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François Dubet : « L’expérience des inégalités se diversifie et s’individualise »

Le lundi 18 mars 2019


« La classe ouvrière n’a jamais eu l’unité qu’on lui prête », rappelle le sociologue
et directeur d'études à l'EHESS François Dubet dans son nouvel ouvrage, Le
Temps des passions tristes, publié aux éditions du Seuil. En revanche, elle parvenait
auparavant à catalyser la frustration et le sentiment d'injustice à travers un récit
social capable de créer du sens. En présentant les inégalités comme des problèmes
individuels ou des défauts de caractère, chacun doit se résoudre à chercher une
justice pour soi, dans un monde injuste. Quand cela est impossible, le ressentiment
et la haine prennent le pas. Entretien.
Comment sommes-nous arrivés à « l’épuisement du régime de classe » ?
François Dubet : Au cours de l’histoire, les inégalités n’ont pas été seulement plus ou
moins grandes, elles ont aussi pris des formes différentes. Longtemps, les sociétés ont
été structurées par un régime d’inégalités de castes distinguant des groupes inégaux,
mais aussi des individus tenus pour fondamentalement inégaux en termes de droits et
de « nature ». Au lendemain des révolutions démocratiques, et avec la formation des
sociétés industrielles, se sont constitués des régimes de classes sociales définissant des
ensembles plus ou moins homogènes à partir de leur position dans le système capitaliste
de production. Ces classes étaient constituées par des conditions communes et des
conflits de classes. Progressivement, les systèmes politiques ont représenté ces conflits
de classes, avec les gauches et les droites, et avec des compromis et des États-
providence réduisant les inégalités sociales. Ceci ne signifie pas qu’il n’y avait d’autres
inégalités que les inégalités de classes, mais le régime des classes dominait la
représentation de la société et, dans une grande mesure, la subjectivité des individus.
Depuis une trentaine d’année, le régime des classes sociales s’épuise au moment où les
inégalités sociales se renforcent et se transforment. Cet épuisement me semble procéder
de plusieurs facteurs. Le premier d’entre eux est la transformation du capitalisme qui
affaiblit la grande industrie et les grandes concentrations ouvrières, tout en fractionnant
les ensembles socio-professionnels en fonction des statuts, de la précarité, des temps
partiels contraints, des niveaux de qualification… Le second facteur est celui de la
société de masse dans laquelle les niveaux de distinction se substituent aux barrières
entre les classes : on consomme pour se distinguer des autres et les inégalités « fines »
comptent autant que les grandes inégalités de classes. Enfin, dans une société qui
affirme l’égalité de tous et le droit de conduire sa vie de manière autonome, l’idéal de
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l’égalité des chances se substitue à celui de l’égalité sociale. Dès lors, le thème des
discriminations finit par s’imposer et, parfois, par se substituer à celui de l’égalité des
conditions. Avec les discriminations, l’injustice est perçue comme une expérience
personnelle et une forme de mépris, bien plus qu’elle ne procède de l’exploitation de
classe. Au fond, l’expérience des inégalités se diversifie et s’individualise car chacun
de nous est traversé par de multiples inégalités alors que dans le régime des classes
sociales, toutes les inégalités paraissaient converger vers une expérience commune :
une conscience de classe.
Vous parlez de « petites inégalités », ce qui pourrait initialement paraitre comme
une minoration de ces inégalités. Mais vous expliquez qu’elles se transforment en
« grandes inégalités finales » au terme de divers processus. Comment cela a-t-il
lieu ?
F. D. : Nous avons raison de dénoncer les très grandes inégalités et la création d’une
classe de super riches. Non seulement elle pose un problème moral avec des revenus
obscènes, mais elle pose des problèmes fondamentaux quand l’économie financière
échappe au contrôle des États et des sociétés. Mais les acteurs sociaux sont confrontés
à des inégalités plus petites, plus proches et qui les affectent directement dans la
manière dont ils vivent et dans leurs relations avec les autres. Ce sont les inégalités de
revenus, les inégalités territoriales, les inégalités de diplômes, celles qui tiennent au
sexe, aux origines et à bien d’autres dimensions.
Non seulement ces inégalités ne forment pas un système, mais elles sont souvent peu
congruentes entre elles. Alors que dans le régime des classes, les inégalités initiales
semblaient déterminer toutes les inégalités, aujourd’hui les inégalités résultent souvent
des parcours individuels et de l’agrégation de « petites inégalités ». On peut illustrer
ce changement par le cas des inégalités scolaires. Jusqu’aux années 1970, pour
l’essentiel, les jeunes allaient dans l’école du peuple ou celle de la bourgeoisie en
fonction de leur naissance selon un destin tout tracé. Le grand clivage scolaire opposait
les lycéens et les étudiants, d’un côté, aux jeunes qui travaillent précocement, de l’autre.
Avec la massification scolaire, les inégalités « fines » l’emportent en distinguant les
élèves selon les établissements, les filières, les disciplines choisies… Quand bien même
tous ou presque font des études. Dans ce système, il suffit d’une petite inégalité sociale
initiale pour que ses effets se multiplient au cours des carrières pour aboutir, à la fin des
parcours, à de très grandes inégalités. Les inégalités s’accentuent et se déploient dans
les parcours individuels. Il en est de même pour les inégalités de santé où les inégalités

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entre les sexes puisque la séparation conjugale appauvrit plus les femmes que les
hommes. Là encore, les inégalités sont vécues comme des expériences singulières,
parfois comme des inégalités dont on se sent confusément responsable.
Quel est l’effet de ce « régime des inégalités multiples » sur la perception des
inégalités par l’individu : comment les vit-il, les affronte-t-il ?
F. D. : Dans ce régime d’inégalités, les inégalités injustes sont vécues comme une
agression personnelle dans laquelle le mépris est l’émotion centrale. Ceci s’explique de
plusieurs façons. D’abord, chacun vit des inégalités singulières en fonction d’un
ensemble de dimensions tenant à sa situation et à son parcours : les revenus, la précarité,
les diplômes, le lieu de résidence, la situation conjugale, le territoire où on vit… Il en
résulte que les colères sont des sommes de colères personnelles. De plus, quand
s’affaiblissent les identités de classes qui donnaient une certaine fierté aux individus, il
est difficile de résister au sentiment d’être méprisé.
Ensuite, l’expérience de l’individualisation des inégalités se fonde sur un jeu de
comparaisons continues avec les personnes les plus proches, qui paraissent mieux loties
en termes d’accès à un certain nombre de biens comme la sécurité, la consommation,
les services publics, les aides sociales… D’un côté, on se compare aux plus favorisés
et aux plus riches, mais d’un autre côté, on rejette les plus pauvres auxquels on ne veut
pas être assimilé. Les pauvres, les étrangers, les « cas sociaux », les habitants des grands
ensembles de banlieue seraient des « faux pauvres », des « assistés » bénéficiant
injustement des aides sociales. Les habitants des banlieues n’auraient pas été bienvenus
sur les ronds-points des gilets jaunes et il faut rappeler que l’électorat de Trump et du
Brexit par exemple, rejettent les riches, mais plus encore les pauvres et les immigrés,
les Afro-américains et les « plombiers polonais ». Contre le mépris, il existe l’appel à
la dignité, mais aussi la haine.
Enfin, dans le régime des inégalités multiples, il va de soi que chacun doit adhérer à
l’idéal de l’égalité des chances et de la responsabilité personnelle. Dans ce cas, les
individus doivent s’expliquer ce qu’ils vivent comme un échec. Ceci ouvre l’espace au
ressentiment et à la haine consistant à rejeter la faute sur les autres et la société. Au
fond, il s’agit là d’un vieux paradoxe établi par Tocqueville : plus la société affirme
l’égalité fondamentale de tous, plus les inégalités sont insupportables. Mais on ne doit
pas oublier que chacun cherche en même temps une inégalité qui lui soit favorable.
Ainsi l’appel à l’égalité n’interdit pas la recherche d’inégalités pour soi. Nous sommes
pour l’égalité, « sauf pour les faux chômeurs, sauf pour les faux pauvres, sauf pour les

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étrangers et les immigrés… » Nous sommes contre la sélection scolaire, mais nous
choisissons les formations sélectives.
Est-ce pourquoi la solidarité est si difficile dans ce régime ?
F. D. : Dans les sociétés industrielles nationales, la solidarité a été construite sur deux
piliers. Le premier est celui de la division du travail, la solidarité « organique », aurait
dit Durkheim, dans laquelle le travail ouvre des droits, dans laquelle chacun donne et
reçoit en fonction de son travail. Le régime des classes sociales repose sur le conflit,
mais aussi sur la solidarité entre les groupes sociaux. Avec la mondialisation et le
chômage de masse, ce mécanisme faiblit : ceux qui paient ont le sentiment d’être grugés
et ceux qui reçoivent pensent ne rien recevoir. L’État-providence français reste efficace,
mais il est devenu illisible. Le second pilier de la solidarité a été l’imaginaire national,
le sentiment d’être, pour une part, semblable aux autres. Dans ce cadre, l’égalité mérite
des sacrifices parce que les autres sont comme nous, parce que nous sommes une
communauté. Là encore, le fait que les sociétés deviennent « plurielles » affaiblit ce
sentiment.
Ce qu’on appelle le populisme est la réponse au délitement du sentiment de solidarité.
Le populisme est la tentative de construire un peuple unique et solidaire. Le peuple en
question est celui des travailleurs, des petits, celui du Poujade et du parti communiste.
Mais le peuple est aussi la nation menacée par les étrangers, les immigrés et l’Europe.
C’est un peuple enraciné. Enfin, il est le peuple souverain trahi par les élites, la
représentation démocratique, les médias… Ce peuple unifié est incarné par un chef et
il s’oppose à un adversaire lui aussi unifié : l’oligarchie ; les forces de l’argent, les
intellectuels, les médias, les élus… Bref tout ce qui n’est pas le peuple. Avec des
nuances, cet imaginaire populiste gagne tous les pays, y compris les pays scandinaves
relativement protégés de la crise. Il est au pouvoir en Autriche, en Italie, en Hongrie,
en Pologne, aux États Unis, au Brésil… De mon point de vue, cet imaginaire, n’est pas
une politique. Les populistes conduisent des politiques de droite ou de gauche. Surtout,
une fois débarrassées de l’oligarchie, les politiques populistes découvrent que le peuple
n’est pas unifié, qu’il est traversé par les inégalités, les conflits d’intérêts et les conflits
culturels. Nous vivons une période dangereuse, parce que la solution populiste est
toujours de nature autoritaire pour effacer les contradictions du peuple.
La refondation de la solidarité est donc un travail difficile et qui prendra du temps. Il
importe d’abord de refonder la démocratie et de l’élargir, tout en sachant que celle-ci
implique des droits, des mécanismes de représentation et une capacité de gouverner,

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une fois la souveraineté populaire établie. Il nous faut aussi reconstruire des
mécanismes de représentation syndicale et associative afin que les colères individuelles
produisent des demandes sociales, des revendications et des conflits négociables. C’est
d’autant plus difficile que la social-démocratie s’est effondrée. Enfin, il nous faut
réécrire un récit national dans lequel les nouveaux venus aient une place et un rôle. La
balle est dans le camp des politiques et des intellectuels.
Propos recueillis par Sandrine Samii.

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