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Le statut de l’Un dans la «Métaphysique» 1. Introduction L’identification entre métaphysique et ontologie est un trait essen- tiel de histoire de la métaphysique. Cette identification constitue ailleurs une des questions essentielles de la critique de la méta- physique par la philosophie contemporaine, puisque méme Heidegger, qui est Vorigine de la question du dépassement de 1a métaphysique, lorsqu’il s’applique 4 montrer que cette histoire est davantage celle de V'Btre selon ses multiples figures époquales, ne fait que la renforcer, en y intégrant les variations modernes de la substance, du sujet, le pro- bléme de Vhistoricité et la technique moderne comme constitutive de Tachévement méme de la métaphysique. Selon la position heidege- rienne, — qui s’accorde en cela 3 l’idée que I’on se fait généralement de la métaphysique, et qui reprend au demeurant, consciemment ou inconsciemment, les références philosophiques du xvutt siécle —, la métaphysique constitue I’étude de I’étant (étre) en général et de 1’étant (tre) supréme en particulier, méme si dans son historicité la théologie a perdu peu a peu sa primauté passée. Pourtant, comme j’ai tenté de le montrer récemment ', cette pers- pective est elliptique, car histoire de la métaphysique nous révéle une dimension que les philosophes ne cessent d’oblitérer: la question de l'Un. Cette attitude est d’autant plus surprenante que 1’Un constitue bien l’horizon explicite selon lequel la métaphysique est thématisée, pour la premiére fois, dans le Parménide de Platon, avant de trouver sa forme la plus élaborée dans les Ennéades de Plotin qui déterminent indirectement le cheminement de la métaphysique médiévale jusqu’au xut siécle. Ce fait historique s’accompagne néanmoins d’une nuance qui n'est pas étrangére importance accordée traditionnellement & Vontologie: a l’époque ott le Parménide de Platon posait les fondations 1 «La métaphysique s'identifie-telle A Vontologie?», dans Herméneutique et ontologie (Mélanges en hommage a Pierre Aubenque), éd. R. Brague et J.-F. Courtine, P.UF., Paris, pp. 295-322. 498 Lambros Couloubaritsis de I’édifice métaphysique, Aristote n’hésitait pas a faire expressément état d’une «science de l’étre en tant qu’étre». Comme, d’autre part, par le hasard de histoire de I’édition de son ceuvre, grace & Andronicos de Rhodes, c’est bien le texte d’Aristote od s’instaure ce théme qui est devenu le titulaire du titre de «métaphysique», l’identification entre Vinstitution de la métaphysique et la science de I’étre s’est imposée chez les modernes comme une évidence. Il y a beaucoup a dire sur cette histoire de l'identification de la métaphysique et de l’ontologie qui trouverait son origine dans la partie qui subsiste encore (notamment le livre P) du commentaire de la Métaphysique d’ Alexandre d’Aphro- disias, o& précisément I’Etre est compris d’une fagon synonymique. Le silence qui couvre les parties hénologiques du commentaire (a condi- tion que celles-ci aient effectivement existé) a profondément perturbé le statut de I’Un dans l'histoire des commentaires de la pensée d’ Aristote. Or, si I’on se souvient qu’aprés Aristote le théme de I’Un est toujours présent, notamment dans le stoicisme, le platonisme moyen, le néopy- thagorisme et le néoplatonisme, alors que le théme de I’Etre est rarement mis dans I’avant plan comme /a question par excellence de la philosophie avant le xu sigcle, le refus du Stagirite de réduire 1’Btre a la synonymie (au Ka” év) au profit d’une conception quasi- homonymique de I’Etre, dominée par la problématique du mpd év (du rapport référentiel et intentionnel de toutes les catégories autres que V'étance [odoia] a I'étance méme comme catégorie premiére), ne saurait plus étre interprété d’une fagon réductionniste. Les travaux de P. Aubenque, E. Berti et W. Leszl avaient déja porté le soupgon sur le statut de la métaphysique, en mettant en question la possibilité d’une science de I’Etre univoque. C’est la raison pour laquelle j’ai tenté moi- méme de montrer, dans un étude parue en 1983, qu’en partant de ces travaux, il faut désormais considérer que toute recherche d’un systéme métaphysique d’Aristote doit passer par une prise en considération de sa conception quasi-homonymique de I’Etre. Cela signifie qu’on ne peut plus marginaliser la problématique de I’Un, dont la présence dans toutes les tentatives d’Aristote de chercher I’unité de quelque chose, montre qu’elle est la seule & pouvoir supporter le probléme de l’unité et de I’unification 2, I m’apparait de plus en plus que la question de 1'Un est au centre de la métaphysique d’Aristote, et que nous I’occultons du fait que le Stagirite vise expressément & fonder une science de I’étant 2 «L’Btre et I'Un chez Aristote», Revue de philosophie ancienne, I, 1983 (1 et 2), pp. 49-98 et 143-195. Le statut de I’ Un dans la «Métaphysique » 499 (@tre) en tant qu’étant (étre). Je crois que I’Un est bien présent dans la Métaphysique au méme titre que Etre, et que leur convertibilité n’est possible que dans certains cas particuliers. La thése essentielle qui me parait ressortir du texte d’Aristote est principalement la complémenta- rité entre |’ Etre et I’Un, I’Etre assurant la référence au réel (aux étants) sans laquelle une science est impossible, et I’Un conférant les cadres méthodologiques grace auxquels il y a possibilité d'un discours, d’une logique et d’une science organisée. Cela se traduit par la thése que l’on- tologie aristotélicienne ne peut se déployer que moyennant I’hénologie qui lui assure ses cadres méthodologiques. J'ai résumé le rapport entre ces deux disciplines en disant que sans I’ontologie I’hénologie serait un discours vide, mais, inversement, aussi, sans I*hénologie l’ontologie serait un discours confus. Dans les lignes qui suivent, qui présupposent au demeurant mon étude de 1983, je tente de préciser davantage cette thése et d’apporter d’autres éléments encore, notamment concernant les principes, dans Vespoir qu’au fil du temps la présence de I’Un dans I’ceuvre d’Aristote soit mieux reconnue et comprise. Dans cette perspective, une des recherches A réaliser est celle de la clarification du rapport, non plus seulement entre I’Etre et I’Un, ni méme entre Etre et les principes, mais surtout entre I'Un et les principes. 2. Del’ Etre al'Un Lorsqu’on envisage la philosophie premigre comme exprimant Vinstauration d’une science de I’étant (6tre) en tant qu’étant (étre), on doit se demander immédiatement de quel type d’étre est-il question. Or, on a souvent remarqué que chez Aristote la question de I'Etre ne se limite pas aux catégories, mais concerne également d'autres modalités, comme cela ressort du début de Métaph. E 2. Il y est affirmé que «du fait que l’étant (€tre) qui est dit absolument, se dit de plusieurs fagons, puisque, dans un sens, il s’agit de I’étant (@tre) par accident, dans un autre sens, de I’étant (tre) comme vrai et du non-étant (le non- étre) comme faux, et a cdté de ces sens, il y a les figures de l’attribution (comme par exemple ce qui est déterminé, la qualité, la quantité, le lieu, le temps, et tout autre chose qui signifie ce mode d’étre, et, en plus, I’étant (étre) en puissance et I’étant (€tre) en acte (...), il faut d’abord parler de I’étant par accident et dire qu’il ne saurait jamais étre objet d'une étude théorique» (c’est-a-dire d’une science) (1026a33-b4).

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