
Laurent, « L'abbaye de Remiremont, histoire critique des premiers siècles de son histoire »,
dans Mémoires de la Société d'archéologie Lorraine, 1977, p. 259-498.
47. Vitae abbatum Habendensium, dans M.G.H., S.R.M., t. IV, p. 215-228 (vies écrite»
à la fin du vne siècle).
48. Donations d'Irmine à Willibrord, P.L., t. 87, col. 1309-1312, et, t. 89, col. 357.
49. Voir note 47.
50. Vita S. Geretrudis, dan» M.G.H., S.R.M., t. II, p. 457.
51. Voir note 14.
18 M. GAILLARD

n'est que lorsque la fondatrice, Rictrude, décida de s'y retirer que le


monastère devint double 52. A Laon, les vies de sainte Salaberge et de sa
fille Anstrude mentionnent la présence de deux moines, un jardinier et le
propre frère d'Anstrude 52, donc nulle preuve de communauté masculine
organisée. Quant à Mons et Maubeuge, les vies de Waudru et
d'Aldegonde ne font aucune allusion à une communauté d'hommes. Seul, le
faux testament d'Aldegonde, fabriqué au xne siècle, fait état de chanoines
mais il s'agit sans doute des chanoines de la collégiale voisine chargés du
service liturgique pour l'abbaye 54. Il est donc permis de douter de
l'existence de véritables abbayes doubles où les deux communautés
d'hommes et de femmes s'équilibraient ; on peut supposer qu'il y eut
dans de nombreuses abbayes coexistence d'une importante communauté
de femmes et d'une communauté d'hommes réduite à l'effectif nécessaire
pour les services religieux et chargée des relations extérieures, comme il
apparaît à Nivelles et à Laon. Dans l'ensemble, la règle de vie suivie par
la communauté dépendait sans doute énormément de la personnalité de
l'abbesse et peut-être est-il vain de rechercher, pour les premières
décennies, une règle précisément suivie. Les sources attestent certaines
pratiques, mais on ne peut affirmer qu'elles furent de règle partout. Les
moniales de Remiremont pratiquaient la louange perpétuelle œ. C'est à
propos de la lecture faite pendant le repas à Pfalzel que s'effectue le
premier contact entre Boniface et le jeune Grégoire ffi ; Itte, pour montrer
la vocation de sa fille Gertrude, la tonsure elle-même puis lui fait recevoir
le voile avec ses compagnes 57.
Bien que sans doute l'essentiel nous en échappe, les relations étaient
intenses entre ces communautés, car certaines abbesses venaient d'autres
monastères. La tradition veut qu'Aethérie, première abbesse de Notre-
Dame de Soissons soit venue de Jouarre ; Modesta, abbesse d'Oeren,
venait peut-être de Remiremont 58. Des moniales de Nivelles furent les
premières occupantes du monastère d'Andenne 59. Des liens d'amitié
unissaient Gertrude de Nivelles à Modesta et l'on voit Adela, future
fondatrice de Pfalzel, se rendre à Nivelles 60. Il y eut donc sans doute une
certaine homogénéité des règles de vie dans les monastères féminins grâce
à ces relations intenses, mais il faut attendre le concile d'Aix pour que
s'impose le choix entre la règle de saint Benoît et le mode de vie canonial.
Les abbayes fondées après ce concile sont peu nombreuses et leur

52. Vita Rictrudis, dans P.L., t. 132, col. 838.


53. Vita Sadalbergae, dans M.G.H., S.R.M., t. V, p. 62 ; Vita Anstrudis, M.G.H.,
S.R.M., VI, p. 68.
54. P. Bonnefant « Note critique sur le prétendu testament de sainte Aldegonde », dans
Bulletin de la Commission Royale d'Histoire, t. 38, Bruxelles, 1934. ,
55. Vita arnati Abbatis Habendensis, dans M.G.H., S.R.M., t. IV, p. 218. *
56. Voir note 11.
57. Vita S. Geretrudis, dans M.G.H., S.R.M., t. II, p. 455-56.
58. Si toutefois, on peut l'identifier avec la Modesta citée au f 35 du Liber memoralis de
Remiremont (op. cit., note 45).
59. De virtutibus S. Geretrudis, dans M.G.H., S.R.M., t. II, p. 469.
60. Ibidem., p. 465 et 469.
LES FONDATIONS D' ABBAYES FÉMININES 19

statut est souvent mal connu pour les IXe et Xe siècles. Il y eut des
fondations bénédictines : Sainte-Marie de Metz et Neumunster, fondées
par l'évêque réformateur Adalbéron II ; Épinal, à la tête de laquelle
l'évêque Gauzlin de Toul plaça l'abbesse Rothilde, choisie pour son
expérience : c'était une disciple d'Humbert de Verdun, lui-même
conseiller du réformateur Jean de Gorze61. Adalbéron Ier regroupa à
Hastières des moniales venues de Sainte-Glossinde de Metz qui
n'acceptaient pas la réforme de leur monastère d'origine œ ; on ne sait si elles
furent contraintes d'observer la règle de saint Benoît ou si elles eurent le
droit de choisir la règle plus douce des chanoinesses. Bénédictines furent
sans doute l'abbaye de Juvigny, dotée des reliques de sainte Scholastique,
la sœur de saint Benoît, et l'abbaye de Vergaville fondée en 966 pour
accueillir des sanctimoniales sub régule^. Mais, dans l'ensemble, on
connaît mal, faute de récits hagiographiques, le statut des abbayes
fondées aux IXe et Xe siècles. Certaines d'entre elles sont connues comme
collégiales dans les siècles suivants mais cela n'implique pas qu'elles le
furent dès l'origine. On pourrait être tenté d'assimiler fondations
épiscopales et fondations bénédictines, et ceci est valable dans les
quelques cas précédemment évoqués, mais le cas d' Hastières peut être
interprété à l'inverse. De même les fondations de laïques pourraient être
considérées comme fondations de collégiales, mais le cas de Vergaville
s'inscrit en faux contre cette hypothèse. La règle choisie dépend donc
sans doute davantage des motivations du fondateur que de son statut
social. Un laïc songeant au salut de son âme préférait sans doute fonder
une abbaye bénédictine aux exigences plus rigoureuses, tandis que celui
qui voulait établir sa fille pouvait favoriser la fondation d'une collégiale,
comme le fit l'impératrice Ermengarde pour sa fille Rothilde à Erstein 64.
De même, un évêque pouvait très bien considérer l'idéal bénédictin
comme accessible à une élite et fonder une collégiale pour des âmes
moins trempées.
Quoi qu'il en soit, il est probable que l'attitude de la communauté ainsi
formée devint décisive dans le choix de la règle de vie ; c'est pourquoi il
existe de nombreux exemples de communautés bénédictines choisissant
ensuite la règle des chanoinesses (Nivelles, Hohenbourg, Épinal, Remire-
mont), mais ce serait l'objet d'une autre étude que de suivre l'évolution
de ces abbayes dont nous avons analysé la fondation.

Les deux grandes périodes qui se sont imposées à nous durant cette
étude correspondent donc à deux phases différentes du monachisme
féminin, tant du point de vue qualitatif que du point de vue quantitatif.
Pendant la première phase 590-720, c'est bien le grand siècle des saintes :

61. Vita Johannis Gorziensis, dans M.G.H., S.S., t. IV, p. 451-452.


62. Voir note 28.
63. Charte de fondation, 966, éd. par Dom Calmet, Histoire de Lorraine, t. I, Preuves,
col. 378 (lre édition).
64. Voir note 31.
20 M. GAILLARD

les femmes de l'aristocratie sont à l'origine de la plupart des fondations,


leur propre mode de vie, leur sainteté, inspirent le mode de vie de la
communauté tout autant que des règles, écrites pour la plupart par des
hommes et pour des hommes. Ces nombreuses fondations se font avec
l'accord, voire l'encouragement des familles, souvent elles-mêmes
converties à cet idéal. Il n'y a donc pas de rupture totale entre ces femmes et
leur milieu. Leur vocation correspondait sans doute à un besoin
fortement ressenti par l'aristocratie, aussi soucieuse de son avenir dans
l'au-delà que de sa puissance terrestre. L'opposition de la famille à la
vocation de l'un des siens n'apparaît que dans les vies écrites tardivement
à partir du IXe siècle. Elle n'apparaît pas dans les vies écrites au VIIe siècle
et au début du VIIIe siècle (Gertrude, Salaberge, Aldegonde). C'est
pourquoi sans doute, la recherche de l'isolement matériel n'était qu'une
préoccupation secondaire lors du choix du site et de l'implantation du
monastère. Durant la deuxième période moins dynamique, les femmes
ont perdu l'initiative des fondations, de même qu'elles doivent se
soumettre à deux règles écrites par des hommes. Mais cet effacement des
femmes n'est peut-être dû qu'à une illusion d'optique, conséquence de la
nature différente des sources : chartes et diplômes sont davantage
attachés aux aspects matériels qu'aux aspects spirituels et mettent en
valeur l'action des autorités laïques ou ecclésiastiques, sans nous
permettre de discerner quelle fut l'influence réelle des abbesses et des
moniales sur la fondation et la vie de leurs abbayes.

Michèle Gaillard.

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