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B.

Wynants : 65-90
Recherches sociologiques 1996/1

La construction sociale et les transformations de


l'orthographe française
Bernadette Wynants *
L'orthographe est une cristallisation d'échanges sociaux complexes engagés
dans la production de la société. L'étude évoquée ici vise à comprendre les lo-
giques sociales qui ont contribué à construire l'orthographe, à lui donner sens,
et les principes de sa transformation dans les pratiques contemporaines, no-
tamment dans le champ scolaire et dans l'espace public français, à travers les
débats sur la réforme de l'orthographe en 1989-1991. Cette exploration offre
une clé de compréhension des mutations culturelles et politiques contempo-
raines en les plaçant sous l'éclairage de trois repères analytiques. Tout d'abord,
l'approfondissement des processus d'objectivation et de subjectivation dans le
rapport à la connaissance et au monde et les tensions problématiques entre ces
deux pôles dans les pratiques sociales. Ensuite, l'affrontement entre deux
représentations de la société: la cohésion et l'intégration sociales, aujourd'hui
dissociées, alors que l'orthographe du XIX" siècle avait contribué à les conjoin-
dre. Enfin, les transformations du rapport à la norme, essentiellement discutées
à travers les hypothèses de dérégulation et de déformalisation des normes. Les
observations révèlent une orthographe tiraillée entre la raison instrumentale et
l'affirmation des sujets, entre intégration et cohésion sociales, entre la déforma-
lisation dans les pratiques d'écriture et la célébration du code formel pour lui-
même dans le débat public. Le paradoxe de l'orthographe tient à ce que le code
résiste jusqu'à présent à ces tensions. Mais sa préservation n'est en rien le signe
qu'il est resté à l'abri des transformations culturelles. Il faut au contraire saisir
la reproduction du code dans l'éclatement des principes de sa genèse.

Introduction
Comprendre par la sociologie l'émergence de l'orthographe et ses usa-
ges dans les pratiques sociales suppose une mise à distance des discours
prescriptifs sur les normes graphiques tels par exemple que l'école en lais-
se la trace dans notre mémoire. Il faut notamment renoncer à saisir l'or-
thographe comme un corpus de normes techniques mystérieusement fa-
çonné dans le mouvement d'une raison universelle. C'est un code social

• Ce texte est une synthèse d'une thèse en sociologie défendue le 22 décembre 1995 au Département des
sciences politiques et sociales de l'UCL, intitulée La construction sociale et les usages de l'orthographe
française. Transformations et inerties d'un système de normes.
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tout autant qu'un code linguistique. Non seulement parce qu'elle est utili-
sée dans les pratiques sociales et politiques de sélection professionnelle ou
de célébration rituelle de la nation, dans la configuration française. Mais
plus fondamentalement parce que le code lui-même est la cristallisation
d'échanges sociaux complexes engagés dans la production de la société.
L'hypothèse initiale peut ainsi s'exprimer en ces termes: l'orthographe
française est socialement construite et il faut saisir les logiques des activi-
tés qui la créent et lui donnent sens.
Ce questionnement vise aussi la compréhension des mutations cultu-
relles et politiques contemporaines. A priori, l'orthographe peut être défi-
nie comme un système de normes explicites qui a émergé au cours d'un
processus d'institutionnalisation dont l'État fut l'acteur central et que l'é-
cole a très largement contribué à diffuser. Cette image un peu trop nette
nous parvient aujourd'hui dans un univers culturel profondément diversi-
fié : les acteurs semblent confrontés à une pluralité de normes et de va-
leurs; la figure de l'État unificateur, garant d'une culture légitime, s'est
effritée; l'évidence des "missions" de l'école est devenue plus floue et
son avenir plus incertain. Tout au long de la recherche, nous avons suivi
l'intuition que l'orthographe et plus généralement l'uni vers de la langue
écrite, dans la configuration française, sont au cœur de ces mutations et
qu'elles peuvent nous en donner une clé de compréhension.
Les pratiques sociales qui ont contribué à créer l'orthographe et celles
qui continuent à la construire aujourd'hui sont étroitement et nécessaire-
ment liées au développement des pratiques d'écriture mais elles débordent
largement du cadre étroit du domaine des pratiques de transcription lin-
guistique. La diffusion et l'approfondissement de la logique de l'écriture
ne renvoient pas seulement à une transformation des techniques et du sup-
port de la communication; elles engagent des activités multiples d'ordre
cognitif, symbolique et politique. L'orthographe désigne un ensemble de
normes sociales qui ne ressemblent en rien au pâle reflet d'un modèle
culturel dont la substance serait ailleurs. Elle n'en est pas non plus une
variante aléatoire. Nous affirmons plutôt que l'orthographe française syn-
thétise les orientations politiques et culturelles de la France moderne.
Même si l'orthographe comme corpus de normes concrètes peut sem-
bler à certains égards singulièrement figée, momifiée depuis le XIXe siè-
cle, nous ne pouvions nous contenter d'élucider son émergence comme si
elle avait cessé d'être soutenue dans les pratiques contemporaines. La per-
manence des normes elle-même mérite aussi d'être interrogée. D'abord
parce que l'immuabilité du code risque de masquer des transformations
importantes du rapport que les usagers de l'orthographe entretiennent avec
la norme. Aussi parce que la vivacité des débats sur la réforme de l'ortho-
graphe, en 1990-1991, suggère qu'elle n'a rien d'une survivance d'Ancien
Régime et que, sous son fourreau craquelé, elle n'a rien perdu de sa vita-
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lité. L'orthographe apparaît aujourd'hui comme un objet paradoxal: vi-


vante et survivante, célébrée pour elle-même comme norme substantielle
mais soumise à une déformalisation dans beaucoup de pratiques concrètes,
à la fois norme unique soutenue par des principes de cohérence et plu-
rielle, éclatée dans les contradictions de l'expérience sociale.
Cette exploration a permis de mettre en évidence trois repères analy-
tiques susceptibles d'éclairer non seulement la construction et les trans-
formations des normes de la langue écrite, mais aussi les développements
et les altérations de la modernité dans son ensemble: l'approfondissement
des processus d'objectivation et de subjectivation dans le rapport à la
connaissance et au monde; la tension entre deux représentations de la dy-
namique sociale, la cohésion et l'intégration sociales; et les transforma-
tions du rapport aux normes caractérisées par la dérégulation et la défor-
malisation.

A. Les processus d'objectivation et de subjectivation


L'histoire de la langue écrite, des développements de la pratique de l'é-
criture et des formes de rationalité dont elle procède sont au cœur des mu-
tations culturelles caractéristiques de la modernité, avec laquelle nous pre-
nons aujourd'hui une distance partielle et inquiète. La généralisation de la
communication écrite est une condition nécessaire des processus d'objec-
tivation et de subjectivation dont il faut saisir la coïncidence. La pratique
de l'écriture et les formes de relations sociales qu'elle fonde ont contribué
de façon décisive à l'émergence d'une pensée rationnelle, critique, sus-
ceptible de définir des objets de connaissance. En même temps qu'elle est
engagée dans le développement de la rationalité instrumentale, l'écriture
joue aussi à fond le jeu de la subjectivisation. Non seulement parce que la
diffusion des textes donne à ceux, de plus en plus nombreux à partir du
XVIe siècle, qui peuvent les déchiffrer, la possibilité de construire eux-mê-
mes leur interprétation et de partir à la quête de la vérité. Mais surtout,
l'écriture elle-même comme pratique généralisée contribue à fonder l'indi-
vidu comme l'acteur de sa propre histoire. L'acte d'écriture est ainsi une
métonymie de l'historicité des sociétés: l'individu est le principe de la
construction du sens et l'aboutissement des entreprises politiques.
La construction de l'orthographe aujourd'hui est profondément affectée
par l'éclatement de la modernité tel qu'A. Touraine l'a éclairé (1992), en-
tre le monde de la rationalité instrumentale et l'univers des émotions, en-
tre objectivation et subjectivation. Dans le débat public, l'orthographe est
l'enjeu d'un conflit de légitimité entre des acteurs engagés dans des entre-
prises modernisatrices travaillées par la rationalité instrumentale et ceux
qui entendent résister à cet assaut "technocratique" au nom de l' au-
thenticité des émotions, des corps et des mémoires. Un des enjeux princi-
paux de ces débats est sans doute l'articulation de l'initiative politique et
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de la démarche de connaissance. La critique de la position d'expertise, qui


affirme que la science peut guider les transformations de la langue écrite,
et finalement, de la société, pourrait déboucher sur la recherche d'articula-
tions alternatives. Par exemple celle selon laquelle les connaissances doi-
vent d'abord être utilisées pour nourrir et élargir les délibérations poli-
tiques.

B. Cohésion et intégration sociales


Sous la continuité du code, nous pouvons lire son déchirement entre
deux définitions de la dynamique sociale qui étaient encore profondément
articulées au XIXe siècle: l'intégration et la cohésion sociales. Ces deux
types de représentation de la société sont notamment distinguées par O.
Tschannen, à partir d'une lecture du Suicide et des classiques de la socio-
logie de la religion. L'intégration sociale concerne «la manière dont les
individus sont attachés à la société» (Tschannen, 1989 :124) tandis que la
cohésion (et l'anomie) touche à «l'emprise d'un système de normes sur
les acteurs sociaux» (Op. cil. : 125). Il souligne en outre que ces deux axes
sont généralement confondus dans la tradition sociologique où la soumis-
sion à un ordre moral cohérent est perçue comme une condition de partici-
pation des différents groupes à la dynamique sociale.
Les discours sur la réforme de l'orthographe (1989-1991) ont construit
un affrontement sur ces deux représentations de la société: d'un côté, on
insiste sur l'ordre moral, sur la cohérence d'un système de normes; de
l'autre côté, l'accent est mis sur la dynamique sociale et les conditions de
participation à la société. Alors que ces deux pôles avaient été fondus dans
la langue nationale et singulièrement dans l'orthographe elle-même, au
XIXe siècle, ils se font face aujourd'hui et sont présentés comme deux ver-
sions contradictoires du destin politique de la société.
C. Dérégulation et déformalisation des normes
Les usages de l'orthographe, tels que nous les avons observés, peuvent
encore être confrontés à l'hypothèse d'une transformation du rapport aux
normes, telle par exemple que la formule J. De Munck en termes de déré-
gulation et de déformalisation des nonnes : «La dérégulation concerne les
rapports de l'État à la société: l'État abandonne un certain nombre de rè-
gles et de comportements interventionnistes, voire même se dessaisit de
certaines de ses compétences traditionnelles pour les confier à la société
civile. La déformalisation concerne la norme sociale: il s'agit d'une criti-
que du formalisme des règles et des législations figées, À la dévalorisation
du dogmatisme des formes, correspond une valorisation de la négociation
des décisions, de la mobilité des échanges, et du respect de situations tou-
jours complexes et particulières» (De Munck, 1995 :5).
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Le débat sur la réforme de l'orthographe révèle plus une crise du poli-


tique qu'un processus de dérégulation : l'État a perdu une grande part de
sa légitimité dans les interventions sur la langue. Mais surtout, il faut
relever que la confrontation des observations à l'hypothèse d'une défor-
malisation des normes débouche sur un constat contradictoire : certains
usages de l'orthographe, notamment dans l'univers scolaire, peuvent don-
ner lieu à une interprétation en termes de déformalisation, dans la mesure
où la norme est interprétée selon les caractéristiques des situations
d'échange. En revanche, dans le débat public français, où la dimension
symbolique de l'orthographe est centrale, on continue à célébrer la norme
formalisée et absolue pour elle-même.
Le paradoxe de l'orthographe tient à ce que le code résiste jusqu'à pré-
sent à ces transformations. Il reste un ensemble de normes formalisées et
célébrées pour elles-mêmes. Mais sa préservation n'est en rien le signe
qu'il est resté à l'abri des transformations culturelles. Il faut au contraire
saisir la reproduction du code dans l'éclatement des principes de sa ge-
nèse.
Nous allons retracer ici les grandes lignes de cette recherche. Tout
d'abord, il faut préciser les repères théoriques construits pour saisir ce qui
se joue dans les échanges langagiers, dans la construction et les usages des
normes linguistiques. Comment la langue, et plus particulièrement les nor-
mes graphiques, sont-elles construites dans les échanges sociaux? (Point
I). Ensuite, on retracera les grandes lignes de la genèse sociale de l'ortho-
graphe française, en identifiant les activités qui ont contribué à la cons-
truire et à lui donner sens (Point II). Après cette exploration rétrospective,
on interrogera les usages contemporains de l'orthographe: comment le
code se reproduit et se transforme dans les discours et les activités con-
temporaines. Nous avons défini deux champs d'observation pour com-
prendre comment l'orthographe continue à être construite aujourd'hui:
l'univers scolaire et l'espace public français, à travers les débats de presse
sur la réforme de l'orthographe depuis 1989, mais surtout au cours de l'hi-
ver 90-91 (point III). Ces observations seront ensuite confrontées à quel-
ques hypothèses qui visent à caractériser les mutations culturelles contem-
poraines, et plus précisément, les transformations du rapport aux normes
(point IV).

J. La construction sociale des normes de la langue écrite


L'exploration théorique répond à deux objectifs: d'abord, donner des
repères pour éclairer les questions de la recherche, la construction et la
transformation des normes langagières ; mais aussi contribuer à construire
une voie sociologique pour l'étude du langage. En effet, ce domaine de re-
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cherche est assez peu balisé I. Il faut ainsi se frayer une voie parmi diffé-
rents éclairages théoriques, en les confrontant, en les soumettant à la cri-
tique.
A. Les premiers repères
L'intention théorique est de mettre l'accent sur le lien social qui se
construit dans l'activité langagière: comment peut-on saisir l'activité lan-
gagière (et la production des normes langagières) dans l'échange social,
dans la construction et la transformation du lien social? L'exploration de
différentes sources théoriques débouche sur l'identification de trois en-
sembles de questions :
1. Faut-il mettre l'accent sur les structures, sur la stabilité, l'homogénéité
de la langue, ou au contraire sur les variations linguistiques ? Comment
rendre compte du changement? Quel statut accorder aux approches syn-
chronique et diachronique ? Ces questions sont au centre du débat qui a
mis aux prises les linguistes post-saussuriens et les sociolinguistes. Inspi-
rée par Meillet et Labov 2, la sociolinguistique ouvre la voie d'une étude
du langage en termes de processus et suggère l'intérêt d'une étude de la
construction sociale de la langue. Mais elle tend aussi à définir le langage
et le social comme deux ordres de réalité disjoints. La sociologie du langa-
ge doit, au contraire, saisir l'intrication complexe du langage et du social.
2. Faut-il privilégier une perspective qui constitue la langue en système ou
un regard sur l'activité linguistique, sur l'échange verbal, l'énonciation, le
discours ? La réflexion s'appuie ici sur une confrontation entre la linguis-
tique structurale d'une part, la phénoménologie et certains développe-
ments de la pragmatique d'autre part. Ces dernières démarches théoriques
contribuent à préciser le centrage sur l'activité langagière et proposent
d'envisager la dimension linguistique de l'activité comme incorporée dans
l'échange social. Cependant, on ne peut pas supposer que le sujet se jette
entièrement dans la parole, sans conscience réflexive de son activité lin-
guistique. Le processus de scripturalisation, à l' œuvre au cœur de la mo-
dernité, construit un horizon de langue per se et ouvre la voie à une cons-
cience réflexive de l'activité langagière et des processus d'élaboration de
la parole 3. La conscience réflexive de la langue n'est pas pour autant dé-
crochée de l'échange: c'est une activité qui répond à des jeux de langage
particuliers et qui, comme telle, est enchâssée dans la conscience prag-
matique de l'échange.

I L'ouvrage de ACHARD P. (1993) est une des rares tentatives de construire une voie sociologique pour
l'étude du langage.
2 Voir par exemple LABOV W. (1976).
3 Comme le précise LAHIRE B. (1993).
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3. Les définitions de la langue ou du langage se fondent sur diverses re-


présentations du lien social. Elles opèrent fréquemment un découpage to-
pologique de l'expérience sociale-linguistique, en assignant à des types
d'échanges des lieux particuliers. La langue est-elle produite au cœur de
l'échange social ou s'impose-t-elle comme une réalité déjà construite, ex-
térieure à l'expérience sociale concrète des groupes ou des communau-
tés? D'où vient la langue? Elle peut être perçue comme une endo-langue
profondément encastrée dans la vie des groupes définis par une intelligibi-
lité commune du monde 4. Elle peut aussi être définie comme une exo-lan-
gue, comme un code qui procède d'une logique normative étrangère à la
dynamique des rapports sociaux, en substance 5 ou parce qu'elle est cons-
truite dans le processus de rationalisation comme une langue nationale,
comme un code normalisé qui a rompu toute attache avec des communau-
tés particulières 6. Les différents types d'échanges langagiers ne peuvent
être associés à une exo-langue ou à une endo-langue substantielles, mais
ils construisent des représentations du langage dans l'interaction. Endo-
langue et exa-langue ne renvoient pas à des lieux différenciés de l'échan-
ge social, mais plutôt à des représentations du lien social qui s'énonce
dans l'échange. Ce sont des ressources que les interlocuteurs peuvent mo-
biliser dans l'interaction, et dont il faut comprendre l'élaboration.
B. La théorie de la structuration
Comment éclairer la dynamique de construction des normes de la lan-
gue écrite dans les échanges sociaux? Le modèle de la structuration de
Giddens (1987) fournit le cadre d'une analyse de ces processus, notam-
ment à travers la notion de dualité du structurel: les normes sont des pro-
priétés structurelles des systèmes sociaux, mobilisables par des acteurs ré-
flexifs comme contraintes et ressources de leur activité, qui est elle-même
engagée dans la production et la reproduction du système social. La lan-
gue, dans ce cadre, peut être définie comme un ensemble de propriétés
structurelles construites dans l'activité sociale. Les échanges concrets con-
tribuent sans arrêt à l'actualiser, à la transformer et à la reproduire. La lan-
gue est un ensemble de formes sociales stabilisées et constituées en pro-
priétés structurelles. Mais la langue française ne se laisse pas seulement
définir comme une forme stabilisée ; elle est aussi construite comme une
institution, décrochée de sa genèse sociale, douée d'une large extension
spatio-temporelle et d'un poids symbolique fort. Ce processus d'institu-
tionnalisation de la langue française est le produit d'une activité spéci-
fique et se superpose à la régulation systémique des usages; il constitue

4 Pour saisir l'endo-langue, voir par exemple HERDER J.-G. (1986).


5 Comme l'affirme STALINE J. (s.d.).
6 C'est la langue nationale telle que la définit GELLNER E. (1989).
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ainsi un type particulier de propriétés structurelles attachées à la langue et


qui est construit dans le développement d'un discours théorique normatif.
Les normes du français écrit, et plus précisément encore l'orthographe,
peuvent être définies comme des propriétés structurelles constamment ré-
interprétées et réélaborées dans l'activité sociale. Ce sont des cristallisa-
tions d'échanges sociaux, des formes sociales susceptibles d'être un objet
de réflexivité mais aussi susceptibles d'être institutionnalisées, c'est-à-dire
qu'elles peuvent être soumises à un travail d'élaboration théorique et nor-
mative qui contribue à leur extension dans l'espace et le temps.
On peut à présent préciser l'ancrage disciplinaire de la recherche. La
sociologie du langage vise à comprendre l'activité langagière comme une
construction de l'échange social où les différents acteurs participent à une
activité créatrice de sens et de formes engagée dans la dynamique d'un
système social. Si la perspective théorique se donne le langage comme
point d'ancrage du questionnement, elle autorise aussi un regard sur la
langue comme objet d'investigation. Celle-ci n'est plus définie comme
une structure stable, un système de signes arbitraires et clos sur lui-même,
mais comme un ensemble de formes sociales cristallisées, stabilisées et
qui peuvent être institutionnalisées dans des activités sociales spécifiques.
Il s'agit finalement d'interroger la langue par la sociologie du langage, de
comprendre la dynamique de construction et de transformation des nor-
mes comme contraintes et ressources pour les acteurs engagés dans diffé-
rents types d'échanges sociaux.

II. L'institution de l'orthographe française


L'orthographe française a pris historiquement son sens dans un modèle
culturel caractérisé par trois logiques convergentes que nous décrirons très
brièvement: les processus de scripturalisation de la culture et d'universa-
lisation de la culture écrite, qui créent une langue objectivable, susceptible
d'être régie par des normes abstraites; l'affirmation du principe du statut
conquis dans les pratiques d'évaluation sociale, qui débouche sur une va-
lorisation de l'effort d'éducation et sur la quête incessante de conformité à
travers la théorie du «bon usage» ; et le processus d'affirmation nationale
en France, qui contribue à créer une langue nationale scripturalisée com-
me symbole de la nation et de l'universalisme démocratique.
A. Trois logiques convergentes
L'orthographe française est le fruit de la congruence de ces trois lo-
giques dans l'école française du XIXe siècle. L'émergence de la forme
scolaire répond à l'exigence d'universalisation de la culture écrite portée
par la Réforme et approfondie par la Révolution française. La diffusion
massive de l'écriture et l'extension de la raison graphique transforment le
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mode de connaissance, les relations sociales et le rapport au langage 7.


L'écriture entretient des relations nécessaires avec le processus de rationa-
lisation. Elle est la condition concrète d'une forme efficace de l'accumula-
tion du savoir. Parce qu'elle offre la possibilité de mise à distance et de
manipulation des énoncés, elle favorise l'activité critique et la pensée
logique. La langue elle-même devient l'objet d'une attention spécifique,
d'un nouveau savoir critique et normatif qui définit des règles de confor-
mité des discours. De plus, la diffusion de l'écriture et l'extension de la
raison graphique contribuent à construire un nouveau mode de domination
sociale fondé sur la maîtrise des savoirs scripturalisés et sur la production
de règles abstraites, la domination légale-rationnelle ainsi que les formes
concrètes d'existence de l'État bureaucratique.
La scripturalisation de la langue est une opération solidaire du dévelop-
pement de discours normatifs sur le français. Au cours de la Renaissance,
différentes positions théoriques s'affrontent dans le champ intellectuel
français (Trudeau, 1992) : schématiquement, pour les uns, la norme doit
être fondée sur la raison tandis que pour d'autres, elle relève d'une hiérar-
chie d'usages linguistiques socialement marqués. Favre de Vaugelas af-
firme le caractère social de la norme linguistique (1981), mais ilia définit
aussi comme une norme idéale, hors de portée. Et surtout, il réalise une
rupture avec le principe du statut prescrit, selon lequel la qualité sociale
est un attribut de la naissance. Le bon usage est celui qui correspond aux
pratiques d'une élite restreinte en perpétuel effort de correction. La qualité
sociale n'est plus un attribut automatique de la naissance, elle s'acquiert
par l'éducation, l'effort, la quête de conformité à un ordre politique. La
«partie la plus saine de la Cour» est celle qui consent à entamer un effort
vers la conformité à une norme idéale, celle qui accepte le jeu de la com-
pétition pour la distinction sociale et affirme son dévouement à la cause
monarchique. La théorie du «bon usage» participe ainsi à l'entreprise de
rupture des solidarités féodales pour favoriser l'adhésion au nouvel ordre
politique. L'apprentissage scolaire de la langue écrite a été construit, de-
puis le XVIIe siècle, sur cette morale de l'effort (de la souffrance selon
certains), sur la valorisation de la quête de conformité à une norme idéale,
signe de distinction sociale.
Le processus de normalisation du français écrit, rendu possible et né-
cessaire par la dynamique de scripturalisation de la culture, s'est ainsi dé-
veloppé autour de l'axe d'une théorie de la stratification et de la mobilité
sociales. Mais il a aussi été interprété et façonné dans le mouvement d'af-
firmation nationale qui tendait à faire correspondre une culture nationale à
l'emprise du cadre politique de l'État français. La révolution française fut
une révolution linguistique. La politique linguistique de Grégoire a con tri-

7 Voir GOODY J. (1986 a et b) ou encore FURET F.lOZOUF J. (1977).


74 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

bué à la fois à anéantir les "patois" pour construire une langue nationale,
symbole de l'unité politique, et à les transformer en patrimoine culturel
public (Certeau/Julia/Revel, 1975). La définition de la nation opère une
recomposition profonde de l'espace politique sur l'axe ville/ campagne et
elle contribue à approfondir la scripturalisation de la culture. La langue
nationale est constituée en symbole de la nation ; c'est une langue écrite,
homogène et érigée en monolinguisme. Sa diffusion massive est soutenue
par deux projets en partie contradictoires: d'une part l'exigence démocra-
tique, qui suppose que chaque citoyen maîtrise et puisse faire usage du co-
de commun; et d'autre part, la tension vers le contrôle social généralisé
dans la société française. La langue nationale écrite, définie comme un
monolinguisme, reçoit ainsi une double définition: elle est l'emblème de
la démocratisation de la culture et l'instrument privilégié du contrôle so-
cial.

B. La construction d'un corpus de normes et son institution dans la forme


scolaire
Le code du français écrit a été élaboré dans la pratique concrète du tra-
vail d'écriture depuis le Moyen-Âge. Il est marqué de manière définitive
par l'utilisation de l'alphabet latin pour la transcription en langue vulgaire.
L'écart qui sépare le matériel phonologique de l'alphabet latin et la langue
vulgaire, en évolution phonétique rapide, constitue une des contraintes
majeures pour le travail de scripturalisation de la langue. Le code qui s'é-
labore est ainsi fondé à la fois sur le principe de la correspondance de la
graphie et du son et sur le recours à l'idéographie (au concept et aux séries
paradigmatiques) dans la notation des énoncés: les premiers écrivains ont
en effet créé un supplément orthographique pour suppléer aux carences de
l'alphabet latin en utilisant les ressources de l'étymologie et la connais-
sance des langues écrites. Le code écrit et la langue orale sont, dans le tra-
vail d'écriture, mis en tension perpétuelle entre la proximité et la distance.
On vise à représenter les sons de la langue orale, mais le travail d'écriture
suppose une distance culturelle au monde de l'oralité qui se traduit con-
crètement par le recours à l'idéographie et au colinguisme 8 dans la cons-
truction du code.
La diffusion de l'imprimerie, à la Renaissance, donne lieu à des débats
entre partisans d'une simplification de l'orthographe et ceux qui réaffir-
ment les vertus de l'étymologisme, notamment pour «distinguer les gens
de lettres des ignorants et des simples femmes». Les différentes éditions
du dictionnaire de l'Académie française oscillent entre l' étymologisme et
les tendances à la simplification. Les usages concrets comportent, au
XVIIIe siècle, de nombreuses variantes, mais schématiquement, ils suivent

8 Colinguisme : le système des langues et encore plus précisément ici le système des langues écrites.
Voir BALIBAR R. (1985).
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l'un des deux courants. La tendance à l'homogénéité de la langue nationa-


le construite dans la politique linguistique révolutionnaire et la prise en
charge par l'État impérial de la définition du code ont contribué à réduire
cette diversité normative. Au XIXe siècle, la norme devient unique et pres-
criptive. Elle devient aussi obligatoire lorsque la connaissance de l'ortho-
graphe est exigée pour l'accès aux diplômes et, dès 1833, aux emplois pu-
blics.
La diffusion du code comme norme unique, prescriptive et obligatoire a
été opérée essentiellement par l'école. L'école est la clé de voûte de l' ins-
titutionnalisation de l'orthographe: c'est là qu'aboutissent et convergent
la logique de l'écriture, la théorie du «bon usage» et l'affirmation nationa-
le. L'école, définie comme forme scolaire qui suppose une scripturali-
sation et une objectivation des savoirs, reçoit la mission centrale de trans-
mettre la culture écrite et la langue scripturalisée. Elle valorise la confor-
mité à une norme idéale, hors d'atteinte, comme signe de distinction so-
ciale. L'effort constant exigé par l'apprentissage et la pratique de l' ortho-
graphe est alors perçu comme une condition essentielle de mobilité socia-
le. La difficulté du code et son étrangeté pour la grande masse des élèves
ne sont pas des obstacles à sa transmission. Elles en sont au contraire
l'atout principal, puisque la soumission à l'effort et au travail d'éducation
est une vertu morale et un signe de qualité sociale.
Devenue obligatoire, l'orthographe joue désormais un rôle décisif dans
la sélection professionnelle. La pression de la société sur l'école en cette
matière s'intensifie. Perçue comme la voie d'accès à la culture écrite et
comme un vecteur de sélection sociale, l'orthographe est victime d'un rai-
dissement, d'un surcroît d'immobilisme. Au même moment, le métier de
maître d'école, puis d'instituteur, connaît une promotion sociale impor-
tante. L'instituteur a reçu la mission essentielle d'initier les enfants à la
culture écrite et au calcul. En maîtrisant et en enseignant l'orthographe, il
détient un savoir spécifique, une spécialité socialement valorisée. Cette
science de l'orthographe et son pouvoir d'évaluation en la matière contri-
buent à fonder le prestige de l'instituteur. Souvent appelé à tenir le secré-
tariat de mairie, il figure, en ville, mais surtout à la campagne, parmi les
notables.
L'orthographe et l'école du XIXe siècle entretiennent ainsi des relations
étroites que l'on pourrait qualifier de rapports d'institutionnalisation réci-
proque. L'école contribue à sacraliser l'orthographe, parée des vertus de la
culture écrite, associée au mérite et principe de sélection sociale; elle
contribue aussi à figer le code graphique du français, à assurer sa péren-
nité, son évidence. En retour, l'orthographe donne une légitimité et une
spécificité au travail pédagogique. L'apprentissage scolaire, conçu comme
une exo-éducation, est étroitement identifié à l'apprentissage de l' ortho-
76 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

graphe. L'instituteur en tire son prestige et les performances des élèves en


orthographe deviennent la mesure de leur capital scolaire.
Pour enseigner l'orthographe, des générations de maîtres, puis d'institu-
teurs, vont fabriquer dans les classes une grammaire scolaire empirique,
faite de recettes, de moyens mnémotechniques à apprendre par cœur et
sans liens avec la recherche philologique et linguistique 9. Peu à peu, ce
corpus disparate de règles ad hoc s'harmonise et devient un lieu privilégié
de réflexivité sur la langue. Lorsqu'elle est mise en cause par le courant de
rénovation pédagogique de la fin du XIXe siècle, survient, sur les ruines de
l'ancienne, une nouvelle grammaire centrée sur l'analyse des fonctions et
censée mieux expliquer les règles aux élèves. Après la Première Guerre
mondiale, le courant de rénovation pédagogique reflue et avec lui les vel-
léités de mise en question de l'orthographe française. La grammaire des
fonctions prend une place centrale dans l'apprentissage scolaire, comme
d'ailleurs la plupart de nos contemporains en gardent le souvenir. L'entrée
des sciences du langage à l'école depuis environ 20 ans a introduit dans
l'enseignement du français quelques concepts de la linguistique moderne
ou même de la sociolinguistique. Elle a contribué aussi à une nouvelle
valorisation de la langue orale. Cependant les emprunts aux sciences du
langage furent très partiels. L'ancienne théorie grammaticale n'a pas dis-
paru. La notion de fonction et les concepts de la linguistique coexistent et
n'ont pas donné lieu, jusqu'à présent, à la création d'une nouvelle théorie
linguistique cohérente.

III. Les usages contemporains


Comment l'orthographe est-elle construite et mobilisée dans les échan-
ges sociaux contemporains ? Le code graphique est resté stable, pour l' es-
sentiel, depuis sa fixation au XIXe siècle. Mais cette stabilité elle-même
est produite dans la dynamique sociale. En outre, la permanence du code
n'implique pas nécessairement que les modalités de son utilisation dans
les pratiques restent inchangées et que les acteurs sociaux continuent à lui
donner la signification qu'il avait prise au XIXe siècle. Nous allons voir
précisément que le rapport à l'orthographe a subi des transformations im-
portantes, à l'école et dans l'espace public français.
A. Les contradictions de l'expérience scolaire
L'orthographe aujourd'hui semble être au cœur des contradictions du
système scolaire relevées notamment par F. Dubet (1991) : entre les lo-
giques de production, c'est-à-dire les définitions des valeurs et objectifs
visés par l'activité éducative; les logiques de sélection, qui permettent
d'établir une hiérarchisation et un classement des compétences; et les 10-

9 Voir à ce propos CHERVEL A. (1981).


B. Wynants 77

giques d'intégration, qui définissent l'école comme un lieu de vie et de


rapports sociaux complexes. L'orthographe continue à être affirmée
comme un principe et un instrument de sélection scolaire alors que sa
place semble relativisée dans la nouvelle hiérarchie des savoirs. De plus,
elle est souvent définie comme un savoir qui résiste, dans la pratique, aux
choix opérés par de nombreux enseignants en faveur des pédagogies ac-
tives. Et enfin, les enseignants sont partagés entre la conviction de
l'importance de la maîtrise du code et sa difficulté pour des élèves qu'il
faut éviter de "bloquer", d'inhiber par un apprentissage trop rigide.
1. Pluralisme théorique et pluralisme pédagogique
L'orthographe, érigée en culte par l'école du XIXe siècle, a été relativi-
sée face à d'autres savoirs au cours de notre siècle. Les savoirs scolaires
se sont diversifiés, notamment par l'ouverture de l'école aux sciences, aux
langues étrangères et au sport. L'enseignement de la langue maternelle a
été recomposé dans cette nouvelle configuration. Une des transformations
les plus significatives est l'attention accordée à la communication orale,
alors que l'enseignement du français se fondait autrefois exclusivement
sur l'apprentissage de la langue écrite. En même temps, les sciences du
langage (linguistique et sociolinguistique) sont entrées par bribes dans la
pédagogie de la langue, à côté de la grammaire scolaire. Entre ces deux
traditions, aucune synthèse n'a vraiment été réalisée. L'enseignement de
l'orthographe est aujourd'hui intégré à un enseignement de la langue qui
recourt tantôt à la grammaire scolaire, tantôt aux sciences du langage. Il
est marqué par une pluralité normative susceptible de placer enseignants
et élèves devant des contradictions. Par exemple, comment hiérarchiser la
norme communicative déduite de la linguistique et la norme prescriptive
de conformité au code graphique, construite par la grammaire scolaire ?
Beaucoup d'enseignants continuent à affirmer que l'orthographe est une
valeur centrale de l'éducation. Parce qu'elle représente un patrimoine cul-
turel, mais aussi parce que, pensent-ils, elle joue un rôle important dans la
sélection professionnelle et les classements sociaux. Renoncer à l'ensei-
gnement de l'orthographe, c'est nécessairement faillir à leur mission.
Mais qu'ils soutiennent l'orthographe en vertu d'une éthique de la convic-
tion ou d'une éthique de la responsabilité, les enseignants sont souvent
confrontés à la difficulté pratique de concevoir un enseignement de l'or-
thographe en accord avec leurs choix pédagogiques. Depuis la fin du XIXe
siècle, les principes d'un renouveau pédagogique se sont diffusés dans
l'école française. La langue n'est plus seulement considérée comme un sa-
voir technique de base mais aussi comme le lieu privilégié des pratiques
éducatives. L'enseignement de l'orthographe et, plus généralement, celui
de la langue, sont le lieu d'une grande pluralité méthodologique: les en-
seignants opèrent non seulement des choix "techniques", comme celui des
78 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

méthodes globales, phonétiques, etc., mais aussi des choix de principes


pédagogiques sur l'axe pédagogie active/pédagogie traditionnelle.
Par exemple, certains enseignants dénoncent les effets désastreux des
pédagogies traditionnelles de l'orthographe: elles contribuent à inhiber
les élèves, à les insécuriser, à créer des blocages:
On n'aime pas sa langue, pourquoi? Parce qu'on a peur de faire des
fautes d'orthographe. Et vous avez des profs qui terrorisent les gens
avec l'orthographe! Mais c'est vraiment scandaleux! [ ... J Je fais at-
tention à l'orthographe mais je ne vais pas traumatiser les gens pour
ça parce que ça les empêche d'écrire. Comme quelqu'un qui bégaie,
ça l'empêche de parler. .. Alors qu'est-ce qu'il faut faire? Il faut ve-
nir à l'école pendant douze ans pour comprendre qu'on est nul en
orthographe, donc on est nul en français, donc on ne sait pas s'expri-
mer, écrire, qu'on ne sait pas parler, donc qu'on ne sait rien faire? !o.

Les enseignants convaincus des vertus de la pédagogie de la découverte


avouent souvent que l'enseignement de l'orthographe résiste aux métho-
des qu'ils privilégient. Il faut, avant tout, dédramatiser l'enseignement de
l'orthographe, comme d'ailleurs le recommandent les instructions officiel-
les de 1985 Il. Le choix des pédagogies actives peut en amener certains à
renoncer à enseigner efficacement l'ensemble du code, mais c'est au prix
d'une grande culpabilité:
J'étais souvent mal à l'aise à l'idée que je n' enseignais pas l'ortho-
graphe à mes élèves alors que j'étais censée être payée pour ça. J'ar-
rivais pas à enseigner l'orthographe ... Faire des dictées, corriger des
dictées et des trucs comme ça ... ! 12.

Ou alors, si l'enseignement de l'orthographe reste leur priorité, d'autres


enseignants finissent par "revenir" aux méthodes traditionnelles, réaf-
firmées pour leur efficacité en ce domaine. La pédagogie de l'orthographe
paraît alors éclatée dans un pluralisme de fait où chaque position se sent
tenue de fournir un discours de justification.

10"Entretien", in HACHEZ T.IWYNANTS B. (1991).


Il «L'école élémentaire tirant parti de situations rendant nécessaire l'usage de l'écrit, conduit l'élève à
rédiger de façon simple et avec plaisir. Le maître engage l'élève à oser écrire avec confiance et liberté»
(CNDE, École élémentaire, Programme et instructions, Paris, Le Livre de Poche, 1985, p.26). Ou enco-
re, ce document récent du Secrétariat Général de l'Enseignement Catholique, en Communauté française
de Belgique: «En ce qui concerne l'orthographe, il faut, sans aucun doute, mettre tout en œuvre pour
qu'un élève, dès le premier jet, arrive à écrire le plus de formes correctes possible. Mais s'il n'y arrive
pas, il serait extrêmement dommageable de le bloquer à ce niveau de surface» in Cahiers du SEGEC,
mai 1995.
12 "Entretien", in BILLIEZ J./LUCCI V./MILLET A. (1990).
B. Wynants 79

2. L'ambivalence des enseignants


Dans l'école de masse, où les savoirs se sont diversifiés et re-hiérarchi-
sés, où l'enseignement du français puise aussi bien dans les ressources of-
fertes par la linguistique que dans celles de la grammaire scolaire, et où
les méthodes d'enseignement font une plus large place à l'activité de
l'élève, les enseignants font l'expérience de contradictions importantes et
doivent souvent opérer des choix décisifs. Tiraillés entre la grammaire
scolaire, la linguistique et la littérature, entre un ancrage strictement lin-
guistique et une ouverture à la culture générale, entre la transmission d'un
savoir constitué et figé et une démarche de construction du savoir, ils sont
parfois amenés à faire le choix d'un style pédagogique très marqué. Alors
que l'orthographe et l'école se soutenaient mutuellement au XIXe siècle,
l'orthographe ne contribue plus aujourd'hui à fonder la légitimité de l'en-
seignant sans ambiguïté. Elle tendrait même à être perçue comme une
source de difficultés, de contradictions et à affaiblir la position des ensei-
gnants, soumis à des pressions contradictoires.
Les enseignants semblent, dans leurs attitudes à l'égard de l'orthogra-
phe, pris entre deux feux. Ils y attachent une grande importance et la valo-
risent parfois pour elle-même, mais elle s'intègre avec difficulté dans les
orientations pédagogiques qu'ils choisissent. Si l'orthographe reste une
"matière" importante, c'est notamment parce que certains enseignants
sont convaincus de la haute valeur du code pour lui-même. Trace de l'his-
toire et de la culture, il est aussi investi de valeurs morales que son ensei-
gnement permet de transmettre aux élèves. Mais cette justification du
code pour lui-même cède souvent le pas à des considérations moins
enchantées. L'orthographe est importante et son enseignement essentiel
parce qu'elle contribue à la sélection scolaire et en fin de compte, à la sé-
lection sociale.
Portant sur leurs épaules le poids symbolique de l'orthographe, sen-
sibles aux pressions extra-scolaires qui s'exercent sur eux, et notamment à
celles des parents, les enseignants font l'expérience d'une profonde insé-
curité dans la pratique de l'enseignement de l'orthographe. Ils se sentent
tenus de répondre à la fois à des pressions sociales caractérisées par la
permanence du jugement social de la faute et à l'objectif d'enseigner l'or-
thographe dans la nouvelle configuration des savoirs scolaires, qui contri-
bue à relativiser l'importance du code. En classe, ils sont partagés entre la
volonté de favoriser une acquisition efficace du code et un souci
d'intégrer cet apprentissage dans un enseignement de la langue et dans
une démarche de pédagogie active. Même chez les enseignants les plus
séduits par un "retour" aux méthodes classiques, la relativisation du code
semble inévitable. Mais elle pourrait s'accompagner d'une diversification
des styles normatifs, crispation sur le code chez certains, distance accrue
chez d'autres.
80 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

3. Les élèves: le jeu sur la norme


Pour les élèves, l'orthographe est essentiellement un savoir scolaire. Ils
insistent peu sur sa valeur intrinsèque ; en revanche, ils se montrent très
soucieux de rencontrer les exigences en orthographe lorsqu'elles sont liées
à la sélection scolaire. Les élèves considèrent que la maîtrise de l'ortho-
graphe est importante pour leur "carrière" scolaire, même si son appren-
tissage est fastidieux, ennuyeux, et son évaluation source d'un stress in-
tense \3.
En dehors du cadre scolaire, ils affichent une certaine distance à la
norme et considèrent que les jugements sociaux associés à la faute sont
peu légitimes, voire totalement illégitimes. Ils disent "faire attention"
lorsque l'exigence de conformité est explicite, au cours de français ou
dans d'autres branches littéraires. Mais pour les autres disciplines, ainsi
que pour leurs usages privés de l'écrit, l'utilisation du code leur semble
inutile et contraignante. Les élèves ne se contentent pas de signaler leurs
différences d'attitude selon les contextes; ils tiennent aussi souvent un
discours sur la variation elle-même, variation de l'attention portée au code
dans les pratiques et variation de la légitimité de l'évaluation.
Dans leurs pratiques de l'écrit à l'école, et dans la "qualité" de leurs
performances, les élèves se révèlent sensibles au contexte de l' énoncia-
tion : une enquête réalisée en Communauté française de Belgique 14 per-
met d'établir que leurs performances sont nettement meilleures pour les
copies rédigées dans le cadre du cours de français que dans celles réalisées
pour un autre cours (une différence moyenne de 25%). De plus, la grande
majorité des écarts observés relèvent de règles simples, comme l'accord
du nombre ou du genre, et peuvent ainsi difficilement être interprétés en
termes de compétence. L'effort de correction dans la copie de français in-
dique que les élèves reconnaissent la norme du code graphique mais qu'ils
ne l'appliquent pas de façon généralisée. La norme, définie au XIXe siècle
comme un absolu auquel on ne peut jamais déroger, quelles que soient les
circonstances, est utilisée ici comme une ressource pour rencontrer les
exigences du contexte scolaire, comme une norme dont l'usage est relatif
à la discipline et au professeur auquel on s'adresse.
Mais dans les situations où l'exigence scolaire de conformité est
moindre, ou même absente, les élèves renoncent à mobiliser les règles de
façon systématique, en se laissant guider par leur mémoire des mots ou
leur "sens" de la langue. Ces observations pourraient suggérer que la dis-
tance à la norme s'exerce davantage sur le principe et l'idée même de
règle générale que sur le contenu des règles. Persuadés que l'orthographe
est essentiellement un savoir scolaire qui n'a pas nécessairement beaucoup

\3 Voir BILLIEZ J./LUCCI V./MILLET A. (1990).


14Voir HACHEZ T.IWYNANTS B. (1991).
B. Wynants SI

de sens en dehors de l'école et conscients de son poids dans la sélection


scolaire, les élèves développent probablement des usages stratégiques du
code. Mais toutes les adaptations dans le sens de la conformité aux exi-
gences scolaires ne doivent pas nécessairement être interprétées par une
définition étroite de l'agir stratégique. S'adapter aux exigences scolaires,
ce n'est pas toujours opérer un calcul rationnel pour maximiser ses chan-
ces de réussite; cela peut aussi être le signe d'une adhésion affective à
l'autorité ou à la personne du professeur, ou même à l'institution scolaire
elle-même. Usages stratégiques ou simplement adaptatifs, les pratiques de
l'orthographe dans le cadre scolaire ne traduisent pas l'application
mécanique d'une norme absolue, mais plutôt la conscience réflexive des
nonnes et des types de jeux de langage où elles peuvent être mobilisées.
B. Les conflits dans l'espace public
De 1988 à 1991, l'orthographe fut au centre d'un débat intense dans la
presse française comme, dans une moindre mesure, dans la presse des
autres pays francophones. Quelques enseignants, et ensuite quelques lin-
guistes, ont pris publiquement position pour une simplification de l' ortho-
graphe et ces initiatives furent l'occasion d'une discussion très vive.
Ensuite, le Conseil supérieur de la langue française, présidé par le Premier
ministre (M. Rocard), proposa une liste de rectifications de l'orthographe.
Après sa publication dans le Journal Officiel, le débat a encore repris de la
vivacité. Ces discussions et la polémique qui s'est engagée alors peuvent
nous aider à comprendre comment l'orthographe est prise aujourd'hui
dans un travail d'élaboration de significations, et comment celles-ci ont
été profondément transformées depuis le XIXe siècle.
1. Cohésion et intégration
Le débat sur la "réforme" peut être lu comme un affrontement qui met
aux prises deux définitions de la société et du lien social. D'une part, cer-
tains intervenants insistent sur la nécessité de maintenir la cohésion so-
ciale : il faut refuser toute transformation du code et, surtout, la pluralité
normative introduite par les rectifications 15. Alors que l'école ferry ste fi-
gure dans ce discours comme l'institution emblématique qui a fondé la co-
hésion sociale, le partage par tous les citoyens d'un même système de va-
leurs et de normes cohérent, la "réforme" et la pluralisation normative qui
l'accompagne portent en elles la menace de l'effondrement de l'ordre so-
cial. Par exemple: «Comment expliquer aux jeunes que le Petit Larousse,
qui a été pendant des décennies le livre sacré dans les familles, le lieu de
référence et de rassemblement [... ] propose maintenant deux orthogra-

15 Le texte des rectifications ne prévoyait pas d'imposer les nouvelles graphies; les anciennes graphies
et les nouvelles étaient sensées coexister, au moins pendant quelques générations.
82 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

phes, qu'il sépare désormais ceux qui savent, devenus les ignorants, des
autres qui n'en savent pas plus! » 16.
D'autre part, pour les partisans des rectifications, la société peut et doit
être mise en mouvement. Il faut, selon eux, avant tout chercher à garantir
la participation de tous à la société et favoriser les dynamiques intégra-
trices. La société est d'abord définie par ses capacités à intégrer les indivi-
dus dans un système social, même s'il est traversé par une pluralité nor-
mative. Par exemple: «En cette année du Bicentenaire de la Révolution, il
convient de rappeler avec force que savoir lire et écrire, posséder pleine-
ment les possibilités de cet instrument incomparable qu'est l'écriture est
un droit civique, et l'accès à la culture écrite un droit des citoyens» 17.
Dans ces débats, les dimensions de cohésion et d'intégration sociales
sont disjointes et construites en positions conflictuelles. Ce qui se sépare
et s'affronte, c'est précisément ce que l'orthographe, née avec la moder-
nité, avait réussi à conjoindre. Elle était à la fois un vecteur d'intégration,
parce qu'elle était une des clés d'accès à l'emploi et à la citoyenneté, et un
élément fondateur de cohésion sociale et de célébration d'une nation qui
se représentait comme construite autour d'un système de normes cohérent.
Aujourd'hui, les problématiques de l'intégration et de la cohésion sem-
blent prises dans des logiques contradictoires: les réseaux de relations
sociales, traversés par des conflits culturels, ne correspondent plus à l' es-
pace national, fondé sur la définition des statuts économiques et politi-
ques.
2. L'État et l'usage
Le second thème de l'affrontement concerne la définition des acteurs
légitimes de la dynamique sociale. Pour les uns, c'est l'État qui doit inter-
venir pour garantir les conditions d'intégration des citoyens à la société.
Les autres réfutent toute légitimité à l'État et affirment la primauté de
l'usage, du "peuple". Par exemple:
La langue est un phénomène collectif et démocratique par excellen-
ce. Il est l'expression même de la fameuse société civile. On ne la
transforme pas par décret. [... ] Qui réforme une langue, une gram-
maire, une orthographe? Ni le gouvernement, ni les syndicats, ni un
comité, ni même un haut comité, ni l'Académie. C'est le peuple 18.
Mais l'usage, tel qu'il est défini dans le débat sur l'orthographe, est un
acteur abstrait, puisque aucun agent concret ne peut agir en son nom.
C' est une catégorie actorielle vide, une entité extra-sociale caractérisée
par l'inertie. L'intervention de l'État est perçue comme une agression des
corps, des mémoires, des émotions, des images mentales. Le discours con-

16François Bayrou, France-Soir, 19 décembre 1990.


17 "Manifeste de dix linguistes", Le Monde, 7 février 1989.
18 Jean d'Ormesson, Le Figaro, 22-23 décembre 1990.
B. Wynants 83

tre-réformateur appelle à une résistance pour préserver ces corps et ces


mémoires et pour garantir la dynamique "propre" de "l'usage".
Pour appuyer leur propos, les différents intervenants dans le débat cher-
chent tous la garantie de l'histoire; mais pour les uns, elle est définie
comme un processus dans lequel la société peut intervenir, alors que pour
les autres, c'est d'abord un patrimoine à préserver. De telle sorte que le
discours des opposants aux rectifications procède d'une célébration du
passé, mais d'un refus de l'histoire. Différents acteurs sont encore évo-
qués : d'une part, les linguistes, caractérisés par leur savoir, adjuvants de
l'effort de simplification de l'orthographe entrepris par l'État et, d'autre
part, les écrivains, susceptibles de protéger les corps et les mémoires
agressés par l'intervention des "technocrates".
Autour de l'orthographe, deux débats se croisent et deux récits s'enche-
vêtrent : la sensibilité au thème de la cohésion ou à celui de l'intégration
entre en composition avec l'affirmation de la légitimité de l'État ou de
l'usage. Les deux pôles contradictoires de l'affrontement (pro et contra)
ont noué, dans le discours, deux récits dont le mariage n'était pas néces-
saire. D'un côté, le discours favorable aux rectifications: priorité à l'inté-
gration sociale, insistance sur le rôle positif de l'État et confiance en la
science pour guider la transformation. Il peut être typifié comme un tech-
nocratisme à visée démocratique. De l'autre côté, le discours contre-ré-
formateur, le populisme des émotions, caractérisé par la définition cultu-
relle de l'orthographe comme valeur cohésive, l'affirmation de l'usage, du
peuple, comme réceptacle de la vérité culturelle et la position de résistance
des corps et des mémoires à l'agression "technocratique".
3. Crise dans la modernité
Alors que le discours réformateur appelle une transformation moderni-
satrice de la société, les opposants aux rectifications affirment leur dis-
tance à la modernité. Ils réagissent contre l'emprise croissante du système
sur les acteurs, contre la raison instrumentale qui menace d'étouffer des
sujets, contre des interventions technocratiques. L'affirmation d'une sub-
jectivité, la valorisation du monde vécu, la liberté des individus contre les
appareils politiques et techniques sont les grandes caractéristiques de leur
discours. Mais les sujets qui s'affirment sont définis comme des corps et
des mémoires doués d'une force d'inertie, d'une capacité de résistance,
mais pas d'une force engagée dans une dynamique transformatrice. C'est
une liberté de refus. Les sujets ainsi définis, tout en affirmant leur liberté
de résistance, ont perdu la capacité de se définir comme acteurs de leur
propre langue.
Dans le débat, l'État et la société semblent désencastrés. Cette disjonc-
tion des deux références participe d'une crise politique plus générale qui
se traduit aussi sur le terrain de l'orthographe. Il faut encore noter que,
malgré l'importance des thèmes politiques dans le discours, le débat n'a
84 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

pas été construit sur le mode d'un conflit politique, mais sur celui d'un af-
frontement culturel. Les différents intervenants opèrent, pour des raisons
différentes, et selon des modalités différentes, un déni du politique en re-
fusant d'entrer dans un processus de délibération politique. D'abord parce
que les contre-réformateurs définissent la langue et l'orthographe comme
des objets méta-historiques sur laquelle la société n'a pas de prise; ils re-
fusent le principe même de la modernité, la liberté de la société d'interve-
nir sur elle-même. Dans ce cadre, le politique ne peut être que le lieu de la
neutralisation des dynamiques dangereusement transformatrices. Aussi
parce que les partisans des rectifications, et en particulier les linguistes, se
sont placés dans une position d'expertise et ont affirmé que la science
pouvait guider les choix à opérer. De la sorte, ils ont contribué, contre leur
propre volonté, à verrouiller le débat politique sur l'orthographe. L'affir-
mation de la raison "scientifique" semble corollaire d'une faible foi en la
capacité de la société à soutenir un débat politique sur la langue et des ci-
toyens à mobiliser un savoir pour accroître leur liberté d'intervention sur
la langue.
L'orthographe apparaît ici comme un écran où se projettent des signifi-
cations contrastées. L'orthographe, aujourd'hui comme hier, est vivante,
notamment parce qu'elle est l'objet d'un investissement symbolique très
puissant. Mais elle a aussi profondément changé. Il y a un siècle, elle était
l'emblème de la modernité française, de la culture scripturalisée, de la
mobilité sociale et de la nation. Emblème de l'école elle-même. Aujour-
d'hui elle est déchirée entre l'intégration et la cohésion sociales, entre
l'État et la société, entre l' Histoire et le passé, entre les appareils et les
corps, entre la science et l'expérience. L'orthographe est vivante, mais
elle ne peut que donner lieu à des tensions dont l'issue est incertaine.

IV. Les paradoxes du rapport à l'orthographe


L'orthographe française a historiquement été construite sur la con-
gruence, dans l'école française, des logiques de scripturalisation de la cul-
ture, de valorisation de la distinction sociale et d'affirmation nationale. El-
le a été fixée comme une norme unique, absolue et prescriptive au XIXe
siècle et a été l'objet d'un véritable culte. Aujourd'hui, ses usages scolai-
res contribuent à la construire comme une norme problématique, tandis
que le discours contre-réformateur, qui continue à la célébrer pour elle-
même, occupe une position centrale dans l'espace public. Comment carac-
tériser le rapport à la norme qui se construit dans les pratiques et les dis-
cours sur l'orthographe? Et quels sont les enjeux d'une transformation
normative qui affecte plus l'élaboration des significations attachées au co-
de que le contenu des normes ?
B. Wynants 85

A. Dérégulation ou crise du politique ?


À première vue, les matières linguistiques, et en particulier l'ortho-
graphe, semblent moins l'objet d'une intervention explicite et directe de
l'État qu'elles le furent au XIXe siècle et de plus en plus laissées au libre
jeu des régulations dans différents champs d'activités sociales, par exem-
ple dans les médias. Mais dans le même temps, les domaines de l'inter-
vention de l'État se sont diversifiés et multipliés, en étendant considé-
rablement le champ d'usage de la langue officielle. Parmi d'autres initia-
tives, les pouvoirs publics ont entrepris d'intervenir, ces dernières années,
sur l'orthographe et sur la féminisation des noms de profession, respec-
tivement en France et en Communauté française de Belgique. Mais ces
interventions furent perçues, par beaucoup, comme une intrusion. L'inter-
vention de l'État sur la langue est illégitime, pour certains, parce que
l'usage est le seul propriétaire de la langue. La contestation de l'interven-
tion de l'État a contribué, dans le cas des rectifications de l'orthographe, à
l'échec relatif de la politique linguistique.
Dans cette mesure, plutôt qu'une dérégulation, on observe une incapa-
cité de l'État à promouvoir une politique linguistique et à intervenir expli-
citement sur la langue, une crise de légitimité de l'État et une crise d'effi-
cience de ses interventions. En matière d'orthographe, l'État semble avoir
perdu une grande part de l'emprise sur un ensemble de normes qu'il a très
largement contribué à façonner au cours des siècles précédents. De plus,
aucune autre instance de régulation n'a été légitimée. Il s'agit plus d'une
crise du politique que d'un abandon de la production des normes à d'au-
tres lieux de régulation. Dans l'histoire des rectifications, l'État cherchait
précisément à intervenir pour limiter les effets, ou reprendre en charge
d'éventuelles régulations dans le domaine des usages informatiques de la
langue, ou pour éviter les initiatives locales, dans certains réseaux d'ensei-
gnement notamment.
La difficulté politique et technique des interventions de l'État sur la
langue pourrait donner lieu à plusieurs interprétations: on peut considérer
par exemple que le travail de démocratisation de la langue française est
accompli et qu'en organisant la scolarisation et la diffusion massive du
français, l'État s'est dessaisi de la langue tout entière absorbée par la
communauté nationale. Une intervention de l'État n'aurait de sens, dans
cette perspective, que si elle répondait à une volonté délibérée et exprimée
par la société. Et si les initiatives réformatrices échouent, c'est parce
qu'elles n'ont pas réussi à construire une interface entre la diversité des
groupes sociaux et l'État, c'est par défaut d'une société civile capable de
traduire en termes politiques les aspirations à la transformation des
normes, ou par défaut d'un consensus construit par délibération dans l'es-
pace public. On peut lire aussi, sans contredire ce qui précède, la critique
86 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

de l'intervention de l'État sur la langue comme le symptôme d'une crise


de la notion d'intérêt général. Personne ne peut intervenir sur la langue,
personne ne peut saisir l'État d'une demande d'intervention parce que les
initiatives sont toujours suspectes de traduire des intérêts particuliers, au
détriment des intérêts d'autres groupes sociaux. Et dans ce cas, soit on ac-
cepte de considérer la société comme une agglomération d'intérêts
concurrents irréductibles, soit on s'engage dans la construction d'un
consensus en favorisant des processus politiques délibératifs et représenta-
tifs susceptibles de transformer la diversité des intérêts en orientations
collectives, même provisoires et fragiles.
Le constat de la crise de légitimité des interventions publiques sur la
langue ne doit pourtant pas occulter la continuité des régulations à travers
l'école, qui reste le haut lieu de la transmission et de la construction des
normes linguistiques, même si elle est soumise, elle aussi, à une désinsti-
tutionnalisation qui tend à en faire un lieu d'expérience. Mais, à côté des
régulations scolaires de la langue, comment concevoir une politique lin-
guistique explicite, fut-elle démocratique, comme le réclame J.-M. Klin-
kenberg (1995) ? Si la langue appartient aux citoyens, elle doit aussi être
reconnue comme enjeu politique des relations entre les divers groupes de
la société. Cela signifie que les politiques linguistiques inspirées de princi-
pes démocratiques ne doivent pas se contenter d'un "accompagnement pé-
dagogique", mais elles doivent surtout assumer les définitions politiques
de la langue. Ce qui aurait supposé par exemple, dans le cas des rectifica-
tions de l'orthographe, que l'on ait encouragé le développement d'un dé-
bat sur les questions politiques centrales portées notamment par les ensei-
gnants, à savoir la définition des missions de l'école aujourd'hui.
Comme nous l'avons vu, les réformateurs eux-mêmes, ardents démo-
crates pour la plupart, ont contribué à faire glisser ce débat vers l' affron-
tement entre le monde de la connaissance et celui des émotions. Avec
l'intention d'appuyer la critique de l'orthographe-institution, qui portait en
elle la critique de l'école française entamée par les enseignants, certains
réformateurs (et notamment les linguistes) ont étouffé le débat politique
sur l'orthographe en cherchant l'apaisement des tensions autour de la célé-
bration du savoir. Une politique linguistique n'a de sens que si elle procè-
de d'une reconnaissance des débats et des conflits politiques qui éclosent
dans la société. Reconnaître le politique dans la langue, activer les débats,
et mettre la connaissance au service de l'argumentation dans un processus
de délibération nous semblent les voies privilégiées d'une nouvelle forme
de régulation publique de la langue.
B. Wynants 87

B. Déformalisation et célébration de la norme formelle


Assiste-t-on à une déformalisation des normes de la langue écrite? Cet-
te question appelle également une réponse nuancée. Globalement, les usa-
ges concrets de l'orthographe nous semblent jouer dans le sens d'une dé-
formalisation, notamment dans les usages scolaires. Mais l'inflation du
discours contre-réformateur, en l'absence de contrepoids efficace, nous
incite à penser que, dans l'espace public, on continue à célébrer le code
comme une norme formalisée.
La définition concrète de la norme dans la pratique de l'écriture tend à
être désubstantialisée ; l'orthographe absolue et prescriptive a cédé le pas,
dans certains types d'activités, à l'interprétation des normes en situation.
À l'école, l'introduction de certains concepts des sciences du langage,
comme ceux de registre, de style, tout comme l'insistance sur une défini-
tion de la langue comme outil de communication, tendent à favoriser l'ap-
prentissage d'une norme relative au contexte de l'échange linguistique et à
privilégier l'acquisition des procédures interprétatives qui permettent le
choix des références normatives adéquates. L'orthographe n'est plus tout
à fait la norme absolue qu'elle était devenue au XIX e siècle, même si le
credo pédagogique n'a pas complètement renoncé à la célébrer comme
telle. Les comportements des élèves sont très clairs à cet égard : les règles
du code graphique sont d'autant plus mobilisées que la situation de com-
munication est scolaire et évaluative. En dehors de ces contextes, l'ortho-
graphe pour elle-même n'a pas de légitimité, si ce n'est comme "sens" de
l'écriture incorporé, "naturel".
La diversité des références normatives et souvent même leurs contra-
dictions placent les acteurs sociaux devant la nécessité d'élaborer un tra-
vail singulier de composition des normes qui suppose une distance réfle-
xive avec les différentes logiques sociales. L'acteur ne colle plus à aucun
de ses rôles, il est tenu de garantir leur multiplicité et de construire un
équilibre précaire entre eux, une cohérence provisoire 19. Les enseignants
par exemple, dans leurs pratiques de l'enseignement de l'orthographe,
doivent trouver une formule pour réduire l'insécurité qui résulte de la
multiplicité de leurs interventions: garants de la culture littéraire mais
ouverts à la société et aux techniques, pédagogues et agents de sélection
sociale, attachés à leurs élèves et soucieux de remplir leur "mission socia-
le", convaincus et responsables ... L'expérience de l'enseignement de l'or-
thographe est vécue par beaucoup d'entre eux comme une épreuve. Les
élèves quant à eux semblent jouer sur la diversité des normes. Mais cer-
tains d'entre eux ont perdu toute marge de manœuvre, ceux qui finissent
par recevoir de plein fouet les conséquences d'une sélection scolaire pour-

19 Comme l'a mis en évidence DUBET F. (1994).


88 Recherches Sociologiques, 1996/1 - Cohésion sociale ou éclatement?

tant prévisible, comme ces élèves en secrétariat de Grenoble, conscientes


d'avoir été «reléguées» en lycée professionnel pour leurs faibles perfor-
mances en orthographe, et découvrant que pour l'embauche, dans leur
secteur, c'est capital...
Mais l'orthographe, comme corpus de normes explicite, n'a pas bougé
dans ses principes. Le code explicite lui-même n'a pas été déformalisé.
Certains de ses usages tendent à le construire aujourd'hui comme une nor-
me relative alors que les discours sur l'orthographe renforcent souvent sa
définition comme valeur absolue pour elle-même. Cette dualité pourrait
donner sens à la distinction contextuelle opérée par les enseignants et les
élèves entre communication privée et publique. L'usage public de l'ortho-
graphe, dans les communications écrites publiques ou dans les discours
sur la norme dans les médias par exemple, ressemble toujours à une célé-
bration d'une norme formalisée, alors que d'autres types d'usages contri-
buent à la déformaliser.
La déformalisation de l'orthographe, si elle est observée dans de nom-
breuses pratiques, ne permet pas à elle seule de comprendre le rapport pa-
radoxal à la norme parce qu'elle risque de masquer la continuité d'une af-
firmation du code comme norme absolue et prescriptive dans l'espace
public. Les contradictions entre usages privés et publics de l'orthographe,
entre une déformalisation et la continuité de la formalité du code, pour-
raient probablement faire l'objet d'une comparaison avec d'autres champs
normatifs. Le constat de la divergence des constructions de l'orthographe
dans l'espace privé et dans l'espace public, ou encore dans les usages pro-
fanes et sacrés, suggère encore de chercher à comprendre si ces divergen-
ces constituent des contradictions problématiques ou nécessaires. Problé-
matiques si on considère que les deux logiques divergentes créent une sor-
te de schizophrénie sociale, où espace privé et espace public s'ignorent
l'un et l'autre; nécessaires si c'est précisément la relativisation de la nor-
me dans les pratiques qui est à la source du raidissement, pour ne pas dire
la fossilisation du code.
L'analyse des transformations du rapport à l'orthographe suggère la né-
cessité de distinguer les dynamiques de genèse des normes de celles de la
reproduction du code formel. Les logiques d'émergence de l'orthographe,
caractérisées par la congruence normative du public et du privé, de l'ordre
politique et de la qualification sociale des personnes, ont été profondé-
ment altérées. Pourtant, le code semble résister à ces transformations.
L'orthographe comme corpus de normes formelles se reproduit dans
l'éclatement des principes de sa genèse parce qu'il vit précisément de la
dissociation de l'univers des pratiques, entre une représentation publique
de la société qui ne peut renoncer à sa cohésion morale et la pluralité
normative dans laquelle les échanges sociaux doivent se construire.
B. Wynants 89

L'enjeu de la mutation culturelle qui s'opère ici est double: il touche


aux principes de la connaissance du monde et à la représentation de la so-
ciété. Comment imaginer de nouvelles articulations entre les pôles de
l'objectivation et de la subjectivation, aujourd'hui en tension probléma-
tique? Et comment l'idée de société se transforme-t-elle face à la plurali-
sation des univers normatifs? L'orthographe française a historiquement
participé au travail d'une société qui se représentait comme un tout cohé-
rent, comme un État-nation, comme une incarnation de la modernité.
L'observation des usages de l'orthographe laisse plutôt voir aujourd'hui
un agencement provisoire de sous-systèmes faiblement articulés. La mo-
dernité française s'est faite dans la langue et dans l'orthographe. Au-
jourd'hui, les distances à la norme, tout comme d'ailleurs les attachements
indéfectibles au code participent au travail de renoncement à une repré-
sentation de la société fondée sur la congruence des logiques sociales.

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