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Illustrations de la page couverture avant et arrière par Jonathan Théroux-Saint-Cyr

Illustration centrale par Gil Pître

Rédigé, mis en page, illustré, imprimé et relié par La Boîte Blanche


Première édition publiée le 11 juin 2010
Le regard souverain
et
La voileuse d’âmes

Textes de

Alexandre Sheldon

Illustrations de

Jonathan Théroux-Saint-Cyr
et
Gil Pître
Le regard souverain

« Tout a été dit, mais pas par moi »


- Gilles Vigneault

Il n’y a pas d’art sans économie. C’est malheureux, car l’économie est fort peu
souvent artistique. L’art en Gaspésie est parfaitement en phase avec l’évolution
sociale et économique de la région. Tout comme l’économie, l’art gaspésien a lui
aussi, au fil du temps, pris le virage touristique. Ceci est un constat que l’on doit
souligner, car à travers le prisme du tourisme, c’est tout un regard sur le monde et
un rapport au monde qui furent modifiés. C’est dans ce contexte que l’on doit
interroger le rôle de l’artiste gaspésien qui est devenu plus souvent qu’autrement
complice du complexe touristico industriel.

En peu de mots, et avant d’en rajouter d’autres, l’idée que l’on doit retenir en est
une bien simple : l’artiste qui s’est greffé au tourisme a participé et participe
toujours à la folklorisation de la Gaspésie.

Lorsqu’une population n’est pas maîtresse des conditions matérielles assurant sa


survie, et qu’elle prend plutôt le virage touristique, c’est qu’elle décide
d’approfondir les liens de dépendance qui la rattache aux centres dominants de
l’économie. Les conséquences de ce lien de dépendance dépassent largement la
sphère économique et viennent se nicher dans la sphère identitaire ainsi que dans la
sphère métaphysique.

Dans le cas de la Gaspésie, ceci n’est que le plus récent des maillons dans une
chaîne de dépendance qui s’étend loin dans le passé. N’oublions pas que le Québec
moderne est une conséquence de l’histoire coloniale européenne. Nos premiers pas de
colons naissants étaient le résultat, entre autres, d’un capitalisme nouveau. Ce
capitalisme qui était à l’époque encore à l’étape féodale et mercantiliste présentait
néanmoins un trait toujours présent aujourd’hui : il reposait et repose toujours sur
des relations inégales entre différentes régions géographiques1. Ce système, que
certains auront pensé nommer « division du labeur », attribue à certaines régions le
rôle de gestion du capital – les centres – et à d’autres le rôle d’extraction des
ressources et de consommation des produits acheminés par les centres – les
périphéries. Évidemment, ce sont habituellement les régions périphériques qui doivent
s’adapter aux centres et non le contraire. S’adapter dans ce contexte, ça veut dire
attirer l’investissement et courtiser le capital. Si la périphérie refuse de s’adapter au
centre, si elle refuse de se maquiller pour plaire au capital, elle est tout simplement
exclue du grand échiquier économique. C’est dans cette logique que plusieurs états
africains par exemple déboursent des millions en construction de routes, en
installations portuaires, en forces policières dopées, toujours dans le but de favoriser
la venue du capital2. C’est aussi dans cette logique que la Gaspésie organise son
économie, notamment au niveau du tourisme.

De colonie, la Gaspésie est devenue un lieu de villégiature, transportant avec elle, à


travers l’histoire, le fardeau de la dépendance.

Économiquement, ce cordon ombilical a fait en sorte que l’activité productive en


Gaspésie – l’extraction et la transformation des ressources gaspésiennes – fut
toujours pensée en terme d’exportation. Le sol lui-même devait s’adapter aux
centres économiques. On peut même dire, et c’est précisément le but de ce texte,
que c’est l’identité du sol et de ses habitants qui s’est ainsi transformée.

Aux 18ième, 19ième et 20ième siècles, ce sont les poissons et les arbres qui servaient à la
région comme outils de courtisanerie3 pour se vendre aux marchés métropolitains. De

1
À ce sujet, voir l’œuvre de Fernand Braudel, Immanuel Wallerstein, Samir Amin et Andre Gunder Frank.
2
L’auteur martiniquais Frantz Fanon illustre cette idée dans Peau Noire, Masque Blanc et Les damnés de la Terre.
3
Ce terme est emprunté à James H. Mittelman et son livre The Globalization Syndrome.
la pêche au filet à grande échelle, destructrice des fonds marins, à la production
industrielle de 2X4 pour les Etats-Unis, la Gaspésie n’avait une identité qu’en
fonction de l’intérêt économique des centres. À titre d’exemple, contrairement à
plusieurs autres régions du Québec, il ne s’est pas (ou très peu) développé
d’agriculture de subsistance en Gaspésie. Ceci implique que mis à part les patates et
le poisson, la majeure partie des aliments consommés dans les ménages provenait
de l’extérieur. Et tout comme aujourd’hui, l’endettement et le crédit formaient le
principal moteur de la consommation. Au 19ième siècle, les pêcheurs autonomes
s’endettaient auprès des grandes compagnies comme celle du Jersiais Charles
Robin. Les dettes des pêcheurs leur permettaient de se nourrir de biens importés
(farine, cannages, etc.). La dépendance sur l’extérieur était donc véritablement une
lame à deux tranchants : dépendance sur les marchés à l’exportation et dépendance
sur l’extérieur pour l’alimentation de base! 4

Lorsque cycliquement les industries halieutiques et forestières tombèrent, faute


d’une pression trop forte imposée sur les ressources ou bien encore faute d’une
chute de la demande des exportations, la Gaspésie dû miser davantage sur le
tourisme et l’utiliser comme bouée de sauvetage, jusqu’à ce que la tempête passe.

Le tourisme est dans son essence une industrie du regard5. C’est une industrie tout
aussi mercantile et pilleuse que la foresterie et la pêche. Seulement, elle ne vend pas
de la matière, mais plutôt des images. Si une économie d’extraction primaire a
mené le sol gaspésien à prendre l’identité de la ressource, on doit s’attendre à ce
qu’une économie touristique transforme aussi en ressource, voir en marchandise,
tout trait identitaire propre aux Gaspésiens.

Sous le règne de la pêche, la mer était perçue comme une pisciculture. Sous le
règne du tourisme, la mer est perçue comme une banque d’images. Dans l’industrie

4
Sur l’histoire économique de la Gaspésie, voir l’œuvre de Mario Mimeault.
5
Voir Jonathan Crary et son livre L’Art de l’observateur : vision et modernité au XIXième siècle.
forestière ou encore l’industrie minière, on vend des morceaux de sol et de
végétation. Dans l’industrie touristique, on vend des expériences visuelles.

Bien sûr, tout le complexe qui s’orchestre autour du tourisme dépasse de loin la
simple vente de moments de visionnement de la nature gaspésienne. La
restauration, l’hôtellerie, les sports de plein air, les campings, l’industrie du
transport et ainsi de suite – tous ces secteurs économiques savent s’adapter au
nouveau paradigme. Je rajouterais même à cette liste toutes les institutions qui elles
aussi misent de plus en plus sur le passage de personnes transitoires – les stages
professionnels, les programmes d’études de courte durée, les emplois contractuels
de courte durée, voir même les projets de recherche scientifique. Là sont tous des
exemples de tourisme. Malgré les différences évidentes qui séparent un vacancier
d’un stagiaire, le fait demeure que dans les deux cas, le touriste n’a aucune volonté
d’enracinement. Son attachement au territoire est mince et fragile, comme celui
d’un consommateur d’images.

Ces images que le touriste consomme, ces images que l’industrie touristique lui a
assuré par voie publicitaire qu’il pourrait consommer sur place, ces images, on les
connaît bien… C’est le grand air, la mer, les falaises, les montagnes, la nature,
l’ouverture, la liberté! Qui ne voudrait pas pouvoir s’en procurer un petit morceau
de cette Gaspésie? Le ramener dans un lieu sûr; au fond du tiroir à bas, ou sinon
exposé dans un cadre peut-être?

Ces images, sont-elles le propre, l’essence même du territoire et de son peuple?


Peut-on croire qu’elles ne disent peut-être pas tout? Peut-on croire qu’elles
mentent?

Répondre à ces questions sans prendre expressément en considération la


dépendance économique entretenue entre centre et périphérie serait forcément
insuffisant. D’autant plus lorsque l’on sait que le tourisme est devenu un véritable
pilier économique de la périphérie.
Cette image de la Gaspésie est clairement construite en tant qu’un antipode à
l’espace urbain (montréalais en particulier). L’axe Montréal-Gaspé agit en effet
comme une balance manichéenne à travers le prisme du tourisme. Montréal est
synonyme de travail, de renfermement, de béton, de vitesse, de technologie. Gaspé
est synonyme de vacances, de temps libre, de lenteur, de nature, de liberté. Comme
s’il était impossible d’être libre en ville, comme s’il était impensable d’être opprimé
en Gaspésie.

Mais justement puisque vue à travers ce prisme l’identité gaspésienne est définie
purement en opposition au milieu urbain, elle n’est pas libre. Elle est dépendante
du regard produit par le complexe touristico industriel. Ce regard qui dit voir et savoir ce
qu’est la Gaspésie est celui-là même qui entretient la banque de clichés listée plus
haut.

Dans une relation inégale, c’est le regard du plus puissant qui a le monopole sur la
réalité. Ce que son œil voit, l’œil du subalterne doit l’accepter comme une vérité.
Cette dynamique est partout présente dans le monde. Elle est le vestige palpable du
projet colonial européen6. Dans le cas qui nous intéresse, le regard qui a le
monopole sur la réalité est le regard de celui qui voit d’abord la Gaspésie du haut
de sa tour de contrôle, sur une carte où le territoire est disséqué et recomposé en
itinéraire.

C’est ici que l’on peut commencer à parler d’une folklorisation7. Ce phénomène qui
tend à réduire un peuple à quelques stéréotypes prévisibles dans l’œil du capital a
une influence pernicieuse sur l’identité. Définie comme opposé du monde quotidien
de Montréal, la Gaspésie se doit d’offrir au touriste ces éléments qu’il juge comme

6
Sur le sujet de l’identité en son rapport à la colonisation, voir le livre Imperial Leather de Anne McClintock.
7
Voir le texte L’impact de la folklorisation dans l’expression identitaire de Caroline Grillot.
absents de son habitat normal. Et puisque la Gaspésie est dépendante du capital
touristique, elle en vient à fièrement porter l’habit tricoté à Montréal.

« On dirait qu’ils veulent qu’on ait tous des homards dans les poches » s’exclamait
un jeune employé d’un bureau d’information touristique l’été dernier.

Il visait juste. Dans le paradigme touristique, le lieu de villégiature a peu de marge


de manœuvre dans la définition de son identité. S’il veut dépasser les stéréotypes
qu’on projette sur lui, il risque de devenir un élément improductif et d’être occulté
par l’économie dominante.

On a déjà nommé quelques organes de ce complexe économico touristique, en


omettant stratégiquement de mentionner le réseau de galeries d’art qui bénéficie lui
aussi de la vente de la Gaspésie en tant que symbole de liberté océane. Omission
stratégique car on s’attaque ici au nœud le plus serré de la question touristique.
Car, si le tourisme est une industrie du regard et que l’art visuel s’investit justement
dans l’exploration du monde oculaire, on s’attendrait logiquement à trouver à
l’intersection du tourisme et de l’art visuel un amalgame de complicité.

Première banalité : l’artiste bénéficie du tourisme dans la mesure que ce dernier lui
apporte des clients potentiels.

Deuxième banalité : l’artiste peut maximiser les profits soutirés au touriste en


adaptant ses œuvres à la sensibilité propre au touriste. Mieux encore, l’artiste peut
complètement intérioriser les stéréotypes identitaires issus du tourisme et vivre son
art en fonction d’eux. Car après tout le touriste, plus que tout autre sujet du système
économique, est en quête d’expériences « authentiques ». Ces dernières sont
généralement plus coûteuses…

Pourquoi est-il si peu surprenant de constater que la vaste majorité de la production


artistique gaspésienne traite des mêmes thèmes que ceux qui sont utilisés par la
courtisanerie publicitaire de l’industrie touristique? Paysages d’océan, sculptures sur
bois de grève, peintures sur coquillages et carapaces de crabes, scènes champêtres,
explorations picturales du monde de la voile, de la pêche, etc. Parce que l’art
fonctionne comme un organe du corps économique, historiquement déterminé par
les centres économiques, historiquement habitué à correspondre à l’image
entretenue dans ces centres.

Il serait évidemment de mauvais goût d’accuser les artistes de se commercialiser.


Car même commercialisé, l’artiste doit se battre pour survivre. Et plus souvent
qu’autrement, on peut leur donner le bénéfice du doute et penser que leur intention
est de faire « du beau », plutôt que de faire « du big business ». Néanmoins, le
résultat est le même : tous les stéréotypes gaspésiens sont confirmés dans cet art
touristique.

On peut donc dire, en toute légitimité et sans avoir peur de choquer quiconque,
que l’artiste dit touristique a comme fonction de reproduire et donc d’entretenir les
stéréotypes. Il est le gardien de l’expérience oculaire, et son regard souverain
guidera les autres dans l’exploration du champ visuel.

On a déjà dit plus haut que le tourisme est une industrie du regard. À cela, il faut
rajouter que le tourisme est une industrie du connu8. Tout le complexe économique
qui s’organise autour du paradigme touristique est fondé sur la notion que le
consommateur choisit la Gaspésie parce qu’il sait ce qu’il achète; on suppose qu’il
est un sujet économique rationnel. En d’autres mots, il « connaît » déjà l’endroit où
il veut séjourner, et ce, même s’il n’y a jamais mis les pieds.

Le Rocher Percé en est l’exemple le plus flagrant. Avant même de le voir en vrai,
rares sont les touristes qui n’en ont pas déjà vu au moins une bonne centaine de

8
À ce sujet, il est intéressant de faire appel au concept de géosophie tel que théorisé par John Kirtland Wright, John
Allen et Yi-Fu Tuan, ou encore le texte de Innes Keighren, Geosophy, Imagination and Terrae Incognitae.
représentations picturales ou photographiques. Ils viennent donc voir ce qu’ils
connaissent déjà et ainsi ils confirment ce qu’ils pensaient savoir du monde. Ce que
l’industrie touristique leur a vendu, c’est la possibilité d’une expérience visuelle. On
connaît bien la tendance qu’ont les touristes de favoriser l’approche du rocher de
par la Baie des Chaleurs et la Côte Surprise :

« Si tu arrives par Gaspé, tu vois le rocher apparaître bien avant d’être arrivé à
Percé, c’est comme s’il te nargue. Par le Sud, un moment tu le vois pas, puis d’un
coup, BANG, il est devant toi » m’avait confié une habitante de Rimouski, ainsi
confirmant que ce que cherche le touriste, avant tout, c’est le titillement visuel! Un
peu plus, et on m’aurait dit :

« Avant de surmonter la Côte Surprise, cours sur place en prenant de courtes et


rapides respirations jusqu’à ce que tu fasses de l’hyperventilation. Tu vas
commencer à être étourdi, c’est à ce moment que tu dois avancer vers le flanc
descendant de la côte. Tu vas voir, avec les points noirs et avec l’image qui tourne
sur elle-même, le rocher est encore plus impressionnant! »

Ce que le touriste connaît du lieu visité avant son départ informera ce sur quoi son
œil se posera. D’autres phénomènes, potentiellement aussi impressionnants que le
rocher, pourront même passer inaperçus s’ils ne figurent pas sur l’inventaire de
connaissances du touriste. L’inconnu est systémiquement occulté par l’industrie
touristique. N’a de valeur que l’achat qui peut se prévoir d’avance.

L’artiste qui a peint le rocher que le touriste avait déjà vu avant de venir, le rocher
qu’il voit maintenant devant lui en prenant une photo, celui-là confirme que le
touriste a raison de poser son œil sur le monolithique rocher : « voilà ce que tu es
venu vivre, voici ce que tu vis ». Ainsi, il confirme l’identité que le touriste avait déjà
attribuée à la Gaspésie.
Aurait-il peint l’étudiant sous-payé qui fait la plonge au restaurant d’à côté que le
touriste n’aurait pas su faire le lien avec la réalité ambiante? Aurait-il peint
l’impression abstraite que fait sur lui le lever du soleil que ça aurait été une
représentation « moins vraie » de Percé?

Cette peur de l’illisible9 qui est intrinsèque à l’industrie touristique, elle se traduit
par un rejet de l’inconnu. « Tout est connu », « tout est accessible ». Ce qui
n’apparaît pas dans les représentations disponibles de la Gaspésie n’existe tout
simplement pas pour le touriste. Tant et aussi longtemps que ce dernier n’aura pas
accepté qu’il ne connaît pas ce qu’il voit, que certaines choses demeurent pour lui
illisibles, il contribuera à la reproduction des stéréotypes de l’identité gaspésienne
folklorisée entretenue dans les centres économiques duquel il est sans doute issu.

Tant et aussi longtemps que l’artiste confirmera ce que le touriste pense connaître
de la Gaspésie, il continuera à participer à cette folklorisation. Le tourisme crée ainsi
une véritable pression sur l’art visuel et l’on doit insister sur les conséquences de
cette influence.

Économiquement, en offrant l’appât du gain à l’artiste, le tourisme modifie les


thèmes dont celui-ci traitera. Corrélativement, le pouvoir économique étant rangé
du côté des centres métropolitains, le tourisme donne à ces centres l’autorité sur le
contenu imaginaire de l’identité gaspésienne. L’artiste qui pratique le métier de la
représentation sera automatiquement influencé par ce discours dominant.

Conséquemment, le tourisme pousse l’artiste à réduire le nombre de paramètres


considérés dans sa démarche artistique. Plus souvent qu’autrement, s’étant allié au
discours dominant, l’artiste limite les possibilités d’existence de l’art visuel.

9
Sur la lisibilité comme conséquence du pouvoir autoritaire des États modernes, voir James C. Scott et son livre
Seeing like a State. Aussi voir le travail de Michel de Certeau.
Métaphysiquement, c’est tout un commentaire sur le rapport de l’humain à la
réalité qui s’opère à travers cette spectacularisation de l’art. En effet, ce rapport entre
l’artiste et la réalité est banalisé, omit, occulté dans l’art touristique. L’art devient
une simple technique de reproduction du réel spectaculaire. Il ne questionne pas le
réel, il accepte le discours dominant et l’intériorise. Ce questionnement n’est pas
sans importance; il n’est pas une platitude à laquelle s’adonnent seulement les
philosophes du dimanche. Ce questionnement est lourd d’implications. Sans la
faculté de mettre en doute et de questionner son rapport à la réalité, l’humain perd
son animalité, se rapprochant ainsi de la machine pour qui la réalité est en effet
toute connue, prévisible, et infiniment reproductible.

Particulièrement depuis l’invention de la photographie, l’art visuel a su questionner


le rapport de l’humain à la matière, à la lumière, aux couleurs10. L’impressionnisme
par exemple a grandement contribué à la compréhension de la perception des
formes et de la lumière. Sous le pinceau des impressionnistes, la réalité ne se révélait
plus comme des formes circonscrites que l’on retrouverait dans des cahiers à
colorier. La réalité se révélait plutôt comme des taches, des contrastes de couleurs,
de lumière et d’ombre. Dès lors, l’humain prenait conscience que la réalité n’était
pas une simple affaire d’étiquetage nominal de diverses formes délimitées se
promenant dans l’histoire. En éliminant des formes ces contours imaginaires, on
offrait à la cognition humaine la possibilité de comprendre le champ visuel dans ce
qu’il avait de continu en deçà et au-delà de l’apparence.

Les futuristes italiens ainsi que les dadaistes ont quant à eux su donner à la cognition
humaine de nouveaux outils pour comprendre la vitesse et la violence du nouveau
mode de vie industriel et urbanisé du début du 20ième siècle. Un peintre classique
n’aurait jamais pu peindre une scène de révolte urbaine berlinoise de 1919 comme
George Grosz l’a fait. Le mouvement, le bruit, la densité des masses populaires, les

10
Voir Histoire de l’art de E. Gombrich et l’essai L’œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique de Walter Benjamin.
données propres à cette période de modernité accentuée dépassaient largement la
capacité des techniques de peinture préexistantes.

L’art qui confirme et conforte plutôt que de confronter ne saurait s’insérer dans une
quelconque continuité de cet art métaphysique, cet art qui questionne et qui
participe à l’évolution de la conscience humaine.

Est-ce que ce constat se veut être un constat moral? Peut-on déduire qu’il y a là un
problème à régler? Une contrainte à dépasser? Pas forcément. Le tout devient
problématique lorsque ce discours dominant en vient à nier d’autres possibilités
d’existence. C’est-à-dire qu’à défaut de clamer : « L’art c’est la somme de tous les
possibles vue à travers la lunette de l’infini », le discours dominant clame plutôt que
« l’art est essentiellement une technique de représentation du réel oculaire ».
L’artiste pour qui l’art n’est pas exclusivement une question de technique et de
virtuosité mais aussi une exploration du rapport à la réalité, du rapport à la matière
et du rapport à l’identité; l’artiste qui accepte ainsi que la réalité n’a pas
uniquement à être représentée mais qu’elle peut aussi être « créée », que l’on peut
inventer d’autres réalités non filtrées par des désirs mercantiles ou bien par le désir
de faire un art compréhensible, « lisible », « un art du connu »; cet artiste est sans
l’ombre d’un doute occulté par le discours dominant.

La question à savoir quelle est la portée morale de ce constat, ou bien quelles sont
les conséquences du discours touristique sur l’art, cette question peut se répondre
par une autre question :

Voulons-nous d’une société composée d’individus qui voient tous la même réalité?
La voileuse d’âmes

Je marche, lève la tête vers le ciel et me sentant photographié, je prends la pose qui
définit le mieux qui j’aimerais bien être dans les yeux de tous…Par chance, si je rate
la pose, je sais qu’aujourd’hui comme demain on prendra ma photo; on
enregistrera une portion de moi que l’on croira erronément être ma
personnalité…Sur combien de photos prises par des étrangers êtes-vous apparus
jusqu’à maintenant?

Là, c’est toi le coin d’épaule qui cache le sourire de la petite Juliette et là c’est moi
qui gesticule dans l’arrière-plan. Sans te connaître, tu es dans mon album et je
pense savoir à quel type d’humanité tu appartiens. On nomme morphopsychologie
l’étude des correspondances entre certains traits morphologiques et certains traits
de personnalité. Mais ici, ce n’est même pas un trait morphologique que je regarde;
ton cliché numérique, il n’a besoin que d’un seul trait typé pour que je puisse
projeter sur lui la personnalité que je veux. De pseudo-science, la morphopsychologie
devient ici une pseudo-intuition.

Que suis-je donc pour toutes ces autres personnes qui me voient à chaque jour? À
quel archétype m’a-t-on associé aujourd’hui? Ai-je posé?

Le miroir fut le commencement n’est-ce pas? C’est avec le miroir que l’on
commença à « arrêter d’être pour se voir »; la première pose, la première fois qu’on
s’identifiait à une image figée de soi. La vie est pourtant marquée par la mouvance
continue du corps, par les contorsions faciales variées et tout à fait éphémères.
Devant le miroir, ma personnalité devient une chose précise, mon corps un objet
stable. Le miroir était autrefois la technologie de pointe en matière de cristallisation
identitaire. Aujourd’hui, il est largement dépassé par la photographie numérique,
pour laquelle on fige de plus en plus souvent notre corps en pensant savoir qui on
est.
L’interpellation du regard technologique nous rend toujours plus conscients de
notre apparence. Le plus que la technologie nous offre des moments pour figer
notre identité sur un médium, le plus que notre identité prend la forme et l’image
de la représentation qu’on en a faite.

Dans les mots d’un quelconque auteur rapidement oublié, nous nous éloignons ainsi
du monde vécu, nous nous éloignons de l’immédiat pour devenir spectateurs de
notre propre apparence.

Nous vivons ainsi en fonction du regard de la technologie. Ce regard est formateur


de notre identité propre tout comme le miroir qui, autant qu’il nous informe sur
notre apparence, nous incite aussi à la modifier. Notre volonté de contrôle sur notre
apparence est goulument nourrie quoique jamais rassasiée par ces nouvelles
technologies de l’égo.

Et même dans la plus distante des campagnes, nous demeurons en réseau avec
l’image du monde. La Terre, première victime du glaive de l’apparence, fut aussi la
première à prendre la forme de la représentation qu’on avait voulu en faire.

…Terre, mon corps!

Toujours visible, toujours scrutée, toujours poussée à prendre la pose. Et lorsqu’elle


ne la prend pas ou qu’elle est accusée de ne pas être photogénique, n’est-ce pas
précisément à ces moments qu’on décide d’aplatir une de ses montagnes trop
gênantes, de mettre en rangs une de ses forêts trop chaotiques.

Pour la Terre comme pour toi, tout débute et finit par la volonté de contrôle sur ce
qui est lisible et visible. Sentant la fin approcher, on ne nous identifie plus à nos
manifestations créatrices – à ce qu’on est – mais uniquement à notre image – à ce
que l’on paraît être. La volonté de contrôle sur notre image est inévitablement une
volonté de contrôle sur notre vie. Le plus que l’on cherchera à la contrôler, le plus
que l’on se regardera dans le miroir, le moins que l’on vivra. Vivre dans les yeux des
autres, c’est vivre hors de son corps, c’est vivre sur une carte de la Terre sans jamais
y poser les pieds.

L’humain se réinvente au fur et à mesure qu’il se tue comme s’il était toujours
entrain de commettre l’erreur et de s’en excuser en même temps! Voilà le portrait
qui se dresse à moi :

Autrefois, il voyait le monde simplement : le paysage lui était familier au point


d’être corporalisé. Tous les territoires qui se trouvaient au-delà du paysage gardaient
le secret magique du monde inconnu. Tous questionnements que l’humain aurait
pu avoir sur la nature de l’existence, sur le sens de la vie, sur l’existence même de la
réalité, tous ces questionnements étaient convenablement relégués aux mondes
inconnus. Là régnaient le merveilleux, le miraculeux, le magique ainsi que le
monstrueux et le maléfique.

Certains, ne craignant pas de trouver des réponses à ces questions si dangereuses,


eurent l’audace d’aller voir plus loin que la dernière des montagnes de l’horizon.
Ceux-là finirent par transformer ce monde en une planète aux quatre coins
cartographiés, une planète connue de tous. De là l’obsession virulente de la
représentation naquit. Partout où on posait les pieds, on sentait une pression
incroyable qui nous poussait à vouloir tout prendre en note ce que l’on vivait et à
tout dessiner ce que l’on voyait. On ne s’arrêtait plus à la représentation géométrique
de l’espace – la géographie et la cartographie – on se penchait maintenant sur la
représentation picturale et littéraire des autres cultures du monde, de la faune et la
flore, des mondes sous-marins, des hauts sommets. Tous les endroits les plus
difficilement accessibles, il nous fallait les pénétrer de notre glaive oculaire. Une fois
qu’on les avait « vu », il nous fallait en ramener des images pour que d’autres
puissent les voir eux aussi.
Le monde s’est donc transformé. Le monde connu est sorti du corps vivant pour se
figer dans la matière inerte du miroir. Le monde inconnu s’est quant à lui
graduellement vu refuser l’existence. Reflété dans le miroir de l’ère numérique, le
monde prend de plus en plus la forme de sa représentation et l’inconnu devient de
plus en plus inconcevable.

Dans ce contexte, l’œuvre d’art offre une opportunité ludique de retrouver le


contact immédiat au monde. Par l’invitation au jeu, elle nous offre la chance d’aller
au-delà de la représentation figée que l’on a du monde et de nous-même. En sa
présence, l’œuvre d’art peut nous permettre de vivre un moment unique et
éphémère, parfaitement en phase avec l’aspect malléable et momentané de la vie.
Elle donne la chance à qui veut bien la prendre de désarticuler certains réflexes
imaginaires; de participer à la vie en tant qu’acteur et joueur, d’improviser à
chaque instant à l’intérieur des cadres dressés par l’œuvre. Vivre une œuvre d’art, c’est
participer à la création de sa vie, c’est être joueur parmi le jeu. Ce jeu, formé par la
constellation momentanée de gens, de stimulations sensorielles et d’impressions
intérieures, est une nébuleuse en constant changement. Le miroir ne saurait
représenter le chaos de l’immédiat à moins d’en réduire drastiquement les
possibilités d’existence. La seule condition pour accéder à la pleine caléidoscopie du
moment, c’est de bien vouloir jouer.

Pour vous montrer que mon invitation au jeu est fondée, je vous offre ici le parcours
d’un joueur.

Essayez, si vous le voulez bien, une expérience tout à fait mystique. Placez-vous
devant un miroir et fixez-y vos yeux. Que remarquez-vous? Est-il possible que
comme moi il vous soit impossible de regarder vos deux yeux en même temps? Est-
il possible que vous soyez obligés de fixer l’un ou l’autre? Poursuivez maintenant
cette expérience en tentant de surmonter cette apparente barrière à la pleine
perception de votre paysage facial. Une bonne méthode aux résultats confirmés par
l’expérience est d’alterner entre l’un et l’autre, au départ tranquillement, puis en
accélérant graduellement jusqu’à ce que le mouvement de vas et viens se stabilise en
une vibration si rapide qu’elle devienne imperceptible (pensez aux ailes des colibris).
À ce moment de transe, vos deux yeux s’affichent dans leur dualité résolue; vous
avez ainsi accédé à un niveau plus élevé de votre conscience. Vous avez créé. Vous
n’êtes plus le rêvé mais plutôt le rêveur.
La Boîte Blanche est un centre d’art communautaire
localisé dans la ville de Gaspé. Depuis mai 2009,
elle agit comme carrefour artistique au sein de la
région, incitant les artistes et autres créateurs à
s’impliquer dans des initiatives pluridisciplinaires,
combinant créativité et réflexion critique sur le monde.
Dans la tradition conjointe de Rimbaud qui dit qu’il
faut changer la vie, de Marx qui dit qu’il faut
transformer le monde et de Freire qui dit qu’il faut
avant tout savoir apprendre, la Boîte Blanche voit
l’art comme la pratique fondamentale du dépassement
de toutes les contraintes. Canevas multidimensionnel,
la Boîte Blanche invite la communauté à s’investir
dans la création de nouveaux espaces.

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toujours visible, toujours scrutée, toujours poussée à prendre la pose

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