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Le créateur immuable
Un entretien inédit avec Luciano Berio
Genre : Entretiens / Portraits Rédacteur : Bruno Serrou
pour ResMusica.com le 29/05/2003
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En hommage à l’immense
compositeur Luciano Berio
(1925-2003), mort à Rome dans
sa soixante dix huitième année,
ResMusica propose ici un
entretien inédit que notre
collaborateur Bruno Serrou a
recueilli le 6 février 1997 dans
le cadre du festival Présences
1997 de Radio France. Cet
entretien a été réalisé avant que
la Cité de la musique de Rome
ne soit construite et que le
compositeur italien en prenne
les rênes, pouvant ainsi
appliquer les idées esquissées
dans le cours de cette interview,
mais qui resteront, finalement
pour Berio, un rêve inabouti, la
maladie ayant eu raison de lui
avant qu’il ait pu les réaliser.
R.M. : Vous êtes de l’école dite de Darmstadt. Or, même les musiciens qui condamnent
ce mouvement se réclament de vous. Vous êtes le seul dans ce cas, avec György Ligeti.
Mais votre aîné est furieux de cette situation, clamant farouchement son indépendance et
qu’il n’entend surtout pas faire école. Qu’en est-il de vous ? Que pensez-vous du fait
qu’une unanimité se fasse autour de vous ?
L.B. : Ces compositeurs qui disent avoir été mes élèves ne l’ont pas forcément été, Ainsi,
l’un d’eux affirme qu’il a été mon assistant pendant quatre ans. Ce qui est faux ! Et en
même temps, il est vrai, surtout aux Etats-Unis, que j’ai essayé de rencontrer le plus de
jeunes possible. Ma façon de les approcher est toujours assez souple. J’étais fasciné –
moins maintenant – par le fait de connaître ces jeunes gens et d’entrer plus ou moins
dans leur esprit, dans leur personnalité, et de les laisser vivre, de les aider à se
développer en leur suggérant d’autres parcours que ceux qu’ils envisageaient. Mais étant
égoïste de nature, c’était, pour moi, une façon d’apprendre extraordinaire. Leurs
réactions étaient intéressantes. C’est pourquoi, au sein de mes élèves, il se trouve tant
de personnalités fondamentalement différentes. J’imposais une rigueur musicale, mais
pas une poétique.
R.M. : Vous qui avez réuni autour de vous quantité de jeunes, attirés par vos idées, que
pensez-vous de la jeune musique italienne d’aujourd’hui ?
L.B. : Elle est très vivace et diversifiée. Mais ce sont hélas l’Etat, le gouvernement
italiens qui ne font rien pour la jeune musique italienne. L’Italie compte en son sein
beaucoup de compositeurs qui ont entre vingt et vingt-cinq ans, même trop, peut-être
(rires). Ce qui est remarquable est qu’ils sont obligés de quitter l’Italie pour travailler,
s’essaimer en Angleterre, en Allemagne ou en France, puisqu’ils n’ont aucun moyen de
travailler chez eux. Et ce sont les meilleurs qui s’en vont.
R.M. : Ce qui est aussi souvent relevé est votre cosmopolitisme, votre intérêt pour tout,
ou presque.
L.B. : Ce qui m’intéresse, ce n’est pas le cosmopolitisme mais la diversité, le pluralisme
de l’expressivité, mais en profondeur, comme fait culturel.
R.M. : Est-ce pourquoi, à l’écoute de votre musique, l’on y trouve des emprunts au rock,
des traitements de musiques folkloriques ou ethniques ?
L.B. : Ce qui, bien sûr, ne m’empêche pas d’avoir des notions de valeur. Aux Etats-Unis,
j’ai eu des élèves rockers, mais ils sont restés très peu de temps. Ils venaient
uniquement chercher une technique. Ce qui les intéresse est superficiel, alors que ce qui
m’intéresse est la diversité des cultures, l’ « hétérophonie », qui diffère de la polyphonie.
R.M. : Comment travaillez-vous l’hétérophonie ? N’est-ce pas difficile de gérer toutes ces
voix indépendantes les unes des autres ? N’est-ce pas un peu comme si vous écriviez
plusieurs œuvres en même temps et que vous les mettiez ensemble ? …
L.B. : Communément, une hétérophonie est l’association d’une multiplicité de choses
différentes les unes des autres, des moments autonomes de caractères distincts qui ne
sont pas nécessairement liés entre eux. Ce qui forme les liaisons est la quantité
d’éléments en présence. En fait un groupe n’est le fruit que d’une notion statistique.
R.M. : C’est vous qui avez amené à l’Ircam, Institut de coordination acoustique/musique
fondé par Pierre Boulez en 1976, l’informaticien Giuseppe di Giugno, qui a mis au point la
fameuse série des ordinateurs en temps réel « 4 », de la « 4 A » à la « 4 X ». Cela
signifie que, pour la recherche de l’élargissement du spectre musical vous étiez en
avance dans la maîtrise de l’outil informatique. Vous étiez à l’époque à la RAI de Milan,
où vous aviez créé le Studio de phonologie. Aviez-vous déjà l’outil informatique à
l’époque ?
L.B. : Non... Pas dans les années cinquante !
R.M. : Que vous a apporté l’informatique ? A-t-elle enrichi votre palette de compositeur ?
Est-ce un instrument de plus ?
L.B. : Non pas un instrument de plus, mais un moyen supplémentaire. Il permet de
développer l’instrumentarium classique, voix, instruments, etc., et il développe cette
chose essentielle qu’est la palette sonore qui préoccupe depuis toujours les compositeurs.
Mais lorsque je compose, je le fais toujours à la table.
R.M. : Dans votre musique, l’on retrouve à la fois votre intérêt pour les musiques et les
arts du passé et ceux du présent dans leur infinie diversité. Vous êtes également dans la
projection, donc plongé dans l’avenir. Comment pouvez-vous intégrer tout cela à la fois
au sein de votre création ?
L.B. : C’est très humain, au fond, parce que l’Homme ne peut vivre s’il ne le fait dans ces
trois dimensions.
R.M. : Vous utilisez les œuvres de vos aînés, que vous retravaillez, revisitez, exploitez
un monde où l’expérience classique avait conduit l’opéra dans une impasse. Mozart est
une sorte de miracle, tout fonctionne à la perfection ; tout est conçu de telle sorte que
tout devient harmonieux. Je pense que l’on n’a pas encore assez développé la fonction
classique dans l’opéra. Je n’ai pour ma part pas eu le temps de l’étudier, mais je pense
que les duos d’amour étaient aidés par la forme classique dans l’opéra, tout comme les
formes concertantes étaient contenues dans l’héritage classique. Mais, rassurez-vous, il
se trouve quand même par la suite de beaux duos d’amour, comme celui du deuxième
acte Tristan ! (rires)
R.M. : Pendant très longtemps, les compositeurs post-sériels ont eu du mal à se faire à
l’idée de l’opéra. Vous et Luigi Nono êtes restés fidèles à l’opéra. Mais en même temps,
vous avez dit que l’opéra était mort. Même si vous en renouvelez propos et forme, vous
restez dans vos grandes œuvres dans la tradition du spectacle lyrique. Vous disiez
qu’écrire un opéra est l’acte le plus réactionnaire qui soit, que plus jamais on en écrirait.
Or, depuis, vous avez écrit plusieurs grands opéras qui ont eu du succès.
L.B. : On ne peut plus rien raconter avec l’opéra. Je pense que l’identité qui se faisait à
travers le genre, cette rencontre sociale totale, culturelle qu’est l’opéra, est dépassée. Au
XIX° siècle, les gens allaient à la Scala de Milan écouter un opéra de Verdi. Ils y étaient
tous pour la même chose, ils s’embrassaient, communiaient dans un univers commun. Ils
suivaient avec une grande émotion une histoire qui se déroulait sur la scène. Mais l’opéra
n’a pas suscité le développement du langage musical italien, seulement le théâtre,
l’exploitation des salles de spectacle, le business. C’est ainsi que le grand éditeur Ricordi
a bâti sa fortune. Mais la pensée musicale était rare. Même si je ne suis pas toujours
d’accord avec Bertolt Brecht, je pense tout comme lui qu’il est impossible de croire que
l’on puisse mourir en chantant, et pour que cette situation ne soit pas grotesque, il
faudrait que le public chante avec le mourant. Brecht exprime cette idée dans son essai
sur le chant qu’il a écrit à la suite de la création de l’opéra Grandeur et décadence de la
ville de Mahagonny qu’il avait écrit en collaboration avec Kurt Weill. Brecht ne comprenait
rien à la musique, mais il a eu l’intuition en suggérant que le grotesque est quand le
public ne chante pas avec le chanteur.
R.M. : Pour quelqu’un qui dit que l’opéra est mort, vous n’arrêtez pas d’en composer et
d’en parler !
L.B. : Le dernier en date, Outis*, n’est pas un opéra, mais une action musicale. C’est la
musique qui tient ce petit monde, gère le tout, est la force motrice principale, y compris
de la narration.
R.M. : Ce que vous dites c’est jouer sur les mots, non ? Wagner usait pour sa part de la
formule Festival scénique plutôt qu’opéra, alors que ses drames musicaux, au fond,
racontent encore des histoires.
L.B. : Non, il n’y a pas d’histoire, chez moi, mais un cycle. Dans Outis, il y a une même
structure narrative répétée cinq fois, puisque cette action musicale est subdivisée en
« cinq cycles ».
R.M. : Avez-vous réfléchi au concept opéra avec vos amis écrivains, Umberto Ecco,
Edoardo Sanguineti et Italo Calvino Sanguinetti, tous de grands écrivains ?
L.B. : Non, j’ai inventé cela tout seul. Ma réflexion sur le théâtre musical est en fait en
R.M. : Que pensent vos amis écrivains de votre attitude à l’égard de la narration
dramatique ?
L.B. : Vous savez, la musique a le pouvoir d’intimidation !
R.M. : Vous êtes resté marqué par l’esthétique qu’avait définie celui qui n’était pas
encore le romancier à succès que l’on sait mais esthéticien, Umberto Ecco, dans son livre
L’Œuvre ouverte. N’y a-t-il pas chez vous plus ou moins l’idée qu’une œuvre ne doit
jamais être close, « achevée » ?
L.B. : Je suis contre l’œuvre objet. Une œuvre est un signal au sein d’un parcours,
comme passer par Rome au milieu d’un voyage de Paris jusqu’en Chine. Aujourd’hui,
chaque œuvre contient une recherche de nature différente de celle, par exemple, d’un
Chopin – que j’adore.
R.M. : Face à l’Italie, si diverse, qui compte tant de jeunes musiciens intéressants, à son
extraordinaire floraison dans la création musicale, que pensez-vous de la centralisation
française que d’aucuns considèrent comme trop extrême, parce que favorisant, dit-on,
une culture officielle, la domination d’un style, d’une équipe, d’un homme ?
L.B. : Vous croyez ?... Il faut placer le problème dans une autre perspective. La
différence structurelle entre la France et l’Italie, est que la société de mon pays n’a
R.M. : Quel est à travers les différentes époques ce qui vous reste de profondément
personnel et qui vous accompagne depuis toujours, et fait qu’aujourd’hui votre présence
est considérable ? Quel est votre secret ?
L.B. : Cette question est trop vaste... Il y a des choses que je déteste, comme le
compositeur qui fait son auto exégèse. Je pense qu’à un certain moment l’expérience
musicale devient mystique et qu’il est effectivement nécessaire d’exprimer ses principes
musicaux, mais le faire me met dans l’embarras. Pourtant l’auto exégèse est devenue un
genre littéraire en soi parmi les musiciens de ma génération. Mais ce phénomène nous
vient de Beethoven. Celui qui a le plus écrit sur lui et sa création est Richard Wagner.
Mais il ne s’exprimait pas tellement en tant que musicien, et ne faisait pas d’auto-analyse
perspective. Une telle attitude a émergé au sein de la génération de l’après-guerre. Cela
crée une nébuleuse parfois très intéressante, mais qui me laisse perplexe...
R.M. : Nous sommes en février 1997, à quatre ans d’un nouveau siècle. Est-il aujourd’hui
possible d’envisager ce qu’il sera ?
L.B. : Les gens sont trop attachés au calendrier, qui, en fait, n’est que formalité, si nous
considérons les calendriers : hébreu, chinois, musulman et autres… C’est pourquoi il ne
faut pas dramatiser cette fin de millénaire. De culture chrétienne, nous sommes
évidemment touchés par le tournant qui s’annonce, et ne pouvons y échapper, mais nous
ne devons pas projeter cette notion à la face du monde. Il nous faut relativiser. Je
ressens le panorama de cette fin de siècle comme une grande diversité de pluralismes. La
conscience du pluralisme est très difficile à acquérir parce que cette notion imbrique un
respect de fond pour la diversité culturelle, spirituelle, ethnique, et je pense qu’il faut être
conseillé, éduqué pour l’assimiler. Je pense que, comme le cinéma, la musique doit
éduquer à la connaissance et au respect de ces différences. Dans mon œuvre, j’ai depuis
longtemps essayé de m’accrocher à cette dimension différente de la mienne, surtout dans
le folklore, qu’il soit sicilien, yougoslave, arménien ou autre, comme la musique africaine
et toutes les musiques de tradition orale. J’ai beaucoup appris d’elles, et je dois
reconnaître que j’ai pu approcher et aller en profondeur dans ces domaines grâce à mon
éducation, à ce que j’ai précédemment appris des outils techniques et intellectuels qui
m’ont permis de m’approcher de cette culture musicale si diverse, non pas comme un
colonialiste qui veut civiliser, s’approprier des choses pour les vendre, mais comme un
musicien avide de connaître le plus et le mieux possible.