Vous êtes sur la page 1sur 16

Annales littéraires de l'Université

de Besançon

Histoire et idéologie. Les Grecs et la "décadence perse"


Pierre Briant

Citer ce document / Cite this document :

Briant Pierre. Histoire et idéologie. Les Grecs et la "décadence perse". In: Mélanges Pierre Lévêque. Tome 2 : Anthropologie et
société. Besançon : Université de Franche-Comté, 1989. pp. 33-47. (Annales littéraires de l'Université de Besançon, 377);

https://www.persee.fr/doc/ista_0000-0000_1989_ant_377_1_1738

Fichier pdf généré le 06/05/2018


Histoire et idéologie .
perse"
Les Grecs et la "décadence

Pierre BRIANT, Université de Toulouse.

-I-

Au Livre III des Lois consacré à l'évolution des sociétés politiques, Platon
réserve un développement relativement long (III, 693 c-698 a) à la société perse. De
même qu'Athènes est le prototype de la démocratie, la Perse l'est de l'autocratie. Au
contraire de Sparte et de la Crète qui ont su maintenir l'équilibre de leurs institutions
traditionnelles, la Perse a rapidement perdu la mesure entre le principe monarchique et
le principe de la liberté. C'est cette thèse qu'entend illustrer le développement
consacré à la décadence des Perses. Pour fonder son argumentation, Platon fait appel
à l'histoire, et reconstitue de manière cavalière l'évolution du pouvoir et de la société
perses entre Cyrus l'Ancien et l'époque où il écrit lui-même. Aux yeux de Platon,
jamais
liberté"les
; c'était
Persesune
n'ontépoque
retrouvé
où l'équilibre
régnait uneatteint
"entière
sous liberté
Cyrus "entre
de parole"
la servitude
et où "tout
et la
progressait en ce temps chez eux, grâce à la liberté, à l'amitié et à la collaboration"
(694 a-b). Mais les choses se gâtèrent très vite sous Cambyse et, en dépit d'une sorte
de renaissance à l'époque de Darius I, l'évolution négative ne cessa pas à partir de
Xerxès : "Les Perses ne se sont pas arrêtés sur la pente de la décadence" (697 c),
remarque l'Athénien qui ajoute "que le régime gouvernemental des Perses est
actuellement vicié par un excès de servitude chez le peuple et un excès de despotisme
chez les maîtres" (698 a). Ainsi l'équilibre de l'époque de Cyrus a été rompu : "La
cause en est, disons-nous, que, en enlevant à leur peuple trop de liberté, en portant le
despotisme du maître au-delà des limites convenables, ils ont ruiné dans l'Etat les
sentiments de mutuelle amitié et de communauté d'intérêt" (697 e).
On s'est souvent interrogé sur la crédibilité que les historiens doivent accorder
ou refuser aux écrits grecs sur l'histoire achéménide. En l'occurrence, on sait que les
luttes ouvertes entre les fils de Cambyse et l'avènement de Darius n'ont pas manqué
d'attirer l'attention des auteurs grecs (Hérodote, Ctésias, Xénophon, Eschyle et bien
d'autres). On sait d'autre part que Cyrus l'Ancien a toujours joui d'un grand prestige
dans la littérature grecque. De ce point de vue, le passage de Platon s'insère
parfaitement dans la réflexion politique grecque. On peut évidemment se demander
quelle est la valeur historique des explications de Platon concernant l'équilibre, bientôt
rompu, entre la liberté et la monarchie au sein de la société politique perse. Les
passages consacrés à Cyrus, Cambyse et Darius semblent indiquer que les Grecs
pensaient que les luttes de l'époque de Cambyse et du Mage (le Smerdis d'Hérodote,
c'est-à-dire Bardiya, alias Gaumata) s'étaient inscrites dans le cadre des rapports
34 Pierre Briant

entre la dynastie et l'aristocratie, les conditions de l'avènement de Darius ayant


marqué paradoxalement une éphémère restauration des positions aristocratiques face à
la monarchie (1).
Cependant, pour l'historien des représentations, le plus intéressant réside moins
dans les étapes de l'évolution telles que les reconstitue Platon que dans les causes
qu'il lui attribue. Or, de ce point de vue, Platon est très clair : toute l'histoire de la
société perse est déterminée par les rapports que la famille royale a entretenus avec les
institutions éducatives du peuple perse. Platon rappelle ce que l'on connaît
relativement bien, grâce surtout à Hérodote, à Xénophon et à Strabon, sur la dureté
du dressage imposé aux jeunes Perses de l'aristocratie : "Méthode dure, celle qu'il
faut pour former des pasteurs tout à fait vigoureux et capables de coucher à la belle
étoile, de passer même la nuit sans dormir, enfin de faire campagne" (695 a). C'est
évidemment ce qui explique toutes les vertus de Cyrus, en particulier ses vertus
militaires. Mais, les contradictions sont très vite apparues : en raison même du fait
que Cyrus "fut, semble-t-il bien, toujours en campagne", l'éducation de ses enfants
fut abandonnée aux femmes du palais. Au lieu de donner à ses fils l'éducation rude
qu'il avait reçue lui-même, "il voyait d'un œil indifférent ses propres fils recevoir une
éducation à la mode des Médes, une éducation corrompue par la soi-disant félicité,
entre les mains d'éducateurs qui étaient des femmes et des eunuques (695 a) :
éducation tout empreinte de "mollesse". Si l'avènement de Darius a marqué une
restauration, c'est que lui-même "n'était pas fils de roi : il avait donc reçu une
éducation exempte de mollesse" (695 c). "Puis, après Darius, vint Xerxès, dont une
fois de plus, l'éducation avait été celle du Palais, toute de mollesse. . . et l'on peut dire
qu'à dater de cette époque il n'y a eu encore chez les Perses aucun roi qui ait
véritablement mérité, si ce n'est nominalement, d'être appelé Grand Roi" (695 e).
Ainsi Platon pense-t-il avoir mis au jour la contradiction interne du système : en
conquérant l'Empire, Cyrus a apporté richesses et félicité à ses enfants, qui ne
recevaient pas l'éducation propre à leur apprendre à user convenablement de leur
pouvoir (694 d). La raison de la décadence est donc à rechercher "dans le genre de vie
que vivent le plus souvent les enfants des hommes qui possèdent une richesse
exceptionnellement grande ou bien un pouvoir absolu" (696 a).
Le symptôme et la conséquence les plus visibles de cette décadence morale se
marque dans l'ordre militaire. Le renforcement de l'autocratie du souverain a "ruiné
dans l'Etat les sentiments de mutuelle amitié et de communauté d'intérêts" (698 c).
Dans ces conditions, les peuples ne répondent plus aux demandes de troupes que
prétendent imposer les rois ; ceux-ci "ne trouvent chez leurs peuples rien qui fasse
écho à leur appel, ni non plus aucun empressement à accepter de courir les risques du
combat ; bien au contraire, ils ont beau avoir à leur disposition d'innombrables
milliers d'hommes, tous ces milliers ne leur servent à rien, et, tout comme si les
soldats leur manquaient, ils en prennent à gages, estimant que c'est à des mercenaires
et à des soldats étrangers qu'ils devront un jour leur salut. L'abondance de l'or et de
l'argent a complètement perverti leur vision des choses (697 e - 698 a).
Mélanges P. Lévêque 2 35

-II-

On retrouve une analyse à la fois aussi schématique et plus détaillée dans le


dernier chapitre du Livre VIII de la Cyropédie (VIII, 8) de Xénophon. Pour le
biographe de Cyrus et le laudateur de la bonne royauté, la décadence a commencé
"immédiatement après la mort de Cyrus", quand ses enfants (Cambyse et
Tanyoxarkes [Smerdis/Bardiya]) se sont disputé le pouvoir et que les peuples soumis
se sont révoltés (8, 2). Cette désagrégation se manifeste d'abord au plan moral : les
rois perses violent leurs engagements (8, 2-3) et donnent des récompenses à des gens
qui ont accompli des actions moralement répréhensibles (8, 4) : "Témoins de ces
faits, tous les habitants de l'Asie ont choisi les voies de l'impiété et de l'iniquité ; car
sauf exception, tels chefs, tels sujets". L'autre symptôme de cette décadence, c'est
l'incapacité des Perses à défendre leurs territoires, car "ils évitent le contact avec plus
forts qu'eux, et n'osent pas davantage s'engager dans l'armée royale" (8, 7). Dans
ces conditions, "quiconque va faire la guerre aux Perses peut, sans combat, se
promener tout à son aise dans le pays" (8, 7), et "les ennemis se promènent partout
dans le pays des Perses plus librement que les amis" (8, 21), d'autant qu'ils arrêtent
"non seulement les grands délinquants mais désormais les parfaits innocents" (8, 6).
Désormais "la cavalerie ne harcèle pas plus qu'elle ne se bat au corps à corps" (8,
22) ; les fantassins eux-mêmes "ne veulent pas du corps à corps" (8, 22) ; quant aux
conducteurs de chars, ils refusent d'aller au contact avec les ennemis (8, 24-26). Au
total, "ces gen-là font une foule, sans doute, mais ils n'ont aucune utilité pour la
guerre". Cette incapacité militaire est d'ailleurs bien marquée par l'appel qu'ils font
aux mercenaires, alors que, "dans les temps passés", les propriétaires fournissaient
des levées de cavaliers (8, 20) : "Jamais ils n'entrent plus en campagne sans des
Grecs, ni quand ils se font la guerre entre Perses ni quand ils sont l'objet d'une
campagne des Grecs ; et, même contre ces Grecs ils ont pris le parti de faire la guerre
avec des Grecs" (8, 26). En définitive, "les Perses et leurs gens sont dans les choses
de la guerre plus lâches aujourd'hui qu'autrefois" (8, 27).
Quant aux raisons et origines de cette décadence, Xénophon, comme Platon,
met l'accent sur l'abandon des pratiques éducatives traditionnelles, non seulement
chez les rois mais chez tous les Perses, "Subsiste encore l'usage que les enfants
soient élevés à la cour ; mais apprendre et pratiquer l'équitation est tombée en
désuétude, faute de manifestations de nature à conférer un renom" (8, 13). De façon
générale, ils ne pratiquent plus, "comme autrefois, le travail du corps" (8, 8), et ils ne
cherchent plus à "s'endurcir physiquement par l'exercice et la sueur" (8, 8). En
particulier, ils ont abandonné la chasse qui, autrefois, "était un exercice suffisant pour
eux et leurs chevaux" (8, 12). Désormais, ils sont tombés dans le luxe et la mollesse
des Mèdes (8, 15). Ils ne cessent de manger et de boire jusqu'à l'ivresse (8, 8-11) ;
ils se goinfrent de pâtisseries (8, 16). Ils refusent les contraintes de la vie dure du
soldat : ils préfèrent s'allonger sur d'épais tapis (8, 16), et ils se protègent
peureusement du froid et du chaud plutôt que d'affronter courageusement les sautes
de température (8, 17). Ce sont très exactement les mêmes thèmes que développe
Xénophon dans le Chapitre IX de YAgésilas où il oppose en tout le régime de vie
frugal d'Agésilas et "les fanfaronnades du Perse" (9, 1).
36 Pierre Briant

-m-

La faiblesse de la Perse au IVe siècle est également une thèse reprise


inlassablement par le rhéteur athénien Isocrate, chantre du panhellénisme et de la
guerre contre le Grand Roi. On retrouve cette thèse développée avec une particulière
complaisance dans le Panégyrique (IV) et dans le Philippe (V). Isocrate entend
combattre "certaines gens qui admirent la grandeur et les ressources du roi" (IV, 134),
ainsi que "les nombreux Grecs qui croient invincible la puissance du Grand Roi" (V,
important"
139). Il ne convient
(V, 76). Si
pasles"de
Barbares,
faire paraître
effectivement,
le souverain
"possèdent
de l'Asiebeaucoup
trop énergique
de biens,
et trop
ils
sont tout à fait incapables de les défendre" (IV, 184), comme le montre en particulier
le grand nombre de pays qui ont fait sécession (IV, 161-162 ; V, 102-104). Si le roi
a remporté certaines victoires, il les doit non pas à sa puissance mais à la folie des
Grecs (IV, 137), trop divisés : d'ailleurs, le Grand Roi n'a jamais remporté la
victoire sur les Grecs, dès lors qu'Athéniens et Spartiates étaient unis (IV, 139) et,
"lorsqu'ils [les Perses] sont passés en Europe, ils ont été châtiés, les uns périssant
misérablement, les autres se sauvant honteusement" (IV, 149). Les foules immenses
des armées des Grands Rois ne sont qu'illusion, tant il leur est difficile de procéder au
rassemblement des contingents et tant les peuples soumis mettent de mauvaise volonté
à apporter leur concours aux Perses (IV, 165). Ils doivent donc faire appel aux
mercenaires grecs (V, 126).
Parmi les raisons de l'infériorité militaire perse, Isocrate fait référence aux
difficultés logistiques rencontrées par le roi pour rassembler une armée, tant il est
difficile d'agir rapidement dans un empire aussi immense (IV, 141, 162, 165) : c'est
là un trait souvent souligné par les auteurs grecs, en particulier par Xénophon
lui-même (Anab. 1, 5, 9) et par Diodore (XV, 9, 2 ; XVI, 44-46). Mais, il ne s'agit
là, aux yeux d'Isocrate, que d'une raison circonstancielle. L'amollissement des
Perses est bien plutôt le résultat du régime socio-politique dans lequel ils vivent :
"D'ailleurs, rien de tout cela n'est illogique et tout se produit selon la vraisemblance : il
est impossible à des gens "élevés et gouvernés comme ils sont d'avoir quelque vertu et,
dans les combats, de dresser un trophée sur leurs ennemis. Comment pourrait-il exister soit
un général habile, soit un soldat courageux avec les habitudes de ces gens dont la majorité
forme une foule sans discipline ni expérience des dangers, amollie devant la guerre, mais
mieux instruite pour l'esclavage que les serviteurs de chez nous, et chez qui ceux qui ont la
plus haute réputation, sans nulle exception, n'ont jamais vécu avec le souci de l'intérêt des
autres ou celui de l'Etat, et passent tout leur temps à outrager les uns, à être les esclaves
des autres, de la façon dont les hommes peuvent être le plus corrompus ? Ils plongent leur
corps dans le luxe par suite de leur richesse, ils ont l'âme humiliée et épouvantée par la
monarchie, ils se laissent inspecter à la porte du palais, ils se roulent à terre, ils s'exercent
de toute manière à l'humilité en adorant un mortel qu'ils nomment dieu et en se souciant
moins de divinité que des hommes" (IV, 150-151).

Plutôt que de considérer, comme Xénophon et Platon, que cet amollissement est né
d'une décadence de l'éducation, Isocrate juge au contraire que l'éducation dispensée
aux jeunes Perses les conduit inévitablement dans les voies qu'il dénonce :
Mélanges P. Lévêque 2 37

"Par suite, ceux d'entre eux qui descendent au bord de la mer et qu'ils appellent satrapes, ne
se montrent pas indignes de l'éducation de leur pays et gardent les mêmes coutumes,
agissant en perfides envers leurs amis et en lâches devant leurs ennemis, vivant tantôt dans
l'humilité, tantôt dans l'arrogance, dédaignant leurs alliés et flattant leurs adversaires" (IV,
152).

Ces explications furent reprises intégralement ou en partie par de nombreux


auteurs d'époque hellénistique. Chez Arrien, Darius III est présenté comme
l'archétype d'un pouvoir qui a perdu toute réalité :
"II fut, plus que personne, mou et peu avisé, en ce qui concerne la guerre, mais, pour le
reste, il ne fît jamais preuve de cruauté, ou bien il n'en eut jamais l'occasion, parce que son
accession au pouvoir coïncida avec l'ouverture des hostilités des Macédoniens et des Grecs
contre lui : donc, même s'il l'avait voulu, il ne lui était plus possible de se montrer
arrogant envers ses sujets, vu qu'il courait de plus grands dangers qu'eux. Sa vie fut une
succession ininterrompue de malheurs, et il ne connut aucun répit dès qu'il eut accédé au
pouvoir"
(III, 22, 2-3).

Le mépris envers les Barbares éclate plus encore dans le discours que le même Arrien
(Π, 7) fait tenir à Alexandre avant la bataille d'Issos. On y retrouve tous les arguments
grecs traditionnels : les Macédoniens, "rompus depuis longtemps aux dangers" sont
très supérieurs, à la fois physiquement et moralement, car les Perses "vivent depuis
longtemps dans le luxe. Ce sera surtout la lutte des esclaves contre des hommes
libres". Et Alexandre de citer lui aussi le précédent de Xénophon (dont Arrien était un
ardent admirateur) et des Dix Mille qui "avaient mis en déroute, près de Babylone
même, le Grand Roi avec toute son armée, puis, dans leur descente vers le
Pont-Euxin, attaqué vigoureusement toutes les peuplades qui avaient voulu leur barrer
la route". Dans bien d'autres passages, Arrien - pour ne citer que lui - a opposé la
bravoure d'Alexandre à la lâcheté des Perses, sans se rendre compte apparemment
que ce faisant, il dévaluait les victoires du Macédonien (e.g. VII, 8, 6-7) (2).
Dans son développement destiné à distinguer début, causes et prétexte des
guerres, Polybe n'hésite pas, lui non plus, à faire de l'expédition des Dix Mille et de
celle d'Agésilas des 'causes' de l'expédition de Philippe IL En effet, Xénophon et les
mercenaires grecs "revinrent des satrapies de l'intérieur en traversant toute l'Asie sans
qu'aucune force barbare osât leur tenir tête*. Quant à Agésilas, "il ne rencontra aucun
adversaire assez fort pour s'opposer à ses entreprises. . . Tout cela donna à réfléchir à
Philippe. Compte-tenu de la couardise et de la nonchalance des Perses d'une part, et
du fait que lui-même et les Macédoniens excellaient dans les activités guerrières, il se
représenta les grands et brillants avantages qu'il retirerait de cette entreprise..." (ΙΠ,
1). Ailleurs (II, 35), Polybe utilise le souvenir des Guerres Médiques pour rappeler
que le nombre des soldats ne fait pas toujours la force des armées, si le peuple attaqué
sait faire front aux agresseurs. Ce sont encore les Guerres Médiques, ainsi
probablement que l'expédition de Darius en Scythie, qui fondent cette autre remarque
sur les Perses, qu'il oppose aux Romains de son temps : "Les Perses qui, à une
certaine époque, régnèrent sur un vaste empire, mais qui, chaque fois qu'ils
s'aventurèrent au-delà des limites de l'Asie, mirent leur domination et leur existence
même en péril" (I, 2).
38 Pierre Briant

-IV-

Sans qu'il soit nécessaire de multiplier à l'infini les citations, on voit que
l'incapacité militaire des Perses était manifestement l'un des thèmes favoris des
auteurs grecs d'époque classique et d'époque hellénistique. Ce qui est surprenant,
c'est que la thèse grecque a parfois été acceptée par les historiens d'aujourd'hui, qui
ont été nombreux, jusqu'à une époque récente, à proposer du royaume de Darius III
l'image d'un Empire en pleine décomposition interne et dans une situation
d'affaiblissement militaire très avancée. Je n'ai pas l'intention ici de dresser un état du
royaume achéménide à l'époque de Darius III : disons simplement que, sur la
majeure partie des points en litige, la thèse des auteurs grecs est contredite par les
faits. Il ne s'agit pas, à l'inverse, de nier les faiblesses de la construction impériale
achéménide ; 5 s'agit plus simplement de remarquer que les écrits grecs ne permettent
en rien d'analyser ce qu'ils présentent comme une décadence. Singulière décadence au
demeurant puisque, selon Platon, elle aurait commencé dès la disparition du fondateur
Cyrus le Grand, et n'aurait cessé de s'aggraver en dépit d'un court répit à l'époque de
Darius I. Si l'on ajoute que, selon Isocrate, la faiblesse perse était liée à son régime
politique (3), on devrait même bannir le terme de 'décadence' pour un Etat dont on
voit mal en effet quand et comment, dans ces conditions, il aurait pu connaître le
moindre apogée !
Il est vrai qu'Isocrate et Xénophon mettent un accent particulier sur l'évolution
catastrophique qu'aurait connue l'Empire au IVe siècle : le premier en insistant sur les
sécessions des pays conquis, le second en décrivant l'abandon des pratiques
éducatives chez les Perses. Doit-on en conclure pour autant à une opposition tranchée
entre un Vème siècle de puissance achéménide et un IVe siècle de décadence,
l'expédition dite des Dix Mille constituant, dans cette hypothèse, un symptôme et un
repère ? Il n'en est rien. C'est dès le Ve siècle que l'on voit se développer le thème de
la faiblesse militaire perse, en contre-coup des victoires grecques des Guerres
Médiques : celles-ci, on le sait, sont devenues rapidement un thème privilégié d'une
histoire athénienne, qui se situe aux antipodes d'une quelconque vérité historique (4).
Dans l'imaginaire des "Guerres Médiques", les Perses du Ve siècle ne valent
manifestement pas mieux que ceux du IVe siècle. On retrouve par exemple ce même
thème dans le discours qu'Hérodote (V, 49-50) fait tenir à Aristagoras de Milet, venu
à Sparte tenter de convaincre Cléomène d'envoyer un corps expéditionnaire en Asie
Mineure : "II est aisé pour vous d'y réussir. Les Barbares, en effet, sont sans force
militaire, tandis que vous, vous êtes parvenus, pour la guerre, au plus haut point de
valeur". Qui plus est, les Perses sont non seulement faibles mais riches : "Les
habitants de ce continent possèdent plus de richesses que n'en possèdent même tous
les autres peuples ensemble" : on retrouvera ce môme argument chez Isocrate (IV,
184) et chez Xénophon (Anab. III, 2, 25-26) soucieux l'un et l'autre de pousser leurs
concitoyens à coloniser en Asie Mineure. Au IVe siècle, à Athènes, l'utilisation du
thème des "Guerres Médiques" ne fit que croître, et Isocrate lui-même le manie avec
délectation dans le Panégyrique (5). Par ailleurs, l'expédition des Dix Mille constitua
bientôt un précédent idéal pour prouver aux Grecs la décadence militaire des Perses
puisque, pour la première fois, des mercenaires grecs - il est vrai aux ordres d'un
Achéménide - étaient parvenus jusqu'en Babylonie. Y fut ajouté bientôt celui
Mélanges P. Lévêque 2 39

d'Agésilas qui, le premier, osa mener la guerre contre les Perses en s'éloignant
quelque peu de la côte d'Asie Mineure, avant d'être vaincu par la division des Grecs
et l'argent du Grand Roi. Forts de ces exemples héroïques, Xénophon et Isocrate
pouvaient enfoncer le clou de la décadence militaire des Perses.
Sans qu'il soit besoin de reprendre mot à mot le commentaire des assertions des
auteurs grecs, il apparaît très évidemment à chacun que ni Xénophon ni Isocrate ni
Platon ne se préoccupent d'analyse historique. Leur projet est avant tout idéologique.
Les réalités de l'Empire perse de leur temps ne constituent pas leur priorité
intellectuelle. Les discours de Platon et de Xénophon ont pour sujet réel moins la
Perse que Sparte et Athènes (6). Les auteurs grecs n'utilisent le réfèrent perse que
pour autant qu'il leur permet de développer une argumentation interne à la cité. A titre
de dernier exemple, prenons le discours prononcé par Démosthène en 354, Sur les
Symmories. L'orateur veut s'opposer à ceux qui veulent déclarer la guerre au Grand
Roi, dont on vient d'apprendre l'ampleur des préparatifs navals. En adoptant un
raisonnement exactement inverse de celui d'Isocrate (IV, 138 sq.) Démosthène
n'hésite pas à dénoncer ceux qui veulent pousser à la guerre en glorifiant le passé
athénien (§1). Certes, le roi perse "est l'ennemi commun de toute la Grèce", mais les
Athéniens ne sont pas prêts à l'affronter : qu'ils ne se bercent donc pas d'illusions
sur leurs capacités militaires ni sur l'union des Grecs (§2-10). Même supérieure en
courage, Athènes est inférieure en trières, citadelles et argent. Pour surmonter ce
handicap, il convient de réaliser les réformes fiscales que propose Démosthène. A ce
point de l'exposé, le ton de l'orateur change. Ces nouvelles ressources assurées à la
cité - souligne-t-il en effet - celle-ci pourra voir l'avenir avec confiance. Après tout,
la richesse du roi n'est pas inépuisable (§29-30) ; d'autre part, les Grecs - dont il
avait précédemment montré la désunion - n'accepteront jamais de s'enrôler sous les
ordres du Grand Roi, car "la guerre contre le barbare n'est-elle pas une guerre pour le
pays natal, pour la vie et les coutumes nationales, pour la liberté et pour tout ce qui
nous est cher ?". En quelques phrases, la force du roi vient de se muer en faiblesse,
et la désunion des Grecs en une communauté d'esprit ! Quel historien d'aujourd'hui
pourrait se fonder sur de tels textes pour évaluer les capacités militaires de l'Empire
achéménide ?

-V-

Mais, si de tels discours ont pu être tenus, c'est aussi que les conceptions
culturelles qui les sous-tendent ou qu'ils expriment sans fards étaient très largement
répandues et partagées dans l'opinion grecque. Parmi les explications les plus
fréquemment avancées de la décadence perse, vient le luxe (tryphè ) dans lequel ils
vivent. Telle fut précisément la leçon que, selon Plutarque (Art. 20, 1), les Grecs
tirèrent de l'aventure des Dix Mille : "us firent ainsi, par l'action, la preuve que la
grandeur des Perses et du Roi n'était que de l'or en quantité, le luxe et les femmes :
hors de là, pures simagrées et fanfaronnades" ! La croyance dans le pouvoir
dissolvant de la richesse se retrouve chez beaucoup d'auteurs grecs confrontés à
l'opulence des cours orientales. Celles-ci sont fréquemment représentées comme des
foyers de corruption, liée elle-même au luxe et aux femmes du palais : telle est bien
l'image par exemple que transmet l'ouvrage de Ctésias (Persika ), à travers lequel la
40 Pierre Briant

cour perse, dominée par les eunuques et les femmes, est traversée des rumeurs de
complots et d'assassinats, eux-mêmes souvent menés à l'instigation des eunuques et
des femmes (7).
Il semble bien en effet qu'aux yeux des auteurs classiques, la féminisation des
palais soit un trait caractéristique des sociétés orientales. Témoin par exemple Ninyas,
qui vivait uniquement avec ses femmes et ses eunuques (Athénée XII, 528 sq. ) : "II
n'ambitionnait que les plaisirs, l'oisiveté et une vie exempte de souffrances et de
soucis ; il ne faisait consister le bonheur de régner que dans la jouissance incessante
des voluptés de la vie" (Diodore II, 21, 1). De son côté, Sardanapale vivait comme
une femme, parmi les femmes, habillée et maquillée comme une femme (Athénée ΧΠ,
528-529 a-d). Selon Ctésias (cité par Athénée XII, 530 d), il en était de même
d'Annaros, représentant du Grand Roi en Babylonie, qui portait des vêtements et des
bijoux de femme. De son côté, Mnaséas, dans son livre Europe, faisait une
description à peu près semblable d'Andrakottos le Phrygien (Athénée XII, 530 c). Il
en était de même des Lydiens qui - l'âme efféminée - ne tardèrent pas à adopter la
manière de vie des femmes (Athénée XII, 515 f). C'est la même évolution que
connurent, selon Platon, les représentants de la dynastie achéménide, confiés aux
soins des femmes, "en-dehors de toute direction masculine". Or, une telle éducation
amollissait nécessairement le corps et l'esprit et amoindrissait la valeur militaire. C'est
ce que voulut faire comprendre Agésilas à ses soldats, en donnant ordre de dénuder
des Perses faits récemment prisonniers et de les transporter ainsi au marché aux
esclaves : "Les soldats, qui leur voyaient la peau blanche parce qu'ils ne se
déshabillaient jamais, le corps mou et flasque parce qu'ils allaient toujours en char,
pensèrent (Xénophon,
femmes" que dans cette
Hell.
guerre
III, 4,ce15serait
; cf. Agésilas
comme s'il1, fallait
28 ; comparer
se battre Plutarque,
contre des
Cimon 9, 5 : "Corps mous et mal exercés au travail").
Mais, comme l'exprime très clairement Xénophon dans le dernier chapitre de la
Cyropédie, cet affaiblissement physique est également causé par l'abus de la chère et
des boissons et par le refus des exercices physiques. Il y revient dans VAgésilas (9,
3) : "Pour le Perse [Grand Roi], les gens courent la terre entière à la recherche de ce
qu'il pourrait boire avec plaisir, des milliers d'autres s'occupent de quoi piquer son
appétit. . . Il doit se faire chercher aux extrémités de la terre de quoi se réjouir" (cité
également par Athénée IV, 144 b). La formule fut reprise par Théophraste dans son
Péri Basileias, écrivant que, pour satisfaire leur goût de luxe (tryphè ), les rois perses
offraient de grosses sommes d'argent pour récompenser ceux qui inventaient un
nouveau plaisir (Athénée IV, 144 c). D'autres auteurs (comme Cléarque) citaient ce
trait comme caractéristique de la royauté perse (cf. XII, 529 d ; 539 b ; 545 d et f)·
L'abondance et la variété des mets à la Table du Roi était un fait bien connu des
auteurs classiques et hellénistiques : en dehors de Xénophon, d'Hérodote et
d'Aristophane, Athénée cite à ce propos Théophraste (IV, 144 c), Théopompe (144 f
et 145 a), Hérakleidès (145 b - 146 a), Ctésias et Dinon (146 c-d) (8). Pour les
tenants de la thèse de la décadence - tel Xénophon - il ne fait pas de doute que l'abus
des repas lourds, des pâtisseries et des boissons est à l'origine de l'affaiblissement
militaire des Perses. C'était l'opinion de Cléarque qui écrivait à propos de Darius III
dans son ouvrage Péri Biôn : " Le roi perse donnait des prix à ceux qui lui fournissait
ses plaisirs, mais il conduisit son royaume à la défaite, et il ne comprenait pas qu'il se
Mélanges P. Lévêque 2 41

détruisait lui-même, jusqu'au moment où d'autres se furent emparé de son sceptre et


furent proclamés (rois)" (Athénée XII, 539 b). On retrouve le même jugement chez
Strabon (XV, 3, 22) qui écrit : "L'excès des richesses finit par jeter les rois de Perse
dans tous les raffinements du luxe (tryphè ) : on les vit, par exemple, ne plus
consommer d'autre froment que celui d'Assos en Eolide, d'autre vin que le meilleur
chalybonien de Syrie, d'autre eau enfin que celle de l'Eulaios, sous prétexte que l'eau
de ce fleuve est plus légère qu'aucune autre". Ne racontait-on pas que Darius I aurait
fait graver l'inscription qui suit sur sa tombe : "Je pouvais boire beaucoup de vin et
me bien porter" (Athénée X, 34 d) ? Quant à la tombe de Sardanapale, elle portait une
inscription qui, selon Athénée (XII, 530 c), se terminait par ces mots : "Mange, bois
et amuse toi" - voulant exprimer par là qu'il convenait de profiter au mieux d'une vie
courte !
On voit donc se dessiner ainsi les contours d'une théorie générale sur la genèse
et la mort des grands empires. Dans cette logique, leur dépérissement est inscrit dans
une évolution qui donne la richesse aux conquérants, richesse qui crée elle-même le
goût du luxe et de la luxure, qui à son tour conduit nécessairement à l'affaiblissement
des qualités natives : c'est bien ce qu'explique Platon, prenant pour exemple le
passage, chez les Perses, d'une "rude éducation de pasteurs", à une éducation laissée
aux mains des femmes : "Or celles-ci les élevaient comme si, dans l'enfance, ils
manquait"
eussent déjà(Lois
été au
ΠΙ,comble
694 d). de la félicité et comme si, sous ce rapport, rien ne leur

Au contraire, les meilleurs soldats et donc les plus valeureux conquérants sont
issus de sociétés qui cultivent la pauvreté et la simplicité des mœurs. C'était
évidemment le cas des Spartiates, comme y insiste Xénophon dans son portrait
comparé d'Agésilas et du Grand Roi, ou dans l'opposition qu'il trace entre la
simplicité d'Agésilas et le luxe de Pharnabaze (Hell. IV, 1, 30). Ce fut également le
cas des Perses, dont les vertus et mœurs originelles furent fréquemment rapprochées
allusivement ou explicitement de celles des Spartiates (cf. e.g. Arrien V, 4, 5). A
l'époque de la conquête de Cyrus, c'était en effet un peuple jeune, vigoureux et
pauvre. Selon Elien (V.H. X, 14) d'ailleurs, Socrate opposait les Perses aux Lydiens
et aux Phrygiens : "II disait que l'Oisiveté est sœur de la Liberté. Il en voulait pour
preuve que les Indiens et les Perses sont les plus courageux et les plus libres, car les
uns et les autres sont les plus hostiles au fait de faire des affaires pour s'enrichir (pros
chrematismon ) ; au contraire, les Phrygiens et les Lydiens qui sont les plus
industrieux sont dans une condition d'esclaves". Ce faisant, Socrate faisait
certainement allusion à un trait rapporté par Hérodote (1, 153) dans un discours prêté
à Cyrus : "Les Perses, chez eux, ignorent complètement l'usage des marchés, et ils
n'ont aucune place à cet usage". Strabon écrit de son côté : "Pendant tout ce temps
[de 20 à 50 ans], les Perses ne mettent pas les pieds dans un marché, vu qu'ils n'ont
rien à vendre ni à acheter" (XV, 3, 19). Xénophon (Cyr. I, 2, 3) disait lui aussi la
mauvaise réputation des marchands chez les Perses. Quels que soient les fondements
de telles assertions, il est clair que l'utilisation qu'en faisait Socrate renvoie à des
conceptions
"Lycurgue" d'éthique
: les vrais
sociale
Spartiates,
comparable
les Egaux,
à celle qui
ne avait
songent
cours
pasà Sparte
à s'enrichir
à l'époque
par de
le
commerce (qui leur est interdit), ce sont des soldats. Il en était de même des Perses
des origines - tout entiers tournés vers la guerre - ainsi que les Indiens (cf. Arrien V,
42 Pierre Briant

4, 4) (9).
C'est précisément en raison de ces vertus (cf. Hérodote I, 89) que les Perses
réussirent à prendre le dessus sur des royaumes corrompus par le luxe et la richesse,
les Mèdes, les Lydiens et les Babyloniens. Pauvres, les Perses furent d'autant plus
tentés de se lancer à la conquête des royaumes existants et de leurs richesses (cf.
Hérodote I, 126) (10). Dans une conversation rapportée par Aristoxénos dans sa Vie
d'Archytas (ap. Athénée XII, 545 a - 546 c), Polyarchos, ambassadeur de Denys le
Jeune et lui-même disciple d'Archytas, affirmait que le but de toute conquête était en
effet de s'emparer des richesses accumulées par les rois précédents : riches, les
nouveaux conquérants ne songent qu'à satisfaire leurs plaisirs physiques. D'où les
risques courus par les Mèdes pour vaincre les Assyriens. Le même phénomène peut
être observé lors de la conquête perse réalisée aux dépens des Mèdes. Le but ultime
(télos ) du conquérant, c'est en effet de satisfaire le mieux ses désirs physiques (545
c) : les royaumes assyrien, lydien, mède et perse sont l'illustration de cette loi
historique. Le luxe inouï des Grands Rois en donne la preuve, qu'il s'agisse de la
variété des alilments, des diverses sortes de parfums et d'encens qu'ils utilisent, de la
beauté de leurs tapis, de leurs vêtements, de leurs coupes (545 d-f), également de leur
grande liberté sexuelle. Les Perses s'insèrent donc dans une longue série de
souverains d'Asie qui, depuis Ninyas, se sont voués à la tryphè - ainsi que l'affirmait
Ctésias (Athénée XII, 528 c). Quant à l'habitude du Grand Roi de se déplacer de
capitale en capitale , elle faisait dire à Athénée (ΧΠ, 513 a) que "les premiers hommes
de l'histoire à devenir fameux par leur tryphè furent les Perses". Mais, en s'emparant
de ces royaumes, ils accédèrent au luxe des Mèdes (Platon, Lois 695 a ; Xénophon,
Cyr. Vni, 8, 15) et furent conduits aux mêmes excès et à la même décadence. D'où
leur défaite devant les vigoureux Macédoniens (cf. Arrien II, 7), avant qu'Alexandre
lui-même ne copie à son tour les mœurs auliques perses ! Les causes de la décadence
de Sparte ne sont d'ailleurs pas différentes, aux yeux d'un Xénophon ou d'un
Plutarque : "L'amour de l'or et de l'argent" (Agis et Cléomène 3, 1) ; un homme
comme Léonidas, opposé en tout à Agis, le 'nouvel Agésilas', est une figure
emblématique de ces mœurs nouvelles, apprises au contact des cours orientales :
"Comme il était resté longtemps dans les palais des satrapes et avait fait sa cour à
Seleucos, il transportait, de façon discordante, la hauteur de ces pays lointains dans
les pratiques des lois grecques et d'un gouvernement régulier" (ibid. ). Il est frappant
de constater à quel point les processus d'évolution de la Perse et de Sparte sont
pensés en parallèle par Xénophon : il suffit pour s'en convaincre de faire une lecture
synoptique du dernier chapitre de la Cyropédie et du dernier chapitre de la
Lakedaimoniôn Politeia (11).
La décadence des Perses était donc inéluctable, tant il est vrai que la richesse et
le luxe corrompent les corps et les âmes le mieux trempés. C'est bien ce
qu'impliquent les conseils donnés par Crésus à Cyrus pour éviter une révolte des
Lydiens : "Envoie leur l'interdiction de posséder des armes de guerre, ordonne leur
de revêtir des tuniques par dessous leurs manteaux et de chausser des cothurnes,
enjoins-leur d'apprendre à leurs enfants à jouer de la cithare, à pincer des instruments
à corde, à faire du commerce ; et bien vite tu verras, ô roi, des hommes devenus des
femmes, en sorte que tu n'auras plus à craindre qu'ils se révoltent" (Hérodote I, 156).
Ainsi, de guerriers renommés (cf. I, 79), les Lydiens devinrent "les moins belliqueux
Mélanges P. Lévêque 2 43

des hommes" (Polyen VII, 6, 4). En effet, "ils furent réduits aux métiers de
cabaretiers, de baladins et d'entremetteurs. Et ainsi, ce peuple, jadis si puissant par
son activité et intrépide à la guerre, désormais efféminé par la mollesse et la débauche,
perdit son antique vertu, et ceux que l'habitude des combats avait rendus invincibles
avant Cyrus, se laissant aller à la débauche, furent vaincus par l'oisiveté et la paresse"
(Justin I, 7, 11-13). Selon Plutarque (Apopht. Reg. C3), ces mesures furent imposés
par Xerxès aux Babyloniens après leur révolte : "II leur défendit de porter les armes,
et il les obligea à jouer des instruments de musique, de boire, de se divertir et de
porter des longues robes". A lire le dernier chapitre de la Cyropédie, les Perses
connurent une évolution comparable, qui permet de comprendre que, "vivant depuis
longtemps dans le luxe", ils se trouvèrent en état d'infériorité face aux Macédoniens,
"rompus depuis longtemps aux dangers" (Arrien II, 7, 4). Puis, à leur tour, les
Macédoniens succombèrent aux plaisirs délétères de l'Orient (cf. Athénée ΧΠ, 539 c-f
- 540), copiant les mœurs perses et s'attirant ainsi par exemple les foudres de Cicéron
(Ver. III, 33) (12).
Une telle théorie présentait évidemment l'avantage de la simplicité. Elle n'en a
pas moins généré des contradictions, car elle était bien incapable de rendre compte de
la complexité du réel historique. Voici par exemple comment Plutarque (Art.
24-10-1 1) décrit et commente la conduite d'Artaxerxès Π lors du retour d'une difficile
expédition menée contre les Cadusiens :
"Ni l'or, ni la robe royale, ni les ornements dont le roi était toujours couvert et qui valaient
douze mille talents, ne l'empêchaient de peiner et d'endurer comme le premier venu : le
carquois au dos, le bouclier en main, il marchait lui-même en tête par des chemins escarpés
de montagnes, sans se servir de son cheval, si bien que la vue de son entrain et de sa
vigueur donnait de la légèreté et des ailes à ses troupes, car il ouvrait chaque jour une
distance de deux cents stades".

On retrouve là - cette fois sous forme positive - l'opposition mainte fois relevée par
les auteurs grecs entre la somptuosité des vêtements des Perses et leur difficulté à se
déplacer dans des conditions difficiles (voir en particulier Xénophon, Anab. I, 5, 8).
Le portrait royal donné ici contraste en tout cas avec celui que Plutarque dresse du
même Artaxerxès dans le premier chapitre, où il est mis en opposition avec son jeune
frère Cyrus le Jeune : "Alors que Cyrus montra dès son plus jeune âge de la vigueur
et de l'énergie, Artaxerxès paraissait plus doux à tous égards, et d'un naturel moins
passionné". C'est tout simplement qu'ici Plutarque retransmet une version qui faisait
de Cyrus le parangon de toutes les vertus royales traditionnelles, face à un frère aîné
désigné comme un moins bon soldat (cf, Xénophon, Anab. I, 9). L'épisode de la
campagne cadusienne a amené au contraire Plutarque à souligner la vigueur et le
courage exemplaires du roi, qu'il rattache de la manière suivante à une réflexion
générale : "Le roi montra en cette circonstance que la lâcheté et la mollesse ne
proviennent pas toujours, comme on le croit communément, des délices et du luxe,
(24, 9).
L'accord ne se faisait pas non plus chez les auteurs anciens sur les vertus
militaires de Sardanapale. Les uns (Douris et d'autres) en faisaient l'archétype du roi
faible et couard, en raison précisément de son mode de vie efféminé (Athénée XII,
529 a). Ctésias au contraire mettait en exergue sa mort digne et courageuse (529 a-b).
44 Pierre Briant

D'autres, enfin, insistaient sur l'importance de l'œuvre de constructeur qu'il avait


réalisée (529 c). Les divergences dans les jugements que Plutarque porte sur
Artaxerxès II rendent compte des impératifs de la lutte idéologique engagée entre les
deux frères (13). Quant à son commentaire sur la îryphè, il renvoie à un débat qui se
déroula sur le sujet à l'époque classique et à l'époque hellénistique. Tout le Livre XII
des Deipnosophistes d'Athénée est précisément consacré à citer les exemples les
mieux connus de tryphè, tant chez les peuples et les cités (510-528 e) que chez les
particuliers (528 f sq.)t et à exposer les points de vue des philosophes et des penseurs
politiques sur ce problème. Bien entendu, dans ce long développement, les Perses ne
sont pas oubliés, puisque même ils sont désignés comme les premiers dans l'histoire
à avoir acquis une réputation en ce domaine (513 f) : Dinon citait la coiffure et le
tabouret du Grand Roi (514 a-b), Héraclide de Cumes ses 300 concubines et
courtisanes (514 b-c), Charès de Mitylène et Amyntas la somptuosité inouïe du lit
royal (514 e-f). A ce propos, Athénée (515 a-d) ne manque pas de transmettre le
jugement porté par Xénophon dans le VÈIème Livre de la Cyropédie. Mais, l'œuvre
d'Athénée montre bien que le point de vue de Xénophon n'était pas partagé par tous
les auteurs antiques. A l'époque hellénistique en particulier, le mot tryphè n'est pas
pris systématiquement dans un sens péjoratif ; bien au contraire, dans le contexte des
cours hellénistiques, le mot renvoie plutôt à la richesse du roi, donc aussi à la faveur
des dieux (14). La tryphè, c'est aussi un symbole du pouvoir et un élément de
prestige, comme le montrent par exemple la compétition acharnée entre Straton de
Sidon et Nicoclès de Paphos au sujet de leur richesse et de leur luxe respectifs (ΧΠ,
531 a-c), ou encore la volonté de Tachos de prouver à Artaxerxès que les banquets
pharaoniques étaient plus somptueux encore que ceux du Grand Roi (Athénée IV, 150
b-c ; Elien, V.H. 5, 1). Dans ces conditions - comme le montre le jugement de
Plutarque sur Artaxerxès Π - le 'luxe' n'est pas considéré par tous les auteurs anciens
comme un antonyme du courage physique. C'est même la théorie inverse que
soutenait Héraclide du Pont dans son ouvrage Du Plaisir (Péri Hèdonès ), où il
écrivait (Athénée XII, 512 a-b) :
"Les tyrans et les rois, maîtres de toutes les bonnes choses de la vie et en ayant
l'expérience, mettent les plaisirs à la première place, car le plaisir rend la nature humaine
plus noble (mégalopsychotera ). En tout cas, toutes les personnes qui s'adonnent au plaisir
et choisissent une vie de luxe sont nobles et généreux : ainsi les Perses et les Mèdes. Car,
plus qu'aucun autre peuple dans le monde, ils s'adonnent au plaisir et au luxe, et tout en
même temps pourtant ils sont les plus nobles (megalopsychotatoi ) et les plus braves
(andreiotatoi ) des barbares. En fait jouir du plaisir et du luxe est la marque des hommes
libres ; cela délie et élève l'esprit. Au contraire, vivre une vie de travail (ponein ) est la
marque des esclaves et des hommes de basse naissance".

Les contradictions rendent compte évidemment des convictions des différents


auteurs sur le meilleur régime politique : ils considèrent l'Empire achéménide moins à
l'issue d'une enquête documentaire qu'en fonction de leurs propres références
philosophiques (15). Les contradictions rendent compte aussi de l'ambiguïté des
sentiments que l'opinion publique grecque nourrissait vis à vis de l'Empire perse. Les
peintures polémiques du dernier chapitre de la Cyropédie et des discours d'Isocrate
ne doivent pas prêter à confusion. Pour des motifs polémiques (au reste spécifiques),
Mélanges P. Lévêque 2 45

l'un et l'autre ont dévalué systématiquement la société et la royauté perses de leur


temps : non pas qu'ils aient systématiquement menti ; bien plutôt, ils ont
fréquemment interprété d'une manière systématiquement biaisée des institutions
achéménides dont l'existence même ne peut être mise en doute (16). On ne doit pas en
conclure qu'ils expriment à eux seuls l'opinion grecque du IVe siècle. Au vrai, en
Grèce, quel dirigeant considérait-il l'aventure des Dix Mille et l'expédition d'Agésilas
comme des gages de victoire sur les armées achéménides ? Quel dirigeant prenait-il
pour argent comptant les développements d'Isocrate sur la multiplicité et la répétition
des sécessions dans l'Empire ? En réalité, ce qui dominait plutôt en Grèce, c'était une
intense fascination pour les immenses richesses et donc pour la tryphè du Grand Roi
(17), ainsi qu'une crainte bien ancrée de ses armées et de ses flottes (18). Certes, la
thèse du dépérissement des cours orientales gâtées par le luxe et les femmes
constituait une commode 'philosophie de l'histoire' pour des Grecs qui se savaient
incapables de conquérir par eux-mêmes cet immense Empire : mais, elle ne peut plus
leurrer l'historien qui a appris à lire entre les lignes des témoins grecs, et à décrypter
leurs écrits - à l'aide (dans le meilleur des cas) de sources proprement achéménides
(19). Tout montre aujourd'hui que l'Empire achéménide n'était pas en 334 ce
moribond complaisamment décrit par Platon, Xénophon, Isocrate et quelques autres
(20).

Février 1987

NOTES

1- Cf. mes remarques dans Iranica Antiqua XIX, 1984, p. 1 1 1- 1 14.


2- Voir mon étude dans Mélanges Labrousse (=Pallas, η ° hors-série ), Toulouse 1986, p. 1 1-22.
3- Cf. également HIPPOCRATE, Des airs, des eaux, des lieux (§16) : "Là où les hommes, loin
d'être leurs propres maîtres et autonomes, sont sous l'autorité d'un despote, ils n'ont pas la
réputation d'être exercés aux activités guerrières, mais sont considérés comme peu
belliqueux. . . (§23). Là où il y a des rois, là sont les gens les plus lâches". Hippocrate y ajoute
les raisons climatiques : en Asie, "les saisons n'amènent pas de changements... Or ce sont les
changements qui stimulent le caractère des individus et les empêchent de rester passifs... Car
l'uniformité produit la mollesse tandis que des changements naissent des fatigues pour le corps
et l'âme".
4- Voir N. LORAUX, L'invention d'Athènes, Histoire de l'oraison funèbre dans la cité classique,
Paris - La Haye - New York 1981, p. 133 sq.
5- Cf. Ead. dans REA 75, 1973, p. 13-42.
6- Cf. ma communication à l'Achaemenid Workshop de Groningen en 1984 : Institutions perses
et histoire comparatiste dans l'historiographie grecque.
46 Pierre Briant

7- Dans un ouvrage évocateur (Structure du sérail. La fiction du despotisme asiatique dans


l'Occident classique, Paris 1979), A. GROSRICHARD s'arrête surtout sur les textes
d'Aristote. Il est dommage que l'auteur n'ait pas soumis Ctésias, Platon, Xénophon et bien
d'autres à la même grille de lecture. [Cf. P. BRIANT, Rois, tributs, et paysans [RTPJ, Paris
1982, p. 296, n. 17-18].
8- Voir mon étude : Table du roi, tribut et redistribution chez les Achéménides (Table Ronde de
Paris, mars 1986), à paraître.
9- Cf. aussi HERODOTE V.6 à propos des Thraces qui tiennent "la condition de l'oisif pour la
plus honorable, celle du travailleur de la terre pour la plus vile".
10- Cf. mes remarques dans Etat et Pasteurs au Moyen-Orient ancien, Paris-Cambridge 1982,
p. 32-34.
11- Voir F. OLLIER, Le mirage Spartiate. Etude sur l'idéalisation de Sparte dans l'Antiquité
grecque de l'origine jusqu'aux Cyniques, Paris 1933, p. 434-439 ; également mon étude citée
ci-dessus n.6 (3, 2 ). Sur le dernier chapitre de la. Lakedaimoniôn Politeia, voir ibid., 386-389.
12- Parlant de la coutume de donner des terres et des villes aux reines, CICERON - pour porter
une condamnation infamante contre Verres - écrit : "C'est ainsi qu'ils [les rois barbares des
Perses et des Syriens] ont des peuples entiers non seulement pour témoins mais encore pour
agents de leur bon plaisir" (Verr. III 33).
13- De même existait-il deux versions opposées sur le courage de Darius III : cf. mes remarques
dans RTP, p. 373-375.
14- Voir A. PASSERINI, La Tryphè nella storiografia ellenistica, SIFC, 11, 1934, p. 35 sq. ;
J. TONDRIAU, La Tryphè philosophie royale hellénistique, REA, 50, 1948, p. 49-54 ; Cl.
PREAUX, Le monde hellénistique (Coll. Nouvelle Clio 6), I, Paris 1978, p. 228. Voir
également G. NENCI, Tryphè e colonizzazione, dans Modes de contact et processus de
transformation dans les sociétés anciennes, Pise-Rome 1983, p. 1019-1029.
15- II en est de même d'un POLYBE qui condamne la tryphè (VI, 7-9) dans le cours d'une
réflexion sur la "constitution mixte" qui l'amène à rapprocher la constitution romaine de celle
qu'avait instituée Lycurgue à Sparte (VI, 10, 48-50).
16- C'est le cas par exemple des dénonciations prononcées par Xénophon en particulier contre le
goût immodéré des Perses pour les repas et la boisson. Ainsi, Xénophon n'hésite pas à tirer
parti dans YAgésilas (9, 3) de la volonté du roi de varier les plaisirs de la table pour y voir la
preuve de son affaiblissement, Xénophon fait là référence à la Table royale, dont les Grecs
savaient qu'à l'instar des tables des nobles perses (HERODOTE I, 133 ; STRABON XV, 3,
20), elle était garnie avec une abondance stupéfiante (cf. POLYEN IV, 3, 32). Partant d'une
institution existante, Xénophon l'a présentée et utilisée à des fins purement polémiques.
Plutôt que de la faiblesse du roi, la variété des mets de sa Table témoigne de sa puissance
tributaire. Et, comme le remarquait Héracleidès de Cymè (ATHENEE IV, 145 d-f), loin d'être
une preuve de gaspillage et de prodigalité, l'abondance de la chère témoignait d'une gestion
économe, tant le roi nourrissait de personnes chaque jour : 15000 selon Dinon et Ctésias
(ATHENEE VI, 146 c). (Sur tous ces problèmes, voir mon étude citée ci-dessus n.8).
17- Voir l'exemple de PAUSANIAS, d'autant plus éclairant qu'il s'agit d'un Spartiate :
THUCYDIDE 1, 130 (cf. ATHENEE XII, 535 e-f).
18- Cf. DEMOSTHENE, Sur les Symmories, Sommaire de Libanios.
19- Cf. RTP, p. 491-506 (Sources grecques et histoire achéménide), et l'ensemble de YAchaemenid
Workshop de 1984 (Groningen) : New approaches to Greek historiography and their relevance
for Persian History (à paraître en 1987). Voir également YAchaemenid Workshop 1983, dont
Mélanges P. Lévêque 2 47

le thème était : "The last century of the Achaemenid Empire : Décadence ?", avec en
particulier l'article d'H. Sancisi-Weerdenburg : "Décadence in the Empire or décadence in the
sources ?", à paraître sous le titre de Achaemenid History I (Nederlands Instituut voor het
Nabije Oosten).
20- On se trouve immédiatement renvoyé au problème de fond des raisons de la défaite achéménide
devant Alexandre. Il n'est pas question évidemment de traiter un problème aussi immense dans
une note infrapaginale (cf. quelques mots dans ma communication à XAchaemenid Workshop
de 1985 à Londres : §9, 4 ). Je remarque simplement que la chute de l'Empire assyrien en 612
a fréquemment été considérée comme un "scandale historique" : en utilisant une telle
expression, les auteurs ont voulu exprimer leur étonnement qu'un Etat apparemment aussi
puissant que le royaume assyrien ait pu disparaître aussi rapidement. De ce point de vue, la
chute de l'Empire achéménide pose des questions aussi difficiles. En tout cas, il n'y a aucune
raison de postuler que la disparition d'un Empire soit une preuve d'une décadence antérieure : le
problème se situe ailleurs et doit être posé en d'autres termes.

Vous aimerez peut-être aussi