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de Besançon
Briant Pierre. Histoire et idéologie. Les Grecs et la "décadence perse". In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 2 : Anthropologie et
société. Besançon : Université de Franche-Comté, 1989. pp. 33-47. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 377);
https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1989_ant_377_1_1738
-I-
Au Livre III des Lois consacré à l'évolution des sociétés politiques, Platon
réserve un développement relativement long (III, 693 c-698 a) à la société perse. De
même qu'Athènes est le prototype de la démocratie, la Perse l'est de l'autocratie. Au
contraire de Sparte et de la Crète qui ont su maintenir l'équilibre de leurs institutions
traditionnelles, la Perse a rapidement perdu la mesure entre le principe monarchique et
le principe de la liberté. C'est cette thèse qu'entend illustrer le développement
consacré à la décadence des Perses. Pour fonder son argumentation, Platon fait appel
à l'histoire, et reconstitue de manière cavalière l'évolution du pouvoir et de la société
perses entre Cyrus l'Ancien et l'époque où il écrit lui-même. Aux yeux de Platon,
jamais
liberté"les
; c'était
Persesune
n'ontépoque
retrouvé
où l'équilibre
régnait uneatteint
"entière
sous liberté
Cyrus "entre
de parole"
la servitude
et où "tout
et la
progressait en ce temps chez eux, grâce à la liberté, à l'amitié et à la collaboration"
(694 a-b). Mais les choses se gâtèrent très vite sous Cambyse et, en dépit d'une sorte
de renaissance à l'époque de Darius I, l'évolution négative ne cessa pas à partir de
Xerxès : "Les Perses ne se sont pas arrêtés sur la pente de la décadence" (697 c),
remarque l'Athénien qui ajoute "que le régime gouvernemental des Perses est
actuellement vicié par un excès de servitude chez le peuple et un excès de despotisme
chez les maîtres" (698 a). Ainsi l'équilibre de l'époque de Cyrus a été rompu : "La
cause en est, disons-nous, que, en enlevant à leur peuple trop de liberté, en portant le
despotisme du maître au-delà des limites convenables, ils ont ruiné dans l'Etat les
sentiments de mutuelle amitié et de communauté d'intérêt" (697 e).
On s'est souvent interrogé sur la crédibilité que les historiens doivent accorder
ou refuser aux écrits grecs sur l'histoire achéménide. En l'occurrence, on sait que les
luttes ouvertes entre les fils de Cambyse et l'avènement de Darius n'ont pas manqué
d'attirer l'attention des auteurs grecs (Hérodote, Ctésias, Xénophon, Eschyle et bien
d'autres). On sait d'autre part que Cyrus l'Ancien a toujours joui d'un grand prestige
dans la littérature grecque. De ce point de vue, le passage de Platon s'insère
parfaitement dans la réflexion politique grecque. On peut évidemment se demander
quelle est la valeur historique des explications de Platon concernant l'équilibre, bientôt
rompu, entre la liberté et la monarchie au sein de la société politique perse. Les
passages consacrés à Cyrus, Cambyse et Darius semblent indiquer que les Grecs
pensaient que les luttes de l'époque de Cambyse et du Mage (le Smerdis d'Hérodote,
c'est-à-dire Bardiya, alias Gaumata) s'étaient inscrites dans le cadre des rapports
34 Pierre Briant
-II-
-m-
Plutôt que de considérer, comme Xénophon et Platon, que cet amollissement est né
d'une décadence de l'éducation, Isocrate juge au contraire que l'éducation dispensée
aux jeunes Perses les conduit inévitablement dans les voies qu'il dénonce :
Mélanges P. Lévêque 2 37
"Par suite, ceux d'entre eux qui descendent au bord de la mer et qu'ils appellent satrapes, ne
se montrent pas indignes de l'éducation de leur pays et gardent les mêmes coutumes,
agissant en perfides envers leurs amis et en lâches devant leurs ennemis, vivant tantôt dans
l'humilité, tantôt dans l'arrogance, dédaignant leurs alliés et flattant leurs adversaires" (IV,
152).
Le mépris envers les Barbares éclate plus encore dans le discours que le même Arrien
(Π, 7) fait tenir à Alexandre avant la bataille d'Issos. On y retrouve tous les arguments
grecs traditionnels : les Macédoniens, "rompus depuis longtemps aux dangers" sont
très supérieurs, à la fois physiquement et moralement, car les Perses "vivent depuis
longtemps dans le luxe. Ce sera surtout la lutte des esclaves contre des hommes
libres". Et Alexandre de citer lui aussi le précédent de Xénophon (dont Arrien était un
ardent admirateur) et des Dix Mille qui "avaient mis en déroute, près de Babylone
même, le Grand Roi avec toute son armée, puis, dans leur descente vers le
Pont-Euxin, attaqué vigoureusement toutes les peuplades qui avaient voulu leur barrer
la route". Dans bien d'autres passages, Arrien - pour ne citer que lui - a opposé la
bravoure d'Alexandre à la lâcheté des Perses, sans se rendre compte apparemment
que ce faisant, il dévaluait les victoires du Macédonien (e.g. VII, 8, 6-7) (2).
Dans son développement destiné à distinguer début, causes et prétexte des
guerres, Polybe n'hésite pas, lui non plus, à faire de l'expédition des Dix Mille et de
celle d'Agésilas des 'causes' de l'expédition de Philippe IL En effet, Xénophon et les
mercenaires grecs "revinrent des satrapies de l'intérieur en traversant toute l'Asie sans
qu'aucune force barbare osât leur tenir tête*. Quant à Agésilas, "il ne rencontra aucun
adversaire assez fort pour s'opposer à ses entreprises. . . Tout cela donna à réfléchir à
Philippe. Compte-tenu de la couardise et de la nonchalance des Perses d'une part, et
du fait que lui-même et les Macédoniens excellaient dans les activités guerrières, il se
représenta les grands et brillants avantages qu'il retirerait de cette entreprise..." (ΙΠ,
1). Ailleurs (II, 35), Polybe utilise le souvenir des Guerres Médiques pour rappeler
que le nombre des soldats ne fait pas toujours la force des armées, si le peuple attaqué
sait faire front aux agresseurs. Ce sont encore les Guerres Médiques, ainsi
probablement que l'expédition de Darius en Scythie, qui fondent cette autre remarque
sur les Perses, qu'il oppose aux Romains de son temps : "Les Perses qui, à une
certaine époque, régnèrent sur un vaste empire, mais qui, chaque fois qu'ils
s'aventurèrent au-delà des limites de l'Asie, mirent leur domination et leur existence
même en péril" (I, 2).
38 Pierre Briant
-IV-
Sans qu'il soit nécessaire de multiplier à l'infini les citations, on voit que
l'incapacité militaire des Perses était manifestement l'un des thèmes favoris des
auteurs grecs d'époque classique et d'époque hellénistique. Ce qui est surprenant,
c'est que la thèse grecque a parfois été acceptée par les historiens d'aujourd'hui, qui
ont été nombreux, jusqu'à une époque récente, à proposer du royaume de Darius III
l'image d'un Empire en pleine décomposition interne et dans une situation
d'affaiblissement militaire très avancée. Je n'ai pas l'intention ici de dresser un état du
royaume achéménide à l'époque de Darius III : disons simplement que, sur la
majeure partie des points en litige, la thèse des auteurs grecs est contredite par les
faits. Il ne s'agit pas, à l'inverse, de nier les faiblesses de la construction impériale
achéménide ; 5 s'agit plus simplement de remarquer que les écrits grecs ne permettent
en rien d'analyser ce qu'ils présentent comme une décadence. Singulière décadence au
demeurant puisque, selon Platon, elle aurait commencé dès la disparition du fondateur
Cyrus le Grand, et n'aurait cessé de s'aggraver en dépit d'un court répit à l'époque de
Darius I. Si l'on ajoute que, selon Isocrate, la faiblesse perse était liée à son régime
politique (3), on devrait même bannir le terme de 'décadence' pour un Etat dont on
voit mal en effet quand et comment, dans ces conditions, il aurait pu connaître le
moindre apogée !
Il est vrai qu'Isocrate et Xénophon mettent un accent particulier sur l'évolution
catastrophique qu'aurait connue l'Empire au IVe siècle : le premier en insistant sur les
sécessions des pays conquis, le second en décrivant l'abandon des pratiques
éducatives chez les Perses. Doit-on en conclure pour autant à une opposition tranchée
entre un Vème siècle de puissance achéménide et un IVe siècle de décadence,
l'expédition dite des Dix Mille constituant, dans cette hypothèse, un symptôme et un
repère ? Il n'en est rien. C'est dès le Ve siècle que l'on voit se développer le thème de
la faiblesse militaire perse, en contre-coup des victoires grecques des Guerres
Médiques : celles-ci, on le sait, sont devenues rapidement un thème privilégié d'une
histoire athénienne, qui se situe aux antipodes d'une quelconque vérité historique (4).
Dans l'imaginaire des "Guerres Médiques", les Perses du Ve siècle ne valent
manifestement pas mieux que ceux du IVe siècle. On retrouve par exemple ce même
thème dans le discours qu'Hérodote (V, 49-50) fait tenir à Aristagoras de Milet, venu
à Sparte tenter de convaincre Cléomène d'envoyer un corps expéditionnaire en Asie
Mineure : "II est aisé pour vous d'y réussir. Les Barbares, en effet, sont sans force
militaire, tandis que vous, vous êtes parvenus, pour la guerre, au plus haut point de
valeur". Qui plus est, les Perses sont non seulement faibles mais riches : "Les
habitants de ce continent possèdent plus de richesses que n'en possèdent même tous
les autres peuples ensemble" : on retrouvera ce môme argument chez Isocrate (IV,
184) et chez Xénophon (Anab. III, 2, 25-26) soucieux l'un et l'autre de pousser leurs
concitoyens à coloniser en Asie Mineure. Au IVe siècle, à Athènes, l'utilisation du
thème des "Guerres Médiques" ne fit que croître, et Isocrate lui-même le manie avec
délectation dans le Panégyrique (5). Par ailleurs, l'expédition des Dix Mille constitua
bientôt un précédent idéal pour prouver aux Grecs la décadence militaire des Perses
puisque, pour la première fois, des mercenaires grecs - il est vrai aux ordres d'un
Achéménide - étaient parvenus jusqu'en Babylonie. Y fut ajouté bientôt celui
Mélanges P. Lévêque 2 39
d'Agésilas qui, le premier, osa mener la guerre contre les Perses en s'éloignant
quelque peu de la côte d'Asie Mineure, avant d'être vaincu par la division des Grecs
et l'argent du Grand Roi. Forts de ces exemples héroïques, Xénophon et Isocrate
pouvaient enfoncer le clou de la décadence militaire des Perses.
Sans qu'il soit besoin de reprendre mot à mot le commentaire des assertions des
auteurs grecs, il apparaît très évidemment à chacun que ni Xénophon ni Isocrate ni
Platon ne se préoccupent d'analyse historique. Leur projet est avant tout idéologique.
Les réalités de l'Empire perse de leur temps ne constituent pas leur priorité
intellectuelle. Les discours de Platon et de Xénophon ont pour sujet réel moins la
Perse que Sparte et Athènes (6). Les auteurs grecs n'utilisent le réfèrent perse que
pour autant qu'il leur permet de développer une argumentation interne à la cité. A titre
de dernier exemple, prenons le discours prononcé par Démosthène en 354, Sur les
Symmories. L'orateur veut s'opposer à ceux qui veulent déclarer la guerre au Grand
Roi, dont on vient d'apprendre l'ampleur des préparatifs navals. En adoptant un
raisonnement exactement inverse de celui d'Isocrate (IV, 138 sq.) Démosthène
n'hésite pas à dénoncer ceux qui veulent pousser à la guerre en glorifiant le passé
athénien (§1). Certes, le roi perse "est l'ennemi commun de toute la Grèce", mais les
Athéniens ne sont pas prêts à l'affronter : qu'ils ne se bercent donc pas d'illusions
sur leurs capacités militaires ni sur l'union des Grecs (§2-10). Même supérieure en
courage, Athènes est inférieure en trières, citadelles et argent. Pour surmonter ce
handicap, il convient de réaliser les réformes fiscales que propose Démosthène. A ce
point de l'exposé, le ton de l'orateur change. Ces nouvelles ressources assurées à la
cité - souligne-t-il en effet - celle-ci pourra voir l'avenir avec confiance. Après tout,
la richesse du roi n'est pas inépuisable (§29-30) ; d'autre part, les Grecs - dont il
avait précédemment montré la désunion - n'accepteront jamais de s'enrôler sous les
ordres du Grand Roi, car "la guerre contre le barbare n'est-elle pas une guerre pour le
pays natal, pour la vie et les coutumes nationales, pour la liberté et pour tout ce qui
nous est cher ?". En quelques phrases, la force du roi vient de se muer en faiblesse,
et la désunion des Grecs en une communauté d'esprit ! Quel historien d'aujourd'hui
pourrait se fonder sur de tels textes pour évaluer les capacités militaires de l'Empire
achéménide ?
-V-
Mais, si de tels discours ont pu être tenus, c'est aussi que les conceptions
culturelles qui les sous-tendent ou qu'ils expriment sans fards étaient très largement
répandues et partagées dans l'opinion grecque. Parmi les explications les plus
fréquemment avancées de la décadence perse, vient le luxe (tryphè ) dans lequel ils
vivent. Telle fut précisément la leçon que, selon Plutarque (Art. 20, 1), les Grecs
tirèrent de l'aventure des Dix Mille : "us firent ainsi, par l'action, la preuve que la
grandeur des Perses et du Roi n'était que de l'or en quantité, le luxe et les femmes :
hors de là, pures simagrées et fanfaronnades" ! La croyance dans le pouvoir
dissolvant de la richesse se retrouve chez beaucoup d'auteurs grecs confrontés à
l'opulence des cours orientales. Celles-ci sont fréquemment représentées comme des
foyers de corruption, liée elle-même au luxe et aux femmes du palais : telle est bien
l'image par exemple que transmet l'ouvrage de Ctésias (Persika ), à travers lequel la
40 Pierre Briant
cour perse, dominée par les eunuques et les femmes, est traversée des rumeurs de
complots et d'assassinats, eux-mêmes souvent menés à l'instigation des eunuques et
des femmes (7).
Il semble bien en effet qu'aux yeux des auteurs classiques, la féminisation des
palais soit un trait caractéristique des sociétés orientales. Témoin par exemple Ninyas,
qui vivait uniquement avec ses femmes et ses eunuques (Athénée XII, 528 sq. ) : "II
n'ambitionnait que les plaisirs, l'oisiveté et une vie exempte de souffrances et de
soucis ; il ne faisait consister le bonheur de régner que dans la jouissance incessante
des voluptés de la vie" (Diodore II, 21, 1). De son côté, Sardanapale vivait comme
une femme, parmi les femmes, habillée et maquillée comme une femme (Athénée ΧΠ,
528-529 a-d). Selon Ctésias (cité par Athénée XII, 530 d), il en était de même
d'Annaros, représentant du Grand Roi en Babylonie, qui portait des vêtements et des
bijoux de femme. De son côté, Mnaséas, dans son livre Europe, faisait une
description à peu près semblable d'Andrakottos le Phrygien (Athénée XII, 530 c). Il
en était de même des Lydiens qui - l'âme efféminée - ne tardèrent pas à adopter la
manière de vie des femmes (Athénée XII, 515 f). C'est la même évolution que
connurent, selon Platon, les représentants de la dynastie achéménide, confiés aux
soins des femmes, "en-dehors de toute direction masculine". Or, une telle éducation
amollissait nécessairement le corps et l'esprit et amoindrissait la valeur militaire. C'est
ce que voulut faire comprendre Agésilas à ses soldats, en donnant ordre de dénuder
des Perses faits récemment prisonniers et de les transporter ainsi au marché aux
esclaves : "Les soldats, qui leur voyaient la peau blanche parce qu'ils ne se
déshabillaient jamais, le corps mou et flasque parce qu'ils allaient toujours en char,
pensèrent (Xénophon,
femmes" que dans cette
Hell.
guerre
III, 4,ce15serait
; cf. Agésilas
comme s'il1, fallait
28 ; comparer
se battre Plutarque,
contre des
Cimon 9, 5 : "Corps mous et mal exercés au travail").
Mais, comme l'exprime très clairement Xénophon dans le dernier chapitre de la
Cyropédie, cet affaiblissement physique est également causé par l'abus de la chère et
des boissons et par le refus des exercices physiques. Il y revient dans VAgésilas (9,
3) : "Pour le Perse [Grand Roi], les gens courent la terre entière à la recherche de ce
qu'il pourrait boire avec plaisir, des milliers d'autres s'occupent de quoi piquer son
appétit. . . Il doit se faire chercher aux extrémités de la terre de quoi se réjouir" (cité
également par Athénée IV, 144 b). La formule fut reprise par Théophraste dans son
Péri Basileias, écrivant que, pour satisfaire leur goût de luxe (tryphè ), les rois perses
offraient de grosses sommes d'argent pour récompenser ceux qui inventaient un
nouveau plaisir (Athénée IV, 144 c). D'autres auteurs (comme Cléarque) citaient ce
trait comme caractéristique de la royauté perse (cf. XII, 529 d ; 539 b ; 545 d et f)·
L'abondance et la variété des mets à la Table du Roi était un fait bien connu des
auteurs classiques et hellénistiques : en dehors de Xénophon, d'Hérodote et
d'Aristophane, Athénée cite à ce propos Théophraste (IV, 144 c), Théopompe (144 f
et 145 a), Hérakleidès (145 b - 146 a), Ctésias et Dinon (146 c-d) (8). Pour les
tenants de la thèse de la décadence - tel Xénophon - il ne fait pas de doute que l'abus
des repas lourds, des pâtisseries et des boissons est à l'origine de l'affaiblissement
militaire des Perses. C'était l'opinion de Cléarque qui écrivait à propos de Darius III
dans son ouvrage Péri Biôn : " Le roi perse donnait des prix à ceux qui lui fournissait
ses plaisirs, mais il conduisit son royaume à la défaite, et il ne comprenait pas qu'il se
Mélanges P. Lévêque 2 41
Au contraire, les meilleurs soldats et donc les plus valeureux conquérants sont
issus de sociétés qui cultivent la pauvreté et la simplicité des mœurs. C'était
évidemment le cas des Spartiates, comme y insiste Xénophon dans son portrait
comparé d'Agésilas et du Grand Roi, ou dans l'opposition qu'il trace entre la
simplicité d'Agésilas et le luxe de Pharnabaze (Hell. IV, 1, 30). Ce fut également le
cas des Perses, dont les vertus et mœurs originelles furent fréquemment rapprochées
allusivement ou explicitement de celles des Spartiates (cf. e.g. Arrien V, 4, 5). A
l'époque de la conquête de Cyrus, c'était en effet un peuple jeune, vigoureux et
pauvre. Selon Elien (V.H. X, 14) d'ailleurs, Socrate opposait les Perses aux Lydiens
et aux Phrygiens : "II disait que l'Oisiveté est sœur de la Liberté. Il en voulait pour
preuve que les Indiens et les Perses sont les plus courageux et les plus libres, car les
uns et les autres sont les plus hostiles au fait de faire des affaires pour s'enrichir (pros
chrematismon ) ; au contraire, les Phrygiens et les Lydiens qui sont les plus
industrieux sont dans une condition d'esclaves". Ce faisant, Socrate faisait
certainement allusion à un trait rapporté par Hérodote (1, 153) dans un discours prêté
à Cyrus : "Les Perses, chez eux, ignorent complètement l'usage des marchés, et ils
n'ont aucune place à cet usage". Strabon écrit de son côté : "Pendant tout ce temps
[de 20 à 50 ans], les Perses ne mettent pas les pieds dans un marché, vu qu'ils n'ont
rien à vendre ni à acheter" (XV, 3, 19). Xénophon (Cyr. I, 2, 3) disait lui aussi la
mauvaise réputation des marchands chez les Perses. Quels que soient les fondements
de telles assertions, il est clair que l'utilisation qu'en faisait Socrate renvoie à des
conceptions
"Lycurgue" d'éthique
: les vrais
sociale
Spartiates,
comparable
les Egaux,
à celle qui
ne avait
songent
cours
pasà Sparte
à s'enrichir
à l'époque
par de
le
commerce (qui leur est interdit), ce sont des soldats. Il en était de même des Perses
des origines - tout entiers tournés vers la guerre - ainsi que les Indiens (cf. Arrien V,
42 Pierre Briant
4, 4) (9).
C'est précisément en raison de ces vertus (cf. Hérodote I, 89) que les Perses
réussirent à prendre le dessus sur des royaumes corrompus par le luxe et la richesse,
les Mèdes, les Lydiens et les Babyloniens. Pauvres, les Perses furent d'autant plus
tentés de se lancer à la conquête des royaumes existants et de leurs richesses (cf.
Hérodote I, 126) (10). Dans une conversation rapportée par Aristoxénos dans sa Vie
d'Archytas (ap. Athénée XII, 545 a - 546 c), Polyarchos, ambassadeur de Denys le
Jeune et lui-même disciple d'Archytas, affirmait que le but de toute conquête était en
effet de s'emparer des richesses accumulées par les rois précédents : riches, les
nouveaux conquérants ne songent qu'à satisfaire leurs plaisirs physiques. D'où les
risques courus par les Mèdes pour vaincre les Assyriens. Le même phénomène peut
être observé lors de la conquête perse réalisée aux dépens des Mèdes. Le but ultime
(télos ) du conquérant, c'est en effet de satisfaire le mieux ses désirs physiques (545
c) : les royaumes assyrien, lydien, mède et perse sont l'illustration de cette loi
historique. Le luxe inouï des Grands Rois en donne la preuve, qu'il s'agisse de la
variété des alilments, des diverses sortes de parfums et d'encens qu'ils utilisent, de la
beauté de leurs tapis, de leurs vêtements, de leurs coupes (545 d-f), également de leur
grande liberté sexuelle. Les Perses s'insèrent donc dans une longue série de
souverains d'Asie qui, depuis Ninyas, se sont voués à la tryphè - ainsi que l'affirmait
Ctésias (Athénée XII, 528 c). Quant à l'habitude du Grand Roi de se déplacer de
capitale en capitale , elle faisait dire à Athénée (ΧΠ, 513 a) que "les premiers hommes
de l'histoire à devenir fameux par leur tryphè furent les Perses". Mais, en s'emparant
de ces royaumes, ils accédèrent au luxe des Mèdes (Platon, Lois 695 a ; Xénophon,
Cyr. Vni, 8, 15) et furent conduits aux mêmes excès et à la même décadence. D'où
leur défaite devant les vigoureux Macédoniens (cf. Arrien II, 7), avant qu'Alexandre
lui-même ne copie à son tour les mœurs auliques perses ! Les causes de la décadence
de Sparte ne sont d'ailleurs pas différentes, aux yeux d'un Xénophon ou d'un
Plutarque : "L'amour de l'or et de l'argent" (Agis et Cléomène 3, 1) ; un homme
comme Léonidas, opposé en tout à Agis, le 'nouvel Agésilas', est une figure
emblématique de ces mœurs nouvelles, apprises au contact des cours orientales :
"Comme il était resté longtemps dans les palais des satrapes et avait fait sa cour à
Seleucos, il transportait, de façon discordante, la hauteur de ces pays lointains dans
les pratiques des lois grecques et d'un gouvernement régulier" (ibid. ). Il est frappant
de constater à quel point les processus d'évolution de la Perse et de Sparte sont
pensés en parallèle par Xénophon : il suffit pour s'en convaincre de faire une lecture
synoptique du dernier chapitre de la Cyropédie et du dernier chapitre de la
Lakedaimoniôn Politeia (11).
La décadence des Perses était donc inéluctable, tant il est vrai que la richesse et
le luxe corrompent les corps et les âmes le mieux trempés. C'est bien ce
qu'impliquent les conseils donnés par Crésus à Cyrus pour éviter une révolte des
Lydiens : "Envoie leur l'interdiction de posséder des armes de guerre, ordonne leur
de revêtir des tuniques par dessous leurs manteaux et de chausser des cothurnes,
enjoins-leur d'apprendre à leurs enfants à jouer de la cithare, à pincer des instruments
à corde, à faire du commerce ; et bien vite tu verras, ô roi, des hommes devenus des
femmes, en sorte que tu n'auras plus à craindre qu'ils se révoltent" (Hérodote I, 156).
Ainsi, de guerriers renommés (cf. I, 79), les Lydiens devinrent "les moins belliqueux
Mélanges P. Lévêque 2 43
des hommes" (Polyen VII, 6, 4). En effet, "ils furent réduits aux métiers de
cabaretiers, de baladins et d'entremetteurs. Et ainsi, ce peuple, jadis si puissant par
son activité et intrépide à la guerre, désormais efféminé par la mollesse et la débauche,
perdit son antique vertu, et ceux que l'habitude des combats avait rendus invincibles
avant Cyrus, se laissant aller à la débauche, furent vaincus par l'oisiveté et la paresse"
(Justin I, 7, 11-13). Selon Plutarque (Apopht. Reg. C3), ces mesures furent imposés
par Xerxès aux Babyloniens après leur révolte : "II leur défendit de porter les armes,
et il les obligea à jouer des instruments de musique, de boire, de se divertir et de
porter des longues robes". A lire le dernier chapitre de la Cyropédie, les Perses
connurent une évolution comparable, qui permet de comprendre que, "vivant depuis
longtemps dans le luxe", ils se trouvèrent en état d'infériorité face aux Macédoniens,
"rompus depuis longtemps aux dangers" (Arrien II, 7, 4). Puis, à leur tour, les
Macédoniens succombèrent aux plaisirs délétères de l'Orient (cf. Athénée ΧΠ, 539 c-f
- 540), copiant les mœurs perses et s'attirant ainsi par exemple les foudres de Cicéron
(Ver. III, 33) (12).
Une telle théorie présentait évidemment l'avantage de la simplicité. Elle n'en a
pas moins généré des contradictions, car elle était bien incapable de rendre compte de
la complexité du réel historique. Voici par exemple comment Plutarque (Art.
24-10-1 1) décrit et commente la conduite d'Artaxerxès Π lors du retour d'une difficile
expédition menée contre les Cadusiens :
"Ni l'or, ni la robe royale, ni les ornements dont le roi était toujours couvert et qui valaient
douze mille talents, ne l'empêchaient de peiner et d'endurer comme le premier venu : le
carquois au dos, le bouclier en main, il marchait lui-même en tête par des chemins escarpés
de montagnes, sans se servir de son cheval, si bien que la vue de son entrain et de sa
vigueur donnait de la légèreté et des ailes à ses troupes, car il ouvrait chaque jour une
distance de deux cents stades".
On retrouve là - cette fois sous forme positive - l'opposition mainte fois relevée par
les auteurs grecs entre la somptuosité des vêtements des Perses et leur difficulté à se
déplacer dans des conditions difficiles (voir en particulier Xénophon, Anab. I, 5, 8).
Le portrait royal donné ici contraste en tout cas avec celui que Plutarque dresse du
même Artaxerxès dans le premier chapitre, où il est mis en opposition avec son jeune
frère Cyrus le Jeune : "Alors que Cyrus montra dès son plus jeune âge de la vigueur
et de l'énergie, Artaxerxès paraissait plus doux à tous égards, et d'un naturel moins
passionné". C'est tout simplement qu'ici Plutarque retransmet une version qui faisait
de Cyrus le parangon de toutes les vertus royales traditionnelles, face à un frère aîné
désigné comme un moins bon soldat (cf, Xénophon, Anab. I, 9). L'épisode de la
campagne cadusienne a amené au contraire Plutarque à souligner la vigueur et le
courage exemplaires du roi, qu'il rattache de la manière suivante à une réflexion
générale : "Le roi montra en cette circonstance que la lâcheté et la mollesse ne
proviennent pas toujours, comme on le croit communément, des délices et du luxe,
(24, 9).
L'accord ne se faisait pas non plus chez les auteurs anciens sur les vertus
militaires de Sardanapale. Les uns (Douris et d'autres) en faisaient l'archétype du roi
faible et couard, en raison précisément de son mode de vie efféminé (Athénée XII,
529 a). Ctésias au contraire mettait en exergue sa mort digne et courageuse (529 a-b).
44 Pierre Briant
Février 1987
NOTES
le thème était : "The last century of the Achaemenid Empire : Décadence ?", avec en
particulier l'article d'H. Sancisi-Weerdenburg : "Décadence in the Empire or décadence in the
sources ?", à paraître sous le titre de Achaemenid History I (Nederlands Instituut voor het
Nabije Oosten).
20- On se trouve immédiatement renvoyé au problème de fond des raisons de la défaite achéménide
devant Alexandre. Il n'est pas question évidemment de traiter un problème aussi immense dans
une note infrapaginale (cf. quelques mots dans ma communication à XAchaemenid Workshop
de 1985 à Londres : §9, 4 ). Je remarque simplement que la chute de l'Empire assyrien en 612
a fréquemment été considérée comme un "scandale historique" : en utilisant une telle
expression, les auteurs ont voulu exprimer leur étonnement qu'un Etat apparemment aussi
puissant que le royaume assyrien ait pu disparaître aussi rapidement. De ce point de vue, la
chute de l'Empire achéménide pose des questions aussi difficiles. En tout cas, il n'y a aucune
raison de postuler que la disparition d'un Empire soit une preuve d'une décadence antérieure : le
problème se situe ailleurs et doit être posé en d'autres termes.