Vous êtes sur la page 1sur 9

2

Le Désespéré

Léon Bloy

A. Soirat, Paris, 1886

Exporté de Wikisource le 09/07/2019

3
XVII

Marchenoir pleurait auprès du corps de son père, lorsqu’il


reçut à la fois deux lettres de Paris : celle de Dulaurier et une
autre de son ami le bibliographe.
Il ouvrit aussitôt cette dernière :
« Mon affligé, Voici cinq cents francs que j’ai pu réunir en
tricotant activement de mes deux jambes de derrière depuis ton
départ, et que je t’adresse avec une joie infinie. Pas de
remerciements, surtout, n’est-ce pas, tu sais si je les méprise ?
« Cher cœur souffrant, ne te laisse pas dévorer par ton chagrin.
Tu as ton livre à faire. Tu as de grandes choses à dire à certaines
âmes, à qui personne ne parle plus. Relève-toi. Je n’ai pas
d’autre parole de consolation à t’offrir. Ton infortuné père, que tu
n’as pas plus tué que je n’ai tué le mien, a beaucoup plus besoin,
à cette heure, de tes suffrages actifs que de tes larmes. Tu dois,
ce me semble, comprendre ce langage.
« Tu ne m’as pas écrit, — naturellement ! — et je n’y comptais
guère, malgré ta promesse. Mais, en revanche, tu as écrit à
Dulaurier pour lui demander de l’argent, comme si je n’existais
pas, moi ! Je l’ai rencontré aujourd’hui même, alors que j’étais
en course précisément pour t’en procurer, et il m’a tout appris.
« Tu es un traître, mon pauvre Caïn, et un imbécile par-dessus
le marché. Comment pouvais-tu espérer que ce fantoche de
lettres, cet Harpagon-Dandy, se porterait volontiers à te
secourir ? Est-ce que, par hasard, tu tomberais dans le gâtisme

4
définitif de supposer que cette reliure, soi-disant pensante, de
tous les lieux communs et de toutes les inanités clichées, puisse
être capable d’entrevoir seulement l’immense honneur que tu lui
fais en l’implorant ? C’est par trop idiot et si tu n’étais pas si
malheureux, je t’assommerais d’injures.
« Il m’a joué tous les airs de sa mandoline, le misérable ! Il
s’est attendri, comme toujours, sur tes chagrins, sur ta malchance
littéraire, etc. Puis, prenant mon silence pour une approbation de
tout ce qu’il lui plairait de me faire entendre, cet eunuque, —
pour qui le fanatisme consiste à dire oui ou non sur n’importe
quoi, — a parlé, une fois de plus, de ton intolérance si
regrettable et de ton injuste rage de dénigrement ; il m’a donné sa
parole d’honneur que tes absurdes principes étaient
incompatibles avec l’idée qu’on pouvait se faire d’une tête
sagement équilibrée et qu’ainsi tu n’arriverais jamais à rien. Au
fond, il te redoute terriblement et voudrait bien que tu restasses à
Périgueux.
« J’ai parfaitement senti qu’il tenait surtout à se justifier par
avance du soupçon de ladrerie. Il paraît qu’il a poussé le zèle de
l’amitié jusqu’à s’en aller demander pour toi l’aumône à Des
Bois, qui s’est fendu de quelques pièces de cent sous, à ce que
j’ai pu comprendre. Ça ne doit pas être gros. Une bien jolie
pratique, celui-là encore ! J’espère bien que tu vas leur renvoyer
immédiatement leur sale monnaie.
« Ce Dulaurier a eu un mouvement admirable : — Voulez-vous
prendre ma montre ? m’a-t-il dit d’une voix mourante, vous la
porteriez au mont-de-piété et vous enverriez l’argent à ce
malheureux.
« Moi, toujours silencieux, je regardais l’oignon monter et

5
descendre dans le gousset, puis finalement disparaître, comme un
pauvre cœur qu’on dédaigne. Cela tournait au Palais-Royal.
« Cette oblation grotesque me rappela, néanmoins, que l’heure
galopait. Je me hâtai de le féliciter sur son ruban rouge et sur le
prix de cinq mille francs qu’on vient de lui décerner, en le
suppliant avec douceur de vouloir bien épandre désormais sa
protection sur quelques écrivains supérieurs que je lui nommai,
et que les récompenses n’atteignent jamais. Il m’a regardé alors
avec des yeux de merlan au gratin et s’est immédiatement fait
disparaître. J’espère que m’en voilà débarrassé pour quelque
temps.
« Maintenant, très cher, pleure à ton aise, tant que tu pourras,
en une seule fois, et quand ce sera bien fini, fais ce que je vais te
dire.
« Va-t’en à la Grande-Chartreuse et demande l’hospitalité pour
un mois. Je connais ces excellents religieux, confie-leur tes
idées, tes projets, ils te feront la vie douce et, si tu sais leur
plaire, ils ne te laisseront pas revenir à Paris sans ressources.
N’hésite pas, ne délibère pas, je sais ce que je te dis. Je vais
même écrire au Père Général pour t’annoncer et te présenter. On
te sinapisera le cœur sur cette montagne et tu pourras ensuite
reprendre la lutte avec une vigueur nouvelle qui déconcertera
plusieurs sages.
« Ne t’inquiète pas au sujet de ta Véronique. La bonne fille
s’extermine à prier pour toi dix-huit heures par jour. Tu peux te
flatter d’être aimé d’une bien extraordinaire façon. Sa hâte de te
revoir est extrême, mais elle comprend que je te donne un bon
conseil en t’envoyant à la Chartreuse.
« Rien à craindre pour le pot-au-feu. Je suis là et tu dois un

6
peu me connaître, n’est-ce pas ? Je te serre dans mes bras.
« GEORGES LEVERDIER. »

7
À propos de cette édition
électronique
Ce livre électronique est issu de la bibliothèque numérique
Wikisource[1]. Cette bibliothèque numérique multilingue,
construite par des bénévoles, a pour but de mettre à la
disposition du plus grand nombre tout type de documents publiés
(roman, poèmes, revues, lettres, etc.)
Nous le faisons gratuitement, en ne rassemblant que des textes
du domaine public ou sous licence libre. En ce qui concerne les
livres sous licence libre, vous pouvez les utiliser de manière
totalement libre, que ce soit pour une réutilisation non
commerciale ou commerciale, en respectant les clauses de la
licence Creative Commons BY-SA 3.0[2] ou, à votre convenance,
celles de la licence GNU FDL[3].
Wikisource est constamment à la recherche de nouveaux
membres. N’hésitez pas à nous rejoindre. Malgré nos soins, une
erreur a pu se glisser lors de la transcription du texte à partir du
fac-similé. Vous pouvez nous signaler une erreur à cette
adresse[4].
Les contributeurs suivants ont permis la réalisation de ce
livre :

8
Zaran
Acélan
Hsarrazin
ThomasV
Yann

1. ↑ http://fr.wikisource.org
2. ↑ http://creativecommons.org/licenses/by-sa/3.0/deed.fr
3. ↑ http://www.gnu.org/copyleft/fdl.html
4. ↑ http://fr.wikisource.org/wiki/Aide:Signaler_une_erreur

Vous aimerez peut-être aussi