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Revue d’histoire moderne et

contemporaine

Une nouvelle histoire de la culture matérielle ?


Dominique Poulot

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Poulot Dominique. Une nouvelle histoire de la culture matérielle ?. In: Revue d’histoire moderne et contemporaine, tome 44
N°2, Avril-juin 1997. pp. 344-357;

doi : https://doi.org/10.3406/rhmc.1997.1870

https://www.persee.fr/doc/rhmc_0048-8003_1997_num_44_2_1870

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UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATERIELLE ?

La culture matérielle est entrée depuis au moins une génération dans le


registre classique de l'historiographie des temps modernes. Elle dispose
de manuels ad hoc, à l'égal de l'histoire sociale, démographique, rurale...
L'intérêt des historiens à son égard a revêtu successivement trois formes. Il s'est
d'abord limité à une préoccupation exclusive d'unica, d'oeuvres élitaires, de
grande qualité stylistique, selon un dessein d'histoire de l'art. Ensuite, une
certaine fascination taxinomique a conduit à élaborer des typologies descriptives
et chronologiques, des systèmes de classification d'artefacts d'après les
artisanales de chaque époque, dans un souci d'histoire de la technique,
d'études d'archéologie et de géographie historiques. Enfin, depuis une vingtaine
d'années, la préoccupation majeure est d'analyser les objets pour éclairer les
conduites, notamment en les considérant au sein d'une communauté, dans une
perspective d'histoire sociale ou d'anthropologie1.

Situation de la discipline

Dans la décennie quatre-vingt, les études portant sur la culture matérielle


font ainsi partie intégrante de l'histoire sociale, elle-même hégémonique sur
l'ensemble de la discipline2. Apparaissent une étude de l'habitat, dégagée des
critères de la seule histoire de l'architecture, celle des artefacts domestiques, de
la nourriture et du vêtement, capitale pour une histoire de l'expérience
féminine et familiale, celle du travail — le cas échéant grâce à l'archéologie
expérimentale — , celle, ethnographique, des usages et des pratiques propres à
certaines communautés, celle enfin des paysages et des environnements, urbains
et ruraux, liée à une nouvelle géographie culturelle. Certes, tous ces aspects
sont très inégalement traités ; en France, l'histoire s'est intéressée au monde des
objets essentiellement dans la perspective d'une histoire de la vie privée, de la

1. Thomas J. Schlereth, «History Museums and material culture», dans W.Leon et


R. Rosenzweig ed. History museums in the United States. A critical assessment, University of Illinois
Press, 1989, p. 294-320. Voir, du même Thomas J. Schlereth, « Material culture and cultural
research », in Thomas J. Schlereth ed. Material culture : a research guide, Lawrence, University Press
of Kansas, 1975.
2. Thomas J. Schlereth, « Material culture studies and social history research », Journal of
Social History, 16, 4, 1983, p. 111-43.

Revue d'histoire moderne et contemporaine,


44-2, avril-juin 1997.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 345
construction de la sphère intime, par opposition à la sphère publique3. Rien de
comparable, par conséquent, à une histoire culturelle anglo-saxonne, peut-être
surtout américaine, qui a placé depuis les décennies 1920-1930 la question de
la marchandise et de la culture de masse au centre de ses intérêts4.
Cependant, une source privilégiée, l'inventaire après décès, a amené, en une
quinzaine d'années, une somme de connaissances relativement considérable sur
la vie matérielle de l'Ancien Régime. Celle-ci a trouvé son opus magnum avec
l'enquête publiée par Annick Pardailhé-Galabrun, qui porte sur une maison sur
dix à peu près du Paris de 1600 à 17895. Le livre a été précédé d'une enquête
de Daniel Roche, plus limitée quantitativement, mais qui en élaborait les
principes et en inventait les méthodes, Le peuple de Paris (Paris, 1981). Cet
ensemble d'études extrêmement fines de l'espace parisien aboutit à quelques
conclusions majeures pour l'élaboration d'une « civilisation des moeurs » chère
à Norbert Elias. Les Lumières y apparaissent décisives, car comme le résume
Joël Cornette, le xvnf siècle est « multiplicateur d'objets, d'espaces à l'intérieur
de la maison ; séparateur de fonctions, par un cloisonnement de plus en plus
net des activités professionnelles et privées, publiques et intimes, en isolant les
différents lieux dévolus à des usages et à des gestes quotidiens précis et
spécialisés »6. L'interprétation de ce bouleversement évoque une vulgarisation,
qui va de l'élite étroite de la cour aux Parisiens les moins notables. Si cette
profusion d'indices accumulés, d'objets recensés, témoigne de la fécondité d'une
démarche exemplaire, celle-ci, systématiquement reconduite, s'avère toutefois
répétitive, dans un questionnaire toujours consacré aux partage privé/public et
individu/collectif. Il devient par la suite difficile d'éviter la loi des rendements
décroissants, sauf à tourner ses regards vers d'autres périodes, tel le xvie siècle 7,
ou encore à porter l'enquête vers les campagnes, pour d'évidentes raisons de
représentativité et de sous-exploitation documentaire8.
Bref, l'analyse de la vie matérielle, dans la tradition française, demeure
fidèle à l'idéal d'une archéologie du quotidien, d'une reconstitution de
familier des individus, grâce à l'étude sérielle d'une source privilégiée
pour son dépouillement régulier et la confection commode de fiches9. Elle
participe des hypothèses de travail formulées naguère par Pierre Chaunu sur le
quantitatif au troisième niveau et l'histoire sérielle, et des progrès d'une disci-

3. Ph. Ariès et G. Duby éd. Histoire de la vie privée, Paris, 1985-1988, 5 volumes. Encore cette
dernière entreprise a-t-elle peu fait appel à la culture matérielle en tant que telle : essentiellement
dans la participation d'un archéologue, Yvon Thébert, au premier volume consacré à l'Antiquité. Orest
Ranum consacre néanmoins des développements aux objets de l'intimité dans le volume réservé aux
temps modernes. Jean-Pierre Goubert, La conquête de l'eau. L'avènement de la santé à l'âge industriel,
Paris, 1986, p. 173-218, ainsi que plusieurs thèses de troisième cycle, ont étudié production et
consommation de l'eau et invention d'une nouvelle culture, à la fois matérielle et corporelle, de même
qu'Alain Corbin dans son œuvre d'historien des sens.
4. Comme le montre excellemment Jean-Christophe Agnew, « Coming up for air » dans
J. Brewer et R. Porter, Consumption and the world of goods, Londres, 1993.
5. Annick Pardailhé-Galabrun, La naissance de l'intime, 3 000 foyers parisiens, xvif-xvuf siècles,
Paris, 1988.
6. Joël Cornette, « La révolution des objets. Le Paris des inventaires après décès, xvif-
xviif siècles », Revue d'Histoire Moderne et Contemporaine, XXXVI, 1989, p. 476-486.
7. Laurent Bourquin, « Les objets de la vie quotidienne dans la première moitié du XVIe siècle à
travers cent inventaires après décès parisiens », Revue d'Histoire moderne et contemporaine, XXXVI,
1989, p. 465-475.
8. Benoît Garnot, « Le logement populaire au xviif siècle : l'exemple de Chartres », Revue
d'Histoire moderne et contemporaine, XXXVI, 1989, p. 185-210.
9. On trouvera la description de cette méthode dans Daniel Roche, Le peuple de Paris, op. cit.,
p. 59-61, et Annick Pardailhé-Galabrun, La naissance de l'intime, op. cit. p. 24-25.
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pline particulière, l'histoire notariale, dont elle est en quelque sorte le fruit10.
La lecture sociale de la culture matérielle s'y limite souvent à la statistique de
la distribution des biens selon les niveaux de revenus. Au-delà, le ressort de la
diffusion des objets tient à la vulgarisation progressive de modèles de
Dans une synthèse exemplaire aussi bien du domaine de recherche que de
la démarche et de ses enjeux, Daniel Roche évoque, à propos des vêtements, le
souci de
retrouver le lien décisif qui mobilise ensemble les consommations de tous et celles
des individus replacés dans le cadre habituel de leur vie familiale11. [Au bilan] la
révolution vestimentaire aide au passage de la société des coutumes à la société moderne
mais sa rationalité nouvelle ne doit pas masquer l'existence de jeux très divers dans
l'établissement de nouveaux rapports entre besoins, nécessités et possibilités. Certains,
les pauvres, n'ont pas gagné d'espaces de liberté, ils reçoivent l'écho affaibli du
changement ; d'autres sont indifférents et suivent le changement dans un jeu complexe
d'imitation où peuvent se concilier la sagesse, la pitié, la paresse ; enfin agissent en tête
les actifs de la compétition, ceux qui par goût, par intérêt, par passion enseignent aux
autres les façons nouvelles d'exister. Ce qui importe c'est qu'au-delà d'un plancher défini
par la nécessité les valeurs mimétiques ne sont pas réservées aux riches, même si les
lieux privilégiés du codage restent la cour, mais pas elle seule, et la ville, c'est-à-dire les
élites de la fortune et du pouvoir urbain l2.
L'analyse quantitative de la culture matérielle en « niveaux » successifs a
ainsi été, ces dernières années, remise en question au nom d'une critique de la
construction des statistiques et des documents. L'intérêt passe de l'inventaire
sériel à la reconstitution du contexte de l'objet — non seulement celui de sa
circulation, mais celui de sa jouissance et de son éventuelle redéfinition.
Car une dimension importante des objets de la culture matérielle qui nous
entourent est liée aux rapports privés que chacun entretient avec eux. En ce
sens, leur statut réel dépend intimement de la biographie de la ou du
Ces aspects relèvent d'une ethnographie du minuscule souvent étrangère
au propos habituel de l'historien13. C'est au cours d'une analyse complexe que
le processus de création de la valeur des objets peut alors être saisi, au travers
d'opérations d'appropriation et de compréhension que le terme de
peut symboliser.
Lawrence W. Levine montre combien le drame shakespearien ou l'opéra
étaient « populaires » dans les États-Unis du siècle dernier, en raison de
particulières de commercialisation et de consommation de ces produits
culturels, qui ne sont devenus extrêmement prestigieux que par la suite14.
Nicholas Thomas étudie les processus d'appropriation d'artefacts européens par
les indigènes du Pacifique et d'artefacts indigènes par les Européens comme
autant de recontextualisations d'objets. A l'encontre de l'image d'une
des sociétés tribales entraînée par l'introduction de produits européens,

10. Voir Daniel Roche, « Inventaires après décès parisiens et culture matérielle au xviir* siècle »,
Les actes notariés, source de l'histoire sociale, xvi'-xix' siècles, Strasbourg, 1979, p. 231-240.
11. Daniel Roche, La culture des apparences. Une histoire du vêtement xvn'xvui* siècle, Paris,
1989 (p. 478) et Histoire des choses banales, Paris, 1997 (p. 269-270).
12. Daniel Roche, « La culture des apparences, entre économie et morale, xvif-xviif siècles »,
communication dans le Bulletin de la Société d'histoire moderne, \T série, 2, 1990, p. 14-17.
13. Voir S.M. Pearce éd. Museum studies in material culture, Londres-New York, Leicester
University Press, 1989, et aussi sur toute cette thématique S. Stewart : On longing : narratives of the
miniature, the gigantic, the souvenir, the collection, Baltimore, Johns Hopkins Press, 1984, ainsi que,
du côté historien, les travaux de H. Medick, dont on attend la traduction française en cours.
14. Highbrow/Lowbrow : the emergence of cultural hierarchy in America, Cambridge, Mass. 1988,
chapitres 1 et 2.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 347

comme des partages exclusifs entre régimes du don et régimes du marché, il


brise l'opposition systématique de soi et de l'autre15. Dans toutes ces études,
dont on pourrait multiplier les références, les objets apparaissent moins comme
autant d'identités stables dans une production matérielle qui, au moment de
leur conception, les fait ce qu'ils doivent être — les rendant ainsi propres à
apparaître comme les témoignages les plus objectifs, les plus concrets, et les
plus sûrs d'une société et d'une histoire — mais comme autant de témoins d'un
devenir16. Mais un axe privilégié semble depuis quelques années marquer la
recherche des historiens modernistes, celui de la consommation.

La formation d'une histoire anglo-saxonne de la consommation


Si J.H. Plumb esquisse au milieu de la décennie soixante-dix son propos
ultérieur sur la commercialisation du loisir17, l'ouvrage fondateur de cette
réflexion est néanmoins postérieur de dix années : The birth of a consumer
society : the commercialization of eighteenth-century England paraît en 1982 18. II
réunit les perspectives d'une histoire de la production et du commerce (sous la
plume de Neil McKendrick), d'une socio-histoire (J.H. Plumb) et d'une histoire
politique et culturelle (J. Brewer). Ce livre examine successivement les stratégies
des entrepreneurs pour susciter et modeler la demande, les attentes des
et leur satisfaction à l'horizon des Lumières, enfin les conséquences de
cette « commercialisation » générale sur la sphère politique. Le point de départ
tient à une insatisfaction devant la thèse classique de l'offre et de la demande
et à la volonté d'analyser le statut des biens de consommation. On y trouve en
conséquence deux types d'analyses : une mesure de leur diffusion sociale, grâce
aux inventaires après décès des propriétaires, et une approche de leur circulation
et de leur appropriation grâce à l'examen des techniques publicitaires et des
voies de la commercialisation. La « révolution de la consommation » apparaît
comme le résultat de la création consciente d'une propension à consommer, sur
le mode de l'émulation : N. McKendrick reprend ainsi Veblen pour expliquer la
réussite des stratégies publicitaires de Wedgwood. Accueilli de manière
et souvent avec scepticisme, le livre ne parvint pas vraiment à lancer un
programme de recherches.
C'est pour ranimer l'intérêt et utiliser plus avant cette perspective que John
Brewer et Roy Porter ont fait paraître Consumption and the world of goods19
Cet énorme ouvrage est le premier d'un ensemble de trois volumes qui a
l'ambition de fournir une nouvelle interprétation de la modernité à travers le
mouvement des consommations de biens et de services. Le second porte sur les
conceptions de la propriété et le dernier sur « le mot, l'image et l'objet », autour
de la culture et de la consommation. La trilogie rassemble l'ensemble des
séminaires et des conférences organisés trois années durant par John Brewer à
l'université de Californie (U.C.L.A.). Chaque communication témoigne d'une
remarquable qualité, de ton et de niveau ; nombre d'entre elles constituent

15. N.Thomas, Entangled objects. Exchange, material culture and colonialism in the Pacific,
Cambridge-Londres, Harvard University Press, 1991.
16. On évoquera seulement, touchant deux périodes extrêmes — Mandeville, Colomb et Diaz
del Castillo dans un cas, Tarzan, Leiris, Conrad, D.H. Lawrence et Lévi-Strauss de l'autre — deux
démarches récentes : S. Greenblatt, Marvelous possessions : the wonder of the new world, Chicago,
University of Chicago Press, 1991, et M. Torgovnick, Gone Primitive, Savage intellects, modern lives,
Chicago, University of Chicago Press, 1990.
17. J.H. Plumb, «The public, literature and the arts in the Eighteenth-century», dans
M.R. Marrus ed. The emergence of leisure, New York, 1974.
18. Londres, Europa.
19. Londres, Routledge, 1993 ; édition « paperback » 1994.
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autant de synthèses commodes de travaux volumineux ou difficiles d'accès, et à
ce titre déjà on en saura vivement gré aux éditeurs. Mais, succès oblige, un
certain nombre des très grands noms ici convoqués ne se rattachent guère à la
problématique et aux concepts évoqués20. Tel est le cas de Barbara Maria
Stafford qui poursuit son enquête sur les rapports de la science et du visible
(« Presuming images and consuming words : the visualization of knowledge
from the Enlightenment to post-modernism »), ou de Chandra Mukerji («
and writing with nature : a materialist approach to french formal gardens »)
avec sa critique de la culture matérialiste occidentale, ou encore de Simon
Schama (« Perishable commodities : Dutch still-life painting and the empire of
things »), qui montre l'anxiété d'une société devant la richesse, et ses exigences
contradictoires de simplicité et d'opulence.
Les vingt-six articles de ce premier tome portent pour l'essentiel sur la
Grande-Bretagne et l'Amérique du Nord, avec quelques incursions en Europe
continentale, voire en Orient. Dans cette civilisation, selon Peter Burke (« Res et
verba : conspicuous consumption in the early modern world »), l'ostentation des
possessions n'est pas moins notable que chez nous, les littératures d'Europe et
d'Asie manifestant, du xvie au xvme siècle, la même préoccupation devant la
place de la culture matérielle dans la vie sociale et les valeurs mondaines. Ceci
pose d'entrée de jeu la question de la spécificité européenne du phénomène. La
consommation a-t-elle été la chance autant que le fardeau du seul homme
blanc ?
C'est en tout cas à une réhabilitation spectaculaire de comportements
jusque-là négligés, dénigrés, ou renvoyés à une histoire anecdotique sans portée,
que s'emploie ce recueil. La démarche s'inscrit explicitement contre toute une
tradition d'analyse de la consommation en termes d'aliénation, de fétichisme et
de réification. De fait, l'ensemble s'ouvre sur le rappel de la faillite du
pour mieux affirmer l'importance de l'économie de la consommation dans
la « grande » histoire, puisque son échec de l'autre côté du rideau de fer s'est
révélée politiquement déterminante21.
L'introduction générale entreprend de faire litière des critiques les plus
« idéologiques » de la consommatique, celles des réactionnaires et celles des
progressistes. Les premiers ont voulu y reconnaître un ultime avatar de la thèse
whig d'un progrès indéfini de l'histoire, appliquée cette fois à la marchandise,
et démarrant avec l'Angleterre du XVIIIe, première société d'abondance, pour
culminer avec nos sociétés occidentales. D'autres ont excipé plus radicalement
de l'insignifiance, dans l'histoire de la civilisation, des vicissitudes de la culture
matérielle pour mieux ignorer ce propos. A l'opposé, la critique « de gauche »
voit dans l'analyse consommatoire la ratification du triomphe capitaliste, et
l'oubli de l'oppression des classes laborieuses. Les unes et les autres partagent
en fait, plus ou moins explicitement, le même mépris puritain de la
individualiste, parasite et féminine, au profit d'une sphère de la
exaltée comme collective, créatrice et masculine22. A rebours, le livre entend
promouvoir une compréhension des sociétés occidentales fondée sur l'analyse
de la consommation de masse, envisagée tout à la fois comme invention

20. A en croire la publicité éditoriale pour la version « poche », les deux « locomotives » du
recueil sont avant tout Simon Schama et Simon Schaffer, les deux stars de la profession dans le
monde anglo-saxon.
21. Voir contra G. Levi : «Comportements, ressources, procès» dans J. Revel dir., Jeux
d'échelles, Paris, 1996, p. 187-207.
22. Sur cette thématique voir Patrick Brantlinger, Bread and cireuses. Theories of Mass Culture
as Social Decay, Ithaca et Londres, Cornell University Press, 1983. Le Forum de Y American Historical
Review a été récemment consacré à cette question : « The folklore of industrial society : popular
culture and its audiences », vol. 97, 5, 1992, p. 1369-1430.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 349

technico-économique et mentalité moderne (John Brewer et Roy Porter, «


»).
Ce point de vue remet en cause un certain nombre d'affirmations «
», celles d'une histoire économique, au premier chef, qui s'est donné
comme objet privilégié la construction de la « révolution industrielle ». Dans ce
cadre, la consommation ne devient objet d'histoire qu'au cours du xixe siècle,
voire du XXe, à l'issue d'une transformation générale dont elle n'est que l'effet.
Au contraire, plaider l'existence d'une révolution de la consommation antérieure
à celle de la production engage un réexamen d'ensemble des déterminations ou
surdéterminations. Et d'abord une critique de l'orthodoxie économique pour qui
la multiplication des producteurs détermine celle des ventes, selon la « loi des
débouchés » de J.-B. Say. L'exemple des excitants (thé, café, chocolat) et du
sucre comme luxes banalisés, ou celui du textile indien en Europe illustrent
l'existence d'un marché considérable de consommation, percolant de haut en
bas dans la société anglaise, et qui fonde en retour une économie impériale
(John E. Wills : « European consumption and Asian production in the
and eighteenth centuries » ; Sidney W. Mintz : « The changing roles of
food in the study of consumption »). Mais c'est peut-être l'histoire de la
qui est la plus directement concernée par cette nouvelle
qui tend à faire de la commercialisation et de la culture de la
consommation un préalable au « décollage », et surtout à repenser l'emboîtement
des échelles micro et macro-économiques, sur le mode d'une nouvelle relation
entre initiatives individuelles et production des richesses.

Les thèses principales


Jan de Vries résume ici sa thèse sur le désir de consommation de la
maisonnée, ses motifs et son rôle dans la mutation de la production de l'Europe
moderne. Les rapports entre pouvoir d'achat et production de marchandises
ressortent renouvelés d'une discussion serrée des contradictions entre le
des salaires et la leçon des inventaires après décès (« Between purchasing
power and the world of goods : understanding the household economy in early
modern Europe »). Une « révolution industrieuse » aurait en effet eu lieu aux
alentours de 1650, marquée par trois facteurs. D'une part, l'emploi intensif des
femmes et des enfants au sein d'une production domestique orientée de plus en
plus vers le marché, aux dépens de l'auto-consommation, et qui permet aux
tenanciers de bénéficier de revenus commerciaux. D'autre part, une croissance
des travaux salariés, procurant une augmentation des revenus de la maisonnée
plus importante que ne le suggère le cours des salaires individuels. Enfin le
gain de productivité de ce travail, au moins en Angleterre. Bref, des « familles »
ou maisons désirent consommer davantage de marchandises et davantage de
services : elles redéploient en conséquence leurs efforts productifs, offrant sur
le marché davantage de produits, de travail, et d'intensité dans le travail. La
maisonnée, comme unité de production et de consommation, fait donc figure
de boîte noire d'un processus qui ne doit rien à la technique, ni au capital
(p. 117).
Ce qui soulève nombre de questions : sur la régulation de la production,
mais aussi de la consommation, sur la prise de décision, le rapport des sexes,
l'autorité... Chemin faisant, l'auteur esquisse les figures ultérieures de l'activité
domestique à l'issue de la révolution industrielle : le xixe siècle se marquerait
par une chute du travail à l'extérieur des femmes et des enfants, au profit d'un
investissement dans le capital humain et la production de services à l'intérieur
de la maison (recherche de la qualité, sanitaire, éducative, etc.) tandis que le
XXe serait caractérisé à l'inverse par une croissance de l'emploi des femmes,
accompagnée de l'apparition de substituts marchands aux biens naguère pro-
350 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
duits à la maison (nourriture, santé, services...)- La frontière actuelle du
serait à chercher dans la commercialisation de ces dernières activités
ou produits, pendant longtemps non marchands. Au bilan, l'Auteur suggère de
placer au centre des intérêts de l'historien les modes de négociation entre les
unités familiales et le marché, et d'en tirer toutes les conséquences quant au
niveau et à la nature de la consommation.
Les critiques de cette révision historiographique portent sur divers aspects.
Le postulat de base de cette consommatique — le xvme siècle (anglais, au moins)
connaît la première société de consommation de l'histoire — repose sur le
constat d'une croissance de la consommation, d'après les inventaires après
décès, la presse, les sources judiciaires, voire les autobiographies et les romans.
Or l'unanimité sur ce premier point n'est pas acquise ; certes, les petites
annonces du Salisbury Journal, par exemple, témoignent d'une révolution
commerciale en termes de publicités, de ventes, d'échanges, de loisirs, d'objets
perdus aussi (C.Y. Ferdinand : « Selling it to the provinces : news and commerce
round eighteenth-century Salisbury »). Mais Carole Shammas, à partir d'une
méticuleuse compilation d'inventaires et de budgets, conclut à une remarquable
stabilité de la consommation à l'époque moderne, par contraste avec le
observé au début du XXe siècle, dû à la chute du poste nourriture et
au décollage des biens de consommation durables (« Changes in English and
Anglo-American consumption from 1550 to 1800 »)23. Surtout, en examinant les
données des inventaires après décès, elle ne remarque pas de transformations
des investissements dans ces différents biens, même si la source documentaire,
mesurant la situation finale, tend sans doute à sous-estimer l'investissement en
marchandises au cours de la vie (de ce point de vue, les inventaires sont
trompeurs, qui donnent en effet l'image d'un stock, et non d'un flux). Elle
conclut plutôt à une croissance de l'accumulation des biens de consommation
au cours du xvme siècle qui serait due à la combinaison d'une baisse des prix
de vente et d'une substitution de marchandises moins durables à des biens qui
l'étaient davantage.
De là l'idée d'un anachronisme des termes et des concepts de consommation
appliqués à la période moderne. Pour John Styles (« Manufacturing,
and design in eighteenth-century England ») la thèse d'une société de
consommation dans l'Angleterre du xvme siècle s'effondre, en l'absence d'une
production de masse. Quant aux techniques de promotion de la consommation,
en particulier la publicité imprimée, elles demeurent marginales, hormis
quelques cas célèbres constamment évoqués. C'est toute la question du seuil à
partir duquel évoquer une « révolution » qui est ici posée.
Postuler une culture consommatoire de masse implique ensuite de disposer
de sa sociologie — soit, classiquement, d'études de budgets, de morphologie
sociale, etc24. Quels sont les milieux porteurs de cette nouveauté (classes
moyennes, professionnels liés au marché, intermédiaires culturels, élites
etc.) ? Quelle est la place des femmes, traditionnellement (et
associées à ce comportement consommateur ? Les réponses demeurent
ouvertes, ou ne sont apportées que pour des situations très spécifiques. Les
observations sont en effet limitées par des contraintes de documentation qui
excluent certaines tranches chronologiques (les inventaires après décès
deviennent rares en Angleterre après la décennie 1720) et ne permettent que
des sondages, vu l'ampleur des dépouillements à envisager. Surtout, sauf excep-

23. On peut se reporter ainsi à Carole Shammas, « The domestic environment in early modern
England and America », Journal of social history, 14, 1980, p. 4-24.
24. Cf. le bilan procuré récemment par Ch. Baudelot et R. Establet, Maurice Halbwachs, Société
et consommation, Paris, 1994.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 351
tion, elles portent toujours sur le monde urbain, laissant de côté les masses
rurales, plus ou moins considérées comme à l'écart du mouvement général.
Enfin le choix du critère consommatoire comme indice déterminant de la
« révolution » de l'époque moderne, pour s'imposer, doit disqualifier les points
de vue retenus jusque-là : au premier chef l'indicateur de l'alphabétisation
classiquement employé, depuis l'article fondateur de Lawrence Stone, pour
mesurer le degré de modernité des sociétés. De fait, David Cressy devant la
stabilité de ce dernier de 1720 à 1760, met en doute sa pertinence dans la
révolution anglaise du xviif siècle (« Literacy in context : meaning and
in early modern England »). Sa conclusion est qu'un pays peut connaître
une véritable révolution sociale, culturelle et économique sans aucun
de son alphabétisation, qui ne peut donc être tenue pour indicatrice des
progrès ou des retards d'une société.

Une anthropologie de la consommation


Au-delà, la difficulté qu'envisagent bien des collaborateurs de l'ouvrage est
celle d'une histoire des significations des consommations : comment passer du
constat pur et simple de la présence ou de l'absence de biens en tels lieux à
une explication des conduites ? Car la thèse d'une révolution de la consommation
suppose une modification radicale des gestes et des pratiques, des conduites et
des représentations. La multiplication « objective » des objets possédés, des
services dont on jouit, débouche- t-elle sur de nouvelles organisations du vécu
quotidien, sur une nouvelle esthétique de la possession, sur de nouvelles
morales ? Quels décalages peut-on évoquer entre le goût et la fortune, le
conformisme d'achats sans conséquences et au contraire le bouleversement des
habitudes à la suite de l'essai de produits nouveaux ? Enfin quel rapport peut-
on établir avec la construction de la vie privée moderne, la constitution d'une
sphère intime ? Refusant les facilités de l'« effet de réel » que procure toute
description, et a fortiori l'illusion du chiffre, les historiens ici convoqués font
état de leurs doutes, et des impossibilités d'une restitution assurée des emplois
et des usages. Carole Shammas objecte ainsi l'impossibilité de sonder les
motivations en jeu, donc de répondre à la question des origines du changement.
Elle n'identifie pas, en particulier, une influence particulière de variables telles
que le statut, la profession, l'éducation, l'accessibilité du marché... sur les choix
de consommation.
Ces réticences à souscrire au projet ou ces constats d'échec sont à la mesure
de l'ambition, qui dessine une véritable anthropologie de la consommation —
même si cette voie demeure marginale, avec une étude isolée de Roy Porter sur
les métaphores organiques de l'excès de consommation (« Consumption : disease
of the consumer society ? »). La référence sociologique domine les divers
emprunts aux sciences sociales : de fait, la réflexion sur la consommation a
mobilisé toute une partie de la sociologie classique, à partir de Max Weber. Les
phénomènes de consommation se sont montrés surtout fertiles en théories
générales de l'émulation et du mimétisme de l'ostentation, de Veblen à René
Girard, pour ne pas évoquer la prolifération d'essais sur l'aliénation due aux
objets, dont ceux de Jean Baudrillard constituent la pointe. Mais la consom-
matique historienne anglo-saxonne utilise surtout la thèse de Mary Douglas,
pour qui la consommation est un processus rituel permettant de donner du
sens au chaos de la marchandise : les choses jouent un rôle social dans les
systèmes d'information25. Le consommateur construit sa personnalité grâce à

25. M. Douglas et B. Isherwood éd., The world of goods : toward an anthropology of consumption,
New York, Norton, 1979.
352 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
ses choix, ses ignorances, ses prédilections et ses dédains : disputer d'achats et
d'objets, c'est parler valeurs, morale sociale, et, au bilan, identité(s). De sorte
que partager une même consommation, c'est forger une solidarité et témoigner
d'une appartenance.
C'est dans la perspective identique d'une consommation révélatrice de
valeurs, mais portant une toute autre démonstration, que s'inscrit l'ouvrage
récent de Colin Campbell, The romande ethic and the spirit of modem
(Oxford, 1987) 26. Sa pertinence pour l'entreprise de révision de l'histoire
de la consommation tient à la remise en cause de Veblen, tout en acceptant
largement les travaux de N. McKendrick. Campbell affirme en effet que la
révolution industrielle s'est jouée sur la demande croissante de produits tels que
les jouets, les boutons, les frivolités diverses — c'est-à-dire par une nouvelle
propension à consommer, qui relève de l'imaginaire. Il émet l'hypothèse d'un
changement séculaire des attitudes et des valeurs de la classe moyenne, fondé
sur des motifs religieux. Campbell souhaite compléter Max Weber en montrant
que, parallèlement à son indiscutable ascétisme, l'éthique protestante a aussi
donné naissance à une tradition culturelle toute différente, qui met en avant le
rôle de l'émotion. Cette disposition à faire état d'émotions profondes et
devient avec le Romantisme une disposition esthétique qui légitime la
recherche d'un plaisir imaginaire fondé sur la consommation de la nouveauté,
et qui apparaît conjointement à la mode, à l'amour romantique et à la littérature
romanesque. Une consommation tout à la fois sentimentale, hédoniste et
individualiste sécularise de la sorte la sentimentalité religieuse27.
« L'esprit de la consommation moderne que nous appelons hédonisme
est caractérisé par un désir d'éprouver réellement des plaisirs créés par
l'imagination et dont la jouissance est tout aussi imaginaire. Ce désir entraîne
une consommation sans fin de la nouveauté. Une telle approche, caractérisée
par son insatisfaction de la vie réelle et son avidité d'expériences nouvelles, est
au cœur des conduites les plus typiques de la vie moderne et conditionne
l'existence de certaines de ses institutions centrales comme la mode et l'amour
romantique »28 (p. 205-206). Dès lors la consommation peut apparaître comme
une contribution positive à la création d'une culture et à l'élaboration de ses
significations. La révision de la dichotomie entre puritanisme et romantisme,
entre dépense et économie, entre valeurs d'usage et valeurs symboliques
tout à fait du projet de réévaluer les aspects traditionnellement condamnés

26. Sur cet aspect on lira Nicolas Herpin, « Au-delà de la consommation de masse ? Une
discussion critique des sociologues de la post-modernité », L'Année sociologique, 1993, t. 43, p. 295-
315. Daniel Miller, à partir de Hegel, Marx, Simmel et d'autres, veut ainsi construire une critique
de l'élitisme moderniste qui regarde négativement la consommation comme une réception passive de
la part du consommateur, adaptée à la surproduction industrielle de masse. Pour lui, on assiste à
une relation d'objectification de l'identité personnelle, la possession d'un objet valant affirmation de
sa différence, voire affirmation d'un projet personnel {Material culture and mass consumption, Oxford,
Basil Blackwell, 1987)
27. On pourra comparer avec une analyse qui évolue dans un tout autre contexte mais tente
également de renouveler la question du rapport des réformes « sentimentales », au premier chef quant
à l'esclavage, à l'apparition du capitalisme et des débuts de l'industrialisation autour de 1750 :
Th.L. Haskell, « Capitalism and the origins of the humanitarian sensibility », American Historical
Review, t. 90, 1985, p. 339-361 (1) et p. 547-566 (2). L'apparition de la compassion et de la «
» au xviif est envisagée d'un point de vue davantage philosophique dans N.S. Fiering, « Irresistible
compassion : an aspect of eighteenth-century sympathy and humanitarianism », Journal of the History
of Ideas, 1985-2, p. 195-218.
28. On voit tout ce que la démonstration emprunte à René Girard (l'analyse de la vérité
romanesque des amours romantiques), comme à la thèse d'une tyrannie de l'intimité (Richard
Sennett) ou à d'autres essais plus généraux tel celui sur le narcissisme contemporain de Ch. Lasch
ou à La naissance de la famille moderne par E. Shorter.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 353
de la consommation, c'est-à-dire « mystifiants » ou « aliénants ». Mais la thèse
soulève des difficultés de méthode, à savoir une confusion entre l'intention
postulée et les résultats analysés, comme entre les marchandises consommées
et la signification abstraite qu'y découvre leur interprète qui, à la manière de
Goffmann, entend déchiffrer à la place des acteurs le sens de leurs actions.
Comment en effet prouver une volonté d'imitation d'un style de vie supérieur
par le témoignage des inventaires, ou le constat d'une extension de la
?
Ceci amène à la question du sens des biens consommés, dont Lorna
Weatherill donne un panorama lumineux (« The meaning of consumer behaviour
in late seventeenth and early eighteenth-century England »). On y constate
d'abord une croissance du volume des marchandises bien antérieure aux dates
classiquement évoquées. Pour ne prendre qu'un exemple, le nombre de foyers
possédant de la peinture passe de 1675 à 1725 de 7 % à 21 %, et à Londres,
pour la même période, de 44 % à 76 %29. Ce qui suggère un marché de masse
des images dès avant le glorieux xvnf siècle. En outre, la précision de l'enquête
(3 300 inventaires étudiés dans les couches moyennes de l'Angleterre et de
l'Ecosse, huit zones géographiques considérées, vingt marchandises-clefs divisées
en trois catégories, deux grilles socio-sémiotiques élaborées d'après Goffmann)
multiplie les questions irrésolues, en termes de différenciation sociale. L'auteur
parvient en revanche à une hiérarchie géographique des sites de consommation
selon quatre facteurs, le niveau du développement économique dans une région,
la diffusion depuis l'extérieur, l'offre des marchandises, et les différences
des attitudes devant la consommation. Elle renonce à l'affirmation simple
d'une « descente » de la mode suivant la hiérarchie sociale : ainsi les drapiers
et les marchands sont-ils de plus gros consommateurs que la gentry, en dépit
du plus grand prestige de cette dernière. Et la présence d'objets de luxe dans
ces milieux peu relevés ne signifie pas que ceux-ci ambitionnent de rivaliser
avec leurs supérieurs. Car le sens des objets est à chercher dans la vie pratique
de la maisonnée : il y a plusieurs consommations et plusieurs mondes de la
marchandise. Les marchandises sont appropriées par chacun selon ses propres
besoins, sans entrer forcément dans la logique de l'émulation : café, thé, chocolat
et sucre sont recherchés pour des satisfactions immédiates. D'ailleurs la
de l'émulation peut être un effet de la peur sociale des couches
privilégiées, quand il s'agit, par exemple, de s'impressionner soi-même et ses
proches, de manifester son estime de soi.
Bref, la prise en compte des modalités variées, concrètes, de la signification
subjective de la consommation relativise l'apport des inventaires après décès :
pour qui cherche à percer la signification des conduites, les précisions qu'ils
permettent sont autant d'illusions. Amanda Vickery ajoute que ce type de sources
ne dit rien de la différenciation sexuelle des significations d'un même objet
(« Women and the world of goods : a Lancashire consumer and her
»). De là sa préférence pour une étude monographique, conduite à la
manière des ethnologues. Il en résulte une vue plus large de la consommation
que celle cantonnée aux biens de luxe acquis sur le marché : les biens d'héritage,
les objets fabriqués à la maison, les « talismans » et autres souvenirs pieusement
conservés des hommes aimés, les objets favoris de toute espèce, font partie de
la « consommation » féminine. Celle-ci s'attache d'autant plus aux petites choses
de faible valeur de l'espace domestique que les hommes monopolisent les achats
les plus importants, la possession de la terre, des outils, etc.

29. Lorna Weatherill, Consumer Behaviour and Material Culture in Britain, 1 660- 1 760, Londres-
New York 1988, p. 26-7.
354 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE
Ceci débouche sur la question du « consommateur », et de sa « mentalité »
spécifique au XVIIIe siècle. T.H. Breen veut montrer ainsi le lien entre une
économie de la consommation anglo-américaine en pleine expansion et
d'idéologies politiques : pour lui les significations des choses dans
du xviif siècle dépendent d'un sens nouveau des droits individuels basés
sur un choix informé (« The meanings of things : interpreting the consumer
economy in the eighteenth century »). Dans un article précédent, consacré au
même problème, il a soutenu que « les biens de consommation ont permis aux
colonies d'imaginer une nation » quand, à la suite de l'affaire de 1774, et du
refus des taxes, « les expériences consommatoires privées se transformèrent en
rituels publics » 30. Mais si boycotts, embargos et autres interventions sur la
consommation illustrent sans doute une politisation des marchandises au cours
du XVIIIe siècle, en revanche la marchandisation de la politique paraît
que manifeste seulement Yamerican way of life de notre siècle31. Bref, si
un rêve de consommation, comme imaginaire ou fantasme de plénitude — le
cas échéant subversif — est bien présent à l'époque moderne, il s'avère sans
grande conséquence sur la pratique politique organisée. Est-ce à dire que les
significations des marchandises sont tellement fluides et contextualisées que
tout effort pour y reconnaître les fondements d'une responsabilité politique est
voué au faux-semblant, comme le dit J.Ch. Agnew32 ? C'est toute la question du
sens des consommations et de leurs justifications qui est alors posée.
L'étude des justifications de la consommation est capitale pour passer de la
considération exclusive des contraintes économiques et matérielles à la
morale de la consommation — et par là à la notion d'hégémonie reposant
sur la (re)connaissance d'une légitimité des conduites33. Car pour qui veut
comprendre les significations qui nourrissent l'acte de consommer, il est capital
de savoir si les acteurs se tiennent ou non pour des « consommateurs », s'ils
légitiment ou non le principe de suivre la mode, et comment ils construisent
les motifs de leurs conduites 34. Or si la réflexion sur le luxe et la consommation
ostentatoire remonte précisément au xviif siècle, elle tient une place tout à fait
mineure dans les débats sur la modernité ; en particulier, elle n'entraîne aucune
revendication particulière35. Le débat sur le luxe, de même, est un débat
conceptuel, qui ressortit à la formation d'une pensée sécularisée du progrès,
sans chercher à expliquer la dynamique d'un développement. Au plus général,
trois concepts permettent de repérer le champ spécifique d'une théorie de la
consommation que la modernité n'a jamais construite. En premier lieu la quête
de gratifications immédiates et tangibles qui relève d'une indulgence coupable
pour ses désirs superficiels, et qui fait l'objet de condamnations réitérées, à
l'égal du sexe, au nom des principes. La recherche d'une identité personnelle
ensuite, dans la présentation de soi et le souci des apparences, tantôt par respect

30. « Baubles of Britain, the american and consumer revolutions of the eighteenth century »,
Past and present, n° 119, 1988, p. 73-104, ici p. 103.
3 1 Une étape intermédiaire pourrait être celle de l'Angleterre victorienne : cf. Th. Richards, The
commodity culture of Victorian England, Advertising and spectacle 1851-1914, Stanford, Stanford U.P.
.

1990, et du même auteur The imperial archive. Knowledge and the fantasy of Empire, Londres-New
York, Verso, 1993.
32. Art. cit., p. 33.
33. Cf. notamment le bilan de T.J. Jackson Lears, « The concept of cultural hegemony : problems
and possibilities », American Historical Review, 90, Juin 1985, p. 567-93. Et ceci mis à part les
ouvrages sur la réflexion menée à propos de la consommation, tel Rosalind H. Williams, Dream
Worlds : mass consumption in late nineteenth-century France, California University Press, 1982
34. Pour la période contemporaine cf. D. Horowitz, The morality of spending : attitudes toward
the consumer society in America, 1875-1940, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1986.
35. J. Appleby, « Consumption in early modern thought » dans Brewer et Porter, op. cit.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 355
des conventions, tantôt par rebellion. Enfin la conquête d'une privacy, cet espace
de l'intimité peu à peu embelli par des produits nouveaux, un ameublement en
particulier.
Consommations et significations
Les historiens de la consommation sont ainsi confrontés aux mêmes
que leurs collègues historiens de la culture dans la décennie soixante-dix,
avec la question des définitions des cultures « populaire » et élitaire, et la notion
d'appropriation36. L'usage du terme de consommation va, du reste, jusqu'à
évoquer des sens figurés : on parle de marché des idées, de consommateurs de
culture, de politique, etc., reprenant un vocabulaire davantage courant, en
France, sous la plume de l'école marxiste ou de Pierre Bourdieu, mais utilisé
avec de toutes autres références et préoccupations37. L'article de Jeremy
D. Popkin (« The business of political enlightenment in France, 1770-1800 ») est
à cet égard remarquable, qui se consacre sous le prétexte de « commercialisation
de la politique » à l'étude de la presse révolutionnaire comme prodrome de la
circulation de masse des périodiques et du triomphe de la démocratie. Il n'en
reste pas moins que de tels emprunts à un vocabulaire exclusivement
sont peu interrogés, alors qu'ils mériteraient de l'être.
La valeur heuristique ou analytique de la « consommatique » pour l'historien
paraît assez faible en l'occurrence38. Certes, tenir le livre pour marchandise fait
reconnaître son aspect matériel autant qu'intellectuel, mais on peut largement
préférer ce qu'un D.F. Mckenzie, par exemple, procure à l'histoire à partir d'une
anthropologie de la construction du sens39. Plus originale, la démarche de
Simon Schaffer esquisse une sociologie de la médiation à travers un objet
technique marginal mais passionnant : les machines d'électricité amusante pour
l'usage domestique ou leurs versions plus complexes destinées aux spectacles de
démonstrateurs (« The consuming flame : electrical showmen and tory mystics
in the world of goods »). Les entrepreneurs de ces divertissements ont besoin
d'appareils coûteux (et vite démodés), ainsi que de savants modes d'emploi pour
reproduire les phénomènes physiques ainsi « commercialisés ». Le lien si anglo-
saxon du commerce, du didactisme édifiant et du divertissement vaut ici
affirmation convaincante de la validité de la consommatique dans
Qu'il s'agisse de consommation de la bibliothèque bleue ou du rousseauisme,
du linge ou de meubles, le danger est toujours identique de sombrer, selon le
cas, dans les facilités du populisme ou du misérabilisme40. Écartés ces premiers
périls, le point de vue de la consommation et du marché généralisés risque de
faire imaginer des consommateurs maximisant rationnellement leur jouissance
par le recours à de telles marchandises. La question culturelle se réduirait alors
à celle des choix de consommation : une sociologie fonctionnaliste suggère qu'ils

36. Sur le legs de ce moment et les réflexions pionnières d'un Michel de Certeau, on trouve un
état et une bibliographie de la question dans Natalie Zemon Davis, « Toward Mixtures and margins »,
American Historical Review, décembre 1992, p. 1409-1416.
37. Agnew lui-même a montré la voie, avec Worlds apart : the market and the theatre in anglo-
american thought, 1550-1570, Londres 1986.
38. Le cas des « consommations » de savoirs via les livres ou l'école est particulièrement
révélateur (John Money, « Teaching in the market-place : the retailing of knowledge in provincial
England during the eighteenth century » ; Iaroslav Isaievych, « The book trade in eastern Europe in
the seventeenth and early eighteenth century »), dans Brewer et Porter, op. cit.
39. La bibliographie et la sociologie des textes, préface de Roger Chartier, Paris, Cercle de la
Librairie, 1991.
40. Voir le bilan de D. Miller : Acknowledging consumption, a review of new studies, Londres,
1995.
356 REVUE D'HISTOIRE MODERNE ET CONTEMPORAINE

répondent aux besoins de signification de leurs acheteurs. En d'autres termes,


l'offre de marchandises culturelles permet, dans une situation donnée, de
satisfaire chaque consommateur. Cette lecture évite, évidemment, les notions de
« fausse conscience », d'« aliénation » et de manipulation — celles aussi
ou d'authenticité — mais au profit d'une vue purement utilitariste de la
consommation, qui ne considère que difficilement les dimensions de la
des marchandises — voire leur subversion. Car les marchandises
des modèles et des limites de consommation et d'appropriation de
significations, mais elles ont souvent un caractère contradictoire, à tout le moins
ambigu. Les réflexions développées par l'École de Francfort sur la complexité
des produits culturels du XXe siècle pourraient, dans la veine d'une interprétation
de la modernité comme triomphe de la consommation, être ici utilisées, au
moins dans certains de leurs éléments.
Vers une histoire culturelle des consommations ?
Le choix d'une histoire de la consommation s'avère a priori étranger à
l'insistance des recherches culturelles contemporaines sur la relativité de nos
modèles culturels et sur la différence du « monde que nous avons perdu » : il
s'agit au contraire de proposer une genèse de notre monde. C'est là suggérer
une alternative à d'autres modèles, tel celui de l'invention du marché conçu par
K. Polanyi sous le titre de « Grande Transformation ». Reste que le rapport de
l'État à l'invention de la consommation, et le passage de l'« économie morale »
de la mentalité traditionnelle à la consommation moderne demeurent des
questions à ce jour peu fréquentées41. En tout cas, cette problématique risque
de dessiner une sorte d'innocence de la consommation moderne, ensuite
ou pervertie au long de la période contemporaine — un peu à l'image des
avatars de la sphère publique chez Habermas.
La thèse reprend à son compte l'idée d'un clivage franc entre sociétés
traditionnelles dominées par l'échange et sociétés modernes gouvernées par la
consommation marchande. Le critère essentiel de pertinence est ici l'opposition
entre marchandises consommées et objets échangés ou donnés. En d'autres
termes, la modernité se joue sur la séparation des objets et des personnes qui
les échangent, d'après la formulation classique du don chez Marcel Mauss42. Or
une série de travaux ont insisté sur la permanence de l'économie du don dans
la vie sociale occidentale bien au-delà du xvme siècle. Surtout, un réexamen du
statut de la marchandise a été récemment proposé par l'« histoire sociale des
choses » entendue comme histoire des milieux employés à leur usage et révélés
par leur jouissance43. La valeur prend alors son origine dans l'échange, réel ou
imaginaire : la situation de marchandise de la chose est un moment d'une
histoire plus longue, de sa « vie sociale », au cours de laquelle « son échangea-
bilité (passée, présente ou future) avec quelque chose d'autre constitue son trait
socialement pertinent ». Ceci peut se décomposer en « 1) la phase marchandise
de la vie sociale de n'importe quelle chose, 2) la candidature à la marchandise
de n'importe quelle chose, et 3) le contexte marchand dans lequel n'importe
quelle chose peut être placée ». En d'autres termes, les objets et les services
peuvent être représentés culturellement sous diverses formes, certaines mar-

41. La fameuse thèse de E.P.Thompson sur le comportement des foules peut-elle conduire à
l'hypothèse d'une consommation « morale », cédant la place à une consommation « contemporaine » ?
42. Point récent dans C.A. Gregory, Gifts and commodities, Londres, Academic Press, 1982. Et
A. Weiner, « Plus précieux que l'or : relations et échanges entre hommes et femmes dans les sociétés
d'Océanie », Annales E.S.C., 37, 1982, p. 222-245.
43. A. Appadurai éd., The social life of things. Commodities in a cultural perspective, Cambridge,
1986.
UNE NOUVELLE HISTOIRE DE LA CULTURE MATÉRIELLE ? 357

chandes et d'autres pas : l'état de marchandise est une catégorie, et plus


précisément une catégorie temporelle, transitoire. « La transformation en
réside à l'intersection complexe de facteurs temporels, culturels et
sociaux » 44. Cette idée que les objets passent par des statuts différents
la notion d'identité, voire d'essence des choses à travers l'adéquation de
leur forme et de leur être. Elle insiste au contraire sur la permanente instabilité
des objets à travers leurs recontextualisations. La thèse consommatoire a ici
pour avantage de déstabiliser l'identité des objets. Suffit-elle toutefois à donner
une histoire de la constitution des objets culturels qui prendrait en compte les
autre modes d'appropriation, comme les ambiguïtés de la consommation elle-
même ?
La consommation peut se concevoir comme un élément-clef de la nouvelle
histoire de la culture matérielle ; elle n'en est pas, cependant, l'élément exclusif.
Même s'il occupe une place chronologiquement centrale dans la vie de l'objet,
le cycle de sa consommation n'épuise pas ses virtualités historiques, que la
conservation dans des collections, au musée ou ailleurs, ou bien encore son
inaliénabilité juridique ou morale peut maintenir hors marché mais au centre
de pratiques sociales et intellectuelles. Au cours des successions, plus largement,
s'opère la transmission de biens qui sont appropriés sans faire l'objet d'échanges
de nature consommatoire, et dont la disparition provoquerait une frustration
bien supérieure à leur valeur matérielle. Enfin l'ascétisme, qu'il s'agisse du vœu
de pauvreté ou de formes laïques d'éthique personnelle, s'oppose terme à terme
à la consommation moderne et à son système de valeurs — comme les formes
de la violence vandale ou iconoclaste. Au-delà, cependant, d'une recension des
aspects qui échappent à la thématique consommatoire, ou pour lesquels celle-
ci s'avère inadéquate, inopérante, ou mal adaptée, l'essentiel est de s'interroger
sur le statut de ce point de vue par rapport à la recherche historienne. A
l'encontre de ceux qui présentent la culture matérielle tantôt indépendamment
de son contexte historique, tantôt comme le décor de la « vraie » histoire,
l'approche en termes consommatoires peut-elle contribuer à une histoire de la
création culturelle des objets ?
Dominique Poulot,
Université François Rabelais, Tours.

44. A. Appadurai, « Introduction : commodities and the politics of value », p. 15.

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