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POUR UN PORT-ROYAL CONTRASTÉ

Sémiologie, philosophie de la connaissance et théologie


Joël Biard et Martine Pécharman

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Centre Sèvres | « Archives de Philosophie »

2015/1 Tome 78 | pages 5 à 8


ISSN 0003-9632
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ISBN 9770003963008
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Archives de Philosophie 78, 2015, 5-8

Pour un Port-Royal contrasté


Sémiologie, philosophie de la connaissance et théologie

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J o ë L B i a R d — M a Rt i n e P é c h a R M a n

L’importance de Port-Royal dans la philosophie moderne n’est plus à


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démontrer. La manière dont s’est manifesté ce rôle de premier plan dans les
discussions théoriques les plus marquantes du xviie siècle demeure cependant
un phénomène dont la complexité n’a pas été épuisée par les interprétations
qui ont déjà tenté de cerner sa spécificité. L’identité plurielle de ce qui est dési-
gné par la dénomination Port-Royal contribue elle-même à cette complexité.
ce qui n’est d’abord que le nom d’une communauté conventuelle réformée
dans les années 1610 par la Mère angélique arnauld se trouve en effet ensuite
étendu de façon à désigner aussi à partir de 1637 un groupe d’érudits et d’au-
teurs savants menant une vie ordonnée selon les valeurs religieuses et morales
prêchées par le guide spirituel du monastère depuis 1633, Saint-cyran, ami
de longue date de Jansénius. d’abord constitué par quelques « Solitaires »
recherchant à Port-Royal des champs un mode de vie érémitique, ce groupe
se développe peu à peu, et l’on prend l’habitude de se référer à ses membres
comme aux « Messieurs » de Port-Royal. cet autre Port-Royal s’accroît en effet
au fil des ans, mais Pascal, par exemple, qui vient en janvier 1655 se placer
sous la direction spirituelle de Sacy, avec qui il a son célèbre Entretien sur Épic-
tète et Montaigne, ne saurait être compté au nombre des Messieurs 1. Pascal
n’est pas « de Port-Royal », à la différence de claude Lancelot, antoine arnauld
ou Pierre nicole, dont les ouvrages écrits en collaboration et publiés anony-
mement, la Grammaire générale et raisonnée (1660) d’arnauld et Lancelot,
La Logique ou l’Art de penser (1662) d’arnauld et nicole, pourront être à bon
droit dénommés Grammaire de Port-Royal et Logique de Port-Royal.
cependant, cette appartenance, de Port-Royal, demeure équivoque. Une ten-
dance récente dans les études sur Port-Royal consiste à démontrer que la phi-
losophie n’est pas absente du Port-Royal d’abord restreint à la communauté
conventuelle de Mère angélique : des conférences de penseurs spirituels ou
mystiques (François de Sales, Pierre de Bérulle, charles de condren) y nour-
rissent des réflexions sur l’incompréhensibilité de dieu et de ses attributs,

1. Lorsque, dans la Seizième Lettre Provinciale, et derechef dans la Dix-Septième Lettre,


contre les jésuites qui ne se privent pas d’affirmer que l’auteur des Lettres est « de Port-Royal »,
Pascal se défend d’être « un homme de Port-Royal », il n’y a là de sa part aucune dissimulation.
6 Joël Biard – Martine Pécharman

l’anéantissement de l’âme créée devant son créateur, la définition des vertus


morales 2. Mais le souci de rendre raison d’une continuité philosophique entre
le Port-Royal conventuel et le Port-Royal des Messieurs risque de favoriser
une forme d’illusion quant à l’unité et à l’identité homogène de ce dernier.
dès le xviie siècle, une unité que les Messieurs dénonçaient eux-mêmes

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comme purement fantomatique a été prêtée du dehors à Port-Royal. La
défense de la théologie augustinienne de la grâce contre le molinisme a été
prise pour l’adhésion à un seul et même augustinisme que l’on a qualifié de
« jansénisme ». en soulignant que, avant même la publication en 1640 de
l’Augustinus de Jansénius et avant même que n’éclate ce que Sainte-Beuve a
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appelé cette « affaire avant tout théologique » que fut le jansénisme 3, il y aurait
eu un Port-Royal en quelque façon déjà janséniste ou en tout cas prédisposé
au jansénisme, on tendrait à faire de l’augustinisme des Solitaires et des
Messieurs un augustinisme univoque. or, à nos yeux, si l’on insiste seulement
sur les principales composantes de la théologie augustinienne (corruption de
l’homme, concupiscence, grâce efficace, prédestination d’un petit nombre
d’élus, christocentrisme) comme formant tout uniment la doctrine néo-augus-
tinienne de Port-Royal, on court le danger, sinon d’effacer, du moins de repous-
ser à l’arrière-plan les éventuelles divergences et tensions entre les Messieurs,
ou entre les Messieurs et le premier Port-Royal de Saint-cyran. au contraire,
Béatrice Guion a étudié par exemple ce qui différencie radicalement l’augus-
tinisme de nicole, défenseur de la voie ascétique de l’introspection et de la
méditation, de l’augustinisme mystique de Saint-cyran, qui prône l’annihila-
tion de soi devant dieu 4. nous souhaitons aider à déjouer l’attribution à Port-
Royal d’une unité factice. comme l’ont montré les travaux d’elmar Kremer,
Jean-Robert armogathe et Sylvio hermann de Franceschi, même arnauld,
ordinairement donné pour le champion d’un augustinisme monolithique qui
l’a fait s’opposer au « philothomisme » de nicole, en est finalement venu à
recommander la lecture approfondie de thomas et à faire du rapport aux écrits
d’augustin un rapport médiatisé par leur interprétation thomiste 5.

2. voir, en particulier, John J. conLey, Adoration and Annihilation : The Convent


Philosophy of Port-Royal, notre dame, University of notre dame Press, 2009.
3. Sainte-BeUve, Port-Royal (Livre i, chapitre i), texte présenté et annoté par Maxime
Leroy, Bibliothèque de la Pléiade, nRF, Gallimard, 1953, t. i, p. 114 : « Port-Royal et Jansénisme
ne sont pas tout à fait ni toujours la même chose. […] Le Jansénisme, qui part de Jansénius et
de son gros livre de l’Augustinus, est une affaire avant tout théologique ».
4. Béatrice GUion, « de l’abandon à la méditation : représentations de l’espace intérieur à
Port-Royal », Études littéraires, 34, n° 1-2, 2002, p. 39-53.
5. elmar KReMeR, « Grace and Free Will in arnauld », in id. (ed.), The Great Arnauld and
Some of His Philosophical Correspondents, toronto, University of toronto Press, 1994, p. 219-
239 ; Jean-Robert aRMoGathe, « Scholastico more : les premiers écrits thomistes d’arnauld »,
XVIIe siècle, 2013/2, p. 199-209 ; Sylvio heRMann de FRanceSchi, Entre saint Augustin et
saint Thomas. Les jansénistes et le refuge thomiste (1653-1663), Paris, honoré champion,
Pour un Port-Royal contrasté 7

Par ailleurs, enfermer Port-Royal dans un augustinisme qui ne serait que


théologique serait également erroné. il nous paraît important, au même
moment, de réévaluer une autre manière d’être augustinien à Port-Royal. cet
autre augustinisme, proprement philosophique et non théologique, est à l’œu-
vre notamment dans la théorie du langage des Messieurs. Le débat classique

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sur les rapports de l’augustinisme et du cartésianisme se trouve en outre renou-
velé par cette approche 6. Les études sur Port-Royal ont déjà invalidé, comme
étant aussi une forme de fausse unification, le jugement qui avait cours au xviie
siècle, tant chez les calvinistes que chez les jésuites, et d’après lequel Port-Royal
aurait été le bastion de la philosophie cartésienne 7. Jusqu’à présent, cepen-
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dant, on n’a pas remis en question ce que Geneviève Rodis-Lewis qualifiait


d’« enthousiasme immodéré » d’arnauld pour descartes 8. Sans doute arnauld
a-t-il, jusque dans les questions théologiques, tiré un enseignement des écrits
de descartes, et non seulement d’augustin: ce point a été bien établi par denis
Moreau, notamment 9. inversement, il importe de souligner que les sources
philosophiques d’arnauld ne sont pas seulement cartésiennes, mais aussi
augustiniennes. La lecture des Méditations de descartes a révélé à arnauld
ce qu’il y avait déjà de philosophie dans les écrits d’augustin 10. Mais l’intérêt
d’arnauld pour un augustin philosophe ne se limite pas à la théorie de la
connaissance, il concerne aussi la sémiologie de l’évêque d’hippone.

2009 ; id., La Puissance et la Gloire. L’orthodoxie thomiste au péril du jansénisme (1663-


1724), Paris, nolin, 2011.
6. voir, entre autres, henri GoUhieR, Cartésianisme et augustinisme au XVIIe siècle, Paris,
vrin, 1978 ; Geneviève RodiS-LeWiS, « augustinisme et cartésianisme à Port-Royal. du vaucel
critique de descartes », in Descartes et le cartésianisme hollandais, Paris-amsterdam, PUF, édi-
tions françaises d’amsterdam, 1950-1951, p. 131-182 ; tad SchMaLtz, « What has cartesianism
to do With Jansenism ? », Journal of the History of Philosophy, 60, 1999, p. 37-56.
7. Le calviniste Pierre Jurieu écrit ainsi à propos des Messieurs de Port-Royal : « tous ces
hommes si habiles ont autant d’attachement pour le cartésianisme que pour le christianisme » –
d’où, selon lui, leurs contorsions pour rendre la thèse cartésienne de l’identité de la matière et de
l’étendue impénétrable compatible avec le mystère de la transsubstantiation (La Politique du
Clergé de France, 1681, p. 105-108). Le jésuite Gabriel daniel, imaginant une prosopopée de
descartes, le fait se vanter d’avoir œuvré de son vivant pour s’assurer le soutien indéfectible
d’arnauld : « il fit si bien, que dès lors, on vit peu de Jansénistes Philosophes, qui ne fussent
cartésiens » (Voyage du Monde de Descartes [1690], 3e Partie, Paris, nicolas Pépie, 1702, p. 274).
8. Geneviève RodiS-LeWiS, op. cit., p. 137. voir de même Steven nadLeR, « cartesianism
and Port-Royal », The Monist, 71, 4, p. 573-584. nous faisons plutôt nôtre une phrase de denis
Moreau : « arnauld, pas plus vis-à-vis de descartes que vis-à-vis d’augustin et de Jansénius, ne
s’est philosophiquement corseté en un assentiment dogmatique à une doctrine » (Deux Cartésiens.
La polémique entre Antoine Arnauld et Nicolas Malebranche, Paris, vrin, 1999, p. 267).
9. denis MoReaU, op. cit., chapitre ix, p. 241-267, rattache l’importance de la question
de la Providence pour arnauld à des remarques sur dieu comme « cause universelle de tout »
dans la Lettre de Descartes à Élisabeth du 6 octobre 1645.
10. vincent caRRaUd, « arnauld : de l’occamisme au cartésianisme », Chroniques de Port-
Royal, 44, 1995, p. 261.
8 Joël Biard – Martine Pécharman

au demeurant, les études réunies ici n’ont pas seulement pour intention
de modifier l’interprétation du double rapport de Port-Royal à augustin et à
descartes. il nous paraît essentiel de réintégrer dans la compréhension de la
philosophie de Port-Royal, et notamment d’arnauld, une part trop souvent
négligée, qui est celle de l’apport médiéval ou celui de la scolastique tardive,

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que ce soit en ce qui concerne la théorie des idées ou la conception de la
logique. La prégnance des doctrines médiévales dans la défense du sens litté-
ral de la formule eucharistique a été mise en lumière par irène Rosier-
catach 11 ; il nous semble fructueux de généraliser cette prise en compte de
la relation de Port-Royal aux médiévaux, et c’est aussi l’une des fins poursui-
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vies dans le présent recueil. nous ne croyons pas, enfin, qu’il faille renoncer,
comme l’a suggéré il y a quelques années denis Moreau, à étudier la philoso-
phie d’arnauld à partir de ses écrits polémiques 12. La forme non doctrinale
de philosophie, dont arnauld est le représentant exemplaire au xviie siècle
et dont il fait la marque de Port-Royal, nous paraît inséparable de l’analyse
de ses controverses. Une philosophie en dialogues, plutôt qu’une philosophie
en système, est une philosophie dont l’interprétation est enrichie en l’abor-
dant notamment depuis le débat avec Leibniz sur les articles du Discours de
métaphysique – débat considérablement négligé par rapport à la dispute sur
les idées avec Malebranche qui a fait, depuis sa lecture par thomas Reid 13,
la fortune d’arnauld dans la philosophie anglo-saxonne. en tout état de cause,
au-delà de la nouvelle impulsion que nous espérons donner aux discussions
relatives à Port-Royal, nous avons le sentiment que nul ne sera fondé après la
lecture de ce recueil à reprendre à son compte le malheureux jugement porté
en son temps par Brunetière : « Mais qu’est-ce aujourd’hui que ce fougueux
docteur d’arnauld, et que ce bon homme de nicole ? d’honnêtes écrivains,
de second ou de troisième ordre, qui n’ont plus qu’un fantôme d’existence
littéraire 14 ». Les études ici réunies espèrent prouver qu’arnauld et nicole,
et Port-Royal dont ils ont si bien entretenu les ambiguïtés, sont très loin de
nous léguer des œuvres mineures de philosophie.

11. irène RoSieR-catach, « Les Médiévaux et Port-Royal sur l’analyse de la formule de la


consécration eucharistique », in Penser l’histoire des savoirs linguistiques. Hommage à Sylvain
Auroux, textes réunis par Sylvie archaimbault, Jean-Marie Fournier et valérie Raby, Lyon, enS
éditions, 2014, p. 535-555.
12. voir antoine aRnaULd, Textes philosophiques, introduction, traduction et notes par
denis Moreau, Paris, PUF, 2001, Préface, p. x : « il faut oublier un peu Leibniz et Malebranche ».
13. thomas Reid, Essays on the Intellectual Powers of Man [1785], essay ii, chapter
xiii, in id., Philosophical Works, ed. by William hamilton, t. i, with an introduction by harry
Bracken, hildesheim, olms, 1967, p. 295-298.
14. Ferdinand BRUnetièRe, « cartésiens et Jansénistes », Revue des Deux Mondes, 90,
novembre-décembre 1888 [p. 396-435], p. 409-410.

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