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Division Asie de l’Association des Sciences Po

Cycle sur « le luxe en Asie » - conférence n°2 du 3 Juillet 2007

« Chanel et le luxe au Japon »


Division Asie
Mardi 3 Juillet 2007 à 19 heures à la Maison des ESSEC

Richard COLLASSE, Président et Directeur de Chanel K.K. Japan,


Président de l’European Business Community (EBC)
Animation : Jonathan SIBONI (EF 2006), membre du Comité Exécutif de la
Division Asie, Président Directeur de DEAL (Developing Euro Asian Links)

Intervention de Jonathan SIBONI (restitution)

Richard Collasse, vous vivez au Japon depuis 1979 après avoir grandi entre la France
et le Maroc. Après avoir travaillé pour l’Ambassade de France, Akai et Givenchy, vous
êtes entrés chez Chanel KK en 1985 et en êtes devenu Président Directeur général
en 1995. Le secteur du luxe au Japon n’a donc plus grand secret pour vous, ni même
la vie des affaires de manière plus générale puisque vous avez parallèlement été
Président de la Section Japon des Conseillers du Commerce Extérieur de la France
(1996-1998), Président de la CCIFJ (1999-2001) puis Président de l’European
Business Council (EBC) depuis 2001. Dans le peu de temps libre qu’il vous reste vous
avez trouvé le moyen d’écrire « La Trace », roman ou plutôt voyage entre éducation
française et passion japonaise, passé et présent, réalité et fiction…. d’abord publié au
Japon fin 2006 où il a rencontré un immense succès (100.000 exemplaires) et qui
vient d’être publié aux éditions du Seuil en Mai 2007.

Les sujets potentiellement abordables avec vous sont donc aussi divers et riches que
l’est la clientèle de Chanel à travers le monde, et je vous propose de nous concentrer
sur deux points symboliques de votre vie professionnelle et personnelle japonaise :
- « passé, présent et futur de Chanel au Japon », cristallisés dans le magnifique
immeuble de Chanel Ginza, symbole de la quintessence du luxe au Japon
- votre expérience personnelle, ou trente ans au Japon vus par le plus japonais des
Français ou le plus français des Japonais, cristallisés dans « la Trace » (Seuil, 2007)
(présentation de l’émission «Un Jour, un Livre» diffusée sur France 3 le 26/07/2007)

Intervention de Richard COLLASSE (restitution)

Petite précision sur « La Trace » qui vient de paraître en


France : je l’ai d’abord écrit en français et j’ai
simplement collaboré à sa traduction en japonais. C’est
une chose de parler japonais chaque jour, c’en est une
autre d’écrire un livre en japonais et j’ai été bien
entouré et conseillé. Le Japon dont il y est question tient
en Asie et dans le monde une place d’honneur, et
partant du principe que c’est un pays qui se vit plus qu’il
ne se décrit j’ai souhaité à travers cette vision
- forcément personnelle - faire passer un peu de cette
« vie » japonaise. Une vie au cœur même de Chanel
et du luxe au Japon dont il m’a été offert de parler avec
vous ce soir, dans la limite de discrétion qui m’est
imposée du fait que nous soyons une des rares Maisons
de luxe encore privées.
Division Asie de l’Association des Sciences Po
Cycle sur « le luxe en Asie » - conférence n°2 du 3 Juillet 2007

Mais commençons par le commencement. Chanel a su construire sa renommée dès


avant la deuxième guerre mondiale grâce au parfum n°5, qui a toujours eu une aura
extraordinaire. L’histoire d’amour japonaise naquit lorsqu’un journaliste demanda à
Division Asie Marilyn Monroe à son arrivée à l’aéroport d’Haneda en 1954 ce qu’elle mettait la nuit
pour dormir. « Un simple voile de n°5 » a-t-elle répondu. Cette simple réponse a
suffit à faire rêver toute une génération de japonais, qui pensaient qu’en offrant un
flacon de n° 5 leur femme ou amie ressemblerait à Marilyn Monroe.

Il est ensuite une autre circonstance qui a contribué au développement de Chanel au


Japon, qui tient à sa capacité à avoir su très vite créer une entité propre et forte.
Dans les années 60-70 Chanel Japon était dirigée par une société suisse, mais il nous
est vite apparu qu’il nous fallait créer une entité Chanel propre au Japon, ce qui fut
fait en 1980. Le Président fondateur au Japon était un
Suisse allemand qui avait une vision à long terme du luxe.
Ainsi, alors que toutes les grandes maisons faisaient de la
licence à de rares exceptions près comme Louis Vuitton ou
Hermès, nous nous y sommes toujours refusé. Quand je
rejoins Chanel en 1985, nous étions 250 et nous avions 5
boutiques. Il y avait des jours où on ne vendait rien, ou
tout juste une cravate. Nous sommes aujourd’hui 1800 et
Chanel est dans 200 points de vente Parfumerie/Beauté,
30 boutiques de mode et 12 boutiques de Haute Joaillerie.

Je suis arrivé au moment de l’introduction de Coco sur le


marché japonais. Nombre de questions se sont alors
posées à nous : comment assurer la distribution ? Coco ou
pas Coco ? En moins de deux années des corners furent
créés avec un environnement et une identité Chanel, et c’est cet attachement à créer
un environnement et une identité propres qui nous a permis de pleinement bénéficier
du boom économique des années 80. Il a ensuite été difficile pour nos concurrents
d’arrêter leurs licences, qui pouvaient porter préjudice à leur image. Les licences
n’étaient certes pas toujours de mauvaise qualité, mais notre choix fut dès le début
de nous tourner vers un contrôle global de notre image et de notre distribution.

Un autre tournant se trouve au début des années 90. Après que pendant les années
1980 le Japon - pour reprendre le titre de Pierre-Antoine Donnet - achetait le monde,
le gouvernement japonais s’est senti attaqué par l’Occident. Ses produits étaient trop
chers, et Chanel n’était pas en reste. Nous avons alors décidé de suivre le MITI et de
casser du jour au lendemain les prix de 50%, sans informer nos concurrents. Pour
les Japonais les produits de luxe étaient des hakuraihin, des produits venus de l’autre
côté de l’Océan donc nécessairement chers. Cela fonctionnait néanmoins, car avec le
boom les touristes japonais voyageaient de plus en plus et connaissaient nos
marques. Certaines marques comme Shiseido ne souhaitaient pas casser leurs prix,
mais nous avons trouvé un nouveau dynamisme de produits de luxe en les rendant
plus accessibles. Le point fort résidant alors dans la familiarisation de la
consommatrice avec les produits de luxe, il nous fallait sortir des grands magasins.
Ce fut possible avec l’éclatement de la bulle immobilière, qui nous a permis d’ouvrir
des magasins sur rue (street level) à partir des années 90, après toutefois Louis
Vuitton et Hermès qui nous avaient précédés dans cette dynamique. Il était alors
clair pour Chanel que nous devions être dans Ginza, décision qui fut suivie par la
longue attente nécessaire pour trouver puis acheter l’immeuble dont nous rêvions
sur l’artère principale de Ginza, où trône aujourd’hui Chanel Ginza.

Présentation vidéo de Chanel à Ginza montrant l’organisation de l’espace étage par


étage et déclinant ses différentes activités (Nexus Hall, Restaurant Beige….) autour
de l’univers Chanel. 2000 personnes ont contribué à sa construction sur des plans
établis par Peter Marino, basés sur sa connaissance profonde des codes Chanel.
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Cycle sur « le luxe en Asie » - conférence n°2 du 3 Juillet 2007

La « main » est très présente dans la vidéo et symbolise l’esprit artisanal si cher à
Chanel, l’objectif étant de mettre dans l’immeuble l’âme de Chanel. Au cœur de cette
âme se trouve la notion de respect : respect de nos traditions, de nos clientes, de
Division Asie nos artisans, et une plaque de marbre orne l’entrée de l’immeuble avec le nom des
2000 ouvriers et artistes qui ont participé à sa construction. C’est cette osmose que
Chanel souhaite représenter autour du message que nos produits sont le résultat
d’un long apprentissage. C’est pourquoi nous aimons le Japon et les Japonais nous
aiment, car ils comprennent qu’il y a une âme dans les produits. Je pense même que
le fondement du luxe et de son succès au Japon c’est l’âme.

Mais il y a autre chose dans cet immeuble, car nous voulons que
ceux qui s’y rendent puissent également en profiter. Tout
est concentré autour de l’esprit Coco Chanel qui était un véritable
Pygmalion. Il nous a ainsi semblé naturel de créer le Nexus Hall,
salle de concert offrant aux jeunes artistes la possibilité de jouer
devant un public. Cinq jeunes musiciens sont ainsi sélectionnés
chaque année et ont la possibilité de jouer 50 concerts devant
des spectateurs, invités gracieusement. Cette approche hybride
présentant de jeunes artistes a d’abord dérouté les japonais,
mais ils y ont ensuite adhéré au point que nous recevons
aujourd’hui une forte demande des conservatoires qui nous
envoient leurs élèves les plus brillants. Le restaurant « BEIGE »
est un plus dans la même lignée. Le choix d’Alain Ducasse n’est
d’ailleurs pas un hasard, c’est un créateur qui utilise un langage
commun de respect de la tradition, de l’histoire et de l’art.

Après avoir discuté du passé de Chanel au Japon et un peu de sa


dynamique présente, qu’en est-il de son futur? Le consommateur
japonais a beaucoup changé vis-à-vis du luxe. Il est devenu plus
hédoniste, plus averti, et les marques de luxe furent pendant un
temps déroutées, n’ayant pas été préparées pour y répondre. Le
consommateur devenant plus mûr dans un marché également plus mature, il nous a
fallu nous réajuster et nous avons fait le pari du luxe absolu. Nous avons lancé des
produits plus chers et plus authentiques dans la couture, les cosmétiques mais aussi
la haute joaillerie, toujours dans l’esprit Chanel que les consommatrices admirent.

Le futur du luxe au Japon sera encore plus de luxe, encore plus de sophistication du
fait d’une intellectualisation des produits. Face à des comportements qui ont changé,
à l’évolution d’une population qui vieillit très vite, il nous faut trouver de nouveaux
moyens pour nous développer et pour être toujours en phase avec nos client(e)s.
Chanel a du succès – la marque est
leader pour le rouge à lèvre, le fond de
teint et le parfum et marque des points
en montres et en haute joaillerie –
mais nous souffrons néanmoins sur le
prêt-à-porter et les sacs, les prix étant
très élevés du fait du parti pris de Karl
Lagerfeld de faire toujours plus de luxe
et de qualité. Chanel a ainsi racheté 7
ateliers d’art « satellites » regroupées
dans Paraffection (Lesage, Massaro,
Lemarié, Michel, Desrues, Goosens….)
pour assurer la pérennité nécessaire au
maintien de notre qualité, mais aussi
des métiers d’artisanat qui font la
gloire de la France à travers le monde.
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Séance de questions :

1) Jonathan SIBONI : Une Maison comme Chanel tire sa force de son héritage,
Division Asie d’une histoire ancienne, sinon intemporelle, qu’elle doit travailler en adéquation avec
le temps par essence court de la mode. Comment réussissez vous à trouver cet
équilibre entre continuité et nouveauté, tradition et modernité ?

Richard COLLASSE : Grâce à Karl Lagerfeld, qui aime à citer une phrase de Goethe
qui disait qu’il faut « faire un meilleur avenir avec les éléments du passé ». C’est ce
que voulait Coco et nous cherchons continuellement à nous réinventer sans renier
nos valeurs, à travers quantité de matières et de création. Notre slogan au Japon
résume bien notre volonté : «let Chanel surprise you!». Nous visons toujours à
surprendre nos consommatrices japonaises, comme au travers de méga shows.

2) Public : En Occident l’équilibre entre parfums et cosmétiques est clairement à


l’avantage des parfums, alors que c’est l’inverse au Japon. Comment expliquez vous
le fait que les Japonaises ne mettent pas de parfum ?

Le parfum est au Japon un grand mystère. Il faut savoir qu’il


existe au Japon une culture du parfum mais utilisé autrement
qu’en Occident. On le met sur les manches de kimono ou sur un
mouchoir que l’on respire, mais on ne le porte pas sur soi. Le
parfum est fait pour être senti en communauté, non de manière
privée. D’autres invoquent des raisons plus culturelles, comme
le fait que le parfum peut casser l’harmonie dans un groupe. Le
parfum comme le vernis à ongle ont enfin une connotation
sensuelle réprouvée dans la morale japonaise, et furent
longtemps associé aux mizushobai, ces hôtesses de bars, clubs
etc…. Ainsi si les hommes achetaient du Chanel n°5 c’était plus
en rêvant que leurs femmes ressembleraient à Marilyn Monroe !
et les ventes de n°5 ont plus valeur de cadeau.

3) Comment avez-vous fait pour ne pas avoir quitté le Japon depuis 25 ans ? Si vous
êtes demain nommé à Shanghai, irez-vous vous y installer ?

La réussite de Chanel au Japon et ailleurs est d’abord le résultat d’un travail d’équipe.
Nous avons aussi chez Chanel une culture de patron fortement implantée dans la
durée, souvent de 15 à 20 ans, et je pense enfin que le Japon est pour le groupe
Chanel comme le joyau de la couronne. Je suis bien au Japon et j’y resterai….
Puisque vous parlez de la Chine et que le Japon fait partie de l’Asie il y a un potentiel
en Chine mais nous n’avons pour le moment que deux ou trois boutiques. La Chine
avance et elle avance très vite, mais pas toujours dans le sens voulu par Chanel et
nous préférons prendre notre temps.

4) Comment percevez vous l’évolution de la consommatrice japonaise ?

La consommatrice japonaise s’occupe d’elle de façon plus


hédoniste, ce qui ne va pas toujours dans le sens du luxe. J’ai
un jour dit qu’on était passé du Japon du looking good à celui
du feeling good, et on doit repenser le luxe en de nouveaux
termes. Ainsi si on assiste au boom de Baccarat au Japon et si
les appartements sont recouverts de lustres en dépit de
plafonds très bas, c’est sûrement lié à leur décision de créer
des bars destinés aux familles et aux couples, dans lesquels
on peut boire un verre dans des verres Baccarat, que l’on
peut ensuite acheter et ramener chez soi.
Division Asie de l’Association des Sciences Po
Cycle sur « le luxe en Asie » - conférence n°2 du 3 Juillet 2007

5) Comment est abordé l’aspect humain dans une Maison de luxe comme Chanel ?

On se pose actuellement chez Chanel des questions sur comment recruter et former
Division Asie du personnel répondant aux exigences et à la compréhension des consommatrices.
Le problème du personnel au Japon est lié au vieillissement de la population et à
l’équilibre d’un marché du luxe plutôt masstige (masse + prestige) que prestige.

6) En quoi le Japon peut il influencer le marché


du luxe, en France et dans le monde ?

Je pense que le Japon influence le marché du


luxe mondial dans de nombreux aspects, de par
son poids économique (plus d’un tiers du marché
mondial), en terme de tendances mais surtout en
terme d’exigence. Je travaillais avant Chanel
dans une boutique Givenchy et j’ai pu y observer
trois types de comportement face à une robe qui
possédait un fil dépassant au niveau de l’ourlet :

- Une Française prenait une paire de ciseaux et coupait le fil;


- Une Américaine prenait la robe sans poser de question ;
- Une Japonaise regardait la robe, me faisait remarquer le défaut et demandait que
le nécessaire soit fait pour lui donner un produit toujours parfaitement irréprochable.

Les Japonais ont une quête constante et fascinante de la perfection, quête


profondément culturelle (que ce soit dans la cérémonie du thé ou l’ikebana) et
parfaitement symbolique de l’univers du luxe. C’est dans cette quête de perfection
des produits et du service que le Japon doit toujours nous inspirer et nous stimuler.

Pour prolonger la réflexion vous pouvez lire La Trace, Richard Collasse, Seuil 2007 et sur
l’évolution du marché du luxe au Japon http://www.siboni.net/resources/Luxe+Japon.pdf

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