Vous êtes sur la page 1sur 9

ResMusica, des siècles de musique classique

Le créateur immuable
Un entretien inédit avec Luciano Berio
Genre : Entretiens / Portraits Rédacteur : Bruno Serrou
pour ResMusica.com le 29/05/2003
Retour au format d’origine

Imprimer cette page

En hommage à l’immense
compositeur Luciano Berio
(1925-2003), mort à Rome dans
sa soixante dix huitième année,
ResMusica propose ici un
entretien inédit que notre
collaborateur Bruno Serrou a
recueilli le 6 février 1997 dans
le cadre du festival Présences
1997 de Radio France. Cet
entretien a été réalisé avant que
la Cité de la musique de Rome
ne soit construite et que le
compositeur italien en prenne
les rênes, pouvant ainsi
appliquer les idées esquissées
dans le cours de cette interview,
mais qui resteront, finalement
pour Berio, un rêve inabouti, la
maladie ayant eu raison de lui
avant qu’il ait pu les réaliser.

ResMusica : Quels que soient les


compositeurs, quels que soient les
courants actuels, tous se réclament
de vous, disent avoir été votre
élève, qu’ils soient les héritiers de
l’avant-garde, spectraux, néo-
tonaux, et jusqu’aux minimalistes,
comme l’Américain Steve Reich ou
le Hollandais Louis Andriesen, qui
affirment que vous êtes un modèle.
Que ressentez-vous devant un tel
consensus ?
Luciano Berio : Steve Reich et Louis Andriesen sont en effet deux de mes élèves, et je
leur suis très attaché. Quoique extrêmement différents, ils sont liés. Andriesen a essayé

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (1 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

de développer le minimalisme en assimilant des gestes de musique légère et de jazz. Il


est très divers. Tandis que Reich est plus spirituel, intériorisé. Il a découvert de fort
belles choses. Leur cas m’intéresse beaucoup, et je suis leur travail tant que je peux.

R.M. : Vous êtes de l’école dite de Darmstadt. Or, même les musiciens qui condamnent
ce mouvement se réclament de vous. Vous êtes le seul dans ce cas, avec György Ligeti.
Mais votre aîné est furieux de cette situation, clamant farouchement son indépendance et
qu’il n’entend surtout pas faire école. Qu’en est-il de vous ? Que pensez-vous du fait
qu’une unanimité se fasse autour de vous ?
L.B. : Ces compositeurs qui disent avoir été mes élèves ne l’ont pas forcément été, Ainsi,
l’un d’eux affirme qu’il a été mon assistant pendant quatre ans. Ce qui est faux ! Et en
même temps, il est vrai, surtout aux Etats-Unis, que j’ai essayé de rencontrer le plus de
jeunes possible. Ma façon de les approcher est toujours assez souple. J’étais fasciné –
moins maintenant – par le fait de connaître ces jeunes gens et d’entrer plus ou moins
dans leur esprit, dans leur personnalité, et de les laisser vivre, de les aider à se
développer en leur suggérant d’autres parcours que ceux qu’ils envisageaient. Mais étant
égoïste de nature, c’était, pour moi, une façon d’apprendre extraordinaire. Leurs
réactions étaient intéressantes. C’est pourquoi, au sein de mes élèves, il se trouve tant
de personnalités fondamentalement différentes. J’imposais une rigueur musicale, mais
pas une poétique.

R.M. : Que cherchent donc ces jeunes musiciens auprès de vous ?


L.B. : Tout dépend de leur âge. Très souvent, ils viennent chez moi pour la technique,
d’autres sont attirés par une certaine diversité de mon propre cheminement, espérant
apprendre à maîtriser des choses différentes, mais la technique est la seule constante.
Pour le reste, je les laisse se développer tels qu’ils sont.

R.M. : Vous qui avez réuni autour de vous quantité de jeunes, attirés par vos idées, que
pensez-vous de la jeune musique italienne d’aujourd’hui ?
L.B. : Elle est très vivace et diversifiée. Mais ce sont hélas l’Etat, le gouvernement
italiens qui ne font rien pour la jeune musique italienne. L’Italie compte en son sein
beaucoup de compositeurs qui ont entre vingt et vingt-cinq ans, même trop, peut-être
(rires). Ce qui est remarquable est qu’ils sont obligés de quitter l’Italie pour travailler,
s’essaimer en Angleterre, en Allemagne ou en France, puisqu’ils n’ont aucun moyen de
travailler chez eux. Et ce sont les meilleurs qui s’en vont.

R.M. : Ce qui est aussi souvent relevé est votre cosmopolitisme, votre intérêt pour tout,
ou presque.
L.B. : Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le cosmopolitisme mais la diversité, le pluralisme
de l’expressivité, mais en profondeur, comme fait culturel.

R.M. : Est-ce pourquoi, à l’écoute de votre musique, l’on y trouve des emprunts au rock,
des traitements de musiques folkloriques ou ethniques ?
L.B. : Ce qui, bien sûr, ne m’empêche pas d’avoir des notions de valeur. Aux Etats-Unis,
j’ai eu des élèves rockers, mais ils sont restés très peu de temps. Ils venaient
uniquement chercher une technique. Ce qui les intéresse est superficiel, alors que ce qui
m’intéresse est la diversité des cultures, l’ « hétérophonie », qui diffère de la polyphonie.

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (2 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

R.M. : Qu’est-ce que l’ « hétérophonie » ?


L.B. : Chaque élément, chaque ligne, chaque voix possède son identité, son autonomie,
sa signification par elle-même. Tandis que dans la polyphonie, chaque ligne, chaque voix
n’est pas nécessairement signifiante en elle-même. En matière d’hétérophonie, les voix
ne peuvent vivre les unes sans les autres, contrairement à celles de la polyphonie où
chacune a un sens complet en soi. Dans la polyphonie, il y a aussi une conscience des
autres, tandis que dans l’hétérophonie l’insouciance est possible.

R.M. : Comment travaillez-vous l’hétérophonie ? N’est-ce pas difficile de gérer toutes ces
voix indépendantes les unes des autres ? N’est-ce pas un peu comme si vous écriviez
plusieurs œuvres en même temps et que vous les mettiez ensemble ? …
L.B. : Communément, une hétérophonie est l’association d’une multiplicité de choses
différentes les unes des autres, des moments autonomes de caractères distincts qui ne
sont pas nécessairement liés entre eux. Ce qui forme les liaisons est la quantité
d’éléments en présence. En fait un groupe n’est le fruit que d’une notion statistique.

R.M. : C’est vous qui avez amené à l’Ircam, Institut de coordination acoustique/musique
fondé par Pierre Boulez en 1976, l’informaticien Giuseppe di Giugno, qui a mis au point la
fameuse série des ordinateurs en temps réel « 4 », de la « 4 A » à la « 4 X ». Cela
signifie que, pour la recherche de l’élargissement du spectre musical vous étiez en
avance dans la maîtrise de l’outil informatique. Vous étiez à l’époque à la RAI de Milan,
où vous aviez créé le Studio de phonologie. Aviez-vous déjà l’outil informatique à
l’époque ?
L.B. : Non... Pas dans les années cinquante !

R.M. : Comment avez-vous pensé à l’ordinateur ?


L.B. : Je considère les expériences du Studio di fonologia musicale comme une répétition
générale de ce qui allait se passer plus tard avec l’informatique. La rencontre en 1963
avec Di Giugno a été pour moi un moment important de ma vie. Maintenant, il travaille
dans l’industrie, où il a développé un orgue électronique chez Bontempi. Mais il s’agit
d’un très bel instrument, auquel il a donné le nom Mars, une belle machine, très
compacte.

R.M. : Que vous a apporté l’informatique ? A-t-elle enrichi votre palette de compositeur ?
Est-ce un instrument de plus ?
L.B. : Non pas un instrument de plus, mais un moyen supplémentaire. Il permet de
développer l’instrumentarium classique, voix, instruments, etc., et il développe cette
chose essentielle qu’est la palette sonore qui préoccupe depuis toujours les compositeurs.
Mais lorsque je compose, je le fais toujours à la table.

R.M. : Dans votre musique, l’on retrouve à la fois votre intérêt pour les musiques et les
arts du passé et ceux du présent dans leur infinie diversité. Vous êtes également dans la
projection, donc plongé dans l’avenir. Comment pouvez-vous intégrer tout cela à la fois
au sein de votre création ?
L.B. : C’est très humain, au fond, parce que l’Homme ne peut vivre s’il ne le fait dans ces
trois dimensions.

R.M. : Vous utilisez les œuvres de vos aînés, que vous retravaillez, revisitez, exploitez

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (3 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

dans votre propre création en faisant des collages, etc.


L.B. : Je n’ai jamais fait le moindre collage dans ma vie ! Sinfonia est un tuilage
harmonique avec des références au voyage. Dans sa troisième partie, j’ai voyagé sur le
vaisseau de Gustav Mahler, le Scherzo de la II° Symphonie, support du mouvement
entier, comme le texte qui lui est associé supporte la pensée de Samuel Beckett.

R.M. : Pourquoi retravaillez-vous les partitions de Monteverdi, orchestrez-vous les lieder


de Mahler ?
L.B. : Parce que j’ai beaucoup à apprendre d’eux. Parfois, je touche la musique ancienne
parce que l’un ou l’autre de mes amis me le demande. Par exemple, un altiste m’a dit un
jour qu’il existait très peu d’œuvres classiques pour son instrument. J’ai donc pris la
Sonate en fa mineur de Brahms pour alto et piano que j’ai orchestrée pour lui. Plutôt que
d’offrir des bonbons ou des fleurs, j’offre à mes amis des œuvres plus ou moins
développées. Ce sont donc des présents ou des cartes postales. Mais cette orchestration
de la sonate de Brahms présentait un défi, qui consistait à faire oublier le piano tout en
respectant Brahms, et faire une prestation homogène dans l’esprit du compositeur, Avec
Manuel de Falla, j’ai fait la même chose avec le piano que j’ai transposé à l’orchestre,
sans pour autant le trahir. Dans Mahler, c’est différent. Pour les lieder, c’est Henri-Louis
de La Grange qui me l’a demandé. Cette proposition m’a enchanté, parce que ces
chansons sont fort belles. Je me suis proposé de faire apparaître de temps à autre les
références du jeune Mahler que sont Wagner et Brahms, mais aussi Mahler lui-même.
Pour Monteverdi, j’étais fasciné par le fait qu’il ait réuni à lui seul tout ce que l’Italie avait
de musique jusqu’à lui tout en annonçant la musique de l’avenir. Il est un peu ce que
sera un siècle plus tard Jean-Sébastien Bach à l’Allemagne. Si l’on prend l’Orfeo, il s’y
trouve toute l’histoire de l’opéra ! Avec la X° Symphonie de Schubert que j’ai dénommée
Rendering, je n’ai pas essayé de construire une forme comme aurait pu le faire un
musicologue avec une symphonie de Schubert. J’ai agi comme un restaurateur avec un
tableau. J’ai constaté ce qui manquait, et j’ai essayé de reconstruire à l’identique,
contrairement à ce qui était fait au XIX° siècle où l’on adaptait l’ancien pour faire du
neuf. J’ai orchestré le tout, et je suis resté neutre entre les esquisses, ou plutôt
« schubertien », avec des références aux dernières œuvres de Schubert, pour souligner
l’orchestration, l’articulation entre les pupitres, car, parfois, il n’y avait qu’une seule ligne
dans les esquisses, qui comptent des incohérences très significatives, par exemple dans
celle d’un épisode un peu plus lent dans un passage en si bémol mineur pour quatre
trombones. C’est incroyable ! Toute l’harmonie de Schubert se fonde sur le thème et la
modulation dudit thème. Mais Dieu sait ce qu’il aurait fait s’il avait pu aller au bout de sa
symphonie. Ce travail a été fascinant parce que tout Schubert est centré sur cette
diversité/étrangeté des éléments. Il passe d’un thème, d’un motif, d’une situation à
l’autre sans logique scolastique, découvrant des dimensions insoupçonnées. Il éprouvait
un immense désir de faire du théâtre, ce qu’il n’a jamais réussi à faire parce que,
musicalement, l’opéra est si vaste, que son univers musical ne pouvait coller avec la nuée
dramaturgique.

R.M. : Il arrivait à faire un drame en quatre minutes, pas en deux heures ?!


L.B. : C’est un peu cela. Nous sommes habitués à un théâtre musical où la musique et la
conception scénique sont étroitement imbriquées, alors que la vision musicale de
Schubert ne lui permet pas de trouver d’influence entre elles. Ce qui est fascinant dans

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (4 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

un monde où l’expérience classique avait conduit l’opéra dans une impasse. Mozart est
une sorte de miracle, tout fonctionne à la perfection ; tout est conçu de telle sorte que
tout devient harmonieux. Je pense que l’on n’a pas encore assez développé la fonction
classique dans l’opéra. Je n’ai pour ma part pas eu le temps de l’étudier, mais je pense
que les duos d’amour étaient aidés par la forme classique dans l’opéra, tout comme les
formes concertantes étaient contenues dans l’héritage classique. Mais, rassurez-vous, il
se trouve quand même par la suite de beaux duos d’amour, comme celui du deuxième
acte Tristan ! (rires)

R.M. : Pendant très longtemps, les compositeurs post-sériels ont eu du mal à se faire à
l’idée de l’opéra. Vous et Luigi Nono êtes restés fidèles à l’opéra. Mais en même temps,
vous avez dit que l’opéra était mort. Même si vous en renouvelez propos et forme, vous
restez dans vos grandes œuvres dans la tradition du spectacle lyrique. Vous disiez
qu’écrire un opéra est l’acte le plus réactionnaire qui soit, que plus jamais on en écrirait.
Or, depuis, vous avez écrit plusieurs grands opéras qui ont eu du succès.
L.B. : On ne peut plus rien raconter avec l’opéra. Je pense que l’identité qui se faisait à
travers le genre, cette rencontre sociale totale, culturelle qu’est l’opéra, est dépassée. Au
XIX° siècle, les gens allaient à la Scala de Milan écouter un opéra de Verdi. Ils y étaient
tous pour la même chose, ils s’embrassaient, communiaient dans un univers commun. Ils
suivaient avec une grande émotion une histoire qui se déroulait sur la scène. Mais l’opéra
n’a pas suscité le développement du langage musical italien, seulement le théâtre,
l’exploitation des salles de spectacle, le business. C’est ainsi que le grand éditeur Ricordi
a bâti sa fortune. Mais la pensée musicale était rare. Même si je ne suis pas toujours
d’accord avec Bertolt Brecht, je pense tout comme lui qu’il est impossible de croire que
l’on puisse mourir en chantant, et pour que cette situation ne soit pas grotesque, il
faudrait que le public chante avec le mourant. Brecht exprime cette idée dans son essai
sur le chant qu’il a écrit à la suite de la création de l’opéra Grandeur et décadence de la
ville de Mahagonny qu’il avait écrit en collaboration avec Kurt Weill. Brecht ne comprenait
rien à la musique, mais il a eu l’intuition en suggérant que le grotesque est quand le
public ne chante pas avec le chanteur.

R.M. : Pour quelqu’un qui dit que l’opéra est mort, vous n’arrêtez pas d’en composer et
d’en parler !
L.B. : Le dernier en date, Outis*, n’est pas un opéra, mais une action musicale. C’est la
musique qui tient ce petit monde, gère le tout, est la force motrice principale, y compris
de la narration.

R.M. : Ce que vous dites c’est jouer sur les mots, non ? Wagner usait pour sa part de la
formule Festival scénique plutôt qu’opéra, alors que ses drames musicaux, au fond,
racontent encore des histoires.
L.B. : Non, il n’y a pas d’histoire, chez moi, mais un cycle. Dans Outis, il y a une même
structure narrative répétée cinq fois, puisque cette action musicale est subdivisée en
« cinq cycles ».

R.M. : Avez-vous réfléchi au concept opéra avec vos amis écrivains, Umberto Ecco,
Edoardo Sanguineti et Italo Calvino Sanguinetti, tous de grands écrivains ?
L.B. : Non, j’ai inventé cela tout seul. Ma réflexion sur le théâtre musical est en fait en

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (5 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

phase avec l’œuvre de Vladimir Propp et des structuralistes soviétiques, plus


particulièrement le livre Origines du comportement fondamental.

R.M. : Que pensent vos amis écrivains de votre attitude à l’égard de la narration
dramatique ?
L.B. : Vous savez, la musique a le pouvoir d’intimidation !

R.M. : Vous êtes resté marqué par l’esthétique qu’avait définie celui qui n’était pas
encore le romancier à succès que l’on sait mais esthéticien, Umberto Ecco, dans son livre
L’Œuvre ouverte. N’y a-t-il pas chez vous plus ou moins l’idée qu’une œuvre ne doit
jamais être close, « achevée » ?
L.B. : Je suis contre l’œuvre objet. Une œuvre est un signal au sein d’un parcours,
comme passer par Rome au milieu d’un voyage de Paris jusqu’en Chine. Aujourd’hui,
chaque œuvre contient une recherche de nature différente de celle, par exemple, d’un
Chopin – que j’adore.

R.M. : Qu’est-ce que la mélodie, pour vous, aujourd’hui ?


L.B. : Ce terme est assez ambigu, complexe. Autrefois, la mélodie impliquait des
fonctions harmoniques, métriques, structurelles, des relations de symétries, etc.
L’exemple que j’aime à donner est que Bach pouvait écrire une fugue avec une flûte solo,
parce qu’il y avait un code de reconnaissance des éléments de la fugue. La mélodie était
alors habitée par des choses reconnaissables. Mais ce n’est plus le cas au XXe siècle. Il
n’y a plus rien d’implicite dans la mélodie. Il faut que le compositeur indique tout de
façon explicite.

R.M. : Que pensez-vous du public parisien ?


L.B. : Paris est une ville très particulière, peut-être l’une des plus musicales au monde.
J’y ai vécu quatre ans, avec ma famille, j’y ai beaucoup travaillé, et je me rappelle les
années cinquante/soixante, quand Maurice Fleuret s’occupait des Semaines musicales
internationales de Paris (SMIP). L’éducation musicale dans les écoles intéresse les
Français. Hier, à la répétition du concert à Radio-France, j’ai vu des jeunes très
sympathiques et motivés. En Italie, c’est le désastre ! Mais nous nous battons pour
changer les choses. Par exemple, les programmes sont les mêmes dans les quatre-vingts
conservatoires italiens depuis 1981. Soixante de ces conservatoires sont inutiles, il n’en
faudrait que vingt et les renforcer. J’aime mon pays, bien que je ne sois pas nationaliste,
je l’aime parce qu’il est irrégulier. Les Italiens constituent en fait un peuple aux cultures
multiples, les langues diffèrent entre Turin, Milan et Catane. Il est difficile de voyager, de
parcourir tous les méandres de l’Italie. La diversité italienne est considérable, et peut-
être faudrait-il un jour, quand l’Etat sera un peu plus évolué, essayer de la respecter tout
en la considérant d’un œil plus constructif. La collectivité italienne implique toujours une
localité. En Italie, y a l’italien, et il y a le dialecte.

R.M. : Face à l’Italie, si diverse, qui compte tant de jeunes musiciens intéressants, à son
extraordinaire floraison dans la création musicale, que pensez-vous de la centralisation
française que d’aucuns considèrent comme trop extrême, parce que favorisant, dit-on,
une culture officielle, la domination d’un style, d’une équipe, d’un homme ?
L.B. : Vous croyez ?... Il faut placer le problème dans une autre perspective. La
différence structurelle entre la France et l’Italie, est que la société de mon pays n’a

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (6 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

jamais eu de bourgeoisie, de classe moyenne, mais toujours des extrêmes. Au milieu,


c’est indéfinissable. Voilà pourquoi, au XIX° siècle, il n’y a pas eu de grande littérature
italienne. Quand Flaubert écrivait Madame Bovary, il dialoguait avec une classe
identifiable. A la même époque, la littérature italienne est pauvre, s’il n’y avait eu
Giacomo Leopardi. Mais la situation est identique pour la culture en général. Il n’y avait
pas de dialogue, d’entente, d’échanges d’impressions réciproques entre un écrivain, un
peintre et une classe reconnaissable. Et la musique en a plus ou moins souffert. Mais il y
avait l’opéra, qui était très présent. L’Italie a changé depuis, et il y a une vraie classe
bourgeoise. J’espère qu’elle n’est pas trop marquée par le berlusconisme, mais
aujourd’hui sa diversité est plus grande et attend d’être protégée. Mais l’Italie a un autre
problème avec non pas un Etat, mais deux, en raison de la présence au beau milieu de
Rome de la Cité du Vatican, qui a une puissance considérable. Et, pas plus que l’Etat
italien, l’Etat du Vatican ne passe de commande ! Seul l’Etat français le fait ! Mais il se
trouve heureusement dans mon pays des gens assez sensibles et intelligents pour
investir toute leur énergie dans la culture afin de changer la situation.

R.M. : Quel est le paysage musical italien aujourd’hui ?


L.B. : Il est extrêmement vivant. Le processus est néanmoins assez lent. L’Italie
musicale était un peu fermée à cause de l’opéra. Le premier compositeur repère est
Giacomo Puccini. Sa façon d’être, très attachante, a marqué le monde jusqu’en
Amérique. Certes, nous avons eu des musiciens comme Ferruccio Busoni ou Alfredo
Casella qui sont entrés en crise avec cette Italie fermée sur elle-même et l’ont ouverte à
l’Europe. Puis est venu Luigi Dallapiccola, et, enfin, ma génération, avec Bruno Maderna,
Luigi Nono, Franco Donatoni et autres. Maintenant, c’est une prolifération de
personnalités plus ou moins développées, mais qui échappent à toute catégorisation.
C’est mieux, mais nous sommes un certain nombre à avoir plus ou moins le désir de voir
émerger une unité, une perspective culturelle qui lie cette diversité. Pour le moment, je
ne la trouve pas.

R.M. : Avez-vous eu des expériences malencontreuses de manifestations agressives à la


suite d’exécution de certaines de vos œuvres ?
L.B. : Oui, par exemple à la Scala de Milan, en 1963, lors de la création de Passaggio.
Les musiciens et moi, avons été dans la fosse la cible de jets d’objets accompagnés
d’insultes. Cette œuvre, il est vrai, était particulièrement violente pour l’époque. Je l’avais
conçue pour provoquer un public plutôt stupide, et lui faire prendre conscience de sa
stupidité. On nous traita de « bufoni ! ». Le public de l’opéra a heureusement évolué,
depuis. A la Scala, il y a quatre mois, la création d’Outis a bénéficié d’une très belle
exécution, sous la direction de David Robertson. J’ai eu du succès !

R.M. : Quel est à travers les différentes époques ce qui vous reste de profondément
personnel et qui vous accompagne depuis toujours, et fait qu’aujourd’hui votre présence
est considérable ? Quel est votre secret ?
L.B. : Cette question est trop vaste... Il y a des choses que je déteste, comme le
compositeur qui fait son auto exégèse. Je pense qu’à un certain moment l’expérience
musicale devient mystique et qu’il est effectivement nécessaire d’exprimer ses principes
musicaux, mais le faire me met dans l’embarras. Pourtant l’auto exégèse est devenue un
genre littéraire en soi parmi les musiciens de ma génération. Mais ce phénomène nous

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (7 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

vient de Beethoven. Celui qui a le plus écrit sur lui et sa création est Richard Wagner.
Mais il ne s’exprimait pas tellement en tant que musicien, et ne faisait pas d’auto-analyse
perspective. Une telle attitude a émergé au sein de la génération de l’après-guerre. Cela
crée une nébuleuse parfois très intéressante, mais qui me laisse perplexe...

R.M. : Nous sommes en février 1997, à quatre ans d’un nouveau siècle. Est-il aujourd’hui
possible d’envisager ce qu’il sera ?
L.B. : Les gens sont trop attachés au calendrier, qui, en fait, n’est que formalité, si nous
considérons les calendriers : hébreu, chinois, musulman et autres… C’est pourquoi il ne
faut pas dramatiser cette fin de millénaire. De culture chrétienne, nous sommes
évidemment touchés par le tournant qui s’annonce, et ne pouvons y échapper, mais nous
ne devons pas projeter cette notion à la face du monde. Il nous faut relativiser. Je
ressens le panorama de cette fin de siècle comme une grande diversité de pluralismes. La
conscience du pluralisme est très difficile à acquérir parce que cette notion imbrique un
respect de fond pour la diversité culturelle, spirituelle, ethnique, et je pense qu’il faut être
conseillé, éduqué pour l’assimiler. Je pense que, comme le cinéma, la musique doit
éduquer à la connaissance et au respect de ces différences. Dans mon œuvre, j’ai depuis
longtemps essayé de m’accrocher à cette dimension différente de la mienne, surtout dans
le folklore, qu’il soit sicilien, yougoslave, arménien ou autre, comme la musique africaine
et toutes les musiques de tradition orale. J’ai beaucoup appris d’elles, et je dois
reconnaître que j’ai pu approcher et aller en profondeur dans ces domaines grâce à mon
éducation, à ce que j’ai précédemment appris des outils techniques et intellectuels qui
m’ont permis de m’approcher de cette culture musicale si diverse, non pas comme un
colonialiste qui veut civiliser, s’approprier des choses pour les vendre, mais comme un
musicien avide de connaître le plus et le mieux possible.

R.M. : Vous sentez-vous loin aujourd’hui des apports de l’Ecole de Vienne ?


L.B. : Il y a peut-être une chose importante qui a émergé à cette époque, les rapports à
l’orchestre symphonique, institution assez dangereuse et négative, sorte de prison, un
organisme qui, pour survivre, doit vendre sa marchandise et produire le plus possible et à
toute vitesse avec un seul jour de répétition. Mais il y a des choses plus importantes, par
exemple la conception des grandes masses instrumentales qui contiennent déjà une
division, un morcellement sous-tendant la musique de chambre présent dans Mahler,
Debussy, Schönberg, Berg, Webern, entre autres. Cette idée s’est considérablement
développée depuis, et elle m’intéresse encore beaucoup puisque j’entends poursuivre
dans cette voie. Par exemple, ce soir**, le programme compte deux œuvres pour grands
effectifs, le Concerto pour piano et Voci, où il se trouve beaucoup de musique de
chambre, une respiration verticale à l’intérieur. Aujourd’hui, par exemple en France, vous
avez la musique spectrale, phénomène assez intéressant qui propose une autre
dimension nouvelle des grandes masses sonores de l’orchestre. Phénomène qui n’a pas
encore abouti à quelque chose de vraiment significatif, parce que l’enveloppe, la forme, le
dessein de cette musique sont si simples que cela sonne parfois comme un
accompagnement, une musique devant accompagner ce qui n’est pas là. Il faut encore
creuser dans cette direction si l’on veut trouver quelque chose de plus significatif. Autre
innovation, plus ou moins source de conflits, les nouvelles technologies, la présence de
plus en plus prégnante de l’ordinateur, mais je ne crois pas qu’il devienne un instrument
de musique à part entière, mais qu’il restera un moyen d’élargir, de développer ce que

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (8 of 9)28/11/2004 13:35:52


ResMusica, des siècles de musique classique

nous connaissons, et de le contrôler sur une autre échelle. Je m’en sers,


personnellement, surtout sur le plan acoustique, avec le temps réel ou « live electronic ».
Si l’on considère les moyens de l’électroacoustique des années 1950-1960 où l’on faisait
tout avec les mains et passait des jours et des nuits pour achever la moindre pièce,
l’articulation du travail et du résultat assez complexe est aujourd’hui plus proche de la
pensée du compositeur grâce à l’ordinateur. En effet, avec l’ordinateur nous sommes plus
libres, nous pouvons respirer, être plus détendus, plus flexibles, mais si elle n’est conçue
qu’à travers l’informatique, la musique est imbécile, stupide. Il faut que la pensée soit
baignée dans une autre dimension. C’est pourquoi j’insiste : l’ordinateur est un moyen
pas une fin.

Recueilli par Bruno Serrou


Paris, le 6 février 1997
* Après Outis achevé en 1996, Luciano Berio a composé Cronaca del Luogo, qui a été créé au Festival de Salzbourg
en août 1999.
** Rappelons que cet entretien a été réalisé dans la journée du 6 février 1997, peu avant un concert Berio donné
Auditorium Olivier Messiaen dans le cadre du festival Présences 1997 de Radio-France.

Crédit photographique : Biennale de Zaghreb 1985

Rédacteur : Bruno Serrou


pour ResMusica.com le 29/05/2003

Copyright © 2000 ResMusica. Tous droits réservés.

http://www.resmusica.com/imprimer.php3?art=393 (9 of 9)28/11/2004 13:35:52

Vous aimerez peut-être aussi