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Revue Internationale de Philosophie

LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FOUCAULT ET BOURDIEU


Author(s): Francisco VAZQUEZ GARCIA
Source: Revue Internationale de Philosophie, Vol. 56, No. 220 (2), PIERRE BOURDIEU ET LA
PHILOSOPHIE (JUIN 2002), pp. 343-365
Published by: Revue Internationale de Philosophie
Stable URL: http://www.jstor.org/stable/23955902
Accessed: 19-09-2016 21:07 UTC

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LA TENSION INFINIE
ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON:
FOUCAULT ET BOURDIEU

Francisco VAZQUEZ GARCIA

Un Historisme Radical

Quel intérêt peut-il y avoir à réaliser un contraste sommaire entre


les itinéraires intellectuels de Bourdieu et de Foucault? Il ne s'agir
pas dans notre propos d'effectuer un travail comparatif avec un souci
d'exhaustivité. Les points de confrontation entre les deux position
théoriques sont abondants ; il suffit de penser à la fécondité qui pour
rait résulter d'une comparaison entre l'analytique foucauldienne d
pouvoir et la théorie de la violence symbolique élaborée par
Bourdieu ('); entre les notions de «jeu de vérité» ou «problématisa
tion» formulées par Foucault, et la notion de «champ» (2) forgée pa
Bourdieu; entre la généalogie de la «subjectivation» et la sociologi
de l'«habitus» et de son «incorporation» (3); entre les rôles respectif
assignés à l'«amitié» et à l'«amour» chez les deux auteurs (4). Ce que

(1) Cronin, C.: «Bourdieu and Foucault on Power and Modernity», Philosophy and
Social Criticism 22 (1946) 2, pp. 55-85.
(2) Bourdieu, P. : Les Règles de I 'Art (Paris, Minuit, 1992, trad, esp., pp. 296-99, par la
suite RA) compare de façon critique la notion foucauldienne d'episteme avec son propre
concept de «champ de production culturelle».
(3) Mc Nay, L.: «Gender, Habitus and the Field, Pierre Bourdieu and the Limits o
Reflexivity», Theory, Culture and Society 16 (1999) 1, pp. 95-117, où cette comparaison s
développe.
(4) Cfr. Foucault, M.: «De l'amitié comme mode de vie» (Dits et Ecrits, T. IV, Paris,
Gallimard, 1994, pp. 163-67, par la suite DE); Foucault, M.: «Michel Foucault, une
interview: sexe, pouvoir et la politique de l'identité» (DE, T. IV, pp. 735-46) et Bourdieu,
P.: «Post-Scriptum sur la Domination et l'Amour» dans La domination masculine, Paris,
Seuil, 1998, pp. 116-19 (par la suite DM).

© Revue Internationale de Philosophie 2/2002 - n° 220 - pp. 343-365.

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nous prétendons à présent, c'est parcourir l'espace commun dans


lequel les deux projets intellectuels, situés dans des régions très
proches du champ intellectuel français (5), se croisent, sans limer les
aspérités et les dissensions qui le traversent. L'importance des contri
butions de Foucault et de Bourdieu pour la construction d'une théorie
sociale critique et réflexive et spécialement la solvabilité des deux
entreprises théoriques pour transcender quelques-unes des apparentes
antinomies qui tenaillent aujourd'hui les sciences sociales sont les
principales raisons qui justifient cette exploration.
Un élan commun aux deux penseurs est leur volonté de porter à ses
limites l'historisation de leur objet d'étude. Cet élément mérite d'être
mentionné si l'on tient compte du fait que, en un certain point de leur
trajectoire, les deux auteurs ont été accusés de promouvoir une pensée
antihistorique. Bourdieu soutient que la séparation entre l'histoire et
la sociologie est purement artificielle et il postule la nécessité d'uni
fier ces disciplines (6). Il n'hésite pas à qualifier indistinctement ses
propres recherches de travaux de sociologie ou d'histoire sociale (7).
Pour sa part, tout le projet philosophique de Foucault consiste en un
ensemble cohérent de recherches historiques liées entre elles par le
même intérêt critique de montrer la contingence de nos vérités et de
nos formes de rationalité (8).
Dans les deux cas, il s'agit de rendre intelligibles l'action, la pra
tique et l'expérience dans ce qu'elles ont de plus singulier et de plus
contingent. Pour saisir la particularité de leurs démarches, il faudrait
les situer dans le champ intellectuel français des années 50-70. D'une
part, Foucault et Bourdieu prennent une distance vis-à-vis de la tradi

(5) Sur cette proximité, cfr. Pinto, L. : Pierre Bourdieu et la Théorie du Monde Social,
Paris, Albin Michel, 1998, pp. 36-37.
(6) Bourdieu, P.: «Sur les rapports entre la sociologie et l'histoire en Allemagne et en
France» (Entretien avec Lutz Raphael), Actes de la Recherche en Sciences Sociales, 106
107(1995), p. 109.
(7) Dans Homo Academicus (Paris, Minuit, 1994, p. 96, par la suite HA), il signale que
sa sociologie procède par «comparaison historique». L'Ontologie Politique de Martin
Heidegger (Paris, Minuit, 1988, trad. esp. Barcelona, Paidos, 1991, p. 17, par la suite OP)
et Les Règles de l'Art (Paris, Minuit, 1992, trad. esp. p. 370, par la suite RA) se présentent
explicitement comme des travaux d'«histoire sociale». Dans Méditations Pascaliennes
(Paris, Minuit, 1997, pp. 143-44 et 150, par la suite MP), il inclut son travail parmi les
«sciences historiques». Dans ce même livre, il utilise les termes d'«anthropologie histo
rique» (p. 101) et de «généalogie» (p. 135) pour se référer à ses recherches.
(8) Foucault définit ses travaux comme des «fragments de philosophie dans des ateliers
historiques» (DE, T. IV, Paris, Gallimard, 1994, p. 21).

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tion phénoménologico-existentielle qui fut prédominante dans les


milieux intellectuels français des années cinquante, alors qu'ils étaient
tous deux des jeunes en formation. La sociologie et l'anthropologie
d'inspiration phénoménologique prétendaient déchiffrer le sens de
l'action humaine à travers une investigation de l'expérience vécue des
agents, en décrivant les contenus intentionnels de la conscience qu'ils
projetaient dans leur action et la façon dont, à travers ces actes inten
tionnels, ils construisaient interactivement le monde social. Elles pro
cédaient ainsi d'une façon complètement anhistorique, en oubliant la
genèse sociale des signifiés (schémas d'action et de pensée) qui pré
dispose l'expérience vécue en situant son origine dans la spontanéité
d'une subjectivité constituante.
La diffusion, à partir des années soixante, du structuralisme comme
paradigme méthodologique pour l'ensemble des sciences humaines,
supposa pour beaucoup qu'on avait enfin trouvé une théorie appro
priée de l'action. Dans une période déterminée de leurs trajectoires
respectives, Foucault et Bourdieu passèrent par cette dure école de
l'objectivité que suppose l'analyse structurale. Face à la philosophie
de la conscience présidée par Sartre dans la France de cette époque,
les deux auteurs faisaient valoir leur filiation avec la philosophie du
concept, qui, dans le milieu français, s'identifiait à l'épistémologie
historique incarnée alors par la figure de Georges Canguilhem. L'affi
nité transitoire avec le structuralisme, patente tant chez Foucault que
chez Bourdieu, fut sans aucun doute conditionnée par l'influence sur
les deux auteurs de l'œuvre de Canguilhem avec ses exigences de
rigueur et d'objectivité (9).
Dans la perspective structuraliste, l'action n'était déjà plus la pro
jection intentionnelle d'un sujet dans le monde, mais l'exécution d'un

(9) Sur la relation de Foucault avec la phénoménologie, le structuralisme et


Canguilhem, cfr. l'entrevue «Structuralisme et poststructuralisme» (DE, t. IV, pp. 431
456) et l'essai «La vie: l'expérience et la science» (DE, t. IV, pp. 763-776). Sur le même
sujet chez Bourdieu, cfr. Choses dites (Paris, Minuit, 1987, trad. esp. Barcelona, Gedisa,
1993, pp. 18-27, par la suite CD) et la mention explicite à «la grande tradition d'épistémo
logie historique illustrée par Georges Canguilhem et Michel Foucault» (Bourdieu, P.:
Leçon sur la leçon, Paris, Minuit, 1982, p. 10, par la suite LL). Sur la position particulière
de Canguilhem dans le champ philosophique français des années cinquante, cfr. MP,
pp. 49-50. On peut trouver une critique systématique des théories phénoménologique et
structuraliste de l'action dans Le Sens Pratique (Paris, Minuit, 1980, trad. esp. Madrid,
Taurus, 1991, respectivement pp. 75-81 et 47-73, par la suite SP).

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système inconscient de règles qui pouvaient être analysées objective


ment par le scientifique social. Le structuralisme avait le mérite de
rompre avec l'intuitionnisme subjectiviste de la phénoménologie,
mais excluait encore la dimension contingente et historique de
l'action. Bourdieu et Foucault, aux prises avec l'analyse structurale
pendant une étape plus ou moins prolongée, se rendirent compte de
cette déficience. Le premier, à travers l'expérience découlant de son
travail comme anthropologue en Kabylie et dans le Béarn, où il
constata les limites du modèle levistraussien au moment de rendre
compte de comportements tels que le don, l'organisation de la maison
ou les pratiques matrimoniales dans ces sociétés (10). Le second, à
partir de son expérience politique vécue depuis les années soixante,
lorsqu'il se heurta aux limites de l'analyse structurale pour rendre
compte du discours dans sa condition d'instrument et de lieu des
luttes du pouvoir (").
Le structuralisme, depuis Saussure jusqu'à Lévi-Strauss, opérait
une séparation artificielle entre les ordres systémiques (la langue, les
règles de parenté, les structures du mythe) et leur usage, leurs emplois
concrets dans la pratique sociale historiquement située. Il éliminait de
cette manière tout ce qu'il y avait de contingent et d'incertain dans le
cadre de l'action, en substituant l'irréversibilité temporelle du faire
par la synchronie de quelques codes qui fonctionnaient «sans
friction», de façon automatique, comme systèmes d'oppositions caté
gorielles. Les rôles qu'un même ordre structural de règles permet sont
virtuellement indéfinis. Pourquoi, néanmoins, dans une situation
déterminée, certains comportements se produisent-ils seulement et
pas d'autres à leur place? C'est à cette question, irrésolue depuis le
modèle structuraliste de l'action comme «exécution» (n), performan
ce, que Bourdieu, autant que Foucault, tente de répondre. Le premier à
travers une série d'investigations historico-sociales conceptualisées
dans la théorie de Yhabitus et des champs. Le second moyennant un

(10) Bourdieu, P.: Esquisse d'une Théorie de la Pratique, Paris, Minuit, 1972 (rééd.
2000) (par la suite ET).
(11) Sur les travaux anthropologiques de Bourdieu, cfr. CD, pp. 31-33. Sur le heurt de
Bourdieu avec la vision partagée par les intellectuels français de gauche à propos de
l'Algérie, cfr. Pinto, L.: «La théorie en Pratique» dans Critique, op. cit., pp. 619-620. Sur
la distance prise par Foucault vis-à-vis du structuralisme, cfr. Dreyfus, H. et Rabinow, P. :
Michel Foucault. Un parcours philosophique, Paris, Gallimard, 1984, p. 155.
(12) ES, pp. 248-49.

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ensemble d'explorations dans l'histoire de la pensée faisant valoir les


notions d'énoncé et de pratique discursive.
Un bon exemple pour mesurer les distances des deux entreprises
vis-à-vis du structuralisme consiste à considérer le lieu qu'occupe en
elles la pratique sociale du langage. La linguistique structurale de
Saussure isole son objet, la langue, de toutes les conditions histo
riques et sociales impliquées dans l'action de parler. Il considère cette
action comme un fait purement linguistique, l'actualisation d'une
série de possibilités inscrites dans le système formel de la langue.
Tant Foucault — de façon explicite dans L'archéologie du Savoir
( 1969) — que Bourdieu — spécialement dans Ce que parler veut dire
(1982) — réintroduisent précisément dans leur étude de la pratique
linguistique tout ce que le structuralisme saussurien avait exclue.
L'action linguistique est abordée dans sa dimension d'événement
social et historique, comme acte qui pose les relations de pouvoir et
de domination entre les interlocuteurs, en vertu de leur position insti
tutionnelle ou sociale. Pour qu'une profération (un acte de parole) ait
lieu et soit acceptée, il ne suffit pas qu'elle s'ajuste aux possibilités
inscrites dans le code linguistique; elle doit s'ajuster à certaines
requêtes sociales et institutionnelles de caractère extralinguistique qui
peuvent varier historiquement (13).
Cette exigence de récupérer, dans l'action linguistique, toute la
dimension historique et contingente que le structuralisme avait exclu
est ce qui explique l'intérêt, tant de Bourdieu que de Foucault, de
rapprocher leurs analyses de celles effectuées dans la tradition prag
matique anglo-saxonne. Les analyses des actes de parole réalisées par
Austin, Searle, Strawson, etc., dans le sillage du second Wittgenstein,
mettaient précisément en valeur le rôle de la langue comme institution
sociale au détriment de sa considération comme pur système for
mel (14).

(13) La critique de Bourdieu des théories structuralistes et chomskyennes de l'action


linguistique peut se trouver dans Ce que parler veut dire. L'économie des échanges linguis
tiques (Paris, Fayard, 1982, trad, esp., Madrid, Akal, 1985, pp. 11-38, par la suite PVD). La
distinction de l'énoncé par rapport à la phrase de la grammaire structurale et la proposition
de la logique formelle se trouvent dans Foucault, M.: L'Archéologie du Savoir (Paris,
Gallimard, 1969, trad, esp., Mexico, Siglo XX, 1970, pp. 131-177, par la suite AS).
(14) Bien que Foucault ne fut jamais étroitement familiarisé avec l'œuvre de
Wittgenstein (Miller, J. : The Passion of Michel Foucault, New York, Simon and
Schuster, 1993, p. 416), il connaissait bien de près les travaux de la théorie pragmatique

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Malgré leur proximité intellectuelle, les cadres d'action explorés


dans chaque cas par Bourdieu et Foucault ne sont pas totalement coïn
cidents. Le premier propose une sociologie de la culture au sens large ;
il analyse les pratiques de production et de consommation culturelles
qui vont de l'art et de la littérature jusqu'à l'éducation et l'administra
tion publique. Le second se limite à la sphère plus restreinte de l'his
toire de la pensée, en s'attachant à étudier la genèse de certains dis
cours à prétention de vérité (psychopathologie, médecine sociale,
anthropologie criminelle, sexologie, psychanalyse, etc...). Mais tant
Bourdieu que Foucault insistent, face à la phénoménologie, sur la
condition socialement structurée de l'action et de l'expérience, et,
face au structuralisme, sur la condition radicalement contingente et
historique des structures.
Pour rendre compte de la façon dont les structures de l'expérience
s'engendrent et se transforment historiquement, il est nécessaire de
doter les agents sociaux d'une participation ignorée par le structura
lisme, qui les convertit en simples supports de la structure objective
ment donnée. Le problème consiste à rendre intelligible cette partici
pation active sans retomber dans les erreurs de la philosophie du sujet
impliquées dans la théorie phénoménologique de l'action.
Dans le cas de Bourdieu, ce problème semble résolu d'une façon
plus convaincante que chez Foucault. Ce n'est que tardivement que
celui-ci, avec l'introduction du concept de «pratique de soi» et.de la
relation de pouvoir entendue comme «action sur les actions», a pu
dépasser complètement les obstacles de l'héritage structuraliste au
moment de prendre en ligne de compte l'intervention active des
agents. L'interruption abrupte et précoce de l'itinéraire foucauldien a
empêché un plus grand approfondissement conceptuel dans cette
direction (15).

des actes de parole, dont l'affinité avec les analyses archéologiques ne cessa d'être signalée
en diverses occasions. Sur cette concordance, cfr. Larrauri, L.: «Vérité et mensonge des
jeux de vérité», Rue Descartes, 11 (1994), pp. 32-49 et Davidson, A.: «Foucault et
l'Analyse des concepts» dans AAVV: Au risque de Foucault, Paris, Ed. Du Centre
Pompidou, 1997, pp. 57-86. Le lien avec la pragmatique et avec Wittgenstein est encore
plus explicite et réfléchi chez Bourdieu. Cfr. Les travaux de Chauvine, C.: «Des philo
sophes lisent Bourdieu. Bourdieu/Wittgenstein: la force de l'habitus», Critique, op. cit.,
pp. 548-553 et Shusterman, R.: «Bourdieu et la philosophie anglo-américaine», dans
idem, pp. 595-609.
(15) Sur cette évolution, cfr. revel, J.: «Machines, stratégies, conduites: ce qu'enten
dent les historiens» dans Au risque de Foucault, op. cit., pp. 109-128.

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Dans le cas de Bourdieu, cependant, on trouve une élaboration


assez complète du problème. Les structures sociales possèdent une
existence objective, sous la forme de pratiques et de modes de repré
sentation cristallisées historiquement dans les institutions et dans les
conditions matérielles de vie. Mais elles possèdent aussi une existence
incorporée, sous la forme de 1'« habitus », système de dispositions
acquises historiquement par les agents dans leur relation avec le
monde social. Ces dispositions opèrent activement comme principes
de construction de ce même monde social et sont au-delà de l'opposi
tion conscient/inconscient (ni motifs délibérés ni structures impen
sées). Finalement, elles existent dans le corps sous la forme de
schémas transférables de production et de représentation de pratiques,
et permettent aux agents de s'approprier activement les institutions
dans des situations concrètes.
L'action n'est pas pour autant l'exécution automatique d'un sys
tème inconscient de règles ni l'effet mécanique de causes externes ni
le résultat d'un calcul ou d'une décision délibérée. Elle est le produit
d'un système de dispositions acquises par le corps dans son contact
continu avec les conditions sociales d'existence. L'activité génératrice
de 1 'habitus implique une adaptation non délibérée aux situations
spécifiques, semblable à ce qui dans la pratique sportive est connu
comme le «sens du jeu», et que Bourdieu désigne par la notion de
«sens pratique» (l6).
En tout cas, tant Vhabitus des agents que les structures objectives
du monde social, qu'il s'agisse de l'espace social en général ou des
univers sociaux spécifiques que Bourdieu désigne sous le nom de
champ (religieux, littéraire, scientifique, journalistique, politique,
etc...), possèdent une condition historique. L'habitus est l'histoire
faite corps; le champ est l'histoire faite chose, institution (l7).
Cet historisme radical, partagé par Foucault et Bourdieu, devient
évident dans leurs travaux empiriques. Ils reconstruisent invariable
ment la genèse historique des réalités que nous sommes habitués de

(16) La présentation de la théorie de 1 'habitus apparaît à plusieurs reprises dans


l'œuvre de Bourdieu. Cfr. Bourdieu, P.: La Distinction. Critique sociale du jugement de
goût (Paris, Minuit, 1979, trad, esp., Madrid, Taurus, 1988, pp. 169-174, par la suite LD);
SP, pp. 91-111; RA, pp. 267-270 et MP, pp. 155-193. Deux des exposés les plus acces
sibles se trouvent dans CD, pp. 22-26 et Raisons Pratiques. Sur la théorie de l'action
(Paris, Minuit, 1994, trad. esp. Barcelona, Anagrama, 1997, pp. 18-21, par la suite RP).
(17) SP, pp. 98-99 et MP, p. 179.

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percevoir comme naturelles et intemporelles parce que c'est ainsi que


nous la présentent leurs experts qualifiés. C'est ce qui se passe avec la
maladie mentale, la délinquance, la sexualité, pleinement historisées
dans les travaux de Foucault. Et c'est ce qui se passe de même avec le
sens esthétique, la rationalité économique (l8), la langue, la littérature,
les classes sociales, la bureaucratie, radicalement historisées dans les
études de Bourdieu.

Au-delà de la pensée dichotomique

L'historisme radical qui caractérise les entreprises intellectuelles de


Foucault et Bourdieu côtoie un second élan qui tend à se généraliser,
d'autre part, dans la science sociale contemporaine. Il s'agit de la ten
tative de transcender les distinctions rigides et les alternatives propres
à une théorisation en termes dichotomiques. Dans les sciences
sociales, nous nous sommes habitués à penser en termes de paires
d'opposés: individu/société, esprit/corps, explication/compréhension,
structure/action, sujet/objet, formalisme/sociologisme, etc. Bourdieu
et Foucault récusent ce modus operandi qui implique, au fond, l'exer
cice d'une pensée typiquement réificatrice et substantialiste : les
éléments du social et leur connaissance sont pensés comme s'il s'agis
sait d'entités ou de substances séparées entre elles, et l'on parle, par
exemple, de 1'«individualisme méthodologique» comme d'un point
de vue opposé à l'«holisme», procédant du même mode en relation
avec le reste des paires conceptuelles.
Le rejet, tant chez Foucault que chez Bourdieu, de la pensée dicho
tomique a à voir sans aucun doute avec la racine commune bachelar
dienne des deux penseurs (19). Bachelard rappelle souvent que les

(18) La critique de la prétendue universalité de la «rationalité économique» est l'un des


objectifs explicites du dernier livre de Bourdieu, P.: Les Structures Sociales de
l'Economie, Paris, Minuit, 2000, spécialement dans la section intitulée «Principes d'une
anthropologie économique», pp. 235-266.
(19) La parenté de Bourdieu avec l'épistémologie de Bachelard est évidente depuis Le
Métier de Sociologue, écrit en collaboration avec J.C. Passeron et J.C. Chamboredon
(Paris, Mouton, 1968, p. 14, par la suite MS) et touche en général tous les membres du
Centre de Sociologie Européenne (Passeron, Chamboredon, Grigon, Castel, Boltansky)
dirigé par Bourdieu depuis 1968. Sur l'incidence de Bachelard — via Canguilhem — sur
Bourdieu, voyez supra, n.9 et Pinto, L.: Pierre Bourdieu, op. cit., pp. 30-32. Sur le lien de
Foucault avec l'épistémologie bachelardienne, cfr. Vazquez Garcia, F.: Foucault y los

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erreurs, les obstacles typiques dans la pensée scientifique, proviennent


d'une procédure par paires. L'épistémologue français reconnaît dans
cette tendance une loi psychologique qu'il désigne comme la «loi de
la bipolarité des erreurs»: «dès qu'une difficulté se révèle importante,
on peut être sûr qu'en la tournant, on butera sur un obstacle
opposé» (20).
Foucault et Bourdieu ont tenté de transcender cette inertie bipolaire
de la conceptualisation, liée originellement à des mises en œuvre sub
stantiates, en promouvant en échange une pensée relationnelle.
Dans les deux entreprises théoriques, les concepts forgés se carac
térisent précisément par leur condition relationnelle, par leur renvoi
dans chaque emploi à toute la série de notions interconnectées dans
laquelle les dichotomies classiques sont transcendées. C'est ce qui
arrive, par exemple, avec les notions foucauldiennes d'énoncé (liée à
celle de formation discursive), de pratique discursive (liée à celle de
dispositif), de pouvoir (liée à celle de résistance et de liberté),
etc. (2I). Il en va de même avec les concepts produits par Bourdieu:
habitus, champ, espace social, trajectoire sociale, capital, stratégie,
etc. (22). Bourdieu ajoute de plus, à la psychanalyse pratiquée par
Bachelard en relation avec cette propension de la pensée à la polarité,
une socioanalyse qui situe la genèse de ce procédé dichotomique dans
Vhabitus qui régit la façon académique, scolastique, docte, de voir et
de vivre le monde. La présentation des problèmes d'une discipline en
termes d'oppositions catégorielles est, selon Bourdieu, un mode
typique de présentation scolaire, caractérisée par sa simplification des

Historiadores , Cadiz, Universidad de Cadiz, 1987 et Gutting, G.: Michel Foucaull's


Archaeology of Scientific Reason, Cambridge, Cambridge U.P., 1989, pp. 9-54.
(20) Bachelard, G.: La Formation de l'Esprit Scientifique, Paris, Vrin, 1983, p. 20.
Cfr. Bourdieu, P.: (avec Loïc Wacquant): Réponses. Pour une anthropologie reflexive,
Paris, Seuil, 1992, pp. 53-54 (par la suite AR). Dans les entrevues contenues dans ce texte,
toutes les questions épistémologiques de la sociologie de Bourdieu sont abordées explicite
ment.

(21) Sur la condition relationnelle des notions d'«énoncé» et de «pouvoir», cfr. AS,
pp. 146-178 et Histoire de la Sexualité I. La Volonté de Savoir, (Paris, Gallimard, 1976,
trad. esp. Mexico, Siglo XXI, 1977, pp. 113-117, par la suite VS) et «Le Sujet et le
pouvoir» (DE, t. IV, pp. 232-243).
(22) Sur la nécessaire condition systémique des concepts, MS, pp. 53-54. Sur l'opposi
tion de la pensée relationnelle et substantialiste, cfr. SP, p. 17; LD, pp. 19-21, CD, p. 129 et
RP, pp. 13-15 en se référant à Cassirer; LD, pp. 100-111 en se référant à Wittgenstein; RA,
pp. 271-72 en se référant à Bachelard. La critique de la «pensée dichotomique» dans LD,
p. 164 et CD, pp. 40-41 et 45.

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conflits du monde social qui sont représentés comme le résultat


d'options alternatives purement théoriques (23).
La pensée dichotomique engendre des antinomies apparentes qui,
en réalité, fonctionnent comme des obstacles pour la recherche socia
le. 11 a déjà été fait mention de la façon dont, tant Foucault que
Bourdieu, ont tenté de dépasser l'alternative présentée par les théories
phénoménologique et structuraliste de l'action. C'est ce qui fut égale
ment tenté avec les polarités subjectivisme/objectivisme et mentalis
me/conductivisme. Mais ce dépassement, dans les deux cas, ne fut pas
réalisé sans doutes ni sans efforts. Les deux auteurs, à des moments
concrets de leur trajectoire, tentèrent de prendre congé du sujet consti
tuant de la tradition philosophique en recourant à l'objectivisme struc
turaliste. C'est évident dans le Foucault de Les Mots et les choses
(1966) et cela persiste encore dans le Bourdieu de La reproduction
(1970)(24).
Le premier n'arriva pas à se voir pleinement libre de l'impulsion
objectiviste avant son dernier périple, commencé à la fin des années
soixante, lorsqu'il introduisit les notions de pratique de soi et de tech
nologie du moi, qui tentaient de rendre compte de la participation
active des êtres humains dans les processus de subjectivation. Chez le
second, l'élaboration de la notion d'habitus et la critique de l'objecti
visme structuraliste ne trouvèrent pas leur accomplissement avant La
distinction (1979) et Le sens pratique (1980). Dans la perspective de
Bourdieu, l'optique objectivatrice telle que la pratique l'analyse struc
turale est seulement un moment transitoire de la recherche, nécessaire
pour prendre une distance vis-à-vis des erreurs introduites par
l'immédiateté de l'observation participante et le sens commun. La
forme objectiviste de la recherche doit être à son tour transcendée
moyennant une opération qui objective sociologiquement, non pas
l'indigène, mais à cette occasion, le chercheur lui-même. C'est seule

(23) MP, p. 185.


(24) Bourdieu lui-même (RA, pp. 296-301 et RP, pp. 55-63) fera référence de manière
critique au type d'analyse pratiquée par Foucault dans Les mots et les choses; il verra dans
celui-ci l'exemple le plus achevé de l'analyse structurale, centrée sur le système des
œuvres et qui oublie d'analyser l'espace social des producteurs. Selon Caston Boyer, P.:
«La sociologia de Pierre Bourdieu», Revista Espanola de Investigaciones Sociologicas, 76
(1996), pp. 81-82, il existe une évolution du concept de Y habitus; depuis les formulations
les plus déterministes et objectivistes de La Reproduction (1970), aux plus ouvertes des
années 80, qui mettent en valeur la spontanéité inventive des agents.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 353

ment de cette manière que peuvent se découvrir les déformations que


le regard distancié et purement intellectuel du chercheur introduit
dans la compréhension des pratiques sociales.
On pourrait multiplier les exemples de bi-polarités conceptuelles
que tant Foucault que Bourdieu mettent en question. Il ne s'agit pas
à présent de les énumérer exhaustivement ni d'examiner la critique
de celles-ci dans toute leur extension. Quelques exemples peuvent
suffire. Dans l'histoire de la pensée pratiquée par Foucault et dans la
sociologie de la culture promue dans les travaux de Bourdieu, il y a un
effort pour annuler l'antagonisme classique entre les points de vue
purement internalistes et formels, d'une part, et les approches externa
listes et sociologistes, d'autre part.
La première de ces démarches privilégie l'analyse des structures et
transformations d'un corps déterminé (littéraire, juridique, scienti
fique, philosophique, etc.) en laissant au second plan la recherche
de sa genèse à partir du contexte social dans lequel il s'inscrit. La
seconde accorde la primauté à la recherche des conditions sociales
qui, externes au corpus en question, expliqueraient par elles-mêmes
les articulations et les changements internes de ce même corps.
Foucault — à l'exception peut-être de Les mots et les choses — et
Bourdieu mettent en marche une étude des univers culturels qui
tentent à la fois de rendre compte de l'autonomie propre de leur déve
loppement tout en analysant en même temps leur dépendance vis-à
vis des structures et des transformations sociales et matérielles. Cette
double exigence est tangible dans les travaux empiriques des deux
penseurs. Histoire de la folie (1961), La naissance de la Clinique
(1963), Surveiller et punir (1975) et le programme inachevé de
Y Histoire de la Sexualité (1976 et 1984) désignent une succession
d'expérimentations pour tenter de reconstruire la genèse sociale et
politique des sciences humaines, en évitant les précipitations du
réductionnisme sociologiste ou économiste (25). Il en va de même
des essais de Bourdieu sur l'histoire sociale de la philosophie
(L'Ontologie Politique de Martin Heidegger, 1988) ou de le l'art et de

(25) Cela n'empêche pas, comme l'a signalé Eribon, D.: Foucault et ses
Contemporains, Paris, Fayard, 1994, p. 323, à propos de l'économisme exhibé dans
quelques passages de VHistoire de la Folie, que cet effort pour transcender les antinomies
ne retombe pas occasionnellement dans les arguments qu'il met en question.

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354 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

la littérature (Les règles de l'art, 1992) (26). Au-delà d'un quelconque


jugement sur le succès de leur entreprise — plus convaincante dans le
cas de Bourdieu, plus douteuse dans le cas de Foucault — les deux
penseurs ont convergé dans leur renversement de l'antagonisme
scolaire qui opposait les internalistes et les externalistes et qui n'a
contribué qu'à empêcher le développement d'une histoire sociale de
la pensée.
Pour des raisons analogues à celles qui ont permis de sortir de la
scission formalisme/sociologisme, Foucault et Bourdieu récusent la
bipolarité science/idéologie. Ne nous arrêtons pas excessivement sur
ce point. Il suffit de dire que l'abandon de la notion à'idéologie Q1),
commune aux deux penseurs, est liée à l'éclairage d'une nouvelle
façon de penser les relations entre la connaissance scientifique et le
cadre des conflits sociaux et économiques. Pour les deux auteurs, les
relations de communication, y compris celles qui ont lieu dans le
milieu de la collectivité scientifique, fonctionnent toujours simultané
ment avec les relations de pouvoir et de domination (28). La vérité
scientifique ne se conquiert pas en instaurant le consensus là où prime
la lutte des intérêts, dans le calme d'une retraite face à la rumeur de la
guerre, mais en canalisant cette guerre à travers les règles du jeu qui
sont spécifiques au champ scientifique. Le problème n'est pas d'exa
miner si une science a opéré la coupure épistémologique ou si elle
continue à être prisonnière des intérêts idéologiques selon une logique
du tout ou du rien.
Il s'agirait en revanche d'étudier, étant donné un champ scientifique
déterminé, jusqu'à quel point les luttes internes du champ se dévelop
pent, dans un moment historique considéré, selon les lois spécifiques
du champ, et dans quelles mesures les altercations dépendent ou sont
homologues aux conflits situés hors du champ, que ce soit dans
l'espace social en général ou bien dans d'autres champs spécifiques
(politique, religieux, économique, etc.) (29).

(26) Cfr. OP, pp. 14-17 et RA, pp. 280-308.


(27) Sur le remplacement de la théorie des idéologies par la théorie de la domination
symbolique chez Bourdieu, cfr. MP, pp. 211-216; sur l'incompatibilité entre la théorie des
idéologies et l'analyse de la «politique de la vérité» chez Foucault, cfr. «A verdade e as
formas juridicas» (DE, t. Il, pp. 538-553).
(28) Foucault, M.: «Le sujet et le pouvoir», op. cit., pp. 232-235 et Bourdieu, P.:
PVD, p. 18 n. 4 et MP, pp. 80, 99 et 131.
(29) MP, pp. 133-141 et RP, pp. 87-90.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 355

Dans la dernière partie, nous passerons en revue la façon dont


Foucault et Bourdieu tentent d'aller au-delà des alternatives entre
liberté et déterminisme ou universalisme et relativisme. A présent, il
s'agit de montrer brièvement comment les deux penseurs suggèrent
une mise en œuvre des problèmes qui permet d'affronter sous garantie
quelques faux débats qui tenaillent actuellement les sciences sociales.
L'une des principales tensions qui divise aujourd'hui la commu
nauté des chercheurs sociaux s'exprime dans l'antagonisme existant
entre ceux qui — après le ressac fonctionnaliste des années 60 et 70
— postulent un retour à des approximations «subjectivistes» ou
«humanistes» et ceux qui — au fil de ce qu'on appelle «le tournant
linguistique» — promeuvent une science sociale appuyée sur la
sémiotique et l'analyse du discours. Dans les apports de Foucault et
de Bourdieu, on peut trouver une voie appropriée pour sortir de cette
apparente antinomie. Dans les deux cas, l'«humanisme» de ceux qui
invoquent le «retour du sujet» et le «textualisme» de ceux qui procla
ment l'empire du discours sont simultanément questionnés (30).
Dans le cas de Foucault, l'accent mis dans ses derniers écrits sur la
participation active des êtres humains en relation avec les processus
de subjectivation, ne doit être pris en aucune manière comme un pas
en arrière dans sa trajectoire. Le dernier Foucault ne postule pas la
récupération du sujet de la tradition philosophique humaniste (31). Il
approfondit la critique de l'humanisme — ce qui est le leitmotiv de
toute son œuvre — en montrant la façon dont la pensée greco
romaine a pu articuler une éthique sans recourir à un sujet universel.
Dans le cas de Bourdieu, le rejet du lieu commun du «retour du
sujet» dans les sciences sociales est encore plus évident et plus viru
lent. En faisant explicitement référence à un article de l'historien
Gérard Noiriel publié en 1989, le sociologue signale que la devise du
revival du sujet exemplifiait les prétentions d'une doxa intellectuelle
qui, faisant allusion à un supposé retour innovateur, proposait en

(30) Quelques textes qui diagnostiquent et postulent «le retour du sujet» dans les
sciences humaines : Dosse, F. : L'empire du sens. L'humanisation des sciences humaines,
Paris, La Découverte, 1995; Touraine, A.: Le Retour de l'Acteur. Essai de sociologie,
Paris, Fayard, 1984; Stedman Jones, G.: «The determinist fix: some obstacles to the fur
ther development of the linguistic approach to history in the 1990s», History Workshop
Journal, 42 (1996), pp. 19-35 et Andres-Gallego, J.; Recreacion del Humanismo. Desde
la Historia, Madrid, Ed. Actas, 1994.
(31) Cfr. Pardo, J.L.: «El Sujeto inevitable», dans Cruz, M. (Comp.): Tiempo de
Subjetividad, Barcelona, Paidos, 1996, pp. 134-135.

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356 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

réalité une simple régression, une marche en arrière dans la trajectoire


des sciences sociales (32).
Dans la perspective de Bourdieu, le moment structuraliste intronisé
par l'analyse structurale est une phase inéluctable dans toute
recherche. Invoquer, face à la structure, la primauté du sens que les
acteurs octroient à leurs actions dans l'explication sociologique de
celles-ci, c'est régresser vers un intuitionnisme phénoménologique
incapable de transcender le niveau du sens commun des agents impli
qués et d'établir la genèse sociale des significations vécues que ceux
ci projettent.
La théorie de l'habitus est incompatible avec l'intérêt que montrent
certains chercheurs actuels à aborder les relations sociales en termes
d'«interactions significatives», de «négociations» et de «conven
tions». Dans cette perspective, contraire à la tradition fonctionnaliste
et structuraliste, qu'on retrouve chez les ethnométhodologues, chez
les «sociologues de l'action» ou chez les historiens d'Annales
attachés à ce qu'on appelle le Tournant Critique, on entend que ce qui
caractérise les approches par réduction d'échelle (microsociologie,
microhistoire), c'est précisément la mise en évidence du rôle des
acteurs dans la construction des normes sociales, en récupérant pour
la recherche l'analyse de l'expérience vécue dans les termes des
protagonistes eux-mêmes (33).
Bourdieu se méfie des notions d'«interaction» — cautionnée par
les théories sociales de coupe phénoménologique — et de «conven
tion» — proposée par quelques courants de la théorie microécono
mique — parce qu'elles encouragent une définition subjectiviste du
social. Les pratiques sont produites par l'habitus de façon spontanée
— elles ne sont pas l'exécution de règles structurales inconscientes —
mais elles ne sont pas non plus le résultat de décisions délibérées ou
d'un accord convenu entre les participants. Le jeu de notions proposé
par les tenants de l'analyse «micro» aboutit au présupposé d'un excès
de conscience, de délibération et d'intentionnalité chez les acteurs, en
oubliant que les choix sont toujours médiatisés par des dispositions
socialement acquises qui opèrent en dehors de tout calcul.

(32) Sur ce rejet, cfr. MP, p. 227 et «Sur les rapports», op. cit., p. 117.
(33) Cfr. Lepetit, B.: «Le présent de l'histoire» dans Les Formes de l'Expérience.
Une autre histoire sociale, Paris, Albin Michel, 1995, pp. 273-298; Revel, J.: «L'institu
tion et le social», dans id., pp. 63-84.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 357

La méfiance à l'égard de l'humanisme de ceux qui ressuscitent le


sujet se retrouve chez Foucault et Bourdieu vis-à-vis des porte
drapeaux du Tournant Linguistique. L'intronisation de cette tendance
dans les sciences sociales — avec une diffusion spécialement dans le
milieu universitaire nord-américain — a montré deux versions radica
lisées. La première, d'ordre épistémologique, a conduit au soutien du
caractère autoréférentiel des discours sur le passé, en affaiblissant la
distinction classique entre le discours scientifique et le récit de fiction.
La seconde, d'ordre ontologique, a mené à subsumer les sciences
sociales dans une sémiotique qui conçoit toute action comme la réali
sation d'un code structuré en divisions catégorielles de type discursif.
Les transformations du code au cours du temps se produiraient au
delà des interventions conscientes des acteurs sociaux (34).
Curieusement, Foucault est souvent mentionné parmi les stimula
tions intellectuelles qui ont favorisé la diffusion du Tournant
Linguistique. Pourtant, l'auteur de Surveiller et Punir a toujours
maintenu une nette distinction entre les pratiques discursives et non
discursives. Cela, cependant, ne l'a pas conduit à une intellection
sémiotique ou textualiste du social, mais au dépassement de l'opposi
tion entre «textualisme» (le monde social se réduit au fonctionnement
de codes discursifs) et «réalisme» (le discours est la simple représen
tation de structures sociales objectives). En termes foucauldiens, dire
que l'action sociale est transposée discursivement revient à rappeler
que le discours ne se limite pas à la représenter mais qu'il la constitue
d'emblée. Mais cela implique aussi le fait de signaler que le discours
existe seulement comme pratique fonctionnant dans le cadre d'autres
pratiques, discursives ou non discursives (v.g. le discours des alié
nistes et le geste d'enfermer les fous). Le problème ne se résoud pas
en subsumant les secondes dans les premières mais en analysant leurs

(34) Des exemples de la version épistémologique, les analyses de Hayden White et de


ses disciples en offrent dans le champ de l'histoire, ou les réflexions de Geertz dans le
champ de l'ethnologie. Cfr. Ankersmit, F. et Kellner, H. (Eds): A New Philosophy of
History, London, Reaktion Books, 1995 et Geertz, C.: El Antropologo como Autor,
Barcelona, Paidos, 1997. Sur la version ontologique du «tournant linguistique» dans
l'histoire sociale britannique «posthompsonienne», cfr. Cabrera, M.A.: «Linguistic
Approach or Return to Subjectivism? In search of an alternative to social history», Social
History, 24 (1999) 1, pp. 73-89; Eley, G.: «De l'histoire sociale au 'tournant linguistique'
dans l'historiographie anglo-américaine des années 1980», Genèses, 1 (1992) et Joyce, P.:
«The end of social history», Social History, 20 (1995), pp. 73-91.

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358 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

entrecroisements variables, leurs conflits mutuels et leurs coordina


tions stratégiques (35).
Le rejet des démarches textualistes est encore plus explicite dans le
cas de Bourdieu (36). De la même façon que Foucault, il soutient que
la critique des institutions prenant assise sur des bases théoriques
semblables, comme cela arrive dans la déconstruction derridienne (37),
reste prisonnière d'une sacralisation du texte redevable à une vision
intellectuelle aristocratisante des pratiques sociales. Dans ce sens, la
disqualification foucauldienne de 1'«intellectuel universel» et le rejet,
exprimé par Bourdieu, d'un concept universitaire de la critique qui
croit transformer les conditions sociales en modifiant les catégories du
discours, sont pleinement convergentes.
La réduction sémiotique du monde social au texte, pour le dire de
façon abrégée, est, selon Bourdieu, un signe de plus de l'incapacité
intellectuelle à capter la logique spécifique des pratiques sociales.
Celles-ci présentent une «double vérité»(38); d'une part, elles sont
produites à partir de schémas corporels tacites (v.g. dans des
conduites comme la variation de posture ou d'accent devant
quelqu'un de position supérieure) que l'agent pose dans des situations
sans qu'elles n'arrivent à revêtir une expression discursive; par
ailleurs, elles sont perçues à partir de classifications, d'évaluations, de
définitions qui, elles, possèdent bien une forme symbolique et qui
entrent donc dans l'univers des luttes symboliques qui traversent tout
l'espace social. Si chez Foucault le discursif et le non-discursif restent
entrelacés dans l'historicité des pratiques, chez Bourdieu, le corporel
et le symbolique s'entrecroisent dans le déroulement des jeux sociaux.
A la différence du textualisme ou du physicalisme social, aucun des

(35) Les distances de Foucault par rapport au «textualisme» ont été mises en évidence
dans La Chartier, R.: «La quimera del origen. Foucault, la Ilustraciôn y la Revoluciôn
Francesa», dans Escribir las Prâcticas, op. cit., et Vazquez Garcia, F.: «Foucault y la
historia social», Historia Social, 29 (1997), pp. 145-60. Dans la même ligne de pensée se
situe la distinction réalisée par Deleuze, G.: Foucault, Barcelona, Paidos, 1988, à propos
de Foucault, entre les modes d'énonciation et les modes de visibilité.
(36) Par exemple dans MP, pp. 66-67 et 130 et dans «Les rapports», op. cit., p. 114.
(37) Cfr. Foucault, M.: «Mon corps, ce papier, ce feu» (DE, t. II, pp. 267-68) et
«Réponse à Derrida» (DE, t. II, pp. 281-295) et Bourdieu, P.: LD, pp. 506-512; OP, p. 63
et MP, p. 130.
(38) MP, pp. 225-228. Dans LD, p. 471, il s'était référé à cette duplicité en termes de
logos et à'ethos.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 359

deux éléments qui composent le ciment de l'action n'est subsumé


dans l'autre.

L'Heure de la réflexivité

Tant chez Foucault que chez Bourdieu, il est possible de trouver un


rejet marqué de l'attitude intellectualiste. Dans le cas de Foucault,
s'agit de prendre distance vis-à-vis des implications politiques de c
qu'il désigne comme «l'intellectuel universel». Incarné dans la trad
tion française par des personnages comme Zola ou Sartre, l'intelle
tuel universel est le sage qui depuis la presse ou la chaire se présent
comme le porte-parole des opprimés et tente d'énoncer le vrai chemin
de l'émancipation que ceux-ci doivent suivre. Mettre en question l
fonction politique de l'intellectuel universel, c'est aussi pour Foucault
se démarquer de la «Grande Théorie» comme horizon nécessaire de
la pensée. Au système théorique à la prétention de tout embrasser et
générateur d'orthodoxie — Foucault prend les exemples de la psyc
analyse et du marxisme — il oppose la modestie d'une conceptual
sation liée de façon permanente à un questionnement empirique e
exposé par conséquent à des impasses et à des rectifications continues.
Face à la hauteur théorique de l'intellectuel universel, cristallisée tr
ditionnellement dans la figure du philosophe-juge, s'oppose la
recherche humble des «bas-fonds» caractéristique de «l'intellectue
spécifique», lié aux conflits et savoirs locaux. Plus que sur la parol
du philosophe, la critique, dans ce second cas, s'appuie sur l'«emp
risme des historiens» (39).
Le rejet de l'intellectualisme et de la Grande Théorie est encore
plus accusé et explicite dans le cas de Bourdieu (40). Ici, un pas es
fait au-delà de Foucault par la substitution ouverte de la sociologie
la philosophie comme forme de critique. Bourdieu réfute l'intellectua

(39) Sur l'antagonisme intellectuel spécifique/universel, cfr. «Entretien avec M


Foucault» (DE, t. Ill, pp. 154-160) et «La fonction politique de l'intellectuel» (DE, t. II
pp. 109-114). Sur l'opposition à la «Grande Théorie» et la conception du théorique comm
«caisse à outils», cfr. «Le Sujet et le Pouvoir», op. cit., pp. 223-24 et «Pouvoirs et
Stratégies» (DE, t. Ill, p. 427).
(40) Sur le livre comme ensemble d'«instruments utiles», MP, p.77; sur le rejet de l
«Grande Théorie» et les caractéristiques que Bourdieu attribue à son propre travail théo
rique, LD, p. 522 ; CD, p. 31 et RA, pp. 265-67.

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360 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

lisme — et son revers, le populisme — non seulement pour le motif


épistémologique qu'elle offre une compréhension déformée de la
pratique, mais pour des raisons d'ordre politique. Le préjugé intellec
tualiste, partagé par exemple par les penseurs français de la dénom
mée «gauche divine», suppose que pour transformer pratiquement la
société et les institutions, il suffit de transformer les catégories du dis
cours dominant. Cette démarche, proche des positions du Tournant
Linguistique et de sa réification du texte, implique, selon Bourdieu, de
catastrophiques conséquences politiques. Lorsqu'on invite ceux qui
occupent les positions socialement dominées — et qui se trouvent
pour cela dépourvus des instruments conceptuels pour penser leur
domination — à «penser d'une autre manière» (v.g. moyennant des
campagnes contre le discours sexiste et la xénophobie) sans altérer
leurs conditions matérielles d'existence, la seule chose qui se produit,
c'est une reduplication des effets de domination. Les dominés se trou
vent alors, simultanément, dans une situation de dépossession maté
rielle et de privation symbolique — soumis au discours des intellec
tuels — qui, de plus, est expérimentée comme contradictoire (4I).
Pour expurger le préjugé intellectualiste et ses conséquences poli
tiques, Foucault comme Bourdieu mettent en marche un travail
critique qui commence par eux-mêmes. Les deux entreprises concep
tuelles ont été considérées comme une espèce de travail «ascétique»
prenant pour cible la pensée et l'action politique elles-mêmes (42). Il
s'agit de se dépouiller des préjugés qui empêchent la constitution
d'une pensée autonome et entravent l'exercice d'une politique éman
cipatrice chez les intellectuels.
Dans le cas de Foucault, cette tâche ascétique adopte la forme
d'une trajectoire au cours de laquelle s'exorcisent peu à peu ses
propres préjugés — l'humanisme des premiers écrits, le structura
lisme de la période intermédiaire, l'objectivisme de la microphysique
du pouvoir dans la dernière période — et se forgent les outils de la
critique.
Dans le cas de Bourdieu, le travail ascétique adopte la forme d'une

(41) Sur les effets politiques du préjugé intellectualiste, cfr. OP, p. 106 et MP, p. 94-96.
(42) Cfr. Respectivement Bernauer, J. : Foucault 's Force of Flight. Towards an Ethics
for Thought, New Jersey, Humanities Press, 1990, p. 159 et Pinto, L., op. cit., p. 622. Dans
MP, p. 15, Foucault définit son travail comme une «philosophie négative», dans ce sens
ascétique.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 361

socioanalyse dans laquelle il s'agit de conjurer d'emblée, en «objecti


vant l'objectiveur» (43), les préjugés assumés en tant que chercheur
social. Les écrits de Bourdieu sur la sociologie de l'éducation — Les
Héritiers (1964), La Reproduction (1970), Homo Academicus (1984)
— s'entendent comme l'expérimentation d'une mise à découvert des
dispositions qui constituent Yhabitus du chercheur social, acquises à
partir du système scolaire et universitaire. La sociologie du champ
philosophique pratiquée dans L'Ontologie Politique de Martin
Heidegger (1988) est un exercice pour déterrer les complicités de
l'intellectualisme avec les choix politiques les plus désastreux. C'est
de cette même façon qu'il faut comprendre l'importance accordée par
Bourdieu à l'histoire sociale des sciences humaines en général et à
l'historiographie en particulier^). L'ensemble de l'œuvre de
Bourdieu peut être lue dans cette perspective, comme un effort pour
illuminer les coactions sociales impensées qui interviennent dans la
production de la connaissance sociologique. Analogiquement, l'itiné
raire de Foucault peut être compris comme un effort d'élucidation des
coactions discursives qui interviennent dans la production de discours
à prétention de vérité. Dans les deux cas, ces coactions n'ont rien de
plus que la forme d'obstacles épistémologiques; il s'agit à la fois
d'opérateurs politiques qui contribuent à renforcer les effets de pou
voir qu'ils prétendent questionner.
Tant chez Foucault que chez Bourdieu, le travail intellectuel
s'entend à la fois comme un travail politique. L'effort ascétique de la
réflexivité critique est nécessaire justement parce que la liberté,
l'autonomie ne constituent pas des points de départ de la recherche. Il
ne s'agit pas d'un Faktum, d'une capacité donnée d'entrée de jeu,
mais d'un exercice qu'il faut pratiquer sans fin face aux coactions qui
interviennent sur la connaissance elle-même. Foucault et Bourdieu
entendent, face à Habermas, que toute relation de communication est
toujours investie par les relations de pouvoir. La liberté, par consé
quent, ne s'oppose pas abstraitement à la nécessité; elle passe par
l'exigence d'affronter la nécessité, c'est-à-dire, d'illuminer et d'exor

(43) Cette formule apparaît de façon récurrente dans les écrits de Bourdieu et elle
accompagne les notions de «réflexivité», d'«autoanalyse» et de «socioanalyse». Par
exemple, dans LD, p. 522; HA, pp. 47-48; CD, pp. 98-100; SP, pp. 34-44 et MP, p. 21.
(44) «Sur les rapports», op. cit., pp. 115-116.

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362 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

ciser les coactions impensées tout au long d'une lutte acharnée et sans
fin (45).
Cette inévitable imbrication historique du savoir et du pouvoir, du
sens et de la force, ne ruine-t-elle pas les prétentions mêmes d'une
science sociale critique comme celle exposée par Foucault et par
Bourdieu? N'implique-t-elle pas de renoncer à tout principe universel
comme fondement de la critique en se condamnant ainsi à un relati
visme conformiste?
Une fois de plus, on peut trouver dans le sillage de Foucault et de
Bourdieu des instruments conceptuels qui permettent de transcender
cette apparente antinomie.
Le topos du pouvoir/savoir dans la pensée de Foucault a été l'objet
d'une présentation simplifiée qui a joui d'une large audience dans les
milieux universitaires nord-américains. Cela a conduit au recours
facile et théâtral de la confrontation face à face des figures du philo
sophe français, supposé être la tête du relativisme postmoderne et de
Jürgen Habermas, apôtre de l'universalisme illustré dans sa version
rénovée (46).
En lisant de plus près les textes de Foucault, cette mise en scène est
vite mise en doute. Que la production du savoir soit liée au développe
ment de technologies de pouvoir historiquement spécifiques ne
contredit pas le fait que certains champs du savoir se soient autono
misés dans leurs normes de vérité par rapport aux matrices politiques
qui les avaient rendues possibles. Dans La Naissance de la Clinique,
Foucault analyse la façon dont a pu naître la discipline de la physio
logie comme champ de savoir relativement autonome à partir des
changements institutionnels qui donnèrent lieu au discours clinique.
Dans Surveiller et punir, il indique la façon dont des sciences empi
riques déterminées — les savoirs sur la Nature constitués aux XVIIe et
XVIIIe siècles — arrivèrent à naître comme champs autonomes face à
la technologie juridico-politique — l'enquête — qui rendit possible

(45) Sur cette notion de «liberté» comme «pratique», cfr. Foucault, M. : «Le sujet et
le pouvoir», op. cit., pp. 237-38 et Bourdieu, P.: SP, p.44; CD, p. 27; RA, pp. 489-91 et
MP, pp. 144-45.
(46) Bien que Bourdieu (v.g. «Non chiedetemi chi sono. Un profilo di Michel
Foucault», L'Indice, 1 (1984), pp. 4-5) démontre à chaque fois qu'il en a l'occasion ses
différences par rapport aux démarches de Foucault, il ne cesse de rappeler (dans MP, pp.
129-31) que l'opposition Foucault/Habermas provient d'une mise en scène académique,
appuyée par une lecture simplificatrice des textes de Foucault.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 363

son émergence initiale. Loin de relativiser la valeur épistémologique


de tous les savoirs en les voyant comme de simples créations du pou
voir, les études de Foucault établissent une distinction de degré entre
les disciplines qui ont autonomisé leurs règles du jeu face au milieu
politique et celles dont la dépendance continue à prévaloir (47).
Il est certain que dans le débit de Foucault, il semble y avoir une
certaine résignation à accepter l'inévitable appartenance des sciences
humaines au cadre des programmes destinés au gouvernement des
conduites. De là peut-être ses efforts alternatifs entre la description
d'une science sociale critique — capable par conséquent d'un certain
degré d'autonomie — et une critique de signe philosophique — qui
continuera à réserver au philosophe la capacité de juger de la valeur et
de la portée des sciences sociales. En tout cas, il existe chez Foucault
la reconnaissance, à travers les luttes qui modèlent le corps contingent
de l'histoire, de l'émergence de formes de rationalité épistémique
autonomes et capables d'universaliser leurs critères d'acceptabilité.
Quelque chose de semblable se passe sur le terrain éthique. Il n'existe
pas de structures normatives universelles inscrites dans une supposée
nature humaine ou présentes a priori dans les relations de communica
tion, comme le soutiennent Apel et Habermas. Cependant, il est vrai
qu'il est possible pour Foucault, de se référer en négatif à des expé
riences historiques de l'intolérable qui impliquent un desideratum
éthique et pratique (non susceptible de fondements) de l'universalité
formé dans le cours historique des luttes (48).
La proposition de Bourdieu à l'heure du dépassement de la dicho
tomie universalisme/relativisme offre un degré supérieur d'élaboration
reprise dans l'un de ses derniers textes, Méditations Pascaliennes
(1997). Les universaux cognitifs, éthiques et politiques existent sous
la forme d'acquisitions obtenues à travers les conflits et les relations
de force qui tissent la maille de l'histoire.
Le paradigme de ce fonctionnement, ce sont les champs scienti
fiques qui l'offrent. Ceux-ci ont constitué historiquement leurs règles
du jeu comme champs d'une autonomie relative — moindre dans le
cas des sciences sociales — par rapport aux ambitions du pouvoir
politique et économique. Cependant, cela ne les convertit pas a

(47) Nous avons examiné cette question avec plus de détails dans Vazquez Garcia, F. :
Foucault. La Historia como crilica de la razôn, Barcelona, Montesinos, 1994, pp. 34-36.
(48) Id., pp. 36-43.

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364 FRANCISCO VAZQUEZ GARCIA

fortiori en pure communauté de communication où la force est


d'emblée exclue. Bien au contraire, comme en témoignent les rivalités
entre écoles, l'épreuve de force pour entrer dans des revues et comités
scientifiques, pour obtenir des subventions pour les projets, etc..., il
s'agit de champs de lutte, hiérarchisés, aux puissants conflits d'inté
rêts. Mais dans ceux-ci, on peut seulement triompher en se soumettant
à des normes qui sont spécifiques des champs scientifiques et qui obli
gent à sublimer la simple libido dominandi en une libido sciendi. Pour
s'imposer, l'intérêt particulier doit se plier aux règles du jeu universel
lement acceptées dans le champ (49).
L'émergence d'impératifs d'universalité n'est par conséquent pas
une hypothèse théorique mais un événement historique. Mais l'accès à
ces universaux est loin d'être universel ; il est inégalement réparti dans
l'espace social, qui est un espace de pouvoir. Cela obéit à une dyna
mique historique invariablement réitérée, dans laquelle l'affirmation
d'impératifs universels — comme les droits humains proclamés par la
Révolution face au despotisme — est toujours accompagnée de son
monopole effectif concernant les fractions qui occupent des positions
dominantes dans l'espace social. L'universalisme fonctionne donc
comme un mode d'exclusion et de violence symbolique imposée aux
groupes dépossédés et dont le nom est stigmatisé (les femmes, les
chômeurs, les sous-prolétaires, les minorités ethniques et sexuelles,
etc...) (50).
Pour encourager une politique qui travaille par l'accès universel aux
impératifs universels de la raison, la première condition requise n'est
pas de construire une théorie qui, de manière intellectualiste, hyposta
sie les relations de communication ou de contrat en les arrachant aux
relations de pouvoir et aux conditions sociales et économiques dans
lesquelles elle fonctionne comme le font Habermas et Apel d'un côté,
et Rawls de l'autre. Il faudrait stimuler ce que Bourdieu désigne come
une Realpolitik de la raison (51), en intervenant pour réduire l'inégalité
des conditions matérielles d'existence qui excluent de l'accès effectif

(49) MP, pp. 133-141. La critique de Bourdieu du «programme fort» en sociologie de


la science peut se trouver dans AR, p. 52 et surtout dans Bourdieu, P. : Les Usages Sociaux
de la Science. Pour une sociologie clinique du champ scientifique, Paris, INRA Editions,
1997, pp. 24-28, où il s'agit de transcender l'opposition entre «externalisme» et «inter
nalisme» dans l'histoire de la science.
(50) MP, pp. 85-94.
(51) Sur la Realpolitik de l'universel, cfr. MP, pp. 93-100 et 150.

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LA TENSION INFINIE ENTRE L'HISTOIRE ET LA RAISON: FAUCAULT ET BOURDIEU 365

à l'universel et en stimulant matériellement et symboliquement les


comportements qui promeuvent des intérêts universalisables (comme
le civisme, la solidarité ou l'honnêteté politique et administrative).
La fonction des intellectuels en relation avec cette politique de
l'universel consiste à agir de façon coordonnée et à échelle mondiale
pour garantir l'autonomie des différents champs de production cultu
relle (scientifique, philosophique, artistique, etc...) par rapport aux
interventions d'autres champs externes (économique, politique, jour
nalistique, etc...) qui agissent en pliant l'universalité acquise par
ceux-là en faveur des intérêts particuliers (52).
En se démarquant à la fois de l'universalisme abstrait que peuvent
représenter Apel, Habermas et Rawls et du relativisme postmoderne,
Bourdieu et Foucault font valoir la contingence d'une historicité radi
cale et non téléologique comme espace où puissent s'ouvrir des
formes universalisables de rationalité. Il ne s'agit pas par conséquent
ni de répudier les Lumières ni de ressusciter son universalisme vacant,
mais d'entreprendre ce que Bourdieu nomme «une Aufklärung per
manente de VAufklärung» (53) et que Foucault exprime comme un
prolongement du Sapere Aude kantien (54). L'instrument requis pour
ces tâches ne peut plus être une critique formelle — pas même tami
sée par l'attention aux médiations du langage — de la raison, mais
une analyse des conditions historiques et sociales. Dans ce chemine
ment, l'entreprise intellectuelle promue par Bourdieu et Foucault,
malgré leurs divergences mutuelles, peut être comprise comme une
version radicalement historisée du projet critique kantien (55).

Université de Cadix.

(52) Sur cette fonction des intellectuels, cfr. RA, pp. 489-501. Un examen des risques
qu'implique pour l'autonomie des champs l'actuel fonctionnement du champ journalistique
se trouve dans Bourdieu, P.: Sur la Télévision (Paris, Liber-Raison d'Agir, 1996, trad,
esp., Barcelona, Anagrama, 1997).
(53) MP, p. 86.
(54) Tant Bourdieu (MP, p. 93) que Foucault («Space, knowledge and power», DE,
t. IV, p. 279) se réfèrent à la condition ambivalente de la raison, à la fois instrument auquel
on ne peut renoncer et siège de dangers. Dans Vazquez Garcia, F. : « 'Nuestro mas actual
pasado'. Foucault y la Ilustraciôn», Daimon. Revista de Filosofia, 7 (1993), pp. 133-144,
j'ai tenté de montrer la parenté du projet foucauldien avec Y ethos des Lumières, au-delà de
certaines lectures pressées de ses écrits.
(55) Cette filiation avec le projet critique kantien se trouve tant chez Bourdieu (CD,
p. 35; MP, P. 143) que chez Foucault (cfr. «Foucault», DE, t. IV, p. 631 et les analyses de
Deleuze, G, op. cit., et Bernauer, J., op. cit., pp. 6-9).

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