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Résumé
Les interactions qui prennent place entre les hommes dépendent de la distance qui les
séparent et des coûts de transport et de communication qu'elle entraîne. Une position
centrale permet de minimiser ces coûts : les activités qui ne sont pas liées à des ressources
localisées recherchent de telles situations. La théorie des lieux centraux permet de com-
prendre la ville comme un marché desservant Taire alentour et les réseaux de ville comme
des systèmes de communication hiérarchisés. La centralité n'est pas seulement fonction-
nelle : elle explique le rôle symbolique que tiennent les villes. Les progrès récents des
communications à distance bouleversent la structure traditionnelle des réseaux urbains et
expliquent le mouvement contemporain de métropolisation.
Mots-clés : centralité, distance, hiérarchie, marché, portée-limite, réseau, ville.
Abstract
Reflections on Centrality
The interactions which occur between individuals dépend on the distance between
them and the ensuing transportation and communication costs. A central position allows
for the minimization of thèse costs: activities which are not tied to resources found only in
particular places seek this type of location. For central place theory, cities are fundamentally
market places, i.e. central locations for the neighbouring areas, and urban networks
hierarchized Systems of communication. Centrality is not only functional: it explains the
symbolic rôle of cities. Récent progress in communication technology transforms the
traditional structure of urban networks and is responsible for the contemporary trend
towards metropolization.
Key Words: centrality, city, distance, hierarchy, market-place, network, range.
Cahiers de Géographie du Québec • Volume 44, n° 123, décembre 2000 • Pages 285-301
Les géographes commencent à se préoccuper des centres que sont les villes à la
fin du XIXe siècle. Ils soulignent très vite leur rôle dans l'organisation de l'espace
mais ne disposent ni de termes, ni de théorie pour systématiser leur réflexion. La
théorie des lieux centraux, proposée par Walter Christaller en 1933, n'est vraiment
connue hors d'Allemagne qu'à la fin des années 1950 (Christaller, 1933). Le terme
de centralité est d'usage plus récent encore. J'avais déjà longuement travaillé sur la
théorie des lieux centraux lorsque je l'entendis pour la première fois employé par
Jean-Luc Piveteau en 1966.
Le contraste entre la précocité dont les géographes ont fait preuve pour
comprendre le jeu des fonctions urbaines et la date tardive de la théorisation dans
ce domaine est si frappant qu'il mérite que l'on s'y attarde quelque peu. Ce détour
nous sera utile pour comprendre les formes que prend la centralité à l'âge de la
métropolisation.
Lorsque l'on passe des figures géométriques au monde réel, les points de la
figure dont on recherche le centre cessent d'avoir un poids équivalent. Dans le cas
d'un triangle, le point de concours des médiatrices constitue le centre si chaque
sommet est affecté d'une même charge. Dans le cas contraire, le centre de gravité
est le point où la somme des moments des forces caractéristiques de chaque lieu
est minimale. On a pris ainsi l'habitude de déterminer empiriquement les centres
de gravité des territoires géographiques les plus variés en fonction de leur
population. On sait par exemple que le centre de gravité des Etats-Unis glisse
progressivement vers l'ouest et vers le sud depuis le début du siècle dernier, et
qu'il se situe à l'heure actuelle au-delà du Mississipi, et au sud du 40e degré de
latitude nord.
On peut dire que le centre de gravité des États-Unis est le point qui y jouit de la
centralité maximale. C'est dans ce sens que les géographes emploient le terme. La
langue courante ignore le mot et la notion : le Grand Dictionnaire Encyclopédique
Larousse ne signale, pour cette entrée, qu'une acception astronomique et un emploi
figuré (« la centralité du problème économique »).
Les hypothèses non explicitées de von Thùnen sont reprises par ceux qui
élargissent l'économie spatiale à la production industrielle - Wilhelm Launhardt
(Launhardt, 1885) et Alfred Weber (Weber, 1909) - et aux services - August Lôsch
(Lôsch, 1938; 1940) et Walter Christaller (Christaller, 1933) - alors que les conditions
de fonctionnement des marchés ont beaucoup changé : l'invention du télégraphe
et celle du téléphone permettent de dissocier mouvements de biens, déplacements
de personnes et flux d'information. La théorie des marchés devrait s'intéresser à la
communication. Elle ne le fait pas encore.
Pour Weber, le problème est très proche de celui de von Thùnen : il s'agit de
comprendre la localisation d'activités tiraillées entre le souci de jouir d'une bonne
accessibilité aux marchés et la nécessité de tirer parti de ressources localisées; la
différence vient de ce que, dans le cas de von Thùnen, elles sont uniformément
Malgré les hypothèses très simplificatrices sur lesquelles elles reposent, les
recherches de Lôsch et de Christaller apportent des résultats substantiels. Lorsque
le territoire étudié est vaste, les producteurs qui offrent des services ou des biens à
partir d'une localité ne peuvent desservir la totalité de l'espace : à partir d'une
certaine distance, les frais de transport sont tels que la demande s'annule. Il faut
disposer d'un réseau de lieux où sont offerts les services ou les biens considérés
pour satisfaire la demande de tous les clients dispersés. La distribution des points
où localiser l'offre est commandée par l'existence d'une portée limite des biens :
voilà les bases de la théorie des lieux centraux établies.
Telle qu'elle s'est constituée dans les années 1930, la théorie des lieux centraux
apparaît comme une construction paradoxale. Elle parle de la localisation des villes,
l'explique et montre pourquoi chaque noyau urbain s'inscrit dans une pyramide
ordonnée de centres, mais elle n'explique pas ce qu'est la ville. Il s'agit en effet
d'un problème plus complexe que ceux que permettent d'aborder les hypothèses
retenues par von Thûnen.
Les économistes buttent sur une difficulté : ils savent analyser les décisions des
entrepreneurs, motivés par la recherche du profit, et celles des consommateurs,
qui désirent jouir de l'utilité la plus grande possible. Ces deux séries de grandeurs
ne sont pas de même nature; elles sont incommensurables : comment rendre compte
alors de la compétition pour l'usage du sol que les firmes et les ménages mènent
parallèlement? Comment savoir qui va l'emporter à tel ou tel endroit, à telle ou
telle distance du centre? William Alonso propose une élégante solution (Alonso,
1964). Pour comprendre les utilisations du sol urbain, il s'attache aux prix que
proposent les ménages et les entreprises; il est possible d'établir pour l'une et pour
l'autre catégories des courbes d'enchères étalonnées en francs par m 2 : elles sont
parfaitement comparables. Les dispositions annulaires - ou radio-concentriques,
vu l'impact des grands équipements de transport - de l'espace urbain se trouvent
ainsi éclairées.
Le schéma de William Alonso a une autre vertu (Alonso, 1964) : il propose pour
la première fois une théorie fondée sur un modèle spatial non simplifié du marché :
le rôle d u centre-ville s'éclaire; c'est l'endroit où tous, p r o d u c t e u r s et
consommateurs, cherchent à se retrouver parce qu'ils y bénéficient d'un double
avantage : 1- la confrontation des offres et des demandes dans un même secteur
conduit à l'élaboration du prix le plus convenable pour tous; 2- les agents
économiques opèrent presque toujours sur plusieurs marchés; pour passer de l'un
à l'autre, ils ont besoin de changer de partenaires; la présence simultanée au centre
de tous ceux qui jouent un rôle important dans la préparation des décisions et dans
les choix qui en résultent facilite le jeu des commutations. Pour la première fois, le
marché est saisi comme lieu de confrontation des informations économiques.
CENTRALITÉ ET COMMUNICATION
Dans le courant des années 1960, les réflexions sur la ville que mènent
simultanément les économistes (Tsuru, 1963; Meier, 1965), les historiens
(Lopez,1963), les géographes (Claval, 1967) ou les sociologues (Remy, 1966)
convergent vers une idée. L'arsenal des interprétations qui prédominent alors ne
leur paraît pas satisfaisant. L'analyse des fonctions urbaines, que les géographes
ont développée, est utile; elle permet de saisir les spécificités de telle ou telle cité et
conduit à l'élaboration de typologies - ville minière, ville industrielle, port, ville
marché, centre administratif, etc. -, mais ne montre jamais ce qui fait l'unité de la
ville. Les interprétations marxistes attirent l'attention sur le rôle de l'industrie : on
ne comprendrait pas sans cela la vague d'urbanisation qui a touché tous les pays à
partir des débuts de la révolution industrielle. Mais la ville préexistait à l'industrie
et beaucoup des villes les plus dynamiques et les plus attachantes du monde actuel
ne lui doivent pas grand-chose.
LA CENTRALITÉ SYMBOLIQUE
La réflexion sur la centralité a longtemps privilégié ses aspects économiques.
Ses dimensions symboliques n'étaient pas ignorées, mais elles faisaient davantage
l'objet de descriptions que d'études systématiques. Une évolution dessinée à partir
des années 1970 a conduit à des avancées significatives dans ce domaine.
Au point de départ, il convient de citer des travaux qui paraissent très éloignés
de la géographie ou de l'aménagement, ceux de Mircea Eliade en particulier (Eliade,
1963; 1965; 1971). L'approche phénoménologique qu'adopte cet auteur dans
l'interprétation du fait religieux le conduit à s'interroger sur ce que les gens cherchent
lorsqu'ils s'assemblent pour prier, chanter ou danser au nom d u Seigneur.
L'expérience de communion ou de fusion des êtres qui se déroule à ces occasions
lui paraît fondamentale. Toutes ces manifestations sont comme un rappel du temps
primordial où les êtres n'étaient pas encore séparés : la communication allait de
soi, si bien que chacun pouvait comprendre ce qu'était le Cosmos, ce qu'était le
monde et ce qu'était la société. La recherche de la centralité a toujours quelque
chose à voir avec le besoin qu'ont les hommes de faire retour sur leurs origines.
Quels sont les effets de ces mutations sur la structure des réseaux? La vitesse
plus élevée des commutations et la capacité plus élevée des lignes vont dans le
même sens : l'architecture des réseaux peut être simplifiée. Il n'est plus nécessaire
de multiplier les niveaux hiérarchiques. On va vers des situations où deux étages
suffiront : celui des commutateurs locaux, qui permettent de faire circuler
localement les informations; celui des commutateurs de niveau supérieur, peu
nombreux et en liaison directe les uns avec les autres. Plus besoin d'une organisation
pyramidale : tous les centres de niveau supérieur sont sur un même plan. Le réseau
qui les lie est exploité de manière à tirer parti au maximum des capacités existantes.
Comme le coût de transfert des informations est négligeable par rapport aux coûts
de commutation, on n'hésite pas à faire passer les flux par des circuits détournés
pour utiliser les capacités disponibles : les logiciels de gestion des réseaux assurent
ces détournements.
Les réseaux de transport de voyageurs évoluent donc dans le même sens que
ceux de télécommunications : on passe de structures pyramidales à plusieurs
niveaux à des ensembles à deux niveaux : centres locaux d'une part, et grandes
plates-formes qui assurent la concentration ou la redistribution des flux; les
compagnies aériennes américaines désignent ces dernières de manière imagée :
elles parlent à leur sujet de « moyeux », de hubs. C'est à travers ces hubs que
l'essentiel des mouvements à longue distance se développe. Sur la théorie de ces
hubs, on peut se reporter aux résultats récents de Fujita (Fujita et Mori, 1996).
La vision à laquelle la théorie des lieux centraux conduisait avait quelque chose
de rassurant pour les géographes : elle présentait un monde articulé en régions
urbaines. Au sein d'un territoire national, toutes les communications s'articulaient
autour de la capitale, vers où convergeaient les flux à destination lointaine et où
prenait place le traitement ultime des données nécessaires à la prise des décisions
affectant la totalité du pays. Au-dessous, l'espace s'organisait autour de capitales
régionales, dont chacune offrait des services variés aux ménages et aux entreprises
d'un vaste espace. C'est là que l'on trouvait les universités et les institutions de
recherche, là qu'étaient localisés les hôpitaux équipés pour traiter les maladies rares
ou pour réaliser les interventions chirurgicales délicates, là que les tribunaux d'appel
avaient leur siège, etc. Les espaces régionaux étaient à leur tour structurés par un
semis de villes moyennes, de petites villes et de bourgs dessinant une structure
emboîtée selon les trois modèles proposés par Walter Christaller (Christaller, 1933).
Cette structure était rassurante car elle parlait d'un monde régulièrement
ordonné et d'une économie où une part importante des activités échappait encore
à la concurrence de compétiteurs éloignés.
La centralité de zone ne joue plus autant que par le passé. Il ne subsiste plus
que des centralités ponctuelles, celles dont bénéficient les métropoles. Cela veut
dire que les avantages que trouvaient autrefois les entrepreneurs à avoir leurs
fabrications installées dans une ville importante au sein d'une aire centrale, ces
derniers les trouvent aujourd'hui en installant leurs ateliers, leurs usines ou leurs
bureaux dans une ville petite ou moyenne bien reliée à la métropole où se trouvent
leurs bureaux centraux. La centralité de zone est aujourd'hui répartie entre les
villes qui gravitent autour de métropoles qui ne sont plus régionales au sens
traditionnel, ne gravitent plus autour de capitales nationales qui les dominent, et
sont directement branchées sur les réseaux économiques internationaux.
C'est cette évolution que l'on essaie de cerner lorsque l'on parle de la
métropolisation de la scène contemporaine.
Qu'en sera-t-il pour l'avenir? Depuis les travaux de Saskia Saassen, on sait que
la métropolisation s'exerce à deux niveaux (Saassen, 1991) : au dessus des
métropoles qui jouissent d'un accès direct au marché mondial, on trouve celles où
se concentrent les organismes de contrôle et de décision dans le domaine financier,
les villes globales selon la définition de Saskia Saassen. Quelle va être la part, dans
le dynamisme des années futures, des métropoles et celles des villes mondiales?
En sens inverse, la recherche d'une plus grande qualité de vie, le souci d'échapper
aux déséconomies et aux nuisances qu'engendre souvent le gigantisme urbain
limiteront la tendance à la croissance indéfinie des villes globales - qui souffriront
également du renchérissement de leurs terrains à la mesure même de leur succès.
La résultante des forces qui pèsent sur les réseaux urbains actuels, et qui
expriment la transformation des formes de la centralité, est dificile à mesurer : rien
n'indique que la tendance à la métropolisation qui a caractérisé le dernier quart de
siècle se maintienne. Ira-t-on vers une nouvelle hiérarchisation autour des villes
mondiales? Vers une dispersion plus poussée des activités qui nécessitent encore
des contacts? Il est difficile de le dire.
CONCLUSION
Les succès obtenus par la théorie des lieux centraux et par sa reformulation en
termes de théorie de la communication ont parfois conduit à une vision figée de la
structure des réseaux urbains, de la distribution des accessibilités qu'ils assurent,
et de la centralité qu'ils génèrent. La prise en compte des forces en jeu à l'heure
actuelle ouvre une perspective nouvelle sur l'âge de la métropolisation.
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