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La lettre du Collège de

France
Numéro 25  (mars 2009)
La Lettre

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Lyne Bansat-Boudon
Contribution du Shivaïsme non
dualiste du Cachemire au débat indien
sur la délivrance
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Référence électronique
Lyne Bansat-Boudon, « Contribution du Shivaïsme non dualiste du Cachemire au débat indien sur la délivrance »,
 La lettre du Collège de France [En ligne], 25 | mars 2009, mis en ligne le 23 juillet 2010. URL : http://lettre-
cdf.revues.org/518
DOI : en cours d'attribution

Éditeur : Collège de France


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Document accessible en ligne à l'adresse suivante : http://lettre-cdf.revues.org/518


Ce document est le fac-similé de l'édition papier.
© Collège de France
ACTUALITÉ
Lyne BANSAT-BOUDON
directeur d’études à l’EPHE (section des sciences religieuses),
directrice de l’équipe accueillie Le Monde indien. Textes, sociétés,
représentations, EA 2723, EPHE/Collège de France

Contribution du Shivaïsme non dualiste du Cachemire


au débat indien sur la délivrance

L’abandon de la vie karmique de l’« étudiant brahmanique » – eut lesquels les compromis ont été
– autrement dit, la vie dans le accompli sa destinée rituelle, définie nombreux, quoique tous, peut-être,
monde organisée par la loi de l’acte par ses « devoirs » (dharma), au ne soient pas entièrement satis-
(le karman), loi d’airain dont relève nombre desquels celui d’engendrer des faisants pour un esprit occidental ;
la fatalité du cycle des fils. Correspondant à cette condition ainsi en est-il de l’intériorisation des
renaissances – est un thème ancien. nouvelle et, pour ainsi dire, « extra- rites, de l’amalgame brahmanico-
Le débat qu’il a suscité est un leit- humaine » du samnyâsa, l’idéal de la bouddhique, de la notion du guru, à
motiv persistant de l’histoire intel- « délivrance » (moksha, mukti) fut, de la fois « délivré » et socialement
lectuelle indienne. même, ajouté aux buts « ordinaires » engagé, etc. Toutefois, si la querelle
de l’existence humaine (c’est la dont les textes Shaiva reprennent à
Des traités fondateurs aux textes du doctrine des purushârtha, les « buts leur compte les linéaments est loin
Trika – la synthèse doctrinale à de l’homme »). d’être originelle, elle n’en est pas
laquelle Abhinavagupta (Xe-XIe s.) moins perçue par eux comme un
donne sa forme définitive –, le Du point de vue strictement enjeu majeur, sur lequel ils insistent
Shivaïsme non dualiste du Cachemire philosophique, les débats dont les avec persévérance.
s’est efforcé de donner une base d’ar- textes Shaiva se font l’écho sur les
gumentation solide à ce débat, ne degrés de la délivrance (délivrance Quant aux termes mêmes jîvanmukta
serait-ce qu’en posant clairement, en cette vie, délivrance après la (le « délivré-vivant » ) / jîvanmukti
face à la notion communément mort) relèvent d’un enjeu à la fois (la « délivrance en cette vie »), on
admise de « délivrance après la plus restreint et plus technique : la s’accorde à penser qu’ils sont rela-
mort » (videhamukti), celle de « déli- délivrance – admise par tous ou tivement tardifs. Ils ont surtout été
vrance en cette vie » (jîvanmukti). presque à cette époque relativement recensés, jusqu’à présent, dans
tardive – pouvait-elle se concilier plusieurs textes de mouvance advaita,
On peut avancer que l’âpreté de ce activement avec la vie karmique, ou dont le Yogavâsishtha (également
débat serait due, à date ancienne, fallait-il attendre le moment de la originaire du Cachemire, semble-t-il,
autant au soupçon que le brahma- mort pour y accéder ? En d’autres et qui présente bien des traits Shaiva),
nisme avait déjà trop cédé à l’influence termes, la notion de délivrance en que certains (y compris Dasgupta,
bouddhique, qu’au développement cette vie était-elle recevable ? History of Indian Philosophy) datent
d’une dévotion populaire, marquée du IXe siècle, et l’Âtmabodha, tradi-
par un sens accru du rituel que fragi- De nombreux indianistes, au tionnellement attribué à Shankara
lisait toute forme d’abandon de la vie nombre desquels Louis Renou, ont – quoique à tort, selon les mêmes
dans le monde. fait observer le génie indien de la autorités.
synthèse, de la réconciliation des
La menace représentée par l’abandon contraires, qui consiste à ne jamais Il conviendrait cependant d’ajouter
de la vie karmique s’était d’abord considérer une contradiction à ce recensement les occurrences
manifestée dans une critique post- comme dernière. En ce sens, la relevées dans les textes Shaiva de la
védique de l’efficacité du sacrifice lui- tension entre vie érémitique et vie même époque. On citera, entre
même ; cette critique-là fut au moins mondaine n’est pas un phénomène autres exemples, les Spandakârikâ
partiellement désamorcée par la récent, ni une fatalité, et la notion (IXe s.), où le terme jîvanmukta
notion des quatre étapes ou « âges » paradoxale de « délivrance en cette apparaît en II 5, et le commentaire
(âshramadharma) de la vie, qui relé- vie » offre une occasion supplémen- au Tantrâloka (Xe-XIe s.), le magnum
guait le « renoncement » (samnyâsa) taire et ingénieuse de la résoudre. Le opus d’Abhinavagupta, qui fait de
au terme de l’existence, bien après que dynamisme de l’histoire intel- la jîvanmukti l’enjeu même du traité
le « maître de maison » (le grihastha) lectuelle indienne dépend, depuis et de la doctrine : « L’objectif du
– le deuxième âge de la vie, après celui longtemps, de cette dialectique dans traité est de conférer la délivrance

N° 25 - LA LETTRE 21
ACTUALITÉ

en cette vie par la reconnaissance nouveauté de l’approche du Trika philosophiques et religieux. La grâce
[de soi] en tant que Soi, grâce à la réside dans sa façon de concevoir la détermine le choix du « moyen »
mise en œuvre progressive des délivrance, voire de la réévaluer, à la d’accès à la délivrance, comme celui
moyens dont on parlera plus loin » lumière de sa métaphysique, en du maître et de l’initiation. Le Trika,
(ad Tantrâloka I 21). montrant, par exemple, qu’il n’y a pas en effet, est autant une mystique de la
de délivrance au niveau de l’Absolu, grâce, conçue comme la manifestation
Plus assurée que celle d’autres textes, dans la mesure où la finitude (littérale- de la liberté divine, qu’il est une
la datation de ces sources Shaiva ne ment, le « lien », la « servitude », philosophie. Comme y insistent les
devrait pas, cependant, occulter le fait bandha) n’existe qu’au niveau cinq premiers chapitres du Tantrâloka,
que l’idée de jîvanmukti était entrée empirique. Un point de vue qui, les « voies » de la délivrance elles-
depuis longtemps dans le vocabulaire pour rappeler les raisonnements mêmes (ce sont les quatre upâya, ou
intellectuel des « monistes », de Mâdhyamika de Nâgârjuna et de « moyens » ) sont subordonnées au
quelque obédience qu’ils soient – elle Candrakîrti, son commentateur, n’en degré de grâce dont bénéficie l’adepte,
est présente dans la Bhagavadgîtâ et a cependant pas le caractère véhé- plus exactement, à son degré de récep-
reconnue en tant que telle par mentement éristique et négatif. Dans le tivité de la grâce. Pareille conception
Shankara. Hors du Trika, il y a là, en Trika, en effet, la finitude se résorbe implique l’éviction de la notion de
effet, des textes dans lesquels figure dans l’absolue liberté du Soi, un état qualification rituelle ou sociale
déjà l’interprétation technique de la de « plénitude » dynamique (entre (mesurée d’après l’acquisition des
notion : sont des « délivrés-vivants » autres noms, le Trika se donne celui mérites ou des démérites), l’adhikâra,
ceux qui n’« agissent » plus (en de pûrnatâvâda, « doctrine de la pléni- et ouvre à chacun l’accès à la
d’autres termes, ceux dont les tude ») qui suffit à définir la délivrance délivrance en cette vie, pour peu qu’il
« actes », réduits au minimum, sont comme la liberté elle-même. Ainsi le fasse continûment effort en cette
désormais exempts du désir d’un Trika se présente-t-il comme le direction.
fruit), mais sont néanmoins contraints svâtantryavâda, la « doctrine de la
à demeurer incarnés tout le temps liberté (ou de l’autonomie) [du On voit que la contribution du
nécessaire à l’extinction de leurs principe suprême] » : il n’y a jamais Shivaïsme non dualiste cachemirien à
prârabdhakarman, ces actes en cours que la liberté absolue du Soi, laquelle la question de la délivrance mérite
de maturation qu’ils ont accomplis (ou joue (notion clé du système) à d’être prise en considération. ■
plutôt commencé d’accomplir) dans s’asservir et à s’affranchir, à son gré ;
leur précédente existence. Car, observe la délivrance n’est autre que la liberté
Shankara, il est impossible d’annuler reconquise, c’est-à-dire « reconnue ».
un karman déjà commencé, c’est-à-
dire d’en annuler le résultat : dans les Autre objet d’emphase pour le
conceptions indiennes, la notion Trika, presque une innovation : la
d’« acte » dépasse l’événement propre- priorité qu’il confère à l’acquisition
ment dit, et lui associe son fruit. de la délivrance en cette vie, priorité
qui va jusqu’au relatif dénigrement
Ainsi peut-on dire, avec netteté et sans de la notion (d’une certaine façon
exagération, que les auteurs Shaiva plus ancienne, ou, du moins
présentent un des premiers comptes développée anciennement de façon
rendus plus ou moins complets d’une plus explicite) d’une délivrance
idée depuis longtemps enracinée dans après la mort.
la pensée indienne absolutiste – sans
dévier pour autant de l’opinion Quoi qu’il en soit de ces parentés ou
communément reçue quant au carac- de ces différences, la doctrine Trika de
tère général et à l’importance de la la délivrance se signale par un trait qui
délivrance. Ils font, du reste, constam- lui est propre : le postulat selon lequel
ment référence à leurs prédécesseurs la délivrance, en particulier, la
sur cette question, en particulier à la délivrance en cette vie, est incon-
Gîtâ. cevable sans la grâce, décrite comme le
shaktipâta, la « chute » ou
Il n’est pas douteux que la visée « descente » de l’énergie divine. C’est
sotériologique soit commune à la même cette subordination de la
quasi-totalité des systèmes philoso- délivrance à la grâce qui, enseigne le Culte de Shiva. Peinture de temple sur tissu
phiques indiens (monistes ou dualistes, Tantrâloka, établit la supériorité de la (pitchwaï). École Mewar, XIXe siècle.
comme le Sâmkhya), mais la voie shivaïte sur les autres systèmes Collection particulière.

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