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Romantisme

Platon et le platonisme dans la littérature française de l'âge


romantique
M. Michel Brix

Résumé
L'influence du platonisme doit être prise en compte si l'on veut approcher les fondements philosophiques du romantisme et du
symbolisme français. Certes, au XIXe siècle, on ne connaissait plus guère la lettre des œuvres de Platon, néanmoins, cette
époque se révèle intellectuellement très imprégnée par la tradition platonicienne, qui compose dans l'histoire de la pensée une
lignée alliant Plutarque aux illuministes du XVIIIe siècle et aux romantiques allemands. Comment se marque cette influence
platonicienne? Que nous apprend-elle sur le phénomène romantique? Le XIXe siècle littéraire fut-il tout entier platonicien? C'est
à ces questions que notre article voudrait répondre.

Abstract
The influence of Platonism should not be ignored when studying the philosophical fundamentals of French romanticism and
symbolism. In the XIXth century, Plato 's work was not known with precision. This period however was strongly influenced by the
platonic tradition, which dates back to Plutarch, up to the XVIIIth century theosophists and German romantics. What
characterizes this platonic influence ? What can we learn from Platonism on French romanticism ? Was the XIXth century in
literature entirely platonic ? This paper gives a tentative answer to these questions.

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Brix Michel. Platon et le platonisme dans la littérature française de l'âge romantique. In: Romantisme, 2001, n°113. L'Antiquité.
pp. 43-60;

doi : https://doi.org/10.3406/roman.2001.1028

https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_2001_num_31_113_1028

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Michel BRIX

Platon et le platonisme dans la littérature française de l'âge romantique

De Platon au platonisme
Celui qui veut déterminer la part qui, dans la littérature française du XIXe siècle,
revient à l'influence de Platon doit éviter de tomber dans deux pièges. Le premier de
ces pièges consisterait à travailler avec, dans une main, les dialogues de Platon, et
dans l'autre les œuvres représentatives du romantisme. La confrontation, en effet, ne
serait guère fructueuse: le Platon que nous connaissons aujourd'hui, tel qu'il se dégage
par exemple des études savantes et des traductions de Luc Brisson, n'est pas — et le
fossé est parfois important - celui que connaissaient les érudits du XIXe siècle. Le
second piège à éviter ne se trouve pas loin du premier: il consisterait à parler de
Platon en s' inspirant de ce que les romantiques disaient de lui. Au XIXe siècle, on
platonise, certes, et on platonise même beaucoup, mais on connaît mal la lettre des
œuvres de Platon. Et pour cause: quand, en 1822, Victor Cousin s'avise de traduire en
français l'ensemble des dialogues platoniciens — l'entreprise ne sera achevée qu'en
1840 -, il est le premier à faire passer en français tout Platon. Seuls les plus connus
des traités du philosophe grec, comme Le Banquet ou le Phèdre, avaient déjà eu les
honneurs de traductions isolées. Et il s'en faut de beaucoup que les versions de Cousin
— et surtout les commentaires dont il les assortit — soient toujours fidèles à l'esprit de
l'original.
Au XIXe siècle, les mentalités apparaissent beaucoup moins nourries de la pensée
de Platon que d'éléments ressortissant d'une tradition platonicienne, au sens large,
certes issue des dialogues grecs, mais qui a notablement transformé, parfois déformé,
ou encore simplifié, le texte de départ. La doctrine originelle est passée par toute une
série de prismes: les disciples de Platon et les moralistes qui viennent après lui en
Grèce (Plutarque, notamment), les néoplatoniciens d'Alexandrie, les Pères de l'Église,
les penseurs persans et arabes, Pétrarque et les poètes pétrarquisants, les mystiques
rhénans, les néoplatoniciens de Florence, les illuministes du xvilF siècle, les
romantiques allemands ... Et la liste est loin d'être exhaustive. Ces relectures successives ont
modifié en de nombreux points le contenu précis des dialogues. Quelques exemples
suffiront. Ainsi la question de la pédérastie: dans Le Banquet et le Phèdre, Platon
situe au-dessus de toutes les autres - et notamment au-dessus de la relation conjugale
- la relation amoureuse qui lie un homme adulte et un jeune garçon. Plutarque, déjà,
tait ce point dans son traité Erotikos des Œuvres morales, et donne à la relation
conjugale la première place, au détriment des amours pédérastiques. Celles-ci resteront
ignorées dans la tradition platonicienne — de Plotin à Victor Cousin —, jusqu'à ce que
le XXe siècle, par la voix d'un Michel Foucault, ne redécouvre ce qu'était en vérité la
hiérarchie amoureuse établie par Platon.
Autre élément négligé, voire oublié, par les épigones du philosophe grec: la
question de la métempsycose. Platon expliquait notre élan spontané vers les valeurs
absolues par le cycle des réincarnations de l'âme: la métempsycose permet aux âmes
bonnes de retourner périodiquement au ciel et, là-haut, de suivre le cortège des dieux

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et de contempler les essences; ensuite, c'est pétrie de nostalgie pour cet idéal que
l'âme s'incarne à nouveau et revient sur terre. À partir de Plotin, cette théorie de la
réminiscence induite par les souvenirs liés à une contemplation antérieure des idées va
se trouver éclipsée par l'affirmation qu'existe une sorte d'harmonie préétablie entre
l'âme et l'Esprit. Platon avait pris soin de montrer les sources de cette harmonie; ses
successeurs ont choisi de laisser son argumentation dans l'ombre.
Par surcroît, tout en se réclamant de lui, les épigones du philosophe grec vont aussi
donner à certaines des intuitions platoniciennes un aspect systématique qu'elles ne
possédaient pas si l'on se réfère au texte des dialogues. Ainsi, Platon avait évoqué
l'existence, au ciel, de valeurs absolues comme la beauté, la sagesse, la justice en soi,
la science, etc. Dans ce cortège de valeurs, Plotin isole le beau, il en fait l'Idée
majeure et l'assimile à l'Esprit lui-même, qui engendre et contient en lui toutes les Idées
pures. Cette tendance à transformer le platonisme en système apparaît plus nettement
encore chez Victor Cousin, selon lequel Platon aurait défini, au sommet de la
pyramide des Idées, une triade majeure composée du Bien, du Beau et du Vrai, - triade au
sein de laquelle le Beau occuperait la première place.
On observera que certaines de ces adaptations ont pu être déterminées par les
contradictions apparaissant dans le texte même de Platon, qui n'en est pas avare. Ainsi le
Phèdre et Le Banquet varient dans leurs définitions de l'amour (un dieu [dans le
Phèdre], un daimon [dans Le Banquet], un état de l'âme [pathos; dans le Phèdre]). De
même, l'éloge - dans le Phèdre encore - de la fureur poétique (définie comme la
faculté de saisir, grâce à un don divin, le langage des Idées) ne s'accorde guère avec la
condamnation des poètes, exclus de la cité idéale, dans La République. La plupart des
«arts poétiques» de la Renaissance se sont réclamés du Platon de Phèdre, sans faire
état des blâmes que le même philosophe avait pu adresser ailleurs aux poètes. Il est
probable que le platonisme n'aurait pas modelé, comme il l'a fait, la pensée
oc identale, si les héritiers du philosophe grec n'avaient ainsi «normalisé» sa doctrine.
Tous les spécialistes de l'histoire du platonisme sont donc conscients de l'écart qui
existe entre le texte des dialogues et la tradition platonicienne, ou platonisante. Ainsi
Jean-Louis Vieillard-Baron 1 a montré comment un Hegel avait dû écarter les images,
plus ou moins éloignées, du platonisme, qui dressaient comme un écran entre le
philosophe grec et lui, afin de pouvoir accéder à une vision précise et fidèle de la
métaphysique platonicienne. Les poètes et les romanciers français du XIXe siècle n'ont
pas eu le souci d'Hegel et, de ce côté-ci des Alpes, Victor Cousin avait au contraire
contribué à éloigner un peu plus encore la copie du modèle. Jean-Louis Vieillard-
Baron fait bien de rappeler qu'à l'époque romantique, «[1]' expression de platonisme
[même étendu de Platon à Proclus] a[vait] pris en philosophie un sens plat, vague et
imprécis, [...]» 2. De la pensée du maître grec ne subsistait plus, au début du XIXe
siècle, qu'une doxa, ou une sorte de vulgate, produite par une longue tradition et où
l'on pouvait déceler quelques options fondamentales dérivant des dialogues de Platon3:
l'opposition sensible/intelligible; l'hypothèse de l'existence de valeurs absolues qui
constituent le fondement de la réalité, et qui rendent possibles la connaissance et
l'éthique; l'idée que les choses sensibles seraient toutes la copie d'un modèle
intelligible; l'orientation ascendante de la recherche intellectuelle vers l'initiation

1. Voir son ouvrage Platon et l'idéalisme allemand (1770-1830), Beauchesne, 1979.


2. Ibid., p. 13.
3. Certaines de ces options sont citées par J.-L. Vieillard-Baron (ibid.).

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spirituelle; la nécessité de chercher le bien et la volonté de réformer la société pour y


établir l'harmonie; la conception de l'Absolu comme l'Un, - le multiple étant
l'apanage du monde terrestre (et la multiplicité des sensations s' opposant à l'unité du
raisonnement); la thèse que l'inspiration poétique et la passion amoureuse permettent
de se hausser du monde sensible vers l'univers intelligible.
Libre aux connaisseurs de Platon de trouver à cet ensemble de propositions des
allures de squelette, en regard de l'original. C'est bien ce platonisme-là, pourtant, et
pas un autre, qui constituait le courant de pensée dominant chez les écrivains français
du XIXe siècle. Les grands thèmes de cette doxa platonicienne apparaissent par
exemple dans le traité De l'Allemagne de Mme de Staël, ils nourrissent l'esthétique du
romantisme qui triomphe avec Hernani en 1830, et ils sont de surcroît toujours
perceptibles, à la fin du siècle, dans les manifestes symbolistes.
Citer De l'Allemagne, c'est évoquer l'influence exercée sur le platonisme des
romantiques français par la philosophie germanique. Alors que le xvnF siècle, en
France, affecte de mépriser Platon (sans préjudice de ce qu'il emprunte à la tradition
de ses idées 4), le philosophe grec se trouve, à la même époque, remis à l'honneur en
Allemagne. Sous l'impulsion de Johann Friedrich Fischer notamment, de très
nombreuses entreprises erudites ont fait progresser au XVIIIe siècle les études
platoniciennes 5. L'influence conjointe de tels travaux et des découvertes des archéologues, en
Italie, apparaît dans des œuvres comme le traité de Karl Philipp Moritz, De l'imitation
figurative du beau (1786), ou les Effusions de cœur d'un moine ami des arts de Wil-
helm Wackenroder (1797), et la même influence favorise, à la fin du siècle également,
la diffusion des théories de Winckelmann sur le Beau idéal, éternel, transhistorique -
sub specie œternitatis — et rebelle à tout changement6.
Le platonisme exerce surtout un ascendant majeur sur les écrivains que l'on
désigne d'ordinaire comme les «romantiques d'Iéna». Le romantisme d'Iéna a réuni,
autour de la publication de V Athenaeum, les frères Friedrich et August Wilhelm
Schlegel, Novalis - dont les Hymnes à la Nuit parurent dans Y Athenaeum - et le
philosophe Schelling. Les idées des romantiques d'Iéna entretiennent avec la doctrine
platonicienne des rapports étroits. Selon les rédacteurs de Y Athenaeum, l'art consiste à
«graver sur les tables de la nature les pensées de la divinité avec le stylet de l'esprit
créateur de formes » ou, en d'autres termes, à former «à l'intérieur de la philosophie
elle-même un cercle plus étroit, dans lequel nous voyons immédiatement l'éternel,
sous une forme visible en quelque sorte [...]» 7. Le deuxième passage cité appartient à
l'introduction du cours de Schelling sur «La Philosophie de l'art», - introduction où
l'on trouve aussi les propos suivants: «[...] vérité et beauté ne sont que deux façons
différentes de considérer l'unique Absolu [...]» 8. Les Leçons sur l'art et la littérature
4. De tels emprunts apparaissent par exemple dans les Réflexions critiques sur la poésie, sur la peinture,
sur la musique de l'abbé Du Bos (Paris, 2e éd., 1740) et dans l'Essai sur le Beau du Père André (Tc éd., 1741).
5. Voir Heinz Wismann, «Modus interpretandi. Analyse comparée des études platoniciennes en France
et en Allemagne au XIXe siècle», dans Philologie und Hermeneutik im 19. Jahrhundert II / Philologie et
herménetique au XIXe siècle II, édité par Mayotte Bollack et Heinz Wismann, Gôttingen, Vandenhoeck &
Ruprecht, 1983, p. 490-513.
6. Sur Winckelmann, voir Mme de Staël, De l'Allemagne, éd. Simone Balayé, Garnier-Flammarion,
1968, 1. 1, p. 187.
7. Textes de Friedrich Schlegel et de Schelling, traduits et présentés par Philippe Lacoue-Labarthe et
Jean-Luc Nancy (avec la collaboration d'Anne-Marie Lang), dans L'Absolu littéraire. Théorie de la
littérature du romantisme allemand, Seuil, 1978, p. 225 et 399.
8. L'Absolu littéraire..., p. 404.

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d' August Wilhelm Schlegel adoptent comme prémisses que la nature est un «poème
hiéroglyphique» et que la beauté constitue la représentation symbolique de l'infini par
le fini; de même, son frère Friedrich suit les enseignements du dialogue de Y Ion en
affirmant, dans son Histoire de la poésie des Grecs et des Romains (Geschichte der
Poésie der Griechen und Rômer) que la poésie vient des dieux et que l'enthousiasme
des poètes sacrés était dans l'Antiquité le signe d'une possession et d'une inspiration
venue d'en haut9. On pourrait multiplier les citations: le platonisme dessine l'horizon
philosophique des romantiques d'Iéna, - lesquels se donnaient pour tâche de
supprimer la «cloison invisible qui sépare le monde réel et le monde idéal» 10, afin de rendre
sensibles les Idées, et notamment celle qui les unit toutes, l'Idée de la beauté.
Les vues des romantiques d'Iéna furent diffusées en France par le traité De
l'Allemagne de Mme de Staël, écrivain qui fut liée aux frères Schlegel et les utilisa comme
principales sources d'informations sur la littérature et la pensée allemandes. Mme de
Staël défend la thèse selon laquelle il existe un Beau, un Vrai et un Bien universels. Si
l'on en croit l'auteur de De l'Allemagne, les populations germaniques seraient plus
aptes que les autres à ressentir et à exprimer les idées innées. Les Allemands se
plaisent en effet «dans l'idéal», la quête de la Beauté constitue selon eux le principe de
tous les arts, leur métaphysique idéaliste «a [comme chez les Grecs] pour origine le
culte de la beauté par excellence, que notre âme seule peut concevoir et reconnaître»;
naturellement portée vers le platonisme, l'Allemagne a produit une poésie qui
constitue «le miroir terrestre de la divinité» et qui s'attache à exprimer «l'éternel et l'infini»
ainsi que l'« alliance secrète de notre être» avec l'âme de la nature u.
En 1813, le traité de Madame de Staël (qui avait paru déjà en 1810 mais avait été
envoyé au pilon par le gouvernement impérial) invitait donc les écrivains français à se
renouveler en puisant leur inspiration dans la pensée platonicienne. L'auteur de
Corinne allait trouver quelques années plus tard un allié de poids en la personne de
Victor Cousin: futur maître à penser de l'Université et de la philosophie française sous
la Monarchie de Juillet, Cousin rencontra Schelling à Munich en 1818, s'employa à le
faire traduire, correspondit régulièrement avec lui et surtout publia, nous l'avons dit, la
première traduction française complète des écrits de Platon. À la Sorbonne, Cousin
donna en 1818 un cours de philosophie qui sera publié, avec quelques modifications,
en 1853, et dont l'intitulé ne laisse aucun doute sur le contenu platonicien: Du Vrai,
du Beau et du Bien n. L'auteur y proclamait la réunion, dans le Beau, de l'infinité
divine avec la finitude du monde sensible et de l'esprit humain: d'où le rôle majeur de
l'artiste, découvreur et interprète du Beau, appelé à réveiller dans les objets sensibles
l'intuition des réalités éternelles.
De telles doctrines ne sont pas restées sans écho dans la littérature, et Jacques
Seebacher a pu écrire, à propos de Victor Hugo: «La plus grande partie de l'esthétique
9. Voir L'Absolu littéraire..., ainsi que E. Behler, Le Premier Romantisme allemand, trad, française
Elisabeth Décultot et Christian Helmreich, PUF, 1996, p. 81. Il n'est pas question, bien sûr, de vouloir
expliquer l'ensemble du romantisme allemand - phénomène littéraire complexe - par le seul platonisme (ce
qui reviendrait à en exclure Goethe au moins).
10. Citation de Schelling extraite des Leçons sur l'art et la littérature d' August Wilhelm Schlegel
(L'Absolu littéraire..., p. 342).
11. De l'Allemagne, éd. citée, 1. 1, p. 166, 187, 232, 207 et 237.
12. Éditions Didier. Voir aussi, du même, Cours de philosophie sur le fondement des idées absolues, du
Vrai, du Beau et du Bien (Hachette, 1830), l'introduction aux Œuvres philosophiques du Père André
(Charpentier, 1843), ainsi que l'article «Du Beau et de l'art» paru en 1845 dans la Revue des Deux Mondes (voir
ci-dessous).

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de Victor Hugo n'est [...] pas originale. Indépendamment de toute question de source,
nous en trouvons le modèle chez Victor Cousin. » 13 La poétique du romantisme
français prend appui sur quelques-uns des axes principaux de la tradition platonicienne.

Caractères du platonisme romantique


1 . La quête des valeurs absolues
En s' autorisant de la caution de Platon, Victor Cousin a défini une triade d'Idées
majeures, qui resplendirait au-dessus de nos têtes: le Beau, le Bien, le Vrai 14. Au
centre de cette triade, l'Idée du Beau luit d'un éclat sans pareil et représente l'image
extérieure de l'Idéal. D'où la thèse que les artistes ont à donner figure à cette Idée,
pour susciter dans l'âme les sentiments d'origine céleste que la Beauté réveille: «Le
cœur humain veut plus qu'il ne peut; il veut surtout admirer: il a en soi-même un élan
vers une beauté inconnue, pour laquelle il fut créé [...].» 15 Dans une telle perspective,
l'art ne s'adresse pas aux sensations mais aux sentiments innés, enfouis en l'être
humain, et que les objets réels ne peuvent satisfaire. On apprend dans le Phèdre que la
vue d'un beau jeune homme induit la réminiscence de l'Idée de Beauté dont ce jeune
homme est l'incarnation. De la même façon, le spectacle d'un tableau de Raphaël
permet à celui qui le contemple de rejoindre l'image du Beau idéal qu'il porte à
l'intérieur de lui. Mme de Staël note, à propos d'une Vierge de Raphaël conservée au
musée de Dresde:
[...] il y a dans cette figure une élévation et une pureté qui sont l'idéal de la religion et
de la force intérieure de l'âme. La perfection des traits n'est dans ce tableau qu'un
symbole; les longs vêtements, expression de la pudeur, reportent tout l'intérêt sur le
visage, et la physionomie, plus admirable encore que les traits, est comme la beauté
suprême qui se manifeste à travers la beauté terrestre16.
Selon la doctrine platonicienne, l'artiste qui réussit, comme Raphaël, à évoquer
l'Idée du Beau ne se contente pas de présenter sur son tableau la somme des éléments
formellement les plus séduisants qu'il trouve chez les femmes les plus belles. Le type,
modèle, ou paradigme divin, qui existe dans l'esprit du peintre avant qu'il ne prenne le
pinceau et qu'il conçoit par l'action de la réminiscence, dirige son inspiration et lui
permet de mettre en harmonie les éléments divers rassemblés sur la toile. L'artiste ne
vise pas, en effet, à produire une copie identique à l'objet visible, mais bien plutôt à
saisir et à exprimer la ressemblance de celui-ci avec le Beau idéal.
La Beauté éternelle est «non engendrée et non périssable, exempte de décadence
comme d'accroissement» 17, absolue et transcendante. Le sentiment de cette beauté
parfaite - les sens jouent un rôle mineur dans l'apparition d'un tel sentiment, qui ressortit
plutôt à l'imagination et à la raison - naît de l'appréhension des points communs
permanents, fixes, invariables, qui unissent les beautés d'ici-bas, éparses et fragmentai-
13. Victor Hugo, ou le Calcul des profondeurs, PUF, 1993, p. 27.
14. À noter que - pour définir cette triade - Cousin ne s'est pas seulement inspiré de Platon mais aussi
de la célèbre théorie des universaux, dans laquelle Cousin voyait l'apport majeur de la philosophie médiévale.
15. F.-R. de Chateaubriand, Génie du christianisme, dans Essai sur les révolutions. Génie du
christianisme, éd. Maurice Regard, Paris, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», 1978, p. 672.
16. De l'Allemagne, éd. citée, t. II, p. 80-81. À noter que Raphaël était l'exemple qu'avait choisi en
1797 Wilhelm Wackenroder, dans les Effusions de cœur d'un moine ami des arts, pour montrer que l'idée
du Beau est d'origine divine (voir Ernst Behler, Le Premier Romantisme allemand, p. 143-148).
17. Platon, Le Banquet [211a], dans Œuvres de Platon traduites par Victor Cousin, Pichon et Didier,
t. VI (1831), p. 316.

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res. Les romantiques d'Iéna ont isolé les trois aspects qui caractérisent, selon eux, le
Beau idéal: l'unité, l'universalité et l'harmonie.
Ce Beau ne saurait, bien sûr, être réduit à des questions de forme ou d'apparence
physique. Dans Le Banquet, Platon explique, par la médiation de Diotime, que le
chemin menant au royaume des beautés incorporelles passe par le spectacle des «beaux
sentiments» (traduction de Cousin: le Bien) et des «belles connaissances» (traduction
de Cousin: le Vrai). Novalis établissait dans un de ses fragments l'équivalence entre le
Beau et le Vrai 18. Dans De l'Allemagne, Mme de Staël observe, de son côté, que «le
bon et le vrai sont inséparables» et qu'en outre le génie poétique «est une disposition
intérieure de la même nature que celle qui rend capable d'un généreux sacrifice: c'est
rêver l'héroïsme que composer une belle ode; le talent, qui tire son origine de la
conscience du beau, n'inspire pas moins les actions sublimes que les belles paroles» 19.
Les figures hugoliennes qui incarnent le Beau sont aussi des modèles de vertu: qu'on
pense à Esmeralda, dans Notre-Dame de Paris, ou à Dona Sol, dans Hernani. De
même, la beauté physique de Mme de Mortsauf, personnage du Lys dans la vallée et
objet de l'amour pétrarquisant de Félix de Vandenesse, constitue le reflet de sa
perfection morale : l'héroïne de Balzac est vertueuse, pure, généreuse même au-delà de ses
ressources (pour secourir les pauvres, elle économise sur sa toilette, quand ses
épargnes ne suffisent plus). Les romantiques n'ont pas moins clairement associé le Bien et
le Vrai. On lit, dans La Légende des Siècles:
Quiconque est bon voit clair dans l'obscur carrefour;
Quiconque est bon habite un coin du ciel. O sage,
La bonté qui du monde éclaire la visage,
La bonté, ce regard du matin ingénu,
La bonté, pur rayon qui chauffe l'Inconnu,
Instinct qui dans la nuit et dans la souffrance aime,
Est le trait d'union ineffable et suprême
Qui joint, dans l'ombre, hélas! si lugubre souvent,
Le grand ignorant, l'âne, à Dieu, le grand savant20.
Enfin, la «Préface» de Marie Tudor du même Hugo indique que le drame
romantique est sous-tendu par la corrélation étroite entre la vérité, la moralité et le beau.
L'indissolubilité de la triade Beau-Bien- Vrai est longuement démontrée par Victor
Cousin lui-même, en 1845, dans un article très argumenté de la Revue des Deux
Mondes, «Du Beau et de l'art». Après avoir soutenu que le Beau était inséparable de
connotations comme la chasteté ou la pureté et qu'il s'opposait à la sensualité ou à la
grossièreté, Cousin se fonde sur l'analyse consacrée par Winckelmann à l'Apollon du
Belvédère pour montrer que «la vraie beauté de l'admirable statue réside
particulièrement dans l'expression de la beauté morale» 21. De même, le Beau est Vrai, puisque

18. «La poésie est le réel véritablement absolu et véritable. C'est là le noyau de ma philosophie. Plus
c'est poétique plus c'est vrai.» (Cité par Ernst Behler, Le Premier Romantisme allemand, p. 42.)
19. Voir De l'Allemagne, éd. citée, 1. 1, p. 205-206, et t. II, p. 101.
20. Œuvres complètes. Poésie II, Robert Laffont, 1985, p. 793 (XIII. Maintenant).
21. «Du Beau et de l'art», p. 787. De nombreux autres penseurs ont souligné, au XIXe siècle,
l'indissolubilité de la triade Vrai-Beau-Bien ; voir par exemple les Œuvres posthumes du peintre Girodet, citées par
P. Bénichou dans Le Sacre de l'Écrivain, 1750-1830. Essai sur l'avènement d'un pouvoir spirituel laïque
dans la France moderne, losé Corti, 1973, p. 226: «"Le génie est le frère de la vertu: c'est à leur union
indissoluble que sont désormais confiés les destins de l'univers" ; "l'amour céleste du beau et
l'enthousiasme de la vertu», imprimés en nous par les ouvrages de génie, portent l'âme à la «contemplation de tout ce
qui lui fait vivement sentir l'excellence de sa propre nature et la grandeur de sa destinée"».

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éternel et infini; et lorsque la vérité se montre dans les actes humains, elle devient la
vérité morale, la sainteté, la justice, en un mot le Bien.
Si le Beau équivaut au Bien et au Vrai, autant dire que ces trois idées pures
constituent la manifestation, abordable et intelligible, d'une substance éternelle, que le Beau
se confond, en dernière analyse, avec le «divin» et que le sentiment qui nous pousse à
aimer le Beau est de nature religieuse. Ce sentiment nous rappelle qu'à notre âme est
accordée une existence immortelle et divine; en outre, il nous donne à connaître les
vrais rapports qui existent entre la terre et le ciel, entre le cœur humain et Dieu. Ainsi
Lamennais déclare que «Dieu est le type essentiel du beau»22; l'écrivain suisse
Rodolphe Tôppfer renchérit dans ses Réflexions et menus propos d'un peintre genevois en
écrivant que «le beau dans son essence absolue, c'est Dieu» 23. La doctrine harmonien-
ne des fouriéristes se fonde sur l'identification du Beau, du Bien et de Dieu24. Pareille
union, dans le Beau, de la raison et de la religion a favorisé la diffusion, au XIXe
siècle, d'une sorte de «spiritualisme rationnel», pour reprendre la formule appliquée
par Jean-Philibert Damiron à Mme de Staël25. L'idée de beauté ne relevait pas
seulement de l'esthétique mais aussi d'une certaine forme de mystique: le «spiritualisme
rationnel» de Mme de Staël, de Victor Cousin et des éclectiques, s'était donné pour
double objet Dieu et le Beau, - le deuxième étant conçu comme l'allégorie du
premier. L'art devenait ainsi la forme majeure de la pensée religieuse et surtout la voie
d'accès privilégiée vers Dieu. Dans cette optique, la poésie est la religion, l'art s'offre
comme le lieu où s'exprime une parole transcendante venue de l'invisible:
Ce qui est vraiment divin dans le cœur de l'homme ne peut être défini; s'il y a des mots
pour quelques traits, il n'y en a point pour exprimer l'ensemble, et surtout le mystère de
la véritable beauté dans tous les genres. Il est facile de dire ce que n'est pas la poésie;
mais si l'on veut comprendre ce qu'elle est, il faut appeler à son secours les impressions
qu'excitent une belle contrée, une musique harmonieuse, le regard d'un objet chéri, et
par-dessus tout un sentiment religieux qui nous fait éprouver en nous-mêmes la présence
de la divinité. La poésie est le langage naturel de tous les cultes.26
2. Amour et religion
Le romantisme a non seulement identifié l'art et la religion, mais aussi l'amour et
la religion. Il est intéressant à cet égard d'aller consulter la définition du mot
«amour», dans le Grand Dictionnaire universel (GDU) de Pierre Larousse:
«Sentiment qui porte l'âme vers ce qui est beau, grand, vrai, juste, et en fait l'objet de
nos affections et de nos désirs. » 27 II est clair que pareille définition ne recueillerait
plus aujourd'hui l'assentiment des lexicologues, qui confèrent plutôt au terme les
acceptions de « disposition à vouloir le bien d' un autre que soi et à se dévouer pour
lui» ou d'« inclination envers une personne, le plus souvent à caractère passionnel».
L'évolution est significative (les dictionnaires récents ne font plus référence, pour

22. Esquisse d'une philosophie, 1840, 1. 1, p. 313 (cité par Claude Pichois dans Ch. Baudelaire, Œuvres
complètes, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la Pléiade», t. II, 1976, p. 1421).
23. Réflexions et menus propos d'un peintre genevois, ou Essai sur le beau dans les arts, avec une
introduction par Albert Aubert, Victor Lecou, 1853, p. 225.
24. Voir P. Bénichou, Le Temps des prophètes. Doctrines de l'âge romantique, Gallimard, 1977, p. 370.
25. J.-Ph. Damiron, Essai sur l'histoire de la philosophie en France, au XIXe siècle, 3e édition, Hachette,
1834, t. II, p. 66.
26. Mme de Staël, De l'Allemagne, ouvr. cité, 1. 1, p. 205.
27. Grand dictionnaire universel du XIXe siècle..., par Pierre Larousse, Administration du Grand
Dictionnaire universel, 1. 1, 1866, s. v. «Amour».

ROMANTISME n° 113 (2001-3)


50 Michel Brix

expliquer le mot, à une aspiration de l'âme vers des idées absolues) et montre que la
définition fournie par le GDU est historiquement datée: elle apparaît conforme à la
conception romantique de l'amour, qui a régné de façon dominante sur les esprits
pendant la presque totalité du XIXe siècle. On n'aura guère de peine à identifier les
sources de cette conception. Dans le commentaire de sa traduction du Phèdre de
Platon, Victor Cousin écrivait: «Le mouvement de l'âme vers l'idée du beau, c'est-à-dire
vers une des idées éternelles, est l'amour.»28 La traduction du Phèdre datant de 1831
et le 1. 1 du GDU, qui contient le mot «Amour», ayant été publié en 1866, on peut
ainsi mesurer combien le platonisme a imprégné profondément les mentalités, au XIXe
siècle.
L'amour donne des ailes, dit-on familièrement, sans se douter que l'on exprime
ainsi une donnée majeure de la pensée platonicienne. C'est encore l'idée du Beau qui
est ici en jeu: nous sommes attirés par la beauté d'un corps parce qu'elle est le reflet
de la Beauté éternelle. Et nous n'aimons pas un beau corps pour lui-même, nous
chérissons en lui l'incarnation du Beau immuable et absolu; autant dire que - pour que le
sentiment amoureux reste vif — nous en arrivons rapidement à aimer - plutôt que le
corps, sujet à la dégradation et qui ne peut s'offrir longtemps en image de la
perfection - l'âme, c'est-à-dire la part non corporelle, non soumise au temps, de l'être aimé.
L'amour nous élève, de l'attirance éprouvée pour les images terrestres du Beau, au
désir de chérir les belles âmes et in fine à la contemplation du Beau en soi. Cette
élévation personnelle se manifeste de façon privilégiée dans les relations amoureuses
qui restent chastes. En tant qu'image du Beau, de la perfection, la bien-aimée devient
l'objet d'un culte; elle ne peut être possédée charnellement sans risque de la voir perdre
son aura spirituelle et de voir ainsi s'éteindre le mouvement même de l'idéalisation.
Dans la longue tradition du platonisme amoureux — ou religion sentimentale -,
depuis la Grèce antique jusqu'à l'époque moderne, on trouve des noms ou des
courants bien connus : Dante, Pétrarque et tous ses épigones, Marsile Ficin, les précieuses
au XVIIe siècle, le théosophe Swedenborg (auteur d'une théorie du mariage céleste) au
XVIIIe ... Il serait trop long de nommer ici les œuvres innombrables qui - à la suite des
poésies et des romans de Lamartine, qui s'était érigé en Pétrarque du romantisme -
manifestent que la religion sentimentale se trouve au cœur de l'erotique des écrivains
français du XIXe siècle. Volupté, Le Lys dans la vallée, les œuvres autobiographiques
de Nerval, puis plus tard L'Éducation sentimentale, dépeignent, à l'instar du Raphaël
de Lamartine, les mentalités dominantes du temps en matière amoureuse. On se
limitera à évoquer plus longuement, pour la première moitié du siècle, le seul nom de
l'utopiste Auguste Comte. À l'instar de beaucoup de ses contemporains, celui-ci a
longuement réfléchi sur la nécessité impérieuse d'émanciper l'amour des désirs
physiques qui en ternissent l'éclat originel. Ainsi, après le décès de son égérie Clotilde de
Vaux, Comte n'a pas craint de prêcher dans son œuvre le veuvage comme chemin
vers le parfait amour. Le Système de politique positive recommande «le devoir du
veuvage éternel, complément final de la vraie monogamie » 29. Selon Comte, entre tous
les hommes, les privilégiés et les bienheureux sont ceux qui, après avoir juré de ne
point commettre de secondes noces, ont cette «chance» de perdre l'épouse qu'ils
chérissent :
28. Œuvres de Platon traduites par Victor Cousin, t. VI, Pichon et Didier, 1831, p. 455 (note de Victor
Cousin).
29. Système de politique positive, t. I, 1851, p. 238; cité par René de Planhol, Les Utopistes de l'amour,
Garnier Frères, 1921, p. 246.

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Platon et le platonisme à l 'âge romantique 51

Le veuvage peut seul procurer à l'influence féminine sa principale efficacité. Car


pendant la vie objective, les relations sexuelles altèrent beaucoup la réaction sympathique de
l'épouse, en y mêlant une grossière personnalité. [...]. Mais quand l'existence subjective
a purifié l'intimité supérieure qui distingue l'épouse, celle-ci devient définitivement
notre meilleure providence morale. Une seule année de digne mariage suffit pour
procurer à la plus longue vie une source de bonheur et de perfectionnement que le temps
développe sans cesse. 30
Le veuvage débarrasse l'union des aimés de toute arrière-pensée de concupiscence
charnelle. Celle-ci altère à ce point, aux yeux de Comte, l'excellence de l'amour que
le réformateur va jusqu'à codifier, dans son Système de politique positive, une sorte de
mariage réservé à l'élite, sous l'espèce du mariage blanc. Et, en de grands élans
lyriques faisant rimer science et utopie, le même ouvrage annonce que disparaîtra
purement et simplement, dans le futur, la nécessité des unions physiques, parce que
l'humanité découvrira un jour comment réaliser la fécondation féminine sans
l'assistance de l'homme. Ainsi, avec la conciliation de la virginité et de la maternité, l'avenir
rêvé par Comte verra se généraliser les mariages chastes et s'établir l'utopie idéale de
la Vierge Mère.
Cette sacralisation de la femme a aussi déterminé l'élaboration d'un grand mythe
féminin, articulé autour de la figure de la déesse Isis et dont deux livres de Michelet
constitueront les points culminants: L'Amour (1859) et La Femme (1860) opèrent la
confusion suprême de la femme et du divin, de l'amour conjugal et de la religion.
Divers éléments avaient favorisé, à la fin du XVIIF et au début du XIXe siècle, la
redécouverte du culte isiaque, notamment les fouilles archéologiques d'Herculanum et de
Pompéi (qui avaient permis la mise au jour d'un temple d'Isis, sur le deuxième site).
La campagne napoléonienne en Egypte - et surtout les évocations épiques qui en
furent proposées — participèrent aussi de cette sorte de renaissance, d'autant que la
figure de Napoléon elle-même fut intégrée au mythe isiaque (certains esprits ne
craignant pas d'assimiler l'Empereur à Osiris, l'époux divin). Ainsi, sur les traces de
Napoléon, les saint-simoniens partirent en Orient à la recherche d'Isis, Femme
essentielle ou Vénérable Mère. Sur le plan littéraire, les traductions d'un ouvrage de Plutar-
que (De Iside et Osiride) et surtout des Métamorphoses d'Apulée firent également
apparaître Isis comme la Femme idéale, la Mère céleste universelle, personnifiant la
Nature et confondant en elle toutes les divinités féminines du paganisme. Schiller et
Novalis contribuèrent pour leur part à répandre l'image — inconnue dans l'Egypte
antique - de la déesse voilée. Symbole privilégié du mystère, le voile représente le monde
des apparences, qui nous cache la réalité supérieure. A la fois déesse et image de la
Nature, Isis fait le lien entre le Ciel et la terre; son culte se trouve établi sur la
promesse de s'émanciper de la condition humaine, de transcender le monde sensible et de
voir révélée la part divine et immortelle de l'existence (Horus, le fils de la déesse est
regardé comme le Verbe divin [Logos}). La figure d'Isis apparaît au cœur d'une
pensée syncrétique, fondée sur le platonisme mais qui évoque également, par certains
côtés — ainsi l'image de la Mère de Dieu — la religion chrétienne.
3. Le miroir du divin et la recherche de l'Un
Dans la tradition platonicienne, le monde naturel possède pour fonction majeure
d'évoquer la beauté telle qu'elle existe dans le monde spirituel. La nature est
l'emblème du divin, ainsi que le laisse entendre à plusieurs reprises le dialogue du Timée : « Si
le monde est beau et si celui qui l'a fait est excellent, il l'a fait évidemment d'après un
30. Catéchisme positiviste, cité par R. de Planhol, Les Utopistes de l'amour, ouvr. cité, p. 247-248.

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52 Michel Brix

modèle éternel» et l'univers est un «Dieu sensible, image [eikon] du Dieu


intelligible.» 31 Un fragment de Novalis porte que «[l]e monde est un trope universel
de l'esprit, son image symbolique» 32. Miroir de Dieu, l'univers se trouve en rapport
d'analogies avec le monde invisible, auquel le lie un réseau de correspondances.
Pareille thématique fut illustrée déjà au XVIIIe siècle, avant le romantisme. Les
théories de Swedenborg, notamment, reposent sur l'idée que l'univers matériel, en tant
qu'émanation sensible du divin, constitue le reflet de l'univers surnaturel; les essences
se donnent à connaître, dans le monde, sous forme symbolique, ou hiéroglyphique; le
visible et l'invisible sont reliés par des «arcanes célestes» - ou analogies -, que
l'esprit humain est invité à découvrir, afin de s'élever de la vision du monde d' en-bas
à la possession des réalités spirituelles. En France, Louis-Claude de Saint-Martin et
Joseph de Maistre avaient également affirmé que le monde sensible constituait une
figure analogique de l'Être suprême: «La matière n'est qu'une représentation et une
image de ce qui n'est pas elle.» 33 On recourt souvent à la comparaison avec le miroir
des eaux: comme le ciel se réfléchissant dans un lac, les réalités immatérielles se
reproduisent complètement dans l'univers physique. Les Soirées de Saint-Pétersbourg
placent un prétendu «passage de saint Paul» («Le monde est un système de choses
invisibles manifestées visiblement») à l'origine de la théorie des correspondances:
cette phrase, inspirée de l'Épître aux Romains, deviendra au XIXe siècle un lieu
commun des écrits romantiques.
Ceux-ci assimilent la nature à un livre de Dieu et un réservoir de symboles
destinés à favoriser l'édification des hommes. Le spectacle du monde indique à l'âme
humaine quelle est sa vraie patrie :
Souvent à l'aspect d'une belle contrée on est tenté de croire qu'elle a pour unique but
d'exciter en nous des sentiments élevés et nobles. [...]. Quand le soir, à l'extrémité du
paysage, le ciel semble toucher de si près à la terre, l'imagination se figure par-delà
l'horizon un asile de l'espérance, une patrie de l'amour, et la nature semble répéter
silencieusement que l'homme est immortel. 34
En France, Victor Hugo est, par excellence, le poète des analogies terre-Ciel. Il
ébauche dès 1822 le programme de son itinéraire poétique futur, en affirmant dans la
première édition des Odes et ballades :
[...], le domaine de la poésie est illimité. Sous le monde réel, il existe un monde idéal
qui se montre resplendissant à l'œil de ceux que des méditations graves ont accoutumés
à voir dans les choses plus que les choses 35.
La voie est tracée et empruntera «La Pente de la rêverie»: «Une pente insensible /
Va du monde réel à la sphère invisible; / La spirale est profonde et va s 'élargissant, / Et
pour avoir touché quelque énigme fatale, / De ce voyage obscur souvent on revient
pâle!»36 Ces échos swedenborgiens appartiennent au recueil des Feuilles d'automne,
31. Timée [28a-b et 92c], dans Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, t. XII, Rey et Gravier, 1839, p. 117
et 244.
32. Extrait des Fragments de Teplitz [Teplitzer Fragmente] cité par Ernst Behler, Le Premier
Romantisme allemand, p. 129.
33. L.-C. de Saint-Martin, Le Ministère de l 'Homme-Esprit (1802), cité par P. Bénichou, Le Sacre de
l'Écrivain..., p. 98.
34 Mmc de Staël, De l'Allemagne, ouvrage cité, t. II, p. 298. Voir aussi ibid., p. 24: «[...] la nature
animée semble adresser de toutes parts à l'homme un langage prophétique».
35. V. Hugo, Œuvres complètes. Poésie I, éd. Claude Gély, Robert Laffont, coll. «Bouquins», 1985, p. 54.
36. V. Hugo, Œuvres complètes. Poésie I, éd. citée, p. 631.

ROMANTISME n° 113(2001-3)
Platon et le platonisme à l'âge romantique 53

dans lequel le poème intitulé «Pan» proclame que le monde est le «temple» de Dieu,
son «[œ]uvre vivante, où tout l'écoute et le contemple!»37. De même, quelques années
plus tard, Hugo invite ses lecteurs à diriger leur attention vers la nature, qui s'offre
comme un grand livre ouvert: «Écoute la nature aux vagues entretiens. Entends sous
chaque objet sourdre la parabole. Sous l'être universel vois l'éternel symbole [...]»38. La
nature «sait ce que l'homme ignore», «[tjoute création est du secret d'en haut / Une
explication flamboyante et superbe», le spectacle de l'univers révèle Dieu: «Tout cet
ensemble obscur, végétation sainte, / Compose en se croisant ce mot énorme : DIEU. » 39
Le trait majeur de la poétique hugolienne réside dans cet effort pour s'élever
jusqu'à l'Être éternel, qui se laisse progressivement appréhender à travers les formes du
divin recueillies dans la création. Hugo accentuera même la dimension quasi-mystique
de sa quête, notamment à partir de l'exil, quand le poète tiendra commerce avec les
morts et que, ouverts à l'action des forces de l'esprit, ses textes répéteront les paroles
que l'écrivain a entendues - ou qu'il a cru entendre - de «la Bouche d'ombre».
La foi en une vie mystique de la nature se trouve largement partagée dans le
romantisme français. Pierre-Simon Ballanche affirme que «[1]' ordre matériel est un
emblème, un hiéroglyphe du monde spirituel»40, tandis que les Méditations poétiques
de Lamartine décrivent l'univers comme une métaphore de Dieu:
L'étendue à mes yeux révèle ta grandeur,
La terre ta bonté, les astres ta splendeur.
Tu t'es produit toi-même en ton brillant ouvrage;
L'univers tout entier réfléchit ton image [...|41
Les romantiques identifient la nature avec un vaste dictionnaire qui s'offrirait au
déchiffrement des intentions célestes. Certains esprits ont même tenté d'établir plus
précisément la nature des correspondances qui relient le monde naturel et le monde
spirituel: ainsi le swedenborgien Guillaume Oegger, qui fut premier vicaire à Notre-
Dame de Paris, publia en 1.831, sous le titre Essai d'un dictionnaire de la langue de la
nature, une sorte de répertoire de symboles sur lequel était appelé à se fonder la science
des correspondances42. L'utopiste Charles Fourier considérait aussi la nature comme le
lieu où Dieu parlait aux hommes: ainsi la présence sur terre d'espèces animales
malfaisantes ou nuisibles constituerait un message divin visant à faire prendre conscience
aux hommes de leurs erreurs.
Les romantiques ont voulu aussi approfondir le rapport qui lie Dieu et la création,
en cherchant à définir la part proprement divine de la nature. On trouve déjà l'idée de
l'unité de la création dans la cosmogonie du Timée. Le néoplatonisme, d'où procèdent
plus ou moins tous les savoirs ésotériques et hermétiques, repose sur la thèse de l'unité
de la nature. Les éléments de l'univers seraient constitués d'un principe formateur
37. V. Hugo, Œuvres complètes. Poésie I, éd. citée, p. 670.
38. V. Hugo, Œuvres complètes. Poésie I, éd. citée, p. 1018 (vers extraits du poème intitulé «Que la
musique date du seizième siècle», dans Les Rayons et les ombres).
39. Extraits cités par P. Bénichou dans Les Mages romantiques, ouvrage cité, p. 315, 321 et 320. Voir également
p. 323 la mention de ce passage des Travailleurs de la mer: «L'univers est [la] synonymie [de Dieu)». Sur la quête
hugolienne des analogies terre-Ciel, voir aussi Marcel Raymond, Romantisme et rêverie, J. Corti, 1978, p. 253-270.
40. Palingénésie sociale. Deuxième partie, dans Œuvres de M. Ballanche, Paris, Bureau de
l'Encyclopédie des connaissances utiles, t. IV, 1833, p. 212.
41. «La Prière», Œuvres poétiques, éd. Marius-François Guyard, Gallimard, coll. «Bibliothèque de la
Pléiade», 1963, p. 46.
42. Sur cet ouvrage, voir P. Bénichou, Le Sacre de l'Écrivain..., p. 271-272.

ROMANTISME n» 113 (2001-3)


54 Michel Brix

identique qui se retrouverait dans toute la création. Émanant du souffle de Dieu, cet
agent universel engendrerait, une fois diversifié et grâce aux combinaisons infinies de
la matière, la multiplicité des formes de la vie et des objets. Ces conceptions se
retrouvent dans la pensée des alchimistes, des cabalistes et des illuministes de tous bords.
Ainsi, la quête de la pierre philosophale, ou du «Grand Œuvre», par exemple, ne
représente rien d'autre qu'un effort pour retrouver la substance primitive, l'Un, que les
alchimistes tentaient d'appréhender en isolant le moment où la lumière se fait matière.
On aura reconnu, dans cette ambition de rejoindre l'Un, l'entreprise menée par Balthazar
Claës, le héros de La Recherche de l'Absolu de Balzac. Charles Fourier, de son côté, a
proposé de voir dans l'« attraction passionnée» le principe unificateur du vivant,
auxquels seraient soumis non seulement les êtres terrestres mais aussi les astres. Enfin, on
a inscrit une théorie comme le mesmérisme dans cette problématique, en faisant dire
au médecin allemand (dont la doctrine originelle était plutôt matérialiste) que la
substance créatrice émanant de Dieu, l'équivalent de la pierre philosophale des alchimistes,
se confondait avec le fluide magnétique: celui-ci habite toute la matière, anime les
corps et détermine l'unité du monde sensible. Au-delà donc de la simple valeur
thérapeutique qu'on lui reconnaissait, le magnétisme a ainsi été considéré comme une
science totale, capable d'isoler l'agent créateur, de remonter à l'âme, aux principes
supérieurs et invisibles, à Dieu. À l'image des occultistes, les mesméristes français
laissaient entendre qu'il n'existait - pour le «magnétisé» en tout cas - aucune frontière
ni rupture entre le visible et l'invisible, et qu'on pouvait ainsi franchir les obstacles qui
nous séparent du monde divin.
4. Sacerdoce poétique et inspiration sacrée
Par la médiation du Beau s'unissent l'éternité et le temps, l'infinité divine et la
finitude du monde sensible. Mais l'homme doit se montrer capable de découvrir le
Beau dans la nature, d'interpréter le message divin, de déchiffrer les symboles. Si
l'intervention humaine fait défaut, le temple reste «sans voix» - pour reprendre une
formule des Méditations poétiques de Lamartine 43 -, le monde d'en bas ne laissant
filtrer qu'une imparfaite lumière du monde idéal. Les artistes - et plus
particulièrement les poètes - se trouvent de la sorte investis d'une sorte de ministère spirituel:
c'est à eux qu'il appartient de chanter l'hymne de l'univers, de mettre au jour les
correspondances qui unissent la terre et le Ciel, et de donner à la communauté des
êtres humains la possibilité de remonter en esprit vers la triade platonicienne. Éclairant
la nature et la destinée humaine, l'artiste explique, pour ainsi dire, l'œuvre divine et
réalise l'accord du fini et de l'infini.
Semblable conception tire son origine de plusieurs passages des dialogues de
Platon, dans lesquels on lit que les poètes sont de race divine (Lois) ou que la poésie
s'apparente à un délire d'origine céleste (Phèdre, Ion). Au XVe siècle, Marsile Ficin
développera longuement ces idées, qui deviendront des leitmotive en France, à la
Renaissance. Au XIXe siècle, Victor Cousin interprète en ces termes l'intuition
platonicienne :
Selon moi, [...] l'humanité est inspirée. Le souffle divin qui est en elle lui révèle
toujours et partout toutes les vérités sous une forme ou sous une autre [...]. L'âme de
l'humanité est une âme poétique qui découvre en elle-même les secrets des êtres et les
exprime en des chants prophétiques qui retentissent d'âge en âge. À côté de l'humanité est
la philosophie qui l'écoute avec attention, recueille ses paroles; [...] et quand le moment
43. Dans «La Prière», pièce déjà évoquée de ce même recueil (Œuvres poétiques, éd. citée, p. 46).

ROMANTISME n° 113 (2001-3)


Platon et le platonisme à l'âge romantique 55

de la réflexion est passé, les présente avec respect à l'artiste admirable qui n'avait pas la
conscience de son génie et qui souvent ne reconnaît pas son propre ouvrage44.
L'esthétique romantique a ainsi élevé la poésie au rang de discours le plus haut: le
poète parle la langue des dieux, son inspiration est sacrée. Ce n'est pas l'homme qui a
inventé la poésie ; Dieu la lui a donnée. Devançant toutes les autres activités humaines
dans la représentation de la beauté universelle, la poésie est appelée à supplanter la
philosophie, l'histoire, les sciences, les arts, et à rester - selon les termes de Hegel -
seule institutrice de l'esprit, religion suprême et dernière du genre humain45.
La poésie est «d'origine céleste» confirme Emile Deschamps dans un texte
fondateur du romantisme français, l'introduction aux Études françaises et étrangères:
Deschamps invite tous les hommes de talent à se réunir et à tourner «vers le bien et vers
le beau»46 les facultés qu'ils ont reçues du ciel. L'artiste est l'oracle qui déchiffre les
hiéroglyphes du monde, qui y perçoit le message divin et qui supprime la cloison
séparant le monde réel du monde idéal. L'imagination du poète secrète les métaphores
qui révèlent les correspondances verticales. Franz Liszt écrit en 1835 47:
[les artistes sont] ces hommes d'élite qui semblent choisis par Dieu même pour rendre
témoignage aux plus grands sentiments de l'humanité et en rester les nobles dépositaires
[...], ces hommes prédestinés, foudroyés et enchaînés qui ont ravi au ciel la flamme
sacrée, qui donnent une vie à la matière, une forme à la pensée et, réalisant l'idéal, nous
élèvent par d'invincibles sympathies à l'enthousiasme et aux visions célestes [...], ces
hommes initiateurs, ces apôtres, ces prêtres d'une religion ineffable, mystérieuse,
éternelle, qui germe et grandit incessamment dans tous les cœurs.
Liszt fut très proche des penseurs humanitaires et, au reste, toutes les utopies qui
fleurirent au XIXe siècle donnent aux poètes et aux artistes la primauté sur les hommes de
science, les intuitions de la poésie devançant la connaissance rationnelle. Selon une
formule maintes fois utilisée pendant l'âge romantique, les écrivains «inventent le vrai », à
charge pour la science de confirmer, au cours d'une étape ultérieure, ces intuitions.
En 1864, Victor Hugo consacre, sous le titre «Le Beau serviteur du Vrai», un
chapitre de son William Shakespeare au sacerdoce poétique. Depuis la «Préface» de
Cromwell jusqu'à William Shakespeare - en passant par «Fonction du poète» (dans
Les Rayons et les Ombres) et surtout par «Les Mages» en 1855 (dans Les
Contemplations) -, la pensée de Hugo sur ce point n'a pas varié, même si au Poète-prêtre ou au
Poète-saint succède, après le 2 décembre 1851, le Poète- vengeur, également porteur de
la parole d'en haut. Selon Hugo, la conscience de l'écrivain est destinée à devenir, à
l'égal de la nature, le miroir de l'universel. L'ambition de l'auteur, sans cesse
réaffirmée à travers ses écrits théoriques, consiste à représenter les vérités ontologiques de
l'être humain à partir de la peinture de la nature éternelle que le poète porte en lui.

44. Passage de Victor Cousin cité par Emile Bréhier (qui ne mentionne pas sa source) dans son Histoire de la
philosophie. H. La Philosophie moderne. 3. Le XIXe siècle — Période des systèmes (1800-1850), PUF, 1946, p. 663.
45. «La poésie trouve par là une dignité supérieure, elle redevient enfin ce qu'elle était initialement -
l'institutrice du genre humain; car il n'y aura plus ni philosophie ni histoire: la poésie survivra seule à
toutes les sciences et à tous les arts. [...]. Un esprit supérieur, venu du ciel, doit fonder cette nouvelle
religion parmi nous: elle sera la dernière grande œuvre du genre humain.» (Hegel, Le Plus Ancien
Programme systématique de l'idéalisme allemand, 1796 ou 1797; cité et traduit par Stéphane Michaud, Muse et
Madone. Visages de la femme de la Révolution française aux apparitions de Lourdes, Seuil, 1985, p. 100.)
46. É. Deschamps, Études françaises et étrangères, 4e édition, A. Levavasseur et U. Canel, 1829,
p. XXI et XXVI-XXVII.
47. «De la situation des artistes et de leur condition dans la société», Gazette musicale de Paris, 3 mai
1835 (passage cité par P. Bénichou, Le Temps de prophètes..., p. 419).

ROMANTISME n° 113 (2001-3)


56 Michel Brix

Si le XIXe siècle a fait de la poésie l'outil essentiel du déchiffrement du monde,


c'est que le verbe poétique conserve, aux yeux des romantiques, le souvenir des
origines du langage. Les diverses théories qui ont éclos, à l'époque, sur la langue primitive
s'accordaient à voir celle-ci comme le lieu où s'exprimaient, sans entrave aucune, les
symboles divins. Entre la mise au jour des correspondances terre-Ciel et la recherche
de l'idiome originel existe un parallélisme étroit, presque une identité.
Le commun des mortels ne se trouve plus en mesure de percevoir le message divin
contenu dans la création parce que les langues modernes se sont éloignées de leur
transparence originelle et ont perdu la clef des symboles et de l'intelligence des figures.
À la fin du XVIIIe siècle, le traité de Court de Gébelin, «Du génie allégorique et
symbolique de l'humanité», dans le premier des neuf tomes du Monde primitif analysé et
comparé avec le monde moderne48, s'était attaché à montrer que la langue originelle -
naturellement allégorique et symbolique - ne se distinguait pas de la poésie: langue
des dieux autant que des hommes, elle chantait spontanément l'existence de la Divinité,
la magnificence de l'univers, les lois qui réglaient les rapports du monde physique et
du monde surnaturel.
Louis-Claude de Saint-Martin a lui aussi formulé une théorie du caractère religieux
de la poésie primitive, à laquelle souscriront après lui de nombreux écrivains
romantiques: avant la chute dans la matière, les mots correspondaient à l'essence
même des choses, aux idées. Selon Saint-Martin, «le Verbe s'est fait Parole pour
devenir ensuite Poésie suprême; mais peu à peu ce "feu primitif s'est perdu et il ne
reste aujourd'hui que les figures et les ornements»49. De divin qu'il était, le langage
s'est trouvé corrompu, il est devenu matériel, terrestre, vide, faux. Si l'on suit toujours
Saint-Martin, la régénération viendra quand sera retrouvée la langue originelle, que la
divinité avait apprise à l'homme mais que celui-ci n'est plus capable d'entendre:
L'homme l'avait reçue, cette parole; il avait été choisi pour être le chantre de Dieu et
pour en célébrer toutes les merveilles. Il avait été choisi pour rectifier tous les accords
dissonnants qui ne cherchaient qu'à troubler l'harmonie de la vérité.
Était-il seul à remplir ce sublime emploi? Non. Vous tous, êtres de la nature, vous deviez
mêler vos sons à ses chants; c'est vous qui deviez accompagner sa voix céleste. [...].
Je l'entendrai donc un jour, cet homme divinisé, faisant sortir de sa bouche et de son
cœur des chants sacrés, qui élèveront mon âme jusqu'au pied du sanctuaire. J'entendrai
tous les êtres renouvelés, suivre et accompagner fidèlement la voix de ce chantre
universel! Hymne vivifiant, hymne universel, célèbre la puissance et l'amour de
l'Éternel, et que l'homme qui chantera ce divin cantique, soit abreuvé des sources de la vie50!
On voit comment s'enracinent dans l'œuvre de Saint-Martin - et en deçà de celle-
ci dans tout le courant de pensée néo-platonicien — l'équivalence art / religion, familière
aux romantiques, ainsi que le motif du poète comme prophète inspiré, c'est-à-dire
comme être privilégié, investi d'un ministère authentiquement spirituel; le poète idéal
rêvé par Saint-Martin perçoit les correspondances terre-ciel et son enseignement donne
à la communauté humaine la possibilité de remonter en esprit vers les essences.
5. L'interprétation de l'histoire
Aux yeux des romantiques, la nature n'est pas seule, dans le monde des réalités
sensibles, à proposer le reflet des réalités spirituelles et à s'intégrer dans un grand plan
48. Paris, 1773-1782.
49. F. P. Bowman, Le Christ romantique, Genève, Droz, 1973, p. 224.
50. L.-C. de Saint-Martin, L'Homme de désir, cité par F. P. Bowman, Le Christ romantique, ouvr. cité, p. 241.

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Platon et le platonisme à l'âge romantique 57

qui la dépasse. Au même titre que la nature, l'histoire de l'humanité s'offre au


déchiffrement des intentions supérieures.
Cette thèse ne se trouve pas dans Platon - pas clairement en tout cas 51 - mais elle
s'est trouvée associée au corpus platonicien du romantisme. Les événements qui avaient
secoué la France, entre 1789 et 1815, insufflèrent à tous les intellectuels le désir de
connaître les lois qui conduisent secrètement la marche des sociétés. L'histoire devient
ainsi, au XIXe siècle, une composante majeure des idéologies, lesquelles s'appuient
toutes sur une interprétation du passé: histoire et philosophie de l'histoire vont de pair, il
importe tout autant de connaître les événements qui ont fait le passé de la France que
de découvrir les principes qui inspirèrent le déroulement de ces événements.
Comme la nature, l'histoire renferme donc un message spirituel; assimilée à une
marche vers l'idéal, elle manifeste en quelque sorte l'alliance - le «grand hymen» selon
Hugo52 — entre le genre humain et Dieu; l'histoire réalise une intention divine, et la
découverte de la vérité absolue qui donne leur sens aux vicissitudes des civilisations
permettra non seulement de comprendre le passé, mais aussi de voir apparaître les
destinées futures de l'humanité. La Révolution française, la chute de Napoléon, se laissent
ainsi appréhender comme autant de gestes de Dieu, qui organise et dirige la destinée de
l'humanité. Edgar Quinet écrit dans un appendice à son ouvrage sur la Grèce que
l'histoire est le «miroir de l'âme universelle dans le temps et dans l'action», et que la «suite
entière du monde civil n'est qu'une suite de symboles que l'Éternel évoque de son
sein»53. «Tout marche au but»: comme la nature, l'histoire est le théâtre du dévoilement
de Dieu, la scène où «[1]' éternelle splendeur lentement se dévoile.»54 L'ensemble des
événements qui ont marqué les siècles passés se trouvent en rapport avec une fin de
l'histoire qui leur donnera toute leur signification. En termes platoniciens, Victor Cousin
a donné en 1827 la formule d'une telle conception de l'histoire:
Ce monde [le monde divin] plane sur le premier, s'y réfléchit, s'y réalise; il suit l'autre
dans tous ses développements et dans toutes ses révolutions; leur marche est relative et
parallèle; ils se touchent et se pénètrent par tous les points: mais si l'un a ses
observateurs et ses historiens propres, pourquoi l'autre n'aurait-il pas les siens? pourquoi,
comme on raconte les événements sans liaison nécessaire qui composent la vie
extérieure du genre humain, ne rétablirait-on pas, entre ces événements arbitraires, l'ordre
véritable qui les rapproche et les explique, en les rapportant au monde supérieur, duquel ils
participent? Ce serait là la science historique par excellence [...]55.
La même année, Michelet donne une version française de la Scienza nuova de
Giambattista Vico: Vico a élaboré le modèle d'une histoire idéale, sur lequel tournent,
dans le temps, les histoires de toutes les nations, avec leur naissance, leurs progrès,
leur décadence et leur fin56. A la suite des cor si et des ricorsi de Vico s'est trouvée
51. À signaler que le Phèdre indique cependant que le poète est naturellement historien: «Une
troisième espèce de délire, celui qui est inspiré par les muses, quand il s'empare d'une âme simple et vierge, qu'il
la transporte, et l'excite à chanter des hymnes ou d'autres poèmes et à embellir des charmes de la poésie les
nombreux hauts faits des anciens héros, contribue puissamment à l'instruction des races futures.» (Phèdre
[245a], dans Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, t. VI, vol. cité, p. 45.)
52. Œuvres complètes. Poésie II, éd. citée, p. 821 (La Légende des Siècles, «Plein Ciel»).
53. De la Grèce moderne et de ses rapports avec l'antiquité, Levrault, 1830, p. 400 et 405.
54. V. Hugo, Œuvres complètes. Poésie III, ouvr. cité, p. 1111 («L'Âne»).
55. V. Cousin, Fragmens philosophiques, A. Sautelet et Cie, 1827, p. 201-202 (le fragment d'où est
extrait le passage cité s'intitule «De la philosophie de l'histoire»).
56. Principes de la philosophie de l'histoire traduits de la «Scienza nuova» de J. B. Vico et précédés
d'un Discours sur le système et la vie de l 'auteur par Jules Michelet, J. Renouard, 1827.

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introduite dans la réflexion des romantiques la notion de cycle, ou de palingénésie :


l'histoire des peuples offrirait le spectacle du retour périodique d'une série de
transformations, identiques pour tous et dont la succession correspondrait à la réalisation
d'une intention divine.
L'histoire n'a donc pas manqué de prendre rang, en France, aux côtés de la poésie.
Et, s' inspirant de certaines théories déjà exprimées au XVIIIe siècle, on n'a pas hésité à
dépasser la lettre du platonisme et à introduire dans la réflexion sur le passé la notion
de fin de l'histoire, absente des œuvres du philosophe grec. Éclairant ses contemporains
sur les réalités spirituelles cachées dans le monde sensible, le poète est appelé à faire
apparaître les voies qui conduisent l'homme à travers son histoire et, fort de cette
connaissance, à diriger l'humanité vers les buts que Dieu lui aurait assignés. Le poète est le
« guide» de ses semblables (le mot apparaît dans la traduction cousinienne du Lysis de
Platon57), ses récits symboliques tracent l'odyssée et l'avenir des sociétés humaines. On
lit sous la plume de Pierre-Simon Ballanche: «Le poëte domine de haut l'époque où il
vit, et l'inonde de lumière: l'avenir est aussi dans sa pensée; il embrasse, dans un seul
point de vue, toutes les générations humaines, et la cause intime des événements dans
les secrets de la Providence.»58 L'histoire, comme lieu de la manifestation des
intentions divines, accède - à l'instar de la poésie - au rang de la religion. La mission
prophétique des hommes de lettres s'exprime de façon privilégiée, pendant toute la
première moitié du XIXe siècle, par la rédaction d'épopées nombreuses (genre littéraire
où convergent naturellement la poésie, la religion et l'histoire), dans lesquelles les
écrivains cherchent à manifester le plan surnaturel à l'œuvre au sein de l'histoire humaine.
Hugo et Vigny ont, parmi beaucoup d'autres, répondu à l'appel de Ballanche.
Alfred de Vigny, dans la préface de la troisième édition des Poèmes antiques et
modernes notamment, a développé des théories où l'art apparaît comme
essentiel ement éducatif, pédagogique — l'homme de lettres étant pour sa part le guide (parfois
tragiquement isolé) et l'instituteur des peuples. Hugo a lui aussi illustré, tout au long
de son œuvre — depuis «Le Poète dans les révolutions», qui appartient au recueil des
Odes et ballades, jusqu'à la «Dernière Série » de La Légende des siècles —, l'image
du poète civilisateur, appelé à éclairer son pays sur les événements politiques, à
replacer ceux-ci, heureux ou malheureux, dans leur perspective divine, enfin à guider ses
contemporains dans la marche vers le futur. « [R]êveur sacré», écho sonore de son
siècle et de l'histoire, il vient «préparer des jours meilleurs» et sa poésie est «l'étoile
qui mène à Dieu rois et pasteurs » 59. Le cas de Hugo montre aussi que le poète ne
dispense pas un enseignement qui lui serait extérieur ; avec lui, l'histoire s'incarne
dans la destinée même de l'écrivain avant que celui-ci, en retour, n'en livre la
signification profonde au peuple. Le Moi de l'écrivain résume en lui le Monde, et tire de
cette intériorisation la légitimité et l'autorité pour parler. On notera que pareille
accession à la conscience prophétique requiert de la part du poète l'abandon de ses
particularités personnelles et la tension vers une sorte d'anonymat. À la condition de n'être
plus personne, de ne rien laisser subsister d'individuel en lui, l'écrivain peut se faire le
réceptacle de l'universel. La parole prophétique est en effet toujours générale,
émancipée en tout cas de la conscience qui la transmet. La Légende des Siècles est
emblématique de cette dépossession: l'auteur y fait refluer sa date de naissance de 1802 à 1789,
57. Lysis [214a], dans Œuvres de Platon, trad. V. Cousin, t. IV, Bossange Frères, 1827, p. 58.
58. Essai sur les institutions sociales (1818), dans Œuvres, Bureau de l'Encyclopédie des connaissances
utiles, t. II, 1833, p. 312.
59. Œuvres complètes. Poésie I, éd. citée, p. 923 et 929 («Fonction du poète», dans Les Rayons et les Ombres).

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pour permettre la coïncidence de son histoire personnelle et de l'histoire de France.


Pour que la voix de Hugo devienne celle de tous, le poète doit renoncer à ses
caractéristiques propres et se faire aussi «universel » que possible:
Deviens l'Humanité, triple, homme, enfant et femme !
Transfigure-toi! va! sois de plus en plus l'âme60!
6. Types littéraires et grands hommes
L'inspiration platonicienne qui a modelé le romantisme français a déterminé les
traits majeurs de la production littéraire de l'époque. L'un des plus intéressants parmi
ces traits réside dans la création de types, qui sont censés incarner des idées. Novalis
avait écrit que «[l]'essence propre du romantisme, c'est de rendre absolu, d'universaliser
et de classer le moment individuel ou la situation individuelle» 61. De même, on lit
dans un discours de Schelling «Sur le rapport des arts du dessin avec la nature»:
L'art qui voudrait représenter l'écorce vide, ou le simple contour extérieur des objets
individuels, serait mort et d'une rudesse insupportable. Sans doute, ce n'est pas
l'individu que nous voulons voir, c'est quelque chose de plus, son idée vivante. Mais lorsque
l'artiste reconnaît en lui le regard et l'essence de l'idée créatrice et les fait ressortir, il
façonne l'individu de manière à en faire un monde en soi, une espèce, un type éternel62.
De nombreux romantiques français nourrissent pareillement l'ambition d'atteindre
à l'idée - au sens platonicien du terme —, à partir de l'étude de la nature. Le Journal
d'Alfred de Vigny définit en ces termes le caractère de «toute œuvre d'imagination»:
«L'imagination donne du corps aux idées et leur crée des types et des symboles
vivants qui sont comme la forme palpable et la preuve d'une vérité abstraite.»63 En
1830, Charles Nodier voit le génie littéraire comme la faculté de créer des
«personnages types », qui sont l'expression d'un secret, l'incarnation d'une idée ou
d'un conflit moral64. Victor Hugo écrit que le premier des dons souverains qui
témoigne du génie chez un écrivain consiste dans la production de types, par lesquels
l'auteur «recouvre de chair et d'os les idées»65.
L'auteur de William Shakespeare s'exprimait à propos de Cervantes. Mais les
objectifs que s'était fixés Hugo lui-même, qu'il soit biographe, auteur de théâtre ou
romancier, ne visaient pas autre chose. La «Préface» d'Angelo, tyran de Padoue
attribue au poète dramatique la mission d'incarner des idées (la liberté, la tyrannie, le refus
de l'opposition, ...) et de mettre en présence dans ses pièces des âmes choisies, qui
résument la destinée humaine. On reconnaît ici le côté «moulin à antithèses» de
l'œuvre littéraire hugolienne. Des partis pris analogues apparaissent dans l'« Étude sur
Mirabeau» (1834) - l'imagination agrandissante de Hugo présente l'existence tout
entière de Mirabeau, de la naissance à la mort, comme un symbole - ainsi que dans
Les Misérables, avec le recours à des personnages représentant chacun une idée ou
une valeur. La création de types - entendus comme des universaux qui permettent
60. Œuvres complètes. Poésie II, ouvr. cité, p. 749 («Le Satyre», dans La Légende des Siècles).
61. Cité par É. Bréhier, Histoire de la philosophie..., p. 727-728.
62. Schelling, Écrits philosophiques et morceaux propres à donner une idée générale de son système,
traduits de l'allemand par Ch. Bénard, Joubert et Ladrange, 1847, p. 247-248.
63. Cité par P. Bénichou, Le Sacre de l'Écrivain..., ouvr. cité, p. 364.
64. «Des types en littérature», Revue de Paris, septembre 1830, t. XVIII, p. 187-196. (Texte repris au
t. V des Œuvres complètes, Paris, [1832-1837; Genève, Slatkine reprints, 1968], p. 45-66.)
65. William Shakespeare, dans V. Hugo, Œuvres complètes. Critique, présentation de Jean-Pierre Rey-
naud, Robert Laffont, 1985, p. 281.

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d'appréhender, voire de configurer, l'ultime et immuable vérité - se révèle intimement


liée à l'esthétique romantique, et c'est précisément l'absence de tels personnages
exemplaires que Barbey d'Aurevilly reprochera en 1857 à Madame Bovary.

Le XIXe siècle littéraire fut-il tout entier platonicien?


L'évocation, rapide, de Flaubert - peu suspect d'idéalisme - à la fin de ce
panorama de l'influence de Platon sur la première moitié du XIXe siècle amène évidemment
une question: à l'époque romantique n'y eut-il place, en France, que pour une
littérature procédant des données majeures du platonisme? L'œuvre d'écrivains comme
Stendhal, ou Flaubert, laisse à penser que la situation est plus complexe. Et rien ne dit
non plus que les héros platoniciens de Balzac (Louis Lambert, Henriette de Morsauf,
Balthazar Claës, entre autres) sont érigés par l'auteur au rang de modèles à suivre; à
en juger par la désolation que tous ces personnages sèment autour d'eux, Balzac
semble même se faire moins l'avocat que le procureur des conceptions absolues qui
régnaient à l'époque romantique.
Certes, l'influence du platonisme marque profondément la plupart des écrivains du
XIXe siècle, mais l'ensemble du romantisme ne peut se laisser appréhender seulement
comme une remise à l'honneur de l'inspiration platonicienne. Ainsi, en aval de
l'influence allemande - dont on a évoqué l'importance - on trouve chez Letourneur,
traducteur de Shakespeare en 1776, une définition de l'adjectif «romantique» qui ne
doit rien à l'idéalisme ou à un symbolisme transcendant. Selon Letourneur, qui
s'attache à préciser le sens de l'adjectif, celui-ci va plus loin que «pittoresque» ou
«romanesque»; appliqué à un paysage, il joint «ensemble les effets physiques et
moraux de la perspective»; il désigne aussi une « sensation» qui « éveille dans l'âme
émue des affections tendres et des idées mélancoliques». Quand un vallon est
«romantique», continue Le Tourneur,
l'œil se plaît à le regarder et bientôt l'imagination attendrie le peuple de scènes
intéressantes ; elle oublie le vallon pour se complaire dans les idées, dans les images
qu'il lui a inspirées66.
Les « sensation[s] » de Letourneur évoquent une chose physique que l'on dote
d'une signification morale, mais non absolue ou céleste. Les «correspondances»
décrites dans le sonnet célèbre de Baudelaire vont dans le même sens que Letourneur.
Il est donc des écrivains qui se contentaient de sentir et qui n'utilisaient pas la nature
ou le monde comme des marchepieds vers le ciel. Contre le platonisme esthétique, ils
composent une famille d'esprits dont la description excéderait le cadre du présent
article mais dont la prise en compte est fondamentale pour qui veut saisir la nature
essentiellement conflictuelle du romantisme français 67.

(Facultés Universitaires Notre-Dame de la Paix, Namur)

66. Citations tirées des annotations aux pages CXVIII-CXIX du «Discours extrait des différentes
préfaces que les éditeurs de Shakespeare ont mises à la tête de leurs éditions», texte commenté par Le Tourneur
et qui figure dans le 1. 1 (vol. cité) du Shakespeare traduit de l'anglois, dédié au Roi. Voir aussi Claude
Pichois, «Préromantiques, rousseauistes et shakespeariens (1770-1778)», Revue de Littérature comparée,
1959, p. 348-355; H. Peyre, Qu'est-ce que le romantisme?, PUF, 1971, p. 71; Max Milner et Claude
Pichois, Littérature française. 7. De Chateaubriand à Baudelaire, 1820-1869, ouvr. cité, p. 11-12.
67. Pour l'étude de cette famille d'esprits hostiles au platonisme esthétique, nous nous permettons de
renvoyer à nos ouvrages Le Romantisme français. Esthétique platonicienne et modernité littéraire (Louvain,
Peeters, coll. «Collection d'Études classiques», 1999) et L'Erotique du romantisme, à paraître.

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