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Bulletin Hispanique

Andrés Laguna, auteur du Viaje de Turquia, à la lumière de


recherches récentes
Marcel Bataillon

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Bataillon Marcel. Andrés Laguna, auteur du Viaje de Turquia, à la lumière de recherches récentes . In: Bulletin Hispanique,
tome 58, n°2, 1956. pp. 121-181;

doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1956.3481

https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1956_num_58_2_3481

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Vol. LVIII Avril-Juin 1956 N» 2

ANDRÉS LAGUNA
AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA »

A LA LUMIÈRE DE RECHERCHES RÉCENTES

Au Dr Gregorio Marañón,
honneur de la médecine et des lettres espagnoles.

Il semble opportun de présenter l'aspect actuel de la question,


quatre cents ans après que le Viaje de Turquía fut composé par
le Dr Laguna ou par quelqu'un qui lui ressemblait comme un frère,
vingt ans après l'achèvement du livre où fut pour la première
fois avancée l'attribution du Viaje à Laguna {Er., p. 712-735 ;
II, p. 279-304) K
Je me plaignais, il y a quelques années (An. 1952), que cette
attribution n'eût suscité encore que des adhésions et des
contestations sommaires :

On ne semble pas, cîisais-je, avoir vu que le Viaje changeait totalement


de sens et de valeur selon qu'il était un récit autobiographique ou un roman

1. Nous employons les abréviations suivantes pour renvoyer aux principaux


travaux imprimés depuis vingt ans sur la question qui nous occupe :
Er. = M. Bataillon, Érasme et l'Espagne, Paris, 1937. Le deuxième chiffre renvoie
au t. II de l'édition espagnole du même ouvrage : Erasmo y España, México-Buenos
Aires, 1950.
H. R. = R. Schevill, « Erasmus and Spain », recensión de l'ouvrage précédent,
Hispanic Review, VII, 1939, p. 93-116.
Vill. = R. Villoslada, S. I., « Renacimiento y Humanismo », dans Historia general
de las literaturas hispánicas, publ. bajo la dirección de Guillermo Díaz Plaja, t. II,
Barcelona, 1951.
An. = Annuaire de Collège de France, 52e année, Paris, 1952, p. 281-285 [résumé
d'un cours professé par M. Bataillon en 1951-1952].
R. Ph. = M. Bataillon, « Nouvelles recherches sur le Viaje de Turquía », dans
Romance Philology, V (1951-1952), p. 77-97.
N. R. F. H. = M. Bataillon, « Andrés Laguna, Peregrinaciones de Pedro de Urde-
malas (Muestra de una edición comentada) » dans Nueva Revista de Filología
Hispánica, VI (1952), p. 121-137.
L. N. L. = M. Bataillon, « Quelques notes sur le Viaje de Turquía » dans Les langues
m'o-latines, 1954, n° 128, p. 1-8.
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documenté. Un adversaire de l'attribution à Laguna [Vill., p. 378-379]
entrevoyait dernièrement cet aspect de la question ; il refusait de voir dans
ce livre une supercherie littéraire, justement parce qu'un auteur qui aurait
avoir*
conté ces aventures de captivité et d'évasion avec tant de vie sans les
vécues, qui aurait décrit les mœurs turques avec tant de précision sans les
avoir observées de ses yeux, aurait dû avoir presque du génie.

Depuis, William L. Markrich a consacré à contester ma


conception du livre le principal effort d'une thèse qui lui a valu le
doctorat à l'Université de Californie (Berkeley)2, et César E.
Dubler a inséré dans son érudit ouvrage sur D. Andrés de Laguna
y su época3 un chapitre allant dans le même sens négatif. Peut-
être pourrais-je me plaindre aujourd'hui encore que si peu
d'attention ait été prêtée par mes contradicteurs aux raisons qui
conduisent à interpréter le récit de Pedro comme une mystification
du Dr Laguna. Mieux vaut me réjouir que les consciencieuses
recherches de W. Markrich, en remuant bien des textes, m'aient
apporté ou m'aient aidé à trouver d'excellents arguments
nouveaux à l'appui de ma manière de voir, qu'elles m'aient donné,
aussi, l'occasion de mieux analyser ce qui fait la force de cette
conception et ce par quoi pèche l'interprétation adverse.

2. Thèse dactylographiée (printemps 1 955) dont je dois un exemplaire à l'obligeance


de l'auteur : The « Viaje de Turquía » : A Study of its Sources, Authorship and
Histórica! Background, n + 191 p. (numérotées 1-188, et p. 55 a, 144 a et 175 a). En voici
le sommaire : Ch. i : The Erasmian Movement in Spain and the « Viaje de Turquía »
(p. 1-9) ; ch. il '.Introduction tothe* Viaje de Turquía» (p. 10-21) ; ch. m : Critical
Evaluation of the « Viaje de Turquía » : A. The Manuscripts (p. 22-28), B. Topography of
the « Viaje de Turquía » (p. 28-32), C. The Protagonist, Pedro Urdemalas (p. 32-41),
D. Capture and Captivity (p. 41-45), E. Sinán Pashá (p. 45-58), F. Statesmen, Physi-
cians and Diplomate Portrayed in the « Viaje de Turquía » (p. 58-75), G. The Chios
Episode (p. 75-80) ; ch. iv : Putative Authors of the « Viaje » : A. Cristóbal de Villalón
(p. 81-84), B. Andrés de Laguna (p. 85-111) ; ch. v : The Sources of the « Viaje de
Turquía » : A. Standard Référence Books on the life and customs of the Turks by « theo-
retical » writers (p. 112-114). B. Contemporary Sources of the « Viaje de Turquía »,
1. Les Observations of Pierre Belon (p. 115-122), 2. The Trattato of G. A. Menavino
(p. 122-137), 3. The miscellanea of B. Georgievitz (p. 137-142) ; C. Proverbe, Sayings
and Apophthegms (p. 142-149) ; ch. vi : Busbecq « Letters » and the « Viaje de Turquía »,
(p. 150-158) ; ch. vu : The Relationship between the Author of the « Viaje de Turquía »
and the Maltese Order (p. 159-171) ; ch. vm : Conclusions (p. 172-175). — Bibliogra-
phy (p. 175 a-188 : 199 numéros).
3. Barcelona, 1955, vol. IV de l'ensemble consacré par l'auteur à .ta « Materia
Médica » de Dioscórides, Transmisión medieval y Renacentista, dont il est rendu compte
dans ce même fascicule du Bulletin. Tous nos renvois à Dubler concernent ce volume.
On peut se reporter, pour les citations du Dioscórides de Laguna, au vol. III : La
• Materia médica » de Dioscórides traducida y comentada por D. Andrés de Laguna où
Dubler reproduit en fac-similé l'édition de Salamanque, 1570.
ANDRÉS LAGUNA. AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 123

* *

II faut dire — ou redire — brièvement pourquoi je ne


discuterai pas l'argument négatif tiré de la comparaison linguistique
et stylistique entre le Dioscoride de Laguna et le Viaje de Tur-
guía. Cet argument (puisse-t-il nous valoir un jour des études
vraiment approfondies de l'expression dans les deux œuvres !) a
été mis en avant dès 1939 par R. Schevill (H. R., p. 108 et 110). Il
est repris en 1955 par Markrich et Dubler qui nous apportent
l'un et l'autre d'utiles observations. J'avais objecté, en 1951
(R. Ph., p. 77), qu'un écrivain n'a pas un style qui le
caractériserait (comme les empreintes digitales caractérisent un individu),
mais qu'il manie, suivant les occasions et les sujets, plusieurs
styles et plusieurs vocabulaires. De même qu'un architecte,
construisant une maison d'habitation, n'utilise pas forcément le
même répertoire de formes ni les mêmes matériaux que lorsqu'il
construit une église ou une école. Cette objection n'a pas été
sérieusement contestée. Redisons, avec tout le respect dû à la
mémoire de l'hispaniste américain disparu, que la méthode
stylistique comparative, appliquée comme procédé
d'identification d'un auteur, est le type même des opérations
pseudoscientifiques, dès lors que la comparaison porte sur des œuvres
de genres très différents. Elle n'est pas temps perdu, pourvu
qu'elle soit exhaustive : quoi de plus utile que des inventaires
linguistiques bien faits d'un auteur ou d'un livre? Mais, dans un
problème comme le nôtre, elle ne tranche rien. S'il y a de
profondes différences stylistiques entre la préface du Dioscoride et
ses excursus humoristiques, entre la préface du Viaje et le corps
narratif ou dialogué du livre, nul ne songera à en conclure que
les préfaces ne sont pas du même auteur que le reste. Il serait
aussi inopérant de confronter, dans La Celestina, la préface et
telle page typique de la Tragicomedia où l'auteur fait parler à
ses personnages un langage familier jusqu'à la grossièreté, et où
d'ailleurs, en l'espace d'une seconde, Célestine passe elle-même
de la philosophie à l'ordure, du vocabulaire le plus latinisant
au plus vulgaire. Qu'on lise par exemple, à l'Auto I, cette grande
tirade de la vieille, qui commence par « Plázeme, Pármeno, que
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havemos ávido oportunidad... » et qui finit par « Mal sosegadilla


deves tener la punta de la barriga » avec les quelques répliques
qui suivent. Le Viaje, dialogue en prose, s'apparente à la
Celestina, non seulement par des allusions, mais par des imitations.
Sans jamais (ou presque jamais) arriver à la grossièreté, il fait
parler à ses trois personnages un langage systématiquement
.familier, dont la tonalité n'est d'ailleurs pas la même pour les
trois. Pedro parle en général le langage d'un autodidacte. Même
si le médecin qui tient la plume se laisse aller parfois à lui faire
parler le langage technique de la profession (cf. infra, VII), il
ne saurait oublier le caractère qu'il donne à son héros au point
de le faire parler dans une conversation libre comme il écrit lui-
même dans un livre de matière médicale. On s'en voudrait
d'insister sur ces évidences.

I. La question préjudicielle du manuscrit « original ».

Markrich, dans son ardeur à refuser l'attribution du Viaje


à Laguna, a essayé (p. 23 sq.) de redonner force à l'opinion de
Serrano y Sanz d'après laquelle le manuscrit 3871 serait le «
borrador » ou l'autographe de l'ouvrage. S'il en était ainsi, il
faudrait, en effet, abandonner notre idée, car, nous l'avons dit
(Er. p. 712; II, p. 279), ce manuscrit n'est pas de l'écriture de
Laguna, connue par une longue lettre autographe antérieure
d'environ deux ans à la rédaction du Viaje.
Markrich raisonne à vrai dire sur les manuscrits de la
Biblioteca Nacional (provenant de celle du comte de Gondomar)
comme s'il ne les avait pas vus, même en microfilm. Il semble
admettre que le comte a acquis deux exemplaires (the purchase
of two copies) de cet ouvrage hardi, alors que le second, le n° 6395,
est visiblement une médiocre copie tardive du 3871, faite sur
celui-ci au xvne siècle, et probablement dans la bibliothèque
même du comte. Rien d'étonnant que ce dernier ait voulu
pouvoir disposer de cette copie pour la prêter à ses amis curieux,
plutôt que de se dessaisir de 1' « original ».
Markrich discute dans un autre chapitre (Greek quotations,
p. 102-103) une remarque que j'avais faite {N. R. F. H., p. 130)
sur la citation grecque des premiers vers de YOdyssée ou plutôt
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sur sa graphie dans la préface du manuscrit 3871. Mais en voit-il


bien la portée? L'incorrection de la citation, d'après Markrich,
s'expliquerait par le fait que l'auteur, médiocre étudiant d'
Alcalá, comme Pedro de Urdemalas, aurait copié maladroitement
ces mots dans un Homère grec, pour donner une apparence de
vérité à une vantardise du Viaje (p. 29 a) 4 : « dije ciertos versos
griegos que en Alcalá había deprendido de Hornero ». Mais ce qui
frappe à la vue du manuscrit, c'est moins encore l'incorrection
des vers grecs que le fait qu'ils ont été copiés après coup, dans un
blanc laissé par un scribe espagnol qui ne savait pas le grec, et
copiés sans respecter le parallélisme des lignes. Est-ce ainsi que
procède un écrivain mettant au net son propre ouvrage?
Markrich, abusant une fois de plus de l'argument négatif fondé sur
la comparaison avec le Dioscoride de Laguna, observe que la
traduction de ces vers, dans la préface du Viaje, est « simple,
directe, sans mots savants », tandis que celle du même texte
(p.'
qu'on trouve dans le Dioscoride 3) est « plus artificielle et se
caractérise par des inversions, un effet rhétorique et l'usage de
mots savants typiques du style de Laguna » (p. 102). Il ne semble
pas avoir remarqué que cette traduction moins littérale est en
vers, et il en copie les endécasyllabes bout à bout, comme si
c'était de la prose !
Mais laissons là « le style » pour les raisons indiquées plus haut
et revenons au manuscrit 3871. Bien longtemps avant de nous
arrêter à la graphie de la citation homérique, nous avions
soutenu que rien ne le désignait comme un « borrador », que, de
toute évidence, il s'agit d'une mise au net, sans repentirs de
rédaction, et que ce caractère est confirmé par l'existence d'un
index alphabétique copieux : on ne met pas d'index à un
brouillon. Mais ce manuscrit, rétorque Markrich, a subi des
remaniements et des adjonctions qui sont de la même main que le reste :
quel autre que l'auteur pouvait se permettre ces remaniements?
Je réponds que nous n'en savons rien, mais que ma vieille
hypothèse d'une mise au net sous le contrôle de l'auteur par un se-
.crétaire demeure plausible, sans d'ailleurs s'imposer. Markrich

4. Nous renvoyons toujours à l'édition princeps du Viaje donnée par Manuel


Serrano y Sanz dans la Nueva Biblioteca de Autores Españoles, t. II : Autobiografías y
Memorias, Madrid, 1905, p. 1-149. Nous modernisons l'orthographe.
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soutient que, vu la hardiesse de l'ouvrage, l'auteur ne pouvait


le faire mettre au net par aucun secrétaire, même de confiance.
Une fois sur le terrain des déductions personnelles, nous
pourrions aussi bien dire que, la hardiesse de l'ouvrage ayant conduit
l'auteur à garder l'anonymat, il devait soigneusement se garder
d'en laisser traîner une copie de sa propre main pour ne pas
risquer d'être identifié par son écriture. Mieux vaut reconnaître
que le détail des précautions prises par l'auteur anonyme nous
échappe.
Markrich n'a' pas vu que des remaniements massifs et des
compléments apportés à un texte après coup ne permettent pas
le même genre de conclusions que des ratures en cours de
rédaction. Quand de telles ratures sont évidentes et nombreuses dans
un manuscrit, on a affaire à un brouillon ; un « borrador » est
par définition autographe. Mais, d'un manuscrit qui n'offre pas
cet aspect raturé et qui se présente au contraire comme une mise
au net, rien ne permet de dire s'il est autographe ou non. Et le
fait qu'il ait subi ensuite des additions de quelque ampleur ou
des remaniements de la même main qui l'a mis au net ne saurait
trancher l'incertitude.
Le manuscrit 3871, si nous scrutons attentivement sa
présentation matérielle et son contenu, nous livre, sur la composition
du Viaje, une certitude, des probabilités et des doutes insolubles :
Io II est certain que la rédaction primitive, celle dont le copiste
dressa l'index alphabétique après l'avoir mise au net, finissait
vers le milieu de la colonne 148 a de l'édition de la N. B. A. E.,
avec la réplique de Matalascallando (... pues yo lo estoy de
preguntar) 5. — 2° II est probable que cette rédaction, qui mentionne
plusieurs fois la date de 1555 et ne fait allusion à aucun fait plus
récent, remonte à l'année 1556, du moins si la préface primitive,
datée à la fin du 1er mars 1557, n'est pas supercherie gratuite
et a un sens. — 3° II est probable aussi (cf. N. R. F. H., p. 136-
137) que les dernières pages (col. 148 a Juan. — En todo...
jusqu'à 149 b) ont été rédigées en même temps que l'alinéa de la

5. Cette fin du texte primitif n'ayant pas été indiquée par Serrano y Sanz et les
indications données par moi [Er., p. 713, note, II, p. 279, n. 2-N. R. F. H., p. 136-137)
n'ayant pas été remarquées, Dubler (p. 358) a pu considérer la rédaction de l'ensemble
du Viaje comme postérieure à 1558. Markrich {p. 27) n'a pas commis cette erreur.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 127

préface (p. 2 b) imprimé après la date par Serrano y Sanz, mais


qui apparaît en réalité comme une seconde rédaction des dix-
sept dernières lignes datées du 1er mars 1557. Ces morceaux
nouveaux, du moins les pages 148-149, n'ont pu être rédigés qu'à
partir de 1558, année mentionnée page 149 a. — 4° Mais, si nous
avons ainsi un terminus a quo, nous n'avons aucun terminus ante
quem. Il est impossible de savoir si ces additions remontent à
1559, à 1560 ou à une date un peu plus récente encore. — 5° II
est tout aussi impossible de savoir la date et la raison d'être du
remaniement qui a été commencé par le scribe du manuscrit 3871
et qui consistait à substituer Apatilo, Panurgo et Politropo à
Juan de Voto a Dios, Matalascallando et Pedro de Urdemalas6.
Que ce remaniement soit dû à l'initiative de l'auteur, du scribe
travaillant pour l'auteur, ou du scribe agissant à sa guise après
la mort de l'auteur, on ne peut rien affirmer à son sujet.
L'examen du manuscrit permet seulement de dire que celui-ci est
resté dans les mêmes mains jusqu'au moment où ces
modifications y ont été apportées par le même scribe. Il faut en dire autant
de la mutilation qui a consisté à en retrancher les pages 182 à
217, qui ont été recopiées de la même main dans un cahier
aujourd'hui malheureusement incomplet et intitulé Turcarum
Origo (Er., p. 713, note ; II, p. 279, n. 2).
De même que la citation homérique laissée d'abord en blanc,
le nom « Pollitropo » (car « Politropo » dans l'édition Serrano y
Sanz, p. 3 a, est une rectification de l'éditeur) constitue un indice
que le scribe du manuscrit 3871 ne savait pas le grec et qu'il ne
pouvait se confondre avec l'auteur, si celui-ci en savait tant soit
peu. Un helléniste même médiocre aurait écrit, pensant à l'épi-
thète d'Ulysse, « Politropo ».

6. Les notes de Serrano y Sanz (p. 4 b, n. 4, et p. 5 a, n. 1) sont de nature à égarer


le lecteur qui n'a pas vu le ms. 3871, en lui faisant croire que les noms d'origine
grecque donnés aux trois personnages ont précédé les noms empruntés au folklore
espagnol, alors que c'est l'inverse. Ceci explique l'erreur où sont tombés Dubler
(p. 346) et Markrich (p. 23). Comme je l'ai indiqué depuis longtemps (Er., p. 715, n. 1,
II, p. 282, n. 8), les premières pages de dialogue (fol. 11-12) du ms. 3871 sont un
remaniement dont le raccord avec la première rédaction se fait au milieu du fol. 13 r° de
celle-ci. Les 16 lignes barrées au début de ce folio et reproduites en note (p. 4 b, n. 4)
par Serrano y Sanz ne sont pas, comme le dit celui ci, t copiados otra vez y tachados •.
C'est un vestige de la première rédaction faisant double emploi avec les dernières
répliques du texte remanié, et barré pour cette raison.
128 BULLETIN HISPANIQUE

En définitive, si rien ne désigne le manuscrit 3871 comme


autographe, et si des indices de détail appuient l'hypothèse contraire,
le fait qu'il ne soit pas de l'écriture de Laguna n'affaiblit en rien
l'attribution du Viaje à cet écrivain. Il se peut, si notre thèse
est vraie, que le manuscrit ait été copié chez le Dr Laguna, après
son retour à Ségovie en 1557, par un secrétaire, un parent ou
un intime qui l'aurait conservé après la mort du docteur (1560).
Et il n'est pas exclu que les adjonctions et modifications
postérieures au 1er mars 1557 soient posthumes, donc apocryphes.
L'hypothèse d'une première phase ségovienne dans l'histoire
de ce manuscrit peut jouir d'une présomption favorable, dans
la mesure où on peut comprendre certaines curieuses notes
marginales d'une main qui n'est plus celle du transcripteur.
Serrano y Sanz en a relevé une, page 43 a : « Para el mi Alonsito »,
en marge de l'historiette du gerapliga logadion, drogue
effroyablement amère : cette note est due apparemment à un lecteur père
de famille, qui se promettait d'adoucir une médecine amère à
son petit garçon en lui racontant une histoire. Plus mystérieuse
est l'indication marginale que le même lecteur a mise à trois
endroits : p. 48 Pedrarias, p. 77 (2 fois) P° Arias. Le
rapprochement des trois passages ainsi désignés (N. B. A. £., p. 29 a,
45 b-46 a et p. 46 b) dégage ce trait commun : on y voit les juifs
en mauvaise posture. Ceci conduit naturellement à penser que
le personnage auquel il est fait allusion est un membre de la
famille ségovienne d'où sortit le Pedrarias d'Avila fameux dans
l'histoire du Nouveau Monde comme gouverneur de Castilla
del Oro : famille connue pour ses origines juives. Le célèbre
Tizón de la nobleza7 la fait remonter à « Pedro Arias Contador

7. El Tizón dé la nobleza española, o máculas y sambenitos de sus linajes, por el


Cardenal D. Francisco Mendoza y Bovadilla..., Barcelona, 1880, p. 95. — II faut
rectifier, p. 96, le texte des Coplas del provincial contre les armoiries de l'évêque Fr. Juan
Arias : « pues que tu padre capuz nunca le tuvo ni tiene ». (Le texte de El Cancionero
manuscrito de Pedro del Pozo (1547), éd. A. Rodríguez Moñino, Madrid, 1950, p. 80,
donne (au lieu de padre) pija, qui est évidemment la leçon authentique, dans son
obscénité. — Rodríguez Moñino, p. 13-14, renvoie à d'autres copias antijuives « contra
Diego Arias Dávila », éd. Cancionero de Usoz, apéndices, et Cancionero castellano,
éd. Foulché-Delbosc, n° 9S7). Le Dr Laguna a cultivé ses relations familiales avec les
Arias de Ségovie en dédiant son abrégé du De antidotis de Galien au deuxième comte
de Puñonrostro, D. Gonzalo Arias Dávila (Venise, 1er avril 1548) en souvenir des
relations que son père avait eues avec les Arias (Dubler, p. 61-62).
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 129

del Rey Henrique IV », « hijo de una tabernera de Madrid, y su


padre, convertido de judío ». Mais à la fin du xvie et au début
du xvne siècle vivait à Ségovie un chanoine Pedrarias Dávila
y Virués (1562-1626), dont Colmenares, très au courant sans doute
de sa généalogie, dit pudiquement qu'il avait évité d'écrire un
nobiliaire 8. Quand on pense que la « limpieza de sangre » était
la question brûlante pour tous les lignages (cf. infra, IV), on est
conduit à se demander si ce personnage n'était pas celui à qui
pensait l'auteur des notes marginales jugées sans intérêt par Serrano
y Sanz. Il pouvait y penser de plus d'une façon : soit comme à
un compagnon de causerie avec lequel il devisait des Juifs, soit
comme à un homme que son nom désignait comme cible des
brocards populaires en dépit de la dignité ecclésiastique dont il
était revêtu.
Ce ne sont, bien entendu, que des hypothèses et un indice fragile
de la conservation à Ségovie de notre manuscrit avant son entrée
dans la bibliothèque du comte de Gondomar. Mais il ne faut
négliger aucune lueur pour tenter de reconstituer l'histoire du
manuscrit 3871. C'est un des chemins les plus sûrs que nous ayons
pour retrouver la piste de l'auteur anonyme.

II. Histoire vécue ou roman-mystification?

Schevill, justement respectueux de ce qu'un autre hispaniste


de Californie a appelé « the dignity of facts », écrivait, à propos
du problème d'attribution qui nous occupe {H. R., p. 108) :
« The ultímate décision rests upon far more facts than we possess. »
Sans doute, ... mais il y a bien d'autres faits à prendre en
considération qu'un document qui nous révélerait sans ambiguïté
l'auteur du Viaje. L'œuvre elle-même est un document et son
sens total, son intention plus ou moins transparente sont des
faits qu'il faut saisir et interpréter.
La thèse de Markrich, et c'est un des côtés par lesquels elle
provoque un effort nouveau d'interprétation, reprend sous une
forme extrême et ingénue la conception de Serrano y Sanz selon

8. Diego de Colmenares, Historia de la insigne ciudad de Segovia, 2» éd., Madrid,


1640, p. 753.
130 BULLETIN HISPANIQUE

laquelle les aventures et pérégrinations racontées par Pedro de


Urdemalas sont une histoire réellement vécue par celui qui l'a
écrite en nous cachant son vrai nom. Notre critique rejette avec
une sorte d'indignation l'hypothèse que Serrano y Sanz avait
écartée déjà presque sans examen (p. cxv) : « que el Viaje de
Turquía fuera tan sólo una especie de novela dialogada, sin
fundamento en la realidad. » L'idée qu'il s'agisse d'un « voyage
imaginaire » le scandalise visiblement (p. 136, n. 54, et 158) comme si
ces mots s'appliquaient forcément à un voyage fantastique, alors
qu'ici tous les repères historiques et géographiques sont vrais,
toutes les descriptions de mœurs, exactes.
Les deux arguments majeurs sans cesse repris par Markrich
en faveur de la thèse de l'historicité autobiographique sont :
Io L'insistance avec laquelle Pedro de Urdemalas affirme que
tous les événements qu'il raconte sont vrais, qu'il en a été le
témoin oculaire ou l'acteur (Markrich va jusqu'à dire qu'une
telle insistance, « appuyée dans un passage par une citation du
Nouveau Testament, serait », s'il s'agissait d'un jeu, « not only
unfounded but blasphemical ») ; 2° l'exactitude des faits auxquels
Pedro nous apparaît mêlé dans son récit. Cette « accuracy »,
Markrich la contrôle, avec un émerveillement inépuisable, à
l'aide de mémoires ou de rapports diplomatiques demeurés
inédits jusqu'à notre époque, et sur des points à première vue aussi
difficiles à connaître que les maladies de Sinan Pacha, la date de
sa mort, la vente de ses esclaves : Pedro se présente à nous comme
l'esclave favori et le médecin de Sinan ; il est naturel qu'il ait
connu ces détails. Le fait qu'ils sont exacts nous atteste que le
personnage anonyme qui se dissimule sous le nom de Pedro a
bien vécu à Constantinople dans les conditions qu'il rapporte.
Oserons-nous dire que cette façon de raisonner est simpliste?
Ou est-ce la conception du roman-mystification qui est d'une
subtilité perverse? Il faut pourtant bien voir que les deux ordres
d'arguments qui paraissent à Markrich sans réplique ne sont
nullement décisifs. La seconde conception, à laquelle nous restons
fidèle pour notre part, suppose seulement que l'auteur de la
mystification soit : Io un humoriste à froid ; 2° un homme qui avait
un très vif intérêt pour les nouvelles de Constantinople, qui avait
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 131

le moyen d'en être informé, et qui se mettait plus ou moins « dans


la peau » du personnage auquel il fait raconter cette passionnante
histoire.
J'écrivais, il y a une vingtaine d'années {Er., p. 736 ; II, p. 214) :
« Pedro a été cru sur parole, et c'est justice. » Mais c'était
assurément rendre une trop expéditive justice au Dr Laguna, auteur
supposé de ce récit. Il faudrait bien des pages pour analyser les
divertissantes variations qui jouent sur le thème insistant du
témoin oculaire, l'existence d'un tel témoin et son ubiquité étant
une donnée banale de maint roman historique documentaire9.
Nous pensons en particulier au thème secondaire du don des
langues qui permet au héros de s'exprimer en turc sans avoir
encore eu le temps de l'apprendre, à la curiosité narquoise avec
laquelle, à plusieurs reprises, le pince-sans-rire Matalascallando
interrompt le narrateur : «¿ En qué lengua ? ». Ce don des langues,
naturellement, suppose le contact personnel avec l'Orient. Il
suppose aussi l'aide de Dieu, comme celui des apôtres. De là
ces utilisations profanes du Nouveau Testament, qui peuvent
scandaliser certains lecteurs modernes, mais qui, la critique
rabelaisienne moderne l'a montré abondamment, étaient innocentes
au xvie siècle.
Dire que le narrateur se proclame à tout propos témoin
oculaire, c'est trop peu dire. Véracité et imposture sont, par leur
antagonisme, l'âme de ce livre dialogué. Le faux captif qui
racontait des mensonges sur les galères et les bagnes était un
personnage banal que Cervantes a mis en scène dans Persiles (1. III,
chap. x). Pedro se pose comme le vrai captif, le seul vrai
connaisseur de VOrient, en face de Juan de Voto a Dios, le faux pèlerin
qui avait l'audace de parler du voyage de Jérusalem sans l'avoir
fait.
Mais, si l'on veut percevoir l'intention discrètement
humoristique de cette conception, qu'on lise (p. 104 b-105 a) l'épilogue
de la partie proprement narrative du Viaje, les propos que les
deux interlocuteurs de Pedro échangent après que le voyageur
est monté se mettre au lit. Quelle onction ou quelle bonhomie

9. Un exemple typique est le Gabriel Araceli de Pérez Galdós (voir notre article
du Bulletin de 1921, t. XXIII, Les sources historiques de « Zaragoza », p. 136-138).
132 BULLETIN HISPANIQUE

d'abord, dans leurs commentaires sur la merveilleuse faveur


divine dont Pedro a été le bénéficiaire ! Mais quel naïf cynisme,
aussitôt après, dans cette constatation des deux compères, que,
instruits par Pedro, ils sont désormais capables de se faire passer
pour d'authentiques prisonniers évadés !
Juan. — Agora me parece que le haría encreer, si quisiese, que he andado
todo lo que él, cuanto más a otro.
Mata. — Cuanto más que, sabiendo eso, aunque os pregunten cosas que
no hayáis visto, podéis dar respuestas comunes : « Pasé de noche, no salí de
las galeras, como la ciudad es grande, no vi eso. Esto vi y estotro vi, que era
lo que más había que mirar », y con eso os evadiréis.

Laguna pouvait-il suggérer plus spirituellement, à ceux qui


démêleraient son jeu, que l'illusion de véracité n'est pas si difficile
à créer quand on est informé de bonne source ?
Une fois de plus, nous donnons Laguna comme l'auteur de
cette mystification. Mais, sans parler des moments du Viaje où
le narrateur laisse percer narquoisement une personnalité plus
semblable à celle du Dr Laguna qu'à celle de l'étudiant Pedro
improvisé médecin (cf. infra, XI), c'est un fait que les formes
d'humour à froid que notre interprétation suppose se retrouvent
dans les œuvres signées Laguna. On peut voir Laguna dans la
préface d' 'Europa eau-njv Ttptwpou[i¿vTQ identifier ironiquement à une
parole de Jean I, 22 (Tu quis es?), une question que lui adresse
en allemand un portier bourru : « Wer bist du? ». Et si nous lisons,
dans le Dioscoride (I, 145, p. 120), l'historiette du Portugais
Jorge Pires de Almada qui, en danger de naufrage, absorba « plus
de 16 livres » de figues de l'Algarve, en disant : « Morra Marta e
morra farta », et en jurant que les poissons ne les auraient pas, si
nous la lisons en sachant qu'il s'agit d'un conte folklorique, passé,
avec des variantes, dans le Sobremesa de Timoneda et la Floresta
de Santa Cruz, dans la première suite du Lazarillo (1555) et dans
celle de Luna10, nous serons émerveillés par l'humour de pince-

10. B. A. E., t. III, p. 92 b et 113 a, et 179 a (Cuento XXVIII de la Segunda parte


del Sobremesa). Cf. Melchor de Santa Cruz, Floresta española, IX, IV, 2 (éd. Bibliófilos
españoles, Madrid, 1953, p. 246). Voir, aux Variétés de ce fascicule, le texte des récits
dont il est ici question. Mon ami Daniel Devoto rae signale que la confusion entre la
braise et les yeux du chat dans les ténèbres, sujet d'un prétendu souvenir estudiantin
de Laguna, est un thème folklorique (cf., en particulier, le conte de Benibaire, dans
Obras de Fernán Caballero, Col. de escrit. cast., t. CLI).
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 133

sans-rire avec lequel Laguna lui invente un contexte


autobiographique non exempt de vraisemblance et de gravité. — Le conte
de la permutation opérée entre la purge destinée à un
franciscain et l'aphrodisiaque destiné à un jeune marié a un caractère
accentué d'historiette gauloise. Henri Estienne (Dubler, p. 263)
l'inclut dans son Apologie pour Hérodote comme arrivé en Savoie.
Laguna (Diosc. II, liv, p. 155) le rapporte à ses souvenirs de
Metz. — Le narrateur du Viaje ne procède pas autrement quand
il annexe à ses souvenirs imaginaires de favori de Sinan telles
anecdotes connues des voyageurs de Gonstantinople et dont le
héros était soit Sinan lui-même, soit Koska Mehemet u.
Mais nous touchons ici au second point vulnérable de
l'argumentation résumée ci-dessus : ces anecdotes, et plus encore tels
détails intimes concernant Sinan Pacha, comment Laguna
pouvait-il les connaître sans avoir vécu à Constantinople ? Je réponds :
« Comment les connaissons-nous nous-mêmes?». Tout ce chapitre
sur Sinan Pacha (p. 45-58), qui est un des plus neufs de la thèse
de Markrich, j'en avais réuni de mon côté la documentation, sans
arriver le moins du monde à la conclusion de Markrich.
L'exactitude des connaissances de Pedro sur Sinan prouvait à mes yeux
non le caractère autobiographique et sincère de son récit, mais
l'exactitude avec laquelle Laguna avait été renseigné sur les
choses de Constantinople quand il écrivit son
roman-mystification. Était-il invraisemblable qu'il se fût intéressé, de Venise,
d'Anvers ou de Bruxelles, à la santé et à la mort de cet illustre
malade? On en jugera quand on aura lu nos observations (IV et
VI c) sur les raisons que put avoir Laguna de partir pour
Constantinople et sur l'utilisation, dans la Viaje, d'une « gazette »
identique ou semblable à la première relation de Busbecq.
J'avoue que le nouvel examen de la question auquel la thèse de

11. Cf. L. N. L., p. 4-7. Markrich, à propos de l'histoire du captif hongrois crucifié
et décapité au soir sur l'intervention miséricordieuse de Pedro, reconnaît que « the
possibility of Pedro's only hearing of the incident without taking any part in it, can-
not be discounted > (p. 55, n. 93). Mais il ne peut admettre que j'appelle cette histoire
vraie une « anecdote cruelle » dans l'autobiographie fictive de Pedro (comme si une
« anecdote » était forcément fausse !). — Quant au transfert à Sinan d'une histoire de
Koska Mehemet, Markrich (p. 56) considère ce procédé comme < logical », et, tout en
sVmerveillant de l'exactitude remarquable avec laquelle Pedro cite faits et chiffres,
reconnaît que celui-ci « was not beyond some embroidering ».
134 BULLETIN HISPANIQUE

Markrich m'a amené, et surtout une réflexion que m'a présentée


un ami de Berkeley12, m'a fait mieux voir le rôle de ce que
j'appelle les gazettes, c'est-à-dire les relations manuscrites de
diplomates et de voyageurs, dans la documentation des gens bien
informés du xvie siècle. J'avais trop pensé à une diffusion
surtout orale des nouvelles contenues dans ces relations. Il est
beaucoup plus naturel de penser qu'un homme aussi bien placé que
Laguna fut le destinataire de certaines lettres-gazettes, que
d'autres purent lui être fournies en copies ou en extraits.
La force apparente de l'argument explicité par Markrich (mais
implicite chez tous les tenants de la même thèse) réside dans la
distinction entre les grands faits de l'histoire politique, qu'on
veut bien supposer connus de tous les contemporains cultivés,
et les faits de la « petite histoire », dont on prétend réserver la
connaissance aux seuls hommes en contact personnel avec les
personnages historiques, du moins pour une époque où il n'y
avait pas de journaux. Mais c'est trop oublier le rôle des gazettes
manuscrites, en particulier pour la diffusion des nouvelles
d'Orient, dont l'Occident était avide.
On peut, en toute rigueur, préciser dans quelle mesure
l'argumentation de Markrich serait recevable. Si le Viaje
renfermait sur Sinan Pacha des détails personnels que les historiens
modernes auraient connus seulement par la publication de sources
turques 13, on pourrait soutenir avec vraisemblance que l'auteur

12. Cet ami m'écrivait, à propos de la thèse de Markrich : « Lo que... me parece


una aportación de importancia es el capítulo referente a Sinán ; hay demasiada
exactitud histórica en el Viaje para que podamos reducirlo a la fórmula « novela de aven-
« turas », y aun para que sea posible suponer que todo deriva de chismes trasmitidos
por embajadores venecianos. » — Le Viaje ne se laisse évidemment réduire à aucune
formule simpliste. Mais cette remarque met en relief l'insuffisance de la notion de
« sources orales » à laquelle je m'arrêtais (L. N. L., p. 3, et An., 1952, p. 284) pour
imaginer les sources non livresques. Dubler (p. 168 et suiv.) consacre quelques pages
intéressantes, avec documents en fac-similé, à « las noticias turquescas y su
divulgación ». A côté des gazettes manuscrites politico-militaires comme celles que Dubler
reproduit, il y avait des rapports diplomatiques comme ceux des ambassadeurs
vénitiens ou de Busbecq dont l'information était plus variée.
13. Markrich n'a pas consulté la chronique turque dont le Dr Ludwig Korrer a
donné une traduction allemande partielle : Die Osmanisrhe Chronik des Ru-stem Paiha
(Tiirkische Bibliothek, XXI, Leipzig, 1923, Travail présenté comme thèse à
l'Université de Zurich en 1923-1924). Cette chronique est avant tout militaire et politique.
Les faits relatifs à Rustan et à sa famille n'y sont qu'à peine mentionnés, sans détails
intimes. — La seule source turque utilisée par Markrich (p. 54, n. 89) est Haji Kliali-
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 135

avait vécu en Turquie dans l'intimité de Sinan, ou qu'il avait


eu un informateur placé dans cette situation privilégiée. Mais,
dès lors que nous contrôlons Yaccuracy du narrateur au moyen
de gazettes diplomatiques à l'usage de l'Occident, rien ne
s'oppose à ce que le Viaje ait été écrit par un homme qui n'avait
jamais été à Constantinople, mais avait disposé d'une telle
documentation. Laguna a pu en avoir plus que nous entre les mains.
On doit aller plus loin. Dès lors qu'un narrateur s'attribue
à lui-même un rôle public, on peut contrôler l'historicité de ses
dires en cherchant si les gazettes qui mentionnent des personnages
de son espèce le connaissent ou non. Or, Pedro s'attribue un rôle
assez en vue à Constantinople, soit comme médecin de Sinan et
de sa belle-sœur « la Sultane » (qui le fait nommer médecin du
grand Turc), soit comme introducteur des ambassadeurs auprès
de Sinan. Il se trouve que nos gazettes de Constantinople en
1554 s'intéressent aux rares médecins qui se distinguaient de
la tourbe des médecins juifs par leur culture occidentale, qu'elles
mentionnent aussi les captifs ou les renégats favoris qui
servaient d'intermédiaires entre tel puissant personnage comme
Rustan Pacha, frère de Sinan, et les diplomates (N. L. N., p. 8,
n. 11). Nulle part, il nrest question d'un captif espagnol de Sinan
qui aurait exercé la médecine avec succès. Si le Viaje invente le
rôle public de Pedro, ceci ne fait-il pas pencher la balance en
faveur de la mystification, à supposer qu'il y ait indécision entre
les deux explications du livre?
Enfin, il y a encore toute la série de faits (cf. infra, XI c) sur
lesquels il faudra inlassablement rappeler l'attention puisque,
indéfiniment, les négateurs de la mystification refusent de les
considérer ensemble et les traitent un à un comme négligeables.
Il s'agit de passages où notre auteur, avec un humour
particulièrement désinvolte, prête à l'étudiant Pedro de Urdemalas,
qui s'est improvisé médecin avec tant d'audace, des traits qui
conviendraient seulement à un vrai médecin âgé et illustre. Or

fah, The History of the Maritime Wars of the Turks, trasl. by James Mitchell, London,
1831, où il trouve (p. 11) mention de la mort de Sinan et de sa sépulture à Scutari.
Mais la première précision est connue par des sources occidentales. Quant au lieu de
la sépulture, c'est un de ces détails qui pouvaient aisément figurer dans les « gazettes »
diplomatiques.
136 BULLETIN HISPANIQUE

tous ces traits, sans exception, conviennent, directement ou


par antiphrase, au vieux Dr Laguna. Et nous verrons aussi plus
loin (X) comment l'expérience italienne de Laguna est à la fois
présente et masquée dans le Viaje.

III. Le seul document inséré dans le « Viaje de Turquía ».

Parmi les détails qui surprennent dans le récit de Pedro et


qui nous incitent à faire choix entre l'hypothèse de-
l'autobiographie et celle de la mystification, l'un des plus inattendus est
un document diplomatique cité tout au long (p. 134 b-135 a). Il
s'agit de la lettre de créance remise par le Doge à Antonio Erizzo
envoyé comme ambassadeur à Constantinople, et adressée au
beglerbey de la mer Sinan Pacha.
M. Tucci, de l'Archivio di Stato de Venise, a eu l'extrême
obligeance d'en rechercher pour moi la minute. Il s'agit bien d'un
document authentique, copié avec très peu d'erreurs et
d'omissions. Les Lettere di Collegio enregistrent à la même date du
19 avril 1554 quatre textes de lettres de créance remises à Erizzo :
Io pour le vizir Achmat Pacha, avec l'indication que des lettres
semblables ont été rédigées pour les pachas Ibrahim et Ali, pour
les pachas Sinanbeg beglerbey maris, Méhémet beglerbey de
Grèce et Méhémet Pacha Sandjak de Bosnie, enfin pour le
magnifique Malcos bey Sandjak de Clisse ; 2° pour le sultan en personne ;
3° pour Roustan Pacha, avec l'indication de deux exemplaires
adressés l'un à Roustan gendre de l'empereur, l'autre à Roustan
conseiller suprême de l'empereur invaincu des musulmans ;
4° pour le sultan Baiasith, fils de l'empereur.
Comment la lettre de présentation destinée à Sinan Pacha
est-elle connue de Pedro de Urdemalas? Celui-ci insinue, bien
entendu, qu'elle est passée par ses mains « siendo... intérprete
con Ciñan Baxa y teniendo la familiaridad tan grande con él ».
Essayons de l'admettre. Comment Pedro est-il à même d'en
reproduire aussi exactement les formules? Croira-t-on qu'il en
ait emporté une copie dans sa fuite de Constantinople, sous sa
robe de moine grec, à travers tant de naufrages et d'aventures
où son plus grand souci était de n'être pas identifié comme
l'ancien « interprète de Sinan Pacha »? Évidemment non. Admet-
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 137

trons-nous qu'il a appris ce document par cœur? Ce n'est guère


plus probable.
La reproduction de la lettre dans le Viaje s'explique aisément,
au contraire, dans l'hypothèse d'un roman-mystification écrit
par Laguna à l'aide d'une documentation variée, réunie, en partie,
à Venise même. Laguna était à Venise, songeant lui aussi à
partir pour l'Orient pendant ce même printemps de 1554 où Erizzo
préparait son départ pour l'ambassade de Constantinople. Ce
fait, oublié ou minimisé par tous ceux qui contestent
l'attribution du Viaje à Laguna, permet de comprendre que ce voyageur
aux curiosités multiples ait gardé une copie d'une des lettres de
créance du diplomate avec lequel il faillit partir pour la capitale
de l'empire turc, et qu'il l'ait utilisée dans un roman
documentaire, comme un échantillon du style diplomatique vénitien.

IV. La racine du « Viaje » dans la vie de Laguna.

Quand, il y a une vingtaine d'années, je fus saisi par


l'invraisemblance initiale de l'aventure de Pedro, étudiant improvisé
médecin, et quand j'aperçus que son histoire, interprétée comme
un roman, pouvait être une mystification du Dr Laguna, j'admis
bien que seul un intérêt personnel puissant pour la Turquie avait
pu transmuer la déception du départ manqué de 1554 en un
voyage littéraire et en un roman de la médecine à Constantinople.
Mais il faut avouer que les explications que je me donnais alors
(£r., p. 724-725 ; II, p. 292-294) du projet de départ et de ce
roman médical en rendaient mal compte.
M'en tenant à quelques lignes de la dédicace du Dioscoride
et à leur contexte, j'admettais que Laguna avait rêvé d'un voyage
purement scientifique, comparable à celui auquel nous devons
les Observations de Pierre Belon, qu'il avait projeté une grande
exploration botanique du proche Orient. Quant aux amusants
démêlés de Pedro avec les médecins juifs, principale matière du
roman de la médecine chez les Turcs, je cherchais à en comprendre
la genèse par des réminiscences transposées de la carrière
médicale de Laguna dans la capitale des papes.
Depuis, un texte capital de Dernschwam m'avait amené
(L. N. Z/., p. 7-8) à la conviction que Laguna avait dû connaître
Bulletin hispanique. 10
138 BULLETIN HISPANIQUE

la situation de la médecine à Constantinople en 1554 : situation


qu'on peut résumer en disant qu'un seul médecin, apparemment
un marrane ayant vécu en Italie, représentait là-bas la
médecine occidentale et la culture gréco-latine et philosophique, en
face d'une multitude de médecins routiniers ne sachant que
l'hébreu et l'arabe. Cette donnée me paraissait de nature à expliquer
le roman de Pedro triomphant sans peine de ses rivaux juifs avec
une simple teinture de grec et de philosophie.
La thèse de Markrich est venue appeler mon attention sur
un texte vénitien capital que j'avais négligé et que Markrich n'a
pas exploité, tant s'en faut, comme il le mérite. Il s'agit d'une
page de Domenico Trevisano M, le prédécesseur de Erizzo comme
ambassadeur à Constantinople. On y voit la situation de la
médecine dans la capitale turque décrite de la même façon que dans
le journal de Dernschwam. Le seul médecin ayant quelque
compétence, le seul auquel recoure l'ambassade vénitienne (comme
les ambassadeurs hongrois), est clairement désigné comme un
Juif. Mais Trevisano ne se borne pas à résumer cette situation.
Il en montre les inconvénients et propose le remède en des termes
qui peuvent éclairer le projet de départ de Laguna et la genèse
de son roman médical.
Le médecin qu'utilise l'ambassade, bien que passable, n'est
pas aussi savant et expérimenté qu'il faudrait, et sa religion
l'empêche de bien faire le service pour lequel on le paye. Il est
obligé de résider au quartier juif de Constantinople. On ne peut
donc l'avoir sous la main à Pera quand les ambassadeurs ou les
marchands en ont besoin la nuit. Il est pareillement inutilisable
le jour du sabbat. C'est pourquoi Trevisano voudrait que les
ambassadeurs vénitiens emmènent avec eux de Venise (comme
le font les consuls en Syrie et à Alexandrie) un médecin de valeur
auquel l'ambassade assurerait un beau traitement de 100 ducats
d'or par an, qu'elle logerait et défrayerait avec son domestique,
et qui pourrait, en outre, gagner beaucoup d'argent en soignant

14. Eug. Alberi, Relazioni degli Ambasciatori Veneti, série 3, t. I, Firenze, 1840,
p. 186-187. Cette relation a été rédigée à la fin de 1554. Mais il est vraisemblable que
Trevisano ait fait antérieurement ses suggestions au sujet du service médical, dans
quelque lettre adressée soit à la Seigneurie, soit à Erizzo, désigné pour prendre sa
succession.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 139

une clientèle riche : « Car, sans nul doute, il serait appelé par tous
les chrétiens de Pera, puisqu'il n'y a pour l'heure aucun médecin
chrétien et que les Juifs vraiment savants et expérimentés sont
très rares. »
Ce n'est pas une hypothèse arbitraire de supposer que Laguna,
au printemps de 1554, a pensé à se faire emmener par Erizzo,
successeur de Trevisano, comme médecin de l'ambassade de
Venise et des commerçants chrétiens de Pera, ou, en tout cas,
qu'il a songé à aller exercer la médecine à Pera où sa science et
son expérience lui assureraient une belle clientèle. Pedro,
médecin de Sinan, s'intéresse fort à Pera. On peut aller plus loin. Ce
« chirurgien napolitain juif » nommé Rabi Ochanan (p. 51 a), le
seul juif que Pedro consente à garder comme collaborateur
auprès de son maître Sinan, mais à qui il joue des tours si comiques
pour le punir de ne pas vouloir tenir une chandelle le jour du
sabbat (p. 52 a-b), on peut supposer avec vraisemblance qu'il
n'est point sans rapport avec le médecin que Trevisano jugeait
insuffisant pour l'ambassade. On peut se demander si
l'imagination de notre humoriste a travaillé librement, après coup, sur
une donnée de base qu'il avait recueillie à Venise en 1554. Mais
il est plus vraisemblable encore qu'il ait recueilli alors tout un
folklore médical divertissant, de la bouche de certains secrétaires-
interprètes de Trevisano qui savaient parfaitement le turc 15. On
est frappé, en effet, du rôle que jouent, dans plus d'une
historiette de Pedro sur ses exploits médicaux, des mots ou des phrases
prononcés dans cette langue et qui durent être donnés par écrit
à Laguna par ses informateurs. D'autant plus que Pedro, dans
la saynète de la chandelle et du plat de raisins muscats, n'avait
pas de raison impérieuse de parler turc au chirurgien napolitain
juif.
Il est un autre point sur lequel nos recherches récentes
permettent, semble-t-il, de faire une lumière nouvelle. C'est la
raison pour laquelle l'ambassadeur Vargas put dissuader Laguna
de partir pour l'Orient. La question prend déjà un aspect
nouveau, dès lors qu'on suppose que Laguna voulait aller exercer
là-bas la médecine, et pas simplement y faire un voyage d'herbo-

15. Eug. Alberi, op. cit., p. 188.


140 BULLETIN HISPANIQUE
risation. Mais ce qui change tout à mes yeux, c'est le fait que le
docteur était cristiano nuevo16.
Le danger contre lequel Vargas dut mettre Laguna en garde
était, plus que le risque physique d'un voyage maritime lointain
(sur un navire vénitien, donc neutre, le danger inhérent à l'état
de guerre était réduit), le risque moral d'être suspect de marra-
nisme. L'exode des marranes hispano-portugais vers l'empire
turc était arrivé à sa phase ultime et spectaculaire. Depuis
plusieurs années, tout cristiano nuevo espagnol était plus ou moins
suspect à priori de vouloir rejoindre en Orient ceux dont il était
le coreligionnaire secret17. En 1553, Da Beatriz Mendes, alias
Da Gracia de Luna, la richissime protectrice de l'exil des marranes,
avait quitté son refuge de Ferrare pour s'installer à Constanti-
nople. Plus exactement, elle avait obtenu de Soliman, pour elle
et sa nombreuse suite, le privilège de pouvoir résider à Pera et
d'y vivre à l'européenne, au lieu d'habiter comme ses
coreligionnaires plus modestes au ghetto de Stamboul. En 1554, elle
était rejointe par son neveu et futur gendre Juan Micas, alias
Joseph Nassi, qui allait devenir un grand personnage dans la
Turquie de Selim II, sous le titre de duc de Naxos. Laguna était
parfaitement informé de ces départs sensationnels qui sont
évoqués comme des arrivées dans le récit de Pedro de UrdemaJas
(p. 131 a-b). Il n'est pas exclu que le docteur ait eu avec Juan
Micas, à Venise, des entretiens dont les conversations de Pedro
avec ce personnage à Constantinople seraient la transposition.
Le « médecin chrétien » de Pera aurait eu parmi ses clients les
plus riches et les plus en vue ces Mendes-Nassi et autres marranes
revenus avec éclat au judaïsme. Quelques précautions qu'il prît
pour éviter d'apparaître comme leur familier, le seul fait d'être
passé à l'est en même temps qu'eux aurait suffi à le marquer
d'un soupçon indélébile de marranisme. Il lui aurait été
impossible de retourner en Espagne sans avoir affaire à l'Inquisition.

16. Ce fait ressort des documents publiés dans ce même fascicule du Bulletin, « Les
nouveaux chrétiens de Ségovie en 1510 », p. 207. — Nous l'avons déjà utilisé dans un
cours du Collège de France, Annuaire, 1955, p. 323, et dans une communication au
Congrès international de Littérature comparée de Venise (septembre 1955) : « Venise,
porte de l'Orient au xvie siècle : Le Viaje de Turquía. »
17. Voir la curieuse anecdote que nous avons résumée d'après un document
inquisitorial dans t Jean d'Avila retrouvé » (Bull. Hisp., t. LVII (1955), p. 11).
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 141

Le moment était peu propice à de libres allées et venues entre


l'est et l'ouest. Deux ans plus tard, le Dr Amatus Lusitanus,
autre « cristiano nuevo », autre gloire de la médecine
péninsulaire, prit sans retour le chemin de l'est pour fuir les persécutions
d'Ancône. Il vécut quelques années à Raguse, aux portes des
provinces balkaniques de l'Empire turc, puis alla mourir à Sa-
lonique. Sa dernière épître dédicatoire est datée selon le
calendrier juif (5319-1559). Le Dr Andrés Laguna opta pour l'Occident
chrétien. Ayant renoncé au voyage d'Orient, il passa quelques
années à Anvers et à Bruxelles ; puis ce grand voyageur retourna
en Espagne pour y mourir. — Mais l'histoire familiale et
personnelle de Laguna n'est-elle pas de nature à éclairer ce paradoxe :
que le plus beau livre du xvie siècle sur la Turquie ait été écrit
par un Espagnol qui n'avait pas voyagé dans ce pays ?

V. La hardiesse du « Viaje » et la prudence de Laguna.

Dois-je battre ma coulpe. d'avoir qualifié d'érasmiste l'attitude


que le héros du Viaje adopte à l'égard du christianisme et de
ses formes superstitieuses? Je ne le crois pas. Je le referais
aujourd'hui sans hésiter. Le point que je voudrais surtout débattre
avec mes contradicteurs, c'est si cette attitude est en désaccord
ou en harmonie avec celle du Dr Laguna.
J'avoue être déconcerté par le genre de raisonnement déductif
que pratique Dubler (p. 271), en partant d'idées simplistes sur
les âges et d'un schéma historique aujourd'hui périmé :
A los 57 años, edad en que M. Bataillon supone que debió escribir el Viaje
de Turquía, Laguna era demasiado viejo, esto es demasiado cauto y
experimentado, para romper lanzas en favor de un movimiento ya superado. Con
la muerte de Alfonso de Fonseca, convencido Erasmista, ocurrida en 1534,
se iniciaba en España la decadencia del movimiento erasmista, y se
consolidaba el antierasmismo. A partir de este momento el conflicto se plantea entre
luteranos y católicos, es decir se sitúa en un plano religioso mucho más
extremado que el de la reforma moderada que patrocinaba Erasmo. Ya no son
las reliquias ni la vacuidad de las prácticas religiosas puramente externas
las que encienden las discusiones, sino algo más peligroso : la justificación
par la fe sin las obras. Serla en verdad sorprendente que un hombre como
Laguna que luchaba contra la herejía en 1540-1545, en 1557 volviera a
situar la cuestión religiosa en los términos de 1530. Es imposible que
habiendo estado en Alemania, en donde para muchos el luteranismo era ya
una religión de los padres — tanto camino hace el tiempo — y teniendo
142 BULLETIN HISPANIQUE
conciencia del daño que la ruptura de la unidad cristiana representaba para
Europa, se entretuviera Laguna, cuando ya le rondaba la idea de la muerte,
en buscar argumentos a favor de sus enemigos justamente en un
movimiento ya desbordado por los acontecimientos.

En deux mots, il ne s'agit pas de rechercher si Laguna, vers


1555, restait fidèle à des tendances érasmistes dont Dubler veut
bien admettre qu'il put participer étant jeune, mais de décider
à priori si c'était possible ou impossible. C'était impossible (c'est
nous qui l'avons souligné dans la citation ci-dessus) parce que :
Io Laguna était trop vieux (nous reviendrons sur sa jeunesse
d'esprit, infra, VII) ; 2° le siècle était trop vieux ! Comment
pouvait-on être érasmisant vers 1557?...
Dois-je conclure de là que Dubler n'a lu, de mon Érasme et
V Espagne, que le chapitre concernant Laguna? ou que, ayant lu
ce livre, il a jugé le vieux schéma érasmisme-luthéranisme (selon
Menéndez y Pelayo) préférable à une description historique
nuancée et documentée révélant la persistance des idées éras-
miennes à travers la réforme catholique ? Mais non ! Dubler
s'empresse de jeter à bas son propre raisonnement en ajoutant :

Aunque en verdad hay que reconocer que lo que en 1530 había


pertenecido a un erasmismo revolucionario en 1550 se encontraba en parte asimilado
por los tratadistas católicos. Gomo prueba de ello puede citarse la cautela
recomendada por Ciruelo y Gastañega en lo relativo a las reliquias.

Plus loin (p. 365), Dubler ne se contente plus de raisonner à


priori sur l'impossibilité d'un Laguna érasmiste vers 1557. Il
accepte de reconnaître à celui qu'il appelle « el redactor final »
du Viaje des tendances éraômistes (on pouvait donc encore éras-
miser?). Mais il nie que le vieux Laguna, tel que nous pouvons
le ressaisir dans ses commentaires sur Dioscoride, participât en
fait de ces tendances :
Es seguro que Laguna no era « el tipo de laico capaz de dar lecciones al
teólogo de oficio » que, al decir de Bataillon, Erasmo, II, p. 300, « alcanzaba
su perfección en nuestro médico humanista... » : muy al contrario, Laguna
se inhibe de la cuestión, hecho que se deduce de muchos de sus comentarios,
asi en D.-L., IV, 75 c.

Il est étonnant que ces nombreux commentaires se réduisent


finalement à une seule référence : l'excursus hautement
humoristique sur le chapitre lxxv du livre IV de Dioscoride (Del solano
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 143

que engendra locura). Dubler vise le passage final où Laguna,


soutenant une conception purement naturelle et psychologique
sur l'effet de l'onguent des sorciers, invoque contre leurs
diableries « la opinión de la mayor parte de los Theólogos, aprobada
también con decretos de algunos sanctos concilios18 ». Est-ce,
ici encore, l'autorité de Schevill qui pèse {H. R. p. 110) pour faire
proclamer Laguna « devout Catholic »?
La vérité est que le Dioscoride, livre de botanique médicale,
se prête très mal à une comparaison avec le Viaje, livre évoquant
(avec toute la liberté d'un ouvrage anonyme) des pérégrinations
et des expériences qui peuvent sans cesse amener des
considérations religieuses, sans parler de l'opposition délibérée entre
le clerc hypocrite Juan et son ami Pedro, héros laïque du
christianisme devenu médecin.
Markrich a intitulé « Laguna's attitude toward church and
state » quelques pages de sa thèse (p. 97-100), où il oppose au
héros du Viaje « Laguna... prototype de l'espagnol hombre grave
y serio ». On ne voit pas, dit-il, que le médecin ait jamais été
accusé d'hérésie ou même d'hétérodoxie (« unorthodoxy »).
Markrich rappelle du moins quelque chose que Dubler a noté
aussi (p. 88, mais oublié p. 271) : à savoir que Laguna, à l'époque
où il défend de son mieux le catholicisme menacé à Metz, se
place sur le terrain de l'irénisme, de la réconciliation entre
catholiques et protestants, position typique d'Érasme et de ses
héritiers spirituels.
A lire Markrich, on pourrait croire que l'auteur du Viaje
était bien pis qu'érasmiste. Contestant mon appréciation (Er.,
p. 728; II, p. 296) : « On ne trouvera pas, sous la plume de cet
ancien médecin de Jules III, des diatribes éloquentes contre
l'antéchrist de Rome. Il a vu le pape et la cour romaine avec des
yeux de naturaliste. » Markrich croit que les mots : « es de hechura
de una cebolla y los pies como cántaro ! » sont « une description
du pape » ( !) alors que c'est une pure moquerie à l'égard d'une
question stupide (la más necia pregunta del mundo). Il estime
que la description de la cour romaine (il s'agit en réalité des

18. Il vaut la peine de noter que ce passage est relevé par Colmenares comme
preuve de l'orthodoxie de son concitoyen Laguna.
144 BULLETIN HISPANIQUE

jardins de la villa Giulia après la mort du pape Jules III, p. 94 a),


« lugar adonde Dios sea muy ofendido con banquetear y rufianar »,
est d'une sévérité qui équivaut vraiment à traiter le pape
d'Antéchrist : chose inconcevable de la part d'un homme qui avait été
le médecin de ce pape. La virulence (quasi luthérienne?) d'une
telle description fait penser à une audace... de Dante en personne
(Par. XXVII, 25-26). Dante dangereux hérétique? Laguna
catholique timoré? Toutes ces simplifications déplorables se
valent. .
En réalité, si l'érasmisme se distingue, dans l'histoire de
l'anticléricalisme, par une critique des superstitions et de la
théologie ratiocinante considérées comme contraires au culte en
esprit, la critique impitoyable des mœurs du clergé, sans égards
pour les évêques et même pour les papes, a une glorieuse
tradition orthodoxe, à laquelle l'érasmisme n'a rien ajouté, sauf peut-
être une complaisance dans l'irrévérence mordante. Laguna,
érasmisant iréniste, s'est-il abstenu de ce genre de critique? Si
Dubler et Markrich n'en ont pas trouvé trace dans les œuvres
médicales, c'est qu'ils ont mal cherché.
Lisons son opuscule De articulan morbo commentarius (Rome,
1551), dédié au pape Jules III, et dans l'épître dédicatoire duquel
il exprime sa reconnaissance d'avoir été inscrit, grâce à la
recommandation du cardinal Mendoza, parmi les médecins et protégés
(médicos et clientulos) du souverain pontife. Nous y trouvons
(fol. 15 r°) une historiette fort irrévérencieuse pour un gardien
des franciscains d'Orléans qui soignait son arthritisme, à
l'automne, en prenant des bains de vin nouveau : « ac postea pessimus
sycophanta vinum illud in quo ipse naverat, et forte etiam minxe-
rat, misellis fraterculis suis propinabat ».
Dans le Dioscoride, parmi les anecdotes que l'Inquisition
espagnole expurgea tardivement, il y a (II, lv, p. 155) deux histoires
de cantharides dont la première a pour victime le gardien des
franciscains de Metz et dont la seconde est un tour pendable
joué par un noble gentilhomme allemand à un sien chapelain
« por quanto acerca de la fornicación hazía muy del hipócrita ».
Il y a (VI, préf., p. 578) les tentatives d'empoisonnement
machinées par « le duc de Valentinois, fils du pape Alexandre »,
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 145

contre plusieurs cardinaux, et qui se retournèrent contre César


Borgia. Il y a surtout (oubliée celle-là par les ciseaux des
censeurs) l'impayable histoire racontée par Laguna (V, i, p. 504)
comme une exception mémorable aux effets de l'ivresse. Le fait
s'est passé récemment à la cour de Rome. Le héros — l'ivrogne
qui ne perd pas la tête — est un ecclésiastique allemand que ses
amis enivrent, puis élisent « pape pour rire afin de lui soutirer
un archiprêtré pour de bon ». Ils vont à tour de rôle lui baiser
le pied en 'grande cérémonie, et il leur distribue libéralement
évêchés et dignités... « salvo su arciprestazgo, del quai no bastó
el yino a le desposseer ». Chaque fois qu'on lui demande son propre
bénéfice, l'archiprêtre répond (en parodiant le style de la curie
romaine) vivae voris oráculo : « Hoc pro nobis et Sede Apostólica
reservamus. » La caricature est plus terrible que l'allusion faite
par Pedro à la splendide vigne du pape défunt, où les gens vont
offenser Dieu « con banquetear y borrachear y rufianar ». Ici,
c'est bien la cour de Rome qui est en cause, et sa scandaleuse
foire aux bénéfices que fustige aussi, très sobrement, Pedro de
Urdemalas. Et c'est du pur Laguna.
Si j'ai un repentir à exprimer, quant à l'appréciation de la
hardiesse du Viaje, c'est d'en avoir trop exclusivement accentué
l'érasmisme, l'humanisme chrétien, et de n'avoir pas marqué
assez l'audace de son attitude équitable à l'égard des Turcs.
Certes, il ne va pas jusqu'à Y « apologie de l'Islam » (Er., p. 727 ;
II, p. 296). Mais dans quelle incertitude il laisse le lecteur quand,
après avoir loué les bonnes mœurs des Turcs qui ne sont ni
paresseux, ni buveurs, ni joueurs, ni coureurs de femmes, Pedro
se contente de faire cette réserve : « abstraction faite de leur
croyance en Mahomet, car je sais bien qu'ils vont tous en enfer »
(132 b) ; quand il multiplie les détails sur l'organisation et la
discipline qui font la puissance turque irrésistible ; quand il
nous suggère (tout en évoquant une terrible tyrannie et un
esclavage général) que les trois religions du livre coexistent dans
cet Empire ! On ne peut s'empêcher de penser que Laguna,
témoin du grand exode des marranes hispano-portugais dans
l'Empire ottoman, l'a vu avec une grande mélancolie, qu'il l'a
senti comme une perte de substance pour la péninsule et un
146 BULLETIN HISPANIQUE

gain pour les Turcs. Parmi les champions de l'irénisme et de la


tolérance vantés par le médecin dans son Europa éau-njv Tt[xtùpou[iév7],
figure Cornélius Schepper, qui avait été ambassadeur de Charles-
Quint en Turquie. Schepper était partisan de la plus large
tolérance pour les cristianos nuevos d'Anvers 19.
Dans le tableau objectif, plutôt admiratif, que Pedro de Ur-
demalas fait des Turcs, réside assurément la plus grande audace
du Viaje, celle qui rendait le livre presque impubliable, celfe qui
l'aurait rendu dangereux pour son auteur si celui-ci avait été
identifié, et reconnu cristiano nuevo. Tout au plus faut-il noter
que la conjoncture de 1556-1557 était une des moins mauvaises
que pût affronter un livre espagnol sévère pour la papauté (avec
laquelle l'Espagne était en guerre comme en 1526-1527) et
impartial pour les Turcs (avec lesquels les Habsbourg cherchaient
une trêve).
La prudence de Laguna a consisté non seulement à garder
l'anonymat, mais à dissimuler sa personnalité (tout en la laissant
deviner par éclairs), à multiplier les alibis pour rendre la carrière
de Pedro et ses pérégrinations très différentes des siennes. Mar-
krich a entrevu cet aspect capital de la question (p. 31 : topo-
graphical information of the Viaje is blurred, possibly because
of the author's delibérate attempt to erase from his manuscript
ail indications which would aid in his identification). Mais,
persuadé que « le Voyage est essentiellement non- fiction », il s'est
empressé d'oublier ce travail.de brouillage, que révèlent maintes
entorses à la cohérence, et il consent tout au plus à l'admettre
dans la partie qui précède le récit de Pedro.

. VI. Sources. L'épisode héroïque.

La principale sauvegarde pour le roman autobiographique de


Pedro, la grande excuse de son franc-parler en matière de religion,
c'est que le héros a été, dans toute la force du terme, un héros
de la foi, presque un martyr du christianisme.

19. Baron de Saint-Génois et G. A. Issel de Schepper, « Missions diplomatiques de


Corneille Duplicius de Schepper, dit Scepperus... de 1523 à 1555 », Mémoires de
V Académie royale de Belgique, t. XXX, Bruxelles, 1857, p. 34, sur son rôle
conciliateur entre Melanchthon et les catholiques lors de la diète d'Augsbourg (1930), p. 39 et
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 147

L'épisode héroïque de ce roman de captivité est celui où Sinan


Pacha, brusquement, fait brutaliser son esclave favori pour
l'obliger à se laisser circoncire, à devenir musulman. Il lui retire sa
faveur, met l'ancien étudiant aux travaux forcés des
constructions, rendus accablants par un système qu'on appellerait, de
notre temps, stakhanoviste. La force d'âme de Pedro triomphera
de l'épreuve.
L'épisode est admirablement construit. Mais justement il est
construit avec une cohérence qui est celle d'une œuvre d'art ou
d'un apologue : il n'est pas imprévisible comme la vie. La
structure est, il est vrai, masquée par les digressions du dialogue,
qui noient l'aventure de Pedro dans les misères et dans les ruses
des autres forçats. On peut ainsi remarquer moins une série de
péripéties ou d'épreuves toutes analogues entre elles et qui ont
cette ressemblance, comme beaucoup de contes et de «
chascarrillos », de se terminer par une parole ingénieuse ou forte du
héros.
La première réponse mémorable de Pedro (p. 32 b) est adressée
à un bouffon que Sinan a envoyé dire à Pedro de ménager son
bel habit pour le moment où il rentrerait en grâce. Il répond assez
haut pour être entendu de son maître : « Guarde Dios la cabeza
de mi amo, que, quando éste se rompiere, me dará otro de
brocado. » Et Sinan de dire, depuis son balcon : « Más sabe este perro
de lo que yo le enseñé » (le dénouement se laisse pressentir).
La seconde réponse s'adresse au juif compatissant qui veut
aider le forçat à porter des briques et qui l'exhorte à montrer
un courage de « caballero ». Pedro dit qu'il est facile au caballero
d'exposer sa vie quand il le faut, mais que « sufrir cada hora mil
muertes sin nunca morir, y llevar palos y cargas, más es de
caballos que de caballeros ».
Le point culminant est atteint quand un courtisan turc
s'approche de Pedro, qui porte des couffins de boue, et lui
demande : « Di, cristiano, aquella filosofía de Aristótil y Platon, y
la medicina del Galeno, y elocuencia de Cicerón y Demóstenes,
¿ qué te han aprovechado? ». Pedro, touché au vif par cette parole

suiv., sur sa mission en Turquie (1532), p. 86, sur son rôle conciliateur dans l'affaire
des marranes d'Anvers (1544).
148 BULLETIN HISPANIQUE

qui, autant que le brutal rappel à l'ordre du gardien, fait jaillir


ses larmes, répond : « Hame aprovechado para saber sufrir
semejantes días como éste. » C'est cette parole profonde qui,
rapportée au Pacha, vaut à Pedro de redevenir esclave favori.
Depuis longtemps, le caractère littéraire de cet épisode m'avait
frappé et m'était apparu comme un argument majeur contre
l'interprétation du livre comme autobiographie sincère. Or,
Markrich, défenseur intrépide de cette dernière conception,
nous apporte un argument décisif en faveur de la thèse opposée,
en nous révélant la source littéraire du mot sublime. Celui-ci
vient d'un livre alors très lu, traduit en toutes langues, la Silva
de varia lección de Pedro Mexia. Markrich a montré que ce livre
est la source où l'auteur du Viaje a puisé plusieurs apophthegmes
que j'avais cru (N. R. F. H., p. 136-137) directement empruntés
à Érasme. Il nous renvoie aussi (p. 146), de façon très
convaincante, à Antonio de Guevara (Libro áureo del gran emperador
Marco Aurelio) comme étant une source plus probable que Paul
Diacre ou Plutarque pour un apophthegme du jeune Annibal,
cité par Pedro de Urdemalas (p. 134 a-b).
Il vaut la peine de reproduire, sous la forme espagnole que
lui a donnée Pedro Mexia, la réponse de Denys, l'ancien tyran de
Sicile, sur le profit qu'il avait tiré de la philosophie dans sa
disgrâce :
Dime, Dionisio, ¿qué te aprovecha la filosofía que Platón te mostró pues
has venido a este estado?
Respondióle el Dionisio : « Mostróme a saber tener paciencia en estas
adversidades presentes. »

On notera que, des quatre maîtres que Pedro de Urdemalas


ajoute à Platon, trois sont des auteurs que Laguna a
personnellement traduits de grec en latin (Aristote, Galien), ou de latin en
espagnol (Cicerón). Laguna, dédiant sa traduction latine de la
Philosophica historia de Galien (1542) aux chanoines de Metz,
leur donnait cet opuscule étincelant de « mille gemmes » comme
un trésor capable de leur procurer, en une ambiance tragique
de guerre, la tranquillité de l'âme, ce bienfait que le traducteur
disait n'avoir jamais puisé à une autre source que « la très douce
philosophie ». On remarquera aussi que, dan& la scène de tempête
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 149

où se situe l'histoire des figues du Portugais (Dioscoride, I, cxlv,


p. 120), Laguna se peint « philosophant avec lui-même de
l'immortalité de l'âme » et non cherchant le réconfort dans la prière.
Notons enfin que, comme l'humour ne perd jamais ses droits
aux moments les plus pathétiques du Viaje, Matalascallando
interrompt le narrateur qui vient de rapporter sa réponse la plus
sublime pour lui poser sa petite question insidieuse : « ¿ En qué
lengua? »
Sans doute est-ce sa virile philosophie égayée d'humour qui
a fait concevoir à Laguna cette scène culminante et qui lui a
permis de mettre tant de sincérité à ce tournant de sa fiction.
Car comment douter que ce soit une fiction?

VI b. Sources. Livres imprimés sur la Turquie.

On s'attardera peu à cette partie facile de la thèse de Markrich,


qui s'est attaché (p. 115-142) à relever les principaux emprunts
du Viaje aux Observations de Pierre Belon, au Trattato de Mena-
vino et aux opuscules de Georgievitz. Rappelons cependant
l'intérêt de deux autres sources livresques négligées par Markrich
et sur lesquelles j'avais déjà attiré l'attention (An., 1952) en
même temps que sur ces trois auteurs : / costumi e i modi parti-
colari de la vita de Turchi, Rome, 1545, par Luigi Bassano, et
/ Commentari di Theodoro Spandugino Cantacuscino (Florence,
1551). Tous les emprunts du Viaje à ces sources seront indiqués
dans l'édition annotée que je prépare.
Notons aussi l'intérêt qu'il y a à remonter aux éditions que
Laguna a eues entre les mains. J'ai montré (L. N. L., p. 1-2) que
l'unique gravure du petit livre de Bassano, renforçant une
suggestion de son texte, peut expliquer la genèse de la scène si
ingénieuse où Pedro, jouant avec un cachet, le laisse tomber à la
mer. Or, cette gravure ne figure pas dans les réimpressions
incluses sans nom d'auteur dans la compilation de F. Sansovino
(DelVHist. Univ. delV Origine et Imperio de Turchi, Venise, lre éd.,
1564) et avec le titre inexact de Trattato scritto al Cardinal Ri-
dolfi™.

20. Ceci devient dans Dubler (p. 167) « un tratado sobre Costumi de Turchi dal
150 BULLETIN HISPANIQUE

De même, pour avoir lu d'abord Spandugino dans le recueil


de Sansovino, il m'a échappé (N. R. F. H.y p. 125 et 129) que
tout le début de l'épître dédicatoire du Viaje (« Aquel insaciable
y desenfrenado deseo », jusqu'à la citation d'Homère) est une
adaptation (souvent une traduction littérale) du début de la
dédicace à Camillo Vitelli mise par Lodovico Domenichi en tête
du Spandugino de Florence, en 1551.
Dubler s'est borné à confronter (p. 350-355) quelques pages
de Menavino avec les passages correspondants du Viaje, pour
arriver à cette conclusion déconcertante :
El bien razonado libro de Menavino, interesante y de agradable lectura,
queda totalmente desarticulado por el autor del Viaje a Turquía, cuyo
texto resulta monótono y desordenado. Los añadidos, poco originales, dan
la impresión de proceder de segunda mano.

Comme si le dessein évident du Viaje n'était pas d'offrir


une information riche, mais présentée à bâtons rompus, cette
information apportant une apparente justification au roman
de Pedro, en même temps que le roman prétend donner à toutes
les descriptions du livre valeur de choses vues !
Markrich, quant à lui (p. 137), conclut de ses rapprochements
que :
this material was used to fill in background information and to
supplément the author's account of his personal expérience. In no way do thèse
excerpts from the Trattato impinge the autobiographical essence of the
Viaje.

Nous voilà ramenés au dilemme : autobiographie ou


mystification. Markrich ne fait que reprendre une observation déjà
formulée par Schevill en 1939 (H. R., p. 109) :
The fact that. some of the material of the Viaje is similar to that in the
other books concerned with Turkey and printed in those days certainiy
does not prove that the author was never in Turkey... The passages which
may be indebted to literary sources could hâve been introduced by the author
as a kind of Leitfaden to corrobórate his own fading memories.

Bien sûr ! Pour ne citer qu'un seul cas de « voyage littéraire »,


la Relation du voyage d'Espagne de Mme d'Aulnoy est si évidem-

Cardinal Ridolfi ». Bassano, dont le nom a disparu de la compilation, avait dédié son
traité non au cardinal Nicoló Ridolfi, mais au cardinal Rodolfo Pío.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 151

ment faite de seconde main, l'affabulation de ses « lettres » est


si aimablement banale, que Foulché-Delbosc a pu soutenir avec
vraisemblance que l'auteur n'avait jamais mis les pieds en
Espagne. Sur quoi Mme Jeanne Mazon-Roche a montré qu'il n'était
pas impossible qu'elle y eût été et a mêirfe indiqué une date
probable pour le voyage de Mme d'Aulnoy à Madrid. Il reste que
son « expérience personnelle » de l'Espagne est problématique
alors que ses emprunts à l'expérience des autres sont flagrants 21.
Si le voyage de Pedro se présentait comme une pure relation
anonyme plus ou moins truffée d'emprunts livresques, on
pourrait pencher, malgré ces emprunts, pour l'autobiographie. Mais
quand un livre est aussi élaboré littérairement que le Viaje,
quand une analyse un peu serrée de son affabulation incite
(comme le nom même de Pedro de Urdemalas) à la prendre comme
une supercherie, les sources livresques apparaissent comme un
argument de plus en faveur de cette interprétation. A supposer
que la préface utilisât une seule phrase de Menavino, comme je
le croyais en 1936, cette phrase prendrait quand même un accent
de mystification pour ceux qui voient comment le livre est fait.
Mais, si la plus grande partie de cette préface est (cf. supra, p. 150
et N. R. F. H., p. 131-136) une mosaïque de passages empruntés
aux préfaces des livres de Spandugino, Menavino et Georgievitz,
d'où l'auteur a tiré une grande partie de ses connaissances turques,
cet appel, adressé au roi d'Espagne au nom des captifs et des
peuples esclaves par un captif de roman, sonne comme une
franche mystification aux oreilles des happy few bien informés
de cette littérature, même s'il peut et doit tromper le lecteur
naïf, et rendre à ses oreilles, comme aime à dire W. Markrich,
le son de la vérité.

VI c. Sources. Une « gazette » Busbecq-Quackelbeen?

Certes, les emprunts aux sources imprimées avant 1556 ne


prouvent pas, à eux seuls, que l'auteur du Viaje parle de la
Turquie sans y avoir été. Réciproquement, le fait que le livre con-

21. Voir l'édition R. Foulché-Delbosc de la Relation, Paris, 1926, et l'article de


Mme Mazon, « Madame d'Aulnoy n'aurait-elle pas été en Espagne? » dans la Revue de
littérature comparée de 1927.
152 BULLETIN HISPANIQUE

tienne sur la Turquie de nombreux détails vrais non mentionnés


par ces sources ne prouve nullement que l'auteur ait fait dans
ce pays le voyage qu'il raconte, ou un voyage quelconque. C'est
ici qu'intervient le rôle des « gazettes », des relations de
diplomates dont les gens d'esprit curieux pouvaient avoir des copies
(supra, II).
La thèse de Markrich m'a rendu plus attentif à cet aspect de
la question par le consciencieux chapitre qu'elle consacre aux
Lettres de Busbecq comparées au Viaje (p. 150-158). Non que
Markrich considère Busbecq comme une source de notre livre.
Il se contente d'y chercher un contrôle de 1' « accuracy » du Viaje,
et j'avoue que, pour ma part, lors des études auxquelles je
m'étais livré sur Busbecq en 1951, j'étais arrivé à penser, devant
des coïncidences curieuses, que Laguna avait été informé
oralement de certains détails par quelque voyageur aussi observateur
que Busbecq. L'idée ne m'était pas venue qu'il avait pu connaître
les lettres de ce dernier, imprimées seulement dans l'avant-der-
nière décade du xvie siècle.
Ce qui a frappé à bon droit Markrich, c'est que certaines
observations de Busbecq se retrouvent dans le Viaje « en termes
presque identiques ». D'autre part, le relevé qu'il a fait de huit
passages parallèles a mis en évidence pour moi que sept sur huit
appartenaient à la première lettre de Busbecq (Vienne, 1er
septembre 1555) : celle qui avait pu être entre les mains de Laguna.
Dans la quatrième (16 décembre 1562), Markrich trouvait une
description du retour d'une flotte turque victorieuse à Constan-
tinople, présentant quelque analogie avec le récit de Pedro (Viaje,
p. 22 b). Il fallait évidemment éliminer ce texte (racontant des
événements de 1560) comme source possible de Laguna et
admettre que celui-ci avait pu connaître une relation du retour de
la flotte de Sinan Pacha en 1552, d'où il avait tiré sans doute le
détail saisissant (inconnu de Busbecq) des bannières prises à
l'ennemi pendues tête en bas, parce qu'elles portaient les effigies
du Crucifié et de la Vierge, et servant de cible à la « canaille
turque » armée d'arcs et de flèches.
Restaient sept passages frappants, auxquels s'ajoutaient
d'autres analogies mentionnées par Markrich sans références
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 153

précises. De celle-ci, trois me paraissaient à retenir comme


n'ayant pas d'autre source aussi probable que Busbecq ; un
nouvel examen m'amenait à en découvrir treize autres, y compris
deux passages qui figuraient dans les pages perdues du
manuscrit 3871, dont l'index permet de reconstituer le sommaire. Au
total, ce sont vingt-trois parallélismes dont on trouvera ci-après
le relevé, dans l'ordre du Viaje, avec, entre parenthèses, la
référence à la traduction de Busbecq par C. T. Forster et F. H. B.
Daniell. Les passages marqués d'un (*) ou de deux astérisques (**)
sont ceux que Markrich a remarqués ou qu'il a particulièrement
soulignés.
1. — **31 a (1, 135) Marbres des monuments anciens de Nicomédie.
2. — **35 a (I, 90) Maisons turques, pas construites pour durer.
3. — 57 b (1, 133) Scutari, proche de Constantinople.
4. — 61 a (1, 133) Le Grand Turc à Amasie.
5. — 61 a (1, 116) Le mufti assimilé au pape des catholiques.
6. — *64 b (I, 99) Les auberges.
7. — 84 b (1, 129) La Grèce, mère des lettres, tombée dans la barbarie.
8. — [207, page perdue (1, 167) Mort de Louis de Hongrie à Mohacz.]
9. — [209-211, pages perdues (I, 114-122) Calomnies de Roustan.
Assassinat de Mustapha et de son fils.]
10. — **106 b (1, 110) Le papier traité avec un respect religieux.
11. — 117 b (1, 114) On fait argent des légumes des jardins impériaux.
12. — **118-119 (I, 221) Endurance et sobriété des soldats turcs.
13. — 123 a (I, 64) Les non-turcs n'entrent à Sainte-Sophie que par faveur.
14. — 129 a (1, 155) Piquer un vêtement coûte un ducat.
15. — *131 b (1, 149) Saint Georges vénéré sous le nom de Hedrelez.
16. — **137 b (1, 157-158) Service d'un repas d'apparat.
17. — **139 a (1, 147) Préparation des sorbets.
18. — *142 b (1, 146) Les Turcs friands de yogourt.
19. — 143 a (I, 137) Camelots tissés à Angora.
20. — 145 a-b (1, 123) Situation de Constantinople et approvisionnements.
21. — **145 b (I, 138) Moutons à énorme queue.
22. — 146 a (I, 65) Les pêcheurs, à Constantinople, sont grecs.
23. — 147 b (1, 126) Abratbazar et sa colonne sculptée.

Si l'on considère que ces vingt-trois données ou appréciations


retiennent l'attention dans le Viaje comme étrangères aux livres
imprimés qui sont ses sources livresques principales et qu'elles
se trouvent toutes réunies dans la première relation de Busbecq
(1555), n'est-on pas conduit à admettre que cet ensemble de
parallélismes n'est pas fortuit et à supposer que l'auteur du Viaje
a eu en main cette relation ou une autre fort semblable émanant
Bulletin hispanique. 11
154 BULLETIN HISPANIQUE

soit de Busbecq lui-même, soit de son médecin, Guillaume


Quackelbeen22?
Les quatre lettres latines de Busbecq sur la Turquie n'ont paru
ensemble pour la première fois qu'en 1589. Mais la première
a été publiée à part dès 1581 à Anvers sous le titre de hiñera
Constantinopolitanum et Amasianum, indice qu'elle a dû circuler
à part. Et, si L. Carrion, en la publiant, dit que, « sauf erreur »
(ni fallor), elle avait été en son temps adressée à Nicolas Micault
à qui il dédie le petit volume où elle paraît, ceci n'exclut pas,
mais suppose presque, qu'un document si intéressant ait été
copié dès la fin de l'été de 1555 pour divers amis ou connaissances
de Busbecq. Cette relation, malgré sa forme épistolaire, ne
contient absolument rien de personnel à l'adresse d'un destinataire
particulier, sauf une allusion à une amitié ancienne (pro veteri
necessitudine nostra). Gazette typique.
D'autre part, il est très possible que Laguna ait vu avant
leur départ pour l'Orient l'ambassadeur Busbecq et son médecin,
Quackelbeen, et qu'il ait sollicité d'eux des informations sur la
Turquie, en particulier sur la Turquie d'Asie, et des descriptions
ou des dessins de plantes comme Quackelbeen en envoya à Pietro
Andrea Matthioli, confrère et ami de Laguna.
Notre docteur, passé par Augsbourg les 6-7 juillet 1554, était
probablement arrivé avant l'automne à Anvers pour y imprimer
son Dioscoride, dont il apportait, avec le texte, les planches
gravées d'après celles du Dioscoride latin de Matthioli23. Busbecq,
revenant d'Angleterre, avait subi un arrêt forcé à Douvres (où

22. Sur la formation humanistique et la vie de Busbecq, de Quackelbeea et de


Micault, voir maintenant la monumentale History of the Foundation and the Risc of
the Collegium Trilingue Lovaniense, 1517-1550, by Henry de Vocht, t. III, Louvain,
1954, p. 492-5.04, 498-499 et 505-509. — The Life and Letters of Ogier Ghiselin de
Busbecq... by C. T. Forster and F. H. B. Daniell, 2 vol., Londres, 1881, contient parmi
les appendices du t. II, p. 288-291, une bibliographie des éditions et traductions des
Lettres. La version espagnole indiquée (p. 291) comme parue à Pampelune avant 1650
a été publiée en fait en 1610. Nous en avons vu un exemplaire, malheureusement
très endommagé1, à la Bibliothèque de la cathédrale de Palencia. Cette traduction,
comme l'édition princeps, ne comprend que la première lettre et le De acte. De Vorht
(p. 496) affirme que les relations de Busbecq, à peine parvenues à destination, « were,
without doubt, communicated to friends and acquaintances on account of th*»ir high
interest, until they were edited ».
23. Cf., dans ce même fascicule du Bulletin, p. 237, le compte rendu du t. III de la
publication de C. E. Dubler.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 155

il était encore le 6 octobre) et prenait quelques vacances dans son


pays quand, le 13 novembre, il fut informé de sa nouvelle mission.
Il se mit en route avec son médecin pour gagner Vienne, où il
reçut, le 23 novembre 1554, des instructions pour son ambassade.
Le nouvel ambassadeur était envoyé à Constantinople à la place
de Jean-Marie Malvezzi tenacement réclamé par les Turcs. Orí
comptait sur lui pour négocier une trêve à laquelle Charles-Quint
aspirait. Busbecq s'arrêta à Comorn pour rendre visite à Jean-
Marie, dont il raconte assez longuement l'histoire dans son
Itinéraire. Il arriva à Constantinople le 20 janvier 1555, quelques
semaines après la mort de Sinan et à l'époque où se réglait sa
succession. On reparlait, à propos de la vente de ses esclaves,
des 700 compagnons de Madruccio pris à la bataille des îles de
Ponza. N'est-il pas vraisemblable qu'une lettre, peut-être la
première lettre envoyée à Bruxelles par le nouvel ambassadeur
après son arrivée à Constantinople, ait contenu, au sujet de Sinan,
de sa mort et de ses esclaves, autant ou plus de précisions que
nous n'en avons aujourd'hui grâce aux lettres conservées de
Wranczy et de Zay et par le journal de Dernschwam? Une telle
lettre, communiquée à Laguna, a pu donner le branle à son
imagination et lui fournir les grandes lignes du roman documentaire
qu'il se mit à rédiger sans doute après la parution du Dioscoride
(automne de 1555) et que la relation composée par Busbecq au
retour de cette première ambassade en Turquie et en Asie Mineure
devait lui permettre d'enrichir de détails savoureux.
Si nous sommes induits à supposer que Laguna fut en rapports
directs ou indirects avec Busbecq et Quackelbeen, c'est qu'il y
a une coïncidence troublante entre des herborisations que les
Flamands réalisèrent dans la région de Nicomédie (Ezmit), en
se rendant à Amasie auprès de Soliman, et la scène imaginée
par Laguna pour ouvrir ce que nous avons appelé l'épisode
héroïque du roman, où la faveur de Pedro se change en disgrâce :
c'est à Nicomédie précisément que Pedro herborise avec son
maître au milieu des ruines quand il est violemment mis en
demeure de se faire circoncire.
Markrich a utilisé une note de Forster et Daniell à leur
traduction de Busbecq (I, p. 415), d'où il résulterait que Quackel-
156 BULLETIN HISPANIQUE

been, le médecin de Busbecq, avait herborisé pour Matthioli sur


les bords du lac de Nicomédie, et avait récolté pour lui l'Acorum
dont Matthioli put donner une description et un dessin.
L'histoire de cette contribution de la première ambassade de
Busbecq à la botanique des Occidentaux m'a semblé digne d'être
précisée pour elle-même, et de nature à éclairer la genèse du
Viaje.
En réalité, c'est seulement dans la première édition revue et
augmentée de son Dioscoride latin (Venise, 1558, p. 19-20) que
Matthioli donne une image authentique de l'Acorum d'après les
exemplaires reçus de Busbecq et de Quackelbeen. Et c'est dans
la refonte suivante (Venise, 1565, p. 20) qu'il fournit plus de
détails :

Tales sane fuere legitimae Acori plantae, cujus hic imaginem damus,
quas Constantinopoli ad me misit clarissimus Caesaris Ferdinandi ad Tur-
caram Imperatorem Orator Augerius de Busbeckt una cum ipso Quacelbeno
e Nicomedia a quodam vastae magnitudinis lacu petitas, ubi copiosissimum
provenit Acorum. Est enim Nicomedia Bithyniae civitas, Galatis ac Colchis
vicina, ubi nasci Acorum omnium optimum scribit Dioscorides.

Nous avons, dans la correspondance scientifique de Matthioli


(P. Andr. Matthioli, Epistolarum medicinalium Libri F, Lugduni,
1564, p. 287-295), une longue lettre à lui adressée, par G. Quac-
kelbeen, de Constantinople (VII Cal. Aug. 1557). Elle montre
que c'est surtout au cours de la seconde ambassade de Busbecq
que celui-ci et son médecin se préoccupèrent de recueillir la
documentation botanique que souhaitait le botaniste italien. Gaztelu,
représentant de Ferdinand à Venise, servait d'intermédiaire
entre Vienne et Constantinople. Matthioli avait réclamé des
échantillons d' Acorum. Busbecq chargea un herboriste de Foli-
gno, installé à Pera, d'en recueillir sur les bords du lac de
Nicomédie. Quackelbeen en décrit la floraison (p. 290) à son
correspondant, telle qu'il l'a observée sur les plantes recueillies au
printemps de 1557 à son intention.
Mais il ajoute un souvenir précieux pour nous, car il précise
une indication fugitive de la première relation de Busbecq (I,
p. 142) sur les curiosités botaniques des deux voyageurs au cours
de leur voyage d'Amasie de 1555. Et il nous les montre
confrontant les végétaux rencontrés en route avec les gravures du Dios-
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 157

coride de Matthioli qu'ils avaient à portée de la main dans leur


charrette à bagages (p. 290-291) :

Superiori Amasiano itinere, non procul a ripis Halys, qui Galatiam a


Cappadocia disterminat, viginti pene dierum itinere, me herbam vidisse
recordor, cui optime Dioscoridis descriptio quadrabat, eamque habebat
radicis divisionem, quam appicta tuo libro, qui tum in curra prae manibus
erat nobis, imago refert...

On voit maintenant pourquoi nous supposons que Laguna


dut avoir en main, dès l'automne de 1555, une copie de la
première relation de Busbecq complétée peut-être par un message
personnel de Quackelbeen. Mais, à vrai dire, un tel message n'est
presque pas nécessaire à supposer. Il suffît que Laguna ait vu
à Anvers ou à Bruxelles les préparatifs de son confrère courtrai-
sien avant son départ, qu'il ait su, ou simplement admis comme
évident, que Quackelbeen avait emporté dans ses bagages l'in-
folio publié par Matthioli l'année précédente, pour que, à la
lecture de la première relation de Busbecq, s'ébauchât dans son
esprit la « composition de lieu » de la scène la plus originale du
roman de Pedro : Les ruines de Nicomédie, carrière de marbre
pour les mosquées de Constantinople ; Pedro herborise ; il a un
livre de botanique illustré. Il va trouver le pacha sous sa tente
pour lui montrer les plantes en même temps que leurs images.
Scène idyllique, qui eût enchanté le botaniste J.-J. Rousseau.
Calme où éclate la péripétie de l'épisode héroïque...
Et comme on comprend mieux alors les plaisanteries des trois
compagnons sur la science des herbes de Pedro, humour qui,
pour un lecteur complice de la mystification, évoque le propre
Dioscoride de Laguna ! Les gravures que consultaient
Quackelbeen et Busbecq à leurs étapes d'Asie Mineure, c'étaient celles du
Dioscoride de Matthioli, mais c'étaient les mêmes qui avaient été
reproduites pour illustrer le Dioscoride espagnol alors sous presse.

VII. De la médecine vraie au roman de la médecine.

Nous nous heurtons ici à une objection aussi tenace, mais


aussi faible que l'objection stylistique, des négateurs de
l'attribution à Laguna. Comment ce vrai médecin aurait-il pu se mettre
« dans la peau » d'un médecin pour rire? Comment ce vieux sa-
158 BULLETIN HISPANIQUE

vant aurait-il pu écrire un roman humoristique, une sorte de


farce d'étudiant?
Ici encore Schevill ouvre la marche. A tout seigneur tout
honneur :
The author (Pedro de Urdemalas) refers to « inhábiles como yo que ni
saben oficio ni tienen que comer » and nowhere makes himsslf out to be a
genuine physician. He mentions no spécifie remedies of his profession in
détail, unless it be such a well known as the laxative escamonea. Purgatives
and bleeding are his universal cure (H. R., p. 109-110).

Dira-t-on que Laguna joue la comédie avec humour? Mais il


était trop âgé, trop fatigué pour de pareils jeux !
Once more, everything dépends upon the style of the Spanish Dioscórides
and the kind of humour involved. With so little to determine the authorship
it seems prématuré to indícate the very year in which Laguna composed
the Viaje. In 1556-1557 Laguna was a weary and aging traveller, worn by
years of labor. The Viaje seems to reflect the spirit of youth, and, if one
guess is as good as another, the author was a youngish man (H. R., p. 110).

Il valait la peine de reproduire cette argumentation, car celle


de Markrich (p. 88-92, 105-110) n'en est que la répétition et,
à certains égards, la caricature. Laguna, nous dit-il, était un
pur homme de science, « the absolute scientist ». Il n'avait ni
le goût ni le temps d'écrire un « roman d'aventures » aux
approches de la soixantaine. On croirait vraiment que Markrich a
retrouvé l'agenda du Dr Laguna et qu'il connaît l'emploi de ses
journées entre septembre 1555, moment où le vieux médecin
se libère de l'impression de son Dioscoride, et le 1er mars 1557,
moment où la rédaction du Viaje est finie. Mais il ne nous révèle
rien sur ce point, sauf que son ignorance est égale à la nôtre :
« Peu après son arrivée à Anvers, une peste éclata et Laguna
non seulement soigna les malades, mais écrivit un court traité sur
le fléau et son traitement. Puis il tomba malade lui-même... » dans
l'hiver de 1556-1557, époque où il traduisit les Catilinaires et
se targua, dans sa préface, de mettre à la disposition du « vulgo »
de nombreux auteurs graves. Laguna était un homme si
surmené qu'il n'avait pas le temps de publier ses écrits : c'est sa
mère, nous assure Markrich, qui devait, après la mort de
l'auteur, publier en 1566 son Discurso breve sobre... la pestilencial
N'insistons pas sur cette erreur, due sans doute à une note
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 159

prudente de mon Érasme (p. 724, n. 1 ; II, p. 291-292). L'édition


de 1556 de cet opuscule, que je n'avais pas vue mais dont je ne
mettais pas l'existence en doute, est à la Bibliothèque nationale
de Madrid et au British Muséum. L'erreur qu'il faut dénoncer
est autrement grave. C'est celle qui consiste à trancher
arbitrairement sur ce qui était possible ou impossible à un homme comme
Laguna. Lui, fatigué? Lui, incapable d'écrire en une quinzaine
de mois le Viaje, même en continuant à exercer la médecine?
L'auteur du Viaje, décide Schevill, devait être un jeune
homme. Pourquoi? Parce que le héros de l'histoire est présenté
comme jeune? Mais il arrive au moins une fois à l'auteur de
s'identifier assez avec le héros pour le laisser croire âgé (cf. infra, XI).
S'agit-il de jeunesse d'esprit? Mais quelle meilleure preuve de
jeunesse d'esprit conservée que la publication toute récente du
Dioscoride, livre où l'humour fuse de toutes parts? Qui nous donne
le droit de penser qu'après ce feu d'artifice Laguna s'éteint?
A vrai dire, pour tenir cette position intenable, Markrich a été
obligé d'écrire des pages très faibles et très incomplètes sur
l'humour de Laguna. Son portrait du vieux médecin, « the absolute
scientist », est aussi peu ressemblant que possible. Et il me suffira
d'opposer à son portrait l'opinion de César E. Dubler, l'homme
qui connaît le mieux le Dioscoride de Laguna, par une intimité
de plus de dix ans avec ce livre :
Cualidad muy destacada en el estilo del escritor segoviano es el sentido
del humor, algo maligno a veces, que posee muy arraigado, y la ironía que
se manifiesta no sólo en las historietas y anécdotas intercaladas en el texto,
sino también en numerosas frases y comentarios fp. 359).

Mais, une fois de plus, C. E. Dubler nous déconcerte, car il


écrit un peu plus haut (datant incorrectement le Viaje faute
d'avoir vu le manuscrit 3870 ; cf. supra, p. 126, n. 5) :
Por la última fecha que consta en el Viaje, éste tuvo que redactarse
después de 1558, cuando el médico segoviano frisando en los sesenta, hombre
caduco, ya sentía llegar su fin. No es probable que Laguna, hombre de
ciencia ponderado, pulcro y reflexivo, escr blera, en sus últimos años, un
libro tan poco uniforme, tan det bordante y lit no de vitaüdai..

Nous revoici à Laguna « absolute scientist », nous revoilà aux


lieux communs sur les âges. Mais, à supposer que la rédaction
160 BULLETIN HISPANIQUE

du Viaje fût de 1559 et non de 1556 **, d'où savons-nous que


Laguna ait parcouru en quelques années le chemin de la vitalité
débordante à la décrépitude? Quoi de plus débordant de vie et
d'humour que la lettre écrite par cet homme âgé à Vargas en
1554, que son Dioscoride publié l'année suivante? Et, d'ailleurs,
était-il si âgé? La date de naissance communément admise doit
être remise en question. Nous renvoyons sur ce point à notre
compte rendu du Laguna de Dubler (B. hisp., LVIII (1956),
p. 240).
On est en droit de s'étonner que ni Dubler ni Markrich n'aient
essayé de soumettre à la critique l'affirmation tranchante de
Schevill, selon laquelle la médecine de Pedro se réduit à des
connaissances banales sur les purges et la scammonée. Certes,
à supposer que Pedro médecin, comme le prétend Markrich
(p. 86), se comportât en ignorant ou en autodidacte pur, ceci
ne prouverait rien ni en faveur de l'autobiographie sincère ni
en faveur de la mystification. Si mystification il y a, elle serait
simplement cohérente et réussie.
Mais s'il y a, en cette matière comme en d'autres, des entorses
à la cohérence? Si Pedro, prétendu autodidacte, se laisse aller
à parler comme un vrai médecin, et comme le docteur Laguna
en personne, que conclurons-nous?
On aurait pu s'étonner, semble-t-il, des farces faites avec le
girapliga logadion. Voilà un médicament un peu moins banal
que la scammonée. Il était forcément familier à un spécialiste
de Galien, comme nous le rappelle l'article Girapliega de Cova-
rrubias. En tout cas, le terme est technique. Je n'en ai encore
trouvé que deux exemples dans la littérature espagnole. Le
médecin Francisco López de Villalobos emploie la forme geralogodion
dans le Sumario de la medicina en romance trovado (1498) (éd.
E. García del Real, Madrid, 1948, p. 332), dans un passage où il
s'agit, comme dans le Viaje, du traitement des femmes stériles.
On trouve, en 1605, « dos de girapliega » dans La Pícara Justina
(I, i, n° 1), livre dont l'auteur, Francisco López de Ubeda, manie
un vocabulaire très riche et a été identifié par Foulché-Delbosc
avec un médecin du même nom. Les plaisanteries de Pedro de

24. Ci. supra, p. 126.


ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 161

Urdemalas sur l'usage de cette préparation sont explicables de


la part d'un médecin, à la rigueur d'un « carabin », mais pas d'un
étudiant n'ayant passé que par la Faculté des Arts.
Il y a mieux. Si les critiques férus de confrontations entre le
Viaje et le Dioscoride espagnol s'étaient enquis de ce que Laguna
dit — en fait de purges — du jarabe rosado, ils auraient pu relever
cette étonnante coïncidence entre le traitement appliqué par
Pedro à la sultane et la manière dont Laguna purgeait le cardinal
Mendoza :
Habla tomado dos jarabes y El zumo de todas aquestas rosas
quedaba que había de tomar otros posee manifiesta facultad solutiva,
dos : pero purga, era imposible. Yo y principalmente el de las
hice un jarabe que llaman rosado de encarnadas, con el cual se hace aquel
nueve infusiones, algo agrete, y dile jarabe excelente, dicho de nueve
cinco onzas que tomase en las dos infusiones, que para purgar la cólera y
mañanas que quedaban : el cual, clarificar la sangre a todas las
como le supiese mejor que el medicinas hace gran ventaja [Laguna
primero, tomó todo de una vez, y décrit la préparation].
alborotóla de manera que hizo trece Del cual a una natura fuerte
cámaras y quedó algo dismayada y pueden darse cinco onzas,
con miedo. Rustan Bajá, espantado, destempladas con caldo de gallina sin sal... y
embióme a llamar y díjome : « Perro aunque dicen que evacúa solamente
cornudo, ¿qué tóxico has dado a la los humores subtiles que halla en
Sultana, que se va toda? » A mí es los intestinos, pruébase lo contrario
verdad que me pesó de que lo con la experiencia. Porque a las
hubiese tomado todo, y pregúntele veces hace purgar XII y XIV
cuántas había hecho : y cuando cámaras, de ciertos humores gruesos y
respondió que trece, consolóle con muy viscosos...
que yo quisiera que fueran treinta, Por donde al Illm° y Rm°
y fuemos a verlas, y era todo materia Cardenal de Mendoza (debajo de cuya
como de un apostema (Viaje, 42 a). sombra y amparo se fabrican estos
nuestros trabajos) no le suelo jamás
purgar sino con el dicho jarabe solo
(Diosc, I, cxi, p. 84).

Qui plus est, le « caldo de gallina sin sal » aura son heure,
dans le Viaje : il « est préparé sous les ordres de Pedro » (p. 48 a-b),
avec un souci de magnificence princière digne de la demeure d'un
pacha. Et le médecin de fortune nous avoue ironiquement que
bouillon salé ou sans sel, bouillon ou eau bouillie, c'est tout un
pour lui. Voilà bien la différence entre notre roman de la
médecine et un docte traité ! Mais il faut n'avoir pas conversé avec
d'éminents médecins pour ignorer le scepticisme avec lequel ils
162 BULLETIN HISPANIQUE

parlent de certaines médications qu'ils ordonnent comme tout


le monde 25.
Pedro entre en grand débat avec les médecins juifs du pacha,
parce qu'il a interdit le lait au malade. Ses contradicteurs
prétendent qu'il a eu tort et que le lait de chamelle, en tout cas, est
bon (44 a-b, 46 a). Il est amusant de noter que Juan, ici,
s'inquiète de savoir quelle autorité invoquaient les juifs et que Pedro,
pour se moquer de leur ignorance, les montre invoquant « tous
les livres », sans plus de précision. Car il est un traité de matière
médicale qui vante le lait de chamelle... c'est le Dioscoride de
Laguna, dont les commentaires sur le lait sont abondants et
savoureux. Laguna {Diosc, II, lxv, p. 164), passant en revue les
qualités des laits, proclame : « En dulçor, después de la humana
no hay ninguna que se iguale a la del camello. » On dirait que le
vieux médecin, sous le masque de Pedro, se divertit à prêter un
peu de sa science à ses confrères juifs, tout en les montrant
incapables de citer une source. Matthioli, qui nous offre un bon
terme de comparaison avec le commentateur espagnol, traite
par prétention le lait de chamelle, parce qu'en Italie on ne
l'utilise pas plus que le lait de jument. Ici encore, le roman du
médecin autodidacte nous apparaît en rapport avec la science
livresque, mais plus précisément avec le Dioscoride de Laguna.
Il se cache souvent plus de vraie science médicale qu'on ne
pourrait croire dans les propos de Pedro. Certes, ses altercations
avec les médecins juifs du pacha sont pour la plupart de pures
galéjades. Mais n'y a-t-il point un fond de sérieux dans son
paradoxe (p. 44 b) que sa médecine d'Occidental est la meilleure pour
Constantinople, étant tirée d'Hippocrate, de Galien, d'Aétius
et de Paul d'Égine, savants originaires de Cos, de Pergame ou
autres lieux relativement proches du Bosphore, tandis que la
science des médecins juifs nourris d'Avicenne et d'Averroès,
« dont l'un était de Cordoue et l'autre de Séville », est plutôt va-

25. Il est d'ailleurs difficile de prendre parfaitement au sérieux, dans le Dioscoride


de Laguna, l'attitude que Dubler qualifie de crédule (p. 363) à l'égard de la vertu
curative des métaux, et qui contrasterait avec l'incrédulité du Viaje (p. 141 a) sur
le même sujet. Comment lire sans sourire (Diosc, V, 44, p. 525) l'affirmation que l'or
potable ressusciterait les morts et la description des effets ensorceleurs de ce métal?
Le commentateur espagnol de Dioscoride, ici et ailleurs, se moque de la médecine
courante sans trop jouer la comédie de la gravité.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 163

lable pour l'Espagne? Peu importe que ce fût Averroès le Cor-


douan et qu'Avicenne fût de Boukhara. N'est-il pas curieux
qu'Amatus Lusitanus, installé à Salonique, ait fait remarquer
à ses lecteurs que son nouveau recueil de cas médicaux aura
l'intérêt supplémentaire d'observations faites « eadem in regione et
eisdem civitatibus in quibus diuus ille senex Hippocrates artem
exercuit26 »? Gardons-nous donc de décréter trop docto ralement
qu'il n'y a pas de passage possible de la médecine sérieuse à un
roman facétieux d'aventures médicales dont la principale raison
d'être était d'instruire sur la Turquie.

VIII. Une hypothèse nouvelle :


Le « Viaje » et les chevaliers de Malte.

Nous ne discuterons pas bien longuement une hypothèse


positive que W. Markrich nous offre, parmi tant de négations, pour
résoudre le problème de l'auteur du Viaje. Il n'essaye pas de
sauver l'attribution à Villalón. Il la voit définitivement ruinée
par les dernières découvertes" documentaires de N. Alonso Cortés
sur ce prêtre humaniste : à l'époque où Serrano y Sanz supposait
Cristóbal de Villalón courant de grandes aventures, entre 1552
et 1557, le curé de Sainte-Eulalie poursuivait au bourg de Tavara
une carrière ecclésiastique fort sédentaire (p. 84, cf. Bol. real
Acad. esp., Madrid, 1950, t. XXX, p. 221-224).
Le nouveau docteur de Berkeley pense pour son compte que
l'auteur du Viaje, identifiable grosso modo avec Pedro de Urde-
malas, était, sinon un chevalier de l'Ordre de Malte, du moins
un jeune « caballero » espagnol, un cadet de noble famille ayant
des accointances avec cet ordre. Mais cette hypothèse est
faiblement étayée, et il ne nous semble pas que l'auteur y attache
autant d'importance qu'à son argumentation négative contre
l'attribution à Laguna.
Une attribution indéterminée offre, naturellement, moins de
prise à la critique qu'une attribution précise. Elle se défend aussi
moins facilement. Autant on voit les raisons que le Dr Laguna,

26. Amatus Lusitanus, Curationum medicinalium Centuriae V et VI, Venise, 1560,


p. 380.
164 BULLETIN HISPANIQUE

écrivant un livre comme le Viaje, avait de déguiser sa


personnalité, autant on aperçoit mal pourquoi un « caballero », écrivant
des souvenirs de captivité, déclarerait humoristiquement (« allé-
goriquement » et par analogie avec Socrate, autre « hijo de
partera », nous suggère Markrich, p. 33) qu'il était fils de sage-
femme, cousin de barbier et neveu d'apothicaire, toutes
professions peu nobles. Notre critique a dû s'accrocher désespérément
aux passages où Pedro se pose en homme d'honneur et de
parole27. Il a cru surtout trouver un appui dans deux passages du
roman de la captivité qui se situent avant et après les triomphes
médicaux et pouvoir laisser ceux-ci dans l'ombre.
Pedro, imitateur de Lazarillo, suit le proverbe « arrímate a
los buenos », et il recherche, au bagne où il vit à Constantinople,
la société d'un groupe de Chevaliers de Saint-Jean. Tout cet
épisode est visiblement organisé de manière à mettre en relief
les privations et les misères indicibles qu'endurent chez les Turcs
même les captifs nobles. « II m'advint une fois, dit Pedro, d'être
avec quinze chevaliers Commandeurs de Saint- Jean, et, à nous
tous, nous n'avions qu'une gamelle où nous mangions viande et
bouillon, où nous buvions en guise de tasse, et où nous urinions
la nuit s'il était besoin » (p. 21 b). Un peu plus loin, il revient
sur ce thème (p. 23 b-24 a) : « Je m'efforçai de rester avec le
groupe des chevaliers qui étaient quinze, les uns commandeurs
et les autres non, que eran entre comendadores y no, quince... »
Tout cela est d'une clarté parfaite. Pedro, qui se fait passer pour
médecin, s'agrège à un groupe de « caballeros » de l'Ordre de Saint-
Jean, sans être lui-même chevalier ni même noble. Ayant dit
plus haut qu'il s'agissait de « caballeros comendadores », il
précise maintenant que les uns étaient commandeurs et les autres
non (on appelait couramment comendador un simple chevalier
d'un Ordre). Malheureusement, Markrich a utilisé une des
éditions récentes du Viaje, une de celles qu'on peut appeler
commerciales, et il a été victime d'une faute d'impression qui n'est
ni dans l'édition de la N. B. A. E. ni dans celle de la Colección

27. Mais l'auteur du Viaje (p. 17 b) ne s'est-il pas moqué des Espagnols de bas
étage (moralement et socialement) qui, émigrés en Italie, jurent « a fe de caballero »
en mettant la main sur le cœur? La noblesse par laquelle Pedro inspire con nance à.
son maître le pacha est une noblesse morale, indépendante de la naissance.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 165

Universal Calpe. Les textes fautifs disent entre comendadores y


yo et c'est sur cette base plus que fragile qu'il a échafaudé sa
théorie. Interprétant ces lignes comme si on y lisait «... la cama-
rada de los caballeros, que eramos entre comendadores y yo »,
il lui a semblé que Pedro, sans le dire ouvertement, se posait en
noble, ami des chevaliers commandeurs de Malte. Or, un peu
plus loin (p. 24 a-b), au début de la scène du bout de chandelle
éclairant la chasse aux poux et se nourrissant de leurs cadavres,
Pedro dit : « estábamos quince caballeros y yo una noche... »,
ce qui est une façon de reconnaître qu'il n'était pas lui-même
« caballero ».
L'autre partie à laquelle Markrich s'est attaché est celle
(p. 58-60) où le Dr Laguna, voulant nous donner par le
truchement de Pedro une encyclopédie complète de la captivité chez
les Turcs, dénonce le grand mensonge du rachat des captifs,
œuvre pie qui sert de prétexte à soutirer tant d'argent aux
Espagnols. Ne serait-ce pas, suggère le pince-sans-rire Matalascallando,
quelque chose comme notre quête pour les hôpitaux? « Tu
dixisti », lui répond Pedro avec un laconisme imité des Évangiles.
Cette partie se place après la mort de Sinan, à propos de la vente
à l'encan de ses esclaves. Pedro veut montrer comment l'abandon
où les chrétiens laissent leurs coreligionnaires captifs aboutit
à un double résultat : les uns meurent, les autres se font turcs
(p. 59 b) :
Je dirai ce qui m'est arrivé : on envoya de Malte une commission pour
chercher, à fin de rachat, toutes les âmes qui avaient été capturées à Gozzo,
<f comme je pouvais m'en occuper, c'est moi qu'on en chargea. Je courus
désespérément dans Constant inople et je n'en pus trouver, sur six mili»1
dont j'avais la liste, qu'environ cent cinquante vieux et vieilles.
Comme certains des chiffres de prisonniers mentionnés un
peu plus haut sont confirmés par des sources diplomatiques.
Markrich en conclut, fidèle à son parti pris de crédulité, que les
lignes citées sont rigoureusement autobiographiques. Il ne voit
pas que « como yo lo podía hacer, diéronme a mí el cargo » est
tout simplement conforme au cliché constant du roman
autobiographique, que Pedro s'attribue ce rôle parce que sa propre
situation de libéré virtuel rend vraisemblable qu'il puisse
librement circuler dans Constantinople. Et le passage cité se convertit
166 BULLETIN HISPANIQUE

en une sorte de preuve que l'auteur, identique ici à Pedro, était


à Constantinople l'homme de confiance de l'ordre de Malte !
Tels sont les plus solides fondements de l'hypothèse de
rechange que nous offre W. Markrich, pensant avoir anéanti
l'hypothèse Laguna.

IX. Le roman de Vévasion. L'épisode de Chio.

Les meilleurs apports de cette thèse sont, à vrai dire, les


chapitres où l'auteur, qui a beaucoup lu, retrouve, dans des livres
contemporains du Viaje, une substance semblable. Même si on
n'en conclut pas avec lui que le récit de Pedro est une
autobiographie vraie, même quand l'on n'aperçoit pas clairement dans
ces textes, comme dans la première lettre de Busbecq, des sources
probables du Viaje, on se persuade que le romancier n'avait
négligé de documenter aucune partie de son roman.
Les péripéties de l'évasion sous la robe des moines grecs sont
la partie où Laguna a le plus librement sacrifié au roman
d'aventures sans souci documentaire trop visible, mais avec beaucoup
d'humour28. On ne peut qu'être d'accord avec W. Markrich
sur l'utilisation de P. Belon comme source. Nous en avions aperçu
déjà, indépendamment d'emprunts assez clairs, une confirmation
inattendue. Et puisque le résumé de mon cours de 1951, qui a
échappé à Markrich, a été défiguré par un lapsus sur ce point,
il est bon d'y revenir. Le fugitif et son compagnon passent à deux
reprises, avant et après le séjour au mont Athos, par une grande
île située en face des mines de Cavalla et qui ne peut être que
Thasos (non Lemnos, comme il est dit dans le résumé). Or, de
façon surprenante, le héros l'appelle Schiatho. Il nous a semblé
que les Observations de Pierre Belon peuvent donner la clef de
cette erreur de toponyme. En effet, dans le passage où Belon
décrit le paysage qu'on découvre depuis le sommet de l'Athos,
l'un des promontoires de cette presqu'île est désigné sous le
double nom de Cassandria et de Schiatho, et dans un contexte

28. Dubler (p. 348) pense que les renseignements sur le mont Athos « datos todos
ellos exactos y concretos... parecen basarse en un relato verídico de un mercader o
viajero, cuya información ha quedado engastada en la trama de la novela de aventuras ».
C'est moi qui souligne.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 167

qui permet d'en faire une île (ch. xlv, fol. 41 v° de l'éd. de
Paris, 1554).
Quand nous fusmes à la sommité du mont Athos nous voyons clairement
les îsles et les pays à l'entour, comme Cassandria qu'ils nomment Schiato,
Scyros, Lemnos, Tassos, Samothrace, Imbros : lesquelles isles nous voyons
quasi aussi à clair que si elles eussent esté plus près de nous.

Il est à remarquer que cette amphibologie a été évitée dans


la version latine des Observations publiée par Charles de l'Écluse,
chez Plantin, en 1589 (p. 97). — Mais il est clair qu'une telle
erreur, excusable chez un romancier qui travaille avec des livres
et des relations manuscrites, serait moins compréhensible de la
part d'un voyageur parlant grec qui aurait fait deux séjours
à Thasos.
Belon, au reste, ne rend pas compte de toutes les notions
exactes insérées dans les « souvenirs » du mont Athos. Laguna
semble décrire le culte grec orthodoxe en homme qui l'a vu : il
est possible et même probable qu'il l'ait vu de ses yeux à l'église
des Grecs de Venise. Crusius, l'auteur de la Turco graecia (1584),
décrira le culte grec sans quitter son cabinet de travail de Tu-
bingue d'après des lettres de ses élèves qui visitent Venise et qui
lui communiquent un dessin de San Giorgo de' Greci. Mais il se
peut qu'on découvre encore d'autres sources écrites de cette
partie du Viaje.
L'île de Chio, havre de salut pour les fugitifs, semble avoir
été connue de Laguna par une relation assez détaillée. W. Mar-
krich nous donne sur cet épisode quelques pages intéressantes,
pour lesquelles il a utilisé la publication de Philip P. Argenti,
« Chius Viñeta » or the Occupation of Chios, Cambridge, 1941,
ainsi que VHistoire de Chio, par Jérôme Giustiniani (1585)
publiée par le même érudit (Cambridge, 1943). Le récit de Pedro,
nous dit-il une fois de plus, rend le son de la vérité (« has the ring
of the truth »). Disons que l'auteur du Viaje fait parler son héros
de l'accueil reçu à Chio avec pertinence en même temps qu'avec
jovialité. Peut-être W. Markrich nous donne-t-il une piste
importante à suivre en signalant des parallélismes entre le Viaje
et les Navigations de Nicolas de Nicolay, où il y a quatre chapitres
très nourris sur Chio. Le voyageur français dont la relation a été
168 BULLETIN HISPANIQUE

rédigée sous Charles IX (après 1560) et imprimée seulement en


1567 est un de ceux qui ont parcouru l'Orient turc avec
l'ambassade de M. d'Aramon (1551-1554, celui que Pedro appelle,
p. 133 b, Mos de Ramundo). Laguna a peut-être connu quelque
relation d'un voyageur de ce groupe ou, en tout cas, d'un
voyageur qui en savait plus long que Belon sur Chio.

X. Le retour par VItalie. Itinéraire mystifiant.

Schevill {H. R., p. 109), mettant en garde contre l'erreur qui


consisterait à conclure, du seul emploi de sources livresques sur
la Turquie, que l'auteur n'y avait pas mis les pieds, ajoutait :
« Nous ne devons pas non plus conclure que, Laguna ayant été
en Italie, la partie italienne du Viaje peut être considérée comme
autobiographique. » L'hispaniste américain ne croyait sans doute
pas si bien dire. Allons plus loin que lui. Si la probabilité est
grande pour que les connaissances italiennes contenues dans le
Viaje proviennent de l'expérience de Laguna, nous pouvons
avoir la certitude que la mystification à laquelle il se livre en
cette partie, et que le doctorat de Bologne laisse paraître,
suppose un travestissement délibéré de son expérience italienne.
W. Markrich lui-même, si porté à prendre Pedro de Urdemalas
pour un personnage réel qui raconte sincèrement son histoire, est
obligé de reconnaître que le Viaje révèle un sédiment italien,
une familiarité avec la langue italienne, que n'expliqueraient
ni des baragouinages de drogman à Constantinople ni même un
voyage de plus d'un an à travers l'Italie.
Au fait, combien dure ce voyage? Une critique de véracité,
s'il s'agissait d'un itinéraire sincère, pourrait s'accrocher
facilement à quelques dates. Sinan Pacha est mort le 21 décembre
1554. Avec de la bonne volonté, on peut faire tenir en un seul
hiver les aventures de l'évasion, de Constantinople au mont
Athos et de l'Athos à Chio. Pedro arrive en Italie un peu après
Pâques (p. 88 a) et ce ne peut être, au plus tôt, que Pâques de
1555. Comme il reste sept mois à Naples avant de se diriger vers
Rome, ce jour de l'Ascension où Pedro voit en procession tout
le Saint-Siège apostolique (p. 92 b) ne peut être, au plus tôt, que
l'Ascension de 1556. L'arrivée en Espagne a lieu en hiver : le
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 169

dialogue est curieusement daté, dans cette partie même, d'un


15 janvier (p. 98 a) qui ne pourrait être, d'après les repères
précédents, que le 15 janvier 1557. Or, la préface, qui est toujours ce
par quoi un auteur finit, date l'achèvement de l'ouvrage du
1er mars 1557. Pedro de Urdemalas n'aurait eu que six semaines
pour faire son pèlerinage à Compostelle, écrire ce gros livre et en
faire hommage (en idée) à Philippe II.
En réalité, il suffit de lire l'itinéraire italien de Pedro avec un
minimum d'esprit critique pour voir qu'il comprime une longue
expérience italienne dans un schéma spatio-temporel sans
vraisemblance de détail et que l'expérience d'un Laguna y est
discernable, mais comme brouillée à plaisir. Cette procession
romaine de l'Ascension, rappelée par Pedro, est sans doute un
souvenir vrai du Laguna des années 1546-1553. Placé en 1556, ce
repère est trop tardif par rapport au schéma des séjours et des
pérégrinations de Pedro en Italie méridionale, qui semblent
durer une dizaine de mois au maximum ; et il paraît bien tardif
aussi pour que puisse se dérouler entre le milieu de mai et le
15 janvier suivant un long voyage à petites journées à travers
toute l'Italie du nord, avec un séjour à Bologne, avec un crochet
par Gênes et un arrêt sans doute prolongé en cette ville, puis avec
le franchissement des Alpes, la visite de Lyon, la traversée de la
France méridionale par Toulouse, Bordeaux, Bayonne et Saint-
Jean-de-Luz, enfin l'entrée en Espagne, de Fontarabie à Burgos.
Mais cette compression n'est pas opérée sans humour. On sait
très peu de chose sur les voyages de Laguna en Italie méridionale.
Il parle maintes fois, dans le Dioscoride, des Pouilles et de la
Calabre sans évoquer de souvenirs précis. Il dit avoir été à
Aversa et on peut supposer qu'il a passé par Naples (cf. notre
compte rendu du Laguna de Dubler, B. Hisp., LVIII, 1956, p. 247).
En revanche, il abonde en souvenirs romains, et on sait qu'il a
séjourné à Rome de 1546 à 1553 (finalement comme médecin
de Jules III), avec des interruptions telles que des voyages à
Venise en 1548, à Gênes en 1549. — Connaissant ces données,
n'est-il pas amusant d'observer que Pedro de Urdemalas
Io séjourne plus de sept mois à Naples et quinze jours seulement
à Rome ; 2° est sobre de détails sur Naples (il en donne beaucoup
plus sur le « percacho » ou poste à cheval reliant le détroit de
Bulletin hispanique. 12
170 BULLETIN HISPANIQUE

Messine à Naples), mais s'étend complaisamment sur la cour


pontificale et sur la villa du pape Jules ; 3° éprouve le besoin de
justifier sa connaissance de Rome en disant qu'il a vu dans cette
ville, en quinze jours, « autant qu'un autre en six ans, parce qu'il
n'avait rien d'autre à faire ».
Le crochet de Gênes, dans le Viaje, est expliqué en peu de
mots (p. 102 b) : « De Milan, je vins à Gênes pensant m'y
embarquer pour revenir par mer mais je ne trouvai pas de passage. »
II oublie de dire combien de temps il attendit un navire avant
d'y renoncer. Mais il connaît bien Gênes. Le Dr Laguna aussi.
La mystification la plus nette nous est offerte par la présence
de Venise dans le Viaje. L'itinéraire de Pedro ne passe pas par
Venise, et c'est par une sorte de coq-à-l'âne que les
interlocuteurs du voyageur l'amènent à en parler (p. 95 b). Il n'en dit
pas très long, mais il décrit avec une grande précision la technique
de fondations sous-marines par caissons immergés qu'on applique
à la construction des maisons. Puis il s'empresse d'ajouter : « Et
si vous me demandez comment je le sais, demandez-le à ceux qui
ont été captifs de Sinan Pacha et de Barberousse, car on nous a
fait travailler à remplir cent caissons chacun pour leur faire sur
le chenal de Constantinople les jardins où chacun d'eux a sa
sépulture. » Pedro de Urdemalas avait oublié cet épisode dans
ses souvenirs de captivité... Mais connaît-il seulement Venise à
travers Constantinople? Dans la deuxième journée du dialogue,
l'auteur, se substituant par mégarde à Pedro, enumere rales grandes
villes qu'il a personnellement vues (p. 148 a) : Venise est du
nombre. L'excursus vénitien du Viaje est agrémenté d'un joli
conte de Juan de Voto a Dios — l'index du manuscrit 3871
l'intitule « cuento del pintor del Duque », — dont la moralité est
que, pour parler de Venise, le plus sûr est de l'avoir vue.
Matalascallando le rappellera malignement à Juan (p. 135 a) : « No pasó
por Venecia cuando fué a Jérusalem, como el pintor del duque
de Medinaceli. » Si l'on se remémore ce qui a été dit plus haut des
précautions que Laguna devait prendre pour n'être pas
facilement identifié comme auteur du Viaje, si l'on songe au caractère
compromettant du dernier séjour fait par lui à Venise et de sa
tentative de départ pour Constantinople (supra, IV), on ne s'éton-
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 171

ñera pas qu'il ait évité de montrer son héros trop familier avec
Venise.
Croit-on qu'une telle dissimulation, ou celle à laquelle Laguna
soumet ses expériences romaines, soient sans analogue dans
l'histoire littéraire? Henri Beyle, qui se méfiait des polices du
temps de la Sainte-Alliance encore plus que Laguna de
l'Inquisition, a masqué soigneusement ses expériences italiennes dans
Rome, Naples et Florence en 1817, le premier livre qu'il ait publié
sous le pseudonyme de M. de Stendhal. V. del Litto 29, étudiant
ce livre comme un pamphlet politique dissimulé, rappelait
récemment comment les alibis y sont multipliés pour empêcher
de soupçonner que l'auteur est un certain Henri Beyle, qui se
disait « Milanese ». M. de Stendhal séjourne huit semaines à
Naples, mais à Milan il s'arrête tout juste seize jours à l'aller
et dix au retour. Réciproquement, dans les Vies de Haydn,
Mozart et Métastase, publiées sous le pseudonyme de Louis Alexandre
César Bombet, H. Beyle avait trouvé le moyen d'insérer un
souvenir viennois de 1809 (en un plagiat si éhonté d'un ouvrage
italien, que la victime, le Signor Carpani, avait cru pouvoir crier
au voleur). Le Requiem de Mozart exécuté en mémoire de Haydn,
Beyle y assista comme l'émigré « Bombet », mais sous l'uniforme
de la Grande Armée. Et il est raisonnable de penser que la
procession romaine de l'Ascension vue par Pedro, c'est bien un jour
de l'Ascension que Laguna l'a vue. — Ce dernier aurait été
capable de plaisanter sur les « mensonges » volontaires de Pedro
de Urdemalas, tout comme Beyle, relisant Rome, Naples et
Florence en 1817, écrivit en marge : « J'ai vu Naples en même temps
que M. de St[endhal] que je trouve très menteur. »

XL Laguna, clef du « Viaje de Turquía ». .

Vingt-deux ans après avoir établi un lien entre le Viaje et la


personnalité du Dr Laguna, je vois sans cesse des raisons
nouvelles d'interpréter ce livre comme un voyage littéraire
participant du roman d'aventures, et je ne vois toujours pas d'inven-

29. t Sur un livre peu connu de Stendhal •, Revue de littérature comparée, XXIX
(1955), p. 311-327, en particulier, p. 313-315.
172 BULLETIN HISPANIQUE

teur plus probable pour cette création originale — documentation,


affabulation et ironie comprises — que le vieux docteur écrivant
aux Pays-Bas entre l'automne de 1555 et le début de 1557. Si
l'on peut, si l'on doit parler de ce livre comme d'une
mystification, c'est dans la mesure où l'affabulation imaginée par Laguna
lui permet de s'identifier humoristiquement, par éclairs, avec
le médecin d'occasion Pedro de Urdemalas ; dans la mesure,
aussi, où il importe à Laguna de ne pas être décelé trop
facilement comme auteur de cette turquerie audacieuse et, par
conséquent, d'éviter les parallélismes trop révélateurs entre sa propre
biographie et celle de son héros.
Qu'on me permette, pour faire bref, d'appeler ici les négateurs
de la mystification « autobiographistes » ou encore, à l'italienne,
« qualunquistes », en souvenir de 1' « uomo qualunque », puisqu'ils
pensent que le Viaje est le livre des souvenirs d'un captif
espagnol moyen ayant quelque facilité de plume. Ils doivent
affronter certaines considérations qui ne semblent pas leur être trop
familières.
A) Leur interprétation est si intenable que, lorsqu'on veut
s'y accrocher, on est obligé de laisser, comme le P. Villoslada,
« cierto margen a la ficción », ou d'admettre, comme Markrich,
que tel propos du héros sur sa famille est allégorique (p. 33),
que tel épisode, celui du doctorat de Pedro à Bologne (p. 94), « is
very unlikely based on facts ». Bonne démonstration du danger
qu'il y a à traiter en témoignage digne de foi un récit qui se
présente ostensiblement comme une savante élaboration littéraire,
et s'insère dans un dialogue entre personnages identifiés à des
êtres proverbiaux.
Joseph Bédier, dévoilant les supercheries littéraires de
Chateaubriand voyageur en Amérique, était amené à rappeler aux
lecteurs trop crédules cette mise en garde de Gaston Paris, écrite
à propos de la légende de Jaufré Rudel, mais dont la portée est
très générale :

Ce doit être une règle de critique que, quand un récit est en lui-même
invraisemblable, il a besoin de plus de garanties qu'un autre pour se faire
accepter pour vrai... C'est un procédé dangereux, qui n'a presque jamais
donné de bons résultats, que celui qui consiste à conserver d'un récit, dont
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 173
rien d'ailleurs ne confirme l'authenticité, et où il y a des erreurs manifestes,
ce qui n'est pas absolument démontré faux. Cela rappelle les errements de
l'ancien rationalisme qui, prenant un récit miraculeux, en retranchait le
merveilleux, ou l'expliquait par une simple exagération, pour garder un
prétendu noyau historique, tandis que, le plus souvent, le récit n'était né
qu'en vue de ce merveilleux et n'avait aucune existence en dehors. Il faut
appliquer avec une rigueur complète les procédés de la critique historique,
et n'accepter un récit que quand il se présente dans des conditions vraiment
satisfaisantes de probabilité interne et externe30.

Mutalis mutandis, le procédé dangereux que dénonçait Gaston


Paris est celui auquel recourt ingénument le P. Villoslada quand
il identifie sans hésiter l'auteur du Viaje à Pedro de Urdemalas :

El autor del Viaje de Turquía, si hemos de creer a su relato — y no hay por


qué negarle crédito — estudió Lógica y Griego en Alcalá, siendo joven, lo
cual no se dio en Laguna... No sabemos que Laguna residiera nunca en
Burgos, ciudad perfectamente conocida por el autor del Viaje ; éste afirma que
Salamanca contaba entonces 8.000 estudiantes y París 30.000, exageración
tan enorme en lo que a París se refiere, que no puede atribuirse a Laguna
que había estudiado largos años en aquella Universidad y no habría visto
en ella más de 3.000 o 4.000 ; pondera la grandeza de las ciudades que ha
visto en Italia y Francia, silenciando las de Alemania y los Países Bajos como
si no las conociera, cosa inadmisible en el Dr. Laguna.
Telle est bien la dangereuse façon de raisonner des « auto-
biographistes ». Le récit étant, d'emblée, accepté naïvement
comme vrai (malgré tous les caractères qui devraient nous en
détourner !), l'auteur ne pourra être qu'un personnage dont la
biographie et l'expérience coïncide avec celles du narrateur,
tout particulièrement pour les banales particularités sans
importance. Non seulement on devra ne retrouver dans le récit
que des lieux connus de l'auteur supposé, et même des lieux dont
on est sûr qu'il les a connus, mais toute omission de lieux connus
de lui sera suspecte. Si certaines particularités se révèlent
invraisemblables, incompatibles avec le reste du récit, on se
résignera à les expliquer par une « exagération » ou par une « marge
de fiction » que le narrateur se donne. Pour nous borner à deux
traits typiques, on admettra comme certainement vrai, «
autobiographique », que l'auteur a fait ses études à la Faculté des Arts

30. Rev. kist., LUI (1893), p. 255, cité par Joseph Bédier, « Chateaubriand en
Amérique, Vérité et Fiction », Revue d'histoire littéraire de la France, 1899, p. 529.
Cette étude a été réimprimée par Bédier dans Études critiques, Paris, 1903,
174 BULLETIN HISPANIQUE

d'Alcalá. Mais, si Pedro raconte que, revenant de Turquie où il


s'est improvisé médecin, il a été reçu docteur honoris causa à
l'Université de Bologne, il faudra reconnaître que ceci est une
exagération (une vantardise, sans doute?) quelque chose qui est
« very unlikely based on facts ».
Pourtant, si nous nous refusons à la naïveté initiale, si nous
soupçonnons que ce livre est une mystification d'un grand
médecin humoriste, c'est le doctorat de Bologne qui nous paraîtra
digne d'attention, révélateur par sa dissonance avec le contexte,
et, à sa manière, vrai, autobiographique — alors que les études à
Alcalá seront à nos yeux un trait banal choisi exprès par l'auteur
pour qu'on ne le reconnaisse pas facilement derrière son héros ;
et de même qu'il a de bonnes raisons de laisser Pedro dans
l'ambiguïté au sujet de Venise, nous concevrons facilement qu'il ne
prête à son héros aucune accointance avec les Pays-Bas, où il
écrit ce livre hardi, voué à un anonymat rigoureux, ni avec
l'Allemagne, terre d'hérésie : n'est-ce pas assez que ses camarades
lui disent : « Prenez garde 1 n'auriez-vous pas rapporté une pointe
de luthéranisme de vos pérégrinations? » (P. 12 b.)
La façon de raisonner du P. Villoslada est si naturelle aux
« autobiographistes » qu'ils n'en conçoivent pas d'autre. Elle
paraît sans réplique à W. Markrich, qui raisonne constamment
ainsi. Même C. E. Dubler (p. 346) donne au P. Villoslada une
adhésion sans réserve, lui qui, d'autre part, se déclare convaincu
que l'auteur du Viaje n'a jamais été à Constantinople (p. 172
et 347) 31 et parle à plusieurs reprises de ce livre comme d'un
roman (p. 346 et 348).
B) Les « autobiographistes » ne semblent pas se douter que
la mystification existe en littérature. Tout au plus admettent-ils
que toute autobiographie peut comporter une marge d'insin-
cérité. Ils admettraient sans doute que Chateaubriand ait
« exagéré » l'importance de ses voyages en Amérique et qu'il ait
suppléé à l'insuffisance de son information directe par de nom-

31. Mais c'est un mauvais argument de dire (p. 347) que Pedro ne semble pas
connaître Constantinople « ya que confunde Gálata y Pera, barrios distintos ». Au
xvie siècle, les deux noms étaient interchangeables (voir les authentiques
Navigations de Nicolay, éd. cit., p. 77 et 78).
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 175

breux emprunts livresques. Ils admettraient un mélange de


vérité et de fiction dans la fameuse Peregrinaçam de Mendes
Pinto. Car enfin, triompheraient-ils, il est prouvé que
Chateaubriand a voyagé en Amérique, et Mendes Pinto en Extrême-
Orient. De même que Mme d'Aulnoy, auteur d'un très livresque
Voyage d'Espagne, a peut-être mis les pieds en Espagne.
Déjà, sans doute, ils seraient abasourdis par les mystifications
de Bombet ou de M. de Stendhal, alias Henri Beyle, auxquelles
je faisais allusion plus haut. Pourtant, la manie du pseudonyme
et du secret leur paraîtrait à la rigueur explicable
rationnellement après 1815 par une ambiance de terreur policière que
Stendhal s'exagérait. Mais que penseraient-ils de la mystification
gratuite, dont Prosper Mérimée apparaît comme le spécialiste?
Après le Théâtre de Clara Gazul, faux théâtre espagnol, il commit
La Guzla, fausses poésies illyriennes. Grâce à une lettre publiée
il y a une quinzaine d'années32, nous savons que ce recueil de
fausses poésies avait failli être un faux voyage, que Mérimée et
son ami Jean-Jacques Ampère avaient médité en regardant une
carte des pays de l'Adriatique, mais qui leur semblait difficile
à réaliser faute d'argent. « Je proposai alors d'écrire d'avance
notre voyage, de le vendre à un libraire, et d'employer le prix
à voix si nous nous étions beaucoup trompés. » La « couleur locale »
ne les aurait pas embarrassés. Plaisanterie d'étudiants? Mais il
y a des hommes qui gardent toute leur vie ce goût de la
mystification estudiantine, du canular (pour employer un mot
familier dont notre langue a été enrichie par les normaliens). N'est-ce
pas une réaction saine contre la pédanterie qui se prend trop au
sérieux? Il est significatif que le canular soit une forme de
tromperie cultivée par des hommes savants et pleins d'esprit critique,
spéculant sur la naïveté de ceux qui se prendront à leur piège.
Jean-Jacques Ampère, au moment où Mérimée raconte à Sobo-
lewski le projet de « faux voyage » d'où naquit La Guzla, est
devenu professeur au Collège de France. Les deux complices vont
se retrouver à l'Académie des Inscriptions. On sait que les fausses
poésies illyriennes de La Guzla tromperont longtemps des slavi-

32. Prosper Mérimée, Correspondance générale, éd. Maurice Parturier, t. I, Paris,


1941, p. 376. Lettre de Mérimée à Sobolevski du 18 janvier 1835,
176 BULLETIN HISPANIQUE

sants et des Slaves 33, de même que Les chansons de Bilitis, de


Pierre Louys, trompèrent un helléniste allemand.
La mystification du Dr Laguna est, il est vrai, un cas-limite.
Il y a de l'audace à longuement décrire avec la plus grande
exactitude, les mœurs d'un pays où l'on n'a jamais été, mais où l'on
s'est transporté de toute la force de son imagination, à simuler,
avec quelques mots habilement placés, qu'on en connaît la
langue, à laisser voir seulement aux connaisseurs qu'on met toute
une littérature spécialisée au pillage. Mais l'exemple de Mérimée
est là pour nous aider à concevoir ce genre de voyage audacieu-
sement faux et scrupuleusement vrai. Pourquoi ne pas faire au
Dr Laguna, homme comparable à Mérimée par son sens de
l'humour et sa soif de savoir, l'honneur de l'en croire capable ?
G) II faut enfin s'obliger à déchiffrer cet ouvrage hétéroclite
et complexe comme faisant un tout. C'est ainsi seulement que
peuvent nous apparaître les défauts de cohérence qui rendent
impossible l'interprétation autobiographique, qui risquent de
laisser deviner la personnalité du mystificateur. Autrement, il
est trop facile de fermer les yeux sur ce qui est précisément le
plus significatif à cet égard, de faire un choix arbitraire entre
les éléments mal conciliables. C'est un fait que, à l'occasion de
l'itinéraire italien, Pedro parle de Venise comme s'il ne la
connaissait que par ouï-dire, mais que, vers la fin du livre, il la nomme
parmi les grandes villes qu'il a visitées. Bien curieusement, Pedro
décrit le mode de fondation des maisons vénitiennes en nous
renvoyant à des techniques ... de Constantinople ! et il est si
muet, alors, sur la puissance vénitienne, qu'il ne souffle pas mot
de ses rapports avec l'Orient. Mais, à propos de Chio, il a dit de
ses habitants que « como Venecianos están amigos con todos »
(p. 82 b), allusion bien claire au neutralisme de Venise entre les
Turcs (alliés des Français) et la puissance des Habsbourg.
Comment choisir ici? Décréterons-nous que Pedro « se vante » quand
il ajoute Venise à la liste des grandes villes qu'il connaît? Pour
mon compte, je mettrais ma main au feu que Pedro ruse, à propos
de Venise, parce que Laguna connaît trop bien cette ville, mais

33. On peut lire, sur quelques victimes slaves de La Guzla, une note du professeur
R. Maixner, de Zagreb, dans la Revue de lût. comp., 1956, n° 3.
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 177

ne veut pas s'appesantir sur ce lieu où il voulut embarquer pour


Constantinople.
W. Markrich a voulu considérer le Viaje de Turquía comme un
vrai voyage en Turquie et non autrement. Il a de curieuses
formules, d'une monotonie sûrement voulue, pour se débarrasser
d'un mystificateur possible qui s'appellerait Laguna, et qui
risquerait de donner au livre une importune complexité :
P. 85. The fact that Laguna was a physician is immaterial to the problem
of authorship.
P. 93. That Laguna had first-hand knowledge of Italy is undoubtedly
true, but immaterial to the oriental substance of the Viaje.
P. 101. Lagunas knowledge of Latin, Greek, Italian, French and Germán
is also immaterial to the authorship because so many Spanish Humanists,
Diplomats and Travellers were linguists.

Devons-nous donc admettre que rien n'importe à rien et qu'il


n'importe même pas de rien chercher à comprendre à rien? Le
raisonnable Descartes s'était fait une règle de diviser chacune
des difficultés qu'il examinait « en autant de parcelles qu'il se
pourrait et qu'il serait requis pour les mieux résoudre ». Mais il
ne se serait jamais avisé, pour mieux comprendre une phrase
d'une langue étrangère, d'en traduire les mots un à un sans
chercher quel sens total ils peuvent former, quelle intention ils
peuvent exprimer. Or, un livre, même aussi peu systématique
que le Viaje de Turquía, a un sens.
Peut-être ai-je eu tort, en 1937, et encore en 1951, de noter
seulement la convergence avec laquelle certains aspects du Viaje
et certains traits du héros désignent le Dr Laguna comme l'auteur
probable. Laissons donc là l'humour du Viaje, puisque les uns
le sentent mal et que les autres seraient enclins à n'en pas sentir
chez le Laguna du Dioscoride. Bien que l'hellénisme du Dr Laguna
et sa profonde connaissance de l'Italie vivante ne soient pas
choses aussi banales que le prétendent nos « autobiographistes »,
pour qui l'auteur du Viaje peut être un Espagnol quelconque,
laissons-là ces aspects si remarquables. Négligeons même le
petit traité latin publié par Laguna en 1542 sur les mœurs des
Turcs... bien que, à cette date, les manifestations d'intérêt pour
les Turcs n'abondent pas sous des plumes espagnoles.
Bornons-nous aux traits particuliers qui, par leur discordance,
178 BULLETIN HISPANIQUE

négligente ou soulignée, avec l'histoire du héros telle qu'il nous


la raconte, exigent une explication. Est-ce un hasard si, pour ces
traits, Laguna, mystificateur caché, est une explication
satisfaisante et restitue une concordance générale à ces discordances
particulières?
Rappelons-les brièvement :
Io Pedro raconte ses herborisations dans les ruines de Nicomédie (p. 31 b).
Sa science botanique provoque l'étonnement de Juan... Matalascallando
l'explique insolemment : Pedro en sait ce qu'il ne peut ignorer étant fils de
sage-femme, cousin de barbier et neveu d'apothicaire. Et le héros
d'acquiescer ! L'ironie de l'explication par ces origines familiales est si perceptible
que Markrich paraît la sentir et suppose ce passage « allégorique ». Mais
l'allégorie n'est-elle pas excellente si c'est Laguna qui fait allusion à son
père le médecin et qui se désigne par antiphrase comme l'auteur du Dios-
coride espagnol récemment paru?
2° Pedro explique avec vivacité (p. 40 b) pourquoi les rois n'ont pas les
meilleurs médecins du monde. Et le voilà qui s'écrie : « Croyez-moi, je le
sais bien, en homme qui a passé par les cours de tous les plus grands princes
du monde. » Encore un propos qui détonne dans la bouche d'un ex-étudiant
es arts, capturé parmi des soldats sur une galère. Mais ne prend-il pas son
sens dans la bouche de Laguna, grand médecin ayant soigné des têtes
couronnées, ayant figuré parmi les médecins du pape, ayant peut-être quelque
amertume de n'être pas médecin de l'empereur?
3° Plus loin (p. 85 b), dans un mouvement semblable, il se pose en homme
qui sait six langues. N'en déplaise à Markrich, la chose n'était pas si
fréquente. Elle valait à Busbecq l'admiration de ses contemporains. Quelles
langues savait donc Pedro? Il se flatte d'avoir appris en captivité l'italien...
et le turc. Soit. Avec le latin, le grec et sa langue maternelle, nous
arriverons peut-être à cinq. Mais Laguna, sans compter le turc dont il s'était
approprié quelques phrases pour l'usage de Pedro, savait, outre l'espagnol,
le latin et le grec, le français, l'allemand et l'italien, trois langues de pays
où il avait vécu de façon prolongée.
4° Pedro (p. 101 a), quand il arrive à Bologne, est reçu docteur honoris
causa, sans avoir de droits à payer84. Singulière faveur pour un aventurier

34. Le P. Villo'sláda (Vill., p. 379-380) pensait que cette circonstance « era tan
frecuente en los españoles de aquel tiempo que su fuerza queda invalidada ante el cúmulo
de argumentos contrarios ». Grâce à la publication exhaustive par le professeur Busac-
chL, dans ce même fascicule du Bulletin, des grades conférés à des Espagnols par la
Faculté de Médecine et Arts de l'Université de Bologne entre 1504 et 1575, on pourra
se rendre compte de la fréquence avec laquelle le doctorat en médecine était conféré
de façon apparemment konori fique, sans examen ni perception de droits, à des Espagnols
n'ayant ni étudié ni professé à Bologne (voir, p. 184, ce qui est dit des cours (lecturae)
d'Université confiés aux étudiants pauvres pour leur permettre de prendre à Bologne
leur grade de docteur). Le seul médecin de passage dont on sache clairement qu'il a
été ainsi distingué, avec Laguna... et Pedro de Urdemalas, c'est Enrique López,
gradué de l'Université de Salamanque, qui séjourna dans la ville avec la cour de
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 179
qui arrive de Turquie où il s'est fait passer pour médecin. Quelle est la plus
plausible explication de cette singularité? Celle de Markrich qui croit qu'un
« caballero » espagnol quelconque, un « segundón » destiné à l'Église, a fait,
sans le dire, « quelques semestres » d'études à Bologne, et qu'il ment ici
comme ailleurs, de façon insipide? Ou bien le doctorat reçu par Laguna à
Bologne, où il est un des rarissimes Espagnols de son temps à avoir reçu ce
grade aussi honorablement que Pedro, le 10 novembre 1545?
5° Avec ce doctorat, Pedro se propose de servir Dieu en Espagne «
pendant le peu de jours qu'il lui reste à vivre ». Or tout au long de ses exploits
médicaux à Gonstantinople, c'était un homme jeune... Est-ce Laguna
vieillissant, et prêt à regagner l'Espagne, qui laisse entrevoir ici ses
cheveux gris?

Ces cinq traits déconcertants, insistons-y, leur convergence


vers le Dr Laguna qui leur donne un sens est-elle purement
fortuite? Combien de coïncidences supplémentaires faudra-t-il
pour que le « qualunquisme » écoute les raisons du « lagunisme »?
En voici trois nouvelles :
1° Un seul document authentique est inséré dans le Viaje : il concerne
l'ambassadeur vénitien Erizzo qui s'apprêtait à quitter Venise pour Cons-
tantinople en ce même printemps de 1554 où Laguna était à Venise disposé
à faire le même voyage ; 2° Un rapport de Trevisano, prédécesseur d'Erizzo,
nous révèle qu'à cette date, l'ambassade de Venise auprès du Grand Turc
désirait s'attacher un médecin de valeur, circonstance qui pourrait bien
être l'explication du projet de départ de Laguna ; surtout, ce même rapport
décrit les inconvénients du service médical jusqu'alors assuré là-bas par un
juif, d'une manière qui s'accorde étrangement avec la comédie de la
médecine à Constantinople telle que la peint le Viaje ; 3° S'il advient que Pedro,
médecin de Sinan Pacha, purge la sultane, cet autodidacte le fait avec du
sirop de roses appliqué à la même dose et avec les mêmes effets que Laguna
précise dans son Dioscoride comme ceux de la purge habituellement
administrée à son maître, le cardinal Mendoza.

Est-ce encore par hasard que ces trois singularités du Viaje


nous ramènent à Laguna ou rejoignent aisément sa biographie?
Ce n'est pas tout.
Pour les « autobiographistes », l'homme quelconque à qui nous
devons le Viaje a raconté sa propre hitoire en la romançant tout
au plus dans quelques détails. Mais voici que le plus intrépide

Charles- Quint, et, le 21 janvier 1533, « audita fama Studii bononiensis voluit et item
medicina graduari et habuit puncta in sero et de mane recitavit ea elegantissima ».
Tout au plus peut-on rapprocher de ce cas celui de Melchior Gïassias (?) hispanus
qui prend ses grades en arts et en médecine le 6 mars 1533, sans mention de droits
payés ni de * lectura ».
180 BULLETIN HISPANIQUE

d'entre eux nous apporte une belle preuve de l'élaboration toute


littéraire de l'épisode central de la captivité du héros. La plus
émouvante parole de Pedro est un mot copié dans la Silva de
varia lección.
Ces critiques pensent que les sources livresques n'ont qu'une
importance secondaire dans la documentation turque du Viaje :
l'essentiel, ce qui porte le sceau de la vie, « et nous fait sentir au
visage un vent frais de réalisme » {VilL, p. 380), aurait été donné
à l'auteur par son expérience directe, par son immersion en
milieu turc. Or voici qu'une vingtaine de traits saisissants,
fleurant bon l'observation directe, absents des livres imprimés,
peuvent provenir en bloc de la première relation de Busbecq
(1555) : un document manuscrit, mais dont Laguna a pu
disposer de la façon la plus naturelle, et qui a pu non seulement lui
fournir vingt observations peu banales, mais lui suggérer
l'épisode des herborisations du héros à Nicomédie pour son
affabulation...
En 1952 (R. Ph., p. 96-97), appliquant 1' « hypothèse Laguna »
à la première partie du Viaje, celle où le héros revenu en Espagne
rencontre ses deux vieux amis sur le camino francés, je montrais
comment sa vision très particulière du monde des pèlerins, des
vagabonds, des hôpitaux, des prêtres-quêteurs, était
exactement celle qu'on pouvait attendre de notre docteur érasmisant
qui avait été médecin de la ville de Metz, puis avait vécu en Italie,
et dont une longue absence avait fait un observateur plutôt
lointain de son propre pays. Mais, en même temps, le Viaje, où le
héros surgit dans son pays déguisé en pèlerin, me semblait
présenter un rapport saisissant avec l'emblème du pèlerin que
Laguna, l'année de son retour en Espagne, qui est aussi celle de
l'achèvement du Viaje, fait graver avec ses armoiries personnelles
sur la tombe où déjà l'attend son père, en l'église San Miguel de
Ségovie. Cette interprétation n'a pas eu l'heur de convaincre
C. E. Dubler (p. 14, 49 et 111-112), qui préfère voir, dans la
petite figure placée au centre de la devise, non un pèlerin de
Saint- Jacques, mais un Santiago peregrino, faisant allusion au
prénom du père du docteur, Diego Fernández Laguna. Car Diego,
c'est Jacobus... Mais où a-t-on jamais vu un prénom avoir les
ANDRÉS LAGUNA, AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA » 181

honneurs d'une figuration héraldique? On m'excusera de résister


à cette explication du singulier par le banal et de m'en tenir à
celle qui offre quelque sens spirituel et personnel. Armoiries et
devise ne sont pas celles des Laguna, ce sont celles de notre docteur.
Certes, bien des choses nous échappent. Le pèlerin peut exprimer
un rapport personnel ou familial avec le pèlerinage de Saint-
Jacques. Pourquoi les Xuárez de la Concha, autre famille de
nouveaux chrétiens alliée à celle de Laguna, adoptent-ils la
coquille des pèlerins pour leurs armes, quand ils s'anoblissent en
1515 s5? En tout cas, le pèlerin est l'emblème propre d' Andrés,
accordé à sa devise grecque tirée de la Bible. Et c'est à cela aussi
que je pensais en concluant : « Pour cette partie espagnole du
Viaje, comme pour les parties italienne et turque, l'hypothèse
Laguna paraît susceptible d'expliquer la genèse de l'œuvre à la
fois en profondeur et dans le détail. » Les recherches récentes ne
m'ont pas fait changer d'avis.
« Tout auteur, disait Pascal, a un sens auquel tous les passages
contraires s'accordent, ou il n'a point de sens du tout36. » De
même, un livre. La narquoise figure du Dr Laguna,
mystificateur ubiquiste, nous retrouve au bout de toutes les avenues du
Viaje où nous pourrions nous sentir égarés. Personnage très
digne d'admiration et d'amitié, autour duquel pourrait s'unir,
d'un bout à l'autre du monde hispanique, une petite société de
lecteurs fervents, plus soucieux de le comprendre et de le goûter
que de lui organiser de solennels centenaires. Le titre d'Amis de
Pedro de Urdemalas conviendrait à ce groupement
semi-clandestin.
Marcel BATAILLON.

35. Sur cette famille, voir Juan de Vera « Los Suárez de la Concha y su Capilla de
Santa Cruz », dans Estudios Segovianos, t. V (1953), en particulier, pour les armoiries,
la page 131 et la planche en regard de la p. 137. L'origine juive de cette famille,
installée à Ségovie en 1496 par un marchand, est établie par la liste des nouveaux
chrétiens de la paroisse San Martin en 1510 (voir ce même fascicule du Bulletin, p. 208 ;
et p. 241, notre c. r. du Laguna de C. E. Dubler).
36. Pensées, éd. L. Brunschvicg, X, n° 684.

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