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Saint-Gérand Jacques-Philippe. « Philosophie » : le mot et les choses au crible des dictionnaires du XIXe siècle français. In:
Romantisme, 1995, n°88. De cousin à renouvier une philosophie française pp. 7-22;
doi : https://doi.org/10.3406/roman.1995.2991
https://www.persee.fr/doc/roman_0048-8593_1995_num_25_88_2991
La Raison ne s'emprisonne
jamais dans les lois qu'elle promulgue.
Jouffroy*.
Face à la complexité des sens et des effets de sens du mot philosophie, le méta-
lexicographe d'aujourd'hui ne peut être que saisi d'un accès de doute. D'un spasme
d'inquiétude.
Comment ce terme, d'apparence aussi complexe, riche — ou grevé ? — d'une si
longue tradition historique, à travers le prisme du langage, en est-il arrivé
simultanément à se simplifier notionnellement jusqu'à désigner globalement une postulation
générale de l'esprit critique réduite à son nominalisme absolu : est philosophie toute
tension de l'esprit vers l'abstraction de pensée, et à se comp lexifier lexicalement
jusqu'à ne plus pouvoir signifier en dehors du soutien des béquilles de l'adjectif
— philosophie naturelle, stoïcienne, idéaliste, cartésienne, allemande, critique, etc. —
ou du syntagme prépositionnel -philosophie de l'histoire - si abondamment utilisé au
XIXe siècle ?
française l - pensait livrer chez Didier « le premier essai d'une histoire complète de
la langue française » : La Langue française, depuis son origine jusqu'à nos jours.
Tableau historique de sa formation et de ses progrès.
Cet ouvrage, explicitement inscrit dans le dessein de promouvoir la « création
nationale, [...] l'œuvre propre et la gloire du pays » 2 que représente pour l'idéologie
de ses acteurs le développement d'une langue en tant qu'instrument fondamental de
communication, de partage et d'intégration sociale, ne faisait cependant que très
parcimonieusement référence aux termes et aux notions recouvertes par « philosophie » et
ses dérivés, tout en exposant d'évidence une démarche de type philosophique. A cette
époque, la dominance de l'histoire comme mode de penser du XIXe siècle, et la
pesanteur qu'exerçait alors cette discipline sur la structuration des esprits,
commençaient à permettre d'envisager un objectif philosophique à l'entreprise explicative qui
sous-tend le procès de description des états successifs de la langue. Sous l'empire
d'un organicisme biologique généralisé, dont Darmesteter - entre autres — devait offrir
la plus nette caractérisation, Pellissier affirmait l'inéluctable législation qui métaphori-
se le devenir du langage : « le principe de mort est aussi un principe de vie, et la
décomposition d'une langue est le commencement de la constitution organique d'une
langue nouvelle » (p. 5). Il marquait par là l'objectif que doit se fixer l'historien de la
langue à une époque où les premiers résultats de la grammaire comparée des langues
romanes, et de la linguistique indo-européenne, commençaient à être opératoires en
termes de reconstruction des états passés d'un système. Et, ce faisant, à l'instant
même où toutes les sciences se résignaient à quitter définitivement le champ des
« arts » spéculatifs pour réjoindre celui des techniques expérimentales, sous
l'hypothèse d'une philosophie de la connaissance anthropocentrée sur des valeurs morales et
sociales, Pellissier assurait à l'histoire une position de prééminence explicative et une
fonction didactique fondamentale rejaillissant sur chacun des objets soumis à son
regard.
Pellissier défendait ainsi une certaine conception épistémologique de l'objet
langue, inscrite dans une assumption problématique du sens du travail de l'historien et
- pour tout dire - dans cette philosophie globale de la connaissance précédemment
évoquée :
Le travail de l'historien consiste à tracer le tableau des faits essentiels de la vie et à
rechercher les procédés généraux suivis par un idiome dans cette série de
transformations. L'histoire d'une langue n'en est ni le dictionnaire, ni la grammaire, c'est
l'exposition complète des faits successifs de sa vie expliqués dans leur origine et dans leurs
lois. Donner un sentiment exact de la façon dont s'accomplit et s'achève ce travail
d'organisation ou de désorganisation, voilà le but d'un historien de la langue. Dégager
du chaos des détails les faits capitaux, les mettre en relief, en découvrir les racines dans
le passé, en indiquer les fruits dans l'avenir, voilà son œuvre philosophique et le dernier
résultat qu'il ambitionne (ouvr. cit., p. 6).
Une telle philosophie de l'histoire se caractérisait immédiatement par sa double
dimension éthique et politique, qui fait d'elle un élément proprement fondamental et
fondateur :
1. Voir Gabriel Henry, professeur à l'Université d'Erfurt et d'Iéna, Histoire de la langue française,
Paris, Nicolle éd., 1812, 2 vol. in-8°. Sur cet ouvrage, on peut consulter l'article du regretté Jean Stéfanini,
dans Mélanges offerts à Charles Rostaing, Paris, 1974, t. II, p. 1039-1048.
2. Ouvr. cité, p. 5 et 7.
Le mot « Philosophie » dans les dictionnaires du XIXe siècle 9
l'histoire d'un idiome est l'histoire d'un peuple dans son œuvre la plus intime, dans son
œuvre individuelle. Aussi, lors même que Yhistoire politique cherche à monter de la
simple enumeration des événements extérieurs à l'analyse des dispositions morales qui
ont produit ces faits, elle reste encore bien loin du tableau des faits intellectuels et
moraux enregistrés par l'histoire des langues ; ceux-ci sont, bien mieux que les faits
politiques, l'œuvre propre et la gloire du pays. Ainsi, tracer l'histoire d'une langue,
c'est faire l'histoire morale de la nation qui la parle, l'histoire de son génie et de son
développement intellectuel ; c'est assister à sa vie morale, en saisir sur le fait toutes les
évolutions. Par là on connaît un peuple dans ce que sa vie a de plus intime et de plus
élevé ; on observe le reflet de son développement intellectuel, on étudie à leur source et
à leur origine les principes de ses progrès et de sa grandeur. A quelque moment qu'on
la prenne, on peut dire que Yhistoire de la langue d'un peuple révèle sa pensée, ses
sentiments, ses émotions, ses croyances, sa valeur intellectuelle et morale, cause
première et fin suprême de tout le reste (ouvr. cit., p. 7-8).
Elle se caractérisait également par une nécessité critique qui, dans l'explication de
l'inaliénable liberté de développement des formes du langage, devait mettre à distance
de l'historien toute tentation de systematisme logique et scientifique d'ancienne mode.
On retrouve là, sous couvert de l'affirmation d'une liberté créatrice inhérente aux
langues, une condamnation des excès de la métaphysique absolutiste des héritiers du
XVIIIe siècle, qui plaçait volontiers entre parenthèses les accidents et les contingences
du quotidien, concentrant son attention sur les formes d'épuré d'un modèle de
reconstruction intellectuelle — et a priori — des faits :
Un écueil non moins dangereux que la poursuite d'une précision impossible à réaliser,
c'est la prétention de soumettre tous les faits moraux à des lois d'une rigueur presque
mathématique ; défaut trop commun aux philosophes et aux grammairiens que de
vouloir absolument mettre l'ordre scientifique ou logique dans un monde où cet ordre
n'existe pas. Comme toutes les œuvres humaines, les langues sont soumises aux mille
caprices de la volonté ; les meilleures sont les moins imparfaites, celles qui déjouent le
moins les calculs et les espérances de la raison humaine (ouvr. cit., p. 9).
Contre cette tentation d'un logicisme forcené, Pellissier ira même jusqu'à
caractériser ce travers comme un « sophisme » susceptible de nier une des caractéristiques
essentielles de toute langue, à savoir être un mixte de régularité et d'anomalie :
l'organisme d'une langue subit l'action d'une puissance morale, l'esprit humain avec sa
raison, et aussi avec ses caprices, ses préjugés, ses défaillances, ses contradictions.
Cependant cette force libre est soumise elle-même dans son développement à certaines
conditions générales que l'expérience et l'histoire permettent de déterminer. L'instinct
fécond et spontané des masses qui font les langues produit une œuvre ordonnée et
logique ; il obéit dans ce travail à des lois que le philologue a pour mission de saisir
dans leur signe visible (ouvr. cit., p. 12-13).
S'affirmaient par là des options philosophiques faisant du langage même le lieu
d'une analyse critique et d'une activité reflexive. Et Louis Barré, préfacier du
Complément au Dictionnaire de VAcadémie, de consigner en ce sens, dès 1842 :
On a parlé souvent de l'influence réciproque des mœurs sur les lois et des lois sur les
mœurs. La même correspondance se trouve entre les idées d'une part et le langage de
Vautre : d'où il suit que les livres qui constatent l'état du langage, et qui influent sur cet
état, sont d'une extrême importance sous le rapport des croyances et des idées
nationales. [...] Un dictionnaire est donc une des œuvres importantes de la vie des peuples,
l'œuvre d'une civilisation avancée qui réagit sur elle-même [Complément au
Dictionnaire de VAcadémie, 1842, p. XXVII a].
10 Jacques-Philippe Saint-Gérand
Bien que la méthode suivie dans cet article ne soit pas exactement conforme aux
modèles contemporains de l'analyse sémantique, et qu'elle se rapproche assez des
considérations sur les sphères de pensée développées jadis par Sperber \ elle me
paraît pouvoir être légitimement utilisée en raison du pouvoir explicatif des concepts
& attraction et & expansion qui la sous-tendent. Certaines notions, certaines images et
certains thèmes lexicaux, relevant de l'obsession diffuse, ou de certains interdits
sociaux - et à ce titre refoulés -, demeurent en effet toujours présents à l' arrière-plan
de la conscience et colorent la pensée en agissant sur le langage. Ils peuvent attirer
d'autres pensées et d'autres mots en empruntant des images à la réalité extérieure
quotidienne : sage, savant, poète, etc., gravitent autour de la représentation du
philosophe. Ils peuvent également fournir une source d'images privilégiées par
décompression et expansion en une multitude d'autres termes : philosophique, philosophesque,
etc., sont de ces termes qui accompagnent l'expression d'un mouvement de pensée
que le tourniquet axiologique - au fil du temps - ne cesse d'inverser. Il se crée là des
condensations associatives du sens, pour reprendre les termes de Wilhelm Wundt 4,
ou ce que Sperber nomme des consociations. Les termes sur lesquels je vais m' arrêter
désormais présentent cette double caractéristique de pouvoir être ordonnés aussi bien
en fonction de leur désignation que de leurs cortèges ordinaires de termes subduits :
périphrases, synonymes, épithètes. Et, ensemble, ils constituent un univers lexical clos
assez représentatif de la fixité des valeurs idéologiques - notamment éthiques - que le
terme philosophie est historiquement chargé de promouvoir. Le corpus des
dictionnaires et ouvrages critiques de l'époque considérée sur lesquels je me suis appuyé est
donné en annnexe.
L'irruption fulgurante de noms propres dans cette définition, comme on l'a noté
plus haut, devient l'indice d'une véritable appropriation par le lexicographe du
matériau notionnel dans ses plus diverses transformations. La suite de la même définition,
en une série panoramique de renvois, donne d'ailleurs à lire clairement ce processus
nouveau :
Voy. MÉTAPHYSIQUE. Le portique distingua six parties de la philosophie :
dialectique, rhétorique, éthique, politique, physique et théologie. Des philosophes latins l'ont
partagée en inspective et actuelle : la première partie était subdivisée en naturelle,
doctrinale et divine ; la seconde, en morale, dispensative et civile. Saint Bonaventure divise
la philosophie en rationnelle, naturelle, morale. Voy. LUMIERE au Compl. Wolf
distingua dans la métaphysique, l'ontologie, la théologie et la cosmologie : cette dernière
partie comprenait la somatologie et la pneumatologie. La philosophie telle qu'on
l'enseigne aujourd'hui, consiste presque entièrement dans la psychologie ou /'émauto-
logie ; elle peut se diviser en traité du sentiment, de la volonté, de l'intelligence : à la
première partie se rattachent la psychologie particulière, la théodicée, la morale, la
politique et /'esthétique ; à la seconde la ploutonomie ou économie politique ; à la
troisième, /'idéologie particulière, la logique et la linguistique générale. Du reste, toutes ces
divisions sont variables, parce que des sciences nouvelles se forment sans cesse dans le
sein de la philosophie, et s'en détachent quand elles ont acquis une certaine extension.
Philosophie première, s'est dit, dans l'école péripatéticienne, de la partie qui, depuis, a
été appelée improprement, métaphysique. Philosophie de l'histoire, Etude des faits
historiques, dirigée de manière à saisir ce qu'ils ont de plus général, et à en déduire une
formule applicable aux différentes époques de la vie du genre humain ou de l'histoire
d'une nation quelconque. Il se dit de toute théorie ou formule qui résulte d'une pareille
étude (ibid.).
Là encore la syntaxe contribue à modeler la morphologie de la glose et le
déploiement linéaire du concept qu'elle expose.
Dans un dictionnaire comme celui de Bescherelle, le processus peut même aller
jusqu'à créer une confusion avec le dictionnaire encyclopédique en exposant la
succession abrégée des différentes doctrines philosophiques, et le témoignage des
définitions données par quelques-unes des grandes figures du genre :
Les différentes manières d'envisager et de résoudre les questions philosophiques ont
donné naissance à un grand nombre de sectes ou d'écoles. Voici les noms des
principales de ces écoles, chez les anciens, depuis les temps les plus reculés jusqu 'à la chute
de l'empire romain : 1° école ionique, 2° école italique, 3° école éléatique, 4° école
atomistique, 5° école sophistique, 6° école cyrénaïque, 7° école cynique, 8° école de
Mégare, 9° école érétriaque ou d'Elis, 10° école aristotélicienne ou péripatéticienne,
11° école platonicienne ou académique, 12° école stoïcienne, 13° école épicurienne,
14° école sceptique, 15° école éclectique, 16° école juive, 17° école gnostique, 18°
école néo-platonicienne, 19° école empirique, 20° école des Pères de l'Eglise. La
philosophie a été définie de mille manières ; comment se serait-on entendu sur le mot,
quand, depuis quatre mille ans on ne s'entend pas sur les choses ? On l'a définie :
l'amour de la science en général, c'est même la définition primitive ; puis la science de
la raison humaine ; la science de la raison de toutes choses ; la science des choses
divines et humaines ; cette dernière définition est de Cicéron : la science des vérités
fondamentales ; la science des idées (Schelling) ; la science de l'absolu (Hegel) ; la
science de la religion par les idées (Kant) ; la science de la science ; la science de la
légitimité des opérations de l'intelligence (Fichte) ; et enfin, la science des raisons de
nos opinions, de nos conjectures et de nos convictions sur nous-mêmes et sur tout ce
qui est en rapport avec nous. Platon, le premier, divisa la philosophie en logique, physique
16 Jacques-Philippe Saint-Gérand
L'ensemble des textes du corpus dictionnairique réuni pour cette étude atteste que
la première moitié du XIXe siècle enregistre une transformation importante du contenu
de « philosophie ». Alors que, de 1694, date de la première édition du Dictionnaire de
l'Académie, à 1798, date de la cinquième, la glose définitoire du terme reste
globalement identique : « Science qui consiste à connoistre les choses par leurs causes et par
leurs effets », l'édition « romantique » de 1835 donne à observer une série de
modifications dont les causes et les conséquences appellent commentaire.
En effet, la glose de cette sixième édition altère l'énoncé définitionnel initial de
l'édition dite « révolutionnaire » en faisant paraître l'influence de l'Idéologie sous les
espèces de la précision conférée aux « choses », devenues « physiques » et
« morales ». Ce détail renseigne sur la sphère dans laquelle se déploie désormais le
raisonnement philosophique. Sont aussi supprimés de l'ensemble de la définition
antérieure les exemples qui rattachent trop évidemment l'objet à une tradition en voie
d'extinction, tandis que, en transformant l'opposition que Diderot énonçait déjà en
1753 dans les pensées de De l'interprétation de la nature 7, l'opposition d'«
expérimentale » à « rationnelle » vient sanctionner ce passage décisif de la spéculation à
l'observation et à l'analyse :
Science qui a pour objet la connaissance des choses physiques et morales par leurs
causes et par leurs effets ; étude de la nature et de la morale. Etudier la philosophie.
Les principes de la philosophie. Enseigner la philosophie. Agiter des questions de
philosophie. La vraie philosophie élève l'âme et affermit la raison. Le propre de la
philosophie est d'éclairer les esprits. La philosophie expérimentale découvre des faits dont la
philosophie rationnelle cherche les causes. Aux siècles d'imagination et de poésie
succèdent ordinairement les siècles de philosophie et de raisonnement.
// se dit aussi des opinions, de la doctrine, du système particulier de chaque secte de
philosophes, ou de chaque philosophe faisant secte. La philosophie des platoniciens, des
péripatéticiens, des épicuriens, des stoïciens, etc. La philosophie de Platon. La
philosophie d'Epicure. La philosophie d'Aristote. La philosophie de Descartes, de Gassendi, de
Newton. La philosophie scolastique. La philosophie du XVIIIe siècle. L'ancienne
philosophie. La philosophie moderne.
II se dit également d'un système de principes que l'on établit ou que l'on suppose pour
expliquer un certain ordre d'effets naturels. Philosophie corpusculaire. Philosophie
mécanique.
// se dit encore d'ouvrages composés sur quelque science, sur quelque art en
particulier, et qui en renferment les vérités premières, les principes fondamentaux. La
Philosophie de la botanique. La Philosophie de la chimie. La Philosophie de l'art de la
guerre.
PHILOSOPHE, se dit aussi d'une certaine fermeté et élévation d'esprit, par laquelle on
se met au-dessus des accidents de la vie et des fausses opinions du vulgaire. Il n'y a
point de philosophie à l'épreuve d'un événement si cruel. Il méprise par philosophie les
honneurs que recherchent la plupart des hommes. Il apprit avec beaucoup de
philosophie la nouvelle de la perte de sa fortune. Voilà de quoi exercer sa philosophie. H a
montré beaucoup de philosophie en cette circonstance. Ce prince fit asseoir la
philosophie sur le trône.
Philosophie chrétienne, Celle qui est fondée sur les croyances du christianisme ; par
opposition à Philosophie païenne ou naturelle, Celle qui n'est soutenue que des seules
lumières naturelles. Il n'y a point de meilleur secours contre les accidents de la vie, que
celui de la philosophie chrétienne.
Philosophie naturelle, se dit aussi d'un certain caractère naturel de raison, de
modération et de force d'âme. Cet homme n'a point reçu d'éducation, mais il est doué d'une
sorte de philosophie naturelle.
PHILOSOPHIE, se dit aussi du système particulier qu 'on se fait pour la conduite de sa
vie. Sa philosophie consiste à ne se tourmenter de rien. Jouir du présent sans s'occuper
de l'avenir, voilà sa philosophie. Il mène une vie douce et tranquille ; c'est le fruit, le
résultat de sa philosophie. Savoir se contenter de peu, c'est la bonne philosophie.
PHILOSOPHIE, se dit encore de la science qu'on enseigne sous ce nom dans les
collèges. Faire son cours de philosophie. Professeur de philosophie. Traité de philosophie.
Cahiers de philosophie.
Il se dit absolument du cours de philosophie. Faire sa philosophie. Etre en philosophie.
Il est dans sa seconde année, il fait sa seconde année de philosophie {Dictionnaire de
l'Académie française, 6e éd., 1835, t. II, p. 406 c).
L'accent mis sur les aspects concrets de la philosophie renseigne sur le
développement général de la pensée reflexive au cours du XIXe siècle. Au lieu que la
philosophie soit confinée aux domaines abstraits et éloignés de la vie quotidienne que sont la
science expérimentale et l'observation des phénomènes physiques, la tendance est
alors à une généralisation de ce que l'on pourrait presque appeler avec anachronisme
une praxis. En effet, « corpusculaire », « mécanique », en relation avec «
expérimentale » et « rationnelle », montrent en quoi les aspects théoriques de la physique, mais
aussi de l'histoire comme le souligneront Michelet, Quinet ou Taine, peuvent
désormais donner lieu à des interrogations de type philosophique, dont les formes les plus
couramment développées seront aussi supportées par un enseignement et une
profession : « Faire un cours de philosophie ». Il y a là un bouleversement profond et
définitif de l'édifice épistémique légué par le XVIIIe siècle.
Les dictionnaires notent généralement ce phénomène en lui attribuant, comme
Dupiney de Vorepierre, la dernière place dans la progression de leur notice
linguistique, juste avant les développements encyclopédiques :
La science de l'esprit humain, la science des principes généraux de toutes choses.
Etudier la ph., les principes de la ph. C'est une des questions les plus ardues de la ph.
Le mot « Philosophie » dans les dictionnaires du XIXe siècle 19
limites, celle des sciences physiques et mathématiques. La philosophie offre aux uns et aux
autres ces trois choses : 1° l'instrument investigateur ou la science de l'esprit humain ; 2°
l'art de l'investigation et de l'exposition, la méthode ; 3° enfin, le principe suprême ou le
point de départ lui-même. En d'autres termes, la philosophie fait les destinées et assure la
fortune de toutes les sciences. En effet, c'est elle qui leur enseigne à toutes l'art d'observer
et d'analyser, d'induire et de conclure, de composer et de systématiser. [...]
L'origine de la philosophie est celle de l'homme. L'homme dont l'intelligence n'aurait
pas fonctionné de manière à se rendre raison d'elle-même, à avoir conscience de ses
sensations et de ses sentiments, de ses pensées et de ses délibérations, des résolutions, des
actes qui s 'ensuivent, enfin des jugements internes qui succèdent à ces actes, cet homme
n'aurait pas été l'homme intellectuel et moral. Au lieu d'être l'homme véritable, l'homme
spirituel, il eût été l'homme dégradé, l'homme animal (ouvr. cité, t. 14, p. 493 a - 494 b).
Cette métaphore de « la reine commune des lettres et des arts [...] des sciences
morales et politiques » est en soi parfaitement représentative d'une conception
hiérarchique du savoir et d'une représentation hiérarchisée des degrés de la connaissance,
au service d'une entreprise de construction et d'organisation de la société. Nul autre
témoignage que celui de Dupiney de Vorepierre ne peut être plus indicatif de cette
tension propédeutique grâce à laquelle la philosophie - comme forme d'instruction du
citoyen - s'est peu à peu substituée aux seuls prestiges verbaux d'une rhétorique qui
avait délaissé au cours du temps son objectif maïeutique initial. Le lexicographe,
replaçant le terme de philosophie et son contenu dans la perspective historique, fait de
celui-ci la clef de voûte d'un dispositif politique et social ordonné et stable ; et
lorsqu'il décrit le programme qui s'ouvre sur l'avenir de la philosophie contemporaine, en
1881, il n'hésite pas à affirmer la prééminence d'un nouveau type de connaissance,
qui supplante alors l'histoire, celui de la psychologie, science naturelle, que l'on peut
éternellement balancer entre l'individuel et le social :
A nos yeux la psychologie devrait être la base de /'édifice philosophique tout entier,
c'est à son achèvement parfait qu'il est urgent de travailler. Or la psychologie offre
encore beaucoup à faire, soit que l'on considère les facultés de l'âme en elles-mêmes,
soit qu'on les considère dans leurs rapports avec l'organisme. La logique est à peu
près terminée ; néanmoins les règles de la méthode inductive ne sont point encore aussi
rigoureusement fixées que celles de la méthode deductive. Nous ne parlerons point de
la morale, car elle a été fondée sur des bases inébranlables, par le christianisme,
comme par la philosophie. Quant à la métaphysique, on peut, nous le croyons, affirmer
que le champ de ses spéculations est épuisé ; ce qui le prouve, c'est qu'elles tournent
perpétuellement dans le même cercle, et se répètent dans le même ordre au bout de
certaines périodes. Elles se reproduisent toujours, il est vrai, avec un aspect de jeunesse
qui en impose ; mais ce rajeunissement apparent est dû aux emprunts qu'elles font aux
sciences positives dont le progrès est incessant. Il importe de mettre un terme à ce
mouvement stérile ; on n'y parviendra qu'en reprenant l'œuvre de Kant avec l'aide d'une
psychologie définitive. Enfin, il restera à introduire la philosophie dans la sphère des
sciences : toutes en ont besoin, sans en excepter les sciences mathématiques.
Néanmoins celles où la philosophie a le plus grand rôle à jouer, sont les sciences que
l'on classe communément sous la dénomination de sciences morales et politiques,
l'histoire, le droit, la linguistique générale, l'économie politique, et la politique proprement
dite. Il nous est permis de croire que l'esprit français, en général si net, si lucide, si
pratique, si ennemi des rêveries, parce qu'il a le goût et l'habitude de l'ordre et de la
méthode, remplira un rôle digne de lui, le principal peut-être, dans cette grande œuvre
dont nous appelons de tous nos vœux V accomplissement (Dictionnaire français illustré,
1881, t. II, p. 700 c).
Le mot « Philosophie » dans les dictionnaires du XIXe siècle 21
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entièrement refondue, corrigée et augmentée de plusieurs milliers d'articles tout d'actualité,
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