Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Wynants : 65-90
Recherches sociologiques 1996/1
Introduction
Comprendre par la sociologie l'émergence de l'orthographe et ses usa-
ges dans les pratiques sociales suppose une mise à distance des discours
prescriptifs sur les normes graphiques tels par exemple que l'école en lais-
se la trace dans notre mémoire. Il faut notamment renoncer à saisir l'or-
thographe comme un corpus de normes techniques mystérieusement fa-
çonné dans le mouvement d'une raison universelle. C'est un code social
• Ce texte est une synthèse d'une thèse en sociologie défendue le 22 décembre 1995 au Département des
sciences politiques et sociales de l'UCL, intitulée La construction sociale et les usages de l'orthographe
française. Transformations et inerties d'un système de normes.
66 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?
tout autant qu'un code linguistique. Non seulement parce qu'elle est utili-
sée dans les pratiques sociales et politiques de sélection professionnelle ou
de célébration rituelle de la nation, dans la configuration française. Mais
plus fondamentalement parce que le code lui-même est la cristallisation
d'échanges sociaux complexes engagés dans la production de la société.
L'hypothèse initiale peut ainsi s'exprimer en ces termes: l'orthographe
française est socialement construite et il faut saisir les logiques des activi-
tés qui la créent et lui donnent sens.
Ce questionnement vise aussi la compréhension des mutations cultu-
relles et politiques contemporaines. A priori, l'orthographe peut être défi-
nie comme un système de normes explicites qui a émergé au cours d'un
processus d'institutionnalisation dont l'État fut l'acteur central et que l'é-
cole a très largement contribué à diffuser. Cette image un peu trop nette
nous parvient aujourd'hui dans un univers culturel profondément diversi-
fié : les acteurs semblent confrontés à une pluralité de normes et de va-
leurs; la figure de l'État unificateur, garant d'une culture légitime, s'est
effritée; l'évidence des "missions" de l'école est devenue plus floue et
son avenir plus incertain. Tout au long de la recherche, nous avons suivi
l'intuition que l'orthographe et plus généralement l'uni vers de la langue
écrite, dans la configuration française, sont au cœur de ces mutations et
qu'elles peuvent nous en donner une clé de compréhension.
Les pratiques sociales qui ont contribué à créer l'orthographe et celles
qui continuent à la construire aujourd'hui sont étroitement et nécessaire-
ment liées au développement des pratiques d'écriture mais elles débordent
largement du cadre étroit du domaine des pratiques de transcription lin-
guistique. La diffusion et l'approfondissement de la logique de l'écriture
ne renvoient pas seulement à une transformation des techniques et du sup-
port de la communication; elles engagent des activités multiples d'ordre
cognitif, symbolique et politique. L'orthographe désigne un ensemble de
normes sociales qui ne ressemblent en rien au pâle reflet d'un modèle
culturel dont la substance serait ailleurs. Elle n'en est pas non plus une
variante aléatoire. Nous affirmons plutôt que l'orthographe française syn-
thétise les orientations politiques et culturelles de la France moderne.
Même si l'orthographe comme corpus de normes concrètes peut sem-
bler à certains égards singulièrement figée, momifiée depuis le XIXe siè-
cle, nous ne pouvions nous contenter d'élucider son émergence comme si
elle avait cessé d'être soutenue dans les pratiques contemporaines. La per-
manence des normes elle-même mérite aussi d'être interrogée. D'abord
parce que l'immuabilité du code risque de masquer des transformations
importantes du rapport que les usagers de l'orthographe entretiennent avec
la norme. Aussi parce que la vivacité des débats sur la réforme de l'ortho-
graphe, en 1990-1991, suggère qu'elle n'a rien d'une survivance d'Ancien
Régime et que, sous son fourreau craquelé, elle n'a rien perdu de sa vita-
B. Wynants 67
cherche est assez peu balisé I. Il faut ainsi se frayer une voie parmi diffé-
rents éclairages théoriques, en les confrontant, en les soumettant à la cri-
tique.
A. Les premiers repères
L'intention théorique est de mettre l'accent sur le lien social qui se
construit dans l'activité langagière: comment peut-on saisir l'activité lan-
gagière (et la production des normes langagières) dans l'échange social,
dans la construction et la transformation du lien social? L'exploration de
différentes sources théoriques débouche sur l'identification de trois en-
sembles de questions :
1. Faut-il mettre l'accent sur les structures, sur la stabilité, l'homogénéité
de la langue, ou au contraire sur les variations linguistiques ? Comment
rendre compte du changement? Quel statut accorder aux approches syn-
chronique et diachronique ? Ces questions sont au centre du débat qui a
mis aux prises les linguistes post-saussuriens et les sociolinguistes. Inspi-
rée par Meillet et Labov 2, la sociolinguistique ouvre la voie d'une étude
du langage en termes de processus et suggère l'intérêt d'une étude de la
construction sociale de la langue. Mais elle tend aussi à définir le langage
et le social comme deux ordres de réalité disjoints. La sociologie du langa-
ge doit, au contraire, saisir l'intrication complexe du langage et du social.
2. Faut-il privilégier une perspective qui constitue la langue en système ou
un regard sur l'activité linguistique, sur l'échange verbal, l'énonciation, le
discours ? La réflexion s'appuie ici sur une confrontation entre la linguis-
tique structurale d'une part, la phénoménologie et certains développe-
ments de la pragmatique d'autre part. Ces dernières démarches théoriques
contribuent à préciser le centrage sur l'activité langagière et proposent
d'envisager la dimension linguistique de l'activité comme incorporée dans
l'échange social. Cependant, on ne peut pas supposer que le sujet se jette
entièrement dans la parole, sans conscience réflexive de son activité lin-
guistique. Le processus de scripturalisation, à l' œuvre au cœur de la mo-
dernité, construit un horizon de langue per se et ouvre la voie à une cons-
cience réflexive de l'activité langagière et des processus d'élaboration de
la parole 3. La conscience réflexive de la langue n'est pas pour autant dé-
crochée de l'échange: c'est une activité qui répond à des jeux de langage
particuliers et qui, comme telle, est enchâssée dans la conscience prag-
matique de l'échange.
I L'ouvrage de ACHARD P. (1993) est une des rares tentatives de construire une voie sociologique pour
l'étude du langage.
2 Voir par exemple LABOV W. (1976).
3 Comme le précise LAHIRE B. (1993).
B. Wynants 71
bué à la fois à anéantir les "patois" pour construire une langue nationale,
symbole de l'unité politique, et à les transformer en patrimoine culturel
public (Certeau/Julia/Revel, 1975). La définition de la nation opère une
recomposition profonde de l'espace politique sur l'axe ville/ campagne et
elle contribue à approfondir la scripturalisation de la culture. La langue
nationale est constituée en symbole de la nation ; c'est une langue écrite,
homogène et érigée en monolinguisme. Sa diffusion massive est soutenue
par deux projets en partie contradictoires: d'une part l'exigence démocra-
tique, qui suppose que chaque citoyen maîtrise et puisse faire usage du co-
de commun; et d'autre part, la tension vers le contrôle social généralisé
dans la société française. La langue nationale écrite, définie comme un
monolinguisme, reçoit ainsi une double définition: elle est l'emblème de
la démocratisation de la culture et l'instrument privilégié du contrôle so-
cial.
8 Colinguisme : le système des langues et encore plus précisément ici le système des langues écrites.
Voir BALIBAR R. (1985).
B. Wynants 75
15 Le texte des rectifications ne prévoyait pas d'imposer les nouvelles graphies; les anciennes graphies
et les nouvelles étaient sensées coexister, au moins pendant quelques générations.
82 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?
phes, qu'il sépare désormais ceux qui savent, devenus les ignorants, des
autres qui n'en savent pas plus! » 16.
D'autre part, pour les partisans des rectifications, la société peut et doit
être mise en mouvement. Il faut, selon eux, avant tout chercher à garantir
la participation de tous à la société et favoriser les dynamiques intégra-
trices. La société est d'abord définie par ses capacités à intégrer les indivi-
dus dans un système social, même s'il est traversé par une pluralité nor-
mative. Par exemple: «En cette année du Bicentenaire de la Révolution, il
convient de rappeler avec force que savoir lire et écrire, posséder pleine-
ment les possibilités de cet instrument incomparable qu'est l'écriture est
un droit civique, et l'accès à la culture écrite un droit des citoyens» 17.
Dans ces débats, les dimensions de cohésion et d'intégration sociales
sont disjointes et construites en positions conflictuelles. Ce qui se sépare
et s'affronte, c'est précisément ce que l'orthographe, née avec la moder-
nité, avait réussi à conjoindre. Elle était à la fois un vecteur d'intégration,
parce qu'elle était une des clés d'accès à l'emploi et à la citoyenneté, et un
élément fondateur de cohésion sociale et de célébration d'une nation qui
se représentait comme construite autour d'un système de normes cohérent.
Aujourd'hui, les problématiques de l'intégration et de la cohésion sem-
blent prises dans des logiques contradictoires: les réseaux de relations
sociales, traversés par des conflits culturels, ne correspondent plus à l' es-
pace national, fondé sur la définition des statuts économiques et politi-
ques.
2. L'État et l'usage
Le second thème de l'affrontement concerne la définition des acteurs
légitimes de la dynamique sociale. Pour les uns, c'est l'État qui doit inter-
venir pour garantir les conditions d'intégration des citoyens à la société.
Les autres réfutent toute légitimité à l'État et affirment la primauté de
l'usage, du "peuple". Par exemple:
La langue est un phénomène collectif et démocratique par excellen-
ce. Il est l'expression même de la fameuse société civile. On ne la
transforme pas par décret. [... ] Qui réforme une langue, une gram-
maire, une orthographe? Ni le gouvernement, ni les syndicats, ni un
comité, ni même un haut comité, ni l'Académie. C'est le peuple 18.
Mais l'usage, tel qu'il est défini dans le débat sur l'orthographe, est un
acteur abstrait, puisque aucun agent concret ne peut agir en son nom.
C' est une catégorie actorielle vide, une entité extra-sociale caractérisée
par l'inertie. L'intervention de l'État est perçue comme une agression des
corps, des mémoires, des émotions, des images mentales. Le discours con-
pas été construit sur le mode d'un conflit politique, mais sur celui d'un af-
frontement culturel. Les différents intervenants opèrent, pour des raisons
différentes, et selon des modalités différentes, un déni du politique en re-
fusant d'entrer dans un processus de délibération politique. D'abord parce
que les contre-réformateurs définissent la langue et l'orthographe comme
des objets méta-historiques sur laquelle la société n'a pas de prise; ils re-
fusent le principe même de la modernité, la liberté de la société d'interve-
nir sur elle-même. Dans ce cadre, le politique ne peut être que le lieu de la
neutralisation des dynamiques dangereusement transformatrices. Aussi
parce que les partisans des rectifications, et en particulier les linguistes, se
sont placés dans une position d'expertise et ont affirmé que la science
pouvait guider les choix à opérer. De la sorte, ils ont contribué, contre leur
propre volonté, à verrouiller le débat politique sur l'orthographe. L'affir-
mation de la raison "scientifique" semble corollaire d'une faible foi en la
capacité de la société à soutenir un débat politique sur la langue et des ci-
toyens à mobiliser un savoir pour accroître leur liberté d'intervention sur
la langue.
L'orthographe apparaît ici comme un écran où se projettent des signifi-
cations contrastées. L'orthographe, aujourd'hui comme hier, est vivante,
notamment parce qu'elle est l'objet d'un investissement symbolique très
puissant. Mais elle a aussi profondément changé. Il y a un siècle, elle était
l'emblème de la modernité française, de la culture scripturalisée, de la
mobilité sociale et de la nation. Emblème de l'école elle-même. Aujour-
d'hui elle est déchirée entre l'intégration et la cohésion sociales, entre
l'État et la société, entre l' Histoire et le passé, entre les appareils et les
corps, entre la science et l'expérience. L'orthographe est vivante, mais
elle ne peut que donner lieu à des tensions dont l'issue est incertaine.
RÉFÉRENCES BIBLIOGRAPHIQUES
ACHARD P.,
1993 La sociologie du langage, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?
BAKHTINA M.,
1977 Le marxisme et la philosophie du langage, Paris, Minuit (1929).
BALIBARR.,
1985 L'institution du français. Essai sur le colinguisme des Carolingiens à la
République, Paris, PUF.
BILLIEZ J., LUCCI V., MILLET A.,
1990 Orthographe mon amour, Grenoble, PUG.
BLANCHE-BENVENISTE C., CHERVEL A.,
1969 L'orthographe, Paris, Maspero.
CATACHN.,
1982 L'orthographe, Paris, PUF, Coll. Que sais-je ?
CERTEAU (DE) M., JULIA D., REVEL J.,
1975 Une politique de la langue - La Révolution française et les patois, Paris,
NRF.
CHERVELA.,
1981 Histoire de la grammaire scolaire, Paris, Petite Bibliothèque Payot.
De MUNCKJ.,
1995 "Déformalisation, dérégulation et justice procédurale", Louvain-la-Neuve,
UCL, Carnets du centre de philosophie du droit, n? 10.
DUBETF.,
1991 Les lycéens, Paris, Seuil.
1994 Sociologie de l'expérience, Paris, Seuil.
F AVRE DE VAUGELAS c.,
1981 Remarques sur la langue française utiles à ceux qui veulent bien parler et
bien écrire, Paris, Champ libre (1647).
FURET F., OZOUF J.,
1977 Lire et écrire, Paris, Minuit.
90 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?
GELLNERE.,
1989 Nations et nationalisme, Paris, Payot.
GIDDENS A.,
1987 La constitution de la société, Paris, PUP.
GOODY J.,
1986a La Raison graphique. La Domestication de la pensée sauvage, Paris, Minuit.
1986b La logique de l'écriture, Paris, A. Colin.
GUION J.,
1974 L'institution orthographe, Paris, Le Centurion.
HACHEZ T., WYNANTS B.,
1991 Les élèves du secondaire et la norme du français écrit, Bruxelles, Commu-
nauté française de Belgique, Service de la langue française, Coll. Français &
société, n03.
HERDERJ.-G.,
1986 Traité sur l'origine du langage, Paris, PUP (1778) .
KLINKENBERG J.-M.,
1994 Des langues romanes, Louvain-la-Neuve, Duculot.
1995 "Pour une politique de la langue française", La Revue Nouvelle, n09, pp 56-
71.
LABOV W.,
1976 Sociolinguistique, Paris, Minuit.
LAHIREB.,
1993 Culture écrite et inégalités scolaires. Sociologie de "l'échec scolaire" à
l'école primaire, Lyon, PUL.
MARCHELLO-NIZIA c., PICOCHE J.,
1991 Histoire de la langue française, Paris, Nathan.
MERLEAU-PONTY M.,
1945 Phénoménologie de la perception, Paris, Gallimard.
SAUSSURE (DE) F.,
1979 Cours de linguistique générale, édition critique préparée par T. de Mauro,
Paris, Payot (1915).
SIMMELG.,
1981 Sociologie et épistémologie, Paris, PUP.
STALINE J.,
S.d. Le marxisme et les problèmes de linguistique, Pékin, Éditions en langues
étrangères.
TOURAINE A.,
1992 Critique de la modernité, Paris, Fayard.
TRUDEAUD.,
1992 Les inventeurs du bon usage (1529-1647), Paris, Minuit.
TSCHANNENO.,
1989 "Anomie et intégration sociale: Fenn, Luhmann et le paradigme néo-
durkheimien", Cahiers Vilfredo Pareto, n083.