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América : Cahiers du CRICCAL

Une lecture de l'espace dans Altazor et dans Temblor de cielo de


Huidobro
Isabelle Aube-Ghorbanian

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Aube-Ghorbanian Isabelle. Une lecture de l'espace dans Altazor et dans Temblor de cielo de Huidobro. In: América : Cahiers
du CRICCAL, n°6, 1989. Poésie hispano-américaine contemporaine: Vicente Huidobro et Octavio Paz. pp. 81-95;

doi : https://doi.org/10.3406/ameri.1989.950

https://www.persee.fr/doc/ameri_0982-9237_1989_num_6_1_950

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Une lecture de l'espace dans Altazor et dans
Temblor de cielo de Hiridobro

Isabelle Aube-Ghorbanian

C.R.I.C.C.A.L.

Traiter de l'espace dans Altazor et dans Temblor de cielo est une


gageure car si l'espace, thème essentiel aux deux textes, est évoqué par
de multiples images, il se construit d'abord grâce à un habile procédé
d'enchâssements métaphoriques où le locuteur pluriel, dont la fonction
est prépondérante, brouille les pistes qui permettraient d'en faire une
lecture rapide.
Avant d'entreprendre toute lecture, il ne faut pas oublier ce que le
théoricien de la poésie créationniste dit à propos de la création
poétique : "faire un poème comme la nature fait un arbre'W, devise
qui donne pour consigne implicite d'appréhender ses poèmes comme
objets autonomes et de ne rechercher le secret de leur code que dans leur
espace propre. L'autonomie octroyée au mot "créateur d'objet nouveau"
triomphe dans la poésie de Huidobro et l'absurde ou le non-sens produit
par l'association insolite des signifiants contribue à créer un monde
nouveau dans un espace nouveau qui bouscule le lecteur dans ses
habitudes.
Rappelons qu Altazor est écrit à un moment où le poète réitère ses
convictions créationnistes (vers 1919) et qu'il a été vraisemblablement
retouché à plusieurs reprises à des dates ultérieures, ce qui a donné le
texte final que nous connaissons (sept chants précédés d'une
préface^)), texte de facture composite due à l'interpolation de vers ou de

Edition»
(1) Champ
In libre,
CORTANZE,
Paria, 1976,
G. (de),
p.168.HUIDOBRO-MANIFESTES-ALTAZOR-TRANSFORMATIONS,
(2) La préface a été vraisemblablement ajoutée aux aept chanta, le ton et l'écriture étant si
différents de l'ensemble du poème. Il est probable qu'elle a été écrite k peu près en même temps que
Temblor de cielo, publié en 1931 comme Altazor, ce qui ne serait pas étonnant puisque nous y retrouvons
un même système d'écriture et une même préoccupation. Ceci est fort instructif quant à l'interprétation
que nous pouvons (aire d 'Altazor et de Temblor de cielo et coriobore bien l'idée que si les deux textes ont été
publiés la même année, ce n'est pas un hasard.

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ISABELLE AUBE-GHORBANIAN

mots dans l'original, et que par ailleurs il a été publié la même année
que Temblor de cielo, en 1931, ce qui n'est sans doute pas fortuit.
D'autre part, il semble important d'attirer l'attention sur le fait que,
dans Temblor de cielo, Huidobro se sert de l'opéra de Wagner, Tristan
et Isolde, comme prétexte pour pouvoir discourir librement sur un tout
autre objet dont le véritable réfèrent textuel est "Poésie", fragment
d'une conférence lue à l'Athénée de Madrid dont le discours théorique
porte sur la poésie et sur le rôle du poète(3).
Notons que les deux poèmes sont longs, ce qui donne lieu à des
répétitions et à des redondances rendant plus facile le décodage des
textes, ensuite que l'un est en vers {Altazor ) et l'autre en prose
{Temblor de cielo ) et, enfin, que l'écriture n'est pas la même dans les
deux textes (l'absence presque totale de ponctuation et la technique du
jeu des signifiants phoniques exploitées dans Altazor ne se retrouve pas
dans Temblor de cielo) et aboutit dans Altazor à une fragmentation de
l'unité syntaxique et grammaticale, ce qui génère des difficultés pour
saisir le fil directeur du poème même s'il y existe une progression
thématique.
Alors que dans Altazor, l'isotopie globale^4) est manifestement le
poème, dans Temblor de cielo, il est plus difficile de la lire, cependant
le texte "Poésie" nous fournit tous les signes permettant sa lecture ; il
nous permet de décoder le poème et de reconnaître l'écriture comme
isotopie globalisante de celui-ci(5).
Même s'ils sont formellement différents, Altazor étant une vaste
métaphore de l'objet poétique et Temblor de cielo une allégorie de
l'écriture poétique, nous pouvons y retrouver une même unité
thématique témoignant de la préoccupation du poète : tenir un discours
sur la poésie donc parler du poète, de l'écriture, de la poésie et du poème.
Ajoutons enfin que les deux poèmes sont composés de sept parties,
que ces divisions participent de l'économie des textes et que, comme
nous le verrons par la suite, elles sont de par leur nombre, soutien
formel du sens général des textes.
Nous procéderons donc à un décryptage des poèmes à travers
l'analyse du locuteur et des isotopies structurantes (le poète-homme, le
poète-Dieu, les mots, le poème) et de leurs articulations (la mort,

(3) Ce texte figurait dans l'édition originale de Temblor de cielo.


(4) L'isotopie est "un ensemble redondant de catégories sémantiques qui rend possible la lecture
uniforme du récit..." Groupe r, Rhétorique de la poésie, Bruxelles, Editions Complexe, 1977, p.33.
"La dysphorie est le terme négatif de la catégorie thymique qui sert a valoriser les
microunivers sémantiques - en instituant des valeurs négatives - et à les transformer en axiologies. La
catégorie thymique s'articule en euphorie/dysphorie et comporte, comme terme neutre,
l'aphorie."(GREIMAS, A., COURTES, J., Sémiotique, dictionnaire raisonné de la théorie du langage ;
Paris. Hachette Université, 1979 , 1, p. 122.
(5) Nous ne pouvons reproduire ici l'analyse intertextuelle à partir de laquelle nous établissons
les équivalences que nous posons et k partir desquelles nous aboutissons à l'isotopie Poésie, l'objet de notre
travail étant l'étude de l'espace

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L'ESPACE DANS ALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

l'amour, la chute, la marche) pour pouvoir interpréter le plus


objectivement possible l'idée d'espace qu'évoquent les répétitions du
mot lui-même et les redondances sémiques spatiales (tant par voie
analogique que par procédé d'opposition binaire).

LA BIPARTITION DE L'ESPACE

Le 'Je" duel : deux poètes en un

Les deux textes sont écrits à la première personne (je/nous) et


renvoient tout d'abord à la question de savoir qui est ce "je" : le poète ou
quelqu'un d'autre ? et qui est ce "nous" ? Si les textes sont poétiques et
parlent de poésie nous pouvons admettre que le locuteur est le poète,
mais tout n'est pas si simple surtout lorsqu'on lit :

Soy yo Âltazor el doble de mi mismo (A., I, 122)(6)

car ce vers établit l'équivalence : je=Altazor=double de moi-même


donc : poète=je=double du poète=Altazor. L'instance narrative se pose
duelle, elle est suivant les situations Altazor le poète "cosmicisé",
métaphore icônique du poète-créateur comme dans ce vers :

Soy desmesurado côsmico (A., I, 406),


où la récurrence du sème /infini/ dénote la grandeur sans fin du poète
qui se définit donc métaphoriquement comme un être existant ("je
suis") au pouvoir absolu, ou encore Altazor-Huidobro, être existant dont
l'image négative est définie par un ensemble de sémèmes ("enfermé",
"cage", "prisonnier", "Vicente Huidobro" signifiant par métonymie
homme) à l'intersection desquels se lit le sème
dysphorique : /impuissance/, /limite/.
"haut"
Ajoutons
et du que
substantif
"Altazor",
"aigle"
le nom
(qui du
représente
locuteur, leassociation
roi des oiseaux
de l'adjectif
et est
symbole d'un état spirituel supérieur) par processus métaphorique
signifie messager de la poésie, si bien que les deux locuteurs, l'un
puissant et l'autre impuissant, se définissent également par la marque
particulière de leur état qu'indique le nom qu'ils portent.

(6) Toutes nos citations sont tirées de l'édition de René de Costa, Madrid, Câtedra, 1986. Pour
plus de commodité nous utiliserons la première lettre du titre de chacun des poèmes chaque foiB que nous
ferons une citation.

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Dans Temblor de cielo, nous saisissons les deux "je" parce qu'en
deux situations opposées ; c'est ainsi que nous identifions le poète-
créateur dans la phrase :

Yo soy el ârbol recién nacido adentro de tus ojos (71 de C, p.157),

où le locuteur se représente, par métaphore cosmique "arbre nouveau-


né"^) et pose donc l'équation poète=poème, l'arbre étant métaphore de
poème ; le locuteur se situe en un lieu interne ("au-dedans de") que le
possessif "tes", renvoyant à Yseut (allégorisme de la poésie^8)),
spécifie comme partie intégrante de celle-ci ou plus précisément de son
organe visuel ("yeux"), métonymie de la connaissance. Ceci nous fait
comprendre que le poète devient créateur quand il s'est donné à la
connaissance poétique ce, à partir de quoi, la distinction poète/poème
s'effaceO).
Est antithétique au poète-créateur, le poète qui ainsi s'exprime :

- Isolda, Isolde, cuantos kilometres nos separan, cuàntos sexos entre tû y


yo.(T. de C, p.141),
car ce "je" se situe clairement à l'extérieur de la poésie ; est évoquée la
séparation par la redondance du sème /distance/ dans "combien"
(répété deux fois), "séparent" et "entre", ce qui signifie que le poète
séparé de la poésie, donc sans poésie, est stérile, stérilité que "combien
de sexes entre toi et moi" exprime métaphoriquement (car de
l'association sémique de /procréation/ /sème contenu dans "sexe"/ et
de /distance/ se dégage l'idée de procréation impossible)^10).
L'identification des deux "je" des textes nous permet d'établir
l'homologation d'Altazor-Huidobro et du poète stérile et celle d'Altazor-
créateur et du poète-poème. Par ailleurs nous constatons que dans les
deux textes le locuteur s'établit duel par une mise en abyme du "je",
fonctionne de la même façon (les deux "je" ne parlent jamais
simultanément) et se définit par l'opposition binaire : poète-Dieu/poète-
homme, à partir de laquelle se lit la structure isotopique :
cosmos/anthropos.
La commutation du "je" et du "nous" signale le glissement des
discours des deux poètes locuteurs à un discours pris en charge par le

(7) La métaphore de l'arbre est récurrente dans les textes de Hmdobro ; on la retrouve dans ses
manifestes très fréquemment
(8) Remarquons à ce propos que la représentation de la poésie par une femme est banale ; voilà
un topique très ancien que Huidobro réutilise : rappelons ne serait-ce que la muse Calliope.
(9) Ces vers :
Mi gloria esté en tus ojos
Estoy sentado en el rincon mas sensible de tu mirada (A., II, 149-151).
(10) On retrouve cette même idée de séparation du poète et de la poésie dans le chant II (49-
53/167-170) àAItazor.

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L'ESPACE DANSALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

collectif, assimilation des deux "je" indiquant métonymiquement la


réunion des deux poètes ; ce nouveau locuteur signale la
complémentarité des deux poètes alors perçus comme opposés, le "nous"
annonce donc une expérience poétique commune aux deux poètes.
Il peut être saisi dans un rapport d'opposition à "l'autre", celui que
le locuteur dans Altazor appelle "le poète qui nous sature" (III, 50) ou
qui est décrit dans "sa prison de sagesse" (T. de C, p. 160) que l'on
identifie comme le faux poète^D, en conséquence le "nous"
représenterait la vrai poète, ce que confirme le vers :

Otra cosa otra cosa buscamos (A., TU, 67)


à travers le désir d'une quête différente de celle de "l'autre" que
signifie l'itération "autre chose".
D'autre part, le "nous" est saisissable dans sa relation au jeune
poète surnommé par métonymie "enfant inexpérimenté", "enfant
délicat" ou "enfant terrestre" (T. de C, p. 159 et 160) que la poésie
refuse :

La mujer que todos conocemos se alejaré de ti...(T. de C, p. 160).

En effet l'antithèse toi/nous est signifiée ici par la relation


syntaxique de "femme", "nous" et "toi", indiquant une idée de
proximité entre la femme et le locuteur ("nous") en opposition à une
idée de distance entre la femme et le jeune poète ("toi") ; cette opposition
soutient donc l'identité du "nous" précédemment établie.
Mais le collectif représente aussi métonymiquement l'union de la
poésie et du poète-Dieu. Dans le chant II d'Altazor, la relation
symbiotique des deux actants est signifiée par le sème
redondant /ensemble/. Dans le vers :

Estamos cosidos por la misma estrella (H, 64),

l'idée de symbiose apparaît dans "nous", mais on la retrouve aussi à


l'intersection des sémèmes "cousus" et "même" ; de plus la triple
répétition de "nous sommes cousus par la même/" (II, 55/56/64) insiste
sur l'impossible dissimilation de la poésie et du poète-créateur, idée
soutenue également dans Temblor de cielo dans la phrase :

Escondâmonos en las mes hondas catacumbas y allf grabemos nuestro


nombre... (T. de C, p. 162),

(11) Dans son texte "Je trouve...", Huidobro tient dee propos dénigrants sur les jeunes poètes et il
discourt sur les "vrais poètes".

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où "notre nom" pose clairement l'équation poète-créateur=poésie,


équation révélatrice de l'identité du locuteur.
Par ailleurs, notons la commutation je/tu informant que les
locuteurs sont les destinataires de leurs messages ; cette autre division
interne du locuteur, signifiante puisqu'elle fait partie d'un processus
d'enchâssement déjà amorcé, peut être interprétée comme métaphore
rhétorique de l'espace, concourant à appuyer le processus de mise en
abyme de l'instance narrative que matérialise la duplication des
personnes grammaticales.
Pour plus de clarté, représentons par un diagramme cette mise en
abyme :

TUi
poète-homme

NOUS = JE14JE2 NOUS = JE2 +POESIE

JE2 TU2
poète-Dieu

Dans ce jeu des locuteurs, l'opposition homme/Dieu


(matériel/spirituel) s'affaiblit et la dichotomie anthropos/cosmos se
transforme en une structure ternaire dans laquelle se glisse l'isotopie
logos (médiée par le langage, les mots, le poème, la poésie), l'écriture
étant thématisée dans les deux textes.
"nous"
Le mouvement
et "tu" est perçu
de projection
comme unedu ouverture
poète-homme
annonçant
que matérialisent
le processus
de spatialisation et de temporalisation du poète, alors que celui du poète-
Dieu est saisi comme un processus en train de se faire ou déjà fait.

L'espace absolu et l'espace matériel

Nous avons souligné le procédé d'opposition binaire des locuteurs


car essentiel à la perception de l'espace.
Le poète-homme et la synthèse des deux poètes ("nous")
appartiennent au monde matériel puisqu'investis de trois dimensions
temporelles : passé, présent et futur. Ces trois temps grammaticaux
dénotent la dimension historique du locuteur-poète (il naît, vit et meurt)
qui cherche par ailleurs à se défaire de sa "mémoire", donc de son
histoire.
Les vers :

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L'ESPACE DANSALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

Liberation, | oh ! si liberation de todo


de la propia memoria que nos posée (A., I, 290-291)

évoquent l'aspiration à un temps autre ; en effet l'énoncé signifie


désir de rupture puisque "libération", répété deux fois, en opposition
sémantique avec "mémoire" (sans limite/limite/,
dynamique/statisme), suggère l'idée d'un mouvement hors temps
(mémoire étant ici métonymie de temps).
Quant au futur, il indique le devenir du poète, il est métaphore
grammaticale du temps à saisir, c'est-à-dire celui de l'absolu, il est le
temps par excellence du poète non accompli aspirant à s'accomplir
puisqu'il sert à décrire le monde nouveau désiré, donc pas encore
expérimenté, et à évoquer la "chute" à laquelle il est destiné. Le futur
suggère donc la projection du locuteur dans un espace subjectif, non
saisi et désiré.
En revanche, le poète-Dieu appartient au monde spirituel, aussi ne
parle-t-il qu'exclusivement au présent, métaphore grammaticale du
temps spirituel donc de l'a-temporalité que la répétition des mots
"infini" ou "éternité" renforce. L'opposition temporelle patente (temps
absolu/temps matériel) naît de l'opposition des deux poètes que l'on peut
qualifier de poète accompli (le poète-Dieu) et non accompli (le poète-
homme) ; la relation symbiotique des deux indiquerait donc, à travers
le collectif, l'état d'un poète qui connaît les deux situations. La
tridimension de l'un et la dimension unique de l'autre est redite de
multiples façons. Ainsi dans :

piensa, recuerda, olvida (T. de C, p. 144),

on retrouve ce traitement du temps ; en effet l'idée d'un être d'abord


existant y est suggérée ("pense", "souviens-toi") et ensuite celle d'un
être destiné au hors temps à travers "oublie" dont le sens est de perdre
la connaissance temporelle donc de se donner au "vide" ou au "néant",
mots réitérés dans les deux textes, métaphore spatiale du non temps
(c'est la négation de la mémoire) et représentation de l'immatériel, en
conséquence du spirituel.
C'est le chant VII à'Altazor, clausule du texte, qui matérialise
l'espace absolu par un procédé de manipulation des signifiants
provoquant la désintégration des mots ; en effet l'association
apparemment arbitraire des phonème s( 12) engendre des formes
nouvelles vidées de toute substance signifiante et leur succession,
extension matérielle puisqu'elle renvoie au temps de lecture du chant et

(12) Rappelons que Hmdobro nie l'arbitraire, ce qui signifierait que les associations de phonèmes
ne sont pas fortuites.

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au support (la page), est par conséquent métaphore matérielle du temps


et de l'espace, est représentation icônique du temps et de l'espace.
L'espace, donc, est indissociable de la notion de temps ; saisi dans
l'opposition absolu/matériel, il se traduit alors dans les couples
roi/prisonnier, dieu/homme, mort/vie qui renvoient au locuteur
double.
Le poète à caractère double implique logiquement un espace à double
dimension. La division de ces deux espaces est exprimée dans les
textes par l'interrogation sans réponse ; en effet le poète-homme,
appartenant au monde matériel est mû par le désir de l'autre monde et
la question est pour lui une façon de se saisir dans ses désirs, et
l'inexistence des réponses est le non mot ou le mot qui ne peut pas
exister, ce qui mène à l'impossibilité d'accéder au monde absolu.
Ainsi le sentiment de n'être plus rien comme le dit ce vers :

...Que has hecho de mi Vicente Huidobro (A-, 1, 223)

confirme cette division déjà soulignée. Mais en même temps il y a


communication entre les deux espaces et c'est le mot ou le poème qui en
assure le passage. Articulation fondamentale de la structure espace
matériel/espace absolu, le mot est ce qui suscite l'imagination que
représente le "vertige interne" pour donner forme au poème que
"musique" ou "arbre naissant" illustre.

LES MEDIATIONS CYCLIQUES.

La marche et la chute

Dans les deux textes, nous pouvons dire que l'espace est cinétique,
celui-ci ayant pour principe fondamental le mouvement.
Perçu par le sens kinésique, par la vue et par l'ouïe, l'espace est
aussi perçu par le déplacement dont le rythme est soutenu par un double
mouvement, l'un endochronique (la chute) et l'autre exochronique (la
marche).
Ce dernier a pour point de départ le monde externe, donc matériel ;
les mots "parcourir", "courir", "marcher", "marche", "voyage",
"route", "chemin", "pèlerin" signifient un déplacement marqué par
l'effort (celui qu'exige la marche) dont l'aboutissement doit être la
mort. Ce déplacement est marqué négativement puisque le sème
dysphorique /douleur/ lui est appliqué ; en effet les mots "misérable",
"blessure", "angoisse", "anxiété" traduisent la douleur propre à toute
recherche ou à tout désir non satisfait. Ainsi dans la phrase :

AMERICA
L'ESPACE DANSALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

Sabes tii que mi destino es andar (T. de C, p. 146)


lit-on dans l'équivalence "destin"-"marcher" un message tragique
d'autant plus que l'aboutissement est la mort. Cependant l'inversion
sémantique établie par l'équation mort=vie réitérée dans les deux
textes, que l'on retrouve dans la phrase :

...el juego de la vida, no es sino el juego de la muerte (T. de C, p. 160)

ou dans le vers :

Y yo oigo la risa de los muertos debajo de la tierra (A., V, 636)

où les morts se manifestent vivants puisqu'ils rient et où la vie est par


association un jeu et par équivalence le jeu de la mort, corrige le
caractère tragique du message. Par conséquent la douleur et l'effort
qu'implique le déplacement ne seraient plus saisis comme
destructeurs mais au contraire comme constructeurs puisque la
marche conduit à la vie que l'image de la naissance ou de l'amour
soutient(!3)# Ce déplacement se caractérise par l'urgence qui s'y
inscrit, urgence que la répétition des vers :

No hay tiempo que perder,


Darse prisa darse prisa
matérialise. Corrélée à l'éternité et soutenue par des sémèmes porteurs
de l'idée d'imminence, dont l'hirondelle, puisque symbole
traditionnel de l'arrivée du printemps, et les mots renvoyant à celle-ci
("elle s'approche", "grand galop", "elle vient", "elle arrive"),
l'urgence est également signifiée par le processus de réduction
progressive du mètre (A., IV, 166-178), métaphore matérielle de la
réduction de la distanced4).
En saisissant la racine d'"hirondelle" à laquelle est associée un
autre mot, se crée un signe nouveau à sens double car à la fonction
symbolique de l'hirondelle s'ajoute un sens nouveau. Ainsi dans
"hironrime", "rime" renvoie à l'écriture poétique lue sur l'isotopie

(13) Ces deux images apparaissent dans les deux textes:


Hemos saltado del vientre de nuesta madré... (A., préf. p£9),
Ah |si tu viens! Cuando se abre el vientre materno como una jaula y la mujer levant*
ks brans a] infinite- ofreciendo todos las vuelos futures. (T. de C, p. 157X
(14) L'hirondelle est un motif que l'on retrouve souvent dans l'oeuvre de Huidobro ; elle est
l'annonce d'un temps nouveau tout comme dans Poerruu drticoa :
Y la primavera viene sobre las goiondrinas ("Sombra").
(15) Dans Temblor de eielo le poète est qualifié diiomme mystique" :
El mfstico es el nombre del pavor, es el nombre que no quiere estar solo, es el que quiere
ser dos par miedo a la soledad (T. de C, p. 161).
(16) Dans Temblor de eielo l'image de la descente dans un monde souterrain est aussi procès
métaphorique du recueillement

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logos et indique en conséquence que l'hirondelle est annonciatrice


d'un temps nouveau très proche : celui de la poésie, temps absolu
puisque corrélé à l'éternité. La succession des dérivés d'"hirondelle"
évoque donc la capacité créatrice du mot, elle suggère son pouvoir
poétique (le sème récurrent /vie/ dans "-risa", "-chilla", "-gira", "-
nina" renforçant l'idée de création et de pouvoir).
La corrélation mot/vie soutenue par les sémèmes musicaux
("rossignol", "oiseau", "sirène", "langage de l'oiseau", "sifflement",
"trompette", "violon", "harpe", "chanter", etc.), sinecdoques du
langage poétique, est aussi appuyée par une idée de dynamisme du mot
que "aimant", "étincelle", "chant", "volcan" ou "geyser",
représentations cosmiques et anthropomorphiques du mot, évoquent.
Ce déplacement est le trajet du poète-homme ("explorateur" ou
"chercheur" par métonymie puisqu'en quête de l'espace poétique c'est-
à-dire du poème) et il peut être interprété comme procès métaphorique de
la vocation poétique.
Ajoutons que le poète entend un appel mystérieux que "m'appelle" et
"crie mon nom" signifient :

l Que es lo que me llama y se esconde


me sigue y me grita por mi nombre ? (A. I, 315-316/15) ;

cet appel dénote le caractère mystique du poète ; de là nous déduisons


que la poésie est par analogie la religion du poète-homme. La mort
(donc la vie) est une première médiation entre le monde sensible et le
monde spirituel, elle est un moyen d'accès à la poésie, elle marque le
début de l'expérience poétique, elle est par conséquent métaphore de la
transcendance. En effet, le poète est appelé à mourir au monde externe,
donc à se recueillir (la solitude si souvent évoquée dans les deux textes
étant par métonymie ce recueillement) et à se transcender^16) pour
avoir enfin accès au monde absolu que l'infini et l'éternité,
métaphores du poétique, traduisent.
Le système d'analogie métaphorique établi avec le monde religieux
et le monde divin explique donc la bipartition de l'espace
(matériel/absolu) et la division locutrice (poète-homme/poète-Dieu),
structures essentielles au fonctionnement des textes. Les sept parties
qui matérialisent les sept jours de la création sont donc métaphore
matérielle de la création poétique ; de plus le chiffre sept, symbole de la
totalité, soutient le caractère sacré que le poète attribua à l'objet
poétique. Le choix de lexies à référence religieuse, biblique ou
évangélique ("évêque", "Christ", "Golgotha", "croix", "Vierge",

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L'ESPACE DANS ALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

"Dieu", "Créateur", etc.) tend à renforcer le système analogique entre


le monde poétique et le monde spirituel ; l'ambiguïté que l'humour ou
l'ironie installe n'est finalement qu'un moyen rhétorique aidant à la
récupération du spirituel à de bonnes fins : faire comprendre le
caractère sacré du poétique.

L'autre déplacement, celui que nous avons évoqué précédemment,


est le prolongement de la marche. C'est essentiellement l'image de la
chute ou de la descente (dans Temblor de cielo) qui le suggère à travers
les sémèmes "tomber", "parachute", "zénith au nadir", "naufrage",
"météore", "aérolithe", "comète", "Niagara", "descendre". Le
mouvement descendant qui le caractérise indique une idée de
profondeur
"éternité" appuient.
et d'attraction vers le bas que les mots "mort", "infini",

Par ailleurs, la chute est liée au sentiment de peur que les sémèmes
"angoisse", "terreur", "peur", "anxiété", "effroi" réitèrent dans les
deux textes.
Mais là encore la dysphorie sémique est renversée par la charge
sémique positive de mots comme "lumière", "lumière polaire",
"étoile", "feu du crépuscule", "astres", "flot de lumière" dont la
connotation religieuse est évidente (cette lumière ténue dans
l'ensemble étant par analogie l'étoile qui guide les mages jusqu'à
l'enfant-Dieu). La chute n'est signe ni d'échec ni de déchéance
puisqu'orientée vers la lumière, elle est donc signe de succès et
d'ascension et l'idée d'extase et de vertige qui l'accompagne ne fait que
corroborer son caractère positif.
En effet, c'est grâce à la mort, indissociable de la chute, que le poète
saisit le mot pour en faire un objet poétique.
Ainsi les vers :

Las palabras con fiebre y vertigo interno


Las palabras del poeta dan un marco celeste
Dan una enfermedad de nubes
Contagioso de rosas en la eternidad (A., L 560-564)

où est établie clairement la relation entre "mots", "fièvre" et "vertige


interne" (ce dernier suggérant l'idée de chute intérieure) sont
métaphores du délire poétique que le sème /maladie/ ("fièvre",
"contagieux", "épidémie") en corrélation avec l'idée d'absolu
(signifiée par "cadre céleste", "nuages", "infini", "roses'^1 7),
"éternité") évoque.

indexons
(17) "rose"
Rappelons
sur l'isotopie
que Rase
mondemystique
absolu. est un nom donné à la Vierge Marie, en fonction de quoi nous

AMERICA 91
ISABELLE AUBE-GHORBANIAN

Ce second mouvement, la chute, est donc métaphore de


l'imagination poétique, c'est en effet par l'imagination que le poète
devient Grand, qu'il se transforme en un Dieu créateur. La lumière
symboliserait l'inspiration naissante du poète-homme qui a su se
laisser emporter par les délires de l'imagination.
La déification du poète-homme est signifiée dans les deux textes par
une assimilation de la structure cosmos/anthropos. Le poète
"cosmicisé" représente le poète-créateur capable de transformer la
nature pour en faire une matière poétique :

Y he aquf que ahora me diluyo en multiples cosas


Soy luciérnaga y voy iluminando las ramas de la selva
(A., V, 503-504),
Arriba Dios esté meciendo un planeta recién nacido.
{T. de C, p. 148).

Ces vers disent le triomphe du poète-homme et sa capacité créatrice,


sa dimension nouvelle apparaît dans "je me dilue", "je suis ver
luisant", "j'illumine les branches de la forêt" ; il est donc du monde
spirituel et à atteint l'espace absolu que "Dieu" représente et que
l'image cosmique "planète" assimilée à "nouveau-né" renforce.

Le coït.

La troisième médiation, redondante dans Temblor de cielo, est le


coït. Cette médiation se lit simultanément sur les isotopies cosmos et
anthropos puisque sont liées les unités "femme" et "Dieu" (le poète-
Dieu).
La femme dont la "voix" et le "regard" ont un pouvoir sur l'infini
comme le disent ces vers :

Tu voz hace un imperio en el espacio


y ese mirar que escribe mundos en el infinite (A., 157/159),

n'est autre que la représentation de la poésie ; en effet, la femme ne


peut être lue que sur l'isotopie logos car la récurrence
sémique /création/ est en connexion avec le sème /écriture/ ("écrit",
"livre", "poète")(18).

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92 AMERICA
L'ESPACE DANS ALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

Faire une lecture simpliste de la femme est ici un danger ;


rappelons que traditionnellement la femme inspire le poète et que l'on
se sert de son image depuis des temps très anciens pour représenter la
poésie ; ici donc son image et tout ce qu'elle peut représenter à travers
sa féminité est repris pour traduire l'expérience poétique.
Ainsi l'attrait du corps féminin, la séduction féminine évoquée
dans le chant II d'Altazor et dans Temblor de cielo à travers un choix
de lexies lues sur isotopie erotique, sont-ils métaphores du désir
poétique.
Le système d'analogie établi entre la relation amoureuse et la
relation du poète avec la poésie rappelle le Cantique des cantiques ; la
connotation biblique évidente appuie le caractère sacré que le poète
attribue à la poésie.
La phrase suivante :

La esposa nos invita a la fiesta de sus entraâas, su beso tiene gusto a labios
de Dios y ha de llevarnos mas lejos de lo que nadie puede sospechar
(T. de C. p.163)

nous invite à reconnaître les images de l'épouse et de son baiser,


images inspirées du cantique biblique et à les indexer sur l'isotopie
logos en vertu du code institué.
La métaphore du coït, réitérée dans Temblor de cielo et évoquée dans
Altazor à l'intersection des sémèmes "sexe" et "plaisir" (A., V, 42-43)
ou dans "en train de faire l'amour", est l'expérience poétique.
Ainsi la "sirène" ou "Yseut", métonymie de la femme, valide le
pouvoir poétique du poète-Dieu. Le procès médiateur (le coït) assure la
liaison entre le créateur et l'objet poétique sous forme d'images à
caractère anthropique ou cosmique.
La possession est finalement signe d'accès à l'absolu :

Dos cuerpos domestican la eternidad (T. de C, p. 149) ;

là où le poète et la poésie se retrouvent ("deux corps enlacés") l'éternité


est gagnée, donc la création poétique est possible, ce qui est signifié par
une série de descriptions d'espaces inconnus matérialisés par la
fusion de mots de toutes catégories, fusion sémantiquement impossible
mais poétiquement possible.
L'arbre grandissant ou la naissance de l'arbre (cf., A., I, 642), lié à
la femme ou à la terre (symbole de fécondité), est métaphore du poème
en train de se faire. Cette idée de croissance donc d'expansion
(grandir, mettre au monde) associée à l'arbre nous permet de le mettre
en relation avec le "moulin", symbole de la puissance du mot, dont
l'activité est rythmée par l'inspiration poétique ("folies") selon un
mouvement en expansion ("s'emplit"):

AMERICA 93
ISABELLE AUBE-GHORBANIAN

Molino de aspavientos y del viento en aspas


El paisaje se Uena de tus locuras (A., 436-437).

Le mouvement répétitif des ailes du moulin évoquant l'éternel, est


matérialisé par la répétition de "moulin", mais l'anaphore est
également métaphore rhétorique de la puissance créatrice du mot
puisque cent quatre-vingt-neuf fois "moulin" est mis en relation
syntaxique avec un mot différent (en dépit de l'incompatibilité de leur
signifié).
C'est ainsi que le moulin anthropormorphisé ("moulin
bavard'V'moulin chanteur'Vetc.) génère la parole poétique, celle qui
valide toutes les distorsions lexicales, les énoncés a-syntaxiques ou les
production phoniques dans Altazor.

ha mort.

La dernière médiation est la mort, non pas comprise comme vie


mais bien comme disparition. Evoquée rapidement dans les deux
textes à travers ces phrases :

Aquf yace Altazor azor fulminado por la altura


Aquf yace Vicente antipoeta y mago
(A., IV, 281-282),
Decidme £qué utilidad présenta la esperanza ? [...] Atrâs se queda todo.
El cielo es lento para morir.
Oyes clavar el ataûd del cielo ?
(T. de C, p.174),

elle suggère l'échec à travers les mots "foudroyé par la hauteur", "tout
est resté en arrière" qui signifient que le poète-Dieu après avoir atteint
à l'absolu, donc après avoir créé l'objet poétique, est dépossédé de cet
objet. Par conséquent il retourne à son état de poète-homme dont le
destin est à nouveau la marche pour rejoindre le poétique, ce qui
suppose mourir à nouveau au monde matériel pour pouvoir créer.
A la perte du pouvoir créateur est associée, dans les deux textes, la
disparition de l'espérance, ce qui appuie le caractère tragique du
message final ("las esperanzas abolidas", A., IV, 267). Au premier
message euphorique succède donc un second message dysphorique, ce
qui correspond au mouvement espace absolu — > espace matériel. La
boucle se ferme donc le mouvement circulaire réglé par les médiations
mort, marche, chute, et coït, est tracé. La structure close, mise en
évidence par les médiations cycliques naissance/vie/mort, traduit
alors le caractère interne de l'espace dont nous pouvons représenter
ainsi les grands mouvements régulateurs :

94 AMERICA
L'ESPACE DANS ALTAZOR ET TEMBLOR DE CIELO

POETE-HOMME

ESPACE
la mort la marche MATERIEL
la mort

LE POEME LES MOTS

le coït la chute ESPACE


ABSOLU

POETE-DIEU

Un mouvement constant poète-homme < > poète-Dieu assure la


dynamique de cet espace dont le principe premier est de ne pas cesser
sous peine de condamner à mort le poète vrai.
Les métaphores spatiales par leur mise en abyme disent que le
poème n'est pas plus réel ou présent que le poète et qu'il n'y a de réalité
que dans l'enchâssement de l'un dans l'autre.
La projection de l'être du dehors dans l'être du dedans et vice-versa
est un processus de spatialisation inévitablement lié à un processus de
temporalisation que le poème Altazor matérialise.
Ce grand mouvement spatial est en conséquence métaphore de la
réflexion du poète, il représente les mouvements de la pensée, l'espace
est alors ici distance reflexive du poète par rapport à l'objet poétique.

AMERICA 95

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