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Bataillon Marcel. Andrés Laguna, auteur du Viaje de Turquia, à la lumière de recherches récentes . In: Bulletin Hispanique,
tome 58, n°2, 1956. pp. 121-181;
doi : https://doi.org/10.3406/hispa.1956.3481
https://www.persee.fr/doc/hispa_0007-4640_1956_num_58_2_3481
ANDRÉS LAGUNA
AUTEUR DU « VIAJE DE TURQUÍA »
Au Dr Gregorio Marañón,
honneur de la médecine et des lettres espagnoles.
* *
5. Cette fin du texte primitif n'ayant pas été indiquée par Serrano y Sanz et les
indications données par moi [Er., p. 713, note, II, p. 279, n. 2-N. R. F. H., p. 136-137)
n'ayant pas été remarquées, Dubler (p. 358) a pu considérer la rédaction de l'ensemble
du Viaje comme postérieure à 1558. Markrich {p. 27) n'a pas commis cette erreur.
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9. Un exemple typique est le Gabriel Araceli de Pérez Galdós (voir notre article
du Bulletin de 1921, t. XXIII, Les sources historiques de « Zaragoza », p. 136-138).
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11. Cf. L. N. L., p. 4-7. Markrich, à propos de l'histoire du captif hongrois crucifié
et décapité au soir sur l'intervention miséricordieuse de Pedro, reconnaît que « the
possibility of Pedro's only hearing of the incident without taking any part in it, can-
not be discounted > (p. 55, n. 93). Mais il ne peut admettre que j'appelle cette histoire
vraie une « anecdote cruelle » dans l'autobiographie fictive de Pedro (comme si une
« anecdote » était forcément fausse !). — Quant au transfert à Sinan d'une histoire de
Koska Mehemet, Markrich (p. 56) considère ce procédé comme < logical », et, tout en
sVmerveillant de l'exactitude remarquable avec laquelle Pedro cite faits et chiffres,
reconnaît que celui-ci « was not beyond some embroidering ».
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fah, The History of the Maritime Wars of the Turks, trasl. by James Mitchell, London,
1831, où il trouve (p. 11) mention de la mort de Sinan et de sa sépulture à Scutari.
Mais la première précision est connue par des sources occidentales. Quant au lieu de
la sépulture, c'est un de ces détails qui pouvaient aisément figurer dans les « gazettes »
diplomatiques.
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14. Eug. Alberi, Relazioni degli Ambasciatori Veneti, série 3, t. I, Firenze, 1840,
p. 186-187. Cette relation a été rédigée à la fin de 1554. Mais il est vraisemblable que
Trevisano ait fait antérieurement ses suggestions au sujet du service médical, dans
quelque lettre adressée soit à la Seigneurie, soit à Erizzo, désigné pour prendre sa
succession.
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une clientèle riche : « Car, sans nul doute, il serait appelé par tous
les chrétiens de Pera, puisqu'il n'y a pour l'heure aucun médecin
chrétien et que les Juifs vraiment savants et expérimentés sont
très rares. »
Ce n'est pas une hypothèse arbitraire de supposer que Laguna,
au printemps de 1554, a pensé à se faire emmener par Erizzo,
successeur de Trevisano, comme médecin de l'ambassade de
Venise et des commerçants chrétiens de Pera, ou, en tout cas,
qu'il a songé à aller exercer la médecine à Pera où sa science et
son expérience lui assureraient une belle clientèle. Pedro,
médecin de Sinan, s'intéresse fort à Pera. On peut aller plus loin. Ce
« chirurgien napolitain juif » nommé Rabi Ochanan (p. 51 a), le
seul juif que Pedro consente à garder comme collaborateur
auprès de son maître Sinan, mais à qui il joue des tours si comiques
pour le punir de ne pas vouloir tenir une chandelle le jour du
sabbat (p. 52 a-b), on peut supposer avec vraisemblance qu'il
n'est point sans rapport avec le médecin que Trevisano jugeait
insuffisant pour l'ambassade. On peut se demander si
l'imagination de notre humoriste a travaillé librement, après coup, sur
une donnée de base qu'il avait recueillie à Venise en 1554. Mais
il est plus vraisemblable encore qu'il ait recueilli alors tout un
folklore médical divertissant, de la bouche de certains secrétaires-
interprètes de Trevisano qui savaient parfaitement le turc 15. On
est frappé, en effet, du rôle que jouent, dans plus d'une
historiette de Pedro sur ses exploits médicaux, des mots ou des phrases
prononcés dans cette langue et qui durent être donnés par écrit
à Laguna par ses informateurs. D'autant plus que Pedro, dans
la saynète de la chandelle et du plat de raisins muscats, n'avait
pas de raison impérieuse de parler turc au chirurgien napolitain
juif.
Il est un autre point sur lequel nos recherches récentes
permettent, semble-t-il, de faire une lumière nouvelle. C'est la
raison pour laquelle l'ambassadeur Vargas put dissuader Laguna
de partir pour l'Orient. La question prend déjà un aspect
nouveau, dès lors qu'on suppose que Laguna voulait aller exercer
là-bas la médecine, et pas simplement y faire un voyage d'herbo-
16. Ce fait ressort des documents publiés dans ce même fascicule du Bulletin, « Les
nouveaux chrétiens de Ségovie en 1510 », p. 207. — Nous l'avons déjà utilisé dans un
cours du Collège de France, Annuaire, 1955, p. 323, et dans une communication au
Congrès international de Littérature comparée de Venise (septembre 1955) : « Venise,
porte de l'Orient au xvie siècle : Le Viaje de Turquía. »
17. Voir la curieuse anecdote que nous avons résumée d'après un document
inquisitorial dans t Jean d'Avila retrouvé » (Bull. Hisp., t. LVII (1955), p. 11).
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18. Il vaut la peine de noter que ce passage est relevé par Colmenares comme
preuve de l'orthodoxie de son concitoyen Laguna.
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suiv., sur sa mission en Turquie (1532), p. 86, sur son rôle conciliateur dans l'affaire
des marranes d'Anvers (1544).
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20. Ceci devient dans Dubler (p. 167) « un tratado sobre Costumi de Turchi dal
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Cardinal Ridolfi ». Bassano, dont le nom a disparu de la compilation, avait dédié son
traité non au cardinal Nicoló Ridolfi, mais au cardinal Rodolfo Pío.
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Tales sane fuere legitimae Acori plantae, cujus hic imaginem damus,
quas Constantinopoli ad me misit clarissimus Caesaris Ferdinandi ad Tur-
caram Imperatorem Orator Augerius de Busbeckt una cum ipso Quacelbeno
e Nicomedia a quodam vastae magnitudinis lacu petitas, ubi copiosissimum
provenit Acorum. Est enim Nicomedia Bithyniae civitas, Galatis ac Colchis
vicina, ubi nasci Acorum omnium optimum scribit Dioscorides.
Qui plus est, le « caldo de gallina sin sal » aura son heure,
dans le Viaje : il « est préparé sous les ordres de Pedro » (p. 48 a-b),
avec un souci de magnificence princière digne de la demeure d'un
pacha. Et le médecin de fortune nous avoue ironiquement que
bouillon salé ou sans sel, bouillon ou eau bouillie, c'est tout un
pour lui. Voilà bien la différence entre notre roman de la
médecine et un docte traité ! Mais il faut n'avoir pas conversé avec
d'éminents médecins pour ignorer le scepticisme avec lequel ils
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27. Mais l'auteur du Viaje (p. 17 b) ne s'est-il pas moqué des Espagnols de bas
étage (moralement et socialement) qui, émigrés en Italie, jurent « a fe de caballero »
en mettant la main sur le cœur? La noblesse par laquelle Pedro inspire con nance à.
son maître le pacha est une noblesse morale, indépendante de la naissance.
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28. Dubler (p. 348) pense que les renseignements sur le mont Athos « datos todos
ellos exactos y concretos... parecen basarse en un relato verídico de un mercader o
viajero, cuya información ha quedado engastada en la trama de la novela de aventuras ».
C'est moi qui souligne.
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qui permet d'en faire une île (ch. xlv, fol. 41 v° de l'éd. de
Paris, 1554).
Quand nous fusmes à la sommité du mont Athos nous voyons clairement
les îsles et les pays à l'entour, comme Cassandria qu'ils nomment Schiato,
Scyros, Lemnos, Tassos, Samothrace, Imbros : lesquelles isles nous voyons
quasi aussi à clair que si elles eussent esté plus près de nous.
ñera pas qu'il ait évité de montrer son héros trop familier avec
Venise.
Croit-on qu'une telle dissimulation, ou celle à laquelle Laguna
soumet ses expériences romaines, soient sans analogue dans
l'histoire littéraire? Henri Beyle, qui se méfiait des polices du
temps de la Sainte-Alliance encore plus que Laguna de
l'Inquisition, a masqué soigneusement ses expériences italiennes dans
Rome, Naples et Florence en 1817, le premier livre qu'il ait publié
sous le pseudonyme de M. de Stendhal. V. del Litto 29, étudiant
ce livre comme un pamphlet politique dissimulé, rappelait
récemment comment les alibis y sont multipliés pour empêcher
de soupçonner que l'auteur est un certain Henri Beyle, qui se
disait « Milanese ». M. de Stendhal séjourne huit semaines à
Naples, mais à Milan il s'arrête tout juste seize jours à l'aller
et dix au retour. Réciproquement, dans les Vies de Haydn,
Mozart et Métastase, publiées sous le pseudonyme de Louis Alexandre
César Bombet, H. Beyle avait trouvé le moyen d'insérer un
souvenir viennois de 1809 (en un plagiat si éhonté d'un ouvrage
italien, que la victime, le Signor Carpani, avait cru pouvoir crier
au voleur). Le Requiem de Mozart exécuté en mémoire de Haydn,
Beyle y assista comme l'émigré « Bombet », mais sous l'uniforme
de la Grande Armée. Et il est raisonnable de penser que la
procession romaine de l'Ascension vue par Pedro, c'est bien un jour
de l'Ascension que Laguna l'a vue. — Ce dernier aurait été
capable de plaisanter sur les « mensonges » volontaires de Pedro
de Urdemalas, tout comme Beyle, relisant Rome, Naples et
Florence en 1817, écrivit en marge : « J'ai vu Naples en même temps
que M. de St[endhal] que je trouve très menteur. »
29. t Sur un livre peu connu de Stendhal •, Revue de littérature comparée, XXIX
(1955), p. 311-327, en particulier, p. 313-315.
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Ce doit être une règle de critique que, quand un récit est en lui-même
invraisemblable, il a besoin de plus de garanties qu'un autre pour se faire
accepter pour vrai... C'est un procédé dangereux, qui n'a presque jamais
donné de bons résultats, que celui qui consiste à conserver d'un récit, dont
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rien d'ailleurs ne confirme l'authenticité, et où il y a des erreurs manifestes,
ce qui n'est pas absolument démontré faux. Cela rappelle les errements de
l'ancien rationalisme qui, prenant un récit miraculeux, en retranchait le
merveilleux, ou l'expliquait par une simple exagération, pour garder un
prétendu noyau historique, tandis que, le plus souvent, le récit n'était né
qu'en vue de ce merveilleux et n'avait aucune existence en dehors. Il faut
appliquer avec une rigueur complète les procédés de la critique historique,
et n'accepter un récit que quand il se présente dans des conditions vraiment
satisfaisantes de probabilité interne et externe30.
30. Rev. kist., LUI (1893), p. 255, cité par Joseph Bédier, « Chateaubriand en
Amérique, Vérité et Fiction », Revue d'histoire littéraire de la France, 1899, p. 529.
Cette étude a été réimprimée par Bédier dans Études critiques, Paris, 1903,
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31. Mais c'est un mauvais argument de dire (p. 347) que Pedro ne semble pas
connaître Constantinople « ya que confunde Gálata y Pera, barrios distintos ». Au
xvie siècle, les deux noms étaient interchangeables (voir les authentiques
Navigations de Nicolay, éd. cit., p. 77 et 78).
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33. On peut lire, sur quelques victimes slaves de La Guzla, une note du professeur
R. Maixner, de Zagreb, dans la Revue de lût. comp., 1956, n° 3.
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34. Le P. Villo'sláda (Vill., p. 379-380) pensait que cette circonstance « era tan
frecuente en los españoles de aquel tiempo que su fuerza queda invalidada ante el cúmulo
de argumentos contrarios ». Grâce à la publication exhaustive par le professeur Busac-
chL, dans ce même fascicule du Bulletin, des grades conférés à des Espagnols par la
Faculté de Médecine et Arts de l'Université de Bologne entre 1504 et 1575, on pourra
se rendre compte de la fréquence avec laquelle le doctorat en médecine était conféré
de façon apparemment konori fique, sans examen ni perception de droits, à des Espagnols
n'ayant ni étudié ni professé à Bologne (voir, p. 184, ce qui est dit des cours (lecturae)
d'Université confiés aux étudiants pauvres pour leur permettre de prendre à Bologne
leur grade de docteur). Le seul médecin de passage dont on sache clairement qu'il a
été ainsi distingué, avec Laguna... et Pedro de Urdemalas, c'est Enrique López,
gradué de l'Université de Salamanque, qui séjourna dans la ville avec la cour de
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qui arrive de Turquie où il s'est fait passer pour médecin. Quelle est la plus
plausible explication de cette singularité? Celle de Markrich qui croit qu'un
« caballero » espagnol quelconque, un « segundón » destiné à l'Église, a fait,
sans le dire, « quelques semestres » d'études à Bologne, et qu'il ment ici
comme ailleurs, de façon insipide? Ou bien le doctorat reçu par Laguna à
Bologne, où il est un des rarissimes Espagnols de son temps à avoir reçu ce
grade aussi honorablement que Pedro, le 10 novembre 1545?
5° Avec ce doctorat, Pedro se propose de servir Dieu en Espagne «
pendant le peu de jours qu'il lui reste à vivre ». Or tout au long de ses exploits
médicaux à Gonstantinople, c'était un homme jeune... Est-ce Laguna
vieillissant, et prêt à regagner l'Espagne, qui laisse entrevoir ici ses
cheveux gris?
Charles- Quint, et, le 21 janvier 1533, « audita fama Studii bononiensis voluit et item
medicina graduari et habuit puncta in sero et de mane recitavit ea elegantissima ».
Tout au plus peut-on rapprocher de ce cas celui de Melchior Gïassias (?) hispanus
qui prend ses grades en arts et en médecine le 6 mars 1533, sans mention de droits
payés ni de * lectura ».
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35. Sur cette famille, voir Juan de Vera « Los Suárez de la Concha y su Capilla de
Santa Cruz », dans Estudios Segovianos, t. V (1953), en particulier, pour les armoiries,
la page 131 et la planche en regard de la p. 137. L'origine juive de cette famille,
installée à Ségovie en 1496 par un marchand, est établie par la liste des nouveaux
chrétiens de la paroisse San Martin en 1510 (voir ce même fascicule du Bulletin, p. 208 ;
et p. 241, notre c. r. du Laguna de C. E. Dubler).
36. Pensées, éd. L. Brunschvicg, X, n° 684.