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Leslie Kaplan

Toute ma vie
j’ai été une femme

P.O.L
33, rue Saint-André-des-Arts, Paris 6e
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Les textes qui suivent ont été écrits pour Frédérique

Loliée et Elise Vigier, du Théâtre des Lucioles, pour le
spectacle Duetto.
Ils ont été mis en scène par elles dans une première ver-
sion à la Comédie de Valence en avril 2007 et dans leur
version définitive à la Maison de la poésie à Paris en
avril 2008.
Certains textes ont été publiés sur le site internet
Inventaire-Invention en préparation du travail de mise
en scène.
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LA FEMME DU MAGAZINE

Une fois j’ai vu dans un magazine une

femme qui me ressemblait. Juste un peu,
mais elle me ressemblait. Ça m’a fait un
effet pas possible. Pourquoi elle me res-
semble, je n’arrêtais pas de me répéter ça,
pourquoi elle me ressemble. Je la regardais,
je notais des détails, je remarquais une chose
ou une autre, elle avait un pli au coin de la
bouche, moi j’ai le même, je ne sais pas si
d’autres pourraient le remarquer, mais moi
je le sais, je le remarquais, et aussi la couleur
des cheveux, c’est le même brun, enfin, je
crois, en tout cas je le sentais pareil, et je
n’arrêtais pas de me dire ça, pourquoi elle
me ressemble, pourquoi cette femme me

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ressemble. À la fin je devenais folle. Je n’en

pouvais plus, je l’ai raconté à ma meilleure
amie, elle a écouté, elle m’a dit, mais tu te
demandes pourquoi elle est dans le maga-
zine, et pas toi, c’est ça que tu te demandes,
cette femme te ressemble et elle est dans le
magazine, c’est ça qui te perturbe, et là ça
m’a arrêtée, je me suis dit, oui c’est vrai, elle
est dans le magazine et pas moi, c’est pour
ça que ça me perturbe. C’est vrai que je ne
voyais pas ce qu’elle avait fait pour être là
dans le magazine, être là à me ressembler.
Ça m’a un peu calmée. Mais après ça m’a
repris. Pourquoi elle et pas moi, pourquoi
elle est dans le magazine et pas moi, en fait
elle n’avait rien fait de spécial, elle était juste
dans le magazine, je ne sais plus qui c’était,
elle était mariée, elle avait des enfants, elle
avait un problème de santé, je ne sais plus,
elle était là dans le magazine, et plus j’y pen-
sais, plus ça me rendait malheureuse, elle me
ressemblait, pourquoi elle était dans le
magazine et pas moi. Son nom était marqué,
mais ça ne me disait rien, je ne la connais-
sais pas, je ne sais pas qui la connaît, mon
amie ne la connaissait pas, personne ne la

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connaissait mais elle était là, elle me ressem-

blait et ça me rendait malheureuse.
On est dans la société du bonheur et on est
malheureux. Tous les jours, tout le temps, il
y a des raisons d’être malheureux. Quand
on travaille. Quand on ne travaille pas.
Quand on a des enfants. Quand on n’a pas
d’enfants. Et la santé. Et les vacances. On a
tous les jours des raisons d’être insatisfait,
malheureux, mécontent. Et là. Cette femme
qui me ressemblait, dans le magazine, je ne
sais pas pourquoi, ça m’a explosé à la figure.
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L’ANGOISSE M’ANGOISSE

l’angoisse m’angoisse
être angoissée je ne supporte pas
immobile
et angoissée
ça me rend folle
je cours, je cours
propulsée
poussée
propulsée
une fois
je suis allée chercher
des vis et des boulons
à l’autre bout de la ville

des vis et des boulons ?

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oui
des vis et des boulons
à l’autre bout de la ville

pour faire quoi ?

pour faire une armoire

pour mettre de l’ordre
pour ranger
au lieu de

tout laisser traîner dehors

oui, c’est ça
pour mettre de l’ordre
pour ranger
des petites vis
fines
des gros boulons
ronds
je les ai trouvés
je les ai achetés
le vendeur les a mis
dans des sacs en papier
avec des étiquettes
et je me suis assise

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pour boire une limonade

et tout d’un coup

tout d’un coup ?

tout d’un coup

je me suis sentie éparpillée
jetée dispersée éparpillée
en vis et en boulons
j’étais les petites vis
fines
j’étais les gros boulons
ronds
pas une vis
pas un boulon
mais des vis et des boulons
au pluriel
même pas dans un sac
non
jetés dispersés éparpillés
par terre
partout

il ne faut pas s’arrêter

voilà ce qui se passe
si tu t’arrêtes

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si tu t’assois
si tu t’arrêtes
voilà ce qui se passe

des vis et des boulons

pas une poussière
je peux être une poussière
ce n’est pas désagréable
la poussière flotte
légère
dans l’air
une poussière
je suis seule
responsable de rien
et je flotte
comme un nuage minuscule

un nuage ?

un nuage
personne ne lui demande de comptes
un nuage
se déplace
un nuage
est déplacé
par le vent

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dans le ciel
il a une couleur
blanc gris noir
il a une forme
c’est tout
ça lui suffit
et c’est pourquoi
regarder les nuages
calme
mais des vis
des boulons
ils ont une fonction
ils ont été fabriqués
pour une raison
je fais partie d’un tout
j’ai une mission à remplir
faut y aller, faut y aller

mais où
je ne comprends rien à ce que tu dis
des vis
des boulons
une poussière
un nuage
je ne comprends pas
moi ma mère

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toi ta mère ?

moi ma mère

mais qu’est-ce que c’est que ça

toi ta mère

moi ma mère

mais arrête
on dirait une bête
à deux têtes

une bête
à deux têtes ?

ou une bête
à deux dos
ah ah ah

sois polie
tu parles de ma mère
moi ma mère
elle me dit souvent

non non non

toi ta mère

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elle dit
moi ma fille
voilà ce qu’elle dit
ta mère

moi ma mère
elle me dit souvent,
faut pas rigoler
avec son identité
faut pas rigoler
avec ton identité
moi ma mère
elle me dit ça

elle te dit ça ?

elle me dit ça
et alors là
alors là
ça me met par terre

ça te met par terre ?

ça me met par terre

ça te met par terre ?

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mon identité

ton identité

mon identité
nationale
internationale
transnationale
fondamentale
quand je serai morte
j’aurai une identité
terminée

terminée ?
finie ?

terminée
achevée
complète
les dates
les lieux
la naissance
la mort
toutes les coordonnées
l’identité,
terminé !

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moi ma mère
elle ne m’a jamais dit ça
moi ma mère

maintenant c’est toi

quoi c’est moi

c’est toi qui dis

moi ma mère

moi ma mère
oui moi ma mère
tu m’embrouilles

je t’embrouille ?

tu m’embrouilles
ça m’embrouille

ça t’embrouille ?

je suis embrouillée

moi ma mère
elle est trop petite

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comment ça, trop petite ?

moi ma mère
elle est trop petite
c’est tout
et ça me fait pleurer

ça te fait pleurer ?

ça me fait pleurer
je la vois qui disparaît
de plus en plus petite
moi ma mère
je la vois qui disparaît
et ça me fait pleurer

pleure pleure pleure

va pleurer
c’est toi qui disparais

non

si
je l’ai bien vu
tu perds tes capacités

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je perds mes capacités ?

tu perds tes capacités

tu oublies tout

on ne perd pas
ses capacités
comme on perd
son mouchoir

je l’ai vu
tu perds tout
c’est l’angoisse

l’angoisse ?

c’est l’angoisse
tu vas trop vite
tu oublies tout
tu perds tes capacités
c’est l’angoisse

moi j’ai vu une pub

pour l’angoisse

comment ça
une pub pour l’angoisse

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une pub pour l’angoisse

tout le monde courait
en bleu
en rose
en vert
à la ville
à la campagne
des jeunes
des vieux
courez courez
plus vite plus vite
c’était une pub
pour des baskets

tu m’as dit
que c’était
pour l’angoisse

pour des baskets

pour l’angoisse
comment savoir