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Résumé
L'analyse des fondations d'abbayes féminines met en évidence deux phases distinctes de part et d'autre de 720. Avant cette
date, nos sources, essentiellement littéraires (vitae, gesta episcoporum, chroniques) nous montrent des fondations nombreuses
et rapprochées dans le temps et dans l'espace, le rôle essentiel des femmes de l'aristocratie et l'influence décisive de la
personnalité de l'abbesse sur la vie de la communauté. Après 720, les sources, le plus souvent diplomatiques, nous révèlent
l'influence croissante des évêques sur les fondations et le choix de la règle (à partir de 816, bénédictine ou canoniale). Ces
fondations sont moins nombreuses et davantage disséminées ; le rôle des femmes devient insignifiant.
Abstract
The analysis of the foundations of women's abbeys brings to light two different periods, before and after 720. Before 720, our
essentiality literary sources (vitae, gesta episcoporum, chronicles) show us numerous foundations wich are close to one another
in term of time and space ; they underline the essential part played by female aristocrats and the decisive influence of the
abbess's personality upon the life of the community. After 720, our sources — of a diplomatic nature most of the time — lay
stress on the inceasing influence of the bischops upon the foundations and in the choice of the rule (from 816, benedictine or
canonical). The foundations are few and more scattered. The role played by women became unimportant from then on.
Gaillard Michèle. Les fondations d'abbayes féminines dans le nord et l'est de la Gaule, de la fin du VIe siècle à la fin du Xe
siècle. In: Revue d'histoire de l'Église de France, tome 76, n°196, 1990. pp. 5-20.
doi : 10.3406/rhef.1990.3482
http://www.persee.fr/doc/rhef_0300-9505_1990_num_76_196_3482
II ne s'agit pas ici de retracer l'histoire de ces abbayes pendant ces cinq
siècles mais d'examiner le plus précisément possible les conditions de
leur fondation. Les provinces ecclésiastiques de Trêves (Belgique
première) et de Reims (Belgique seconde) serviront de cadre à cette
étude \
Nos principales sources sont littéraires : vies de saints, gestes des
évêques, chroniques. Il convient donc de les utiliser avec d'autant plus de
prudence qu'elles ont été rédigées tardivement. Nous n'avons donc pas
tenu compte des textes postérieurs au XIIe siècle. La chronologie de ces
fondations retiendra tout d'abord notre attention car elles sont loin de se
répartir régulièrement dans le temps. Nous examinerons ensuite quels
furent les fondateurs de ces abbayes, les conditions matérielles de ces
fondations et quelles règles furent suivies aux origines.
Parmi les abbayes ayant eu une existence durable, Saint-Pierre-le-Haut,
à Reims, semble la plus ancienne. Flodoard établit ainsi la chronologie
des fondations des monastères de femmes à Reims : deux monastères
subsistent encore de nos jours dans la ville : l'un que l'on nomme
supérieur à cause de son sitef fut construit par le prêtre Baldéric et sa
sœur Bova qui en devint ensuite l'abbesse en l'honneur de sainte Marie
et de saint Pierre2. Selon lui, Balderic et Bova étaient les enfants de
Sigebert mais il ne précise pas davantage. Si ce renseignement est exact,
la fondation peut avoir eu lieu entre 561 (début du règne de Sigebert Ier)
et 656 (fin du règne de Sigebert III). Par ailleurs, Flodoard indique que
l'évêque Romulfe fit don, par testament, de la villa Lautiniacum au
monastère 3 ; or, l'évêque Romulfe vivait à la fin du VIe siècle. La
fondation eut donc lieu au plus tard vers 590-600 et au plus tôt vers 560-
570, bien avant celle de Saint-Pierre-le-Bas par saint Gombert, frère de
1. La Belgique Première comprenait outre les évêchés de Trêves, Metz et Toul, une
partie des anciennes provinces de Germanie démembrées par les invasions, c'est-à-dire les
évêchés de Mayence, Worms, Spire et Strasbourg, et qui furent dès 748 à nouveau
regroupées avec Mayence comme métropole. Elle incluait aussi les évêchés de Cologne et
Liège-Maastricht qui ne reformèrent une province ecclésiastique qu'en 811.
2. Flodoard, Historic Remensis Ecclesiae, dans M.G.H., S.S. t. XIII, p. 590.
3. Ibidem, p. 451 : ...villam vero Lautiniacum super fluvium Caltaionem contulit
monasterio puellarum Remis in honore sancti Pétri traditur.
R.H.É.F., t. LXXVI, 1990.
6 M. GAILLARD
600 620 640 660 6g0 700 720 740 76.0 78.0 8Q0 8gO 840 86.0 880 900 92.0 910 960 980 loop
590 610 630 650 670 690 710 730 750 770 790 8I0 830 850 870 890 910 930 950 970 990
'
4. Ibidem, p. 443.
5. Ibidem, p. 418.
6. Grégoire de Tours, De virtutibus S. Martini, dans M.G.H., S.R.M., t. I, p. 598.
7. F. Prinz, Frùhes Monchtum in Frankenreich, Munich- Vienne, 1965, t. 2, cartes VIIc,
Xllb, XIIc.
LES FONDATIONS D'ABBAYES FÉMININES
16.
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2. Les fondateurs d'abbayes féminines
siècle, soit près d'un siècle après la mort de la sainte, et comprend bien
des aspects légendaires : opposition des parents, réception miraculeuse du
voile...
Dans ces trois cas, la vocation de la jeune fille n'est pas seulement une
affaire personnelle. Ansbert et Angadrème sont tous les deux d'accord
pour s'opposer aux projets matrimoniaux de leurs parents. La vocation
d'Aldegonde apparaît véritablement comme une affaire de famille : ses
parents vivent à l'écart du monde 1S, sa sœur Waudru vit en recluse dans
son monastère de Mons 16. Malgré l'opposition (légendaire ?) de ses
parents, Glossinde obtient le soutien de sa tante Rotlinde et reçoit de ses
parents le terrain nécessaire à la construction de son monastère 17. Ainsi,
lorsque ces jeunes filles prennent le voile, elles n'agissent pas seules mais
avec le soutien, volontaire ou provoqué, mais toujours nécessaire, de leur
famille. Cette intervention familiale apparaît encore plus nettement
quand les fondations sont faites par des parents pour leur fille. Mais ce
sont des sources plus tardives qui font état de telles démarches. Selon des
sources d'époque carolingienne, le duc Eleuthère fit construire une
abbaye pour sa fille Waldrée à Metz 18, Adalhard pour ses filles à
Maaseik 19. Un frère et une sœur pouvaient également construire une
abbaye ensemble : Baudry et Bova à Reims selon Flodoard ^ Jean et
Eulalie à Hasnon, selon un diplôme de Charles le Chauve 21.
Les créations d'abbayes de femmes semblent résulter de la volonté
délibérée de quelques familles. Elles ne correspondent donc pas, dans la
plupart des cas, à une volonté de rupture totale avec le monde. La
fondatrice n'est pas plus rejetée par sa famille que celle-ci ne la rejette,
c'est pourquoi de nombreuses femmes s'y retirent accompagnées de leurs
enfants : Itte à Nivelles, Salaberge à Laon, Rictrude à Marchiennes pour
ne citer que les cas les plus sûrs. Les parents qui aidèrent leurs filles, avec
ou sans les hésitations développées seulement dans les vies les plus
tardives, comptent sur la prière de celles-ci et de leur communauté pour
sauver leur âme.
Le soutien matériel et moral des familles de l'aristocratie explique sans
doute le faible rôle des évêques dans ces fondations. L'évêque Bodon-
Leudin de Toul créa le monastère de Bonmoutiers, mais ce fut pour y
placer sa fille Teutberge. Lui-même était le frère de Salaberge de Laon ;
son initiative semble donc autant familiale qu'épiscopale. L'influence de
saint Amand fut, semble-t-il, décisive pour la création de Moustier-sur-
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Les abbayes féminines fondées entre le VIe et le Xe siècle
14 M. GAILLARD
32. Vita Harlindis et Reinulae, dans AA. O.S.B., t. III, pare I, p. 657.
33. Vita Odilias, dans AA. O.S.B., t. III, pars II, p. 412.
LES FONDATIONS D' ABBAYES FÉMININES 15
34. Vita Sadalbergae, dans M.G.H., S.R.M., t. V, p. 62 : Quadam denique die cum
extra murum oppidi, infra claustra tamen coenobii aestivo tempore deambularet.
35. Vita Glodesindis, dans ^.55., jul., t. VI, p. 203-210 (15).
36. Flodoard, Historia Romanis Ecclesiae, dans M.G.H., S.S., t. XIII, p. 595.
37. Voir note 6 et aussi, M. Vïeillard-Troiekouroff, Les monuments religieux de la
Gaule au temps de Grégoire de Tours, Paris, 1976, p. 32-33, F. Wasselle, E. Will, Revue
du Nord, t. XL. (1958), p. 467-482. Le monastère se trouvait à l'emplacement de l'église
Saint-Martin-du-Bourg, alors à la porte de la cité, mais dans la ville.
38. Vita Glodesindis, dans AA.SS., jul., t, VI, p. 203-210 (12).
39. Voir note 29.
16 M. GAILLARD
Aux viie-vine siècles, le choix des règles dont disposaient les fondateurs
était fort restreint, par l'usage du moins. Outre la règle de saint Césaire,
deux règles furent composées en Gaule pour les femmes. L'évêque de
Besançon, Donat, ancien moine de Luxeuil, composa vers 655 une règle
pour le monastère de Jussans fondé par sa mère Flavie ; sur les 77
chapitres, 43 sont directement inspirés par la règle de saint Benoît, les
autres empruntent à la règle de saint Césaire et à celle de saint
Colomban40. Mais dès le début du vu* siècle une autre règle avait été
composée ; elle fut peut-être écrite par Walbert, successeur d'Eustase à la
tête de Luxeuil, car il fut envoyé par celui-ci à Faremoutiers pour y
éduquer les religieuses 41. Cette règle est pour l'essentiel bénédictine, et,
pour 1/4 seulement des chapitres, colombanienne. Walbert, s'il n'est pas
sûr qu'il l'ait écrite, a probablement diffusé cette règle et il est probable
qu'elle influença la vie du monastère de Laon fondé sur ses propres
conseils 4Z, plutôt que celle de Donat : l'hagiographe de sainte Salaberge
nous montre celle-ci en train de faire la cuisine alors que la règle de
Donat en exempte l'abbesse 43. Cependant, à la lecture de la vie de sainte
Salaberge, il est bien difficile de faire la part de l'éventuelle règle de
Walbert et de l'influence directe de la règle bénédictine. Des passages
entiers de la vie de sainte Salaberge, se réfèrent à la règle de saint
Benoît ** ; mais comment distinguer si son influence s'exerça directement
statut est souvent mal connu pour les IXe et Xe siècles. Il y eut des
fondations bénédictines : Sainte-Marie de Metz et Neumunster, fondées
par l'évêque réformateur Adalbéron II ; Épinal, à la tête de laquelle
l'évêque Gauzlin de Toul plaça l'abbesse Rothilde, choisie pour son
expérience : c'était une disciple d'Humbert de Verdun, lui-même
conseiller du réformateur Jean de Gorze61. Adalbéron Ier regroupa à
Hastières des moniales venues de Sainte-Glossinde de Metz qui
n'acceptaient pas la réforme de leur monastère d'origine œ ; on ne sait si elles
furent contraintes d'observer la règle de saint Benoît ou si elles eurent le
droit de choisir la règle plus douce des chanoinesses. Bénédictines furent
sans doute l'abbaye de Juvigny, dotée des reliques de sainte Scholastique,
la sœur de saint Benoît, et l'abbaye de Vergaville fondée en 966 pour
accueillir des sanctimoniales sub régule^. Mais, dans l'ensemble, on
connaît mal, faute de récits hagiographiques, le statut des abbayes
fondées aux IXe et Xe siècles. Certaines d'entre elles sont connues comme
collégiales dans les siècles suivants mais cela n'implique pas qu'elles le
furent dès l'origine. On pourrait être tenté d'assimiler fondations
épiscopales et fondations bénédictines, et ceci est valable dans les
quelques cas précédemment évoqués, mais le cas d' Hastières peut être
interprété à l'inverse. De même les fondations de laïques pourraient être
considérées comme fondations de collégiales, mais le cas de Vergaville
s'inscrit en faux contre cette hypothèse. La règle choisie dépend donc
sans doute davantage des motivations du fondateur que de son statut
social. Un laïc songeant au salut de son âme préférait sans doute fonder
une abbaye bénédictine aux exigences plus rigoureuses, tandis que celui
qui voulait établir sa fille pouvait favoriser la fondation d'une collégiale,
comme le fit l'impératrice Ermengarde pour sa fille Rothilde à Erstein 64.
De même, un évêque pouvait très bien considérer l'idéal bénédictin
comme accessible à une élite et fonder une collégiale pour des âmes
moins trempées.
Quoi qu'il en soit, il est probable que l'attitude de la communauté ainsi
formée devint décisive dans le choix de la règle de vie ; c'est pourquoi il
existe de nombreux exemples de communautés bénédictines choisissant
ensuite la règle des chanoinesses (Nivelles, Hohenbourg, Épinal, Remire-
mont), mais ce serait l'objet d'une autre étude que de suivre l'évolution
de ces abbayes dont nous avons analysé la fondation.
Les deux grandes périodes qui se sont imposées à nous durant cette
étude correspondent donc à deux phases différentes du monachisme
féminin, tant du point de vue qualitatif que du point de vue quantitatif.
Pendant la première phase 590-720, c'est bien le grand siècle des saintes :
Michèle Gaillard.