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Giorgio AGAMBEN :

Principia Hermeneutica 3

Georges DIDI-HUBERMAN : Revue Critique


« Puissance de ne pas », ou la politique du désœuvrement 14

Marielle MACÉ : Critique n° 836-837 :


Giorgio Agamben
Formes de vie. Un secret de Polichinelle 31

Frédéric BOYER :
Notes sur l’espérance 43
2017
Judith REVEL : 176 pages
Lire Foucault à l’ombre de Heidegger 53 ISBN : 9782707343338
14.00 €
Emanuele COCCIA :
Quodlibet. Logique et physique de l’être quelconque 66

Emanuele DATTILO :
L’être irréparable 78
• PRÉSENTATION
Andrea CAVALLETTI :
Usage et anarchie 92 De Stanze, paru en France en 1981, à Polichinelle, le dernier-né, peu d’œuvres
philosophiques contemporaines ont exercé sur leurs lecteurs le même charme que celle
Jacques DALARUN : de Giorgio Agamben. Charme au sens le plus fort : ce qui enchante et ce qui enchaîne.
L’avis des autres 109
L’enchantement naît de ce chatoiement d’une langue et d’une pensée prenant à la
Miguel MOREY : traverse philologie, métaphysique et politique. Ondoyante et diverse, telle apparaît de
L’expérience de la prose 122 prime abord cette œuvre si singulière. Mais si elle enchaîne, c’est par sa rigueur, par le
caractère construit, délibéré et pour ainsi dire prémédité de sa démarche. La série Homo
Martin RUEFF : sacer vient d’être réunie en un seul volume dans sa version française, mais il est clair
La table de division 131
qu’elle a d’emblée été conçue pour devenir cette somme, tandis que d’autres chemins ne
Giorgio AGAMBEN : cessaient, autour d’elle, de bifurquer. Ce numéro de Critique, dirigé par Ernesto Kavi,
Sur l’écriture des préambules 158 n’a pas vocation à faire le bilan d’une œuvre qui suit son cours. Il voudrait contribuer au
riche débat que suscitent, depuis plusieurs années et dans de nombreux pays, les travaux
de Giorgio Agamben. Et peut-être, grâce aux contributions ici rassemblées, aux deux
ENTRETIEN inédits qu’il a bien voulu nous donner et au dialogue qui s’est établi, pour ce numéro,
entre Patrick Boucheron et lui, d’esquisser le portrait de ce philosophe qui dit « chercher
Giorgio AGAMBEN et Patrick BOUCHERON : à sa façon le passage du Nord-Ouest dans la géographie de la vraie vie ».
Dialogue. L’archéologue et l’historien 164
Sommaire

Bibliographie 172
bi bl io gr a Ph i e 173

La Puissance de la pensée. Essais et conférences, trad. Joël Gayraud et Giorgio AGAMBEN :


Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2006. Principia Hermeneutica 3
Qu’est-ce qu’un dispositif ?, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages,
Georges DIDI-HUBERMAN :
2007.
« Puissance de ne pas », ou la politique du désœuvrement 14
L’Amitié, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2007.
Signatura rerum. Sur la méthode, trad. Joël Gayraud, Paris, Vrin, 2008. Marielle MACÉ :
Qu’est-ce que le contemporain ?, trad. Maxime Rovere, Paris, Payot & Formes de vie. Un secret de Polichinelle 31

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Rivages, coll. « Petite Bibliothèque », 2008 (repris dans Nudités).
Frédéric BOYER :
Homo sacer. II, 2, Le Règne et la Gloire, trad. Joël Gayraud et Martin
Notes sur l’espérance 43
Rueff, Paris, Éd. du Seuil, 2008.
Homo sacer. II, 3, Le Sacrement du langage archéologie du serment, Judith REVEL :
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trad. Joël Gayraud, Paris, Vrin, coll. « Bibliothèque des textes Lire Foucault à l’ombre de Heidegger 53
philosophiques – Poche », 2009.
Emanuele COCCIA :
Nudités, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèques
Quodlibet. Logique et physique de l’être quelconque 66
rivages », 2009.
Homo sacer. IV, 1, De la très haute pauvreté : règles et forme de vie, Emanuele DATTILO :
trad. Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2011. L’être irréparable 78
Homo sacer. II, 5, Opus Dei : archéologie de l’office, trad. Martin Rueff,
Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2012. Andrea CAVALLETTI :
Qu’est-ce que le commandement ?, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot & Usage et anarchie 92

Rivages, 2013. Jacques DALARUN :


Pilate et Jésus, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, L’avis des autres 109
coll. « Bibliothèque Rivages », 2014.
Homo sacer. II, 4, La Guerre civile : pour une théorie politique de la Miguel MOREY :
stasis, trad. Joël Gayraud, Paris, Points, 2015. L’expérience de la prose 122
Homo sacer. IV, 2, L’Usage des corps, trad. Joël Gayraud, Paris, Éd. du Martin RUEFF :
Seuil, coll. « L’ordre philosophique », 2015. La table de division 131
Le Feu et le Récit, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages,
coll. « Bibliothèques Rivages », 2015. Giorgio AGAMBEN :
La Guerre civile. Pour une théorie politique de la stasis, trad. Joël Sur l’écriture des préambules 158
Gayraud, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Points », 2015.
L’Aventure, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2016.
ENTRETIEN
Homo sacer, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Opus », 2016 (regroupement des
9 volumes qui composent l’ouvrage Homo sacer).
Giorgio AGAMBEN et Patrick BOUCHERON :
Le Mystère du mal, trad. Joël Gayraud, Paris, Bayard (à paraître, 2017).
Dialogue. L’archéologue et l’historien 164
Polichinelle ou un Divertissement pour les jeunes gens, en quatre
scènes, trad. Martin Rueff, Paris/Genève, Macula (à paraître, 2017).
Bibliographie 172
Giorgio Agamben Bibliographie

Depuis Stanze, Parole et fantasme dans la culture occidentale, Ouvrages de Giorgio Agamben traduits en français
son premier ouvrage publié en France en 1981 dans la traduction d’Yves
Hersant, Giorgio Agamben fascine ses lecteurs français par un mélange

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de finesse, d’érudition philologique et de puissance philosophique :
Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale, trad. Yves
esprit de finesse et esprit de géométrie, caprices et puissance d’affirma-
tion, grâce et gravité. Agamben serait-il le plus français des philosophes Hersant, Paris, Christian Bourgois, 1981 (réédition augmentée
italiens ? Après plus de trente livres traduits, son sillon s’est appro- d’une préface, Paris, Payot & Rivages, 1994).
fondi de ce côté-ci des Alpes. Ses livres sont attendus. Certains lecteurs La Fin de la pensée, trad. Gérard Macé, Paris, Nouveau Commerce,
les méditent pour penser la philosophie « qui vient » (la formule est de
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1982 (reprise du texte publié dans la revue Le nouveau commerce,
Walter Benjamin), d’autres s’en saisissent pour interroger la théologie, n° 53-54, Paris, automne 1982).
d’autres encore les utilisent pour comprendre l’art et la politique d’au- Enfance et histoire, trad. Yves Hersant, Paris, Payot, 1989, 2000.
jourd’hui quand ce n’est pas pour interpréter l’état présent du monde,
Le Langage et la Mort, trad. Marilène Raiola, Paris, Christian Bourgois,
voire le transformer.
Le public du philosophe s’est ainsi diversifié jusqu’à former plu- 1997.
sieurs familles. On ne déduira pourtant pas de cette diversité une dis- Idée de la prose, trad. Gérard Macé, Paris, Christian Bourgois, 1988
persion de l’œuvre et on se méfiera aussi de la tentation de vouloir la (réédition poche chez le même éditeur, coll. « Titre », 1998).
découper en tranches chronologiques. La communauté qui vient. Théorie de la singularité quelconque,
Certes, les premiers ouvrages traduits en France avaient imposé trad. Marilène Raiola, Paris, coll. « Librairie du xxie siècle », Éd. du
l’image singulière d’un philosophe posant les questions les plus graves
Seuil, 1990.
de la pensée en empruntant les instruments de la philologie et de l’éru-
dition. À partir d’une interrogation croisant, dans un chiasme concerté, Moyens sans fins, trad. Danièle Valin, Paris, Payot & Rivages, 1995.
la parole de l’être et l’être de la parole, Agamben semblait vouloir pour- Bartleby, ou la Création, trad. Carole Walter, Saulxures, Circé, 1995.
suivre en l’infléchissant la méditation de Heidegger – on pense, après L’ Homme sans contenu, trad. Carole Walter, Saulxures, Circé, 1996.
Stanze, à La Fin de la Pensée, à Enfance et Histoire, au Langage et Homo sacer. I, Le Pouvoir souverain et la Vie nue, trad. Marilène Raiola,
la Mort et à Idée de la prose. Mais avec Moyens sans fins, Bartleby et Paris, Éd. du Seuil, 1997.
L’ Homme sans contenu, Agamben était apparu comme un de ces rares Image et mémoire, trad. Gilles A. Tiberghien, Éditions Hoebeke, 1998.
penseurs susceptibles de rénover notre perception de l’individu contem-
Homo sacer. III, Ce qui reste d’Auschwitz : l’archive et le témoin,
porain et des tâches politiques et éthiques qui l’attendaient.
On put voir alors son œuvre se déployer sur deux régimes d’écri- trad. Pierre Alfieri, Paris, Payot & Rivages, 1999.
ture – la construction d’Homo sacer, immense chantier destiné à rénover Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître aux Romains,
l’archéologie de la politique occidentale, et, parallèlement, la publication trad. Judith Revel, Paris, Payot & Rivages, 2000.
d’essais vifs et aigus, affirmatifs et énigmatiques. Ils portaient tour à La Fin du poème, trad. Carole Walter, Saulxures, Circé, 2002.
tour sur la littérature (La Fin du poème, Le Feu et le Récit, le prochain L’Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. Joël Gayraud, Paris, Payot &
Polichinelle), la théologie (Le temps qui reste, Pilate et Jésus, pro-
Rivages, 2002.
chainement Le Mystère du mal), la méthode (Signatura rerum), mais
aussi sur des affects et des dispositions (L’ Ombre de l’amour, L’ Amitié). Homo sacer. II, 1, État d’exception, trad. Joël Gayraud, Paris, Éd. du
Benjamin prenait progressivement le pas sur Heidegger – et l’interpréta- Seuil, 2003.
tion, comme la révision des interprétations ou leur prolongement, assu- L’Ombre de l’amour. Le concept d’amour chez Heidegger (avec Valeria Piazza),
mait la forme d’exposition de la doctrine. trad. Joël Gayraud et Charles Alunni, Paris, Payot & Rivages, 2003.
Il reste que toute tentative de découpage s’expose, si elle fragmente, Profanations, trad. Martin Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2005, Prix
à manquer ce qui précisément fait l’unité et la vigueur de cette pensée et européen de l’essai Charles Veillon 2006 (également décerné pour
doit répondre à ce qu’elle comporte d’essentiel et de fécond.
l’ensemble de son œuvre).
E n T R ET I E n 171 4 CRITIQUE

Au moment où paraît l’intégrale d’Homo sacer (Éd. du Seuil,


italien, Giorgio Pasquali, est en ce sens instructif : Histoire 2016), somme de neuf livres regroupés en quatre parties, la revue
de la tradition et critique du texte. Seule la connaissance Critique consacre ce numéro spécial au philosophe italien. Aucune
critique de la tradition qui nous l’a transmis permet l’accès volonté de synthèse ici, ni même de bilan, fût-il provisoire : Giorgio
au texte que nous voulons lire, mais celui-ci n’est presque Agamben est trop inventif (neuf livres sont parus en Italie entre 2013
jamais l’original ; ce n’est que ce que nous pouvons atteindre et 2016 et deux seront traduits en français dès 20171), et trop intensé-
en remontant à rebours l’histoire de sa tradition. De là ment engagé dans la création philosophique pour se laisser saisir par
ce genre de tentative.
pour moi la leçon politique de la philologie. Ce qu’elle nous Les auteurs rassemblés ici ont répondu aux sollicitations de cette

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montre, c’est que nous recevons sans exception notre culture pensée d’autant plus singulière qu’elle sait s’inscrire dans les questions
– comme d’ailleurs notre langue – à travers une tradition les plus graves de la tradition et les plus urgentes de notre temps tout
historique, qui est toujours déjà plus ou moins consciemment en les déplaçant.
altérée et corrompue. L’ original n’est pas ce que le philologue Giorgio Agamben nous offre deux inédits (l’un sur sa méthode
appelle l’archétype : à la différence de celui-ci, il ne se situe herméneutique, l’autre sur l’écriture philosophique) et s’entretient avec
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Patrick Boucheron. Georges Didi-Huberman questionne les effets poli-
pas dans le passé, mais a lieu dans le présent, dans l’instant tiques que produit l’ontologie de la « puissance-de-ne pas ». Marielle
où le philologue se mesure à la tradition dans un corps à Macé, qui a pu lire le Polichinelle à paraître, médite sur la notion de
corps qui est nécessairement politique et philosophique à la « forme-de-vie » tandis que Judith Revel se demande ce que signifie la
fois. Et c’est ici que se place ce que j’aimerais appeler avec tentation de relire Foucault « à l’ombre de Heidegger » – c’est aussi pour
Michel Foucault le point de surgissement, qui ne coïncide pas elle décrire le rapport d’Agamben à l’histoire. Emanuele Coccia veut
exactement avec la source que la tradition nous a transmise. saisir le geste même de la philosophie comme celui d’un savoir indé-
Et c’est à ce point que l’archéologue se sépare de l’historien, terminé (dans l’objet, dans le style et dans le nom) qui aurait, comme
le poème peut-être, la charge de prendre soin des noms. Deux essais
avec lequel il a jusque-là entièrement partagé le chemin et la sont consacrés à la temporalité telle que la pense Agamben (Emanuele
méthode. Dattilo étudie l’irréparable, alors que Frédéric Boyer se tourne vers l’es-
pérance et, plus précisément, vers l’« espérance désactivée » qui carac-
térise notre époque). Parmi les concepts décisifs des derniers volumes
d’Homo sacer, celui d’« usage » a fait l’objet d’un soin archéologique
particulier : Andrea Cavalletti l’interroge dans son rapport à l’anarchie
et Jacques Dalarun dans son rapport à la règle des ordres monas-
tiques restituée à son histoire. Miguel Morey offre sa lecture d’Idée de
la prose. Quant à Martin Rueff, il suit Giorgio Agamben dans ses pra-
tiques de division et d’entrelacement. Des historiens, des philosophes,
des écrivains font ainsi état de la puissance de cette pensée en poursui-
vant ou en instaurant avec elle une conversation publique, soutenue,
exigeante, engagée.

Critique

1. Il Mistero del male, Benedetto XVI e la fine dei tempi, Naples, Laterza,
2013 ; Pilato e Gesú, Rome, Nottemtempo, 2013 ; Il fuoco e il racconto, Rome,
Nottetempo, 2014 ; L’ uso dei corpi (Homo Sacer, IV, 2), Vicence, Neri Pozza,
2014 ; Pulcinella, ovvero divertimento per li regazzi, Rome, Nottempo, 2015 ;
Stasis, La guerra civile come paradigma politico, Milan, Bollati Boringhieri,
2015 ; L’ avventura, Rome, Notttetempo, 2015 ; Che cos’é la filosofia ?, Macerata,
Quodlibet, 2016 ; Che cos’é reale ?, Vicence, Neri Pozza, 2016.
170 CRITIQUE

Principia Hermeneutica une expérience de lecture singulière. On se rend compte


combien la réflexion (ou la rêverie) étymologique sert
souvent de tremplin à votre argumentation – c’est aussi le
cas, par exemple, dans Qu’est-ce que le commandement ?
L’ arkhè des mots est-il en même temps commencement et
commandement ?
1. Principe de Benjamin-Ticonius : « La doctrine ne peut être
légitimement exposée que sous la forme de l’interpréta-

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Giorgio AGAMBEN. – Dès ma première rencontre avec elle
tion », ou encore : « Les règles de l’interprétation sont elles-
à la fin des années 1960, l’œuvre de Benveniste n’a jamais
mêmes la doctrine »
cessé de m’accompagner. Ce qui m’avait spécialement frappé
Benjamin énonce ce principe dans une lettre à Florens alors est le moment où Benveniste devient de plus en plus
Christian Rang datée du 9 décembre 1923 : « Tout savoir conscient de l’insuffisance de la sémiologie saussurienne
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humain, s’il veut pouvoir se justifier, doit avoir la forme de et radicalise l’opposition saussurienne entre « langue » et
l’interprétation et aucune autre. » Quant au Liber regularum « parole » comme fracture insuturable entre sémiotique et
de Ticonius, composé vers la moitié du IVe siècle, il contient sémantique. Le langage humain est divisé, on l’a vu, en deux
sept « règles mystiques » (regulae mysticae) présentées plans inséparables et, en même temps, incommunicables, et
comme claves et luminaria pour interpréter les secrets des c’est de cette rupture que Benveniste a cherché à venir à bout
Écritures (secretorum legis). Il n’est pas besoin d’une lec- sans y parvenir dans les dernières années de sa vie. Il y a chez
ture approfondie pour comprendre que les règles coïncident lui un énoncé incontournable, sur lequel je n’ai pas cessé de
elles-mêmes à chaque fois avec la doctrine (comme l’écrit réfléchir : « Le monde du signe est clos. Du signe à la phrase
Ticonius : « Elles établissent solidement le fond de toute la il n’y a pas transition, ni par syntagmation ni autrement. Un
doctrine – universae legis recessus obtinent »). hiatus les sépare. » La philosophie a été pour moi l’effort qui
Le principe de Benjamin semble assigner au monde consiste à venir à bout de cette scission, de retrouver pour la
moderne ce statut d’« âge du commentaire » qui définit le langue une voix et une matière.
monde de l’antiquité tardive, tout en signalant que ce n’est
que sous cette forme qu’il est possible d’énoncer une vérité Patrick BOUCHERON. – Les historiens des textes que vous
qui puisse répondre d’elle-même. mobilisez dans votre enquête philosophique (en particulier
L’ essai sur les Affinités électives est un bon exemple de la littérature patristique dans Le Règne et la Gloire, les
cette méthode : le commentaire minutieux d’un texte clas- sources liturgiques dans Opus dei ou les règles monastiques
sique coïncide avec sa critique et c’est seulement ainsi – grâce dans De la très haute pauvreté) sont souvent fascinés – et
à ce que Benjamin appelle la « mortification » de l’œuvre – parfois irrités – par votre capacité à percer la couche des
qu’il expose la doctrine qu’il veut enseigner. De même la interprétations accumulées dans la littérature érudite pour
sixième règle de Ticonius sur la Récapitulation des temps aller droit à la source. Comment l’identifiez-vous ? Pourquoi
suggère comment on doit lire les passages où l’Écriture, par souhaitez-vous toujours, à un moment, vous retrouver seul
la formule illa hora, illa die (à cette heure, à ce jour), met avec elle ? Pensez-vous que le travail de recherche puisse
en rapport un moment du passé avec la venue du Christ ; ressortir du même mystère que la littérature, telle que
mais en même temps, elle énonce la théorie messianique vous l’évoquez magnifiquement dans Le Feu et le Récit ?
selon laquelle chaque moment est le jour et l’heure où Dieu
se révèle (totum illud tempus diem vel horam esse). Giorgio AGAMBEN. – Vous touchez là un point tout à fait
La précision selon laquelle c’est seulement sous la forme décisif, qui concerne la signification qu’a pour moi le travail du
de l’interprétation que la doctrine peut répondre d’elle- philologue. Le titre de l’œuvre majeure d’un grand philologue
E n T R ET I E n 169 6 CRITIQUE

numérotation complexe sans doute échafaudée après coup. même signifie que seule une enquête constante et attentive
Est-ce une mise en ordre, justement, ou un moyen de se portant sur le passé garantit la légitimité d’un énoncé théo-
créer d’autres surprises, de courir différemment L’ Aventure rique (selon les mots de Foucault, l’interrogation théorique
(pour reprendre le titre d’un petit livre récemment traduit du présent doit se mesurer à l’ombre qu’elle projette sur le
en français) ? passé). En d’autres termes, la vérité ne se légitime qu’archéo-
logiquement. Aussi toute expression qui, en contrevenant à
Giorgio AGAMBEN. – Il est important de préciser que ces ce principe, croit pouvoir affirmer immédiatement une vérité,

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volumes n’ont pas été réunis après coup ; ils répondaient à une retombe, comme il arrive aujourd’hui de plus en plus sou-
conception – ou, si vous voulez, à une « aventure » – qui était vent, au niveau d’une opinion.
présente dès le début. Quant au double régime de mon écriture,
je crois qu’il y a là quelque chose qui est consubstantiel à la
2. Principe de Feuerbach : « Dans un texte l’élément authen-
philosophie. L’histoire de la « forme » philosophique – ou de la
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tiquement philosophique est sa capacité de développement
philosophie en tant que genre littéraire – est encore à faire. Le
(Entwicklungsfähigkeit) »
cas Platon est en ce sens exemplaire. Au moment où il choisit
(en s’inspirant d’un genre de prose tout à fait mineur, les mimes Feuerbach énonce ce principe (qui présente plus d’une
de Sophrone) le dialogue comme forme philosophique, Platon affinité avec le précédent) au début de sa monographie sur
avait derrière lui la tradition des physiologues présocratiques, Leibniz publiée en 1837 comme second volume de son His-
qui écrivaient comme Parménide des poèmes où l’auteur ne toire de la philosophie moderne. Selon lui, l’objet essen-
se posait pas le problème de la forme et prenait directement tiel du livre « n’est pas ce qui exige et permet seulement une
la parole en première personne avec le shifter « je ». C’est activité formelle d’exposition, mais plutôt ce qui rend non
contre cela que Socrate dans le Phédon explique qu’on ne seulement possible, mais aussi nécessaire une activité phi-
pouvait pas parler tout simplement de la nature, mais qu’il losophique positive, c’est-à-dire une activité de dévelop-
fallait avant tout « chercher dans les discours, dans les logoi, pement immanent (einer immanenten Entwicklung) ». En
la vérité des étants ». Comme disait Kojève, la philosophie est effet, cette capacité de développement (Entwicklungsfähig-
ce discours, qui, tout en parlant de quelque chose, doit parler keit) est « le signe de ce qu’est la philosophie », et le dévelop-
aussi du fait qu’il en parle. C’est pour cela que le dialogue pement qui en résulte est l’« interprétation du véritable sens
devient chez Platon une forme extrêmement compliquée, d’une philosophie ». Il s’agit d’une activité aussi bien analy-
où souvent quelqu’un rapporte un dialogue qui a eu lieu tique que synthétique : analytique, « parce qu’à partir de ce
auparavant, ce qui fait que la forme dialogique se double d’un qui est dit elle parvient à développer ce qui en lui est resté
narration interne, qui l’interrompt et la soustrait à toute fiction non dit (nicht gesagt), et cependant se trouve en lui implici-
théâtrale. De là également la fausse légende selon laquelle, tement inexprimé » ; synthétique, parce qu’elle est à même de
à coté des dialogues exotériques, destinés au non-initié, il y déduire l’idée à partir d’une multiplicité de pensées isolées
aurait eu dans l’Académie des écrits ésotériques, destinés aux et apparemment décousues. Cette activité de développement
élèves. Je crois, au contraire, que exotérique et ésotérique, est à la fois « reproduction et métamorphose » (Reproduk-
discours sur les choses et discours sur le langage ne cessent tion, Metamorphose), parce que celui qui l’accomplit « doit
de se croiser et de se séparer dans la parole philosophique. savoir restituer l’élément étranger (das Fremde) non en tant
qu’étranger, mais comme s’il lui appartenait en propre,
Patrick BOUCHERON. – À propos de cette parole philosophique, comme s’il était médiatisé et assimilé par son activité ».
je reviens à la réédition en un seul volume d’Homo sacer, Une praxis interprétative qui suit un tel principe et tente
qui permet de le traverser entièrement à partir de l’index de mettre en mots ce qui est resté non dit dans un écrit atteint
des noms. Celui d’Émile Benveniste, par exemple, ménage nécessairement un seuil d’indifférence où le texte interprété
PR I nC I PI A h E R m E n EU T IC A 7 168 CRITIQUE

et celui qui l’interprète semblent se confondre. Cependant ou anémiés les élans sans cesse relancés de l’énergie
la qualité éthique de l’interprète sera définie par sa capacité instituante ? Je pense évidemment à la démocratie, mais
de disparaître jusqu’à un certain point dans ce qui est inter- pas seulement.
prété.
Giorgio AGAMBEN. – Vous touchez là une question – celle
du rapport entre l’institution et la destitution dans toute
3. Principe de Coleridge : « Until you understand a writer’s
société – qui relève de la constitution même de la culture
ignorance, presume yourself ignorant of his understan-

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humaine. Un bon exemple en est le langage. C’est quelque
ding »
chose d’essentiellement double, partagé, comme nous
Coleridge tire cette « règle d’or » de son expérience de disent les linguistes, entre un acte spontané de discours
la lecture du Timée : alors qu’il rencontre dans ce texte de individuel (c’est la « parole » de Saussure) et une institution
nombreux passages qui lui sont inintelligibles, il ne peut les très complexe qui s’appelle la « langue ». À la différence
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attribuer à un défaut d’intelligence de leur auteur : « Complè- de la parole, celle-ci n’est pas quelque chose d’immédiat,
tement frustré dans toutes mes tentatives de comprendre mais une institution au sens propre du mot, constituée à
l’ignorance de Platon, j’en conclus que je suis moi-même travers un travail séculaire d’analyse et de réflexion. Or tout
ignorant de sa compréhension. » acte véritable de langage résulte d’une dialectique entre ces
À l’entendre sous la forme circonspecte que Coleridge deux pôles inséparables et hétérogènes : si le côté institué
semble suggérer, l’axiome n’a qu’une simple valeur négative. devient exorbitant, on aura des phrases stéréotypées et une
Mais si on l’entend au sens positif, il affirme alors que la communication inerte.
compréhension de l’ignorance d’un auteur est aussi impor- De même, je crois que toute société humaine résulte
tante que la compréhension de son intelligence et que com- d’une dialectique entre un pôle institutionnel et un pôle
prendre véritablement un auteur signifie comprendre aussi qu’on peut appeler par commodité destituant ou non
et d’abord ce qu’il n’a pas compris, c’est-à-dire ses limites. institué (il faut préciser que le pôle institué ne coïncide pas
Mais que signifie comprendre l’ignorance d’un auteur ? nécessairement avec les institutions au sens étatique). Si la
Pour la philosophie – qui est le domaine auquel Coleridge se dialectique entre les deux pôles reste vivante, la société sera
réfère – le problème se complique, car le philosophe, qui, par viable ; si, au contraire, comme il arrive aujourd’hui dans les
définition, sait qu’il ne sait rien, tient nécessairement compte démocraties post-industrielles, le pôle institué s’accroît et
de son ignorance, se trouve toujours dans une relation parti- se technicise jusqu’a étouffer l’autre, la vie politique devient
culière avec ses propres limites. impossible.
L’ idée qu’un texte philosophique ne dit pas tout, mais Vous voyez bien qu’il ne s’agit pas de se ménager un petit
laisse nécessairement quelque chose de non dit ou de tout enclos contemplatif, mais, au contraire, de rendre possible la
juste évoqué ou imparfaitement exposé a été formulée par vie politique. La contemplation dont vous parlez serait en ce
Platon à propos de ses propres écrits. Dans un passage sens une activité politique par excellence.
déterminant du Phèdre (278c 5-e 3), Socrate explique que
seul mérite le nom de philosophe l’auteur qui sait montrer Patrick BOUCHERON. – Il est un contraste, dans votre œuvre,
les défauts de ses écrits (ta gegrammena phaula apodeixai entre les ouvrages brefs et cinglants (souvent issus de
278c 6 ; phaula, de peu de valeur) et est en mesure de leur conférences ou de séminaires) et les livres architecturés
venir en aide (boethein), car il dispose de « choses de plus comme des traités. Comment ressentez-vous ce double
grande valeur » (timiotera). régime d’écriture ? Et dans le cas d’Homo sacer, qu’attendez-
Si tel est le cas, un texte philosophique est un texte auquel vous de la réunion en un seul volume de différents
la règle d’or de Coleridge n’est pas aisément applicable, livres dont l’ordre de parution ne correspondait pas à la
E n T R ET I E n 167 8 CRITIQUE

biographie et toute politique ne pouvaient que faire naufrage. puisqu’en lui l’auteur a toujours déjà tenu compte de sa
L’ élément politique authentique insiste dans la clandestinité propre ignorance. En effet, il convient d’observer que les
de la vie privée, mais si on essaie de la saisir elle ne nous « choses de plus grande valeur » ne peuvent être simplement
laisse entre les mains que le fade, incommunicable quotidien. d’autres discours moins défectueux, mais homogènes aux
C’était bien la signification politique de cette clandestinité – précédents, parce que ceux-ci auraient à leur tour besoin
qu’Aristote avait à la fois inclus et exclu de la cité – que j’ai d’autres discours et ainsi de suite à l’infini. En admettant,
tout d’abord essayé d’interroger. Moi aussi je cherchais à comme on l’a suggéré, que Platon entend ici se référer aux

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ma façon le passage du Nord-Ouest dans la géographie de idées, celles-ci, du fait qu’elles ne peuvent être exposées
la vraie vie. sous la forme d’un mathema, d’un savoir enseignable (rhe-
ton gar oudamos estin hos alla mathemata, Lettre VII,
Patrick BOUCHERON. – Parlons justement d’un autre passage, 341c), impliquent au contraire un discours particulier qui
celui qui mène d’une enquête à une autre. Comment doit mettre en question et « réfuter » la nature même du lan-
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travaillez-vous ? Est-ce toujours un livre qui renvoie à un gage et du savoir qui se fonde sur lui (« ce n’est pas l’âme de
autre, ou vous laissez-vous égarer par un film, une œuvre, celui qui écrit ou parle qui est réfutée, mais la nature des
une conversation ? Savez-vous comment vous viennent vos quatre choses [c’est-à-dire : le nom, la définition, l’image et
idées, et pourquoi vous vous engouffrez soudainement dans la science] » (343d).
telle ou telle bibliothèque – ici la littérature patristique, là Cet extrait de la Lettre VII doit être lu avec le célèbre pas-
les règles franciscaines ? sage de la République (511b) où Platon définit la « puissance
de la dialectique » (tou dialegesthai dynamei). Celle-ci, à la
Giorgio AGAMBEN. – Dans chacun des livres que j’ai différence des sciences qui traitent leurs hypothèses comme
écrit ou que j’ai abandonné, il y a toujours un non-dit qui des choses connues (hos eidotes – 510c), « considère les pré-
exige d’être repris et développé, comme dans toute vie il y a supposés (hypotheseis) non comme des principes (archai),
quelque chose de non vécu qui demande non pas tellement mais comme des présupposés au sens propre, c’est-à-dire
d’être vécu, mais de ne pas être oublié. Même si souvent comme des échelons et des tremplins pour s’élever jusqu’au
je n’en suis pas conscient, c’est cela, je crois, qui m’oblige, non-présupposé (anypotheton), au principe du tout ; une
comme vous dites, à m’engouffrer – ou plutôt à m’égarer – fois ce principe saisi, elle s’en tient aux conséquences qui en
dans telle ou telle recherche, dans telle ou telle bibliothèque. dépendent et descend jusqu’à la conclusion, sans recourir à
C’est donc du passé que viennent les idées, et c’est pour cela rien de sensible, mais aux idées mêmes, par elles, vers elles,
que l’enquête archéologique est toujours doublée par une pour aboutir à elles » (511b).
autre archéologie, plus intime et secrète. Il s’agit donc d’une expérience de langage qui mène dia-
lectiquement le langage à sa limite, où il cesse de présuppo-
Patrick BOUCHERON. – Cette autre archéologie, « plus intime ser son objet et, en évoluant seulement dans les idées, atteint
et secrète » a-t-elle à voir avec l’ascétisme ? Si la politique du un principe non présupposé. Un tel discours – puisqu’il s’agit
désœuvrement vise à cette déposition, ou cette destitution toujours d’un logos – ne peut qu’être, selon les termes de
que vous semblez prôner, la puissance radicalisée en Coleridge, un discours qui expose à la fois son intelligence
« puissance de ne pas » creuse-t-elle autre chose qu’un et son ignorance, qui manifeste ce qu’il comprend seulement
petit enclos contemplatif où nous travaillons à nous rendre dans la mesure où il réfute toute prétention à le présenter
ingouvernables ? comme un mathema. Et ce discours est, en réalité, « plus
Autrement dit, on a envie de vous demander si vous avez clair [saphesteron, plus lumineux] », que celui de la science,
perdu tout espoir politique dans les capacités de l’institué forcée de prendre les hypothèses – les présupposés – comme
à nous assurer une vie collective enviable, une fois ralentis principes.
PR I nC I PI A h E R m E n EU T IC A 9 166 CRITIQUE

La relation entre ignorance et intelligence est donc ici Giorgio AGAMBEN. – Je crois qu’il faudrait renverser
particulièrement complexe. Dans un texte philosophique, l’opinion courante qui définit l’averroïsme par la séparation
le défaut n’est pas accidentel, mais lui est consubstantiel, entre les individus et la pensée. Il me semble plutôt que
puisqu’il renvoie à l’inadéquation constitutive du langage par le véritable problème d’Averroès consiste à réunir ce qu’il
rapport à l’idée (qui toutefois n’est pas indicible). Un texte qui a séparé, c’est-à-dire ce qu’il appelle la copulatio, l’union
expose son ignorance expose la limite où le discours doit fina- intime entre hic homo et l’intellect séparé. La solution qu’il
lement s’arrêter (ainsi le dialogue est constitutivement fini). donne c’est que ce qui rend possible la copulatio, ce sont

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Comprendre un texte philosophique signifie en comprendre les phantasmes qui se trouvent dans l’individu, c’est-à-dire
à la fois l’intelligence et l’ignorance (« Le vrai et le faux de l’imagination. Je partage entièrement cette idée. Ce qui
l’être entier », selon les mots de la Lettre VII) et il n’est pas rend possible la pensée c’est l’imagination, et l’imagination
de compréhension de ce que le philosophe a compris qui ne est ce qui est le plus propre à chaque homme. Autrement
soit en même temps intelligence de ce qu’il ne peut qu’ignorer dit, la pensée n’appartient pas véritablement à l’individu,
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– même si c’est en un sens particulier du terme – c’est-à-dire mais par ses phantasmes il peut s’unir à elle, y marquer
laisser incompris dans le discours. quelque chose comme une signature – à condition que les
L’ axiome de Coleridge doit donc être radicalisé sous phantasmes disparaissent immédiatement dans l’acte de
cette forme : « Le discours philosophique est celui dont il est pensée.
impossible de comprendre l’intelligence sans en comprendre,
en même temps, l’ignorance » – ou bien, sous forme active : Patrick BOUCHERON. – Revenons à cette exigence, qui fait
« C’est le discours qui dit ce qu’il comprend seulement dans du sujet pour Averroès le lieu suffisant et insuffisant de
la mesure où il expose sa propre ignorance de lui-même. » Ou la pensée. Quelle conséquence peut-elle avoir sur notre
encore : « Dans un discours philosophique, on ne peut com- forme de vie ? Je pense à la manière dont vous commentez,
prendre ce que l’auteur a dit si l’on ne comprend pas aussi toujours dans L’ Usage des corps, ce que disait Guy
son non-dit (qu’il ne faut pas entendre comme un discours Debord de la « clandestinité de la vie privée » : elle nous
ésotérique secret, dont la communication serait réservée aux accompagne comme un passager clandestin, c’est-à-dire
adeptes, mais comme un non-dit intérieur au dit – cf. prin- de manière séparée et inséparable et pourtant, dites-vous,
cipe de Feuerbach) ». c’est peut-être dans cette « présence homonyme, indistincte,
ombreuse » que réside le secret de la politique.
Scolie
Giorgio AGAMBEN. – C’est dans un de ses premiers films
Dès lors que l’exposé de la consubstantialité de l’intelligence et que Guy évoque « cette clandestinité de la vie privée sur
de l’ignorance ne peut avoir la forme d’un mathema, mais pren-
laquelle on ne possède jamais que des document dérisoires ».
dra plutôt celle d’une zone de non-connaissance intérieure à la
connaissance, comment sera-t-il possible de le comprendre ? La C’est de cette trop intime vie clandestine que Guy, comme
seule réponse possible est que la compréhension d’un texte philo- d’ailleurs toute la tradition politique de l’Occident, n’est
sophique implique nécessairement une dimension pratique. C’est pas parvenu à venir à bout. Et pourtant l’idée de « situation
ce que Platon ne se lasse pas de répéter tant dans la Lettre VII construite » impliquait qu’il était possible de trouver quelque
que dans les dialogues (« C’est en même temps qu’il est nécessaire chose comme ce qu’il appelait « le passage au Nord-Ouest de
d’apprendre ces choses, en même temps qu’il faut apprendre le la géographie de la vraie vie ». Et si, dans ses films comme
vrai et le faux de l’être entier, avec le plus grand soin et beaucoup
de temps […] Après avoir confronté les uns aux autres les noms
dans ses livres, Guy revient toujours sur sa biographie, sur
et les définitions, les visions et les sensations, et en avoir débattu les visages des amis et sur les lieux qu’il a habités, c’est,
dans des discussions bienveillantes et sans haine avec questions je crois, qu’il ressentait obscurément que c’était justement
là que se cachait l’arcane de la politique, sur lequel toute
E n T R ET I E n 165 10 CRITIQUE

et réponses, la compréhension et l’intelligence brillent soudain


Giorgio AGAMBEN. – Il faudrait soustraire de votre question sur chaque chose, avec toute l’intensité dont est capable l’esprit
toute implication psychologique, qui serait déplacée. Je dis humain » [344b]). Aussi la compréhension de la part d’un lecteur
cela, car on m’a souvent reproché un certain pessimisme de l’ignorance de l’auteur ne peut-elle prendre la forme d’un simple
– ou, ce qui revient au même, trop d’optimisme. Il ne s’agit énoncé cognitif (« Platon a connu ceci et n’a pas connu cela »), mais
pas non plus d’espoir ou de son contraire, car si on désespère implique la répétition de l’expérience même que l’auteur a dû tra-
des autres – comme on est aujourd’hui tout à fait autorisé à verser.
le faire – on désespère aussi de soi-même et on retombe ainsi

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dans la psychologie. 4. Premier principe d’Origène : « Les portes de l’Écriture
Il faudrait d’abord préciser qui sont les « autres ». Ce sont fermées et les clefs ont été mélangées »
n’est sûrement pas la postérité. Les autres, je les conçois 5. Second principe d’Origène : « Le sens spirituel n’est pas
plutôt dans un futur antérieur, c’est-à-dire comme un passé un autre sens littéral »
dans le futur ou un futur dans le passé. Ils sont, pour revenir
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à votre question, ceux qui seront devenus possibles, lorsque Ces deux principes ne doivent pas être séparés. Origène
le travail archéologique de la pensée aura été abandonné et énonce le premier en ces termes : « Avant d’entreprendre
non pas achevé. Et ce passé futur est le seul présent que l’interprétation des Psaumes, je raconterai une très belle
nous pouvons atteindre, s’il est vrai – comme il est vrai – histoire qui m’a été transmise par un Juif et qui concerne
que toute histoire est toujours histoire contemporaine. En l’Écriture sainte. Il disait que toutes les écritures inspirées
ce sens, les autres sont déjà là, ils sont toujours en train par Dieu ressemblent, à cause de leur obscurité, à plusieurs
d’advenir, même s’ils ne sont pas là et n’y seront peut-être chambres fermées à clef dans une même maison : sur la
jamais. porte de chaque chambre il y a une clef, mais pas celle qui lui
Pour le dire autrement, les « autres » ne relèvent pas correspond. Ainsi les clefs sont réparties entre les chambres,
d’une nécessité – ils sont de l’ordre de ce que j’appelle une mais aucune d’elles ne s’adapte à la porte sur laquelle elle
exigence, ils sont ce que la pensée exige, indépendamment de se trouve. C’est un très grand travail (ergon […] megiston)
leur existence factuelle. Et l’exigence est pour moi la catégorie que de retrouver les clefs et de les rapporter aux chambres
philosophique par excellence. C’est à une exigence de ce qu’elles peuvent ouvrir. Nous comprendrons donc les écri-
genre que devait penser Averroès quand il disait que l’espèce tures obscures si nous ne cherchons à le faire que les unes
humaine exige qu’il y ait toujours un philosophe pour s’unir à partir les autres puisque leur principe d’interprétation (to
à l’unique intellect séparé. exegetikon) est réparti entre elles. »
Le principe affirme que les clefs d’interprétation d’un
Patrick BOUCHERON. – Un seul philosophe, cela peut suffire, texte ne doivent pas être cherchées en-dehors de lui mais
dit en effet Averroès : il y aura toujours un philosophe dans plutôt en toutes ses parties (les diverses chambres) et – dès
le monde. Mais dans le même temps, Averroès place la lors que les clefs ont été mélangées – sans pouvoir privilégier
pensée dehors, c’est-à-dire hors de l’intériorité du sujet. a priori une porte par rapport aux autres. Il n’y a pas une
Peu importe alors qui pense, peu importe qui sait, ce qui seule porte pour l’Écriture, mais au départ nous ne possé-
compte c’est qu’on pense et qu’on sache – et relativement dons la clef d’aucune porte.
à l’espèce humaine, tout est déjà su. Est-ce cela, l’exigence Scholem cite cette anecdote à propos de l’interprétation
de la philosophie, telle que vous la concevez ? Mais dans ce des mystiques juifs, en la rapprochant de celle des textes
cas, comment peut-elle supporter une forme de vie aussi de Kafka, qui correspondent selon lui à une situation où
radicalement anti-héroïque ? Autrement dit : de quelle les hommes ont égaré les clefs des Écritures saintes. Il lit la
manière votre écriture philosophique s’accommode-t-elle parabole sur le mélange des clefs dans le sens que la parole
de la souveraineté du nom propre ? de Dieu « se déploie en d’infinies strates de sens » et peut
PR I nC I PI A h E R m E n EU T IC A 11

donner lieu à autant d’interprétations qu’elle a d’exégètes. La Lʹarchéologue et lʹhistorien


métaphore des clefs révèle « une situation kafkaïenne déjà à
l’époque de la plus grande splendeur de la tradition talmu-
dique » : « L’ autorité ne se trouve plus dans le sens univoque Dialogue avec
et irremplaçable de la communication divine, mais dans son
infinie plasticité. » Giorgio Agamben
Si Scholem avait appliqué aussi à sa propre lecture la

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suggestion d’Origène et en avait cherché les clefs dans d’autres
textes du même auteur, il n’aurait pas pu ne pas tomber sur
le passage où il énonce son second principe : « On ne doit pas C’est à bonne distance l’une de l’autre que se sont déployées les
croire que les faits historiques (ta historikà) sont des figures œuvres de Giorgio Agamben et de Patrick Boucheron. Quoi de com-
mun entre le philosophe italien et l’historien français ? Peut-être jus-
(typous) d’autres faits historiques et que les choses corpo-
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tement ce qui semble les séparer : la langue – les langues : l’italien
relles sont des figures d’autres choses corporelles ; mais plu- et le français, qu’ils ont en partage. Mais aussi le « terrain », non pas
tôt que les choses corporelles (ta somatikà) sont figures de exclusif, mais preferito d’une Italie médiévale et renaissante qu’ils
choses spirituelles (pneumatikon) et les choses historiques arpentent l’un et l’autre. Et surtout l’importance qu’ils accordent à
de choses intelligibles. » l’écriture et à la variété de ses régimes dans l’exercice de la pensée.
Ce qu’énonce clairement ce principe, c’est que le sens Il y a aussi, chez l’un comme chez l’autre, une conviction que résume
spirituel ou intelligible n’est pas un second sens littéral ou le terme foucaldien d’archéologie : il faut interroger les traditions de
l’histoire si l’on veut se forger des concepts pour décrire le présent. Et
historique, dont l’interprétation pourrait se poursuivre à cette archéologie, pour Agamben comme pour Boucheron, est indisso-
l’infini de renvoi en renvoi et de figure en figure. Parvenir ciable d’une inquiétude politique.
au sens spirituel signifie quitter le terrain des significations Critique a pris l’initiative de leur proposer d’entrer dans un dia-
historiques pour s’élever à cette compréhension qui – comme logue qui s’est poursuivi tout au long de l’automne 2016. Cet entretien,
le suggère un autre passage d’Origène – coïncide avec le par questions et réponses, s’est déroulé sans protocole ni programme
Royaume, c’est-à-dire avec l’accomplissement de toute écri- préétablis, sans terme assigné : il a été interrompu (suspendu ?) seule-
ment par le « bouclage » de ce numéro spécial. Il n’en est pas la conclu-
ture et de toute interprétation : « Lorsque, ayant abordé les
sion, mais le point d’orgue.
Écritures par le moyen de la lettre (dia tou grammatos), on
s’élève aux choses spirituelles (anabainei epi ta pneuma-
tika), qu’on appelle Royaume des cieux. »
Contrairement à ce que suggère Scholem (et avec lui, une Patrick BOUCHERON. – Dans l’avertissement à L’ Usage des
pratique herméneutique très répandue), le principe affirme corps, vous expliquez comment ce livre achève et n’achève
que l’interprétation ne peut se poursuivre à l’infini, mais pas la grande entreprise d’Homo sacer. Car une telle
– une fois terminé le « très grand travail » de recherche des recherche, dites-vous, « comme toute œuvre de poésie et de
clefs – doit à un certain moment s’arrêter. Cet arrêt ne cor- pensée, ne peut être conclue, mais seulement abandonnée
respond pas à un nouveau sens plus vrai que le sens litté- et, éventuellement, poursuivie par d’autres ». De l’abandon,
ral, mais qui lui serait substantiellement homogène et donc nous aurons à parler – et notamment dans ses implications
encore objet possible d’une nouvelle interprétation ; il cor- politiques. Mais attachons-nous d’abord à ce que vous
respond plutôt à l’avènement du Royaume, où tous les sens suggérez comme une éventualité : dès lors que vous vous
se dissolvent et où la lettre, sans être pour autant simple- faites une idée si haute, je veux dire si souverainement
ment effacée ou abolie, épuise sa signification. Le sens spiri- poétique, de l’acte de penser, que pouvez-vous attendre des
tuel n’est pas un autre sens : il est la compréhension parfaite « autres » pour inspirer, accompagner et poursuivre votre
– c’est-à-dire dernière – du sens historique, et l’« élévation de œuvre ?
su r l'écr i t u r e des Pr é a m bu les 163 12 CRITIQUE

Ce qu’on parvient à dire n’est que préface ou apostille, et les l’histoire » (anagein ten historian), en quoi consiste l’exégèse
philosophes se distinguent selon qu’ils préfèrent la première spirituelle, coïncide avec l’eschatologie.
ou la seconde, selon qu’ils s’en tiennent au moment poétique Le principe d’Origène contient alors un enseignement
de la pensée (la poésie est toujours annonce) ou à celui où, non seulement sur l’interprétation des Écritures, mais sur le
à la fin, on pose la lyre et on se livre à la contemplation. sens ultime du langage lui-même. Demeurer dans la langue
Dans les deux cas, ce que l’on contemple est le non-dit, le ne signifie pas être le jouet d’un discours interminable et
purement dicible. Le congé donné à la parole coïncide avec d’une tout aussi incessante exégèse : il signifie que ce qui est

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l’annonce qui en est faite. en question en dernière instance dans la langue, c’est l’immi-
nence du Royaume, que la parole ne renvoie pas seulement
Giorgio AGAMBEN sans fin à elle-même, mais est toujours déjà annonce du
Traduit de l’italien par Joël Gayraud. Royaume. Le sens spirituel est véritablement la fin et l’ac-
complissement du sens littéral.
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6. Principe d’Overbeck-Foucault : « Toute enquête historique
doit à un certain point se mesurer nécessairement avec une
strate pré-historique, qui constitue son a priori historique.
La recherche qui a affaire à cet a priori historique revêt la
forme d’une archéologie »
Ce qu’Overbeck appelle « pré-histoire » (Urgeschichte) et
Foucault « a priori historique » n’est pas simplement quelque
chose de chronologiquement plus ancien, c’est plutôt l’his-
toire du « point de surgissement » (Entstehung) où le cher-
cheur doit tenir compte aussi bien d’un Ur-phänomen au
sens de Goethe conditionnant la possibilité de la formation
et du développement des savoirs et des connaissances, que
de l’histoire de la tradition qui, tandis qu’elle semble nous
transmettre le passé, ne cesse d’en recouvrir le jaillissement.
Au fur et à mesure qu’en remontant aux sources et à la tra-
dition qui les lui a transmises le chercheur s’approche du
point de surgissement du phénomène, celui-ci se divise en
une Urgeschichte et une Geschichte, une préhistoire et une
histoire, inséparablement liées, mais non homogènes et qui
requièrent des méthodologies et des précautions différentes.
Saisir un phénomène à son point de surgissement signifiera
alors ne pas le rejeter dans un passé révolu, mais le saisir
dans son absolue présence, en brisant la chaîne de la tradi-
tion qui nous l’a transmis.
En ce sens, la pré-histoire est le problème méthodolo-
gique décisif de l’historiographie, que celle-ci tend à occul-
ter en la transformant en une phase archaïque et séparée de
PR I nC I PI A h E R m E n EU T IC A 13 162 CRITIQUE

la chronologie. Nous appelons archéologie la recherche qui, avec sa nature préliminaire, laquelle, par la force des choses,
dans toute enquête historique, se mesure avec son a priori ne saurait conclure. C’est ce qui apparaît clairement à la fin
historique et avec sa pré-histoire. Il va de soi que l’a priori des Lois quand, après avoir traité apparemment de chaque
historique ne coïncide pas nécessairement avec un événe- détail de la constitution de la cité et de la vie des citoyens,
ment que l’on pourrait situer avec précision et dater dans le dialogue se termine sur la prise de conscience que le plus
une chronologie. L’ a priori historique ultime, qui constitue important reste encore à faire. Selon un geste caractéristique
l’horizon de toute recherche, est l’anthropogénèse, le deve- du Platon tardif, cette thèse est énoncée sous forme ironique

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nir humain de l’homme, que l’on doit présupposer comme par une plaisanterie et un jeu de mots : « Il n’est pas possible,
advenu, et qui est cependant impossible à dater. La philo- explique l’Athénien, de légiférer sur ces matières avant que
sophie – ou l’archéologie philosophique – est la tentative de le conseil n’ait été constitué ; c’est seulement alors que la loi
maintenir tout problème et toute enquête historique en rela- pourra indiquer qui doit détenir l’autorité suprême. Pour que
tion avec cet événement indatable. notre entreprise réussisse, il faut la préparer par de longs
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moments passés ensemble [synousias polles, les termes
Giorgio AGAMBEN mêmes qui, dans la Lettre VII, résument les conditions de
Traduit de l’italien par Joël Gayraud. l’accès à la vérité] […] Il serait cependant malvenu de dire que
les choses qui touchent à ce sujet sont indicibles (aporreta) :
elles sont plutôt im-prédictibles (aprorreta, que l’on ne peut
dire avant), puisque le fait de les pré-dire (prorrethenta) ne
met rien au clair » (968e).
La nature préambulaire du dialogue est ainsi réitérée,
mais, en même temps, l’on affirme que seul un discours qui
vient après – c’est-à-dire un épilogue – est décisif. La philo-
sophie est constitutivement préambule et, pourtant, l’affaire
de la philosophie n’est pas l’indicible, mais l’im-prédictible,
c’est-à-dire ce qui ne peut être dit dans un préambule ; seul
un épilogue serait adéquat au but, c’est-à-dire vraiment phi-
losophique. Le préambule doit se transformer en épilogue,
le prélude en postlude : mais, dans chaque cas, le logos est
absent, le ludus ne peut que manquer.
Tout ce qu’écrit le philosophe – tout ce que j’ai écrit –
n’est qu’un préambule à une œuvre non écrite ou – ce qui
est au fond la même chose – un postlude dont le ludus est
absent. L’ écriture philosophique ne peut avoir qu’une nature
préambulaire ou épilogale. Cela signifie sans doute qu’elle n’a
pas affaire avec ce qu’on peut dire au moyen du langage, mais
avec le logos même, avec le pur possible du langage en tant
que tel. L’ événement, qui est en question dans le langage, ne
peut être qu’annoncé ou congédié, mais jamais dit (non qu’il
soit indicible – indicible signifie seulement im-prédictible ; il
coïncide plutôt avec la possibilité des discours, avec le fait
que les hommes ne cessent de se parler les uns aux autres).
su r l'écr i t u r e des Pr é a m bu les 161

vraiment à cœur, mais la célèbre digression philosophique « Puissance de ne pas »,


(qu’il appelle « discours vrai », mais aussi « mythe et divaga-
tion – mythos kai planos ») introduite alors pour expliquer
pourquoi cela est impossible est formulée en termes si peu
ou la politique
argumentatifs qu’elle a toujours été considérée – à tort ou à
raison – comme un texte mystique particulièrement obscur. du désœuvrement
Le caractère préambulaire de la parole philosophique ne

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signifie donc pas qu’il renvoie à un discours philosophique
qui viendrait après le préambule, mais se réfère à la nature
même du langage, à sa « faiblesse » (dia to ton logon asthenes Il est clair que la pensée de Giorgio Agamben sou-
– [Lettre VII, 343a]) chaque fois qu’il est appelé à se mesu- lève nombre de questions nécessaires et, même, cruciales
rer aux problèmes les plus graves. La philosophie, donc, est aujourd’hui. Nous soulève-t-elle pour autant ? Nous aide-t-elle
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préambule, non pas à un autre discours plus philosophique, à nous soulever ? Mais se soulever, qu’est-ce que cela suppose
mais, pour ainsi dire, au langage même et à son inadéqua- exactement ? On aura vite compris à quel point l’évidence du
tion. C’est justement pour cela – puisqu’il dispose d’une soulèvement est une évidence divisée, complexe, tragique en
consistance linguistique propre, de nature préambulaire – un sens. Si le soulèvement est une puissance, de quoi est-
que le discours philosophique n’est pas un discours mys- ce donc la puissance ? Comment se manifeste-t-elle ? Vers
tique qui, contre le langage, prendrait parti pour l’ineffable. où se développe-t-elle ? Est-ce une puissance pour en finir ?
Autrement dit, la philosophie est ce discours qui se borne Bien sûr, puisque se soulever vise à subvertir un certain état
à faire le préambule au discours non philosophique, en en de choses antécédent. Mais n’est-ce pas, tout aussi bien, la
montrant l’insuffisance. puissance de n’en jamais finir, au sens où Raoul Vaneigem a
Essayons maintenant de développer au-delà du contexte voulu suggérer, par-delà sa propre expérience situationniste,
platonicien la thèse de la nature préambulaire du discours que rien n’est fini et que tout commence 1 ? Se soulever, n’est-
philosophique. La philosophie est ce discours qui rapporte ce pas manifester, par excellence, la puissance de dire non
tout discours au préambule. En généralisant, on pourrait et, même – puisque se soulever est un geste, voire un travail
dire que la philosophie s’identifie à l’élément préambulaire de longue haleine –, de faire non ou de défaire la texture du
du langage et s’y conforme rigoureusement. Elle évite ainsi de monde tel qu’il va si mal ? Mais la puissance n’est-elle pas
se faire discours ou commandement, d’énoncer gravement désir et, à ce titre, n’est-elle pas l’expression de cette force
des thèses ou des interdictions. C’est dans cette perspective persévérante par laquelle, tant que nous sommes en vie, nous
que doit être vu chez Platon l’usage du mythe et de l’ironie : il n’en avons jamais fini de désirer, c’est-à-dire de dire oui à
rappelle tant à celui qui parle qu’à celui qui écoute le carac- autre chose, et de vouloir la faire, cette « autre chose » ? Dans
tère nécessairement préambulaire de tout discours humain son beau livre intitulé Oui/non, Frédérique Toudoire-Surla-
prenant la vérité à cœur. Dans un discours, l’élément philo- pierre a mis en balance le « non de la révolte » – par exemple
sophique est celui qui témoigne de cette conscience, non au celui que Bertolt Brecht composa dialectiquement dans Celui
sens du scepticisme, qui met en question la vérité elle-même, qui dit oui, celui qui dit non – avec le « oui de l’infini » ou du
mais au sens de la ferme intention de s’en tenir au caractère désir inhérent à la poésie, à la littérature en général 2.
nécessairement préambulaire et préparatoire de ce que l’on
est en train de dire. 1. G. Berréby et R. Vaneigem, Rien n’est fini, tout commence,
Cependant, le préambule, pour autant qu’il tente scrupu- Paris, Allia, 2014.
leusement de se maintenir dans ses propres limites, ne peut, 2. F. Toudoire-Surlapierre, Oui/non, Paris, Minuit, 2013, p. 72-79
finalement, que montrer son insuffisance, coïncidant du reste et p. 130-134.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 15 160 CRITIQUE

Est-ce parce que l’évidence des soulèvements se révèle ou commandement, et il peut être opportun, en parlant, de
le plus souvent tragique et conflictuelle que, dans cette dia- mélanger les deux éléments ou au contraire de les maintenir
lectique, le non l’emporte si régulièrement et si brutalement distincts.
sur le oui ? Est-ce pour son urgence pratique ou pour son Si le langage humain se compose de deux éléments dif-
prestige théorique que le défaire l’emporte si souvent sur le férents, auquel des deux appartiendra le discours philo-
faire ? C’est là, me semble-t-il, un point crucial dans l’appré- sophique ? Les paroles de Clinias (« faire un préambule et
hension actuelle des possibilités d’émancipation. Il n’est pas non un discours ») semblent suggérer sans réserves que le

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impossible que la façon autoritaire – unilatéralement stra- dialogue intitulé Les Lois – et donc peut-être chacun des dia-
tégique et organisationnelle – adoptée par Lénine dans son logues que Platon nous a laissés – doit être considéré comme
ouvrage Que faire ?, en 1902 3, ait orienté nombre de nos un simple préambule.
pensées contemporaines dans le sens exactement inverse, Puisqu’une loi pure (akratos, non mélangée), c’est-à-dire
celui du défaire. Voilà pourquoi on ne s’étonnera pas que sans préambule, est tyrannique, un discours privé de préam-
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Giorgio Agamben ait voulu construire, livre après livre, une bules, se limitant à formuler des théories, si justes qu’elles
notion de la puissance – dont les harmoniques s’étendent à puissent être, sera lui aussi tyrannique. Voilà qui expliquerait
tous les domaines de la pensée, qu’il s’agisse de l’ontologie l’hostilité de Platon envers l’énonciation de théories ou d’opi-
ou de l’éthique, de la politique ou de l’esthétique – articulée nions vraies et le fait qu’il ait de préférence recours au mythe
sur celle du désœuvrement. Agamben, nous le savons, est un plutôt qu’à l’argumentation logique. La parole philosophique
grand archéologue des concepts juridiques et politiques : il est essentiellement et constitutivement préambulaire. Elle est
soulève des pans entiers de nos impensés. Mais l’archéologie l’élément préambulaire qui doit être présent en tout discours
est affaire de couches multiples : certaines sont seulement humain. Mais si le préambule de la loi précède et introduit
traversées, quand d’autres seront promues au statut d’archè, la partie normative de la loi – les prescriptions et les inter-
de « commencement » ou de « commandement 4 ». dictions – de quoi la parole philosophique constitue-t-elle le
S’agissant de la notion de puissance, Agamben est, préambule ?
naturellement, revenu au texte fondateur d’Aristote, dans Selon une tradition reprise par des chercheurs modernes,
la Métaphysique, sur la dynamis envisagée comme « puis- à côté des écrits exotériques de Platon – les dialogues – cir-
sance de changement 5 ». Dans un texte de 1987 intitulé « La culaient dans l’Académie des doctrines ésotériques, que le
puissance de la pensée », il envisageait d’emblée la différence philosophe aurait formulées sous forme assertive. Dans cette
entre l’acte (energeia) et la puissance (dynamis) sous l’angle perspective, les dialogues que nous connaissons pourraient
de la privation (steresis) : « Avoir une puissance, avoir une être considérés comme des préambules et des introductions
faculté signifie : avoir une privation. » Pourquoi cela ? Parce à des doctrines ésotériques que les savants tentent de recons-
que la puissance doit être « définie essentiellement par la truire sous forme nécessairement discursive. Si ce que dit
possibilité de son non-exercice », ce qui permet, sans avoir à Platon dans Les Lois doit être pris au sérieux, si le caractère
trembler, d’assumer le paradoxe suivant : « Toute puissance préambulaire est consubstantiel à la philosophie, il est alors
improbable qu’il ait pu formuler de manière assertorique
les doctrines qui lui tenaient le plus à cœur. Les doctrines
3. V. I. Lénine, Que faire ? [1902], trad. anonyme, Paris, Éd. du
ésotériques – si l’on admet qu’elles aient existé – devaient
Seuil, 1966.
4. G. Agamben, Qu’est-ce que le commandement ? [2013], trad. revêtir, elles aussi, une forme préambulaire. Dans le seul
J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2013. texte conservé où il s’adresse à des proches pour exposer
5. Aristote, Métaphysique, 1045b-1051a, trad. M.-P. Duminil et sa pensée – la Lettre VII –, non seulement Platon exclut la
A. Jaulin, Œuvres complètes, éd. P. Pellegrin, Paris, Flammarion, 2014, possibilité de mettre par écrit ou même de seulement com-
p. 1869-1880. muniquer sous forme d’un exposé scientifique ce qui lui tient
su r l'écr i t u r e des Pr é a m bu les 159 16 CRITIQUE

que c’est là quelque chose qui existe et que les lois dont nous est impuissance 6. » Avoir la puissance de quelque chose
avons parlé [celles faites pour les hommes libres], et qui (jouer du piano, par exemple), reviendrait donc, aux yeux
m’avaient paru doubles, ne sont pas simplement telles, mais d’Agamben, à posséder le « pouvoir de ne pas » (c’est-à-dire
sont composées de deux éléments : une loi et un préambule l’ascétique voie choisie, selon lui, par ce grand pianiste par
à la loi. Le commandement (epitagma) tyrannique, que nous excellence que fut Glenn Gould). Dans le dernier en date de
avons comparé aux prescriptions de ces médecins que nous ses grands ouvrages de la série Homo sacer, intitulé L’ Usage
appelions non libres, c’est précisément la loi pure (akra- des corps, Agamben aura poussé jusqu’au bout sa défense

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tos, non mélangée); mais ce qui vient avant, que nous avons d’une « ontologie modale » – c’est-à-dire non substantielle – en
appelé élément persuasif (peistikon), puisqu’il sert à persua- plaçant la puissance ou la possibilité au centre névralgique
der, a la même fonction que les préambules que l’on fait dans de sa pensée. C’est là une décision philosophique admirable.
les discours. En effet, le discours que tient le législateur dans Mais, en même temps, il la conçoit d’emblée sous l’angle d’une
le but de persuader me paraît fait dans le but de disposer valorisation particulière du négatif : l’ancien mot de priva-
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celui auquel s’adresse la loi à accueillir favorablement son tion, repris de la logique aristotélicienne en 1987, fera place
commandement, c’est-à-dire la loi elle-même. On peut donc désormais au motif plus ontologique du désœuvrement 7.
dire avec raison que cela constitue le préambule, et non le Comme dans les ruines de Pompéi où les corps brûlés
discours (logos) de la loi. […] Le législateur doit d’abord veil- ne furent découverts que dans le vide de leurs empreintes
ler à faire un préambule à toutes les lois, puis pour chacune négatives – des trous dans la cendre durcie –, l’archéolo-
d’elles, afin qu’elles diffèrent entre elles comme les deux lois gie philosophique d’Agamben explore toute chose dans ses
dont nous parlions auparavant » (722d-723b). empreintes négatives : l’état d’exception, ce trou dans l’État
L’ allusion aux discours en général (« partout où intervient de droit, serait constitutif de notre état politique même ; l’état
la voix ») et aux nomoi musicaux laisse entendre que le statut d’urgence y marquerait « la pulsion anomique contenue au
spécial qu’assigne ici Platon aux préambules va au-delà du cœur même du nomos » ou de la loi ; la guerre civile dessi-
domaine de la législation au sens strict. C’est du moins ce nerait la constitution négative de notre histoire politique en
que Clinias semble suggérer juste après quand il présente tant que telle, etc. De cette négativité inhérente aux pouvoirs,
l’ensemble du dialogue qui va suivre comme un prélude : « Ne Agamben aura donc dressé, par des voies philologiques dif-
tardons pas davantage, mais revenons à notre sujet et com- férentes de celles empruntées avant lui par Michel Foucault,
mençons, si tu le veux bien, par ce dont tu parlais tout à l’impressionnante cartographie, notamment à travers ses
l’heure sans penser que tu faisais un préambule. Reprenons analyses des notions de « souveraineté », de « règne » ou de
donc depuis le début – comme disent les joueurs, désireux « gouvernement », d’« économie » ou de « gloire », jusqu’à cet
d’engager mieux la partie – afin de faire un préambule et non « office » – liturgique, politique et bureaucratique – dont nous
un discours (logos) quelconque. Convenons donc que nous parle le troublant Opus Dei 8.
commençons par un préambule […] » (723e). Si la conversa-
tion menée jusqu’alors n’était en réalité qu’un préambule, 6. G. Agamben, « La puissance de la pensée » [1987], trad.
il s’agit maintenant de faire consciemment un préambule et J. Gayraud, La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris,
non un discours. Payot & Rivages, 2006, p. 235-236 et p. 239.
7. Id., L’ Usage des corps. Homo sacer, IV, 2 [2014], trad. J. Gayraud,
De même que, dans une bonne loi, selon Platon, on doit
Paris, Éd. du Seuil, 2014, p. 144-145, p. 211-247 et p. 263-264.
distinguer le préambule du logos au sens strict (le comman- 8. Id., État d’exception. Homo sacer, II, 1 [2003], trad. J. Gayraud,
dement), de même, dans tout discours humain, il est pos- Paris, Éd. du Seuil, 2003, p. 122. Id., La Guerre civile. Pour une théorie
sible de distinguer un élément préambulaire d’un élément politique de la stasis [2015], trad. J. Gayraud, Paris, Éditions Points,
proprement discursif ou prescriptif. Toute parole humaine 2015. Id., Homo sacer, I. Le Pouvoir souverain et la Vie nue [1995],
est préambule (prooimion) ou discours (logos), persuasion trad. M. Raiola, Paris, Éd. du Seuil, 1997. Id., Le Règne et la Gloire.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 17

Cette façon d’emboîter le pas à Michel Foucault – en Sur lʹécriture des


particulier pour tout ce qui touche à la question des « bio-
pouvoirs » – s’est vue prolongée ou complétée, sur le versant
de la puissance, par le choix de reprendre les leçons de Gilles
préambules
Deleuze concernant la notion de potentia selon Spinoza ou
celle de Macht selon Nietzsche. Deleuze avait subtilement
réuni ces motifs en 1989 dans un très beau texte consacré

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à Bartleby, le héros éponyme du récit d’Herman Melville 9. Dans la troisième de ses Lettres, Platon déclare « s’être
Dès 1990, le même motif apparaît chez Agamben dans La occupé avec un sérieux suffisant des préambules aux lois »
communauté qui vient et dans un texte intitulé « L’ écriture de (316a). Il s’agit là d’un véritable travail d’écriture, comme en
la puissance 10 ». Mais, là où l’analyse de Deleuze suspendait témoigne ce qu’il ajoute peu après : « J’ai entendu dire que,
la fameuse formule de Bartleby « I would prefer not to » entre par la suite, certains d’entre vous ont remanié ces préam-
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négation et affirmation – « il ne refuse pas, mais n’accepte pas bules, mais la différence entre les deux parties [c’est-à-dire
non plus » –, l’approche d’Agamben aura fini par accentuer celle écrite par mes soins et celle retravaillée par d’autres]
la négativité au cœur de cette même formule. L’ « écriture de apparaîtra clairement à qui sait reconnaître ma manière. » Si
la puissance » se voit alors envisagée comme la pure « puis- l’on considère que, dans la Lettre VII, Platon semble porter
sance de ne pas 11 ». Position radicale, reprise en 1993 dans sur toute tentative de mettre par écrit des questions philo-
un nouveau texte – qui servait de préface à l’édition italienne sophiques le soupçon d’un manque de sérieux (soupçon qui
de l’essai de Deleuze – où la « puissance » de la formule était pourrait concerner ses propres dialogues), il est possible
énoncée en termes de « décréation 12 ». qu’il soit convaincu que la rédaction de ces préambules (qui,
Voici donc que l’ontologie de la puissance se sera consti- comme il le suggère, lui revenait de manière incontestable)
tuée, à travers le personnage théorique de Bartleby, en éthique figure parmi les quelques écrits sérieux qu’il ait produit au
et en poétique du désœuvrement. Mais comment n’y pas voir, cours de sa longue vie. Écrits qui, malheureusement, sont
déjà, une politique également ? Le geste de la « décréation » perdus.
suppose, en effet, une communauté de la « singularité quel- Dans Les Lois, une de ses œuvres les plus tardives,
conque », ainsi qu’Agamben la nomme : une communauté qui Platon, jouant sur le double sens de nomos (« composition
ne serait médiatisée « ni par une condition d’appartenance musicale chantée en l’honneur d’un dieu » et « loi »), revient
au problème des préambules aux lois (prooimia nomon).
Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement. « Dans tous les discours et partout où intervient la voix »,
Homo sacer, II, 2 [2007], trad. J. Gayraud et M. Rueff, Paris, Éd. du dit l’interlocuteur du dialogue désigné comme l’« Athénien »,
Seuil, 2008. Id., Opus Dei. Archéologie de l’office. Homo sacer, II, 5 « on rencontre des préambules et comme des exercices pré-
[2011], Paris, Éd. du Seuil, 2012. paratoires (anakineseis), qui offrent une introduction dans
9. G. Deleuze, « Bartleby, ou la formule » [1989], Critique et cli- les règles de l’art (eutechnos), utile à ce qui va suivre. Dans
nique, Paris, Minuit, 1993, p. 89-114. ce qu’on appelle nomoi du chant citharédique et dans toute
10. G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la sin- composition musicale, on trouve également des préludes
gularité quelconque [1990], trad. M. Raiola, Paris, Éd. du Seuil,
remarquablement composés. En revanche, pour ce qui est
1990, p. 39-43. Id., « Pardès. L’ écriture de la puissance » [1990], trad.
J. Laporte, La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris, des véritables nomoi [les lois], que nous appelons nomoi
Payot & Rivages, 2006, p. 293-308. politiques, personne ne les a jamais fait précéder d’aucun
11. Id., « Pardès. L’ écriture de la puissance », art. cit., p. 303-305. préambule, ou si quelqu’un en a écrit un, il ne l’a jamais
12. Id., Bartleby ou la création [1993], trad. C. Walter, Saulxures, publié, comme si ce n’était pas conforme à la nature. À mon
Circé, 1995, p. 55-84. avis, la conversation que nous avons eue montre au contraire
l a ta bl e de di v ision 157 18 CRITIQUE

interne elle fait passer l’infini. Baudelaire a réussi l’exploit (l’être rouge, italien, communiste) ni par l’absence de toute
de placer une diérèse au cœur même du vers fameux des condition d’appartenance 13 » – cette dernière figure incarnée
« Correspondances » où il évoque le processus d’infinitisation par Maurice Blanchot qui, le premier, avait évoqué Bartleby
des parfums « ayant l’expansion des choses infinies ». La dans L’ Écriture du désastre en 1980, puis revendiqué en
diérèse espace le son du poème grâce au différentiel du 1983 ce qu’il voulut nommer La Communauté inavouable 14.
« e » muet. À ce titre la diérèse n’est-elle pas, par excellence, Agamben, ici, énonce clairement son refus de toute commu-
et bien plus que la rime chérie par Agamben l’opérateur de nauté de Parti. Ses motivations pour récuser symétriquement

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l’indédifférenciation 51 ? Il faut être philologue et philosophe la communauté de « l’absence de toute condition d’apparte-
pour percevoir l’urgence de ces questions, mais il faudrait nance » semblent moins claires… Peut-être sont-elles liées à
complètement manquer de sens du présent pour penser l’antipathie de longue date manifestée par Agamben vis-à-vis
qu’elles ne concernent que le monde des philologues et des de ce penseur incandescent dont Blanchot s’autorisait et était
philosophes. l’ami, je veux dire Georges Bataille.
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Mais ce n’est pas tout : Deleuze lui-même – dont Agamben
Martin RUEFF ne rappelle jamais, du moins à ma connaissance, les pages
admirables consacrées dans Logique du sens aux puissances
de la « contre-effectuation 15 » – finira par se voir récusé dans
ses fameuses propositions sur la création comme « acte de
résistance », énoncées en 1987 devant les étudiants de la
Femis 16. Là où Deleuze parlait de création, Agamben – dans
un texte qui porte le même titre, exactement, que celui de la
conférence à la Femis – parlera donc de « décréation » ; là où
Deleuze faisait l’éloge des actes puissants, « actes de résis-
tance » et non de pouvoir, Agamben choisira de valoriser la
puissance de purs non-actes ; là où Deleuze pensait la « contre-
effectuation » comme œuvre et maintenait donc un lien entre
poïesis et praxis, Agamben pensera le désœuvrement selon
une disjonction sans recours de la poïesis (évidemment valo-
risée) et de la praxis (unilatéralement dévalorisée), comme
on peut le lire, notamment, dans L’ Homme sans contenu en
1994. Là, enfin, où Deleuze parlait – à sa façon spinoziste –
du pouvoir comme ce qui sépare les hommes de leur puis-
sance, Agamben voudra radicaliser la proposition du côté du
ne-pas : alors le pouvoir sera vu comme ce qui sépare avant

13. Id., La communauté qui vient, op. cit., p. 87.


14. M. Blanchot, L’ Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980,
p. 33. Id., La Communauté inavouable, Paris, Minuit, 1983.
15. G. Deleuze, Logique du sens, Paris, Minuit, 1969, p. 174-179.
51. Voir M. Deguy, « L’ infini et sa diction », Poétique, n° 40, 16. Id., « Qu’est-ce que l’acte de création ? » [1987], Deux régimes
novembre 1949, p. 432-444 puis, sans sous-titre, dans Choses de la de fous. Textes et entretiens, 1975-1995, éd. D. Lapoujade, Paris,
poésie et affaire culturelle, Paris, Hachette, 1986, p. 21-32. Minuit, 2003, p. 291-302.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 19 156 CRITIQUE

tout les hommes de « ce qu’ils peuvent ne pas faire » (et non poème, ou de prononcer un nouvel « adieu à la littérature » 47.
de ce qu’ils auraient la puissance de faire 17). Giorgio Agamben soutient : « La possibilité de l’enjambement
Et c’est ainsi que le désœuvrement achève de capter les constitue le seul critère qui permet de distinguer la poésie de
prestiges de la puissance en tant que telle : « puissance de ne la prose, le vers est une unité qui ne se définit qu’au point où
pas ». Puissance négative où s’invoquera une érotique, par il se termine 48. » D’où la question : que se passe-t-il au point
exemple dans la paresse des amants représentée par Titien où le poème se termine ? L’ enjambement n’est pas possible
dans son tableau La Nymphe et le Berger, et où Agamben dans le dernier vers d’un poème. Sur quoi enjambe le der-

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décèle « une nature humaine rendue parfaitement oisive nier vers du poème ? Sur rien sinon sa fin. On retrouve une
– l’oisiveté et le désœuvrement de l’humain et de l’animal loi de la « dialectique négative » d’Agamben : là où un dispo-
comme figure suprême et insauvable de la vie 18 ». Mais cette sitif s’excepte de lui-même, il dit sa vérité. L’ exception est le
érotique fait également signe, d’emblée, vers une politique : paradigme révélateur. Cette loi d’exception que les lecteurs
comme si – et voilà qui demande à être questionné – la pra- de la philosophie politique d’Agamben connaissent s’avère
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tique des soulèvements émancipateurs pouvait ou, même, dans cette réflexion de poétique. Au reste, c’est le philosophe
devait se résoudre dans une pure et simple poétique du lui-même qui les relie en évoquant « une déclaration d’état
désœuvrement. Si cette politique trouve, chez Agamben, d’urgence poétique 49 ».
son personnage théorique chez Bartleby, elle trouvera son Pourtant, à donner trop à la « fin du poème » et à la
héros historique en la personne de Guy Debord. Dès 1990, rime, ne sacrifie-t-on pas symploque à diairesis ? N’est-il
Agamben ouvrait ses « Gloses marginales aux Commentaires pas un locus du poème mieux à même de faire entendre et
sur la société du spectacle » avec un éloge de la clairvoyance la division et l’entrelacs, et la séparation et la réunion ? Ce
qui émane des analyses politiques développées par Debord : locus n’est rien moins que l’une des puissances impuissantes
« Les livres de Debord constituent l’analyse la plus lucide du vers français – la diérèse. En attente d’une étude
et sévère des misères et des servitudes d’une société – celle archéologique susceptible de faire comprendre comment ce
du spectacle, où nous vivons – qui a étendu aujourd’hui sa terme aux origines platoniciennes en est venu à distinguer
domination sur toute la planète. » Voici donc le diagnosticien un phénomène phonétique digne de méditation, on peut au
ultime de nos apocalypses en cours : Debord, écrit Agamben, moins situer le problème. La matière, précise Georges Lote
« commence à parler lorsque le Jugement dernier a eu lieu dans son Histoire du vers français, est d’une austérité qu’il
et que le vrai n’a été reconnu que comme un moment du est « inutile de dissimuler 50 ». La diérèse nomme l’hésitation
faux 19 ». de l’identité ou de la différence dans le vers (1 = 1 ou 1 =
Comme un « vinaigre radical » particulièrement acide, 2) ; le « e » muet, l’opérateur de cette hésitation (1 = 1 ou
l’analyse menée par Debord attaquait, en effet tous les ver- 1 = 0). La diérèse étire la voyelle pour faire entendre ses
nis de la « société du spectacle ». L’ acuité de cette analyse du deux syllabes : d’un elle fait deux et dans cette différence
pouvoir fétichique de la marchandise-spectacle rend tou-
47. Chez Agamben le terme fin s’inscrit dans une triple relation : il
17. G. Agamben, Le Feu et le Récit [2014], trad. M. Rueff, Paris, s’oppose au début (et renvoie à une philosophie de l’histoire), il s’oppose
Payot & Rivages, 2015, p. 43-67. Id., L’ Homme sans contenu [1994], aux moyens (et implique une philosophie de l’action ; voir Moyens sans
trad. C. Walter, Saulxures, Circé, 1996, p. 110-152. Id., Nudités [2009], fins, passim) ; il s’oppose à l’arkhè et donne la formule de l’archéologie.
trad. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2009, p. 77. 48. Cette thèse a fait l’objet d’un dossier de la revue Po&sie, n° 115,
18. Id., L’Ouvert. De l’homme et de l’animal [2002], trad. J. Gayraud, 2006 (Deguy, Roubaud, Rueff, Beck).
Paris, Payot & Rivages, 2002, p. 131. 49. G. Agamben, « La fin du poème », La Fin du poème, Paris,
19. Id., « Gloses marginales aux Commentaires sur la société du Circé, 2002, p. 132.
spectacle » (1990), trad. anonyme, Moyens sans fins. Notes sur la poli- 50. G. Lote, Histoire du vers française [1951], t. VI, Aix-en-
tique, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 83, p. 88 et p. 98. Provence, PUP, 1991, p. 215.
l a ta bl e de di v ision 155 20 CRITIQUE

Eugenio de Signoribus, Patrizia Cavalli 43) ; on y pointerait ce jours nécessaire la lecture ou la relecture de La Société du
que la philosophie emprunte à la poétique – on montrerait spectacle. Mais elle ne nous dit encore rien sur notre propre
surtout que le poème est un paradigme de la profanation, puissance – ou sur nos possibilités – à y répondre. La domi-
de l’usage (Homo sacer, p. 1151) et du désœuvrement de la nation du spectacle, selon un tel diagnostic, est réalisée sans
langue (ibid., p. 1157). La poésie n’est plus vouée, comme reste : totale autant que totalitaire. C’en est fait : l’ennemi a
elle l’était chez Heidegger, à révéler une vérité que la philo- déjà triomphé. C’est le règne absolu de l’« État-spectacle en
sophie occulterait – le poème expose la mise à nu de la langue tant qu’il annule et vide de son contenu toute identité réelle

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et c’est à ce titre qu’elle recueille l’héritage de la philologie 44. et substitue le public et son opinion au peuple et à sa volonté
La poésie est expérience de la voix 45, et, dans sa radicalité générale… » Et dans cette perspective désespérée il n’y a
même, celle de la désubjectivation 46. Il est souvent arrivé que même plus de peuple pour se soulever. Désormais – comme
Giorgio Agamben se penche sur un problème technique sin- y reviendra Agamben dans Le Règne et la Gloire en juxtapo-
gulier. C’est le cas de la rime. sant significativement le diagnostic de Guy Debord avec celui
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« Pulcerrime tamen se habent ultimorum carminum de Carl Schmitt –, le peuple « est, dans son essence, accla-
desinentie si cum rithimo in silentium cadant » : « Entre mation et doxa », c’est-à-dire une existence unilatéralement
tous résonnent bellement les derniers vers, si dans le silence, décrétée dans son impuissance, unilatéralement asservie aux
pour s’achever, ils tombent dans la rime » (Dante, De vulgari pouvoirs gouvernementaux 20.
eloquentia, XIII, 7-8). Sans doute cette émouvante évocation On sait qu’il est toujours possible de transformer un
des derniers vers du poème se jetant dans le vide, le précipice bon vin en vinaigre : c’est là le travail de l’amertume. Mais
les appelant, est-elle une des images obsédantes de la pensée le contraire est bien difficile. Voici, pourtant, ce que tente
et de l’œuvre de Giorgio Agamben. Elle permet de rassembler Agamben dans le texte plus récent qu’est son prologue
plusieurs dimensions, motifs, concepts, images de l’œuvre : à L’ Usage des corps. Il y est fait état de cette politique du
l’exposition pure, la nudité, le visage au-delà du face à face, la désœuvrement qui aurait caractérisé le mode de vie adopté
passion de la facticité, l’exception enfin, et, sans qu’il faille ici par Guy Debord, tout au moins à partir de la dissolution, en
voir un jeu de mots, l’« être jeté ». Parce que La Fin du poème 1972, de l’Internationale situationniste : mode de vie « clan-
permet d’articuler, dans la syllepse de son titre, une réflexion destin » où « l’élément authentiquement politique consiste
sur la définition métrique du poème (« Si le vers se définit précisément en cette clandestinité incommunicable ». Selon
par la possibilité de l’enjambement, il s’ensuit que le der- cette perspective, en somme, les lucioles ont bien disparu,
nier vers d’un poème n’est pas un vers ») et une méditation mais il reste encore quelques phalènes qui, « attirées amou-
sur la fin de la poésie, motif hégélien qui ne cessa d’obséder reusement et témérairement par la lumière, sont destinées
Adorno et Benjamin qui voyaient comme Hegel dans la prose à se perdre et à se consumer dans le feu », image à laquelle
le futur du poème, il ne s’agit pas ici de donner congé au Agamben associera, quelques lignes plus loin, le choix ultime
– le suicide – de Guy Debord 21.
43. On trouvera des études sur ces poètes contemporains dans Entre-temps, le projet politique visé dans L’ Usage des
la réédition de G. Agamben, Categorie italiane, Rome, Laterza, 2011. corps aura pu s’exprimer en ces termes : « C’est seulement
44. Id., Enfance et histoire, p. 164-166, p. 170. si la pensée est capable de trouver l’élément politique qui
45. Agamben n’a cessé d’envisager un livre qui serait intitulé La
se cache dans la clandestinité de l’existence singulière, et
Voix humaine ou Éthique. Essai sur la voix, voir id., Enfance et his-
toire, p. 1, voir aussi id., Le Langage et la mort, passim ; La Fin du si, au-delà de la scission entre public et privé, politique
poème, Circé, 2002, p. 76-91 ; id., « Vocation et voix », La Puissance de et biographie, zoè et bios, il est possible de dessiner les
la pensée, p. 89-103.
46. Voir notamment les pages décisives consacrées à Keats, 20. Id., Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 385.
Bachmann et Pessoa dans Ce qui reste d’Auschwitz, p. 890-895. 21. Id., L’ Usage des corps, op. cit., p. 15-16 et p. 18-19.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 21 154 CRITIQUE

contours d’une forme-de-vie et d’un usage commun des On pourrait dire ici les noms du désœuvrement, les
corps, que la politique pourra sortir de son mutisme 22… » verbes qui leur correspondent (profaner, désactiver, neutra-
À la toute fin de l’ouvrage, il sera question du « conseil noc- liser, user), les sujets appelés à les conjuguer (le pauvre, le
turne » évoqué par Platon dans les Lois : et cela ne fait que nu, le « musulman », le franciscain, Bartleby, le témoin, les
prolonger la clandestinité selon Debord du côté de Tiqqun ou « assistants » – Gehilfen –, plus récemment Polichinelle, et
du « Comité invisible 23 ». Comme si la clandestinité même – le tous ceux qui restent), ainsi que les motifs qui les exempli-
refus de s’exposer dans l’espace public – était la seule façon fient (l’enfant, le nu, le visage, la voix), leurs lieux d’élection

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de former la puissance par excellence : puissance ésotérique (infernaux : les camps ; paradisiaques : la crèche et le jar-
de « décréation », puissance désœuvrée ou, comme l’écrit din), leurs points d’application aussi. Mais l’essentiel n’est
Agamben, « purement destituante ». pas là. L’ essentiel est de comprendre la portée décisive de
D’où vient cette politique du désœuvrement, sur quoi se cette logique. L’ indédifférenciation est la ratio cognoscendi
fonde-t-elle ? Mais aussi : où va-t-elle, vers quels rivages a-t- du désœuvrement qui en est la ratio essendi. La catégorie
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elle choisi de naviguer (s’il est vrai que même une politique logique de l’indédifférencié et la catégorie ontologique du
du désœuvrement est susceptible de revêtir une multiplicité désœuvrement enveloppent des thèses sur le langage, des
de valeurs d’usage) ? Ce d’où elle vient est admirable et suf- conséquences pratiques et poétiques et des décisions poli-
fit à faire de l’œuvre d’Agamben un moment nécessaire, et tiques. On pourrait aussi s’interroger : d’un point de vue
majeur, de notre philosophie contemporaine. On pourrait en général, le désœuvrement n’est-il pas une mise en œuvre de
trouver le cristal avec la notion de forme-de-vie, qui occupe l’œuvre elle-même, une de ses puissances les plus propres ?
une place centrale dans la constellation théorique de L’ Usage D’un point de vue politique, comment transformer l’horizon
des corps. Mais cette notion vient de loin, elle innerve pour messianique en catégorie historique au double sens d’une
ainsi dire toute la vie philosophique d’Agamben, dans ses catégorie pour lire ses formes passées et une injonction à se
livres bien sûr mais aussi dans ses remarquables déplace- saisir de ses surgissements futurs 41 ? D’un point vue ontolo-
ments – entre Heidegger et Bergamín, Aby Warburg et Guy gique enfin, la logique modale est-elle la mieux à même de
Debord, les théologiens médiévaux et Pier Paolo Pasolini – rendre compte de l’indédifférenciation ?
comme dans son statut toujours incertain, mouvant, de philo-
logue anarchiste et de philosophe en rupture d’institutions.
8. Puissances de la diérèse
La « forme-de-vie » émerge dans le contexte éthique de
La communauté qui vient : lorsque se trouve convoquée La place de la poésie et la poétique est si décisive dans
une politique du désir à travers la notion de « singularité la pensée et l’œuvre de Giorgio Agamben qu’elle mériterait
quelconque » définie comme « l’être tel que de toute façon il à elle seule une étude. On y passerait en revue les poètes
importe [et] entretient une relation originelle avec le désir 24 ». chéris (les troubadours 42, Leopardi, Pascoli, Hölderlin et
Elle se prolonge, sur le plan esthétique, dans une politique Caproni, mais aussi Andrea Zanzotto, Francesco Nappo ou
des gestes qui doit beaucoup à la fréquentation – si rare,
chez les philosophes professionnels – des travaux d’Aby
Warburg sur les « formules du pathos » : « La politique est la 41. Voir M. Jay, « Is experience still in crisis ? Reflections on a Frank-
furt school lament », dans T. Huhn (éd.), The Cambridge Companion to
sphère des purs moyens ; en d’autres termes, de la gestualité
Adorno, Cambridge, Cambridge University Press, 2004, p. 129-146. Voir
ici même l’article de Georges Didi-Huberman, p. 14-30.
42. Voir surtout G. Agamben, « Parole et fantasme, la théorie du
22. Ibid., p. 22. fantasme dans la poésie amoureuse du xiiie siècle », Stanze, op. cit.,
23. Ibid., p. 379. p. 105-220 et la septième journée du Langage et la Mort, op. cit.,
24. Id., La communauté qui vient, op. cit., p. 9. p. 119-146.
l a ta bl e de di v ision 153 22 CRITIQUE

bien souvent, on s’aperçoit que a et b ne se distinguent pas absolue, intégrale, des hommes 25. » Elle fleurit dans une poli-
(leur différence est nominale) et que leur différence est inopé- tique de la profanation issue d’un mouvement par lequel
rante pour penser P – soit que a se trouve plutôt distinct de c Agamben aura voulu prolonger Foucault – sur le terrain de
que de b ; soit que a et b doivent être pensés ensemble pour la biopolitique – en faisant retour sur toute une constella-
être distingués de c. Au total, il faut souvent pour définir P tion de concepts théologiques liés à la fonction du sacré 26.
faire passer la différence entre a et b à l’intérieur de a et de b Elle trouve aussi sa conséquence dans une certaine politique
afin de produire des différences productives. Ces différences de la pauvreté, lorsque la notion d’usage se dresse, dans

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productives sont pensables à partir du paradigme qui les la forme-de-vie franciscaine par exemple, contre le droit de
révèle par passage à la limite (c’est la stratégie de l’exception propriété lui-même : et c’est alors comme si Agamben allait
contre celle de l’exemple) et production d’un reste, de « ce qui chercher dans Hugues de Digne ou saint Bonaventure ce que
reste ». On aura donc P = non pas a différent de b, mais = a’ d’autres penseurs politiques seront allés chercher, plus faci-
différent de a et b’ différent de b par production de c comme lement, dans Proudhon ou Bakounine 27.
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reste. Qu’en est-il alors de la différence de a et b ? On dira que Avec l’ouvrage qui, en 2014, conclut la vaste entreprise
la thèse de Agamben sur la différenciation revient à dédiffé- – en neuf volumes – d’Homo sacer, Agamben met en place
rencier les différents – non pour les identifier mais pour faire une politique de l’usage qu’à tout prix il tentera de distin-
passer la différence à la fois à l’intérieur et à l’extérieur de la guer de la « dépense » bataillienne ou du « souci » inhérent à
différence. la réflexion biopolitique du dernier Foucault. En dépit de ce
Et l’entrelacs ? On l’a dit : il est tout sauf synthèse dialec- « narcissisme de la petite différence », la force de cette vision
tique ou relève (Aufhebung). Il consiste au contraire à neu- demeure frappante. Elle tient dans l’engagement éthique
traliser les différents (p. 508, p. 1230, p. 1283), et même la selon lequel, dit Agamben, un sujet « effectue en s’affectant 28 »
différence de l’identité et de la différence (p. 1225). Certains – formule explicitement (techniquement) référée à Benveniste
évoqueront l’héritage de Blanchot ou de Barthes. Et pour- mais implicitement (philosophiquement) référable à la notion
tant la neutralisation d’Agamben est une avancée propre à même de puissance telle que Deleuze l’avait, de longue date,
sa méthode : sa symploque consiste à conduire les différents commentée chez Nietzsche : « La volonté de puissance se
vers leur « zone », leur « point » ou leur « seuil » d’indifféren- manifeste comme le pouvoir d’être affecté, comme le pouvoir
ciation. Les occurrences de ces formules sont nombreuses déterminé de la force d’être elle-même affectée. […] Le pou-
et convergentes 40. Elles permettent de définir ce geste paral- voir d’être affecté ne signifie pas nécessairement passivité,
lèlement à l’analytique de la différenciation. Chez Agamben, mais affectivité, sensibilité, sensation. […] Toute sensibilité
la symploque consiste en une indédifférenciation. Indédif- n’est qu’un devenir de forces […] : le pathos est le fait le plus
férencier, c’est porter les différents au lieu où leurs diffé- élémentaire d’où résulte un devenir 29. »
renciations s’indifférencient. Si l’on veut suivre la précieuse
indication selon laquelle le mode est un concept aussi bien 25. Id., « Notes sur le geste » [1992], trad. D. Loayza, Moyens sans fins.
logique (qui dit quelque chose de la pensée) qu’ontologique Notes sur la politique, trad. D. Valin, Paris, Payot & Rivages, 1995, p. 71.
(qui dit quelque chose de l’être), alors on dira que l’ontolo- 26. Id., « Forme-de-vie » [1993], ibid., p. 13-23. Id., Homo sacer, I.
gie du désœuvrement et la logique de l’indédifférenciation se Le Pouvoir souverain et la Vie nue, op. cit., p. 9-20. Id., Profanations
[2005], trad. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, 2005, p. 91-117.
correspondent sans qu’il faille chercher à attribuer à l’une ou
27. Id., De la très haute pauvreté. Règles et formes de vie. Homo
à l’autre un primat. sacer, IV, 1 [2011], trad. J. Gayraud, Paris, Payot & Rivages, 2011,
p. 164-195.
40. Voir notamment, p. 17, p. 27, p. 74, p. 78, p. 80, p. 81, p. 96, 28. Id., L’ Usage des corps, op. cit., p. 50-51, p. 58 et p. 63-71.
p. 101, p. 109, p. 159, p. 164, p. 268, p. 272, p. 513, p. 748, p. 767, 29. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, Paris, PUF, 1962 [éd.
p. 780, p. 994, p. 994, p. 1221, p. 1303, p. 1305, p. 1320. 1997], p. 70-72.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 23 152 CRITIQUE

Voilà bien ce qui nous sollicite directement lorsque nous entre corps propre et corps d’autrui, instrument artificiel
nous interrogeons – et c’est chaque jour – sur notre puis- et corps vivant, physis et nomos, poiesis et praxis ; l’es-
sance et nos possibilités d’être libres, c’est-à-dire sur notre clave est son paradigme. En passant en revue les catégories
capacité à trouver cette « forme-de-vie » qui serait d’emblée philosophiques de l’usage, comme le Socrate du Sophiste,
« vie politique » sans pour autant s’aliéner aux règles insti- Agamben traque les lignes de partage qui permettront de
tuées, forcloses et contraignantes, de ce qu’Agamben nomme saisir un usage de soi comme déprise et dépossession, un
bien, par différence, le « pouvoir politique 30 ». Les Espagnols usage de soi qui n’est pas un être, une forme-de-vie qui n’est

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ont une remarquable formule, précise et tranchante – loin pas un habitus. User, c’est se rapporter à l’inappropriable
du maniérisme français que suppose l’expression « manière – Agamben en expose trois figures : le corps, la langue, le
d’être » –, pour cela : forma de ser, la « forme d’être ». Quelque paysage. L’ « usage » sollicite une nouvelle ontologie vouée à
chose qui innerve particulièrement la culture gitane et anda- articuler « existence et essence, être existentiel et être copu-
louse et aura, peut-être, marqué Agamben au contact de José latif, zoè et bios » qui se trouvent aujourd’hui « entièrement
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Bergamín et de son admirable Solitude sonore du toreo 31. dissociés ou entièrement aplatis l’un sur l’autre ». Pour ima-
On comprend aisément, en tout cas, que la « forme-de-vie » giner leur articulation, il faut tenter la voie « grandiose » qui
puisse exiger, philosophiquement, cette « ontologie modale » consiste à résoudre les apories de l’ontologie hypostatique
finalement exprimée, au cours de L’ Usage des corps, dans par une ontologie modale dont les instructions se trouvent
les termes d’une « ontologie du style 32 ». Les dimensions chez Spinoza et Leibniz. Le dernier volet de L’ Usage des
éthique et politique se constitueraient donc, proches en cela corps répond point pour point à l’incipit d’Homo sacer et
de la dimension esthétique, à partir de cette question : com- retrouve tout uniment la division (III, I : « la vie divisée ») et
ment être ? Question bientôt donnée par Agamben comme l’entrelacs (III, 2 : « une vie inséparable de sa forme »). Et
l’« arcane de la politique » en tant que telle, pas moins. comme ce que Giorgio Agamben appelle « forme-de-vie » ne
Comment être ?, donc, et non pas Que faire ? Nous se définit pas par une relation à une praxis (energeia) ou
retrouvons ici une configuration cruciale dans la pensée à une œuvre (ergon), mais par une puissance (dynamis) et
d’Agamben : elle apparaît clairement dans l’épilogue de un désœuvrement, l’édifice et l’aventure, l’architecture et le
L’ Usage des corps 33. L’ archéologie du politique entreprise chemin peuvent s’achever par une théorie de la puissance
dans la série des ouvrages Homo sacer aura mis au jour destituante.
– comme toute archéologie – des choses enfouies, impensées
ou inconscientes, qu’Agamben nomme d’abord, générique-
7. Dédifférencier et indédifférencier
ment, l’« exception ». « C’est précisément l’exceptio, l’exclu-
sion-inclusion de cet Impolitique, qui fonde l’espace de la On a suivi la coupure d’Apelle comme un fil tranchant
politique34. » On pourrait déjà dire que le pouvoir politique pour relire Homo sacer. On pourrait mesurer les déplace-
fait quelque chose que l’exception défait de l’intérieur. Cette ments qui en résultent (pour la philosophie, l’ontologie, la
relation est de structure : la « machine » elle-même – celle qui morale, le droit, mais aussi la politique et la poétique). On
s’en tient ici à la description d’un geste philosophique qu’on
résumerait par l’ancien titre de Merleau-Ponty – les aven-
30. G. Agamben, L’ Usage des corps, op. cit., p. 287-289.
tures de la dialectique.
31. J. Bergamín, La Solitude sonore du toreo [1981], trad. F. Delay,
Paris, Éd. du Seuil, 1989. Ce geste constamment répété est celui du repiquage de la
32. G. Agamben, L’ Usage des corps, op. cit., p. 211-247 et p. 311- différence à l’intérieur d’elle-même. On pourrait le schémati-
322. ser ainsi : pour définir P, on peut partir de la distinction entre
33. Ibid., p. 359-379. a et b (deux concepts, deux significations, deux étymologies)
34. Ibid., p. 359. proposée par la tradition (c’est le geste archéologique). Or,
l a ta bl e de di v ision 151 24 CRITIQUE

franciscanisme l’effort pour penser la vie dans un horizon fait, qui fomente, qui œuvre – a besoin d’un désœuvrement
soustrait à la propriété (Homo sacer, IV, 1). Il s’agit d’autre qu’elle tente, par tous les moyens, de capter, de « maintenir
part, et pour finir, de rendre compte de L’ Usage des corps (IV, à tout prix en son centre », comme l’écrit Agamben 35. Cela
2), et de ses conséquences ontologiques et politiques ultimes. pour dire le pouvoir de cette machine capable de fabriquer
C’est bien la vie même que règle l’ordre monastique : et la règle et son exception dont elle saura, dès lors, jugu-
l’espace et le temps, les habits, les habitus et les habitudes. ler la puissance. Comme chez Debord, la description du
Mais la nature de ces règles est paradoxale, comme l’atteste pouvoir est donc sans reste, sans appel. Mais que faire, dès

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leur inscription problématique dans un système moral légal lors, en face de ce fonctionnement intégral et aliénant, si ce
ou juridique. La règle monastique marque en effet un « dépla- n’est le défaire encore pour en exhiber, pour en exposer le
cement de l’éthique et de la politique de la sphère de l’action vide ? « Aujourd’hui, le problème ontologico-politique fon-
à celle de la forme de vie » (p. 989). En d’autres termes, il y a damental n’est pas l’œuvre, mais le désœuvrement, non pas
règle et règle, obligation et obligation. Le franciscanisme offre la recherche fébrile et incessante d’une nouvelle opérativité,
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ici son paradigme – c’est celui de la revendication d’une vie mais l’exhibition du vide permanent que la machine de la
« hors du droit » comme un état d’exception ; c’est celui de la culture occidentale garde en son centre 36. »
« disjonction maximale de la vie et de l’office » (p. 1026). Le Telle serait l’expression achevée – du moins au moment
franciscanisme ou la séparation : tout comme les franciscains où j’écris ces lignes – d’une politique du désœuvrement pen-
inventent une forme de vie soustraite à l’officium et au droit, sée comme « purement destituante » : au rebours, donc, de
de la même manière ils inventent l’usage contre la propriété. tous les « pouvoirs constituants » appelés à se former (et c’est
L’ enquête s’achève sur une question – « quelle ontologie et à mots couverts, sans jamais le nommer, qu’Agamben lance
quelle éthique correspondront à une vie qui dans l’usage, se ici sa flèche contre Antonio Negri et son grand ouvrage Le
constitue comme inséparable de sa forme ? » (p. 1045) – à Pouvoir constituant 37). « Si au pouvoir constituant corres-
laquelle le volume 4.2 entend répondre dès son titre : L’ Usage pondent les révolutions, les soulèvements et les constitutions
des corps. nouvelles, c’est-à-dire une violence qui pose et constitue le
La ligne de crête suivie départage la puissance et l’acte. nouveau droit, pour la puissance destituante il convient de
Elle conduit à se demander avec profondeur ce qui, dans le penser de tout autres stratégies, dont la définition est la tâche
passage à l’acte, reste de la puissance de ne pas s’exercer 39 : de la politique qui vient 38. » Désœuvrer le pouvoir politique :
« L’ usage est constitutivement une pratique désœuvrée, telle serait la puissance intrinsèque du geste qui en « expose
qui ne peut avoir lieu que sur la base d’une désactivation le vide » et, donc – tâche paradoxale pour une « politique à
du dispositif aristotélicien puissance/acte, qui assigne à venir » –, se désœuvre elle-même comme puissance. On
l’energeia, à l’être en œuvre, le primat sur la puissance » voit bien qu’ici Agamben continue d’opposer pouvoir et puis-
(p. 1157). Or, en tant qu’« activité improductive », sans sance sous l’espèce d’une lutte ouverte entre constitution et
œuvre, l’usage du corps marque une zone d’indistinction destitution, œuvre et désœuvrement. Mais cette opposition
– qui reprend mais transforme complètement tout ce que
Deleuze avait subtilement élaboré à partir de Nietzsche et de
39. Voir à ce propos les deux célèbres essais « La puissance de Spinoza, mais aussi à partir d’œuvres littéraires et visuelles –
la pensée » et « L’ œuvre de l’homme », rassemblés dans G. Agamben,
La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris, Payot &
Rivages, coll. « Rivages Poche/Petite Bibliothèque », 2011. Voir aussi, id., 35. Ibid., p. 361.
Bartleby ou la Création, Circé, 1995, 2014. On illustrerait volontiers 36. Ibid., p. 362.
ce reste de la puissance de-ne-pas dans le passage à l’acte par des 37. A. Negri, Le Pouvoir constituant. Essai sur les alternatives de
phénoménologies particulières de la caresse, de l’effet de sourdine et de la modernité [1992], trad. É. Balibar et F. Matheron, Paris, PUF, 1997.
l’amortie au tennis. 38. G. Agamben, L’ Usage des corps, op. cit., p. 363.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 25 150 CRITIQUE

ne s’égare-t-elle pas dans sa radicalité même ? Comment va- dement (propre à la sphère du juridique et du religieux) et
t-elle continuer de tenir le beau pari philosophique de la qui s’exprime à l’impératif ; celle de l’être, propre à la tradi-
« forme-de-vie » ? tion philosophique et scientifique, qui s’exprime à l’indicatif.
La tâche est certes immense d’« exposer le vide » des Il faut comprendre le troisième volume d’Homo sacer,
concepts politiques occidentaux. Mais faire cela, c’est ne Auschwitz, l’archive et le témoin comme une mise en œuvre
faire que la moitié du chemin – façon de dire qu’il est abso- paradigmatique du premier – Le Pouvoir souverain et la
lument vain de ne faire que cela. Rappelons la mise en garde Vie nue 37. Au fil d’une lecture de Si c’est un homme, cette

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de Benjamin écrite dans « Expérience et pauvreté », soit au enquête sur le témoignage repose sur une chaîne de distinc-
moment même où Hitler prenait le pouvoir : « Ici et là, les tions sémantiques (les deux sens du mot témoin en latin : tes-
meilleurs esprits ont depuis longtemps commencé à se faire tis et superstes ; la pertinence d’appliquer le terme « martyr »
une idée de ces questions [politiques]. Ils se caractérisent aux victimes de l’extermination nazie) pour penser l’impossi-
à la fois par un manque total d’illusions sur leur époque et bilité de témoigner inhérente au témoignage lui-même à tra-
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par une adhésion sans réserve à celle-ci 39. » L’absence d’illu- vers une figure qui a fait discuter – celle du « musulman » 38.
sions sur le monde contemporain ne suffit donc pas. Il faut, Or, dans le « musulman », il fallait reconnaître ce seuil « entre
sans doute, se débarrasser de toute illusion et comprendre la vie et la mort, entre l’humain et l’inhumain » qui marque
comment marchent les projecteurs aveuglants de la société la capture de la vie nue par la souveraineté biopolitique. Le
du spectacle. Il faut aussi comprendre la question qu’adresse musulman est la figure « limite » du sujet qui correspond à
Benjamin dans le même texte : pourquoi et comment « le cours la thèse juridique de l’état d’exception. Les camps sont « le
de l’expérience a chuté 40 » ? Et pourquoi les lucioles – selon un lieu de production du musulman, de l’ultime substance bio-
vocabulaire introduit plus tard par Pier Paolo Pasolini – sont- politique isolable dans le continuum biologique » (p. 870). On
elles devenues si rares dans nos parages ? Mais il faut juste- trouve à l’œuvre dans Ce qui reste d’Auschwitz cette logique
ment prendre appui sur cette connaissance – au lieu de s’en d’Apelle qu’on avait pointée dans Le temps qui reste : la
désespérer – pour savoir comment faire disjoncter les pro- division entre homme et non-homme produit un reste – « le
jecteurs et, surtout, comment rencontrer des lucioles malgré témoin est ce reste » (p. 906-907, p. 926). Le « témoin » est
tout : les rencontrer dans l’élément de cette expérience même le produit paradoxal, le point d’impossibilité subjective, du
qui, si son cours a « chuté », n’a pas pour autant disparu, ainsi bio-pouvoir dont l’ambition suprême est de « réaliser dans
qu’Agamben le déclarait à l’orée de son œuvre politique, dans un corps humain la séparation absolue du vivant et du par-
Enfance et histoire, confondant alors la dévalorisation de lant, de la zoè et de la bios, du non-homme et de l’homme :
l’expérience avec son inexistence même 41. la survie » (p. 921).
La politique du désœuvrement prônée par Agamben tire La tétralogie s’achève en deux mouvements. Il s’agit,
son charme, dirai-je, du règne de l’idée par quoi on pourrait d’une part, d’étudier les « règles » monastiques pour com-
espérer, à le lire, échapper au règne de la « machine » étatique. prendre la notion de « forme-de-vie » et de trouver dans le
L’ Usage des corps est, avant tout, un livre d’idées dont nul
lieu et place du « nom glorieux d’ontologie » signifierait « qu’une ontologie
39. W. Benjamin, « Expérience et pauvreté » [1933], trad. P. Rusch, du devoir être a pris la place d’une ontologie de l’être » (p. 797).
Œuvres, II, Paris, Gallimard, 2000, p. 367. 37. Hypothèse qui peut facilement s’appuyer sur la chronologie :
40. Ibid., p. 365. le volume I date de 1995, le volume III le suit immédiatement en 1998.
41. G. Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Minuit, 38. P. Mesnard et C. Kahan, Giorgio Agamben à l’épreuve des
2009, p. 57-76. G. Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’ex- camps, Paris, Kimé, 2001. À méconnaître la méthode du philosophe et
périence et origine de l’histoire [1978], trad. Y. Hersant, Paris, Payot, ses enjeux généraux, une telle critique s’exposait au risque de porter à
1989, p. 17-82. faux.
l a ta bl e de di v ision 149 26 CRITIQUE

du primat de la glorification sur la gloire sert une seule ques- ne doutera qu’elles soient puissantes. Mais le concept même,
tion : si la machine gouvernementale est double, quelle fonc- issu de la Politique d’Aristote, en est introduit à partir de ce
tion remplit en elle la gloire ? Elle comble la fracture entre qu’un maître peut « faire d’un esclave » – le corps d’un autre –,
théologie et économie sous la figure étonnante du désœuvre- sans que soient interrogés par Agamben, via l’histoire ou l’ar-
ment puisque la « vie glorieuse isole la vie éternelle et son chéologie matérielle de l’Antiquité, les états réels de ce qu’un
désœuvrement dans une vie séparée » (p. 638). tel « usage » des corps d’esclaves avait pu impliquer pour eux.
C’est à une archéologie de l’office qu’il est demandé À la fin du livre, la « forme-de-vie » trouvera son lieu idéal

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d’achever la deuxième des quatre parties d’Homo sacer (2, 5 : dans le désœuvrement de la pure « vie contemplative » : « Le
Opus Dei). Et, tandis que Le Règne et la Gloire aboutissait désœuvrement n’est pas une autre œuvre qui s’ajoute aux
à l’équivalence entre gloire et désœuvrement, l’archéologie de œuvres pour les désactiver et les déposer ; il coïncide intégra-
l’office comporte une transformation décisive des catégories lement et constitutivement avec leur destitution […] assignée
de l’ontologie et de la praxis car là, « être et praxis, à savoir à la vie contemplative et au désœuvrement 42. »
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ce que l’homme fait et ce que l’homme est, entrent dans une Et puisqu’il n’y a, dans cette perspective, plus rien
zone d’indistinction, où l’être se résout dans ses effets pra- à attendre d’un peuple et de ses soulèvements – selon la
tiques, et où, dans une parfaite circularité, il est ce qu’il doit conjonction du pessimisme à la Debord et du totalitarisme à
(être) et il doit (être) ce qu’il est » (p. 694). Ce que la liturgie la Schmitt, qui clôt Le Règne et la Gloire 43 –, il faudra iden-
entrelace en tant que pratique publique, c’est l’Église céleste tifier le désœuvrement politique au fait de se constituer soi-
et l’Église terrestre, la trinité immanente et la trinité écono- même comme être solitaire et ingouvernable, faire l’éloge de
mique. Avec l’opérativité, il y va bien d’une nouvelle ontologie l’« autarcie », assumer sa « zone d’irresponsabilité » et penser
de l’effectivité – de l’« effectualité », et de la causalité quand la communauté des existences comme l’« exil d’un seul auprès
il s’agit de distinguer l’opus operatum et l’opus operans. Il d’un seul »… Comprenons, ici, que le règne de l’idée ne va pas
s’agit en effet de séparer, au sein d’une action, sa réalité effec- sans règne de la solitude – qu’elle soit solitude avec vin (désir,
tive du sujet qui l’accomplit. Qu’on pense à l’action du prêtre ivresse) ou avec vinaigre (aigreur, tristesse). Mais nous n’en
pendant la liturgie et à son effet : on devra distinguer les effets saurons rien, puisque cette solitude, par définition, échappe
qui en dérivent et les dispositions et les modalités subjec- à l’espace public, à la visibilité d’autrui. Ce règne assumé de la
tives à travers lesquelles l’agent met l’œuvre en action. Selon solitude politique sera donc, pour n’être pas négativité pure,
cette ontologie du mystère liturgique (p. 748-749), l’être ne un règne de l’arcane et du « Comité invisible » ou « nocturne »
saurait se distinguer de sa mise en œuvre – « si cause et effet rêvé autrefois dans les Lois par ce grand philosophe idéaliste
demeurent, en même temps ils s’indéterminent ». L’ archéolo- et antidémocratique que fut Platon 44. On lit, dans Le Feu et
gie de l’officium se confond avec une généalogie de la morale le Récit, qu’une « politique qui vient » devrait se régler sur
puisqu’elle marque l’introduction du concept de devoir les trois principes conjoints – et même « synonymes », selon
comme concept fondamental de l’éthique. L’ officium cor- Agamben – que sont l’absence de peuple, l’absence de loi et
respond à un cercle dans lequel l’être prescrit l’action et où l’absence de « commandement-commencement » : « Adémie,
l’action définit intégralement l’être. L’ éthique kantienne brille anomie, anarchie 45. »
dans ce cercle en offrant la formulation la plus extrême et la
plus aporétique de l’officium à travers la définition du devoir
42. G. Agamben, L’ Usage des corps, op. cit., p. 25-51, p. 297-304
éthique comme « pouvoir ce que l’on doit » qui implique de et p. 377.
« souder » respect et devoir. Avec Kant se consomme, pour le 43. Id., Le Règne et la Gloire, op. cit., p. 377-385.
pire 36, la distinction des deux ontologies – celle du comman- 44. Id., L’ Usage des corps, op. cit., p. 147-163, p. 271-286, p. 323-
329 et p. 340.
36. Pour Agamben, l’invention de la philosophie transcendantale en 45. Id., Le Feu et le Récit, op. cit., p. 83.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 27 148 CRITIQUE

C’est, en fin de compte, un modèle ascétique qui semble disjointes à ce terme (organisation intérieure de la vie divine
dominer toute cette politique du désœuvrement. Le bien est et histoire du salut), tandis que ce sont les deux faces d’une
l’inappropriable, affirmait certes Walter Benjamin (que cite « seule oikonomia divine où ontologie et pragmatique, arti-
Agamben, dans L’ Usage des corps, d’après les Frankfurter culation trinitaire et gouvernement du monde se renvoient
Adorno Blätter) : « Cela seul est le bien en vertu de quoi les réciproquement la solution de leurs apories ». Cette thèse
biens deviennent sans possession 46. » Mais cet énoncé anar- puissante consiste à penser l’articulation de la souveraineté
chiste était écrit dans une perspective d’où le peuple ne fut et du gouvernement divins, mais aussi à déplacer l’ontologie

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jamais absent, jusque dans les thèses « Sur le concept d’his- divine du plan de l’être à celui de la praxis pour la retrou-
toire » où la lutte des classes – comme la lutte contre le fas- ver dans la double articulation de l’action divine comme
cisme – était omniprésente, où la « tradition des opprimés » création et comme conservation. Tout comme Le Règne et
se trouvait revendiquée contre celle des vainqueurs ou des la Gloire arrache au marxisme une ontologie de la praxis,
légistes, et où le sujet de l’histoire était reconnu dans ceux de la même manière il déplace les critères foucaldiens de la
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que Benjamin désignait comme les Namenlosen : non pas gouvernementalité en s’interrogeant sur le paradigme théo-
les membres inconnus de quelque société secrète, mais bien logique du gouvernement : « La double (ou triple) structure
les innombrables « sans-noms » du peuple opprimé dont ne de la machine gouvernementale (Règne et Gouvernement,
veut rien savoir l’historiographie officielle 47. Chez Agamben, auctoritas et potestas, ordinatio et executio, mais aussi la
au contraire, l’« arcane de la politique » exige une politique distinction des pouvoirs dans les démocraties modernes)
de l’arcane. Ce qui explique pourquoi le plus grand reproche acquiert dans cette perspective un sens propre. Le Gouverne-
qu’il puisse adresser au Heidegger de 1933 sera d’avoir ment agit certes de manière vicariante par rapport au Règne ;
transformé, pour un temps, le désœuvrement essentiel en mais il n’a de sens qu’à l’intérieur d’une économie des vices,
« mission historique », c’est-à-dire d’avoir rabattu la poïesis où aucun des deux pouvoirs ne peut se passer de l’autre »
ascétique du pur penseur sur une vulgaire praxis sociale (p. 530 et p. 532, § 3). Il faut mesurer la singularité de cette
d’idéologue 48. machine : Dieu s’y trouve défini par son désœuvrement (son
Un modèle ascétique ? Nous sommes loin, en effet, de la modèle est le roi fainéant) et l’ange est la figure par excellence
« notion de dépense » chère à Georges Bataille, comme de son du gouvernement. Chez saint Paul, le Messie viendra désac-
« Dionysos Redivivus » ou de son « Ivresse des tavernes 49 »… tiver les pouvoirs des anges doublement définis par l’exer-
Loin, également, de « L’ usage des plaisirs » selon Michel cice du pouvoir et l’exaltation de la gloire de Dieu. Agamben
Foucault 50. Nous sommes donc loin – ou plutôt : Agamben revient sur l’angélologie et les acclamations pour unir ce
qu’une tradition exégétique avait distingué – liturgie laudative
46. Id., L’ Usage des corps, op. cit., p. 128. (acclamations, doxographies) et liturgie eucharistique. Une
47. W. Benjamin, « Sur le concept d’histoire » [1940], trad. M. de archéologie des insignes de la gloire et des acclamations est
Gandillac revue par P. Rusch, Œuvres, III, Paris, Gallimard, 2000, alors mise au service d’une question décisive pour Agamben
p. 429 et p. 433. – quelle est la relation qui unit si intimement le pouvoir et
48. G. Agamben, « Heidegger et le nazisme » [1996], trad. J. Gayraud, la gloire ? Corrigeant la vision esthétisante de Hans Urs von
La Puissance de la pensée. Essais et conférences, Paris, Payot & Rivages, Balthasar, Agamben offre une analytique économique, théo-
2006, p. 280-281.
logique et politique de la gloire pour répondre au paradoxe
49. G. Bataille, « La notion de dépense » [1933], Œuvres com-
plètes, I, Paris, Gallimard, 1970, p. 302-320. Id., « Dionysos Redivivus » suivant : « La gloire appartient exclusivement à Dieu de toute
[1946], Œuvres complètes, XI, Paris, Gallimard, 1988, p. 67-69. Id., éternité, sans que rien ni personne ne puisse l’accroître ou la
« L’ ivresse des tavernes et la religion » [1948], ibid., p. 322-331. diminuer ; cependant la gloire est glorification, autrement dit,
50. M. Foucault, Histoire de la sexualité, 2. L’ usage des plaisirs, quelque chose que lui doivent constamment toutes les créa-
Paris, Gallimard, 1984. tures et que Dieu exige d’elles » (p. 607). La reconstruction
l a ta bl e de di v ision 147 28 CRITIQUE

un champ électromagnétique, elles perdent leur identité a voulu s’éloigner – de cette constellation philosophique qui
substantielle ». Le paradigme apparaît ainsi comme ce tiers va de Bataille à Blanchot et de Derrida à Jean-Luc Nancy
qui opère la « désidentification » et la « neutralisation » des (dont La Communauté désœuvrée, en 1983, interrogeait
termes qu’il met en relation – « il est cette indiscernabilité, et précisément la question du politique à partir de l’expérience
si l’on tente de le saisir au moyen de césures bivalentes, l’on selon Bataille 51). Parlant d’Orphée dans L’ Espace littéraire,
se heurtera nécessairement à un indécidable 33 ». Il est donc, Maurice Blanchot avait introduit de longue date le motif
pour Agamben, des césures non bivalentes. du désœuvrement à partir, justement, de l’idée de puis-

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Or, parce que la stasis, la guerre civile, provient de l’oikos sance : cette « puissance », écrivait-il, « par laquelle s’ouvre la
et non de l’extérieur, c’est un concept essentiellement ambi- nuit 52 ». Une puissance qui était poétique, certes, aux yeux
valent – « d’un côté il est facteur de division et de conflits, de de Blanchot, mais n’était pas pour autant vouée à s’exprimer
l’autre, il est le paradigme permettant de réconcilier ce qu’il hors de la pratique, notamment la pratique des soulèvements
a divisé » (p. 266). « Dans le système politique grec, poursuit d’objection (pendant la guerre d’Algérie) ou de « commune
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Agamben, la guerre civile fonctionne comme un seuil de poli- présence » (comme Blanchot s’exprimera, à propos de mai
tisation ou de dépolitisation, par lequel la maison s’excède en 1968, dans La Communauté inavouable 53).
cité et la cité se dépolitise en famille. » Il en va de même du Toutes les questions que se pose – et nous pose –
serment, pivot du Sacrement du langage, dans la mesure où Agamben sont fondamentales : elles innervent notre contem-
il « présente un phénomène qui n’est, en soi, ni (seulement) porain, donc justifient pleinement la tentative archéologique
juridique, ni (seulement) religieux, mais qui, pour cette rai- qui est la sienne, tant il est vrai que la contemporanéité, ainsi
son même, peut nous permettre de repenser complètement qu’il l’écrit, est « relation au temps qui adhère à lui par le
ce qu’est le droit et ce qu’est la religion » (p. 337) 34. déphasage et l’anachronisme 54 ». Mais son archéologie et sa
Comprendre l’entrelacs du « pouvoir » et de la « gloire », philologie relèvent d’un projet dans lequel la radicalité vaut
c’est-à-dire entre le pouvoir comme « gouvernement et ges- pour refus de dialectiser : et c’est ainsi que se construisent
tion efficace » et le « pouvoir comme royauté cérémoniale et des antonomies violentes, sans recours, désespérantes pour
liturgique », telle est l’ambition de la « généalogie théologique » tout le monde sauf pour l’ascète que l’on voudrait imagi-
d’Homo sacer, 2, 4, le corps central de l’architecture. Ce que ner capable d’en faire une puissance. Que la puissance soit
la philosophie politique sépare, il faut l’articuler en compre- « puissance de ne pas », c’est une évidence contenue dans la
nant mieux l’origine trinitaire de l’économie 35 – la « trinité est notion même construite par Aristote, et qu’Agamben a eu rai-
une articulation non pas de l’être divin, mais de sa praxis » son de rappeler. Pour prendre un exemple – qui me vient à
(p. 436). De nouveau on a voulu voir deux significations l’esprit à cause du mensonge même contenu dans l’expres-
sion courante un « homme puissant » –, j’imagine que Silvio
33. Ibid., p. 21-22, et p. 34. Berlusconi ne peut pas jouer correctement la plus complexe
34. Ce livre, qui permet aussi d’énoncer des thèses centrales de des fugues pour piano de Jean-Sébastien Bach. Glenn Gould,
l’anthropologie philosophique d’Agamben (« L’ homme est ce vivant qui, lui, peut le faire. Mais Agamben ajoute qu’il peut ne pas le
pour parler, doit dire, “je”, doit donc, “prendre la parole”, l’assumer
et se la rendre propre », p. 379), offre une archéologie de la puissance
performative. À ce propos, il faut rendre justice aux travaux d’Irène 51. J.-L. Nancy, La Communauté désœuvrée, Paris, Christian
Rosier, La Parole efficace. Signe, rituel, sacré, Paris, Éd. du Seuil, Bourgois, 1986 [éd. 1990], p. 9-105.
coll. « Des travaux », 2004 et N. Bériou, J.-P. Boudet et I. Rosier (éd.), Le 52. M. Blanchot, L’ Espace littéraire, Paris, Gallimard, 1955 [éd.
Pouvoir des mots au Moyen Âge, Turnhout, Brepols, 2014. 1988], p. 225.
35. Ce qui revient aussi à faire reculer les repères de l’archéologie 53. Id., La Communauté inavouable, op. cit., p. 53.
foucaldienne « jusqu’aux premiers siècles de la théologie chrétienne » 54. G. Agamben, Qu’est-ce que le contemporain ? [2005], trad.
(Homo sacer, p. 393). M. Rovere, Paris, Payot & Rivages, 2008, p. 11.
« Pu issa nce de ne Pas », ou l a Pol i t ique ... 29 146 CRITIQUE

faire aussi et, donc, tire son authentique puissance de « jouer, lité bien plus floue. Après avoir retracé les grandes lignes de
pour ainsi dire, avec sa puissance de ne pas jouer 55 ». Pouvoir sa généalogie juridico-poétique, la question est nette : l’état
ne pas manifeste donc bien une puissance que n’a pas le ne d’exception est-il inclus dans le système juridique ou pas ?
pas pouvoir. Est-il ou non un « état de loi » ? Carl Schmitt l’affirme. Agam-
Avant de radicaliser la puissance en « puissance de ne ben s’emploie à reconstruire sa thèse puissante et provoca-
pas », Agamben a bien dû se rappeler tout le faire, tout le trice, ce qui jette une lumière neuve sur l’opposition qu’elle
travail qu’il avait fallu à Glenn Gould pour « jouer avec sa suscita chez Benjamin. État d’exception s’emploie à « mieux

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puissance de ne pas jouer ». Mais, entraîné dans son projet comprendre la fiction constitutive qui, en liant ensemble
ascétique, il décide finalement de négliger – voire de réfuter – norme et anomie, loi et état d’exception, assure aussi la rela-
qu’il faille bien une praxis à toute poïesis et une œuvre à tout tion entre le droit et la vie » (p. 238). L’ état d’exception forme
désœuvrement : et il l’oublie, en effet, lorsqu’il veut fonder sa alors « le dispositif qui doit en dernière instance articuler et
poétique et sa politique sur une pure « décréation » ou « puis- tenir ensemble les deux aspects de la machine juridico-poli-
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sance destituante ». Ses belles réflexions sur le geste, infor- tique, en instituant un seuil d’indécidabilité entre anomie
mées par le travail de Warburg sur les « formules du pathos », et nomos, entre vie et droit, entre auctoritas et postestas »
distinguent utilement l’agir (agere) du faire (facere) ; mais (p. 250) 31. L’ espace ouvert entre droit et vie définit ainsi le
c’est pour déceler dans le geste « un troisième genre d’action » lieu même de la politique.
qui ne devrait plus rien à la praxis, étant une manifestation du Stasis (Homo sacer, 2, 2) et Le Sacrement du langage
pur « moyen comme tel ». Pur moyen sans fin : cela veut dire (Homo sacer 2, 3) peuvent apparaître comme des confirma-
qu’un bras levé dans une statue antique a encore valeur de tions paradigmatiques de la thèse générale d’Homo sacer.
geste, tandis qu’un bras levé dans un soulèvement politique Agamben a offert sa propre définition du paradigme :
n’aurait plus ce privilège ontologique du « pur moyen sans Au cours de mes recherches, il m’est arrivé d’analyser des figures
fin ». C’est oublier que le bras levé du Niobide, qui exprime – l’homo sacer et le musulman, l’état d’exception et le camp de
la terreur, n’est pas privé de fin, puisque c’est aussi un geste concentration – qui sont assurément, quoique, à des degrés div-
de fuite. C’est oublier que le « pur moyen » de la poïesis n’est ers, des phénomènes historiques positifs, mais qui étaient traités
jamais si puissant que lorsqu’il n’ignore pas sa relation à la comme des paradigmes ayant pour fonction de construire et de
praxis. Ce dont témoigneraient, entre bien d’autres exemples rendre intelligible en son entier un contexte historico-probléma-
tique plus large 32.
possibles, les Feuillets d’Hypnos de René Char, ce pont de
poèmes jeté entre un pur lyrisme de lavande et la « vue du
sang supplicié » – dialectique terrible dont Char aura déduit Or le paradigme, d’origine platonicienne, trouve sa place
la possibilité même de ce qu’il appelait le « champ libre » dans la méthode de division et l’entrelacement à un double
d’une poésie de résistance 56. titre, fort peu platonicien : il est ce qui rend impossible la
« Que signifient les idéaux ascétiques ? », se demandait division du particulier et de l’universel (nous ajouterions, à
Nietzsche à la fin de la Généalogie de la morale. D’emblée la suite de Foucault, de l’empirique et du transcendantal) ; il
il répondait : « Chez les artistes, rien ou trop de choses est ce qui « intervient dans les dichotomies logiques […], non
différentes ; chez les philosophes et les savants, quelque pour les combiner dans une synthèse supérieure, mais pour
chose comme un flair ou un instinct pour les conditions les transformer dans un champ de forces parcourues par des
les plus favorables à une haute spiritualité. » Cela va du tensions polaires dans lesquelles, exactement comme dans

55. Id., La communauté qui vient, op. cit., p. 41. 31. Voir aussi G. Agamben, Qu’est-ce qu’un dispositif ?, Paris,
56. R. Char, Feuillets d’Hypnos [1943-1944], Œuvres complètes, Payot & Rivages, coll. « Petite Bibliothèque/Rivages », 2007, 2014.
éd. J. Roudaut et al., Paris, Gallimard, 1983, p. 173. 32. Id., Signatura rerum, op.cit., p. 9.
l a ta bl e de di v ision 145 30 CRITIQUE

absolutisme/démocratie) » (p. 13). Elle permettra surtout « désintéressement » esthétique selon Kant – auquel Nietzsche
d’offrir ce point de convergence « resté dans l’ombre » (« point opposera bien vite la position romantique de Stendhal – à
aveugle » et « ligne de fuite »), aux deux pans de la recherche la « contemplation » selon Schopenhauer, tout cela qui sera
de Foucault, l’étude des techniques politiques et l’étude des diagnostiqué comme « une véritable irritation, une rancune
techniques de soi. La question reçoit alors sa formulation philosophique contre la sensualité 57 ». Gilles Deleuze esquis-
canonique : « Il importe plutôt de se demander pourquoi la sera une synthèse en disant que l’idéal ascétique représente
politique occidentale se constitue d’abord par une exclu- pour Nietzsche la mise en œuvre de tous les moyens pour

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sion (qui est aussi une inclusion) de la vie ? » La structure « rendre supportables la mauvaise conscience et le ressenti-
logique de cette exclusion qui est aussi une inclusion repose ment » ; il est la parfaite « expression de la volonté de néant »
sur la différence entre appartenance et inclusion qui com- (il a donc à voir avec le nihilisme contemporain) ; il ne va
mande les deux régimes de l’exemple (inclusion exclusive) et jamais sans la fiction consistant à « poser un outre-monde »
de l’exception (exclusion incluante). Cette structure logique comme alternative aux impuretés « humaines trop humaines »
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offre aussi un levier pour interroger la souveraineté, c’est-à- du nôtre 58. L’ ascète oppose donc aux petits affairements du
dire en premier lieu la différence entre pouvoir constituant et peuple commun le « très haut désœuvrement » d’une singula-
pouvoir constitué (qui repose sur la distinction ontologique rité d’exception, cette poïesis excluant toute praxis. Mais un
de la puissance et de l’acte). À cette division principielle cor- tel désœuvrement, rehaussé en éthique, en politique ou en
respond l’entrelacement principiel (« le lien irréductible ») de « forme-de-vie », ne risque-t-il pas, tout simplement, de finir
la violence et du droit exposé par Benjamin et Kafka, mais en impuissance pure, comme une grande leçon d’aigreur
surtout l’ambivalence du sacré : l’homo sacer est tout à la fois dressée contre tous les « gais savoirs » ou tous les « gais agirs »
consacré et mis au ban. C’est la structure de la souveraineté que nos gestes de soulèvements savent chaque jour, mine de
qui fait de lui une exception double : « L’ espace politique de rien, inventer ?
la souveraineté se serait alors constitué à travers une double
exception, telle une excroissance du profane dans le religieux Georges DIDI-HUBERMAN
et du religieux dans le profane qui dessine une zone d’indif-
férence entre le sacrifice et l’homicide » (p. 78). On comprend
mieux pourquoi la troisième partie du Pouvoir souverain et
la Vie nue veut faire du camp de concentration le « paradigme
biopolitique du moderne ». Du point de vue de la technique
politique, il correspond en effet au paradigme de la « mise
au ban », à la mise en œuvre la plus radicale qui fût de la
politisation de la vie nue et à l’absolutisation de la structure
d’exception : « Le camp est l’espace qui s’ouvre lorsque l’état
d’exception commence à devenir la règle » (p. 149).
Quand bien même il y aurait répondu de manière adé-
quate, État d’exception fut moins dicté par une actualité qui
venait confirmer ses thèses (le livre date de 2003), que par la
logique de la démonstration. Alors que Homo sacer 1 montre
comment la souveraineté s’exerce sur la vie nue, il s’agit 57. F. Nietzsche, La Généalogie de la morale [1887], trad.
maintenant de montrer que l’état d’exception est sa structure I. Hildenbrand et J. Gratien, Œuvres philosophiques complètes, VII, éd.
essentielle, ce qui conduit à soutenir que la séparation « claire G. Colli et M. Montinari, Paris, Gallimard, 1971, p. 288, 294-295 et 297.
en principe », entre état d’exception et état de droit est en réa- 58. G. Deleuze, Nietzsche et la philosophie, op. cit., p. 166-167.
144 CRITIQUE

Formes de vie : Agar). La grâce est comme une dédifférenciation suspensive.


Agamben veut en trouver une trace inespérée dans la deu-
un secret de Polichinelle xième thèse de Benjamin sur l’histoire (p. 215-219). La
glose philologico-philosophique de l’incipit de l’Épître aux
Romains n’aboutit pas seulement au nouvel entrelacs de la
lettre de Paul et des thèses de Benjamin, mais à produire une
« philosophie de l’histoire » qui dicte un rapport au présent.

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– « Ne tremble pas ! »
Polichinelle : – « Monsieur, je ne
tremble pas, je me trémousse pour 6. La table de division d’Homo sacer
faire un menuet de ma peur. » La recomposition de l’arbre des divisions du Temps qui
(“Gnornò, je nun tremmo, me spasso
reste a peut-être permis de mieux saisir le geste du philo-
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a facere ’no minuetto cu’ la paura”).
sophe : opposer des concepts en surpiquant la différence
Giorgio Agamben, Pulcinella ovvero au sein de leur division pour dégager un reste qui abou-
Divertimento per li regazzi tit à la désactiver. Mais quelle que soit l’importance de cet
ouvrage, la validité de notre hypothèse doit se mesurer au
massif d’Homo sacer sous peine de voir sa portée réduite 29.
Depuis La communauté qui vient (1990) jusqu’à L’ Usage Le Pouvoir souverain et la Vie nue s’ouvre (p. 11) sur
des corps (dernier en date des tomes d’Homo sacer), Giorgio une division première, vouée à jouer dans la philosophie de
Agamben n’a cessé de penser la question des formes de vie, Giorgio Agamben le rôle que joue la différence ontologique
des manières et des modes du vivre, décrivant un seul et dans la philosophie de Martin Heidegger : c’est la différence
même plan de l’existence : le plan du « comment », où nous des différences (Homo sacer, p. 1206). Ici, zoè et bios, là,
nous tenons tous en constant déséquilibre. Et toi, comment l’être et l’étant 30. Cette distinction première doit servir de fil
vis-tu ? et comment a-t-on vécu ? et ailleurs comment vit-on ? conducteur à l’archéologie du biopolitique censée permettre
et comment faudrait-il vivre ? et pourrait-on vivre autrement ? d’interroger « les catégories sur l’opposition desquelles s’est
Certes, la proposition n’est pas inédite, qui consiste à fondée la politique moderne (droite/gauche ; privé/public ;
laisser de côté la question du « pourquoi » de la vie au profit
de son « comment » : Foucault avait déjà lancé cette flèche (que 29. Construite sur vingt ans, cette tétralogie se distribue ainsi :
l’on reçoit toujours en plein cœur) avec son projet de « stylis- vol. 1, Le Pouvoir souverain et la Vie nue [1995], 1997 ; vol. 2, 1, État
tique de l’existence » ; et à vrai dire c’est toute la modernité d’exception [2003], 2003 ; vol. 2, 2, La Guerre civile. Pour une théo-
qui a été occupée à cette mise au jour, mouvementée et fer- rie politique de la stasis, 2015 ; vol. 2, 3, Le Sacrement du langage.
vente, du « formel » de la vie – de Balzac à Debord, de Mauss à Archéologie du serment [2008], 2009 ; vol. 2, 4, Le Règne et la Gloire.
Canguilhem, de Simmel à Bourdieu, Certeau, Latour 1… Mais Pour une généalogie théologique de l’économie et du gouvernement,
en la nommant avec une constance sans égale, en visant de [2007], 2008 ; vol. 2, 5, Opus Dei. Archéologie de l’office [2011], 2012 ;
livre en livre une ontologie des formes du vivre qui est tou- vol. 3, Auschwitz, l’archive et le témoin [1998], 1999, 2003 ; vol. 4,1,
De la très haute pauvreté. Règles et formes de vie [2011], 2011, 2013 ;
jours aussi une éthique et une politique, et en la rechargeant
vol. 4, 2, L’ Usage des corps [2014], 2015.
de philosophie médiévale, Agamben a relancé cette question 30. L’ articulation entre zoè et bios se retrouve dans l’articulation
avec beaucoup de force. entre voix et langage (p. 19). Cette équivalence permet de mesurer la
proximité du séminaire Le Langage et la Mort avec l’édifice général
1. Je me permets de renvoyer à : M. Macé, Styles. Critique de nos d’Homo sacer. Agamben évoque la différence ontologique à la page 59
formes de vie, Paris, Gallimard, 2016. d’Homo sacer.
l a ta bl e de di v ision 143 32 CRITIQUE

toute l’époque qui se place sous le signe de l’Aufhebung Pourtant, si la philosophie, et celle-ci au premier chef,
dialectique » (p. 159). Or l’on sait que l’Aufhebung nomme le identifie ce plan du « comment », il est rare qu’elle l’investisse,
destin moderne de la symplokè – moins une synthèse logique s’y installe pour de bon en qualifiant des vies, s’y débatte sans
que le processus historique par lequel des termes divisés, effectuer d’emblée une sorte de zoom arrière. De sorte que
opposés se relèvent l’un l’autre dans un mouvement effectif ce plan du vivre qu’elle nomme, elle le rend en vérité souvent
et producteur. C’est par deux fois que la méthode d’Agamben muet, lointain, sublime, tragique (il est frappant à cet égard
veut se soustraire à la dialectique hégélienne – d’une part qu’Agamben ait jusqu’ici orienté sa réflexion sur les formes

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parce qu’elle ne confond pas le messianique et l’eschatolo- de vie vers des exemples et des situations d’une intensité
gique (le temps qui reste n’est pas renvoyé à la fin du temps, extrême, parfois insoutenable : l’atroce péril de la vie nue, la
il est un reste du temps dans le maintenant) ; d’autre part figure du « musulman » au sein des camps de concentration,
parce qu’elle ne conçoit pas la dialectique comme production la terreur de la Loi, l’appel au « bonheur » peut-être mais à un
d’une nouvelle effectivité synthétique mais comme suspen- bonheur tout métaphysique). Il y a là quelque chose de terras-
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sion de la différence elle-même. Le lecteur ne sera pas surpris sant, quelque chose qui dans bien des pages abat, méduse,
de voir Agamben distinguer sa symploque de la déconstruc- et dépossède en quelque sorte le lecteur de cette question au
tion de Jacques Derrida, elle-même aux prises avec une sor- moment même où il la voit formulée. Pas facile en effet de
tie de la dialectique hégélienne, comme en témoignait déjà reconnaître ici la vie « commune », ce « passager clandestin » de
Glas (1974). « La déconstruction, commente Agamben, est toute existence qui traverse nos espérances, nos inquiétudes
un messianisme bloqué, une suspension du thème messia- et nos débats sur les formes qu’il y a ou qu’il faut à nos vies.
nique » (p. 164) 27. C’est pourquoi le tout dernier opus, souriant et surpre-
Pour préciser le statut de ce désœuvrement paulinien, nant, consacré à Polichinelle, libère et même répare quelque
Agamben emprunte un détour épistémologique : expliquer ce chose ; non pas évidemment qu’il soit plus terre à terre,
que devient la loi chez Paul à partir du concept d’état d’ex- empirique ou hésitant (et ici, un geste de déclosion reste à
ception pensé par Carl Schmitt. Dans un cas comme dans accomplir : il faudrait accepter de conduire cette pensée sur
l’autre, la loi n’a ni dedans ni dehors, elle est inexécutable et le plan des états de réalité, l’y conduire même de force ; c’est
informulable 28. C’est alors la position d’État d’exception au là seulement et seulement là que se débat effectivement le
sein de l’entreprise d’Homo sacer qui se trouve expliquée. « comment » du vivre) ; mais parce qu’il est moins terrassant
La loi et la foi, « unies en une indifférence magique dans que les précédents, moins médusant quant à cette affaire des
le pré-droit, se scindent donc et laissent apparaître entre formes de la vie, car il se moque de ce mutisme de la philo-
elles l’espace d’une gratuité » (p. 187 et p. 191). La grâce n’est sophie face à ce que pourtant elle nomme, et descend dans
pas le produit de la division entre la loi de la foi (incarnée par une tout autre arène : cette vie de Polichinelle, comique et gri-
Sara) et la loi mosaïque des commandements (incarnée par maçante, avec ses images sautillantes, son corps bizarre, ses
gestes dispersés, le « rassemblement et presque le fatras 2 »
27. Sur Derrida, voir aussi G. Agamben, Le Langage et la Mort d’un personnage sans aucun secret, résidant tout entier dans
[1982], Paris, Christian Bourgois, 1991, 1997, 2003, p. 79-82. Et, de son « comment », obstinément domicilié dans sa drôle de
Derrida sur Agamben, La Bête et le Souverain. Séminaire 2001-2002, forme qui est aussi son « idée », goguenarde et déclose.
Paris, Galilée, 2008, p. 134-139, p. 419-420 et p. 431-440. Pour une
première approche, sur les relations d’Agamben à la déconstruction,
voir K. Attell, Giorgio Agamben. Beyond the Threshold of Deconstruc- 2. G. Agamben, Pulcinella ovvero Divertimento per li regazzi,
tion, New York, Fordham University Press, 2015. Rome, Nottetempo, 2015 (Polichinelle ou Divertissement pour les
28. Ce qui implique que le « katechon » et l’« anomos » ne soient pas jeunes gens. En quatre scènes, trad. M. Rueff, Paris, Macula, 2016,
deux figures distinctes, mais « désignent au contraire un seul et même sous presse). Je cite la version française à paraître avec l’aimable auto-
pouvoir, avant et après le dévoilement final ». risation du traducteur.
for m es de v ie : u n secr et de Pol ich i nel le 33 142 CRITIQUE

* rence entre « eppagelia et pistis » d’un côté et « nomos » de


l’autre – entre Moïse et Abraham pour peu qu’on veuille bien
Depuis près de trente ans les réflexions d’Agamben sur admettre que « l’antithèse ne concerne pas deux principes
la forme, le « style », la « vie qualifiée », la « singularité quel- séparés et homogènes, mais qu’il s’agit au contraire d’une
conque », la « manière », mais aussi le « démon », le « génie », et opposition interne au nomos » (p. 151). Agamben peut alors
encore le « geste » ou l’« usage », convergent toutes vers l’iden- révéler le ressort de cette opposition à travers l’analyse d’un
tification de ce plan du « comment ». Et l’on doit reconnaître terme dont il montre le caractère décisif : « katargéo » (sortir

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dans chacun de ces mots la courbe d’un mouvement insis- de l’energeia, de la puissance). Le temps messianique est
tant : l’affirmation du fait que c’est au plan de ses formes, celui dans lequel une puissance « passe à l’acte et atteint son
seulement au plan de ses formes, qu’une vie peut se traiter telos non pas sous la forme de la force et de l’ergon, mais
elle-même en source de valeurs, en « idée », en « possible ». sous celle de l’astheneia et de la faiblesse » (p. 154). N’est-il
Cela s’est formulé tout au long de La communauté qui pas écrit : « Dieu a choisi les choses faibles du monde pour
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vient. Théorie de la singularité quelconque 3, qui s’employait confondre les choses fortes » (1 Cor 1, 27) ? Et « la puissance
à nommer cette question du « comment », de l’être-tel, de s’accomplit dans la faiblesse » (2 Cor 12, 9-10) ?
l’être-ainsi où se rassemblent tous les prédicats, autrement On mesure ici la singularité du geste d’Agamben : la divi-
dit de la singularité « prise dans son être telle qu’elle est » sion n’aboutit pas tant à un nouvel entrelacement qu’à un
(CV, p. 10). L’ essai plaçait au premier plan de ce savoir la repli de la division sur chacun de ces termes, qui dégage à
notion de « manière », et l’idée d’un être qui soit sa propre son tour un reste, lequel suspend la division pour la rendre
manière : « Il ne s’agit alors, selon la scission qui domine l’on- inactive, inopérante. Il est d’autant plus nécessaire pour
tologie occidentale, ni d’une essence ni d’une existence, mais lui de distinguer cette dialectique de la tradition hégélienne
d’une manière jaillissante ; non d’un être qui est dans tel que Luther a traduit « katergein » par Aufheben – le terme
ou tel mode, mais d’un être qui est son mode d’être et, de ce même de l’opération hégélienne 25. Dans les pages extrême-
fait, tout en restant singulier et non indifférent, est multiple ment denses qu’il consacre à la généalogie messianique de
et vaut pour tous » (CV, p. 34). la pensée hégélienne 26, Agamben précise ainsi la position
L’ idée de « manière » informe ici toute une éthique, et qu’il occupe dans la modernité « si l’on entend par ce terme
c’est bien le point essentiel : « Seule l’idée de cette modalité
jaillissante, de ce maniérisme originel de l’être, permet de 25. « Par aufheben nous entendons d’abord la même chose que
trouver un passage entre l’ontologie et l’éthique. L’ être qui ne par hinwegräumen (abroger), negieren (nier), et nous disons en consé-
demeure pas enfoui en lui-même, qui ne se présuppose pas quence, par exemple, qu’une loi, une disposition, etc., sont aufgehoben
soi-même comme une essence cachée que le hasard ou le (abrogées). Mais, en outre, aufheben signifie aussi la même chose que
destin condamnerait ensuite au supplice des qualifications, aufbewahren (conserver), et nous disons en ce sens, que quelque chose
mais s’expose en elles, est sans résidu son ainsi, un tel être est bien wohl aufgehoben (bien conservé). Cette ambiguïté dans l’usage
n’est ni accidentel ni nécessaire, mais pour ainsi dire, conti- de la langue, suivant laquelle le même mot a une signification négative
nuellement engendré par sa propre manière » (CV, p. 34). et une signification positive, on ne peut la regarder comme accidentelle
Les formes de vie sont ici le lieu même où émerge (et réé- et l’on ne peut absolument pas faire à la langue le reproche de prêter à
confusion, mais on a à reconnaître ici l’esprit spéculatif de notre langue,
merge sans cesse : s’élance, se dégage, se débat) un sujet
qui va au-delà du simple “ou bien-ou bien” propre à l’entendement »,
éthique : « Éthique est la manière qui sans nous échoir et Hegel, Encyclopédie des sciences philosophiques, trad. B. Bourgeois,
sans nous fonder, nous engendre. Et cet être engendré par sa Paris, Vrin, 1970, p. 530.
26. « Tous ses concepts décisifs sont en effet des interprétations et
3. Id., La communauté qui vient. Théorie de la singularité quel- des sécularisations plus ou moins conscientes d’un thème messianique »
conque, Paris, Éd. du Seuil, 1990. Titre désormais abrégé CV. (p. 159-160).
l a ta bl e de di v ision 141 34 CRITIQUE

propre manière est l’unique bonheur vraiment possible pour


Le but de cette division de la division revient à soutenir les hommes » (CV, p. 35).
que la « coupure d’Apelle » messianique ne parvient jamais Cette idée de « manière » encourage d’emblée aussi une
à un universel (p. 87) 22. Or chez Paul, il n’y a ni principe ni politique, en l’occurrence une certaine idée de communauté :
fin : « Il y a seulement la coupure d’Apelle, la division de la une idée de ce qui peut nous être commun, nous attacher et
division – et puis il y a un reste. » Encore faut-il préciser qu’il nous arracher les uns aux autres ; car alors c’est par l’im-
s’agit d’un reste particulier. « À l’instant décisif, le peuple élu propre, par l’impersonnel en nous, que nous rapportons les

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– chaque peuple – se pose nécessairement comme un reste, uns aux autres, singuliers tenus en cordée par les maillons
comme non-tout » (p. 92). Ce reste grippe la division du tout génériques et impossédés de nos manières. « Les singularités
et de la partie – il est « ce qui empêche les divisions d’être quelconques, précise Agamben, ne peuvent former une socie-
exhaustives ». Agamben veut voir ici un héritage politique qui tas parce qu’elles ne disposent d’aucune identité qu’elles
pourrait être immédiatement actuel : le peuple est ce qui ne pourraient faire valoir, d’aucun lien d’appartenance qu’elles
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peut jamais entièrement coïncider avec lui-même, ni en tant pourraient faire reconnaître » (CV, p. 88), mais elles peuvent
que tout ni en tant que partie – « ce qui résiste à l’infini dans constituer « une communauté sans revendication d’identité »
chaque division et ne se laisse jamais réduire à une majorité (CV, p. 89).
ou à une minorité 23 ». Ce que le travail de découpe dégage, Les analyses de La Fin du poème 4 sur les « manières
c’est moins un atome ou un nouvel enlacement qu’un reste impropres » ont poursuivi cet effort, en s’appuyant sur une
produit par la division. Il en va de même quand l’analyse réflexion sur les formes de la poésie, les styles d’auteurs, la
du terme « apostolos » permet de faire émerger un temps qui dynamique du mètre. Les « manières impropres », ce sont ces
n’est ni chronologique ni apocalyptique, mais encore une fois manières d’être qui nous qualifient mais auxquelles nous ne
un reste, « le temps qui reste entre ces deux temps quand l’on pouvons pas nous rapporter sur le mode du « propre ». Cela
divise avec une césure messianique ou une coupure d’Apelle conduit ici Agamben à opposer en poésie la « manière » au
la division même du temps » (p. 105). Cette temporalité peut « style » : « Si le style marque, pour l’artiste, le trait qui lui est
être comprise à partir de l’opposition entre kairos et kro- le plus propre, la manière enregistre un processus inverse
nos, ou plutôt à partir de l’extraordinaire « imbrication de ces de désappropriation et de non-appartenance. C’est comme
concepts » – le kairos n’échappe pas tant au kronos qu’il en si le vieux poète, qui a trouvé son style et, en lui, atteint la
est une saisie particulière, « l’intime décalage dans le temps perfection, le congédiait maintenant pour revendiquer la sin-
à travers lequel on peut – à un poil près – saisir le temps et gulière prétention de se caractériser uniquement par l’impro-
le porter à son achèvement » (p. 120) 24. Quand il s’agit d’in- priété » (FP, p. 116). On verra que les tomes d’Homo sacer
terpréter le terme « apostolos », Agamben fait jouer la diffé- ne se confient à vrai dire plus du tout à cette distribution
complémentaire de deux mots, « manière » et « style », ainsi
22. Il s’agit ici (p. 87-88) de réfuter Alain Badiou dans Saint Paul. fonctionnellement opposés (« Ce que nous appelons forme de
La fondation de l’universel, Paris, PUF, 1997. Alain Badiou lui-même vie correspond à cette ontologie du style, elle nomme le mode
distingue son saint Paul de celui d’Agamben dans une note de Logiques dans lequel une singularité témoigne de soi dans l’être et où
des mondes. L’ être et l’événement, 2, Paris, Éd. du Seuil, coll. « L’ ordre l’être s’exprime dans le corps singulier 5. ») Mais qu’importe.
philosophique », 2006, p. 583-584.
L’ essentiel n’aura pas été d’étiqueter un bon et un mauvais
23. Agamben tient ici à distinguer cette conception de celle de
Jacques Rancière (p. 96-97).
24. Sur ce motif, voir G. Agamben, « Le jour du jugement »,
Profanations, Paris, Payot & Rivage, coll. « Rivages Poche/Petite 4. Id., La Fin du poème, Paris, Circé, 2002. Titre désormais
Bibliothèque », 2006, p. 21-27, et id., Image et mémoire, Paris, Desclée abrégé FP.
de Brouwer, 2004. 5. Id., L’ Usage des corps, Paris, Éd. du Seuil, 2015, p. 322.
for m es de v ie : u n secr et de Pol ich i nel le 35 140 CRITIQUE

terme 6 pour dire le formel de la vie, mais d’identifier une cette séparation n’est pas la bonne : « Il l’évoque et la nie, au
polarité de valeurs, en l’occurrence d’encourager, dans le nom d’une autre séparation, qui n’est plus par rapport au
« comment », une attention aux singularités et non au propre, nomos mais par rapport au message messianique (eis euag-
une attention à ce qui dans les singularités s’exproprie et gelion theou). » « Si cela est vrai, poursuit Agamben, si la
excède la vie qui les porte. séparation de “l’aphorisme messianique” reprend et divise la
Profanations 7 glisse à son tour à la surface des manières séparation du parvus, alors l’aphorismènos implique pour
et des singularités qui s’y affirment, dans de fortes réflexions ainsi dire une séparation à la puissance deux, une séparation

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sur le rapport que chacun entretient avec son « génie », autre- de la séparation elle-même, qui divise et traverse les divisions
ment dit avec ses qualités comprises comme un donné, un de la loi pharisaïque » (p. 79). Comment recouper dans la
destin : « Il faut consentir à son Genius, s’abandonner à lui, coupe ? En créant des lignes de nouvelles couleurs. « Le prin-
nous devons lui céder tout ce qu’il nous demande, parce que cipe de la loi est donc la division » : celle qui sépare les Juifs
ses exigences sont les nôtres. […] Mais ce Dieu si intime et des non-Juifs – « le terme “peuple” est toujours déjà divisé,
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si personnel est aussi ce qui en nous est le plus imperson- et comme traversé par une faille théologico-politique origi-
nel, la personnalisation de ce qui, en nous, nous dépasse nelle » (p. 81) 21. En d’autres termes, l’antithèse circoncision/
et nous excède […]. C’est cette présence inadmissible qui prépuce. Or, poursuit Agamben :
nous empêche de nous refermer sur une identité substan- Face à ces partitions, Paul fait jouer une autre division, qui ne coïn-
tielle, c’est Genius qui défait la prétention du Moi à se suffire cide pas avec elles, mais qui ne leur est pas non plus extérieure.
à soi seul » (P, p. 9-11). « La manière dont chacun tente de L’aphorisme messianique s’exerce bien plutôt sur les divisions de la
prendre ses distances (à l’égard) de Genius, de le fuir, définit loi elles-mêmes, et leur impose une division extérieure. Il s’agit de
son caractère. […] Le style d’un auteur, comme la grâce de la division entre sarx et pneuma, entre la chair et le souffle (p. 83).
chaque créature, dépend […] moins de son génie que de ce
qui en lui est privé de génie, de son caractère. C’est pour- En d’autres termes, la coupe de la chair et du souffle
quoi, quand nous aimons quelqu’un, nous n’aimons préci- recoupe celle des Juifs et des non-Juifs. C’est dans ce cadre
sément ni son génie ni son caractère (et moins encore son qu’Agamben mobilise la coupe d’Apelle : « Sous l’effet de la
Moi) mais la manière spéciale que cette personne a de les coupure d’Apelle, la partition entre Juifs et non-Juifs n’est
fuir » (P, p. 19) : ses gestes, ses usages, on pourrait dire aussi plus claire ni exhaustive puisqu’il y a des Juifs qui ne sont
son éthos, ses habitudes (encore des singularités impropres, pas Juifs et des non-Juifs qui ne sont pas des non-Juifs. »
génériques, impossédées) : l’ensemble de ces conduites, insi- Cette coupe d’Apelle deviendrait alors :
gnifiantes, où se contracte une existence, et qui la fait aimer.
Moyens sans fin incline résolument ce plan vers la ques-
tion des « gestes » (dans des « Notes sur le geste », malicieu- JUIFS NON-JUIFS
sement centrées sur le cinéma comique, les pathologies des
Juifs selon le souffle/ non-Juifs selon le souffle/
Juifs selon la chair non-Juifs selon la chair
6. Je me sépare ici de la lecture de Gérard Dessons et Arnaud
Bernadet, qui s’appuient souvent sur ces textes d’Agamben pour
non-non-Juifs non-non Juifs
imposer la notion de « manière » comme mot-clé de toute anthropolo-
gie du « comment » ; voir notamment G. Dessons, « Maneries, un mot
moderne », dans A. Bernadet et G. Dessons (éd.), « Une histoire de la
manière », La Licorne, no 102, 2013. 21. Voir aussi G. Agamben, « Qu’est-ce qu’un peuple ? », Moyens
7. G. Agamben, Profanations, Paris, Payot & Rivages, 2005. Titre sans fins, Paris, Rivages, coll. « Bibliothèque Rivage », 1995, p. 39-46, et
désormais abrégé P. Homo sacer, p. 155-156.
l a ta bl e de di v ision 139 36 CRITIQUE

les témoins de ces noces : la tradition philologique italienne, corps et les gestes déréglés – terrain que le Polichinelle réin-
Nietszche, Benjamin). D’autre part, la philologie guide l’ar- vestira, mais en quittant cette manière sombre des tics et des
chéologie 19 : remonter les filiations, c’est aussi départager les dérèglements). Mais le livre se fait aussi politiquement plus
lignées, les bonnes et les mauvaises dérivations pour indiquer explicite : « Une vie qui ne peut être séparée de sa forme est
la bonne 20. Distinguer, c’est départager les bons et les mau- une vie pour laquelle, dans sa manière de vivre, il en va de
vais diviseurs, entrelacer, c’est renouer avec les bons relieurs, la vie même. Que signifie cette expression ? Elle définit une
reconnaître les premiers, démasquer les faux. vie – la vie humaine – dans laquelle les modes, les actes et

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Suivons le fil de la découpe. « Aphorismènos est le parti- les processus singuliers du vivre ne sont jamais simplement
cipe passé du verbe aphorizò et signifie “séparé”, segregatus des faits, mais toujours et avant tout des possibilités de vie,
comme le traduit Jérôme. » Le travail de division porte sur le toujours et avant tout des puissances 8. »
terme de la séparation et de la coupe. Comment comprendre Agamben ne constate pas seulement qu’une vie se pré-
en effet que Paul, qui prêche l’universalisme et annonce la fin sente toujours « d’une certaine façon » ; il aide à poser qu’une
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messianique de toutes les séparations entre les Juifs et les bonne part de la morale et de la justice consiste à veiller à
païens, se réfère à lui-même comme à un « séparé » (p. 75) ? la possibilité de cette qualification, à empêcher la survenue
Paul ne dit-il pas lui-même dans Eph 2, 14-15, que le messie d’états de réalité où une vie puisse être dissociée de sa forme,
« de deux a fait un et a détruit le mur de la séparation ? ». Si c’est-à-dire de sa puissance. S’intéresser dans les vies à leurs
Agamben rappelle pour commencer que Paul était un phari- formes, c’est alors restituer à ces vies leur puissance, montrer
sien, c’est-à-dire un séparé (p. 77), c’est pour souligner que la façon dont les êtres se traitent eux-mêmes comme des pos-
sibles – autrement dit, comme des pensées ; et cela nomme
revue », Enfance et histoire. Destruction de l’expérience et origine en vérité les fondations de tout le projet théologico-politique
de l’histoire [1978], trad. Y. Hersant, Paris, Payot, 1987, p. 168. La d’Agamben ; un projet qui pourtant trouvera ses modèles dans
philologie commande aussi des gestes d’écriture peu communs dans les des situations de vies terrifiantes, et de ce point de vue à la
textes de philosophie contemporaine – une attention extrême accordée fois exemplaires et inexemplaires de cette affaire de « formes
au paratexte, des « seuils » en italiques pour scander les chapitres et de vie » (la situation du « musulman » au premier chef).
surtout des gloses qui nourrissent les thèses en les déportant. De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie 9 réflé-
19. Sur le rapport à l’archéologie du savoir, voir surtout G. Agamben,
chit à la façon dont la vie, décidément, ne nous est jamais
Signatura rerum, op. cit., p. 109 et 119 sq. et Homo sacer, p. 400, p. 909,
p. 1176 et p. 1330. Le propos d’une « archéologie philosophique » n’est pas
donnée en propriété, mais en « usage » ; et engouffre pour
tout à fait compatible avec celui de L’Archéologie du savoir puisque leurs sa part toute la réflexion sur la tentative de construire une
champs ne se recouvrent pas. Jacques Rancière décrit le trajet d’Agamben « forme-de-vie », c’est-à-dire une vie inséparable de sa forme,
comme « une façon de ramener Foucault du côté de Heidegger par la des « manières de se comporter », dans l’univers de la « règle »
médiation d’une vision du sacré et de la souveraineté de Bataille » (Et tant et le cas des vies monastiques. Le livre est éclatant : il donne
pis pour les gens fatigués, Paris, Amsterdam, 2009, p. 217). Tel passage la mesure du bouleversement qu’a pu constituer l’identifica-
de L’Usage des corps lui donnerait raison : « L’ontologie ou philosophie tion doctrinaire, théologique, juridique du plan même de la
première a constitué durant des siècles l’a priori historique fondamental « vie », de la « forme de vie », des « formes du vivre » ; et mieux
de la pensée occidentale », Homo sacer, p. 1176. Voir ici même l'article de qu’aucun autre il met ainsi, comme disait Michaux, « le doigt
Judith Revel, p. 53-65, notamment, p. 62-65.
sur le centre », en l’occurrence sur ce qui, dans une existence,
20. On ne saurait distinguer une phase philologique (qu’inaugu-
rerait Stanze. Parole et fantasme dans la culture occidentale [1977],
Paris, Christian Bourgois, 1981) et une phase archéologique (qu’inau- 8. Id., « Forme-de-vie », Moyens sans fins, Paris, Payot & Rivages,
gurerait Homo sacer [1995], 1997). C’est bien plutôt l’articulation de 2002.
l’archéologie et de la philologie qui fait la singularité du geste philo- 9. Id., De la très haute pauvreté. Règles et forme de vie, Paris,
sophique propre à Agamben. Payot, 2011.
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peut tenir à ses régimes, à ses habitudes, à ses horaires, à ses Agamben commence donc par distinguer le grec de
normes… Mais il est lui aussi très troublant, du fait même de Paul, qu’une légère coupe sépare du grec (et le lie au yid-
son ancrage théologique, car dans ces vies égalées à une règle dish dont il se distingue pourtant ; voir p. 12-16), pour se
il est pour ainsi dire répondu à la question du « comment » concentrer sur l’incipit de l’Épître aux Romains qui récapi-
avant même qu’elle soit posée (la modernité d’un Kafka, ou tulerait, comme un noyau, « tout le texte de l’épître » : en grec
d’un Michaux encore une fois, aura au contraire consisté à et en latin, « Paulos doulos Christou, klètos aphorismènos
montrer que l’interrogation d’une forme de vie éveille, ne eis euaggelion theou / Paulus servus Jesu Christi, vocatus

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peut qu’éveiller, toutes sortes de paradoxes, de désarrois apostolus, segregatus in evangelium Dei » : « Paul esclave du
et d’incertitudes 10) ; savons-nous d’ailleurs vraiment ce qui messie Jésus appelé envoyé séparé pour (la) bonne nouvelle
nous est leçon dans ces vies consacrées, qui attirent tant la de Dieu. » Chacun des termes de ce verset va faire l’objet d’un
pensée contemporaine (pas seulement Agamben mais aussi travail de distinction et le livre tout entier se confond avec
Barthes, Pasolini, Foucault, et aujourd’hui Christian Garcin, l’analyse philologico-philosophique de leur signification et de
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Emmanuel Carrère, Philippe Vasset…), ces vies pourtant si leur mise en relation.
éloignées du type d’accomplissements que nous semblons Il faut d’abord rappeler la métanomasie de Saul en Paul
viser, ces vies dont les formes, en vérité, contestent si mani- – c’est à la faveur d’un simple changement de lettre (un pi pour
festement les nôtres ? un sigma) qu’un nom royal devient le nom du négligeable (pau-
Le dernier tome 11 d’Homo sacer occupe une fois de plus lus), du faible et du petit (1 Cor 1, 27). C’est ensuite le sens du
ce champ, avec toujours beaucoup de netteté, et l’investit terme « doulos/servus » qui est examiné : « doulos acquiert pour
étonnamment comme un programme de pensée encore à Paul un sens technique […] parce qu’il s’en sert pour exprimer
accomplir, ou du moins à unifier : il faudrait, écrit Agamben, la neutralisation que subissent les divisions de la loi, et plus
concevoir une « ontologie du style » (UC, p. 311), qui serait généralement toutes les conditions juridiques et sociales à la
une réflexion attentive à la façon dont les vies s’exposent suite de l’événement messianique » (p. 28). Quant à Christos,
en modalités, en modalités toujours « telles » ; non pas il ne faut pas se tromper de coupe : la distinction entre « ho
« propres », encore une fois (comme si sa forme de vie arri- christos et christos » est « dénuée de valeur » (p. 34). Le terme
mait un être à son identité ainsi qu’un navire à son ancre), « klètos/vocatus » mérite aussi qu’on rappelle deux significa-
mais « telles », toujours « ainsi », jaillissantes, « comme ci » et tions dont Max Weber voulait qu’elles fussent confondues dans
pas « comme ça » ; autrement dit : singulières : « Ce que nous la traduction Beruf proposée par Luther. Mais Weber divisait
appelons forme de vie correspond à cette ontologie du style, ce qu’il faut au contraire entrelacer : « Parce qu’elle décrit cette
elle nomme le mode dans lequel une singularité témoigne de dialectique immobile, ce mouvement sur place, la klèsis peut
soi dans l’être et où l’être s’exprime dans le corps singulier » être confondue et avec la condition factuelle et avec l’état, et
(UC, p. 322). Tout être en effet « témoigne de soi » dans sa signifier aussi bien vocation, Beruf » (p. 43). Agamben donne
façon de s’exposer, il est cette façon, il est son mode d’être. La la formule de cet entrelacs : « La vocation messianique est la
proposition est désormais familière aux lecteurs d’Agamben, révocation de toute vocation » (p. 44).
et si elle intervient vers la fin du livre, c’est après un parcours On mesurera un double effet méthodologique de cette dia-
qui fait effectivement repasser par les concepts majeurs de lectique : d’une part, la distinction conceptuelle chez Agamben
prend souvent appui sur une distinction lexicale où histoire
10. Je renvoie ici à « La vie, la règle, l’incertitude – les acrobates des concepts et histoire sémantique se relaient.Peu de philo-
de Kafka », dans M. Gil et F. Worms (éd.), Vita nova. La vie écrite, Paris, sophes contemporains auront su célébrer avec un tel éclat les
Hermann, 2016. noces de philosophie et de philologie 18 (on pourrait évoquer
11. G. Agamben, L’ Usage des corps, op. cit. Titre désormais
abrégé UC. 18. Sur la philologie, voir G. Agamben, « Programme pour une
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et « dans cette même ligne, en traça une encore plus ténue toute cette pensée : la vie, la forme-de-vie, l’usage (la chre-
avec une autre couleur » (« ipsumque alio colore tenuiorem sis, de soi, de son corps, du monde, de sa vie), le mode, la
lineam in ipsa illa »). Apelle revient, et honteux d’être sur- puissance, l’impropriété, le désœuvrement… ; parcours qui
passé, tel Robin des bois au dernier tounoi qui fend la flèche engage aussi un dialogue très serré avec les grandes éthiques
en deux, il « refendit les deux lignes avec une troisième cou- de l’« usage » et du « souci » : Aristote, Foucault, Heidegger, et
leur, ne laissant plus possible même le trait le plus subtil » souligne que le soi « n’est rien d’autre qu’un usage de soi »
(« tertio colore lineas secuit nullum relinquens amplius sub- (UC, p. 94) : il est séjour habituel, habitude, habitus, éthos,

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tilitati locum »). Protogène court alors au port pour recon- diète, régime d’existence. Et en tout cela donc, « style ».
naître sa défaite et rencontrer son maître. Au reste, rapporte
Pline, Apelle ne laissait jamais passer un jour sans pratiquer *
son art en traçant quelque trait, habitude qui offrit matière à
un proverbe – in proverbium uenit : « nullus dies sine linea ». L’ important est d’abord de prendre acte de l’ampleur de
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Pas de jour sans une ligne : ligne au cœur de la ligne comme cet outillage notionnel, jusque dans ses glissements : manière,
une flèche au cœur de la flèche 15. L’ excellence du peintre se style, forme, usage, éthos, habitude, geste, génie, caractère…
mesure au distinguo de la ligne. Apelle fait passer la ligne au Il désigne avec obstination et éclat un domaine, un problème,
cœur de la ligne et refend la ligne de Protogène jusqu’à rendre que chacune de ces notions vient certes orienter selon ses
impossible toute coupe supplémentaire 16. Il est le maître du enjeux propres, mais qui impose sa forte unité de livre en
délinéament. livre, et qui a fourni d’évidence de véritables mots-clés à
l’éthique contemporaine. Car c’est peut-être cette insistance
à tenir le regard braqué sur le plan des formes du vivre, et
5. Le temps qui reste ou les aventures de la symploque
à en déployer les enjeux, qui fait de l’œuvre d’Agamben l’une
Or, dans un paragraphe du Temps qui reste, le livre des plus vibrantes qui soient aujourd’hui, et peut-être la plus
qu’il a consacré à un commentaire de L’ Épître aux Romains, contemporaine des pensées contemporaines.
Giorgio Agamben repasse sur la coupure d’Apelle 17. Il s’agit Mais à vrai dire, c’est aussi l’une des plus intimidantes,
pour lui de comprendre la division que saint Paul fait pas- pour des lecteurs qui se trouvent comme interdits par l’éclat
ser entre les Juifs et les non-Juifs. Mais on peut reprendre de ces propositions sur « la vie », et la façon dont elles inves-
plus haut le travail de découpage du philosophe et décrire tissent cette inquiétude, ce tourment qui devrait être celui
l’ensemble de l’ouvrage au fil de ses découpes pour décrire de l’expérience, l’expérience commune ou l’expérience qui
son geste. compte : oui, comment vivre ? L’ une des plus intimidantes,
parce que la question des « formes de vie » se déploie dans
15. Dans Le Zen et l’Art chevaleresque du tir à l’arc, Eugen Herrigel cette œuvre en enjeux d’une intensité extrême, exorbitante,
rapporte qu’il avait mis au défi son maître zen de toucher la cible les qui font la plupart du temps baisser les yeux ou courber
yeux bandés. Le maître le convie le soir et tire dans l’obscurité la plus l’échine, et qui éloignent ce plan du vivre dans le paysage
totale : « Lorsque j’eus éclairé le hall de la cible, je découvris, à ma grande distant, sublime, tragique, de cas toujours médusants – vies
stupéfaction, que la première flèche était au centre du noir, tandis que confisquées, vies angéliques, vies monastiques… Certes, c’est
la seconde avait détruit l’encoche de la première, fait éclater sa tige dans
la vertu de l’idée de forme de vie, qu’elle serve à nommer
la longueur, avant d’aller se ficher aussi dans le noir », Le Zen et l’Art
chevaleresque du tir à l’arc, Paris, Dervy-Livres, 1981, p. 84. aussi bien la vie ordinaire, dans sa chance de possibilisation,
16. Voir J. Pigeaud, « La rêverie de la limite dans la peinture antique » que les vies consacrées, dans leur façon de s’égaler entière-
[1985], L’Art et le Vivant, Paris, Gallimard, 1995, p. 203-204 ; ainsi que ment à une règle, ou la terreur de la vie nue. Mais voilà une
l’ouvrage collectif, J. Pigeaud (éd.), La Limite, Rennes, PUR, 2012. pensée de « la vie » qui, si elle libère en nous la conscience du
17. G. Agamben, Le temps qui reste, Paris, Payot & Rivages, 2000. plan du « comment », est aussi conduite à la terrasser.
for m es de v ie : u n secr et de Pol ich i nel le 39 136 CRITIQUE

De là la respiration apportée par le récent, surprenant, écrivain. Il faut encore une méthode (des règles de succes-
goguenard Polichinelle. Livre (comme tous il est vrai) difficile sion ou d’enchaînement des énoncés du système, des modes
à commenter, et dont on a surtout envie d’égrener les cita- de déduction 12), à condition d’entendre cette dernière, non
tions ; mais qui frappe d’emblée par son changement de ton, comme une coquille vide de protocoles rationnels ou de pro-
de registre, et par le refus de livrer au genre tragique la ques- cédures de ratification des descriptions de la biopolitique
tion (pourtant reconnue ici aussi comme un tourment) des de la vie nue, extérieure à ses objets et comme détachable
formes du vivre. L’essai, qui est aussi un livre d’art, se penche (« il n’existe pas de logique qui puisse être dissociée de ses

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sur les splendides figurations du personnage de Polichinelle objets ») 13, mais comme une manière reconnaissable de
par Giandomenico Tiepolo (Tiepolo le fils, le peintre des sols conduire rationnellement l’enquête conformément à l’objet
et des chairs, non des ciels et des lumières) ; il honore la qui lui dicte ses règles et sa légalité.
dignité philosophique de la comédie ; orchestre de drôles de
dialogues entre Polichinelle, Tiepolo, et quelques philosophes ;
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4. Délimitations
et montre combien Polichinelle sait faire quelque chose (des
gestes, une ligne, une voix, une grâce…) de sa peur, de notre Dans le chapitre XXXV de son Histoire naturelle, Pline
peur, de l’inquiétude dont ne saurait décidément se passer veut dire la supériorité d’Apelle qui, selon lui, contribua
la question du « comment », du « comment vivre ? ». La leçon davantage au progrès de la peinture que tous ses prédéces-
de Polichinelle ? « Étant donné ce corps – le mien ? – on peut seurs mis ensemble, publia des livres sur les principes de
appeler éthique la manière dont je vis l’affection que je reçois cet art (doctrinam eam) et surtout eut la grâce en partage
d’être en rapport avec ce corps, la façon dont je congédie ou je – quam Graeci cháríta uocant 14. Cette grâce le rend supé-
fais mien ce nez, ce ventre, cette bosse. En un mot : la manière rieur à Protogène lui-même qui ne savait pas soulever la main
dont j’en souris. » « La manière dont j’en souris » : voilà une d’un tableau – quod manum de tabula sciret tollere (en quoi
requalification pour ainsi dire bienfaisante, en tout cas libé- Protogène est un modèle du malheureux Frenhofer de Balzac
ratrice, de tout l’effort précédemment accompli par Agamben qui avait la main plutôt lourde).
pour définir le « soi » comme un « usage de soi ». Et Agamben Suit le récit d’un défi. Apelle débarque à Rhodes, veut
de suggérer que, si Nietzsche « avait choisi Polichinelle plutôt connaître les ouvrages de Protogène, se rend à son atelier et,
que Zarathoustra, Naples plutôt que Turin, il serait – peut- tandis que Protogène est absent, découvre un grand tableau
être – parvenu à échapper – au cours de ce long hiver 1888- disposé sur un chevalet gardé par une vieille femme. « Cette
89, quand toute identité en lui fit défaut – à la folie ». vieille répondit que Protogène était sorti, et elle demanda
Polichinelle « est un comment »… comme toutes les quel était le nom du visiteur : “Le voici”, répondit Apelle ;
figures qui ont occupé l’éthique d’Agamben à vrai dire, mais et, saisissant un pinceau, il traça avec de la couleur, sur le
franchement dans un autre style. Et si l’on croit vraiment champ du tableau, une ligne d’une extrême ténuité – penicillo
que quelque chose s’engage dans les formes, cela change lineam ex colore duxit summae tenuitatis. » Protogène de
beaucoup à la question. Le « jaillissement » de la manière, de retour comprend que ce trait parfait est la signature d’Apelle
l’expression, s’y fait sautillement, échappée, drôlerie, méta-
morphose. « Qu’une personne ou qu’une chose soit irrémé-
12. Ordre des raisons chez Descartes, narration chez Rousseau,
diablement “comme elle est’’ : voilà tout Polichinelle. Mais
déduction transcendantale chez Kant, dialectique hégélienne, pour évo-
alors, l’idée d’irrémédiable, qui a été et qui est si importante quer des exemples classiques.
pour moi, est en elle-même comique. » 13. G. Agamben, Signatura rerum, op. cit., p. 8.
Le tragique, ce serait de « prendre le bios qu’il nous est 14. Pline l’Ancien, Histoire Naturelle XXXV, La peinture, trad. et
arrivé de choisir pour un destin dont nous serions respon- notes P.-E. Dauzat Paris, Les Belles Lettres, coll. « Classiques en poche »,
sables ». Il est bon, en effet, que le parti pris du « comment » 1997, p. 73-75.
l a ta bl e de di v ision 135 40 CRITIQUE

lexique qui doit autant à Blanchot qu’à Calvino, que le centre ne soit plus ici celui d’un secret médusant quant à la vie, mais
d’un livre ne cesse de se dérober 9, on peut affirmer que les d’un parcours de pirouettes, de masques et de grimaces figu-
méthodes affichées par un philosophe ne disent pas tout de rés par l’art de Tiepolo, qui poursuit un être mobile, sautant
son style, de sa logique, ni de son régime de pensée. Diérèse et tout entier par dessus la mort, et adhérant « sans réserve,
symploque sont ainsi des gestes majeurs qui emportent avec et presque tendrement, au quotidien ». Car il y a un vivant
eux la logique, l’ontologie et la politique d’Agamben 10. obstiné, rieur et agile, dans cette « vie anonyme, concentrée
et insouciante de Polichinelle, dont Giandomenico égrène les

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épisodes innombrables, inoubliables, inarchivables au cours
3. Qu’est-ce que la philosophie ?
des cent quatre scènes du Divertissement ». Le secret de
On se souvient que dans leur ouvrage crépusculaire et Polichinelle, le voilà : c’est la conviction que « dans la comédie
rigolard Qu’est-ce que la philosophie ?, Félix Guattari et Gilles de la vie, il n’y a pas de secret, mais seulement, à tout ins-
Deleuze résumaient la geste des philosophes à la construction tant, une échappée ». Ou encore : que la vie « soit », « c’est cela-
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des concepts ou à leur reconstruction et à l’invention d’un même qui ne peut se dire, on ne peut qu’en rire ou en pleurer
plan 11. La philosophie d’Agamben, c’est bien l’art d’inventer, (il ne s’agit donc pas d’une expérience mystique, mais… d’un
de former des concepts, c’est-à-dire aussi de les réinventer secret de Polichinelle) ».
et de les réformer (« vie », « acte/puissance », « œuvre/désœu- La place du philosophe est ainsi toujours plus ou moins
vrement », « pauvreté », « profanation », « usage », « dispositif »), aux côtés de Polichinelle, sur le bord, comme un « témoin
mais c’est avant tout l’instauration d’un plan – le biopolitique muet de sa vie ». Témoin muet : la conscience qu’Agamben
de la vie nue. montre ici du mutisme de la philosophie quant à ce plan des
Pourtant, ce constructivisme ne suffit peut-être pas à formes du vivre, que pourtant elle a su désigner, voilà peut-
rendre raison de la puissance de sa pensée. Des « concepts » être la pointe la plus précieuse, l’appel le plus ouvert de ce
et un « plan » ? C’est trop peu pour faire un philosophe, pas livre joyeux.
assez pour faire une œuvre – et presque rien pour faire un Et c’est sans doute pour la même raison (pour échap-
per au silence ou au tragique) qu’une telle pensée appelle,
comme pour parvenir à dévaler l’autre versant de sa propre
indications de méthode affichées par Agamben, il y a aussi la reprise du
conviction, le secours de la littérature (et de la poésie, et des
concept d’Entwicklungsfähigkeit emprunté à Feuerbach – la capacité
de développement d’un concept proposé par un philosophe qu’il s’agit
arts). Car si la philosophie désigne le plan du « comment »,
de reprendre et de pousser plus loin (voir ici même l’article de Giorgio une démarche artistique quant à elle s’y débat, s’y tient rivée,
Agamben, p. 6-7). Il s’agit donc d’aller chercher dans l’histoire de la y prend sans relâche son parti. Il faut affirmer, sans pour
philosophie une intuition qui demanderait à être reprise et de la pousser autant renvoyer chacun à ses affaires, que l’interrogation des
jusqu’à son plus haut point d’intensité. C’était la méthode de Heidegger « formes de vie » ne vivra pas sans ce secours de la littérature,
dans Kant et le problème de la métaphysique [1929], Paris, Gallimard, ou de l’image, ou de tout effort pour qualifier patiemment les
1981. Ce geste inspira Leo Strauss. Ernst Cassirer le critiqua. vies, des vies. C’est seulement alors, en effet, que ce plan du
9. Voir l’incipit de Stanze, op. cit., p. 7 sq., mais aussi « il existe « comment » se trouve véritablement pris en responsabilité.
dans chaque livre quelque chose comme un centre dérobé pour lequel il Mieux : qu’il se voit prouvé.
a été écrit, pour l’atteindre ou pour le fuir », Le Règne et la Gloire, p. 395.
La part la plus appropriable du projet d’Agamben gît
10. Chez Platon la symploque est aussi l’affaire du politique (voir
surtout Politique, 308 c et les remarques finales de Jean Frère, « La alors peut-être dans ses seuils ou ses marges : dans les brefs
liaison et le tissu. De la symplokè platonicienne », art. cit., p. 177-181). moments biographiques qui animent certains de ses essais, et
11. « Il faut les deux, créer les concepts et instaurer le plan, comme qui font soudain sortir l’effort philosophique de son mutisme
deux ailes ou deux nageoires », Qu’est-ce que la philosophie ?, Paris, quant aux vies (de son mutisme quant à ce que pourtant il
Minuit, 1991, p. 43-44. pense). Par exemple dans l’ouverture de L’ Usage des corps,
for m es de v ie : u n secr et de Pol ich i nel le 41 134 CRITIQUE

penchée sur le souvenir de Guy Debord et de sa compréhen- celles de l’acte, de la puissance et de l’impuissance, on pour-
sion à lui d’un quotidien qui l’accompagnait comme « un pas- rait considérer que cette affaire est locale, ou, à tout le moins
sager clandestin ». Mais aussi, dans la façon dont certaines préliminaire.
œuvres contemporaines répondent, le sachant ou non, à cet Il aura fallu attendre les pages consacrées à l’ontologie
appel du « comment », et dont ce projet ontologique se laisse de L’ Usage des corps, le dernier édifice d’Homo sacer, pour
(doit se laisser) déborder par des efforts qui en prennent le mesurer toute la portée de l’art de la découpe et de l’entrela-
relais et seuls donc le prouvent, lorsque des écrivains entrent cement de Giorgio Agamben. Dans la partie intitulée « Archéo-

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dans l’arène, appliquent leur effort à qualifier des vies en logie de l’ontologie », où la thèse heideggérienne est passée au
disant « comment » elles sont, « comment » elles s’y prennent. crible de l’archéologie foucaldienne, et dans la mesure même
Ainsi Jean-Christophe Bailly, familier d’Agamben, acharné à où « la scission de l’être en existence et essence et l’introduc-
faire entendre le chant, parfois très grêle, qu’entonne toute tion du temps dans l’être sont l’œuvre du langage » (Homo
forme de vie : une bête, une cascade, une ville, un ruisseau, un sacer, p. 1191), le concept de mode est tout uniment logique
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pays, un moment d’un pays… : autant d’idées de formes qui et ontologique et c’est « cette ambiguïté qui doit être pensée
ont pris forme, et à l’écoute desquelles il faut savoir se placer comme telle » (ibid., p. 1222). L’ ontologie modale sous-tend le
patiemment. Ainsi Michel Deguy, dans son dernier recueil, geste de division et d’entrelacement propre à Agamben. Car
La Vie subite, qui est l’auto-bio-graphie d’un « comment », du tout comme, dans le Sophiste, si le discours est nécessaire
« comment » d’une vie : « Bio ? C’est “ma vie” ; mais pas dans pour établir les liaisons (il est « entrelacement des natures
les grandes lignes, celles de la nécrologie ; plutôt dans la cir- génériques », Sophiste, 259 e), on est en droit de se deman-
constance, jour par jour, où l’intense, l’énigme, se murmure der s’il existe, par-delà notre pensée et notre discours un
en oracles interprétables. […] La vraie vie est présente, mais en-soi de la liaison des Formes, de la même manière, chez
dans le peu visible qu’aucune scopie ne peut retenir : mais Agamben, la séparation et l’entrelacement ne relèvent pas
que le dire peut faire voir. Comment c’est ? C’est comme ça. À seulement du discours de l’être et de la puissance, mais de
portée de pensée. » C’est-à-dire, à portée de diction. l’être et de la puissance mêmes, du non-être et de l’impuis-
Que l’« énigme » donc se murmure « en oracles interpré- sance mêmes. Cette logique « ne se réfère pas au rapport
tables », en prises de formes. Il y a là plus qu’une distribu- cognitif entre un sujet et un objet, mais à l’être 7 ».
tion complémentaire entre la philosophie et, disons vite, la La table de division n’est ni une table de préparation ni
littérature ou les arts. Il y a le signe de ce que ce plan du une simple méthode – c’est la table même des matières et
« comment » n’existe, ne bruisse, que dans une parole qui c’est par quoi elle se distingue de la méthode affichée par
prend son parti sur le style, qui s’engage dans un effort de Agamben 8. Au reste, si Agamben ne cesse de soutenir, dans un
qualification, un effort pour occuper ce plan du « comment ».
On se souvient peut-être que les Chroniques d’un été, avec sacer, p. 11, p. 1006 et p. 1253-1271 : « La vie divisée ») ; désormais
lesquelles Jean Rouch et Edgar Morin inventaient en 1961 toutes nos références aux neuf livres d’Homo sacer renvoient, sauf
le « cinéma vérité », auraient dû s’intituler Comment vis-tu ? indication contraire, à l’édition intégrale, Homo sacer, Paris, Éd. du
Dans ce titre, auquel ils ont longtemps pensé, les auteurs Seuil, 2016.
reconnaissaient l’objet même de leur enquête : son aiguillon, 7. G. Agamben, Signatura rerum, Paris, Vrin, 2008, p. 36. Voir
aussi Homo sacer, p. 915.
sa raison d’être. C’est une question différente qu’ils ont fina-
8. Dans Signatura rerum. Sur la méthode, Giorgio Agamben
lement invité la bouleversante Marceline (dont on compren- déploie sa méthode sur trois plans : le paradigme (qui implique une
dra qu’elle fut déportée) à poser au hasard aux passants doctrine de l’analogie), la théorie des signatures et l’archéologie. À ce
parisiens, qui d’ailleurs y répondent peu, dans l’espèce de propos, il se réclame de l’exigence foucaldienne (p. 93-128 ; voir aussi,
micro-trottoir à la fois insolent, grave et gauche qui ouvre Homo sacer, passim, mais surtout p. 909-914). Sur la méthode, voir
le documentaire : « Madame, Monsieur, êtes-vous heureux ? » aussi Che cos’é la filosofia ?, Macerata, Quodlibet, 2016. Parmi les
l a ta bl e de di v ision 133 42 CRITIQUE

comme Benjamin. Il ne coupe pas comme Derrida, ni comme Mais la question initiale était la bonne : « comment vis-tu ? »,
Rancière. On opposerait ainsi leurs logiques et leurs onto- comment t’y prends-tu pour vivre ?, comment te débrouilles-
logies, leur théorie du reste aussi. On comprendrait le sort tu avec la vie ? Question de formes. Question qui laisse aux
qui échoit aux dialecticiens quand le glas de la dialectique « enquêtés » la lourde charge de nommer ce qui, pour eux, se
hégélienne a sonné. On entonnerait le motif beckettien : dia- joue à ce plan des formes et à ce plan seul. Question d’écri-
lectique morte, dialectisez. vain (le trapéziste de Kafka se l’adressait à lui-même : « Com-
Car déconstruire, qu’était-ce, sinon, par découpes sutu- ment puis-je donc vivre ? », Michaux en faisait un poème :

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rantes, suspecter les articulations naturelles et les découpes « Voilà comment elle est… » (effort infini : « Non, voilà com-
proposées par la tradition philosophique elle-même en ment elle est… Non voilà comment elle est… »), et Barthes
ébranlant la hiérarchie entre les concepts et les mots, celle l’objet d’un célèbre cours au Collège de France : Comment
qui opposerait les démonstrations et les exemples, la parole vivre ensemble). Et question qui faisait vivre la politique,
et l’écriture ? Déconstruire, qu’était-ce sinon décomposer- chez Rouch et Morin, à même l’effort documentaire.
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recomposer la philosophie et ses marges ? Quant à la méthode « Comment c’est ? » : on ne dira en effet jamais assez com-
de l’égalité faite de partage, d’écarts et débordements, Jacques bien cette question requiert, ne peut laisser en paix, appelle
Rancière la définit selon les termes mêmes du Sophiste : « La un effort dont on ne saurait se tenir pour quitte. « Comment »
pensée est partout au travail, et elle y est partout sous la on est, « comment » est le monde, voilà l’« irréparable », mais
forme de la querelle, sous la forme de quelque chose qu’il c’est de cet irréparable que Polichinelle fait une danse : « – Ne
faut séparer et de quelque chose qu’il faut nouer 5. » tremble pas ! – Monsieur, je ne tremble pas, je me trémousse
Soit, mais comment Agamben s’y prend-il ? Si cette ques- pour faire un menuet de ma peur. » De ma peur d’être, d’être
tion n’enveloppait des décisions politiques capitales – quel est tel, d’être ainsi, et que ce soit « comme ça ».
le sujet du politique ? Quel est le point d’application du poli- Voilà ce que je veux entendre, pour ma part, dans l’onto-
tique ? Comment penser la différence de la souveraineté et de logie des formes de vie portée par Agamben : une vérité, mais
la gouvernementalité ? –, si elle ne saisissait pas l’ensemble une vérité qui ne se prouvera que dans la façon dont cha-
des concepts éthiques et esthétiques d’Agamben – et notam- cun se laissera non pas terrasser mais animer (libérer, agiter,
ment la différence de la poiesis et de la praxis qui court de déclore) par ce tourment du « comment » ; dans la façon dont
L’ Homme sans contenu à Homo sacer, celle de l’hymne et de il entrera véritablement dans l’arène, se saura de fait jeté
l’élégie, de la nature du récit, et, plus récemment encore, la dans des formes, prendra son parti, dansera sa peur.
différence de la comédie et de la tragédie dans Polichinelle ;
mais surtout, si elle ne correspondait pas au partage des Marielle MACÉ
catégories de l’ontologie d’Agamben – et par- dessus toutes,
celles de la vie et de la vie (il y a bios et zoé) 6, mais aussi

5. J. Rancière, « La méthode de l’égalité », dans L. Cornu et


P. Vermeren (éd.), La Philosophie déplacée. Autour de Jacques
Rancière, Bourg-en-Bresse, Horlieu éditions, p. 513.
6. C’est l’incipit d’Homo sacer : « Les Grecs ne disposaient pas
d’un terme unique pour exprimer ce que nous entendons par le mot vie.
Ils se servaient de deux mots qui, bien que pouvant être ramenés à une
étymologie commune, étaient sémantiquement et morphologiquement
distincts : zoè, qui exprimait le simple fait de vivre, commun à tous
les êtres vivants (animaux, hommes ou dieux), et bios, qui indiquait la
forme ou la façon de vivre propre à un individu ou un groupe » (Homo
132 CRITIQUE

Notes sur lʹespérance distingue là où la doxa confond, il rapproche là où la doxa


sépare. Diérèse et symploque sont ses opérations et ses
figures tutélaires. Dialecticien celui qui décrète (ou devrait
décréter) : il y a x et y (il y a amour et amitié, mais aussi
peuple et nation, liberté et indépendance), il y a x et x (il y
Que faire de l’espérance aujourd’hui ? Jusqu’à quel point a amour et amour, mais aussi peuple et peuple, liberté et
l’espoir est-il toujours possible pour nous ? Étrange propriété liberté, division et division), et x et y se rejoignent là où tu

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de l’espérance : elle ouvre un possible mais reconnaît du ne l’attends pas 3. Le dialecticien ne coupe pas seulement
même coup ne rien connaître de sa réalisation. L’ espérance les cheveux en quatre. Il sait reprendre les mèches et les
n’est pas une simple attente, mais toujours une attente en brins, tresser et replier pour renouer. Le voici à la table de
dépit de. Ce que j’espère, je ne l’oublie pas mais je ne l’ai la division et de la conjonction, celle des séparailles et des
pourtant pas connu. À vrai dire, nous avons davantage l’habi- retrouvailles. Il ne s’agit pas seulement de départager les pré-
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tude d’être, depuis notre situation présente, mobilisés, inter- tendants. On se rappelle la manière dont Deleuze considérait
rogés, par la vérification de ce que nous disons du passé, ce motif platonicien : pour lui, « le motif de la Théorie des
que par la sollicitation de l’espérance que nous aurions ou Idées », c’est de « sélectionner, trier, faire la différence », et la
pas. Et si nous nous étions peu à peu détournés de la ques- division qui « ramasse toute la puissance de la dialectique »
tion même de l’espérance ? Mais l’effacement ou le déni d’une permet de sélectionner les lignées, c’est-à-dire de faire le par-
question peut se révéler aussi décisif que les réponses que tage entre « prétendants légitimes et illégitimes » 4. Il s’agit
nous lui apportons. La question ne serait pas tant de déter- bien de se lancer dans une ontologie du remariage dont il
miner déjà l’objet possible de notre espérance que d’envisa- nous appartiendra de juger si elle est tragique ou comique.
ger encore l’acte même d’espérer, reconnu pourtant, depuis De Platon à Hegel et aux hégéliens modernes, du Sophiste à
longtemps, comme un acte conférant une voix à celles et ceux la Dialectique négative d’Adorno, la philosophie en tant que
qui souvent en sont privés. Sans doute parce que l’espérance discipline dialectique coupe, recoupe, entrelace et relace.
devient espérance quand elle représente ce qui n’est pas
encore comme une adresse précisément à celles et ceux qui
2. Diérèse et symploque
éprouvent au présent le manque. Espérer c’est se vouer à. Un
appel. C’est considérer dans le temps une altérité. Un à venir Soit une hypothèse : il y a une manière de couper et
qui nous serait dédié, et que nous reconnaissons comme d’entrelacer propre à Giorgio Agamben et l’on en fait ici
parole. Dans l’ancienne tradition hébraïque, l’espérance naît un ressort ainsi qu’un point de difficulté propre à sa philo-
avec la remémoration de l’exil et la figuration de ce qui nous sophie. Il faudrait situer le geste de Giorgio Agamben dans
manque comme bien à attendre et non plus seulement perdu. les destins complexes de la dialectique post-hégélienne : car
Ce que nous avons perdu, ce qui nous manque, est placé Agamben ne coupe pas comme Adorno qui ne coupait pas
devant nous. L’ espérance ne se mesure pas à la force de sa
réalisation mais paradoxalement à la promesse qui la fait logos correspond la sumplokè tôn eidôn dans le Sophiste ? », Revue
naître. Et l’espérance intervient, de façon tout à fait nova- de philosophie ancienne, 2016, n° 1. Sur la symploque, voir surtout
J. Frère, « La liaison et le tissu. De la symplokè platonicienne », Revue
trice, comme parole de louange. Espérer c’est déjà rendre
internationale de philosophie, vol. 40, n° 156-157, 1986, p. 157-181.
grâces. Dans la tradition des psaumes bibliques, la louange 3. C’est pourquoi il n’y a pas de tautologie au sens logique dans les
est une parole de vocation au cœur même de l’abandon, de la langues parlées.
détresse et de la perte racontées, affirmant l’action possible 4. G. Deleuze, « Platon et le simulacre », Logique du sens, Paris,
dans le désir, dans le vouloir espérer. Ce rapport boulever- Minuit, 1969, p. 292. Cette lecture a été discutée par Pierre Aubenque dans
sera de façon profonde notre conception du temps. Louer, « Le Sophiste ou de la division », Études sur le Sophiste, op.cit., p. 394.
44 CRITIQUE

La table de division c’est-à-dire chanter notre reconnaissance gratuite, c’est faire


l’expérience espérante de la vie future, expliquait ainsi, de
façon surprenante, saint Augustin, dans son homélie du
psaume 148. Il faut avoir beaucoup espéré en ce monde, en
cette vie, pour être en mesure de supporter la joie qui nous
est promise dans notre vie future. Tel est le rôle de la louange,
1. De la division
nous exercer par l’espérance à la « vie future » : « La médita-

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Dans le Traité 20 (Ennéades, I, 3) 1, le seul qu’il ait tion, dans notre vie présente, doit consister à louer Dieu, car
consacré à la dialectique et à la logique, Plotin demande : l’allégresse éternelle de notre vie future sera une louange de
« Quel art, méthode, ou pratique nous élève là où il nous faut Dieu ; et personne ne peut être adapté à la vie future s’il
cheminer ? » avant de distinguer trois manières de cheminer ne s’y exerce pas dès maintenant. Maintenant donc nous
et trois figures – le musicien, l’amant et le philosophe. Alors louons Dieu, mais nous le supplions aussi. Notre louange
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que les deux premiers sont entravés par l’attraction du beau, comporte la joie ; notre supplication, le gémissement. Car on
le dernier « n’a pas besoin de séparation, comme ces autres, nous a promis quelque chose que nous ne possédons pas
dans la mesure où il a déjà entamé son mouvement vers le encore ; et parce que l’auteur de la promesse est véridique,
haut ». Et pourtant, lui aussi, « quand il est dans l’embarras, nous trouvons notre joie dans l’espérance 1. » La louange est
il a seulement besoin de celui qui lui donne des indications ». un exercice d’espérance, lequel consiste à s’exercer à la joie
Or, l’instrument de la libération, c’est la dialectique, cette sans la connaître, et à envisager une vie future. Exercice dont
capacité permanente de « dire rationnellement sur chaque sans doute nous venons à manquer.
chose, ce qu’elle est et en quoi elle diffère », mais aussi « ce « Je te louerai [célèbrerai ou avouerai : yadah, en hébreu]
qu’est la communauté de ces autres dans lesquelles elle se toujours parce que tu as agi / Et je veux espérer ton nom parce
trouve ». Plotin énonce alors cette définition merveilleuse de qu’il est bon [tov comme dans Gn 1 : “Dieu vit que cela était
la dialectique qui reprend maints motifs platoniciens : bon”] 2. » Qavah, en hébreu, traduit généralement par « espé-
Ayant fait cesser l’errance autour du sensible, elle s’établit dans l’in- rer », signifie étymologiquement être tendu vers : l’attente de
telligible, et là elle se consacre à son étude, ayant abandonné le faux, ce vers quoi on tend. Des exemples nombreux dans la Bible
et nourrissant son âme dans ce qu’on appelle « la plaine de la vérité », indiquent qu’il s’agit d’être tendu vers des choses qui ne sont
se servant de la division de Platon pour distinguer les formes, mais pas réalisées (Job 30, 26 ou Jr 8, 15). À la fois, attendre,
s’en servant aussi pour la quiddité, et s’en servant aussi pour les s’attendre à, espérer, mais aussi rassembler, lier ensemble.
genres premiers, et entrelaçant de façon intellective ce qui en dérive, Espérer c’est se lier à, s’associer à ce vers quoi on tend et qui
jusqu’à ce qu’elle ait parcouru tout l’intelligible, et procédant à l’in-
verse par analyse jusqu’à ce qu’elle arrive à un principe.
n’est pas. On peut estimer, évaluer ce qui doit arriver, sans
nécessairement exprimer un lien, un attachement à ce qui est
Pour ne plus errer, le dialecticien divise et entrelace 2. Il ainsi envisagé. C’est ce lien, ce faire corps finalement avec ce
qui n’est pas ou que nous n’avons pas, qui va définir l’espé-
1. Plotin, Traité 20. Qu’est-ce que la dialectique ?, Paris, Vrin, rance. Qavah en hébreu est probablement dérivé de cordon,
2016, p. 67. Pour le texte grec, Ennéades, I, trad. E. Bréhier, Paris, Les d’un cordeau à mesurer. Le substantif dérivé tiqvah, traduit
Belles Lettres, 1960, p. 62-66.
par « attente », « espoir », désigne aussi, à l’origine, le fil ou le
2. Plotin s’inspire ici du Phèdre, 265 e-266b et du Sophiste 264
c 2 et 267 d 5. Sur la division et l’entrelacement dans le Sophiste, voir cordon que l’on attache. C’est ce cordon rouge suspendu à la
M. Fattal, « Le Sophiste : logos de la synthèse ou logos de la division ? »
dans P. Aubenque (éd.), Études sur le Sophiste, Naples, Elenchos, 1991, 1. Saint Augustin, Enarrationes in Psalmos, 148,1-2, CCL 39,
p. 145-164 ainsi que P. Pellegrin, « Le Sophiste ou de la division : Aristote- 2165-2166.
Platon-Aristote », ibid., p. 389-416, et, plus récemment, N. Zaks, « À quel 2. Psaume 52, 11.
not es su r l'esPér a nce 45 130 CRITIQUE

fenêtre de la maison de la prostituée cananéenne, Rahab, qui ensorcelée 10 ». Et de manière significative, Agamben donne
cache chez elle à Jéricho les espions de Josué en mission. Ce à cette « idée » un nouveau prolongement, beaucoup plus
cordon doit servir de signe de protection quand les armées catégorique, dans La potenza del pensiero, le volume conte-
de Josué entreront dans la ville. « Quand nous arriverons nant ses essais et conférences de 1980 à 2004 : « Penser ce
dans le pays, tu attacheras un fil (tiqvah) écarlate à la fenêtre que pourrait être une communauté humaine et une langue
par laquelle tu nous as fait descendre. Tu rassembleras près humaine qui ne renverraient plus à un fondement indicible et
de toi dans ta maison ton père, ta mère, tes frères et toute ta qui ne se destineraient plus non plus à une transmission infi-

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famille. Quiconque franchira les portes de ta maison pour en nie, dans lesquelles les mots ne se distingueraient plus des
sortir, son sang retombera sur sa tête et nous serons quittes. autres activités humaines, voilà certes une tâche ardue. Mais
Si quelqu’un porte la main sur l’un de ceux qui seront à la c’est cela, et rien moins que cela, qui reste à penser pour
maison près de toi, son sang retombera sur la nôtre 3. » Ce une pensée qui voudrait être vraiment à la hauteur de son
fil sera le signe entre Rahab et les Hébreux de la promesse propre problème 11. » Voilà le dernier seuil où nous conduit
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et d’une espérance. Le nom de Rahab figurera même dans Idea della prosa. Au lecteur de le franchir.
la généalogie du Christ ouvrant l’évangile de Matthieu ! Par
l’espérance, nous nous attachons à un bien que nous ne pos- Miguel MOREY
sédons pas. Ce lien ténu, vif comme l’écarlate, engage ici une Traduit de l’espagnol par Hero Suárez.
responsabilité pour autrui.
Mais qu’est-ce qui, dans l’espérance, inquiète aujourd’hui,
au point que l’on puisse vouloir s’en écarter, ne pas se lier ainsi
à ce qu’espère l’espérance ? Je pourrais décrire notre embar-
ras contemporain comme celui de l’abandon, du désintérêt,
de cette question hissée pourtant par Kant, dans un célèbre
passage de la Critique de la raison pure, au rang d’une des
questions constitutives de tout être humain : Was darf ich
hoffen ? (Que m’est-il permis d’espérer 4 ?) D’une certaine
façon, pour Kant, il faut être digne de cette question même.
L’ espérance, voilà aujourd’hui l’épreuve délaissée, la dignité
refusée. Celle dont nous nous sommes détournés. Pour l’espé-
rance, quelque chose est parce que ce n’est pas encore, parce
que quelque chose doit arriver. Son régime diffère du savoir
ou de la connaissance pour lequel quelque chose est parce
que quelque chose arrive. Mais ce doit arriver de l’espérance,
à qui, à quoi s’adresse-t-il ? Pourquoi en redouter aujourd’hui
l’adresse même ? N’est-ce pas, je le demande, cette fuite, cette
désertion de l’acte même d’espérer qui caractérise notre
temps – temps qui est également sans louange ? L’ espérance

3. Livre de Josué, 2, 18, trad. R. David et J. Echenoz, La Bible,


nouvelle traduction, Paris, Bayard, 2001. 10. Ibid., p. 806.
4. E. Kant, Critique de la raison pure, trad. A. Delamarre et 11. G. Agamben, La Puissance de la pensée, trad. J. Gayraud et
F. Marty, Paris, Gallimard, 1980, p. 67. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages, coll. « Bibliothèque Rivages », 2006.
l'e x Pé r i e nce de l a Prose 129 46 CRITIQUE

signification et à la communication, purement transparente : nous inquiète parce qu’elle n’est pas une incertitude et qu’elle
langue dans laquelle « il n’y a pas de contenu du langage ». n’est pas non plus un savoir. Mais déjà une reconnaissance.
C’est une « communication », un langage qui « communique Toute espérance est contraire à la possession. Elle ouvrirait
une essence spirituelle, c’est-à-dire purement et simplement plutôt ce que Giorgio Agamben appelle, dans un très beau
une communicabilité 8 ». Ce n’est qu’après l’expulsion du texte, « une zone de non-connaissance 5 ». Il est possible, écrit-
paradis que la langue est contrainte de signifier et de com- il, « que l’articulation d’une zone de non-connaissance soit la
muniquer quelque chose qui n’est pas elle-même. Et c’est condition – et, en même temps, la pierre de touche – de tout

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précisément dans cet événement, nous dit-il, que réside « le notre savoir 6. » On pourrait dire encore, reprenant le propos
péché originel de l’esprit linguistique ». C’est là l’origine de la d’Augustin pour l’appliquer à l’espérance, que c’est un espace
pluralité historique des langues, bien que, d’après Benjamin, de patience entre la promesse et sa réalisation. Ce que j’es-
« à vrai dire, cette expulsion du paradis n’[ait] entraîné que père, je ne le possède pas mais j’en ai, par l’espérance même,
plus tard cette conséquence ». un témoignage ; une connaissance qui ne connaît pas. Et c’est
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Benjamin, note Agamben, reviendra sur ce point sans doute ce que redoute une certaine organisation du pou-
quelques années plus tard dans son texte « La tâche du tra- voir, et de l’économie du monde aujourd’hui : être guidé par ce
ducteur » (1923). Ici, la perspective est inversée, et c’est à que nous n’avons pas, fonder une parole sur une ignorance,
partir de la multiplicité des langues qu’il tente de deviner la ou sur « la grâce et le témoignage », ajoute Agamben, c’est-
constitution de la langue pure, antérieure à la confusion de à-dire des régimes de gratuité. L’ espérance autorisant une
Babel. L’ expérience du traducteur le met face à l’évidence des forme de gratuité en effet par rapport aux régimes du savoir
« vouloir-dire » insuffisants que transmettent les différentes et de l’acquisition. « Cela ne veut pas dire tout simplement ne
langues. « Elles signifient, elles ont un sens, parce qu’elles pas savoir, poursuit Agamben, il ne s’agit pas seulement d’un
veulent-dire ; mais ce qu’elles veulent dire – la pure langue – manque ou d’un défaut. Cela signifie, au contraire, se tenir
reste en elles non dit 9. » La langue pure, tout au long de la dans une relation juste avec une ignorance, permettre qu’une
démonstration d’Agamben, laissera entrevoir quelques traits inconnaissance guide et accompagne nos gestes […] 7. » Et si
spécifiques propres à cette idée de la prose, qui serait une ce que nous avions perdu, ou ce dont on chercherait à nous
seule et même chose que son histoire : une prose vide, trans- détourner, n’était rien d’autre que cette capacité d’opposer à
parente (translucide), intransitive, incommunicable, insigni- l’expérience de la crise qui est la nôtre l’exigence d’espérer ?
fiante, révélatrice, langue de passage ou medium cristallin Ce qui marque notre temps, c’est l’espérance désactivée,
d’une vérité intraduisible. pour reprendre un terme de Paul appliqué aux prophéties de
La conférence « Langue et histoire » se termine par une la Tora 8. Cette inaction de l’espérance est caractéristique de
citation du poète allemand Mathias Claudius, contemporain notre monde contemporain, sans louange possible, de son
et ami de Klopstock, que Giorgio Agamben fait résonner avec « état d’exception », signifié par son obsession sécuritaire, les
l’idée de la prose selon Benjamin, chez qui « cette langue dérives de l’économie de marché et de la financiarisation des
universelle et pleinement humaine se trouve décrite, selon
une image évocatrice, comme langage libéré d’un enchan- 5. G. Agamben, Nudités, trad. M. Rueff, Paris, Payot & Rivages,
tement, comme libération aussi de la vie qui s’y trouvait coll. « Bibliothèque Rivages », 2009, p. 184.
6. Ibid.
7. Ibid.
8. Première lettre aux Corinthiens, 13, 8. « Il s’agit du verbe
8. W. Benjamin, « Sur le langage en général et sur le langage kartageo, véritable mot clef du vocabulaire paulinien », écrit Giorgio
humain », trad. M. de Gandillac, revue par R. Rochlitz, Œuvres I, Paris, Agamben (Le temps qui reste, trad. J. Revel, Paris, Payot & Rivages,
Gallimard, coll. « Folio-essais », 2000, p. 150. coll. « Bibliothèque Rivages », 2000, p. 152). Kartageo signifie littérale-
9. G. Agamben, « Langue et histoire… », art. cit., p. 798. ment : ne pas mettre en œuvre, rendre inopérant, inactif.
not es su r l'esPér a nce 47 128 CRITIQUE

échanges. Pour un tel monde, l’important est d’abandonner surgit dans l’homme et où il se reconnaît dans l’universel 6.
le recours à l’acte de l’espérance, de recréer un monde de la Le moment où le monde poétique, le monde du mythe et la
fatalité caractérisé par un discours et des pratiques visant à religion disparaissent. La conscience surgit et, avec elle, sur-
désamorcer moins l’attente ou la prévision que cette forme git la prose qui organise ce qui est mémorable, le récit du
de « non-savoir » capable d’ouvrir un possible que repré- passé qui se fait en fonction de l’avenir de la communauté, le
sente l’espérer. Et de renouer ainsi avec un vieux refrain monde prosaïque. Avec la conscience surgissent aussi l’his-
aujourd’hui réactualisé : l’espérance est trompeuse. Spes fal- toire écrite et l’histoire réelle.

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lax. Cette zone indéfinissable pour la connaissance qu’ouvre
l’espérance représente face à l’état d’exception de la force, *
d’un pouvoir, un acte par lequel se hisser à une autre dignité
possible dans le présent même, celle d’une connaissance non La locution « idée de la prose » reprend une expression
encore connue, d’un désir non encore comblé, qui agissent utilisée par Walter Benjamin à diverses occasions. Dans son
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sur notre relation au temps vécu et subi. Ce qui doit être intervention lors du colloque international « Walter Benjamin
désactivé de l’espérance, ce n’est pas la capacité de projection et Paris » (juin 1983), Agamben cite notamment le passage
même, ni celle d’estimation de la probabilité d’un événement suivant de « Paralipomènes et variantes des “Thèses sur le
ou d’une chose à venir (opérations largement menées par les concept d’histoire” » [Ms. 470] : « Le monde messianique est
puissances contemporaines financières et politiques), mais le monde de l’actualité intégrale et, de tous côtés, ouverte.
bien ce qui ne se définit ni ne se probabilise pas, et que l’on Ce n’est qu’en elle qu’existe l’histoire universelle. Mais non
peut désigner comme l’objet non encore élucidé du temps à pas en tant qu’une histoire écrite, plutôt accomplie comme
venir, son altérité même. une fête. Cette fête est purifiée de toute solennité. Aucune
L’ espérance n’a pourtant pas toujours été ! Certains espèce de chant ne l’accompagne. Sa langue est une prose
diront même que Homère ne parle jamais d’espoir, selon nos intégrale, qui a fait sauter les chaînes de l’écriture, et est
propres conceptions de l’espérer issues précisément de l’his- comprise de tous les hommes (comme la langue des oiseaux
toire et de la culture hébraïque et chrétienne 9. Mais comment par les enfants bénis des fées [Sonntagskinder]) – coïncide
les conceptions homériques de l’espérance peuvent-elles dif- avec l’idée messianique de l’histoire universelle 7… » Ce qui
férer des nôtres ? Chez les Grecs anciens, « penser est décrit intéresse Agamben dans ce fragment, c’est que la langue et
comme un parler 10 ». Ce que nous avons l’habitude de tra- l’histoire y apparaissent liées, sous l’éclairage de la perspec-
duire couramment par espoir, espérance (elpis) est, princi- tive messianique. Et l’idée de la prose y apparaît comme la
palement, chez Homère une pensée qui parle strictement de langue universelle de l’humanité libérée : une seule et même
ce qui peut ou doit arriver, une évaluation des événements : chose que l’histoire humaine.
Achille « pensant (phroneonta) dans son esprit (thumos) des Dans cette conférence, la question de la langue univer-
choses qui ne se trouveront pas réalisées. Car il disait qu’il selle conduit Agamben à s’occuper de la langue adamique
selon Benjamin (« Sur le langage en général et sur le lan-
gage humain », 1916). Cette langue serait antérieure à la
9. Voir à ce sujet l’excellente étude philologique de François Van
Menxel, Elpis, espoir, espérance, études sémantiques et théologiques
du vocabulaire de l’espérance dans l’hellénisme et le judaïsme avant 6. Rappelons à ce propos les Vorlesung, en über die philosophie
le Nouveau Testament, Francfort, Publications universitaires euro- der Geschichte.
péennes/Peter Lang, 1983, p. 45. 7. Cité par Giorgio Agamben dans « Langue et histoire. Catégo-
10. R. Broxton Onians, Les Origines de la pensée européenne. ries historiques et catégories linguistiques dans la pensée de Walter
Sur le corps, l’esprit, l’âme, le monde, le temps et le destin, trad. Benjamin », dans H. Wismann (éd.), Walter Benjamin et Paris, Paris,
B. Cassin, A. Debru et M. Narcy, Paris, Éd. du Seuil, 1999, p. 27. Éditions du Cerf, coll. « Passages », 1986.
l'e x Pé r i e nce de l a Prose 127 48 CRITIQUE

occidentale, poursuit Agamben, se trouve ainsi divisée entre prendrait la cité de Priam le jour même » (Iliade, II, 36 sq).
une parole qui, inconsciente de soi et comme tombée du ciel, Ou Nausicaa s’adressant à Ulysse : « Lorsque tu penseras
jouit de l’objet de la connaissance en le représentant sous (elpo) que nous serons arrivés » (Odyssée, VI, 297). Le pre-
une forme belle, et une parole qui a l’avantage du sérieux mier sens du mot grec elpis, et le plus admis par l’usage des
et de la conscience, mais ne peut jouir de son objet faute de textes anciens, est celui d’estimation rationnelle de la proba-
savoir le représenter 3. » D’où une urgence : « Il est urgent pour bilité d’un événement, et n’implique pas la notion de souhait,
notre culture de retrouver l’unité de sa parole brisée 4. » ni celle d’une attente désirée. C’est une attitude d’attente en

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Dans Il linguaggio e la morte (1982), la confrontation face d’un événement qu’on prévoit mais qui n’est pas cer-
entre la poésie et la philosophie prendra la forme d’une tain. Et ceci vaut pour la majorité des auteurs grecs. Ce n’est
figure qui est intimement proche de celle qui résonne dans qu’avec Thucydide, apparemment, que le mot reçoit parfois
Idea della prosa. Agamben écrit : « Toutes les deux cherchent une nuance nouvelle de confiance dans la projection ou l’esti-
à saisir ce lieu inaccessible de la parole, par rapport auquel mation d’une chose à venir. Et cette ambivalence ne prend
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il en va, pour l’homme parlant, de son propre fondement et fin véritablement qu’avec le christianisme hellénistique : la
de son propre salut. Mais toutes deux, fidèles en cela à leur Septante traduisant l’hébreu tiqvah par elpis. Hésiode, dans
inspiration musicale, montrent à la fin ce lieu comme introu- Les Travaux et les Jours, définit bien l’elpis, comme la « pres-
vable. La philosophie, qui naît précisément comme une ten- cience de l’avenir », pensée prospective à laquelle ne peut se
tative de libérer la poésie de son “inspiration”, parvient à la réduire l’espérance, capacité d’interroger l’avenir reconnue
fin à saisir la Muse même, pour en faire son propre sujet comme « fléau épargné aux hommes » (v. 96). On connaît la
comme “esprit” ; mais cet “esprit” (Geist) est précisément légende de la jarre de Pandore au fond de laquelle demeure
le négatif (das Négatif) et la “voix la plus belle” (καλλΊστην l’elpis quand tous les autres maux (kaka) se répandent sur la
φωνήν, Phèdre. 259d) qui, selon Platon, est celle de la Muse terre. Dès lors, « le mal surprendra l’humanité à l’improviste
des philosophes, est une voix silencieuse 5. » n’ayant pas cette prescience de l’avenir » (v. 103). Le fléau
en question, caché au fond de la jarre, n’est pas à propre-
* ment parler l’espérance mais bien cette faculté de se soucier
de l’avenir. Et c’est sans doute ce « souci » qui est l’objet du
Les traités qui composent la deuxième partie mettent mythe de Pandore.
l’accent sur le politique, la communauté, le langage et leurs Cette alliance de l’attente et du souhait, de l’attente et
présupposés. Ici, il ne faut pas penser la prose seulement du désir, deviendra l’histoire même de l’espérance. Il ne
comme ce qui s’oppose au vers, mais aussi comme ce qui lui s’agit pas de prétendre qu’une notion comme espérer ait pu
succède, à la manière hégélienne : le moment où la conscience faire défaut aux Grecs, mais de souligner que l’association
de l’attente et du désir ne va pas de soi. Elle a, répétons-le,
3. G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occi- son histoire, aux enjeux théologiques et éthiques, histoire qui
dentale, trad. Y. Hersant, Paris, Christian Bourgois, 1981, p. 10. conduit à associer l’espérance à ce qu’elle désigne et ne pos-
4. Ibid., p. 11. sède pas, jusqu’à en faire l’objet de l’exomologèse (en latin :
5. Et il ajoute : « (C’est pourquoi, sans doute, ni la poésie ni la de la confessio), notamment dans la Lettre aux Hébreux :
philosophie, ni le vers ni la prose ne pourront jamais accomplir à eux
« Sans fléchir continuons de confesser notre espérance » (10,
seuls leur entreprise millénaire. Seule, sans doute, une parole où la
pure prose de la philosophie interviendrait à un certain moment pour 23). C’est ce parcours si particulier qu’il faudrait ressaisir,
briser le vers de la parole poétique, et où le vers du poème surviendrait qui parvient à faire de l’acte d’espérer lui-même l’objet récla-
pour fléchir la prose de la philosophie, serait la vraie parole humaine) » mant toute l’attention d’un acte de foi.
(Le Langage et la Mort. Un séminaire sur le lieu de la négativité, Sur ce chemin, l’espérance se manifeste lorsqu’appa-
trad. M. Raiola, Paris, Christian Bourgois, 1991, p. 140). raît dans toute sa force implacable l’impuissance radicale
not es su r l'esPér a nce 49 126 CRITIQUE

de l’homme à repousser les limites de l’existence, précisé- disposée à en tirer toutes les leçons, à la seule exception de
ment parce que la pensée ou le langage des limites ne lui celles de la pause non syntactique. On trouve un bon exemple
est plus extérieur. Ou parce que l’homme tend à faire de de ces leçons dans les recherches sur la littérarité menées
la plainte, de la lamentation, non plus seulement l’expres- par Roman Jakobson et les formalistes russes, en particu-
sion tragique d’un constat, voire d’une dénonciation, mais lier dans l’explication du phénomène poétique en tant que
celle d’une urgence qui presse le temps lui-même, qui le somme de processus ou de ressources qui tendent à dés-
met en crise. L’ espérance apparaît même comme un acte de automatiser la perception.

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contestation du tragique. Les psaumes bibliques incarnent
ce langage de la lamentation tel que le définissait Gershom *
Scholem comme « une langue à la limite, langue de la fron-
tière même 11 », et à partir de laquelle un par-delà parvien- Agamben nous rappelle à plusieurs reprises le souhait
drait à s’exprimer. Cette langue, les psaumes la revendiquent de Hölderlin : que la poésie devienne saisissable et trans-
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clairement comme langue des pauvres ou des humiliés, de missible comme une mechané (engin, machine). En grec, le
tous ceux que le présent courbe, écrase. Les pauvres ou plus mot mechané désignait génériquement toute sorte d’inven-
exactement en hébreu les anawim, dont la racine verbale tion ingénieuse, et il était utilisé de préférence dans trois
signifie opprimer, humilier, se courber. Ceux qui relèvent de domaines : il désignait une machine de guerre, une machine
ce que Walter Benjamin appelait la « tradition des opprimés ». théâtrale ou un piège pour les animaux. Ces usages illustrent
L’ homme faible, courbé, sachant et éprouvant au plus haut bien la façon dont Idea della prosa peut être lu. Ce livre peut
point sa faiblesse, ose encore pourtant ne pas s’y résigner. Et être considéré comme une machine de guerre contre les iner-
dans l’exposition au danger, il réalise l’expérience directe de ties de l’intelligence automatique ; comme une machine de
notre essentielle pauvreté, l’extrême de l’espérance de ne pas théâtre où sont représentées les mêmes questions et problé-
se lier à la finitude. Le psalmiste est alors capable d’énon- matiques qui se répètent tout au long de l’histoire humaine ;
cer : « L’ espérance-lien (tiqvah) des humiliés (anav) n’est pas et enfin, comme un piège pour ces idées qui hantent la pen-
détruite (abad) pour toujours (ad) » (Psaume 9, 19). L’ espé- sée mais qui, fuyantes, dédaignent de devenir langage…
rance des pauvres n’est pas morte à jamais. La limite ainsi
désignée dans le langage lui-même (la mort, la destruction) *
permet l’entrée de l’espérance par-delà tout espoir. C’est
en ce sens que l’espérance sera toujours davantage qu’une Prise à la lettre, la prose est ce qui s’oppose au vers,
certitude ou une issue envisagée comme possible. C’est un ce qui n’est pas le vers. Mais, dans ses premiers textes, ce
par-delà. Pas d’espérance sans le choix du petit, du moindre. qu’Agamben opposait à la poésie, c’était la philosophie.
Sans un abandon, une forme d’exclusion à travers laquelle L’ uomo senza contenuto (1970), présentait, dans une pre-
apparaît la fragilité du temps, la précarité de l’existence. mière approche, son déploiement historique en trois événe-
N’est-ce pas alors qu’est ici inventée, fabriquée, l’authentique ments majeurs : l’expulsion des poètes de la cité par Platon ;
fonction de l’espérance ? qu’apparaisse dans la lumière (de la mort de l’art chez Hegel ; l’approche de l’art et de la parole
l’espérance, de sa parole) le monde précaire et pauvre, le poétique chez Heidegger. Dans Stanze (1977), à la suite du
monde des humiliés. « Que savons-nous de l’espérance ? Cela décret platonicien d’expulsion des poètes de la cité et de la
revient à dire : que savons-nous des pauvres d’Israël 12 ? » On « scission entre poésie et philosophie », une conception (« qui
n’est qu’implicitement contenue dans la critique platonicienne
11. G. Scholem, Sur Jonas. La lamentation et le judaïsme, trad. de la poésie ») acquiert « un caractère hégémonique » : l’idée
M. de Launay, Paris, Bayard, 2010, p. 41. selon laquelle « la poésie possède son objet sans le connaître
12. P. Beauchamp, L’ Un et l’Autre testament, Paris, Éd. du Seuil, et que la philosophie le connaît sans le posséder ». « La parole
l'e x Pé r i e nce de l a Prose 125 50 CRITIQUE

« Seuil », celui que l’on atteint à la fin du livre, joue lui aussi peut aussi décrire le prophétisme biblique comme un projet
dans l’espace conceptuel ouvert par une notion formée à par- radical, grandiose et austère, en vue d’une vie humaine qui
tir d’un verbe, auquel est ajouté le suffixe -ble qui, selon la dans toute sa précarité, de sa limite même, engendre l’es-
grammaire, indique la possibilité passive, à savoir la capa- pérance, au lieu même de la parole : « Notre espérance est
cité ou l’aptitude à recevoir l’action du verbe : l’inexplicable. détruite » (Livre d’Ézéchiel, 37, 11).
Le livre s’achève sur ces mots : « Les explications ne sont Nous en arrivons ainsi à faire de l’espérance moins
en effet qu’un moment dans la tradition de l’inexplicable […] un paradigme de l’attente, de ce que nous désirons dans

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Inexplicables, en réalité, étaient seulement les explications le temps, que cet acte même de patience, de persévérance
et c’est pour les expliquer que fut inventée la légende. Ce qui qui préserve, maintient une inconnaissance comme ouver-
n’était pas à expliquer est parfaitement contenu dans ce qui ture, libération, rendant alors possible la formulation de
n’explique plus rien » (p. 126). l’attente « contre toute attente ». L’ espérance chez Paul est tou-
Un même jeu est à l’œuvre sur les deux seuils, un jeu jours associée au verbe huponeno : persévérer, être patient,
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entre ce qu’affirme une action (connaître, expliquer…) ou patiemment, supporter, soutenir... Notamment dans la Lettre
le résultat de ladite action (connaissance, explication…), et aux Romains : « En effet, nous avons été sauvés en espérance.
ce que nie sa possibilité passive (l’inconnaissable, l’inexpli- Mais l’espérance vue (blepein, appréhender, voir) n’est pas
cable…) 1. l’espérance ; ce que l’on voit, comment l’espérer encore ? Si ce
que nous ne voyons pas nous l’espérons, c’est que nous l’at-
* tendons (apekdexestai) avec patience (hupomonè) » (Rm 8,
24) 13. L’ objet même de l’espérance est ici envisagé comme sa
Les traités qui constituent la première partie sont comme propre fin, son propre achèvement. Ce qu’espère l’espérance
une initiation : ils posent le problème de la relation entre le c’est donc la fin de l’espérance. Ce risque pris sur ce qui est
son et le sens, et ils interrogent les modalités de cette relation encore caché, non appréhendé, et que Paul nomme l’espé-
dans la poésie et dans la prose. Agamben définit d’emblée rance (elpis), ne vaut que par l’effort qu’il requiert jusqu’à sa
ce qu’est la prose : un discours sans enjambement, un dis- négation. Car le sens de l’espérance est bien de mettre fin à
cours dans lequel la pause syntaxique et la pause prosodique l’espérance.
sont obligées de se rencontrer 2. Le résultat est analogue dans Que devient alors l’articulation du temps et de l’espé-
les deux cas : par ce geste, la prose s’approprie toutes les rance ? Contrairement à l’idée reçue, l’espérance ce n’est pas
ressources qu’ont pu inventer les poètes, et elle se déclare vivre dans un autre temps, un « à venir », mais bel et bien
habiter de façon radicale le maintenant comme événement
1. Au-delà de la référence aristotélicienne (De anima, 430a), on doit (ho nun kairos, selon l’expression de Paul). L’ habiter comme
aussi avoir à l’esprit le Grand commentaire sur le De anima. Livre III, temps restant, selon les analyses de Giorgio Agamben dans
d’Averroès, dans lequel l’intellect est caractérisé principalement comme sa lecture de la première épître aux Corinthiens (1 Co 7) 14. Le
puissance passive. Agamben s’y réfère à plusieurs reprises, ainsi qu’au
De Monarchia de Dante, pièce importante de l’averroïsme latin. 1979, t. I, p. 279.
2. « Beaucoup d’éléments caractéristiques de la poésie peuvent 13. Dans la traduction de Marie Depussé et Alain Gignac : « Notre
apparaître dans la prose (par exemple, le nombre des syllabes que salut est dans l’espoir. Mais l’espoir qui appréhende clairement son
peuvent contenir des vers). La seule chose que l’on peut faire dans la objet n’est plus de l’espoir. Car qui espère ce qu’il peut voir ? Si, au
poésie et non dans la prose, ce sont les enjambements et les césures. Le contraire, nous espérons ce que nous ne voyons pas, nous l’attendons
poète peut opposer une limite sonore, métrique, à une limite syntaxique. avec la tension de la patience. » La Bible, nouvelle traduction, Paris,
Ce n’est pas seulement une pause, c’est une non-coïncidence, une dis- Bayard, 2001.
jonction entre le son et le sens », écrit Giorgio Agamben dans « Le cinéma 14. G. Agamben, Le temps qui reste. Un commentaire de l’Épître
de Guy Debord » (Image et mémoire, Paris, Hoëbeke, 1998, p. 72). aux Romains, trad. J. Revel, Paris, Payot & Rivages, 2000. Voir aussi
not es su r l'esPér a nce 51 124 CRITIQUE

temps qui reste est défini par l’acte d’espérer entre ce temps de Benjamin – on pourrait multiplier les exemples –, émer-
de détresse et la fin de l’espérance, et que Giorgio Agamben gent en tant que gloses dans Idea della prosa, comme s’ils
identifie au temps messianique, ce temps « qui ne cesse de avaient subi une transmutation, renvoyant ainsi à une nou-
venir ». Rappelant le commentaire de Maïmonide sur l’ex- velle problématique mais sans élever le niveau d’abstraction,
pression olam habah, le monde qui vient. « Ce que les sages sans recourir au métalangage. Ces expressions sont, si l’on
appellent le monde à venir n’a pas son principe dans le fait, veut, des lieux de parole (des topoi au sens propre) qu’Agam-
par exemple, que ce monde à venir ne serait pas encore pré- ben convoque, et sur lesquels il revient dans d’autres textes,

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sent, qu’il n’arriverait qu’après la disparition de ce monde-ci. à diverses occasions, en y ajoutant, à chaque fois, d’autres
Les choses ne se déroulent pas ainsi ; ce monde à venir est aspects, de nouvelles nuances. Ils agissent comme agiraient
constamment existant 15. » Si donc l’espérance ne se réduit pas les passages doctrinaux dans une doctrine, ou comme des
à ce qu’elle espère mais au temps dans lequel elle s’éprouve idées dans une idéologie ; mais ici, ils fonctionnent comme
avec patience, l’espérance tient dans cette venue jamais ache- des commutateurs, dont les étincelles font jaillir le moment
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vée d’un temps qu’on habite sachant qu’on ne peut l’habiter de l’indécidable au sein d’une platitude discursive établie.
à demeure. L’ expression biblique elle-même be-aharit haya-
mim (comme on la trouve dans Gn 49, 1 ou Jr 23, 20), tra- *
ditionnellement traduite et comprise par la « fin des temps »,
devrait plutôt être comprise comme la « suite des temps ». Si Idea della prosa rassemble des gloses, ce n’est pour-
Cette expression se retrouve dans le Livre de Daniel pour tant pas à la manière des mélanges ou de ce qu’on appelait
désigner le « temps fixé pour que cesse la transgression », naguère des miscellanées. Le livre est divisé en trois par-
lekappêr awôn (Dn, 9, 24). Il ne s’agit pas d’un temps final ties, chacune composée de onze petits traités dont les titres
proprement dit, mais bien d’un temps à suivre, « à finir », reprennent la même formulation : « Idée de... ». Au total,
pour en finir avec le mal, selon le seul espoir qui soit, celui donc, trente-trois textes encadrés par un « Seuil » liminaire
de la fin de l’espérance qui correspond ici à l’accomplisse- non titré et un autre, final, intitulé « Kafka défendu contre
ment de la rédemption. L’ espérance messianique ne consiste ses interprètes ». Le premier texte nous montre Damascius
pas à espérer une solution qui mette fin à un drame ou réa- plongé dans la rédaction de ce qui devait devenir Apories
lise simplement l’obtention d’un désir, mais à permettre un et solutions à propos des principes premiers et luttant pen-
engendrement du temps orienté comme temps donné pour dant trois cents jours et autant de nuits contre l’impossibilité
finir, comme temps donné pour comprendre et pardonner de le mener à bien : « […] comment la pensée peut-elle poser
le mal. L’ espérance ne vient pas pour dire que quelque chose la question du commencement de la pensée ? En d’autres
aura lieu, mais elle énonce une butée, un horizon qui radica- termes, comment peut-on comprendre l’incompréhen-
lise notre rapport au temps et fait percevoir l’état d’exception sible ? » (p. 13). Jusqu’au moment où, regardant « la tablette
dans lequel nous vivons. sur laquelle il notait ses pensées », il se souvient « du pas-
L’ espérance n’est pas toujours. Elle peut prendre fin sage du livre sur l’âme où le philosophe [Aristote] compare
mais surtout elle peut ne pas être attendue. L’ ultime question la pensée en puissance à une tablette sur laquelle rien n’est
encore écrit ». Alors la révélation a lieu – pour Damascius,
mais aussi pour le lecteur –, celle qui ouvre la porte du livre :
id., « L’ Église et le royaume », dans G. Agamben, M.-F. Baslez, C. Baty,
P. Debergé, A. Decaux, C. Delsol, Mgr J. Getcha, A.-M. Ponnou-Delaffon, « Il croyait comprendre maintenant le sens de la maxime
Cal A. Vingt-Trois, Saint Paul, Juif et apôtre des nations, Les Plans-sur- selon laquelle en connaissant l’inconnaissable on ne connaît
Bex/Paris, Parole et Silence/France culture, 2009, p. 27-36. rien de lui, mais on connaît quelque chose de nous. Ce qui
15. M. Maïmonide, Michneh Torah, dernier chapitre : Hilkoth ne peut jamais être premier lui laissait entrevoir, en s’éva-
Techouvah VIII, 8. nouissant, la lueur d’un commencement » (p. 15). Le second
l'e x Pé r i e nce de l a Prose 123 52 CRITIQUE

due, il est vrai, au fait que le philosophe y relit et y glose ses serait de s’interroger sur ce qui prend la place de l’espé-
travaux précédents. Mais il serait très réducteur de n’y voir rance quand elle n’est pas, pas encore, ou plus là. Et c’est
qu’un bilan, alors qu’il s’agit en même temps d’un livre-pro- à ce moment-là, sans doute, à cette place vide, désertée, où
gramme – il sera suivi, en 1990, par La comunità che viene. nous pensions qu’elle serait, que l’espérance est reconnue.
Dans Idea della prosa, l’avenir se construit sur les cendres Ce qu’on aurait toujours attendu, désiré, mais précisément
de ce qui avait déjà été fait. pas comme on s’attendait à ce que cela soit attendu et désiré.

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* Frédéric BOYER

Le texte se présente comme l’éloge d’une prose pure, pous-


sée à ses limites par les moyens qui lui sont propres. On com-
prendra mieux ce que revendique Agamben en faisant tourner
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le titre sur lui-même : de la pensée de la prose à l’idée d’une
prose de la pensée – une prose dont l’exercice permettrait de
« penser » la prose. Exercice peut-être impossible, mais dont
on peut dire aussi que son impossibilité même avère la vali-
dité. La difficulté est évidente : le penseur doit devenir écrivain
en un geste qui fait de lui le lecteur de ce qui va être écrit ; il
doit mener sa pensée à la rencontre des mots qui lui permet-
tront de se stabiliser et de transiter à travers eux, aussi long-
temps que possible, jusqu’à ce qu’un obstacle oblige la pensée
à changer de niveau, de registre, à recommencer. Le problème
le plus aigu que pose cet exercice n’est donc pas un problème
d’adéquation (entre ce qui est écrit et ce que l’on « veut dire »),
mais d’existence (l’existence même de ce langage qui se ferait
écriture). Et l’urgence, celle de penser ce devenir même. Plus
qu’une adéquation, en effet, la vérité poursuivie est de l’ordre
de la révélation, du dévoilement : l’émergence d’une perspec-
tive possible qui interrompe la marche de l’intelligence auto-
matique du lecteur (de ce qui lui est évident, de ce qui va sans
dire) et fasse surgir, à la place de celle-ci, le pressentiment
d’une constellation inouïe qui exige d’être pensée. L’interrup-
tion benjaminienne, tout comme l’étincelle dont parle Platon
dans sa Lettre VII (« ...la vérité jaillit soudain dans l’âme,
comme la lumière jaillit de l’étincelle, et ensuite croît d’elle-
même », 341d), auraient ici, toutes deux, valeur d’exemples.

Le « dispositif » foucaldien ou la biopolitique, l’imma-


nence deleuzienne, le messianisme ou l’image dialectique
Lire Foucault à lʹombre Lʹexpérience de la prose
de Heidegger
}
Giorgio Agamben
Idée de la prose Paris, Christian Bourgois,
Traduit de l’italien par coll. « Titres », 1998, 128 p.

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On conviendra qu’il y a, à l’origine des travaux de Giorgio Gérard Macé
Agamben, l’influence marquée de Martin Heidegger. À deux
reprises, en 1966 et en 1968, Agamben est présent au Thor
pour suivre les séminaires que Heidegger consacre succes-
sivement à Héraclite et à Hegel. L’ombre portée de la pensée En 1985, Ronald Reagan vient d’être réélu président
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heideggérienne sera dès lors patente dans ses travaux. De cela des États-Unis ; l’usage des téléphones portables se répand ;
deux exemples. Le Langage et la mort 1, publié en Italie qua- Internet est validé au plan expérimental, c’est le début de
torze ans après le séminaire du Thor, en 1982, est un livre son expansion dans le monde. C’est une année où beau-
qui se présente à son tour comme le produit d’un séminaire, coup de choses décisives commencent à se produire. Elles
consacré au problème du langage et de la négativité, et qui sont accompagnées d’indices et de présages d’une mutation
est entièrement construit à partir d’une confrontation entre annoncée mais aux contours incertains. Quatre ans plus tard
Hegel et Heidegger. Stanze 2, publié cinq ans auparavant dans tombe le mur de Berlin et Francis Fukuyama déclare la fin
la péninsule, s’ouvrait sur la dédicace Martin Heidegger in de l’histoire. Peu de temps avant a eu lieu la première grande
memoriam – et sa dernière phrase redoublait l’hommage : épiphanie de l’imbrication entre la rationalité instrumentale
« Fidèles en cela à l’intention apotropaïque pour laquelle, à du néolibéralisme et l’avènement de la révolution technolo-
l’aube de la pensée grecque, signifier signifiait dire sans rien gique : l’effondrement de la bourse de New York (1987).
recueillir ni rien cacher, nous ne pouvons que nous approcher C’est aussi en 1985 que Giorgio Agamben publie Idea
de ce qui doit, pour le moment, demeurer à distance 3. » Dans della prosa. Dans ce contexte, le choix d’un tel sujet, le titre
ce jeu d’échos explicite, continué après la mort de Heidegger, même du livre, avaient de quoi surprendre. Trente ans de
Agamben ne cesse dans un premier temps de se poser la ques- banalisation de la prose et de marchandisation des idées ont,
tion de l’experimentum du langage dans son être brut, dont il depuis, beaucoup contribué à mitiger cet étonnement… Au
fait le lieu propre de la pensée et qu’il assigne à l’enfance 4, tout cours de ces mêmes années, Giorgio Agamben a été reconnu
comme il n’aura de cesse, quelques années plus tard, de retra- comme l’un des rénovateurs les plus originaux de l’essai,
vailler la distinction entre l’homme et l’animal, qui est centrale dont il a su jouer sur des registres inédits et stimulants. Il
dans L’Ouvert. De l’homme et de l’animal 5 et qui se réfère ne fait par ailleurs aucun doute que son écriture est un acte
d’éloquence (au sens classique du terme) très particulier ; et
1. G. Agamben, Le Langage et la mort, trad. M. Raiola, Paris, cette éloquence est justement l’un des traits que met au pre-
Christian Bourgois, 1991. mier plan son Idea della prosa. Pourtant, lorsque l’on consi-
2. G. Agamben, Stanze. Parole et fantasme dans la culture occi-
dère l’ensemble de son travail, ce titre reste assez opaque,
dentale, trad. Y. Hersant, Paris, Christian Bourgois, 1981.
3. Ibid., p. 264. comme si l’ouvrage occupait une place interstitielle, à mi-
4. G. Agamben, Enfance et histoire, trad. Y. Hersant, Paris, Payot, chemin entre ses premiers textes, qui d’emblée éveillèrent
1989. la curiosité, et la série de ses publications ultérieures dans
5. G. Agamben, L’ Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad. lesquelles se déploie une réflexion sur la biopolitique. Idea
J. Gayraud, Paris, Rivages, 2006. della prosa a dans son œuvre une place à part, en partie
l'av is des au t r es 121 54 CRITIQUE

heureuses. Mais, pour que la vie (la-vie-des-autres, l’avis- explicitement au cours que Heidegger tint en 1929-1930 sur
des-autres) reprenne ses droits sur la volonté figée du mort, Les Concepts fondamentaux de la métaphysique. Monde-
il commença par lever « le doute de [leur] cœur » à propos Finitude-Solitude. Enfin, la présence palpable de Heidegger se
de « l’observance dudit testament » : « Vous n’êtes pas tenus à traduit par la permanence, au cœur des travaux d’Agamben,
ce commandement (mandatum) ; car sans le consentement du thème de la temporalité sous la double détermination de
(consensus) des frères et surtout des ministres, il n’a pu les la finitude et de l’angoisse. Là encore, qu’il s’agisse des pages
lier, eux que ce commandement concernait tous (quos uni- que Le Langage et la mort consacre à la manière dont, pour

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versos tangebat) ; et il n’a pas lié non plus son successeur Heidegger, le concept d’Ereignis cherche à dire la coapparte-
de quelque façon que ce soit, puisque l’égal n’a pas puissance nance d’être et temps sans que chacun des deux termes ne
sur son égal (cum non habeat imperium par in parem). » préexiste à sa relation à l’autre (ce qui, note Agamben, absout
C’est en juriste que se campa le pontife pour trancher, usant l’homme de la violence du fondement, bien que « cette absolu-
de deux adages du droit romain : « Ce qui concerne tous doit tion [ne soit] possible qu’à la fin ou dans une forme qui reste,
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être discuté et approuvé par tous (Quod omnes tangit ab du moins en partie, soustraite au dire 6 »), ou des analyses suc-
omnibus tractari et approbari debet) » ; « L’ égal n’a pas puis- cessives que L’Ouvert consacre à l’ennui profond – par rapport
sance sur son égal (Par in parem non habet imperium) ». auquel l’angoisse dans Sein und Zeit ne paraît être, argumente
Le jeu qui s’ouvrit (plutôt, se resserra) avec le concile de le philosophe italien, qu’une sorte de réponse ou de reprise
Latran IV était un jeu complexe. La papauté capta et canalisa réactive –, la confrontation permanente avec la pensée heideg-
l’énergie d’un radicalisme évangélique protéiforme, de celui gérienne fait fonction de matrice.
du moins qui offrait de suffisantes garanties de soumission 9. Si nous rappelons rapidement ces éléments, c’est que le
Innocent III, Honorius III, Grégoire IX prirent du charisme travail d’Agamben, à partir de ce questionnement profondé-
franciscain ce qu’ils jugèrent utile à la marche de l’Église ; on ment hanté par la pensée heideggérienne, semble en réalité
peut dire avec Max Weber qu’ils le « routinisèrent ». Dans la enregistrer deux tournants d’importance. Le premier tient à
Quo elongati, Grégoire IX – qui avait pourtant canonisé son la lecture de Walter Benjamin ; le second correspond à une
ami deux ans plus tôt – est allé plus loin : il l’a banalisé. Face confrontation, progressivement toujours plus intense, avec
au charisme, c’est un réflexe salutaire. Quant à l’exalter, à un certain nombre de figures majeures de la pensée philo-
quoi bon ? Le charisme y excelle. sophique française, dont font partie à des titres divers Jacques
Derrida et Jean-Luc Nancy, Gilles Deleuze et Michel Foucault.
Jacques DALARUN Du premier tournant, on ne dira que peu de choses. Dès
1978, Agamben prend la direction de l’édition des œuvres com-
plètes de Benjamin pour l’éditeur italien Einaudi. L’inflexion
benjaminienne de sa recherche personnelle est alors très clai-
rement perceptible : Enfance et histoire, qui tente une théorie
de l’enfance comme expérience de la puissance de la parole,
se fonde ainsi sur une référence explicite à la « pauvreté en
expérience » de l’époque moderne diagnostiquée au début
des années 1930 par Benjamin. Un court essai consacré à
9. Sur l’examen d’orthodoxie auquel dut être soumis François, « Baudelaire ou la marchandise absolue », dont la version fran-
voir M. P. Alberzoni, « Spunti per una rilettura del Testamentum di çaise a été publiée en 1980 et reprise dans le volume Stanze,
Francesco d’Assisi », dans Zwischen Rom und Santiago. Festschrift für un an plus tard, éclaire encore le lien d’Agamben à son aîné.
Klaus Herbers zum 65. Geburtstag, Bochum, Verlag Dr. Dieter Winkler,
2016, p. 261-272. 6. Ibid., p. 187.
l ir e fouc au lt à l'om br e de hei deg ger 55 120 CRITIQUE

Mais au-delà de cette proximité, l’influence de Benjamin est fermement par obéissance de mettre des gloses ni à la règle
déterminante sur un point : elle amène Agamben à transfor- ni à ces paroles (in regula neque in istis verbis) en disant
mer ce qui était jusqu’à présent chez lui une pensée du rap- qu’on doit ainsi les comprendre. Mais comme le Seigneur
port être/temps en une nouvelle problématisation de l’histoire m’a donné de dire et d’écrire simplement et purement la règle
en rupture avec toute forme de continuum linéaire – et en et ces paroles (regulam et ista verba), ainsi comprenez-les
ouverte polémique avec une conception qui consisterait au simplement et purement, et sans glose, et observez-les et
contraire à écraser littéralement l’histoire sous le poids de la mettez-les en œuvre saintement jusqu’à la fin. » Le déni de

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téléologie. On trouve dès lors chez le philosophe la tentative François est révélateur : le testament a tous les traits d’une
de reformuler à partir d’une pensée messianique de l’histoire « autre règle », ou plutôt il fait corps avec la règle (que ledit
la possibilité d’une nouvelle expérience du temps : « L’historien testament désigne pas moins de dix fois comme regula sans
qui, voyant séparées devant lui la structure et la superstruc- le moindre correctif) pour former une règle-testament, un
ture, tente d’expliquer dialectiquement l’une en fonction de corpus vitrifié échappant à toute glose, donc à toute adap-
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l’autre (dans tel ou tel sens, selon qu’il est idéaliste ou matéria- tation aux circonstances, à toute évolution dans le temps, à
liste) peut être assimilé au chimiste dont parle Benjamin, pour tout écart par rapport aux volontés du mourant.
qui tout est bois et cendres, tandis que le matérialiste histo- De cet ultime message franciscain, contrairement à l’in-
rique est l’alchimiste qui garde les yeux fixés sur le bûcher où jonction de son auteur, chaque mot a été glosé. L’ idée même
structure et superstructure reviennent s’unir comme la teneur d’un tel acte ne peut que surprendre. Quel sens y a-t-il à dic-
chosale et la teneur de vérité », écrit-il ainsi dans Enfance et ter un testament quand on prétend s’être dépouillé de tout ?
histoire 7. Et d’ajouter immédiatement : « Dans les monuments Qu’a donc à transmettre celui qui se réclame de l’absolu
et les décombres du passé, quelque chose nous contemple dénuement ? On peut admirer, sur fond de lueurs eschato-
qui semble désigner, de manière presque allégorique, un sens logiques, la « soustraction radicale de la sphère du droit »
caché : ce n’est pas un reste de la superstructure idéologique (p. 156) à laquelle François prétendit : « la forme de vie fran-
qu’il s’agirait, pour le rendre compréhensible, de rapporter par ciscaine est la fin de toutes les vies (finis omnium vitarum),
un patient travail de médiation à la structure historique qui l’a le dernier modus, après lequel la multiple répartition histo-
déterminé ; au contraire, ce qui se tient en face de nous est la rique des modi vivendi n’est plus possible. Avec son usage
praxis même, en tant que structure originaire et monadique, des choses, la “très haute pauvreté” est la forme-de-vie qui
qui se scinde à mesure que l’histoire devient nature […] et commence quand toutes les formes de vie de l’Occident sont
qui se présente énigmatiquement comme nature, comme pay- parvenues à leur consommation historique » (p. 194). Mais,
sage pétrifié auquel il s’agit de rendre vie. » À cette « dialectique en lisant le testament, vient le soupçon que la posture du
immobile » qu’invoque Agamben dans le sillage de Benjamin, Poverello – celle de mineur à perpétuité, de pazzo, de sujet
il faut une nouvelle conception de l’histoire qui ne soit plus des bêtes, se plaçant en-dessous du droit ou hors de lui – soit
prisonnière de la linéarité et de la continuité du temps : un une manière de se mettre au-dessus des lois en vertu d’un
temps dont le retour sur lui-même fonde paradoxalement la charisme auto-proclamé (comme sa forme de gouvernement
possibilité d’un nouveau devenir sans cesse relancé hors de par le bas paraît le contraire de l’empire, le pouvoir par le
lui-même parce que toujours repris en lui-même. On se sou- haut, mais n’en constitue pas moins une redoutable emprise
vient de la figure benjaminienne de l’Angelus Novus, ange des sur tout un chacun, omnes et singulatim).
temps nouveaux regardant par-dessus son épaule – c’est-à- Dans la bulle Quo elongati de 1230, à titre posthume,
dire en arrière – l’étendue de ruines qu’il a derrière soi. Chez son ami Grégoire IX ne le lui envoya pas dire. Aux frères
Agamben, le temps messianique n’est pourtant pas exactement délégués par le chapitre général pour exposer leurs perplexi-
tés face à la règle, Grégoire IX apporta une série de réponses
7. G. Agamben, Enfance et histoire, op. cit., p. 148. qu’avec le recul du temps, on peut juger plus ou moins
l'av is des au t r es 119 56 CRITIQUE

ce soit (regulam aliquam), ni de saint Augustin, ni de saint un regard en arrière ; parce qu’il est aussi, immédiatement, la
Bernard, ni de saint Benoît. » C’est bien la prohibition de clé d’accès à une ontologie du présent, « ce paysage pétrifié
1215 qui pointait ici et que François récusa 7. auquel il s’agit de rendre vie 8 ».
D’où une nouvelle « règle et vie (regula et vita) des frères C’est ce souci du présent qui rend particulièrement
mineurs », confirmée par Honorius III en 1223. Non sans intéressant le dialogue, instauré dès la seconde moitié des
mal. Un indice ne trompe pas : le délai d’enregistrement de années 1980, avec un certain nombre de philosophes français.
la bulle Solet annuere, confirmant le nouveau texte, dans les Le développement de thèmes analogues chez Deleuze (sous la

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registres de la chancellerie pontificale dépassa de très loin la forme d’une problématisation du devenir comme différence)
normale 8. Jusqu’au bout, la papauté hésita. Il faut dire que et chez Foucault (sous la triple déclinaison d’une histoire dis-
les moutures successives présentaient d’étonnantes lacunes : continue, d’une généalogie du présent et d’une ontologie de
dans la Regula non bullata, pourtant si bavarde, rien ne l’actualité) permettent sans doute à la pensée d’Agamben de
prévoyait l’élection d’un nouveau « ministre et serviteur de se nourrir autrement. Voilà alors le second « tournant » : c’est
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toute la fraternité » ; dans la Regula bullata, la procédure à la faveur de ce déplacement, et dans le contexte d’une refor-
d’élection fut grossièrement mise en place, mais la fréquence mulation générale de sa propre enquête, que va émerger de
de réunion du chapitre restait à la discrétion du ministre manière puissante la possibilité d’un réinvestissement original
général, ce qui permit à Élie, successeur de François, de ne de la notion foucaldienne de « biopolitique », à laquelle nous
jamais convoquer l’assemblée de 1232 à 1239 et de ne pas aimerions ici nous intéresser tout particulièrement.
entendre les critiques que son autoritarisme suscitait. La publication de La communauté qui vient 9 est une
Au soir de sa vie, à la règle enfin approuvée, François étape essentielle dans ce parcours. Dans ce texte d’une den-
crut bon d’accoler un testament : « Et que les frères ne disent sité impressionnante malgré sa brièveté, Agamben tente
pas : “Ceci est une autre règle (Hec est alia regula)” ; car en effet d’interroger les conditions de possibilité d’une
c’est un souvenir, une admonition, une exhortation et mon communauté sans présupposés, sans conditions d’appar-
testament (testamentum) que moi, frère François, tout petit tenance préalables, sans identité commune – une commu-
(parvulus), je vous fais, mes frères bénis, pour que nous nauté de « singularités quelconques », c’est-à-dire à la fois
observions mieux catholiquement (catholice) la règle que parfaitement déterminées (singulières) et pour lesquelles la
nous avons promise au Seigneur. Et que le ministre géné- dimension du commun est toujours à venir : à produire, à
ral et tous les autres ministres et custodes soient tenus par construire. Le livre s’inscrit certes dans un moment de la
obéissance de ne rien ajouter ni retrancher à ces paroles réflexion philosophique qui semble à la fois vouloir interro-
(istis verbis). Et qu’ils aient toujours cet écrit (scriptum) ger les fondements de la politique moderne et la possibilité
avec eux à côté de la règle (iuxta regulam). Et dans tous de leur dépassement – on pense ici aux analyses de Jean-Luc
les chapitres qu’ils tiennent, quand ils lisent la règle, qu’ils Nancy sur la communauté, ou à celles de Jacques Derrida
lisent aussi ces paroles (quando legunt regulam, legant et sur l’amitié. Mais il y a chez Agamben l’intuition forte que
ista verba). Et à tous mes frères, clercs et laïcs, j’interdis cette problématisation nouvelle du politique est désormais
indissociable du constat que la critique radicale de la notion
de sujet (logique, philosophique, politique) ne peut être évi-
7. Il connaissait parfaitement les constitutions de Latran IV, qui
tée, parce que seul l’évidage de tous les avatars modernes du
inspirent maints passages de ses écrits.
8. A. Bartoli Langeli, « La Solet annuere come documento », dans sujet permet immédiatement de reformuler l’espace imma-
P. Maranesi et F. Accrocca (éd.), La Regola di frate Francesco. Eredità
e sfida, Padoue, Editrici francescane, 2012, p. 57-94 : la bulle fut émise 8. Ibid. p. 149 (c’ est moi qui souligne).
le 29 novembre 1223 et copiée dans le registre de la chancellerie ponti- 9. G. Agamben, La communauté qui vient, trad. M. Raiola, Paris,
ficale vers le 20 février 1224. Éd. du Seuil, 1990.
l ir e fouc au lt à l'om br e de hei deg ger 57 118 CRITIQUE

nent de la subjectivité : « Assumer mon être-tel, ma manière être tolérée chez un petit groupe de moines gyrovagues […]
d’être, non comme telle ou telle qualité, tel ou tel caractère, pouvait être difficilement acceptée par un ordre religieux
vice ou vertu, richesse ou pauvreté. Mes qualités, mon être- nombreux et puissant » (p. 185). Ce qui incite à remonter
ainsi ne sont pas les qualifications d’une substance (d’un aux origines pour finir. La puissance ventriloque des sources
sujet) située derrière elles, et que je serais vraiment. Je ne franciscaines fait impression. On croit les analyser, on les
suis jamais ceci ou cela, mais toujours tel, ainsi. Eccum paraphrase, à commencer par l’éblouissement devant la
sic : absolument. Non pas possession mais limite. Non pas novitas franciscaine. Reprenons la trame de l’histoire.

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présupposé mais exposition 10. » Ne plus penser le sujet « Et après que le Seigneur m’eut donné des frères, per-
comme substance et la qualité comme prédicat, mais pen- sonne ne me montrait ce que je devais faire. » Personne,
ser ensemble le processus de subjectivation et l’être-ainsi vraiment ? Alors que les religions anciennes, nouvelles et
sous la forme d’une immanence absolue du devenir (ce qui réformées pullulaient depuis la fin du xie siècle ? Il s’agit bien
vient, ce qui devient) permet alors à Agamben de redéfinir sa ici, dans le testament de François (1226), du refus pur et
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recherche à partir de la manière dont ces singularités quel- simple d’adopter les règles antérieures. « Mais le Très-Haut
conques peuvent former une societas, c’est-à-dire agencer lui-même me révéla que je devais vivre selon la forme du
leur puissance singulière et quelconque en un commun non saint Évangile (secundum formam sancti Evangelii 6). Et
identitaire et non étatique. Le philosophe identifie précisé- moi, je le fis écrire en peu de mots et simplement, et le sei-
ment dans la politique de la singularité quelconque le moyen gneur pape me confirma. » D’où, sous couvert d’un lien direct
de déployer contre l’État la puissance d’un tout autre dis- avec la divinité qui l’emportait sur les décisions conciliaires,
positif : « Que des singularités constituent une communauté un embryon de projet évangélique qui s’enfla jusqu’en 1221
sans revendiquer une identité, que des hommes co-appar- pour produire la Regula non bullata, retoquée par la papauté.
tiennent sans une condition d’appartenance représentable Giorgio Agamben note que le terme de « mineur », le lien avec
(même dans la forme d’un simple présupposé), constitue ce les animaux – qui culmine dans l’inversion de la Salutation
que l’État ne peut en aucun cas tolérer 11. » des vertus : « et il est soumis et subordonné (subditus et sup-
Les textes qui paraissent à partir du milieu des positus) à tous les hommes qui sont dans le monde et non
années 1990 dans le cadre d’un vaste projet dont le titre seulement aux seuls hommes, mais aussi à toutes les bêtes
générique est Homo sacer (et dont les neufs volumes sont et tous les fauves » –, la revendication de la folie sont autant
aujourd’hui réunis 12) forment alors tout à la fois le revers de manières, pour François et ses frères, de proclamer leur
et le prolongement de ce questionnement. Le revers, dans incapacité juridique. « Et le Seigneur m’a dit qu’il voulait
la mesure où, à l’inverse d’une philosophie de la singularité que je sois, moi, un nouveau fou (ego essem unus novel-
quelconque, il s’agit d’étudier la souveraineté moderne à tra- lus pazzus) dans le monde. » D’une authenticité garantie par
vers la figure juridique de l’exception (une exception qui, loin une avalanche d’italianismes dans le latin de la Compilation
de représenter la limite de la souveraineté, se révèle en être le d’Assise, cet éclat de François lui permit – toujours en se
fondement, et qui dès lors fonde la « prise », la morsure sans réclamant de son lien exclusif avec Dieu – de repousser bru-
reste, du pouvoir sur la vie : « biopolitique », donc, avance talement la tentative des frères sages et du cardinal Hugues,
Agamben). Le prolongement aussi, parce qu’il s’agit simulta- futur Grégoire IX, pour lui faire adopter les règles anciennes :
nément de refonder la politique sur une résistance possible. « Je ne veux pas que vous me parliez de quelque règle que

10. Ibid., p. 106. 6. A. Marini, « La forma della santa Chiesa romana e la forma del
11. Ibid., p. 89. santo Vangelo in Francesco d’Assisi », dans A. Melloni (éd.), Misericor-
12. G. Agamben, Homo sacer. L’intégrale, 1997-2015, Paris, Éd. du diae vultus. Il giubileo di papa Francesco, Rome, Istituto della Enciclo-
Seuil, 2016. pedia Italiana, 2016, p. 35-56.
l'av is des au t r es 117 58 CRITIQUE

La troisième partie de l’ouvrage, « Forme-de-vie », est elle- Contre la mainmise des pouvoirs sur la vie, faire jouer la
même divisée en trois sections : « 1. La découverte de la vie », puissance de la vie elle-même n’est pas impossible une fois
« 2. Renoncer au droit », « 3. Très haute pauvreté et usage ». que l’on se sera défait des fantômes de la métaphysique et des
La structure est librement chronologique : tandis que les mystifications de la dialectique, une fois que l’on aura tran-
deux premières sections sont surtout centrées sur François, ché le lien entre la violence et le droit – car « à une parole non
la troisième culmine avec la querelle entre Jean XXII et ces contraignante, qui ne commande ni n’interdit rien, mais se
dissidents franciscains qu’on appela « spirituels » puis « frati- dit seulement elle-même, correspondrait une action comme

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celles ». Commençons à rebours par la dernière section. pur moyen s’exposant seulement à elle-même, sans relation
Giorgio Agamben souligne que la bulle Exiit qui semi- à un but. Et, entre les deux, non pas un état originaire perdu,
nat (1279) de Nicolas III – qui, se portant à la rescousse des mais l’usage et la pratique humaine dont les puissances du
mineurs contre les maîtres séculiers, « fait un nouveau pas droit et du mythe avaient tenté de s’emparer dans l’état d’ex-
dans la définition de l’usage, mais toujours en relation au ception 13 ». L’ usage et la pratique humaine, donc.
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droit » (p. 168) – a été une victoire à la Pyrrhus pour l’ordre C’est ici, sans doute, que les choses se compliquent. Parce
fondé par François. Dans la bulle Ad conditorem canonum que les deux hypothèses fortes qui avaient semblé de prime
(1322), Jean XXII montrait en effet que, pour les biens abord déterminer la spécificité de la pensée agambénienne – la
consommables, « il est impossible de séparer la propriété singularité quelconque (et son devenir-communauté) d’une
de l’usage » (p. 174) : j’ai beau ne pas être propriétaire de la part, et le nouage de l’histoire avec la virtualité toujours avérée
pomme que je mange, mon usage la réduit à néant. Le fait de sa propre discontinuité, de l’autre – ont été, nous semble-
que les frères mineurs aient prétendu ne pas être proprié- t-il, progressivement reformulées à la faveur d’une opération
taires des biens dont ils usaient en se défaussant de leur pro- effectuée par Agamben lui-même sur la notion foucaldienne de
priété sur le Siège romain fut également dénoncé par le pape biopolitique. Une reformulation dont les effets, à la fois philo-
comme une fiction juridique : s’il est peccamineux d’être pro- sophiques et politiques, sont loin d’être indifférents.
priétaire, pourquoi faire endosser la faute à autrui ? Que, face Il est évident que la question de savoir si le terme « bio-
au pontife juriste, les frères rebelles aient déployé « une extra- politique » peut recevoir plusieurs acceptions divergentes
ordinaire subtilité philosophique » (p. 178), on le comprend n’a en soi aucun intérêt. Mais Agamben ne se contente pas
aisément : pour ces intellectuels, il s’agissait de défendre bec d’investir le terme de biopolitique à sa manière : il le réfère
et ongles le double confort matériel de l’usage des biens et en permanence à ce que Foucault est censé en avoir dit. Et
spirituel de la très haute pauvreté, loin des pauvres « de fait » c’est précisément là que s’opère le dérapage. Chez Foucault,
qui, depuis 1239, n’avaient plus guère place dans leurs rangs. la biopolitique est le nom donné à une nouvelle économie
Giorgio Agamben résume ainsi l’intrigue : « Le concept d’usus de gouvernement qui, à un moment donné (entre la fin du
facti et l’idée d’une séparabilité de l’usage et de la propriété xviiie siècle et le début du xixe siècle), en raison de détermina-
ont représenté sans aucun doute un instrument efficace […]. tions complexes (à la fois économiques, épistémologiques et
Cependant […] cette doctrine, dans la mesure même où elle sociales), émerge de manière inédite. Celle-ci ne se satisfait
se proposait de définir la pauvreté par rapport au droit, s’est plus de punir, ni même de corriger : il lui faut désormais
révélée une arme à double tranchant qui a ouvert la voie à dresser les corps pour les rendre productifs ; et ce nouvel
l’attaque décisive portée par Jean XXII précisément au nom investissement implique à son tour deux choses : que tous
du droit » (p. 184-185). les aspects de l’existence des individus-producteurs soient
L’ auteur note encore : « François a été plus prévoyant que investis par le pouvoir (pour maximiser la production tout
ses successeurs, en refusant d’articuler dans une conception
juridique son vivere sine proprio et en le laissant totalement 13. G. Agamben, Homo sacer II, 1. État d’exception, Paris, Éd. du
indéterminé ; mais il est vrai que la novitas vitae qui pouvait Seuil, 2003, p. 148.
l ir e fouc au lt à l'om br e de hei deg ger 59 116 CRITIQUE

en diminuant les coûts de gouvernement) ; que le gouverne- célébré au livre II des Dialogues de Grégoire le Grand est
ment des individus soit redoublé par un second niveau, que plutôt l’un ou l’autre des deux textes normatifs. L’ idée qu’ils
Foucault appellera le gouvernement des « populations ». pourraient avoir eu pour auteur un seul homme est tentante :
La naissance de cette nouvelle économie politique pré- le Benoît jeune, celui de Subiaco, aurait édicté la règle du
sente deux caractéristiques essentielles. D’une part, le retrait maître, si prolixe et pointilleuse qu’elle se noyait dans ses
de l’État (l’idée que l’on gouverne toujours trop, et que les bio- propres détails ; le Benoît mûr, celui du Mont-Cassin, en
pouvoirs permettent précisément une gestion plus efficace et aurait extrait la substance dans la règle « bénédictine » ; l’ex-

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moins dispendieuse des hommes : c’est au nom de la ratio- périence communautaire, rabotant jour après jour le texte
nalité économique que le retrait de l’État devient désormais excessif, inspira cette reductio qui, du fait de son caractère
désirable) ; de l’autre, l’idée que la productivité est en réalité minimaliste, assura l’incroyable succès de la réglette à partir
l’enjeu de cette grande réorganisation des pouvoirs. La biopoli- de la période carolingienne.
tique – en tant qu’ensemble extrêmement varié de biopouvoirs Toujours dans la deuxième partie, les pages sur la « litur-
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locaux, c’est-à-dire de pouvoirs sur la vie qui accroissent la gisation intégrale de la vie » monastique (p. 114), sont un des
disposition de celle-ci à se plier à la logique de la producti- sommets de l’ouvrage de Giorgio Agamben : « Les règles ne
vité – ne peut être saisie que comme dispositif productif. Il peuvent comprendre une section liturgique car, comme nous
n’y a pas de biopolitique sans l’obtention d’une valeur ajoutée, l’avons vu, toute la vie du moine a été changée en un office »
sans un surplus, sans la création d’une excédence – et cela, (p. 115). La distinction entre deux liturgies (ressort puissant
même si les conditions d’existence et de travail des hommes et qu’on ne croit pas retrouver dans Opus Dei. Archéologie de
des femmes qui y sont assujettis sont terribles. l’office, Homo sacer, II, 5), la sacerdotale et la monacale, la
Or ce qu’en dit Agamben est l’exact inverse de ce que messe et l’office, érige à son tour deux statuts : « Alors que le
décrit historiquement Foucault. prêtre indigne n’en reste pas moins prêtre et que les actes
Le premier geste d’Agamben consiste en effet à arracher la sacramentels qu’il accomplit ne perdent pas leur validité, un
biopolitique à sa propre histoire. Dès la publication du premier moine indigne n’est tout simplement plus un moine » (p. 116-
volume d’Homo sacer 14, l’accent est mis sur « la politique des 117). La brève ouverture sur le xvie siècle rejoint par la voie
grands États totalitaires du xxe siècle 15 » et jamais il ne sera fait liturgique la vision de Max Weber, dans L’ Éthique protestante
allusion à ce que Foucault identifie comme la naissance croisée et l’Esprit du capitalisme, sur la signature monastique de la
du libéralisme et de la biopolitique. Mieux : on trouve, sur un société puritaine : « Dans cette perspective, il serait légitime
même plan et en quelques pages, des références tout à la fois de considérer la Réforme protestante comme la revanche
au writ d’Habeas corpus de 1679, au Léviathan de Hobbes, à implacable, promue par un moine augustinien 5, Luther, de
Hannah Arendt, aux réfugiés et aux apatrides dans l’Europe des la liturgie monastique contre la liturgie ecclésiastique ; et ce
années 1920, et, enfin, aux camps nazis. Comme si l’évacuation n’est certainement pas par hasard si, du point de vue stricte-
de la matérialité de l’histoire (c’est-à-dire celle de la complexité ment liturgique, la Réforme se distingue par la prééminence
de ses déterminations) permettait du même coup le déplace- de la prière, de la lecture et de la psalmodie (formes propres
ment agile d’un concept rendu d’autant plus facile à manier de la liturgie monastique) et la moindre importance accordée
qu’il a été préalablement vidé de tout contenu spécifique. à l’office eucharistique et sacramentel » (p. 117).
La spécificité de la biopolitique peut alors facilement
être réintroduite ailleurs, sur un autre plan que celui de la *

14. G. Agamben, Homo sacer I. Le pouvoir souverain et la vie


nue, trad. M. Raiola, Paris, Éd. du Seuil, 1997. 5. En fait, un ermite de saint Augustin, frère mendiant qui suivait
15. Ibid., p. 12. la règle augustinienne pour la raison que nous savons.
l'av is des au t r es 115 60 CRITIQUE

entre expérience et consignation, au cas par cas, permet- périodisation historique, et c’est ce que fait Agamben à travers le
trait de réduire cette fascination circulaire. La remarque de recours à une seconde ligne conceptuelle derrière la première :
Giorgio Agamben sur la Vie des Pères du Jura est éclai- celle qui comprend la « souveraineté », l’« État » et l’« exception ».
rante : l’exposé promis de la règle ne semble pas se trouver Nous n’avons pas ici, faute d’espace, la possibilité d’aborder
dans la Vie d’Oyend, car le récit de la vie d’Oyend y suffit la lecture agambénienne de Carl Schmitt. Qu’il nous soit seule-
(p. 99-101). Tant que le fondateur – ou, comme ici, le der- ment permis de remarquer la distance totale qui existe entre la
nier élément d’une triade fondatrice – était de ce monde, sa pensée schmittienne et les analyses foucaldiennes. À partir du

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vie était règle en actes et la « normalisation » de l’expérience moment où la pensée de Foucault est reformulée par le « tour-
exemplaire pouvait attendre. Une fois sa mort venue, le nant biopolitique », le philosophe multiplie parallèlement les
genre hagiographique et le genre normatif pouvaient se subs- critiques contre la double réduction qui consisterait à ne pen-
tituer l’un à l’autre, se compléter ou se confondre : François ser les rapports de pouvoir que dans le cadre (au demeurant
« forme des mineurs (forma minorum) » proclamait l’office historiquement déterminé) de la genèse de l’État moderne, ou
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consacré au saint d’Assise. Un certain nombre de règles, dans celui d’une analyse de la souveraineté. Dire l’émergence de
à commencer en Orient, reconstituèrent sans doute, plus la biopolitique, c’est pour Foucault dire aussi l’effacement d’une
qu’elles n’enregistrèrent, les dits du maître. Mais la plupart rationalité politique qui était essentiellement celle de la raison
d’entre elles furent bel et bien la mise par écrit a posteriori d’État, et le passage à une véritable économie politique ; c’est-à-
d’une expérience collective vécue ; elles furent descriptives dire aussi le passage d’un instrument de gouvernement (la règle
avant d’être normatives ou directives et l’effet de réel n’y était juridique comme expression de la souveraineté) à un autre (la
pas forcément mise en scène ou stratégie d’écriture ; ce que norme comme dispositif de gouvernement des populations).
Giorgio Agamben indique plus loin à propos des coutumes : A contrario, faire de la biopolitique – comme l’affirme Agam-
« L’ interprétation de ces textes […] comme compléments ou ben – le corollaire d’un État toujours plus affirmé (jusqu’à en
développements des règles est erronée : il s’agit en réalité devenir totalitaire), ou d’une souveraineté toujours moins limi-
d’une restitution des règles à leur nature originaire de trans- tée (jusqu’à inclure en elle-même une exception qui en serait à
cription de la conversatio ou mode de vie des moines. La la fois la limite et la véritable nature) nous semble probléma-
règle qui, née de l’habitus et de la coutume, s’était progressi- tique pour au moins trois raisons : parce que c’est exactement
vement constituée en office et en liturgie, se présente à nou- le contraire de ce que Foucault lui-même en dit 16 ; parce que
veau désormais sous l’humble aspect de l’usage et de la vie »
(p. 190-191). 16. « Il faut étudier le pouvoir hors du modèle du Léviathan, hors
« Avec la règle bénédictine, nous assistons à la fin de la du champ délimité par la souveraineté juridique et l’institution de l’État,
tension entre oralité et écriture qui avait animé les règles des il s’agit de l’analyser à partir de techniques et de tactiques de domina-
Pères dont pourtant elle procède. La règle est désormais uni- tion. […] la théorie juridico-politique de la souveraineté, dont il faut se
quement un texte » (p. 105). Là aussi, la genèse rédactionnelle déprendre si on veut analyser le pouvoir, date du Moyen Âge ; elle date
rend compte de cette évolution, puisque la règle bénédictine de la réactivation du droit romain et elle s’est constituée autour du pro-
résulta principalement d’une contraction de texte : l’abrége- blème de la monarchie et du monarque. […] Or, aux xviie et xviiie siècles,
ment de la règle du maître, qui reposait encore sur le dia- il s’est produit un phénomène important : l’apparition – il faudrait dire
l’invention – d’une nouvelle mécanique de pouvoir qui a des procédures
logue entre disciple et instituteur. Que la règle bénédictine
bien particulières, des instruments tout nouveaux, un appareillage très
soit une minima regula, son compilateur le savait d’autant différent et qui, je crois, est absolument incompatible avec la souverai-
mieux qu’il réduisait une rédaction (à peine) antérieure qu’il neté. […] Un droit de la souveraineté et un quadrillage des disciplines,
se gardait de citer explicitement. S’interroger sur l’identité c’est entre ces deux limites, je crois, que se joue l’exercice du pouvoir ;
du « maître » et de « Benoît » ne relève pas de l’anecdote. On mais ces deux limites sont telles qu’on ne peut jamais rabattre l’une sur
peut discuter à l’infini pour savoir si la règle du saint Benoît l’autre » (M. Foucault, « Cours du 14 janvier 1976 », Dits et Écrits, Paris,
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la genèse de l’État moderne, celle de la souveraineté et celle de La constitution de Latran IV exacerba une tendance
la biopolitique ne coïncident pas d’un point de vue historique ; ancienne en la projetant dans le lexique : à défaut de nouvelle
enfin, parce que l’on ne peut pas faire comme si la biopolitique règle, une prolifération de formulettes. Mais la plus vénérable
n’avait pas d’histoire 17. des règles anciennes en Occident, à l’en croire, n’était déjà
La déshistoricisation de la biopolitique, outre les effets qu’une réglette. Censée lutter contre « l’excessive diversité
d’anachronisme, a pour conséquence immédiate de faire des religions », la prohibition de 1215 n’a pas empêché les
oublier que celle-ci n’est pas pensable en dehors de l’in- ordines novi de proliférer au xiiie siècle. Sans doute l’arrêt de

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vention d’une économie politique nouvelle fondée sur la toute innovation n’était-il pas le but recherché par la papauté :
recherche permanente de l’accroissement productif. Comme prohiber, c’est se réserver les clés de la dérogation, comme
le dit Foucault lui-même de manière très claire : « C’est un fit Alexandre IV dans le cas de Longchamp. Les nouvelles
type de pouvoir qui suppose un quadrillage serré des coerci- fondations religieuses durent toutes recevoir l’approbation
tions matérielles et définit une nouvelle économie de pouvoir de la papauté (à défaut, elles se virent interdites ou condam-
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dont le principe est qu’on doit être à même de faire croître à nées) et nombre d’entre elles furent directement rattachées
la fois les forces assujetties et la force et l’efficacité de ce qui au Siège apostolique par le lien d’exemption. L’ admirable flui-
les assujettit 18. » Or si l’on « décroche » cette nouvelle analy- dité de la forma vite était aussi l’avers lexical d’un contrôle
tique des pouvoirs de son contexte d’émergence, c’est-à-dire plus rigide de la vie religieuse par une Église romaine qui se
si l’on pense la biopolitique indépendamment de la recherche prétendait désormais unique Église universelle.
nouvelle de la « croissance » (y compris des forces assujetties
elles-mêmes), de la production, du surplus de valeur, alors, il *
devient possible d’en imaginer le retournement absolu, c’est-
à-dire aussi la mystification : non plus la biopolitique comme La première partie de l’ouvrage De la très haute pau-
mise au travail et exploitation de la puissance de la vie, mais vreté, « Règle et vie », comporte des pages lumineuses sur
au contraire comme entropie radicale, comme thanato- habitatio/habitus/habit, sur le temps monastique (p. 24-40),
politique, comme suppression de la vie. sur la dimension constitutionnelle de la règle, sur la nature
C’est alors qu’il importe à Agamben que le camp devienne du vœu (p. 77-85) : « Le noyau décisif de la condition monas-
le paradigme de la biopolitique : la biopolitique y est consi- tique n’est ni une substance ni un contenu, mais un habitus
dérée comme une production où la vie et la mort finissent ou une forme, et comprendre cette condition reviendra à se
par s’équivaloir – en ce que la biopolitique a préalablement mesurer de nouveau avec le problème de l’“habit” et de la
réussi à réduire la vie à sa pure nudité, c’est-à-dire au point forme de vie » (p. 86).
d’indistinction où la vie et la mort se confondent. Mais si l’on Dans la deuxième partie, « Liturgie et règle », on a parfois
y pense, ce n’est que parce que la biopolitique a été préalable- le sentiment – du moment où la « vie » est en jeu 4 – que l’ana-
ment vidée de sa propre historicité que le tour de passe-passe lyse cède le pas à la sidération : « Ou peut-être devrait-on
plutôt dire que le mouvement va dans les deux sens et que,
dans la tension ininterrompue vers la réalisation d’un seuil
d’indifférenciation, la règle se fait vie dans la mesure même
Gallimard, 1994, vol. 3, texte n° 194, p. 184-187).
où la vie se fait règle » (p. 98). Une prise en compte plus sys-
17. « Ce nouveau type de pouvoir qui n’est plus du tout transcrip-
tible dans les termes de la souveraineté, c’est, je crois, l’une des grandes tématique (plus confiante, aussi) des rapports généalogiques
inventions de la société bourgeoise : il a été l’un des instruments fon-
damentaux de la mise en place du capitalisme industriel et du type de 4. Pour la mise en perspective de ce thème, voir R. Esposito,
société qui lui est corrélatif » (Ibid., p. 186). Pensiero vivente. Origine e attualità della filosofia italiana, Turin,
18. Ibid., p. 186. Einaudi, 2010.
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il s’agissait paradoxalement de relativiser le texte qui se pro- est possible. Dans un passage de Ce qui reste d’Auschwitz 19,
posait à la fois de décrire et de guider, souvent de manière Agamben écrit ainsi à propos des camps de concentration
absolue – Giorgio Agamben parle, après d’autres, d’« ambi- « destinés à la production de musulmans », et de la tentative
tion totalitaire de l’institution monacale » (p. 43) –, la vie d’une d’y créer un « espace sans peuple » (Volkloser Raum) : « La
communauté : regula ou formula, ces textes (et les termes qui formule désigne plutôt une certaine intensité biopolitique
les désignent) sont des diminutifs de quelque chose d’autre. À fondamentale, qui peut parcourir n’importe quel espace, à
la différence de la loi, la règle – qui régule, ne régit pas – s’ex- travers laquelle les peuples se changent en populations, et les

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cuse de son imperfection, mais prétend à une plus prégnante populations en musulmans. Le Volkloser Raum nomme donc
emprise. « Il n’est d’autre règle que l’Évangile du Christ (Non le moteur du camp, conçu comme une machine biopolitique
est alia regula nisi evangelium Christi) » : tel est l’aphorisme qui, une fois installée dans un espace géographique déter-
prêté à Étienne de Muret en ouverture du Liber de doctrina, miné, le transforme en espace biopolitique absolu, à la fois
tandis que la règle de Grandmont, également mise sous son Lebens- et Todesraum, où la vie humaine outrepasse toute
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autorité, désigne l’Évangile comme « règle des règles (regula- identité biopolitique inassignable. Une fois ce point atteint,
rum regula) 3 ». Sans doute Étienne appartenait-il aux géné- la mort n’est plus qu’un épiphénomène 20. » Or on est en droit
rations chères à Herbert Grundmann, celles qui alimentent de se demander non seulement ce que peuvent bien être une
la troisième partie de la réflexion de Giorgio Agamben ; sans « intensité biopolitique fondamentale » ou un « espace bio-
doute tout autre texte, dans la tradition chrétienne, devait-il politique absolu », mais quelles sont les conséquences de ce
s’effacer devant l’Évangile ou en lui s’accomplir. retournement de la biopolitique en thanato-politique.
Mais remontons de quelques siècles. Pour l’auteur de la Nous en voyons au moins deux.
règle bénédictine – et il n’y a pas de raison de prendre son La première, c’est le paradoxe qui consiste à dire que le
dernier chapitre pour une simple captatio benevolentie –, camp, en tant que paradigme biopolitique, produit de l’espace
son écrit se contente de témoigner d’un « début de conduite ». sans peuple, du « musulman » comme incarnation de l’indis-
En revanche, « pour qui est pressé de mener une vie par- tinction entre la vie et la mort, ou, dans le cas des camps d’exter-
faite, il y a les enseignements des saints pères dont l’obser- mination, de la mort tout court. Il ne nous semble pas que ces
vation conduit l’homme au sommet de la perfection », sans trois affirmations soient vraies, ni qu’elles soient équivalentes.
oublier « l’Ancien et le Nouveau Testament », les livres « des La définition nazie du camp comme « espace sans peuple »
saints pères catholiques », « les conférences des pères, leurs n’est paradoxalement intelligible dans sa monstruosité que si
institutions et leurs Vies, mais aussi la règle de notre saint l’on se rappelle l’énorme effort fait par les nazis pour inventer
père Basile ». Et de conclure : « Mais, pour nous qui sommes parallèlement des « populations » dont la consistance et l’ho-
paresseux, vivons mal et sommes négligents, c’est le rouge mogénéité étaient pour eux garanties par la référence à des
de la confusion. Toi donc, qui que tu sois, qui te presses bases pseudo-naturelles : juifs, tziganes, homosexuels, délin-
vers la patrie du ciel, accomplis, avec l’aide du Christ, cette quants divers, handicapés… L’espace « sans peuple » du camp
toute petite règle transcrite pour débutants (hanc minimam de concentration est donc plein de « populations » : il n’est plus
inchoationis regulam descriptam) ; et alors seulement, avec le lieu d’application de la règle juridique comme expression
la protection de Dieu, tu parviendras à ces sommets plus de la volonté souveraine (ou – pour Agamben – celle de son
élevés de doctrine et de vertus que nous venons de rappeler. » retournement en une exceptionnalité juridique qui en révèle
la vraie nature) mais celle de la norme au sens foucaldien,
3. Giorgio Agamben ne cite pas l’aphorisme prêté à Étienne de
Muret, mais il mentionne qu’Étienne de Tournai proposait d’appeler les 19. G. Agamben, Ce qui reste d’Auschwitz, trad. P. Alferi, Paris,
Grandmontains des « vitaux (vitales) » plutôt que des « réguliers (regu- Rivages, 1999.
lares) » (p. 43) et il éclaire le rapport entre evangelium et lex (p. 70-72). 20. Ibid., p. 111.
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c’est-à-dire celle de la pathologisation et du savoir clinique, du neuf monastères d’Italie « pour que vous l’observiez sur tous
discours « naturel » sur les races et les tares, les anomalies et les points où elle ne se révèle pas contraire à cette formule à
les infériorités, les déviances et les inversions. vivre (vivendi formule) que nous vous avons donnée, selon
La figure-limite du « musulman » comme point de bascu- laquelle vous avez décidé de vivre spécifiquement ».
lement de l’humain nous semble quant à elle rhétorique : c’est Arrêtons le flot des sources. Un constat s’impose. Les
imaginer que si l’homme peut être réduit à autre chose que acteurs du temps avaient à l’esprit la constitution du concile
ce qu’il est, cette destruction, loin d’être l’écrasement de cette de Latran IV, autour de laquelle, conscients de l’enjeu, ils

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longue et fertile accumulation d’expériences et de souvenirs, de jouaient au chat et à la souris. Cela n’implique pas que toute
culture et de sociabilité qui l’a produit tel qu’il était au moment distinction entre regula et forma vite – ou entre forma vite
de rentrer dans le camp, est en réalité la rétrocession vers une et ses nombreux avatars – soit vaine. Mais on observe que
sorte de « degré zéro ». Quelque chose qui serait de l’ordre de les termes font plus souvent sens en position relative qu’ab-
la sous-vie (non plus le Bios mais la Zoè) ou de l’infra-humain : solue et dans des configurations perpétuellement recompo-
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dans le meilleur des cas, une vie réduite à sa pure biologie ; sées. Au sein de la forma vite de l’ordre des sœurs pauvres
dans le pire, une sortie de l’espèce humaine 21. Agamben vou- (qu’Innocent IV désigne comme vite formula), Claire insère
lait se débarrasser du sujet comme substance : il a désormais la forma vivendi de François qui – comme l’observe Giorgio
dissous les derniers éléments d’une subjectivation possible. Agamben (p. 139) – n’a rien d’un texte normatif. Le gérondif
Deuxième conséquence du retournement de la biopo- n’a pas valeur d’obligation (nous traduisons forma vivendi
litique en thanato-politique : l’impossibilité de distinguer par « forme à vivre » au sens de « métier à tisser »), mais le
réellement entre un camp de concentration et un camp d’exter- choix d’une forme verbale plutôt que d’un substantif n’a-t-il
mination. Quelle différence (sans complémentarité possible) pas pour fonction de désigner le cœur battant du dispositif ?
les camps d’extermination nazis ont-ils inaugurée à partir de Sous la plume de Grégoire IX, la forma vivendi de François
1941 ? Il ne suffit pas de dire seulement que si les premiers est devenue formula vite – et le diminutif en -ula semble bien
ont assuré « la production sans fin d’une main d’œuvre cor- ici porteur d’une nuance dépréciative (p. 139-140) –, formula
véable servile 22 », les seconds semblent en revanche avoir « une amplifiée par Agnès de Prague en une forma qui inclut aussi
toute autre généalogie relevant des procédés génocidaires 23 » des chapitres de la regula de l’ordre de Saint-Damien, au gré
– même si l’effort de distinction est louable. Le point est ail- d’un crescendo du liquide au solide. Cette regula monumen-
leurs. Les camps de concentration – et plus généralement talisée en 1238, dont Grégoire avait été rédacteur vingt ans
tous les types de camps servant à enfermer des individus ou plus tôt comme cardinal Hugues, il l’appelait alors vivendi
des groupes jugés « déplacés », dangereux, encombrants, et à formula et l’accolait à la prestigieuse regula de saint Benoît.
les réduire en esclavage par le travail forcé – ont une « uti- Mais, contre toute attente, il renversait le sens du rapport
lité » dans la logique de ceux qui en gèrent l’administration : de subordination puisque, pour finir, le petit primait sur le
grand et le nouveau sur l’ancien.
21. Ibid., p. 67-68 : « Le musulman n’est pas seulement, ou pas La constitution de 1215 offre un élément d’intelligence
tant, une limite entre la vie et la mort ; il marque le seuil entre l’homme dans le jeu serré auquel se livrèrent les acteurs du temps.
et le non-homme ». Et, quelques pages plus loin, s’appuyant sur sa Interpréter les syntagmes forma vite, formula vivendi et
propre lecture de L’ Espèce humaine, de Robert Antelme : « Il importe
autres combinaisons comme un subterfuge, une simple
qu’il se serve ici du terme technique d’“espèce”, et non de cet autre, qui
concluait le refrain d’une chanson sûrement connue de lui : “le genre manœuvre de contournement de l’interdit serait néanmoins
humain”. Car c’est d’appartenance biologique au sens strict qu’il s’agit réducteur ; la distinction entre regula et forma vite est par-
[…] et non d’une profession de solidarité morale ou politique » (p. 72). faitement sensible dans l’Exposition des quatre maîtres sur
22. Ibid., p. 205. la règle des frères mineurs (p. 146-147). La frontière toute-
23. Ibid., p. 205. fois est instable, à dessein. Au xiiie siècle mais déjà en deçà,
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sur ce point particulier à la prohibition du concile général réelle ou symbolique, économique ou politique, cette logique
par considération pour le roi et Isabelle. » du camp vise malgré tout à produire quelque chose comme
Toutes les candidates à la fondation d’ordre n’étaient pas un bénéfice, une valeur ajoutée. On déplace des populations
sœurs du roi de France. D’autres, comme Claire d’Assise, pour en récupérer les terres, pour en posséder les biens, pour
avaient dû contourner l’obstacle. En 1253, Innocent IV en prendre le pouvoir ; ou les enferme pour les soumettre au
enchâssa dans une nouvelle Solet annuere la « formule de joug d’un travail terrible ; on désencombre la scène politique
vie (vite formulam) » qui, selon le pontife, avait été livrée à la de ses possibles adversaires – en somme, dit de manière terri-

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vierge d’Assise et à ses sœurs par le « bienheureux François ». blement succincte (mais nous sommes bien entendu très loin
Dans le texte approuvé, évidemment dû à Claire (elle y inter- du jugement moral) : on y gagne. Et même si la mortalité y est
vient à la première personne), elle n’en attribuait pas moins terrifiante, même si l’on y meurt en quelques semaines, rien
à François « la forme de vie de l’ordre des sœurs pauvres ne saurait effacer ce « gain » obscène.
(forma vite ordinis sororum pauperum) ». Au beau milieu, Alors revenons au point qui nous occupe. Les nazis,
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elle y inséra la « forme à vivre (formam vivendi) » reçue du avant de chercher à détruire systématiquement les traces des
« bienheureux père ». Claire renonçait à la maternité sur sa camps d’extermination, ont largement mis en scène ces der-
« formule de vie » ; elle préférait jouer de la synecdoque (et de niers. Il y avait au-dessus du grand portail d’Auschwitz la
la confusion) entre ce texte de presque trois mille mots et une devise tristement passée à la postérité : « Arbeit Macht Frei ».
étrange « forme à vivre » de quarante-quatre mots, qui avait Il y a aussi ces photographies sidérantes (destinées à la Croix
le triple avantage d’être attribuée à un homme, un homme Rouge, ou à la propagande) où les déportés sont littéralement
entretemps canonisé et de pouvoir remonter aux origines de déguisés en ouvriers ; leurs baraquements provisoirement
la communauté féminine de Saint-Damien vers 1211, quatre aménagés à la manière d’un atelier de travail ; et où la paro-
ans avant la date fatidique. die explicite du monde de la production est délibérément
Agnès de Prague n’était pas sœur du roi de France, mais mise en scène. Il y a le choix attentif de la manière d’organi-
plus modestement du roi de Bohême. En 1238, dans la ser la solution finale à un moindre coût, et avec un maximum
lettre Angelis gaudium, Grégoire IX lui refusa l’autorisation d’efficacité – ce n’est pas ici le degré de technicité adopté qui
de suivre la « formule de vie (formulam vite) » que François est sidérant : ce qui est monstrueux, c’est la mystification qui
– « qui voyait qu’à elles, comme à des nouveau-nés, convenait consiste à organiser le processus de la mise à mort comme
non une nourriture solide, mais du lait » – était censé avoir un processus de production.
donnée à Claire et à ses sœurs ; ou plutôt, le pape ne trouva Or précisément produire la mort est une proposition
pas expédient de confirmer « la forme (formam) » élaborée qui n’a pas de sens. Le camp n’est pas le paradigme de la
par Agnès « à partir de cette formule (formula) et de certains biopolitique, parce que la biopolitique, y compris dans ses
chapitres qui sont contenus dans la règle de l’ordre de Saint- formes les plus monstrueuses, reste un dispositif de produc-
Damien (in ordinis Beati Damiani regula) » et il lui enjoignit tion. Le camp d’extermination nazi, avec sa caricature de pro-
d’observer la « règle susdite ». ductivité, avec son « Canada », avec sa volonté de faire croire
Grégoire IX la connaissait bien : il en avait été rédacteur que la destruction et la création sont la même chose, que le
comme cardinal Hugues, vers 1219. À cette époque, il la défi- Bios et le Thanatos peuvent, un jour, devenir indiscernables
nissait comme « observance et forme (observantiam adque – ce camp d’extermination-là ne ressemble à aucun autre. Il
formam) de cette religion », « loi de vie et de discipline (vite fait voler en éclats la pseudo-matrice du camp en tant que
legem et discipline) », ressortissant aux « lois de discipline tel ; il dit l’horreur d’avoir à penser le moment où un pouvoir
(legibus discipline) » en position seconde par rapport aux politique découvre le Règne par l’entropie. Le monde concen-
« règles et mesures (regulis et mensuris) » ; en l’occurrence trationnaire en général peut bien être atroce, mais il n’est pas
la « règle du très saint Benoît » qu’il donnait aux sœurs de le monde d’Auschwitz élevé au rang de paradigme général
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(n’en déplaise, hélas, à tous les Soljenitsyne du monde). Ou des religions (religionum 1) n’entraîne une grave confusion
alors qu’on appelle cette sortie de l’histoire par son nom : dans l’Église de Dieu, nous prohibons fermement que qui-
révisionnisme. conque invente désormais une nouvelle religion. Mais qui
Dans l’une des pages de son livre, Agamben cite une for- veut se convertir à la religion, qu’il en prenne une approuvée.
mule que Heidegger emploie en 1949 pour définir les camps Pareillement, qui veut fonder à neuf une maison religieuse,
d’extermination 24. Heidegger parle alors de « la fabrication de qu’il prenne la règle (regulam) et l’institution de religions
cadavres » : « Ils meurent ? Ils périssent. Ils sont éliminés. Ils approuvées. » Plus question, après cette date, de rédiger et

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meurent ? Ils deviennent des produits manufacturés dans une faire approuver une nouvelle règle. Le terme même aurait dû
fabrication de cadavres. Ils meurent ? […] Mais mourir signifie être proscrit pour tout dispositif ultérieur à 1215.
endurer la mort dans son être propre 25. » C’est en réalité à la Aussi Dominique plaça-t-il l’ordre des frères prêcheurs
mort, soutient-il, que ces victimes-là n’ont pas eu droit. sous la règle d’Augustin. François d’Assise évita la difficulté
Quand on lit ces mots, on se dit que le nazisme de en se réclamant d’une concession d’Innocent III antérieure
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Heidegger est tout entier dans cette citation : dans la volonté à la date du concile, lors d’une rencontre entre les deux
de maintenir l’illusion que l’extermination produisit quelque hommes qu’on situe en 1209. La mention d’une telle déci-
chose d’autre que la mort (une « fabrication de cadavres ») ; sion se trouve dans la plus ancienne règle de François, la
dans la conviction que la mort, elle, n’est pas un anéantis- Regula non bullata (la version conservée date de 1221) :
sement parce qu’elle s’endure, qu’elle est un passage dont il « Ceci est la vie (vita 2) que frère François demanda au sei-
faut être digne. Si l’on osait, on dirait que pour Heidegger, gneur pape [Innocent III] de lui concéder et confirmer. Et il
bien mourir, c’est mourir droit dans ses bottes – et tant pis la lui concéda et confirma. » En 1223, dans la bulle Solet
si le bruit des bottes dérange un peu notre vague conscience annuere qui enchâssait la Regula bullata, Honorius III put
politique. officiellement confirmer une approbation antérieure, ce qui
Or, encore une fois, « Produire la mort » n’est pas produire, ne dérogeait pas formellement à la constitution de 1215 :
c’est simplement supprimer la vie. Les philosophies du négatif « Nous confirmons pour vous par autorité apostolique et
ne sont pas les philosophies de la puissance, la biopolitique munissons de la protection du présent écrit la règle de
n’est pas la thanato-politique, l’homme n’est pas un animal, votre ordre (ordinis vestri regulam) approuvée par le pape
tous les camps ne sont pas les mêmes, tous les événements Innocent. »
ne sont pas équivalents, tous les anachronismes ne sont pas En 1259, Alexandre IV n’avait pas oublié la prohibition
permis. Il faut apprendre à nouveau à penser dans l’histoire de 1215 quand, dans la bulle Sol ille verus, il concéda la pre-
– dont Agamben était paradoxalement parti ; mais pour cela, il mière mouture de la règle de Longchamp à Isabelle de France,
faudrait cesser de lire Foucault à l’ombre de Heidegger. sœur de Louis IX : « Certes, il a été interdit en concile géné-
ral qu’on invente une nouvelle religion (religionem) : [suit la
Judith REVEL constitution 13]. Nous pourtant, voulant consentir favorable-
ment sur ce point aux vœux du roi et d’Isabelle, nous adres-
sons la règle (regulam) écrite ci-dessous à Isabelle et à toutes
les femmes voulant fuir le siècle […], dérogeant (detrahentes)

1. Au sens médiéval de communauté ou de vie religieuse régulière ;


on dirait aujourd’hui un « ordre », mais, dans le lexique médiéval, ordo
implique un degré d’institutionnalisation plus poussé que religio.
24. Ibid., p. 93. 2. La variante vita evangelii Jesu Christi que cite Giorgio Agamben
25. Cité par Agamben, ibid., p. 94. (p. 131) est un ajout d’Ange Clareno.
Lʹavis des autres Quodlibet
Logique et physique
de lʹêtre quelconque

}
Giorgio Agamben
De la très haute pauvreté

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Paris, Payot & Rivages,
Règles et forme de vie.
2011, 211 p.
Homo sacer IV, 1
Traduit par Joël Gayraud
Une quelconque connaissance du monde
La pensée est partout. Elle est à l’origine de tout arte-
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fact humain, le plus humble comme le plus complexe : une
L’ ouvrage de Giorgio Agamben De la très haute pauvreté voiture, un livre, un tableau, un réacteur nucléaire, une
est constitué de trois parties : « I. Règle et vie », « II. Liturgie photographie, une revue, un ordinateur en sont les formes
et règle », « III. Forme-de-vie ». Les parties I et II fonctionnent d’existence ordinaire. La pensée est dans toute chose avec
de conserve, tandis que la partie III se singularise : « Si l’on égale intensité, et elle y vit par la même force qui lui per-
ne peut comprendre la forme de vie monastique [I] qu’en met de vivre dans l’esprit humain : les idées sont comme des
contrepoint fidèle au paradigme liturgique [II], l’expérience nomades, capables de passer d’un médium à l’autre sans
peut-être cruciale de notre recherche ne pouvait, cependant, changer de nature. La pensée est partout – elle n’a pas une
que s’appuyer sur l’analyse des mouvements spirituels des forme privilégiée d’existence. Tout savoir et toute forme sym-
xiie et xiiie siècles qui culminent dans le franciscanisme [III] » bolique peuvent l’incarner, l’exprimer, la déployer : chimie,
(p. 9). L’ auteur prend soin de signaler qu’il y a des prémisses biologie, bande dessinée, physique, littérature, cinéma, art
de forme-de-vie dans la règle et des vestiges de règle dans plastique, musique, anthropologie, astrologie sont, de ce
la forme-de-vie, mais la distinction entre les deux entités point de vue, des déclinaisons qui ne pourront jamais être
n’est pas qu’une facilité d’exposition : « Peut-être pour la pre- ordonnées selon une hiérarchie possible, car aucune forme
mière fois, ce qui était en question dans ces mouvements d’existence ne peut revendiquer un privilège sur les autres.
[ceux décrits par Herbert Grundmann dans Religiöse Bewe- La philosophie est l’attitude qui naît de cette intuition : loin
gungen im Mittelalter], ce n’était pas la règle, mais la vie » d’être une discipline définie par un objet, une méthode,
(p. 126) ; « Ce qui restait impensé était précisément l’aspira- une histoire, loin d’être une collection de connaissances ou
tion originelle qui avait conduit les mouvements à revendi- d’œuvres reconnaissables, classables, identifiables, elle est la
quer une vie et non une règle » (p. 127). L’ antinomie règle/ forme que la connaissance acquiert une fois reconnue l’omni-
forme-de-vie est plus qu’une affaire de composition. Elle présence de la pensée et donc sa nature protéiforme, capable
dicte l’intrigue du volume, en constitue le ressort. Sans elle, d’habiter toute chose et toute forme, capable donc de coïnci-
rien ne tient, rien ne va. der avec tout ce qui existe.
L’ œuvre de Giorgio Agamben exprime de la manière la
* plus radicale cette idée. Impossible de réduire ses recherches
à un objet spécifique, à un domaine d’enquête « homogène »
De la très haute pauvreté repose sur une aporie. et univoque : des camps de concentration aux collants Dim,
L’ auteur omet de signaler que la constitution 13 du concile de de la théorie de l’eucharistie au xiiie siècle à Polichinelle, du
Latran IV (1215) enjoignit : « De peur que l’excessive diversité cinéma contemporain aux institutions du droit romain, des
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 67 108 CRITIQUE

réflexions sur la mélancolie de Freud à la peinture moderne, de Furio Jesi 13). Bannie et prisonnière, elle ne peut donc vivre
la philosophie semble bien être partout ; et loin de s’opposer dans les rêves d’une future réalisation, ni ne pourrait briller
à d’autres formes de connaissance – la physique, la littéra- dans les instants saillants de la négation. Cela signifie qu’elle
ture, l’informatique, l’art –, elle coïncide avec les limites du apparaît lors d’une configuration historique précise : quand
connaissable et du nommable. elle est dévoilée par la méthode paradigmatique et découverte
Impossible de reconduire les livres d’Agamben à une en tant que racine mythique du pouvoir en vigueur 14.
unité stylistique : plus que tout autre philosophe contem- C’est seulement quand le pouvoir se révèle vide, nu, et

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porain, il s’est toujours refusé à identifier le discours philo- que rien n’apparaît plus anarchique que l’ordre établi, c’est
sophique avec un registre rhétorique unique – que ce soit seulement à cet instant précis, dans l’opération destituante
l’essai avec notes en bas de page ou le traité scolastique. Plus même, que la vraie anarchie se libère de son faux maître. Elle
que tout autre philosophe contemporain, Agamben a su tirer n’est pas pour demain, mais « ici et maintenant », pour ceux
les conséquences du fait que la philosophie a pratiqué, au qui se trouvent « dans la situation la plus éloignée d’elle 15 ».
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long de son histoire, tous les genres littéraires disponibles, La paradigmologie que nous livre Agamben est en même
du roman au poème, du traité à l’aphorisme, du conte à la temps une anarchéologie et une politique de l’exil. Si nous
formule mathématique. arrivons à exposer le centre vide de la machine, si nous pre-
Impossible, enfin, de distiller une méthode unique nons l’habitude de la désactiver, nous sommes déjà en fuite
(comme on pourrait le faire pour la déconstruction derri- et en contact avec nous-mêmes : « Nous sommes ensemble et
dienne, l’archéologie foucaldienne ou la theory des universi- très proches, mais il n’y a pas entre nous d’articulation ou
tés nord-américaines) : dans son œuvre, la lente et constante de relation qui nous unisse, nous sommes unis l’un à l’autre
recherche philologique dans les archives les plus éloignées sous la forme de notre être seul 16. »
de l’actualité peut s’accompagner de l’intuition aphoristique,
la déconstruction devient un des outils de la métaphysique, Andrea CAVALLETTI
le mos mathematicum ou le ductus syllogistique n’entrent Traduit de l’italien par Antonio Sotgiu.
pas en contradiction avec l’élégance et le discours elliptiques
des arts visuels et plastiques. La philosophie agambénienne
13. De cet auteur, voir notamment La Fête et la machine mytho-
ne reconnaît pas l’existence d’un canon philosophique, car
logique, trad. F. Vallos, Introduction de G. Agamben, Paris, Mix, 2008.
toute forme symbolique peut devenir l’espace de la manifes- 14. « Il n’y a rien de plus anarchique que l’ordre bourgeois. » Agamben
tation de la vérité. cite cette phrase de Benjamin en la mettant en relation avec les mots que
Dans ses livres, la philosophie n’est pas une discipline Pier Paolo Pasolini fait prononcer à l’un des dirigeants fascistes dans son
mais l’affirmation que le savoir humain ne peut connaître film Salò : « La véritable anarchie est celle du pouvoir. » Le sens de ces cita-
aucune discipline, ni morale ni épistémologique. La phi- tions est tellement étranger à la thèse anarcho-capitaliste de Rothbar (un
losophie devient un amour extrêmement intense pour le corollaire de l’inviolabilité de la propriété) qu’Agamben aurait pu la citer
savoir, une passion sauvage, rude et indisciplinée pour toute («Capitalism is the fullest expression of anarchism, and anarchism is the
connaissance, dans toutes ses formes et dans tous ses objets. fullest expression of capitalism ») pour obtenir son détournement définitif.
Elle est la connaissance sous l’empire d’Éros, le plus indis- De plus, la phrase de Benjamin doit être mise en relation avec le célèbre
passage de Über den Begriff der Geschichte, selon lequel « l’“état d’excep-
cipliné et le plus rude parmi les dieux. Et contre la clôture
tion” est devenu la règle », longuement commenté par Agamben dans ses
épistémologique des disciplines, Agamben a inventé une pra- travaux et dans ses communications, même récents, contre les lois spé-
tique duchampienne des concepts qui fait du déplacement ciales et contre l’ignominie des dispositions d’urgence.
des idées d’une discipline à l’autre l’une des formes majeures 15. G. Agamben, Che cos’è la filosofia ?, Macerata, Quodlibet, 2016.
de genèse de la pensée. À travers le ready-made, Duchamp 16. G. Agamben, L’ Usage des corps, trad. J. Gayraud, Paris, Éd.
avait permis à l’œuvre d’art de ne plus se définir à travers du Seuil, 2015, III, 6.
usage et a na rc h i e 107 68 CRITIQUE

à savoir qui destitue toutes les relations et les oppositions un protocole de production ou une généalogie : l’œuvre est
coopérantes. Et si la philosophie, selon le motto de Kojève un état, une possibilité ouverte à tout objet, en fonction de
qu’Agamben aime répéter, est le discours qui « en parlant de sa capacité de dépasser, dans le nom, sa propre nature. L’ art
quelque chose parle aussi du fait qu’il est en train de parler » cesse d’être une simple production matérielle, et devient la
(et qui est affecté ainsi par sa propre modification), est desti- magie de faire exister différemment le monde. De la même
tuante toute la recherche longue et ardue intitulée Homo sacer. façon, dans l’œuvre d’Agamben, la philosophie cesse d’être
Avec la précision du philologue et l’intelligence paradigmatique un ensemble ordonné et reconnaissable de connaissances,

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du théoricien, Agamben, depuis vingt ans, n’a fait que décou- produites à travers des protocoles spécifiques, pour devenir
vrir, sous les plis les plus épais, les relations fondamentales de un état, une possibilité ouverte à tout savoir.
l’ontologie politique. Dans le concept d’« usage habituel », où la Il devient ainsi possible de transformer une institution
vie et la forme, zoè et bios, les êtres et les modes d’être ne se juridique (Homo sacer) en concept philosophique, mais
distinguent plus, l’œuvre intitulée Homo sacer coïncide avec le aussi (en un geste plus radical que celui du ready-made de
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désœuvrement. Duchamp) de revendiquer qu’un concept du passé ou du pré-
Or, au-delà du ban souverain ou du lien entre pouvoir sent n’est pas « philosophique » en tant que tel, mais qu’il le
constituant et pouvoir constitué, quand l’archè ou la racine devient seulement grâce à son Entwicklungsfähigkeit, à sa
mythique de la souveraineté a été dévoilée, on peut finalement capacité d’être pensé à nouveau, déplacé dans un contexte
nommer la « vraie anarchie ». Elle ne consiste pas dans le seul différent. S’il y a du ready-made cognitif, c’est parce que la
refus du commandement, et ce n’est pas non plus un « principe » pensée existe toujours en dehors du champ philosophique :
meilleur que les autres et que tout un chacun, s’il n’était pas la pensée est toujours un hors-champ car elle se nourrit
habituellement et volontairement un serviteur, pourrait adopter. de l’impur et du mélange. À l’inverse, ce qui a été concept
« L’anarchie – écrit Levinas – ne peut pas être souveraine philosophique doit être refait, reconstruit 1 : il n’y a pas de
comme l’archè. Elle ne peut que troubler – mais d’une façon philosophie qui ne soit un remake car si tout concept, tout
radicale – et qui rend possibles des instants de négation sans nom, peut devenir philosophique, aucun ne l’est, ou aucun
aucune affirmation – l’État 12. » Foucault, de son côté, considé- ne l’est d’emblée. En ce sens, la philosophie oblige la raison
rait l’anarchisme fondamental comme une aspiration purement à devenir omnivore et maniériste : non seulement il faut tout
théorique, un paroxysme philosophique de la volonté concrète, penser, sans rien exclure, mais il faut tout penser de toutes
ponctuelle, de ne pas être gouvernés d’une certaine manière, les manières possibles ; il n’y a pas de discipline, la pensée
c’est-à-dire d’un refus relatif et historiquement défini. Il s’agit connaît seulement des manières et toute chose, comme l’être
de positions fort distantes, voire opposées ; mais complémen- selon Aristote, se dit de plusieurs manières.
taires et, au fond, peut-être cohérentes. L’Usage des corps Ainsi, le philosophe n’est plus le noble descendant d’une
répond à tous les deux : si l’anarchie ne peut (Foucault) ou ne généalogie aristocratique et distinguée – celle qui selon cer-
doit pas être affirmée politiquement, cela n’est pas à cause de tains a été inaugurée par Thalès et les présocratiques – ni
son caractère théorique et illusoire, ni en vertu d’un privilège un savant défini par un patrimoine unique et prestigieux de
pré- ou anti-politique (Levinas), mais plutôt parce qu’elle est à concepts, de doctrines, de problèmes : il est au contraire un
la merci du pouvoir qui l’isole et la détient. Tout comme le droit sujet connaissant quelconque, qui ne vient d’aucune disci-
se met en branle en capturant l’anomie à travers l’exception, la pline spécifique (Agamben lui-même a fait, entre autres, des
machine du pouvoir retient l’anarchie à l’intérieur de ses murs,
en tant que « nourriture » rangée et cachée (selon l’expression 1. Ainsi l’usage par Agamben des concepts philosophiques pour-
rait être rapproché du reciprocal ready-made duchampien (consistant
12. E. Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, La à utiliser un tableau de Rembrandt comme table de passage, comme
Haye, Martinus Nijhoff, 1974, p. 128, n. 3. Agamben le mentionne dans L’ Homme sans contenu).
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 69 106 CRITIQUE

études de droit) mais qui a la force et l’amour nécessaires se consume sans étourdissement, en s’éprouvant elle-même
pour s’approprier toute discipline, en fonction du désir et dans la flamme qui l’attire, n’est que sa forme ; et la forme
des urgences de la saison. La philosophie est un savoir – selon l’expression du rhéteur Mario Vittorino si chère à
quelconque, au sens technique qu’Agamben a donné à ce Agamben – se génère en vivant.
concept : un quodlibet cognitif, une connaissance singulière
car « retirée de son appartenance à telle ou telle propriété, *
qui l’identifie comme membre de tel ou tel ensemble 2 » ou de

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telle discipline. Les franciscains avaient refusé la propriété au nom de
Faire du concept un quodlibet cognitif signifie se poser l’usage. Selon eux, l’usage se déterminait de manière néga-
à l’extrême opposé non seulement du projet disciplinaire, tive, dans la renonciation à la propriété. Ici, au contraire, il se
mais aussi de la tentation encyclopédique. Être philosophe, à définit en lui-même, comme « relation à un inappropriable ».
la lettre aimer la connaissance, ne signifiera plus s’efforcer Dans cette formule-limite, la relation elle-même n’apparaît
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de chercher l’universalité du savoir en accumulant toutes les que pour s’évanouir, en offrant son propre vide à la lumière.
connaissances, ou en s’attardant à contempler et observer, Le véritable usage exige par conséquent l’intimité politique et
l’un après l’autre, tous les objets dont se compose le monde. ontologique du contact.
Être philosophe signifie avoir le regard assez éduqué pour Toutes les oppositions (existence/essence ; puissance/
percevoir l’unité de « toute figure, tout système numérique, acte…) bâties par la tradition métaphysique sont ainsi, dans
toute combinaison harmonique et le concert de toutes les l’usage ou dans le contact, remises en doute, et avec elles
révolutions sidérales », pour voir qu’« un lien naturel unique toutes les partitions sur lesquelles, parallèlement, la philo-
relie tous les phénomènes [hen… desmos gar pephukôs pan- sophie politique a déclenché et nourri au long des siècles le
tôn eis anaphanêsetai diannoumenois] ». Être philosophe, dispositif de la souveraineté (vie nue/pouvoir ; oikos/polis ;
surtout, signifie admettre que « sans ces connaissances, violence/ordre ; multitude/peuple).
jamais dans les cités on ne verra personne devenir heureux ; Ainsi, de façon cohérente, la dernière partie du livre – qui
là est la méthode, là l’éducation, là les connaissances 3 ». n’est qu’une récapitulation du dessein global d’Homo sacer –
Cette triple indétermination qu’Agamben impose à la propose une « Théorie de la puissance destituante ». La longue
philosophie (dans l’objet, dans le style, dans la méthode), recherche ouverte sous le nom de la blosses Leben (la vie nue)
correspond à une triple indétermination de la pensée : son se termine sur un autre terme de Walter Benjamin (Entsetzung,
ubiquité, sa capacité de s’incarner dans tout genre de sym- destitution), tiré de l’essai Zur Kritik der Gewalt (qui avait
bole et donc d’habiter tout discours, son caractère intrin- inspiré Agamben aussi pour sa théorie des « purs moyens »).
sèquement maniériste. C’est seulement grâce à une image Selon l’anarchisme théologico-politique de Benjamin, est des-
inédite et originale de la pensée que Giorgio Agamben a pu tituante cette « violence pure » (reine Gewalt) qui – comme la
faire de la philosophie l’espace de légitimation d’une connais- « grève prolétaire » de Sorel – ne conserve pas l’ordre constitué
sance quelconque. Le corps de la pensée n’est plus la raison et n’en pose non plus un nouveau, mais rompt avec les forces
en tant que faculté législatrice, ni simplement l’espace de la mythiques du droit, à savoir, avec tout pouvoir étatique. Selon
communication, ou le mécanisme de la prédication. S’il y a Agamben, dans un esprit similaire, est destituante la praxis
de la pensée dans le monde, c’est grâce aux noms. À l’inverse, qui rend inopérante la structure de l’archè et du ban. Nous
connaissons désormais son nom : qu’est-ce que l’usage comme
2. G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singula- puissance non subordonnée à l’acte, déliée de l’energeia ?
rité quelconque, trad. M. Raiola, Paris, Éd. du Seuil, p. 10. Inopérant et non productif, ni travail, ni paresse, l’usage est
3. Platon, Epinomis, 991e-992a, trad. E. des Places, Paris, Les une constante et habituelle désactivation de la machine onto-
Belles Lettres, 1956. logique ; c’est la puissance qui dévoile, expose et neutralise,
usage et a na rc h i e 105 70 CRITIQUE

plus les modes d’être, il les exige : il se développe en eux, il un nom n’est pas une unité grammaticale ou linguistique :
n’est rien d’autre que ses modifications. c’est une puissance d’indétermination ontologique, mieux,
Dans Qu’est-ce que c’est la philosophie ? (2016), Agamben un vortex cosmique qui empêche tout objet et tout être de
a consacré également un chapitre dense à la théorie de l’exi- coïncider avec lui-même et sa propre essence. Le premier
gence 11; mais les pages de L’Usage des corps atteignent un pic philosophe n’est pas Thalès, mais Adam, l’homme quel-
d’intensité spéculative, en investissant la pensée de Heidegger de conque, celui qui condense en lui-même tous les hommes
manière à l’orienter, comme on l’a dit, vers une ontologie modale. qui ont vécu et qui vivront, et qui, selon la tradition, a intro-

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Dans cette partie du livre – où converge idéalement la cri- duit le nom dans l’univers. Cette forme originale de nomina-
tique, aussi motivée que sommaire, déjà adressée à Husserl lisme transcendantal, selon laquelle « le transcendantal est
et au prétendu caractère originaire du Leib – on assiste à une le langage » et qui assigne au nom la place de l’universel, se
dernière apparition des thèmes heideggériens étudiés dans tient à égale distance de la tradition aristotélicienne et de la
L’Ouvert (et déjà abordés dans la première partie) : l’être-dans- tradition platonicienne, et représente le cœur de la cosmo-
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le-monde, l’homme comme « formateur de monde » et l’étour- logie implicite de l’œuvre d’Agamben. Ce qui est en jeu, c’est
dissement animal « comme pauvreté en monde ». Ainsi que la définition d’une nouvelle forme d’universalité, qui ne serait
l’enseignait L’Ouvert, le Dasein est un être qui a saisi son ani- plus conçue comme un attribut propre à l’objectivité, ni sous
malité, et passer de la pauvreté et de la fermeture animales au la forme de la rationalité.
monde véritable, c’est percevoir la fermeture même : fermeture
que l’animal subit et dont il souffre sans la percevoir. L’homme,
Philosophie des noms
lui, ressemble à la phalène qui en se consumant dans la
flamme qui l’attire s’aperçoit pour la première fois du feu et de En s’appuyant sur l’essor de la linguistique et de l’her-
soi – mais il ignore l’étourdissement et ne sera jamais une pha- méneutique, la philosophie du xxe siècle a fait du langage le
lène. En d’autres termes, l’être-là est l’être exposé à une non- plan d’intelligibilité du réel. Selon cette approche, les lan-
révélation, incapable de maîtriser ce qui l’accompagne (« cette gues du monde ne représentent pas seulement des êtres à
clandestinité de la vie privée… ») et qu’il ne peut s’approprier côté d’autres êtres (les hommes, les montagnes, les animaux,
(« …on ne possède jamais que des documents dérisoires »). les bâtiments) : elles incarnent surtout l’espace dans lequel
Mais un Dasein qui ne dispose ni ne maîtrise est en vérité le monde et tous ses composants se révèlent pour ce qu’ils
un être qui subit ses propres actions : affecté par ses propres sont. Une langue est le miroir dans lequel le monde révèle les
modifications, il n’est rien d’autre qu’usage de soi. Dès lors principes suprêmes de son organisation. Agamben a radica-
l’essentiel n’est plus ce qu’est cet être, mais le mode selon lisé ce mouvement jusqu’à faire de la langue, non seulement
lequel il vit. Il est à chaque fois son comment, ses modes le moyen absolu de toute pensée, mais aussi son objet et, sur-
d’être ; il se déploie dans ses modifications et les exige. tout, son sujet. C’est toujours la langue qui parle et qui pense,
C’est peut-être parce qu’il était dominé par l’héritage aris- et qui se pense elle-même en parlant du monde. La philo-
totélicien et scolastique – observe Agamben – que Heidegger sophie est toujours contemplation de la langue, et le nom
n’a pas développé jusqu’au bout les implications modales est l’organe absolu de cette contemplation. La centralité du
de son ontologie. L’ Usage des corps accomplit cette tâche : langage acquiert donc chez lui une tournure non plus épisté-
le Dasein devient ici synonyme de forme-de-vie. La vie qui mologique ou cognitive, mais métaphysique et cosmologique.
Au lieu de projeter sur le monde les règles de constitution
11. Observons ici l’ascendant benjaminien : Forderung, dans « Die des êtres linguistiques, Agamben a constamment interrogé
Aufgabe des Übersetzer » (1923), en français « La tâche du traducteur », la texture métaphysique du langage lui-même, sa place onto-
Œuvres I, trad. par M. de Gandillac, R. Rochlitz et P. Rusch, Paris, logique à l’intérieur du cosmos. Et plutôt qu’une chose, un
Gallimard, 2004. objet formellement, matériellement et ontologiquement
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 71 104 CRITIQUE

séparé de tout autre objet du monde, le langage est dans monades, un rapport d’adhérence et non pas d’inhérence. Il
l’œuvre d’Agamben le symptôme d’une oscillation cosmique, n’y a pas de compénétration entre sa réalité et celle des êtres
l’évidence de l’impossibilité de réduire tout objet à sa nature. qu’elle unit. Elle ne se propage pas sur eux, mais se maintient
Ce changement de regard présuppose deux déplacements dans une sorte d’intimité extérieure : le vinculum substan-
conceptuels hardis, car opérés à contre-courant des options tiale – écrit Leibniz à Des Bosses – dépend physiquement
linguistique et philosophique de l’après-guerre : la centralité de l’existence des monades, ou mieux, il exige leur existence
du nom contre la fonction prédicative ; la définition du nom (sans laquelle il ne pourrait pas jouer son rôle), tout en res-

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hors de la tradition grammaticale, logique et linguistique 4. tant métaphysiquement indépendant d’elles – « puisqu’il ne
En dépit des apparences, les deux opérations sont intime- leur est pas inhérent comme à un sujet et qu’il peut subsister
ment liées : donner une consistance ontologique aux noms identiquement le même alors que des monades sont rem-
signifie dépasser l’obsession prédicative et catégoriale dans placées par d’autres 9 ». Substance en soi, en même temps
l’étude du langage ; à l’inverse, considérer le langage comme immanente et transcendante par rapport à la substance à
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un espace d’indétermination ontologique oblige à faire des laquelle il confère son existence, le lien (vinculum) devient,
noms des opérateurs ontologiques et non des unités séman- selon les mots de Deleuze, « un étrange lien, un crochet, un
tiques primitives. La question ne sera donc plus : que devient joug, un nœud » qui associe l’âme à un corps du début à la
le langage dans un nom – ou quel est le rôle du nom dans fin des temps ; simultanément, en adhérant sans inhérer, il
la capacité du langage de dire quelque chose à propos de assure l’indépendance du corps et de l’âme, unis dans un
quelque chose – mais plutôt : qu’est-ce qui arrive aux choses rapport complexe et instable. Grâce au vinculum, la pro-
et au monde à cause de l’existence des noms ? En quoi le fait priété de l’âme n’est pas l’un de ses attributs, ni une exten-
qu’il y ait non seulement des choses et des sujets, mais aussi sion inerte : elle est le corps en tant qu’agrégat précaire des
les noms des uns et des autres, est-il susceptible de changer monades changeantes. Si l’âme a ainsi un corps, cet « avoir »
non seulement le fonctionnement du monde mais sa struc- « ne nous introduit pas dans un calme élément qui serait
ture et son existence ? celui du propriétaire et de la propriété bien déterminés, une
En tout premier lieu, la prédication elle-même n’est pas fois pour toutes 10 ».
une simple structure linguistique, mais le moteur caché de Dans L’Usage des corps, le nom de Deleuze reste une pré-
toute l’ontologie occidentale : dans des pages très denses, sence latente. Agamben cite plutôt Fremont, tout en refusant la
Agamben a montré comment la prédication est « le dispositif lecture du lien comme forme de la relation ; il cite aussi Alfred
ontologique qu’Aristote lègue à la philosophie occidentale, la Boehm en suivant de près, comme tout lecteur averti pourra
scission de l’être en essence et existence et l’introduction du le noter, son travail sur les sources scolastiques ; mais au-delà
temps dans l’être 5 ». Il s’agit d’un diagnostic très rigoureux : de Boehm, il se concentre surtout sur le terme « exigence » :
« dire quelque chose de quelque chose » signifie toujours pré- si, comme l’affirmait Leibniz, le vinculum exige les monades,
supposer une fracture dans l’être entre le sujet de la prédi- c’est l’exigence qui devra désormais remplacer la substance en
cation – la substance, la réalité individuelle – et la qualité, tant que concept central de l’ontologie. Et si la possession et
le possesseur restent ici encore vagues et précaires, cela n’est
pas dû au fait qu’un « avoir » toujours changeant a miné et rem-
4. Ce qui projette la philosophie des noms agambénienne bien au-delà
placé la maîtrise du sujet, mais plutôt au fait que la philoso-
du débat qui a été animé au xxe siècle par Frege, Russell, Searle, Kripke et
d’autres. À plusieurs reprises, Agamben présente son nominalisme trans- phie ne regarde plus à la possession, car l’être ne s’approprie
cendantal comme une interprétation de la théorie des idées de Platon. Voir
G. Agamben, Che cos’è la filosofia ?, Macerata, Quodlibet, 2016. 9. Voir à ce sujet A. Boehm, Le « vinculum substantiale » chez
5. G. Agamben, L’ Usage des corps, 1.15, trad. J. Gayraud, Paris, Leibniz. Ses origines historiques, Paris, Vrin, 1938.
Éd. du Seuil, 2015. 10. G. Deleuze, Le Pli. Leibniz et le baroque, Paris, Minuit, 1988.
usage et a na rc h i e 103 72 CRITIQUE

« représentation » signifie « simple relation » : le contact est donc l’attribut, la propriété. Pour reprendre les termes du traité
l’absence de relation et, en même temps, de représentation. qui a le plus profondément marqué l’aristotélisme médié-
Atteindre et décrire ce double vide, être dans l’usage, ou val, dire d’une chose qu’elle est bonne signifie nier qu’elle est
dans le contact de zoè et bios, seul auprès d’un seul, signi- le bien. La prédication est ainsi à l’origine de l’articulation
fie franchir un seuil ontologico-politique. Dans la forme-de- ontologique entre l’existence singulière du sujet et l’universa-
vie anarchique, politique non représentative et ontologie de la lité des attributs, donc de la fracture entre « être » et « dire ».
non-relation deviennent indiscernables. Contre la tradition qui fait du langage l’espace de la prédi-

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cation, Agamben montre que c’est grâce aux noms que tout
* langage est possible, avant toute forme de prédication, avant
toute sentence. Le nom est la source primitive et originaire
C’est pourquoi la deuxième partie de L’Usage des corps du logos : ce sont donc les noms qui font exister la pensée
prend une direction spéculative que Heidegger lui-même n’a pu (et non seulement l’argumentation ou le syllogisme), et c’est
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suivre, tout en l’ayant entrevue : Agamben entreprend d’abord grâce aux noms et dans les noms que l’homme vit comme
une précise archéologie du « dispositif aristotélicien », à la fois zoon logon echon, comme vie dans le logos. La raison est
ontologique et linguistique, qui à tout moment isole le sujet l’espace des noms, et c’est donc grâce aux noms et dans les
en scindant essence et existence, pour entrer ensuite dans le noms que la philosophie peut avoir lieu.
domaine presque inexploré de l’« ontologie modale ». S’il est La priorité du nom sur la prédication et l’argumentation
arrivé au moins une fois à la pensée moderne de franchir les n’est pas d’ordre purement linguistique : ce n’est pas une
frontières de ce territoire, c’est dans la correspondance entre question pragmatique ni sémantique. Certes, pour qu’il y ait
Leibniz et Des Bosses, à propos du concept de vinculum subs- quelque chose comme la prédication ou l’argumentation, il
tantiale. Leibniz attribuait à ce concept – que Blondel jugera doit y avoir un nom (primat pragmatique) et, inversement, en
« inattendu et énigmatique » – la capacité d’unir la multitude des argumentant et en prédiquant, nous continuons à nommer
monades dans une substance unique. Or, malgré l’intérêt sus- « quelque chose » – un Sachverhalt, un esse objectivum, un
cité chez Maine de Biran, l’intuition de Leibniz a été longtemps état de choses réellement existant ou pas. Mais le primat est
incomprise et reléguée dans une zone d’ombre, le vinculum d’ordre ontologique, dans un sens plus profond que toute
étant réduit – dans les pages d’autorités philosophiques telles hiérarchie interne au fonctionnement du langage.
que Zimmermann, Ritter, Zeller et Windelband – à une sorte L’ intuition d’Agamben a été la nature présémantique de
de sophisme ou de concession diplomatique au dogme catho- tout nom : un nom n’est pas un outil de signification, mais un
lique de la transsubstantiation. Cette lecture perdurera jusqu’à mode d’être de la chose nommée. « Le nom est […] un attri-
la Critical Exposition of the Philosophy of Leibniz de Bertrand but ontologique de la chose et non une marque extérieure. »
Russell (1900) ; c’est en 1930 seulement que Blondel redécou- Le nom, c’est l’« être-dit », qui « ne doit pas du tout être conçu
vrira le concept, dans une perspective anti-kantienne. Suivront comme un être dans l’esprit, dépendant de la relation cogni-
des travaux d’historiens, tels Alfred Boehm et plus récemment tive d’un sujet : il est plutôt la qualité ou le caractère que l’être
Christiane Fremont. Enfin, c’est la reprise du concept opérée reçoit en tant qu’il est dit, en tant qu’il a toujours déjà reçu
par Deleuze (Le Pli) qui, comme on le sait, confiera au vincu- un nom 6 ». La question est donc : quel statut et quelle consis-
lum un rôle-clé dans le passage d’une ontologie classique à une tance acquiert une chose à cause de cet attribut ontologique ?
« philosophie de l’avoir », inspirée aussi par Tarde. Que devient toute chose dans son nom ? Poser cette question
À partir d’une lecture de la correspondance entre Leibniz signifie tout d’abord nier la réalité purement logique ou lin-
et Des Bosses effectuée à la lumière de la théorie d’inspiration guistique du nom pour en faire un espace métaphysique,
aristotélicienne de Murcia de la Llana, Boehm avait souligné
que le vinculum entretient un rapport particulier avec les 6. Ibid.
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 73 102 CRITIQUE

dans lequel toute chose entre en relation avec son être. Le à Foucault, il préfère les Ennéades et offre une lecture ori-
nom est l’espace de l’affaiblissement de l’être, le lieu ou tout ginale de la célèbre formule phygè monou pros monon, par
être devient ens debilissimum : « L’ ens debilissimum est laquelle Plotin définit la vie des dieux et la béatitude du philo-
l’être-dit, est le nom ». C’est pour cela que « si nous tentons sophe : en se libérant des choses d’ici-bas, le philosophe fuit
de saisir l’être-dit, celui-ci nous file entre les doigts. » Dans seul vers lui seul. Telle est du moins une des traductions tra-
les noms les choses acquièrent un autre visage. À l’inverse, si ditionnelles. Toutefois, observe Agamben (en développant une
une chose ne coïncide avec son être, c’est « seulement parce intuition contenue dans son essai Politique de l’exil, 1998),

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que l’être a été nommé 7 ». La relation ontologique fondamen- le grec phygè n’indique pas une évasion ou une fuite hors
tale est « entre l’être et son être nommé », entre une chose et du monde ; il s’agit plutôt d’un terme technique du vocabu-
sa « dicibilité », qui est « un attribut ni mental ni linguistique, laire juridico-politique, qui indique l’exclusion et l’exil : phy-
mais ontologique ». gas signifie « exilé ». La formule de Plotin réélabore le topos
Dans son nom, une chose n’acquiert pas une détermina- – platonicien, aristotélicien, sophocléen… – de la philosophie
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tion supplémentaire : il n’y pas un autre être-tel qui s’ajoute à comme fuite du monde, en transformant radicalement le ban,
la collection de propriétés et des qualités qui le caractérisent. en lui donnant le sens positif d’une heureuse intimité : « L’exil
Au contraire, dans son nom, toute chose semblerait faire d’un seul auprès d’un seul. » La vie, ou mieux, la forme-de-vie
l’expérience d’une indétermination radicale. Être appelé, être philosophique, est en exil, séparée de la polis, sans lui -être
dit, ne signifie pas recevoir une identité ontologique ou une pour autant liée par une contrainte d’exclusion ; au contraire,
appartenance à un genre spécifique, mais transformer son elle s’étreint elle-même, en tant qu’exilée elle devient insépa-
identité en quelque chose de partageable. rable d’elle-même. « “Seul auprès d’un seul” (“seul à seul”)
Le nom n’est pas « une autre chose » par rapport à la – souligne Agamben – ne peut vouloir dire qu’une chose : être
chose dont il est l’exemple : il est la chose même, en tant ensemble au-delà de toute relation. La forme-de-vie est ce ban
qu’elle exige d’être dite et pensée. Un nom est l’exigence qui n’a plus la forme d’un lien, d’une exclusion-inclusion de la
d’une chose de pouvoir être connue. Et si « ce n’est pas le vie nue, mais celle d’une intimité sans relation. »
possible qui exige d’exister, mais c’est, plutôt, le réel qui exige La confrontation avec Foucault est désormais terminée :
sa propre possibilité », dans son nom toute chose exprime le souci de soi laisse la place à une forme-de-vie qui n’a plus
non pas son identité, mais elle-même en tant que possibi- « besoin de passer par le rapport à quelqu’un d’autre qui est le
lité, et possibilité d’être pensée : pensaturientia. À l’inverse, maître ». Et à présent, « l’exil de la politique cède la place à une
l’être-dit du monde est anonyme, sans nom : il n’y a aucune politique de l’exil » : la puissance de la souveraineté n’est plus
essence antérieure à la « dicibilité » de toute chose. Et la pen- seulement comprise, mais remise en question, tandis que zoè
sée n’existe pas avant les différentes manière spécifiques de et bios entrent en contact et « se contractent l’une sur l’autre ».
la parole, elle est immédiatement disséminée dans les formes Un concept nouveau peut alors apparaître et remplacer
infinies de la parole. La raison n’est que le laboratoire dans la première définition de l’« usage » (« l’affect que l’on reçoit
lequel toute chose réinvente sa façon d’exister et d’être pen- en tant qu’on est en relation avec un ou plusieurs corps ») :
sée, elle est – grâce au langage et aux noms – la grande coutu- là où la force de la souveraineté s’affaiblit, où il n’y a plus de
rière du monde, l’espace qui permet à toute chose de différer relation et où il n’y a plus d’archè (ni origine, ni commande-
d’elle-même. C’est parce que les choses ont un nom – et que ment), se manifeste finalement le contact. Le terme provient
donc elle sont dites – que l’être coïncide avec ses manières : de Giorgio Colli (La ragione errabonda, 1982) ; Agamben le
« L’ ontologie modale a lieu dans le fait primordial qu’Aristote récupère dans sa signification littérale, vidé de tout trait phé-
se borne à présupposer sans le thématiser – que l’être se noménologique, exempt des réflexes philosophiques que pou-
vait susciter le tactilisme de Riegl. Le « contact » est « un vide de
7. Ibid. représentation ». Toutefois, le lecteur attentif de Colli sait que
usage et a na rc h i e 101 74 CRITIQUE

correspondent donc les articulations toujours plus subtiles de dit toujours déjà : to on legetai. » Au lieu de penser la chose
ce premier geste qui marquait à la fois la proximité et la dis- matérielle comme une individuation concrète d’une essence
tance avec Foucault, en situant dans l’Antiquité le paradigme universelle, il faut reconnaître que le fait de porter un nom,
de la biopolitique moderne – et en reconnaissant ainsi que, là son « être dans le langage », définit l’être de la chose comme
où une relation perdure, ce modèle reste caché et actif. manière. Si le nom est le transcendantal, c’est parce que
C’était justement à partir de ce geste qu’Agamben devait toute chose se dit en plusieurs manières.
faire suivre, selon un développement rigoureux et nécessaire,

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la critique du concept de « souci de soi ». La théorie du ban
Un monde quelconque
contient en résumé la critique du souci ; la critique de la
relation est la prémisse négative de la théorie de l’usage. Les On est habitué à considérer le moment où « le langage
thématiques constitutives d’Homo sacer I se déploient ainsi est apparu chez l’être vivant » comme l’instant de l’anthro-
dans Homo sacer IV, 2 ; et l’on peut dire, réciproquement, que pogénèse : c’est seulement lorsque le vivant « a mis en jeu
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l’interprétation par Agamben du concept de biopolitique, ren- dans le langage sa vie naturelle même » que l’homme est né.
contrant nécessairement la question du souci de soi, éclaire Et pourtant, on aurait tort de se limiter au simple point de
indirectement la cohérence du parcours de Foucault. Quelque vue de l’histoire humaine. Certes, le nom a produit « la frac-
chose comme un usage ne pouvait en effet apparaître à Foucault ture entre vie et langue, entre l’être vivant et l’être parlant »,
sinon, encore une fois, sous le signe de la relation ou des rap- mais il est aussi le lieu de « la réarticulation historique, tout
ports de pouvoir : c’est la chresis aphrodisiôn, l’usage des plai- aussi continuellement renouvelée, de ce qui avait été ainsi
sirs qui, en tant que stratégie ou « ajustement varié » (selon le divisé 8 ». Et surtout, en tant qu’« attribut ontologique de la
besoin, la circonstance, la position personelle), individualise chose » – de toute chose possible, existante ou non existante –
l’action du sujet ; c’est également l’« utilisation d’un rapport tout nom est plutôt une formation cosmique : ce n’est pas
stratégique comme source de plaisir » qui, dans le cadre du l’expression d’une histoire humaine trop humaine, mais la
S/M, peut opérer le « transfert » des stratégies de pouvoir et réalité imperceptible d’un processus cosmique, dont le sujet
l’implication du corps dans une série inédite de relations. est le monde en tant que tel. C’est uniquement pour cela que
Si chez Agamben le corps est au contraire « toujours l’émergence du nom ne peut pas être décrite comme un phé-
déjà pris dans un dispositif, s’il est toujours déjà corps bio- nomène linguistique ou mental : elle est la respiration propre
politique et vie nue », c’est à cause du fait que le ban préside au monde, le souffle perpétuel du cosmos. Nommer n’est pas
à la relation. C’est là où il y a relation, et plus précisément simplement signifier, se référer à quelque chose qui est au-
là où elle est irréductible, que peut apparaître un sujet actif delà du nom, mais ouvrir à la chose – à toute chose – une vie
en position de transcendance ; c’est là qu’est le danger et que supplémentaire, dans laquelle ses rapports aux autres et aux
peut se déclencher une régression à l’infini. Le thème du souci mondes prennent une forme différente.
de soi débouche alors sur le thème du gouvernement de soi et À la différence de ce qui se passe dans la prédication, non
des autres, et la chresis peut donner naissance, comme chez seulement le nom est antérieur à toute distinction entre sujet
Platon, au commandement (archè) de l’âme sur le corps. et prédicat, mais aussi il précède la distinction entre mots,
choses et concepts. Un nom ne signifie ni le sujet individuel
* indicible ni ses prédicats universels, mais il témoigne de l’im-
possibilité de leur distinction. Dire « chien » signifie nier toute
Grâce à une soigneuse opération de montage et de subs- distinction entre la qualité (l’être-chien) et le sujet individuel
titution, Agamben peut donc éviter le grand thème foucaldien qui la soutient ; nier toute distinction entre les différentes
du magistère. Montage : il greffe le thème de l’usage sur celui
du souci de soi. Substitution : à l’Alcibiade platonicien, cher 8. G. Agamben, L’ Usage des corps, 2.3, op. cit.
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 75 100 CRITIQUE

qualités (avoir un pelage de telle ou telle couleur, aboyer, être du biopolitique et, tout en réussissant à éviter l’anachronisme,
un animal, être capable de bouger) ; affirmer que toute dis- redécouvrir « l’arcanum imperii qui en constituait le fon-
tinction des sujets doit se faire à travers les qualités. Si la pré- dement ». Il s’agit, on le sait, de la « prestation fondamentale
dication présuppose et produit la division ontologique entre du bio-pouvoir », c’est-à-dire de la « production de la vie nue
être et essence, identité et existence, substance et qualité, comme élément politique originaire ». De plus, on sait que cette
dans le nom toute chose semble se définir dans l’indifférence production de l’archè se produit par la séparation, l’exclusion
entre eccéité et universalité, être-tel abstrait et existence dans et la capture (en deux mots : la mise au ban) de la vie nue, et,

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l’ici et maintenant : c’est en effet seulement grâce à l’article surtout, on sait qu’Homo sacer, I reconnaissait dans le ban sou-
qu’on réintroduit cette tension. Mais le nom est aussi l’espace verain la « forme pure du rapport ». En réinterprétant ensuite le
de l’indifférence entre unité et multiplicité des prédicats : un concept de déliaison d’Alain Badiou, Agamben expliquait qu’à
nom condense dans un seul concept la totalité des propriétés l’origine du pouvoir étatique, il n’y a pas une relation, un pacte
d’un être, en détruisant toute hiérarchie entre substance et ou un contrat dont la dissolution serait interdite par la suite : ce
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accident, être tel et être ceci : dans le nom « rose », les attri- sont au contraire l’exclusion, le ban et l’interdit qui produisent
buts d’être rouge et vert, être une fleur, être une image ou et maintiennent les sujets en relation avec le pouvoir.
être une chose semblent se confondre l’un dans l’autre, sans La structure même du ban considéré en tant que présup-
qu’il y ait une priorité. Ainsi dans les noms propres, histoire posé de l’origine et de l’« exclusion inclusive » sert à décrire,
et ontologie ne se laissent plus distinguer : « Matteo » sera à la dans les volumes ultérieurs de HS, le fonctionnement et les
fois un homme, mais aussi notre frère, la personne qui nous diverses déclinaisons de la machine biopolitique – en tant
a laissés, l’expression qui marquait son visage à tel inou- que machine proprement juridico-politique (dans État d’ex-
bliable moment, la paire de lunettes qu’il portait, sans qu’on ception), économico-gouvernementale (dans Le Règne et la
puisse véritablement distinguer des prédicats immanents à Gloire), anthropologique (dans L’Ouvert), ou comme machine
son essence et les événements qui en ont marqué le destin. anthropogénético-linguistique (dans L’Usage des corps) par
Le nom est antérieur à la distinction entre prédicat analy- laquelle « le langage, en advenant, exclut et sépare de soi le
tique et prédicat synthétique : comme dans la monade leib- non linguistique et, dans le même geste, l’inclut et le capture
nizienne, dans son nom propre une chose semble pouvoir comme ce avec quoi il est toujours déjà en relation ». Les énon-
coïncider tendanciellement avec les limites de son monde. cés et les configurations historiques changent, mais « un même
Le nom est nom de n’importe quel attribut et de n’importe mécanisme est à l’œuvre dans toutes ces figures : l’archè se
quel événement de la chose nommée, sans ordre, sans hié- constitue en scindant l’expérience factice et en repoussant à
rarchie, sans distinction : tout y est suspendu comme dans l’origine – c’est-à-dire en excluant – une de ses moitiés pour
l’atmosphère. Dans l’espace du nom, la substance se mélange ensuite la ré-articuler à l’autre, en l’incluant comme fonde-
donc à toutes ses propriétés, tout attribut se mélange à tout ment. Ainsi la cité se fonde sur la scission de la vie en vie nue
autre attribut, et l’individu devient inséparable du monde et en vie politiquement qualifiée, l’humain se définit par l’ex-
et donc de toute autre chose. Dans la langue, le nom est ce clusion-inclusion de l’animal, la loi par l’exceptio de l’anomie,
qu’est l’atmosphère dans la nature, et l’espace des noms est le gouvernement par l’exclusion du désœuvrement et sa cap-
un espace de non-séparation ou d’intériorité absolue : tout ture sous la forme de la Gloire 8 ». Aux différents agencements
est dans le nom et en lui ; l’on pourrait dire avec Anaxagore, de la machine et aux analyses paradigmatiques qu’ils suscitent
« pan en panti », « tout est en tout ». À l’inverse, pour qu’il y
ait un nom, tout doit pouvoir participer de tout et se mélan- 8. La locution « le même mécanisme » ne réfère pas à l’origine ultime
ger avec l’autre. À cause du nom, et dans son nom, toute et commune des phénomènes ; elle correspond plutôt à la formule de
chose existe et doit exister comme atmosphère : en niant l’analyse paradigmatique, qui est une archéologie. Il n’y a pas d’arché dans
toute hiérarchie entre la propriété, en mettant en cause la la mesure où « tout phénomène est origine, toute image est archaïque ».
usage et a na rc h i e 99 76 CRITIQUE

maître – encore une fois – on n’entre pas en rapport avec soi, différence entre substance et accident, en effaçant toute dis-
on n’est pas « sujet ». tance entre histoire et structure. Si la prédication était une
Prenons maintenant en considération l’autre formule de structure de la séparation, la nomination sera une structure
l’immanence citée dans L’ Usage des corps : « Le moi auquel du mélange absolu. Le mélange, à son tour, est l’absolutisa-
on est en rapport – écrit Foucault dans une note de l’un de ses tion de la logique de l’être quelconque : car un nom exprime
cours – n’est rien d’autre que le rapport lui-même […] c’est en l’être tel de toute chose sans le renvoyer à une classe ou à
somme l’immanence, ou mieux l’adéquation ontologique du une appartenance. C’est comme si un nom propre incluait

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soi au rapport. » Ce n’est pas sans raison qu’Agamben consi- en lui-même (mais non pas selon un rapport sémantique) la
dère cette formule comme « énigmatique ». Malgré cela, elle totalité du monde, la totalité des attributs et des noms selon
peut se clarifier si on la regarde du point de vue du magis- différents degrés d’intensité. Le nom devient chez Agamben,
tère : le moi avec lequel le maître est en rapport n’est pas, exactement comme chez Proust, « une ambiance réelle dans
comme on l’a vu, un moi pré-existant, mais seulement le rap- laquelle » il est possible de « plonger 9 ».
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port à soi établi par le magistère. Si la fuite vers l’infini ne La philosophie des noms d’Agamben n’est pas une
se produit pas, si rien ne peut retomber sous le regard ou variante philosophique de la linguistique, mais une nouvelle
dans la possession d’un ego, c’est parce que l’immanence cosmologie. Observé à partir de l’existence des noms et en
définit le même exercice sur soi accompli par le savant. « Je eux, l’univers semble se donner à voir différemment de ce
pense – peut-on lire dans une autre note de 1981 – qu’il y a que la physique ou la cosmologie nous font croire, et c’est
[…] la possibilité de faire une histoire de ce que nous avons une nouvelle géométrie qui se profile. Le cosmos ne repré-
fait et qui soit en même temps une analyse de ce que nous sente plus une sphère, un plan, ou un horizon qui inclut en
sommes ». Or « ce que nous avons fait » n’est rien d’autre que soi tous les êtres : il n’est pas la totalité des choses (ta panta),
l’antiquité gréco-romaine, et plus précisément le long travail ni une unité qui transcenderait ses éléments (l’Un ou le Dieu),
herméneutique qu’elle a accompli ; et de même que ce travail ni le fondement ou la racine (ground ou Grund). Le monde
est un rapport à soi, de même nous sommes en rapport (his- est le lieu des noms, de leur vie. Dans cet espace purement
torique, bien évidemment) avec un rapport, avec un travail analogique, où tout est exemplaire, chaque être-tel coïncide
de soi sur soi. L’ histoire du soi grec ou romain, l’histoire du avec un être quelconque. Le nom est l’être quelconque de
sujet ou du rapport à soi des Grecs ou des Romains, est en toute chose : le laboratoire de la fusion de la substance et
même temps l’analyse de notre existence. En raison même de l’attribut, des différentes propriétés entre elles, de l’his-
de la distance historique qui nous en sépare, la longue et toire et de la nature, du monde et de l’individu. Cette fusion
ancienne entreprise gréco-romaine, cette difficile adéquation n’est pas un processus purement logique : elle est de nature
de soi au rapport, dit le rapport avec le soi que nous sommes. physique. Dans le nom, toute chose devient un monde, et le
Pas d’ego transcendant, pas de régression à l’infini : la struc- monde n’est plus l’horizon ultime inatteignable qui se donne
ture de la subjectivité se révèle généalogique et stratifiée. seulement à la fin du temps et à l’extrémité de l’espace, mais
il coïncide intensément avec n’importe lequel de ses objets.
* Et c’est seulement grâce aux noms et dans les noms que les
choses sortent de leur isolement et rencontrent le monde.
Si donc Foucault – selon la remarque d’Agamben – laisse Avoir affaire aux noms ne signifie plus se trouver dans un
l’usage dans l’ombre, Agamben, de son côté, semble occulter le
rapport avec le maître. En effet, sa lecture de L’Herméneutique 9. M. Proust, Du côté de chez Swann, Paris, Gallimard, 1929,
du sujet ne tient pas compte du cours du 27 janvier. Cet écart t. II, p. 236 : « ... Ne pensant pas aux noms comme à un idéal inac-
par rapport à Foucault et au souci de soi correspond au propos cessible, mais comme à une ambiance réelle dans laquelle j’irais me
essentiel d’Homo sacer, I : dépasser la notion dix-septiémiste plonger […]».
quODLI BET. lo gique et Ph ysique ... 77 98 CRITIQUE

espace infini qui contient toute autre chose, mais pouvoir a pas de souci sans la présence d’un maître. » Cela signifie, évi-
faire l’expérience du monde à partir de n’importe quel objet demment, que le soi n’est pas pré-existant. Il n’y a pas un sujet
ou quel évènement. Le nom est le logos de l’être quelconque. au départ qui entrerait après en rapport avec soi ou avec un
Tout nom fait monde, et le monde existe seulement dans le autre. Au contraire, il n’y a de sujet que dans le rapport, dans
nom et en tant que nom : il en est l’atmosphère. La philo- le souci de soi. De manière plus précise : il n’y a de sujet que
sophie, donc, ne sera rien d’autre que le soin des noms, leur dans le magistère de l’autre. Pour la même raison, il n’y a pas
jeu, leur théorie infinie. de maître préexistant comme sujet et qui, à un moment donné,

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se soucierait d’un autre. Il n’y a de subjectivité du maître que
Emanuele COCCIA dans le souci et l’apprentissage de l’autre ; il n’y a pas de sub-
jectivité individuelle, centrée sur l’ego. C’est seulement en ce
sens qu’il est possible de comprendre dans toute sa nouveauté
et sa cohérence l’entreprise foucaldienne visant à « affranchir
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l’histoire de la pensée de sa sujétion transcendantale » (ou de
toute forme de « narcissisme transcendantal », selon une autre
formule qui rappelle de loin la terminologie de Levinas) ; c’est
seulement en ce sens que l’on comprend pourquoi Foucault a
défini sa « généalogie du sujet » comme une tentative « de subs-
tituer au principe de la transcendance de l’ego la recherche
des formes d’immanence du sujet 7 ».
Qu’est-ce que cette immanence ? La tradition ancienne
du souci de soi l’explique : c’est le travail « long et pénible » de
soi sur soi, qui ne « tend pas à scinder le sujet mais à le nouer
à lui-même, mais à rien d’autre, mais à personne d’autre qu’à
lui-même dans une forme où s’affirment l’inconditionnalité et
l’auto-finalité du rapport de soi à soi ». Selon un paradoxe qui
n’est qu’apparent, c’est bien ce rapport autonome et exclusif
qui ne se donne que comme relation avec le maître : sans

7. Comme on le sait, La Transcendance de l’Ego (1936) est le


titre du célèbre essai de Sartre, très apprécié par Deleuze, qui conteste
la notion d’Ego transcendantal au profit d’une conscience impersonnelle
parfaitement transparente, c’est-à-dire libre de la fuite vers l’infini de la
réflexion. Sartre pouvait faire valoir contre Husserl un concept husserlien :
la conscience immédiate de soi, qui résolvait le problème de la regressio,
déjà posé par Brentano, au moins jusqu’à sa résurgence sur le plan de l’ha-
bitus. Loin de considérer le moi comme substrat des propriétés stables,
la stratégie d’Agamben libère la thématique des hexeis des notions de
conscience et d’intentionnalité. Pour ce qui concerne la remarque adressée
à Foucault, il faut toutefois reconnaître que – « même s’il ne s’agissait pas,
pour celui-ci, de marcher sur les traces de Sartre » – déjà le seul recours
au couple d’opposants « transcendance de l’ego »/« immanence du sujet »
indique la libération du « souci de soi » de l’obstacle de la regressio.
usage et a na rc h i e 97

* Lʹêtre irréparable
Pour comprendre cette nouveauté, il faut se tourner à nou-
veau vers Foucault ; ou mieux, il faut examiner avec plus d’at-
tention la critique qu’Agamben dirige, dans la première partie
de L’ Usage des corps, contre l’interprétation foucaldienne de « Le philosophe a pour principal
l’Alcibiade. Revenons-en donc au cours au Collège de France mérite de révéler et de rendre mani-

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du 13 janvier 1982. En se servant de la notion de chresthai/ feste l’existence. Mais l’explication
chresis pour identifier l’heauton, Platon – affirme Foucault – est un moyen, une voie vers le but,
n’a pas découvert l’âme-substance, mais l’âme-sujet. Aux yeux jamais une fin dernière. Sa fin der-
de l’historien, cette présence du sujet à l’époque classique nière est ce qui ne peut être expliqué :
l’insoluble, l’immédiat, le simple. »
apparaîtra incongrue, ou signalera à sa façon le paradoxe et
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la difficulté du dernier Foucault 6. Selon Agamben, elle cache Friedrich Hölderlin
une difficulté théorétique : « Le risque est que le sujet actif du
souci se configure à son tour en une position transcendante Lo lejano es lo íntimo.
comme sujet par rapport à un objet ou que, de toute façon,
la subjectivité éthique reste prise dans une regressio ad infi- I
nitum (celui qui prend soin du sujet de l’usage exigera à son
tour un autre sujet qui prenne soin de lui, etc.). » Tout lecteur d’un texte philosophique doit se confronter
L’objection est drastique. Elle réduit l’heauton comme à un paradoxe. Le trésor précieux que nous cherchons ne
sujet du souci de soi au rêve tardif d’une doxa ignorant l’aver- réside pas dans les mots avec lesquels est exprimée la vérité,
tissement aristotélicien. Est-ce que cette objection est vrai- car sa nature n’est pas purement verbale (en d’autres termes,
ment valable, notamment à partir de ce denier argument ? Il la vérité ne coïncide pas avec l’énonciation de quelques pro-
y a de bonnes raisons de la partager, et peut-être d’ajouter positions vraies) ; pourtant, ce que nous désirons ne réside
que « l’usage alternatif des mots sujet et objet pour dire le soi- pas non plus hors des mots. Comme si le langage n’était
même donne la clé de la compréhension foucaldienne du pas- pour l’objet de notre quête qu’une demeure accidentelle et
sage » de l’Alcibiade (Alain de Libera). D’ailleurs, il ne nous provisoire. Tant que nous nous obstinons à chercher la vérité
paraît pas inutile d’observer que le « souci de soi », dans les dans les mots, telle la belle jeune fille endormie dans son
termes précis de Foucault, possède exactement ce caractère château, nous ne trouvons que des flatus vocis, aussi vides
spécifique : il ne peut être le souci d’un sujet qui a besoin d’un qu’une chambre d’échos ; mais si, comme le veut la légende,
autre sujet (qui se soucie de lui), et ainsi de suite. Pourquoi au moment de désespérer nous prononçons soudain le nom
cela n’est pas le cas ? Parce que, comme on le lit dans son de la jouvencelle, alors le château se libère de l’enchantement
cours du 13 janvier ou dans celui du 27 janvier 1982, c’est le et la jeune fille se dresse à notre appel, pour notre plus grand
souci même qui est déjà, en soi, le rapport avec l’autre : « Il n’y bonheur. De même, la vérité inhérente au discours philo-
sophique n’est pas simplement décrite et énoncée dans les
mots, mais nommée en eux ; elle leur appartient de la manière
licien, avait au contraire reconnu, au cœur même de l’appropriation et de
l’habitus, la nécessité d’un paradoxal « passage au point de vue intersub- la plus intime et la plus nécessaire. Le nom ne dénote pas
jectif », à savoir, dans la dimension de l’inappropriable. une qualité de la chose que nous disons, ni ne décrit tel ou
6. Voir notamment A. de Libera, L’ Invention du sujet moderne. tel attribut d’une personne, mais le préserve tout entier, libre
Cours au Collège de France, 2013-2014, Paris, Vrin, 2015 ; voir aussi de toute détermination ; de même, le discours philosophique
id., Archéologie du sujet. I. Naissance du sujet, Paris, Vrin, 2007. rend sa langue inséparable de ce qu’il nomme et parvient à
l'êt r e i r r éPa r a bl e 79 96 CRITIQUE

conserver là son objet, intégralement exposé dans les mots. outre le couple puissance/acte, la figure de l’« usage habituel ».
Non pour l’y emprisonner, mais pour l’appeler et le libérer Déjà modèle (dans La communauté qui vient) d’une faculté
définitivement. de « ne pas ne pas jouer », c’est-à-dire d’une puissance adres-
La pensée d’un philosophe ne doit donc pas être éva- sée à l’impuissance même, la « maîtrise » artistique du pia-
luée d’après les concepts particuliers et les doctrines qu’il niste Glenn Gould en constitue l’exemple privilégié : Gould
présente, ni d’après l’adhésion ou le désaccord qu’elle sus- « n’est pas le titulaire ou le maître de la puissance de jouer,
cite à l’époque où il lui est donné de vivre, mais surtout qu’il peut mettre ou ne pas mettre en œuvre, mais se consti-

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d’après l’opération poétique plus originelle que le philosophe tue en tant qu’ayant l’usage du piano indépendamment de
sait mener avec la langue dont il se sert. Aussi, pour bien son jeu ou de son non-jeu en acte ». Ainsi, la théorie de l’usage
comprendre la pensée de Giorgio Agamben, ne faut-il pas habituel accomplit le dessin théorétique d’Homo sacer : elle
se référer seulement aux nombreuses et importantes idées ratifie la coïncidence entre désœuvrement et forme-de-vie.
qui constellent son œuvre si abondante, et qui ont marqué Un trait décidé relie aussi ce dernier livre au Règne et la
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de manière décisive la pensée de sa génération (de l’idée de Gloire : c’est ici, encore dans le sillage de Spinoza et de sa vie
« désœuvrement » à l’idée d’« enfance », de la « vie nue » à la contemplative, mais aussi dans celui de l’existence imperson-
« voix », du concept d’« usage » à l’« état d’exception », etc.) ; nelle de Maine de Biran et de la « zone de non-connaissance »
il faut voir comment, en formulant ces idées, il est parvenu de Furio Jesi, qu’Agamben accepte le défi de la construction du
chaque fois à appeler et à libérer quelque chose. Ce geste sujet en tant que maître des hexeis. Parmi ses outils concep-
fondamental face à la langue et aux images, reconnaissable tuels, il ajoute maintenant l’« avertissement » du Livre Δ de la
dans chacun de ses livres (on pourrait même dire à chaque Métaphysique : « Il est donc manifeste qu’on ne peut posséder
ligne), n’est pas seulement un trait essentiel de la pensée cette possession [l’habitus], car on ira à l’infini s’il est possible
d’Agamben ; il définit son déroulement et son allure, comme de posséder la possession de ce qui est possédé » (1022b 7-10).
s’il y avait ici une parfaite coïncidence entre le contenu et la Au cours de sa confrontation avec Husserl, Heidegger
démarche de la pensée. Agamben fait partie des rares philo- affirmait que ce dont le souci se soucie – la décision authen-
sophes qui ont réussi à engendrer une langue capable de réa- tique – « n’est pas un habitus vide 4 ». Presque un siècle après
liser entièrement leur intention philosophique, en nommant Ideen II et Être et Temps, la hexis revient aujourd’hui au
les choses de telle sorte que le moment poétique et le moment centre de la scène philosophique, en jouant, à la place du
cognitif du langage deviennent indiscernables. « souci » et à côté de la chresis, un rôle tout à fait inédit 5.
Pour comprendre correctement la pensée d’Agamben,
il faut d’abord se tourner vers les pages où il traite le plus 4. Id., Être et temps [1927], trad. F. Vezin, Paris, Gallimard,
explicitement du problème fondamental de l’ontologie occi- coll. « Bibliothèque de philosophie », 1986, § 60.
dentale : le rapport entre essence et existence. Non parce 5. Le geste théorique d’Agamben est bien fondé étant donné qu’il
que la « philosophie première » aurait nécessairement une résout une difficulté réapparue de manière éclatante dans la définition
priorité thématique ou une dignité supérieure, mais parce phénoménologique de l’ego concret. Si Roman Ingarden avait consacré
qu’en cette question-là se reflètent clairement et se conden- une annotation critique importante au § 32 des Méditations cartésiennes,
sent celles – éthiques, esthétiques, politiques – qu’affronte en soulignant la difficulté de réduire l’habitus à un simple corrélat inten-
tionnel en soulevant la question de la fuite vers l’infini (« Führt dies nicht
ailleurs le philosophe. Au centre du dernier volume d’Homo
auf einen regressus ? »), par son génie unique, Eugen Fink avait conçu
sacer, un exposé théorique sur le rapport entre substance l’identité de l’ego comme habitus fondamental qui rend possible les
et modes conduit à une radicale mise en question de cer- hexeis particulières, alors que Gerhard Funke avait proposé une solution
taines apories de l’ontologie occidentale : ce problème méta- dans les termes de paratranscendance. Robert Klein, en soulignant que
physique, apparemment fort abstrait, éclaire toute la pensée « l’expérience directe de l’habitus impliquerait un avoir de mon avoir, et
d’Agamben. ainsi de suite à l’infini », à travers une reprise évidente du topos aristoté-
usage et a na rc h i e 95 80 CRITIQUE

inscrit à l’intérieur d’une théorie ontique, pré-existentielle, II


de la subjectivité et des conduites 2.
La confrontation avec le maître des séminaires du Thor Sa réflexion ontologique, c’est dans La communauté qui
n’a pourtant jamais été si critique et serrée que dans ce livre. vient que l’on en trouve la première formulation abrégée et
La manière dont Heidegger privilégie le souci (Sorge) et néanmoins complète. La dernière section du livre, divisée
décrit son usage, en l’assimilant à l’energeia, démontrerait en trois courts chapitres 1, porte un titre significatif : « L’ Irré-
la persistance de sa pensée à l’intérieur du cadre aristotéli- parable ». Comme l’auteur le précise d’emblée dans un petit

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cien-scolastique, cadre dont Agamben avait déjà proposé une avertissement, ces pages ont pour principal objet de com-
manière de sortir à travers une reprise de la notion de hexis, menter deux textes philosophiques fondamentaux, datant
habitus. Or on sait que la hexis – qu’Aristote rapprochait de du siècle dernier : le paragraphe 9 de Sein und Zeit (où est
la diathesis et qu’il concevait en tant qu’opérativité et per- clairement exposé le caractère de possibilité qui appartient
sistance (dans la répétition des actes) de la dynamis – a été essentiellement au Dasein : « Et parce qu’il tient à la nature
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conçue par la phénoménologie comme résidu des actes et du Dasein d’être chaque fois sa possibilité, cet étant peut en
des propriétés, comme l’ensemble de tout ce que le sujet pos- son être se “choisir”, se trouver lui-même, il peut se perdre
sède (die gesamte Habe) : selon Husserl, l’habitus est préci- c’est-à-dire soit ne jamais se trouver, soit ne se trouver que
sément la « propriété (Eigenheit) permanente » de l’ego pur. pour le “semblant” 2 ») et la proposition 6.44 du Tractatus
D’une manière différente, Heidegger a traduit le terme logico-philosophicus (« Ce n’est pas comment est le monde
grec par Mächtigkeit, en considérant le Bien de Platon comme qui est le Mystique, mais qu’il soit 3. »). Ces textes, dont le
l’hexis d’une puissance qui dispose finalement d’elle-même rapprochement est particulièrement significatif à nos yeux,
(Vom Wesen des Grundes). En radicalisant l’interprétation Agamben les pousse à l’extrême et finit par les retourner :
heideggérienne d’Aristote – selon lequel le rapport entre la en ce qui concerne la possibilité, qui constitue le caractère
puissance et l’acte était résolu au niveau du sens de la kine- essentiel de l’être-là, on ne pourra plus parler effectivement
sis 3 –, Agamben avait déjà relu de manière originale des pas- de conquête ou de perte de soi ; et que le monde soit n’ap-
sages topiques de la Métaphysique (1019b 5-8), du De anima paraîtra pas comme quelque chose de séparé et d’indicible
(417 a 32-b 1) et de l’Éthique à Nicomaque (1097b 22 sqq) par rapport à la question de savoir comment il est. La philo-
en isolant l’hexis de la steresis, l’habitus de la « puissance de sophie première qu’exposent ces quelques pages très denses
ne pas », un ergon qui coïncide avec la non-opérativité même. ne se donne pas comme un système rigide de thèses sur
L’ Usage des corps avance tout au long de la ligne spécu- l’être, mais prend la forme de quelques marginalia sur des
lative tracée dans la Puissance de la pensée pour distinguer, thèmes apparemment hétérogènes (le rapport entre Dieu et
le monde ; le principe de raison ; la structure anaphorique du
2. Le choix délibéré de la part de Foucault d’adopter le syntagme langage ; la théorie des idées). C’est cette « philosophie pre-
« souci de soi », refusé par Heidegger, pose toutefois un problème théo- mière » qui rend intelligible la pensée ultérieure d’Agamben
rique sérieux et encore inexploré. Pour l’aborder, il faudrait le traiter de (incluant tout le projet d’Homo sacer et, comme on le verra,
manière autonome. Pour l’éviter, il faut un acte de foi dans le fameux « je le dernier ouvrage sur L’ Usage des corps).
ne connais pratiquement pas L’ Être et le Temps » – qu’Agamben consi-
dère à juste titre comme une boutade. Ici on ne peut que l’aborder
de manière partielle et indirecte, à partir de l’examen de la stratégie 1. G. Agamben, La communauté qui vient. Théorie de la singula-
employée par Agamben pour la définition de l’« usage » par rapport au rité quelconque, trad. M. Raiola, Paris, Éd. du Seuil, 1990, p. 91-119.
« souci ». 2. M. Heidegger, Être et Temps, trad. F. Vezin, Paris, Gallimard,
3. M. Heidegger, Aristoteles, Metaphisik Θ 1-3. Vom Wesen und 1986, § 9, p. 74.
Wirklichkeit der Kraft, §§ 10-12, édition complète, vol. 33, Francfort, 3. L. Wittgenstein, Tractatus logico-philosophicus, trad. G.-G. Granger,
Vittorio Klostermann, 1981. Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1993, p. 111.
l'êt r e i r r éPa r a bl e 81 94 CRITIQUE

Il faut comprendre tout d’abord qu’« irréparable » ne se objet. En grec, la signification de ce verbe est différente : sa
réfère pas à quelque chose qui aurait été intact et se serait diathèse – la relation entre l’action et l’objet et le sujet du
cassé, sans restauration possible : car rien n’est plus étran- verbe – n’est ni active, ni passive, mais moyenne (mesotes).
ger à la pensée d’Agamben que la naïve – et vaine – tenta- Et si cette diathèse se situe dans une zone d’indétermination
tive de remontée dans le passé pour y récupérer un objet entre l’actif et le passif, chresthai (dont l’objet ne peut pas
avec les moyens qu’offre l’enquête historique. La recherche être à l’accusatif) n’indiquera alors pas la relation à un objet
historico-philologique, selon notre auteur, ne vise jamais à extérieur mais plutôt celle que le sujet entretient avec lui-

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retrouver pour l’arracher à l’oubli une chose qui scintille même. Quand le sujet d’un verbe moyen, notamment le verbe
dans la mémoire, mais au contraire à la saisir, si possible, en user, accomplit une action, il ne se limite pas à la transférer
même temps que l’oubli produit par sa course historique, et ou à l’appliquer mais – conclut Agamben – en même temps
donc à rendre compte aussi bien de ce qui est oublié que de ce il la subit, étant lui-même affecté par le fait d’agir sa propre
qui est remémoré. C’est en ce sens qu’il faut entendre l’appel action. L’ usage des corps est donc : « L’ affection que l’on
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à l’origine ; il réfère à quelque chose d’absolument contem- reçoit en tant qu’on est en contact avec un corps déterminé. »
porain (de même que le « contemporain », selon la célèbre L’ agent se confond alors avec le patient : sujet et objet sont
formule, ne peut se lire qu’à la lumière de l’idée d’origine, ainsi désactivés et rendus inopérants et, à leur place, appa-
de même faut-il toujours lire l’origine comme contemporaine raît l’usage comme « figure nouvelle de la pratique humaine. »
de tout phénomène historique). Dès lors, il ne s’agit pas de La distance avec Foucault est ainsi marquée de manière
remonter en arrière vers la genèse historique d’un phénomène plus subtile. On se souviendra que dans son cours sur
ou d’une idée, par exemple vers une ontologie que n’auraient L’ herméneutique du sujet, et notamment dans sa célèbre
pas encore affectée les fractures produites par le langage ; il leçon du 13 janvier 1982, Foucault avait restitué à la notion
s’agit de retrouver l’origine de ce phénomène, ce qui le rend platonicienne et stoïcienne de chresis sa signification plus
aussi bien oubliable que remémorable. De fait, remémora- vaste (de comportement, de maîtrise de soi, d’attitude), en
tion et oubli ne relèvent pas du seul sujet connaissant qui en l’interprétant dans le sens du « souci de soi » : celui qui se
fait l’expérience : l’une et l’autre se trouvent historiquement soucie de soi-même – soutient Foucault – s’occupe de soi-
in nuce en tout objet, telle une aura qui les entoure, et c’est même comme sujet de la chresis, c’est-à-dire, comme sujet
pour examiner cette aura que le philosophe s’installe dans le de conduites, d’inclinations, etc. Mais la chresis – nous dit
tourbillon de l’histoire (car ce n’est pas l’objet examiné qui maintenant Agamben – est déjà, en tant que telle, un « rap-
est historique, mais bien l’aura qui l’enveloppe). Le rapport port à soi » et elle ne peut pas concevoir un sujet dont se
quotidien aux choses, par exemple l’usage et la « maniabi- soucier : si la chresis est un usage pur, le soi auquel elle
lité » du marteau (que Heidegger analyse dans quelques pages réfère n’est pas un sujet. On reconnaîtra ici un écho heideg-
bien connues d’Être et Temps), produit pour nous un oubli, gérien : en effet, dans le § 41 de Sein und Zeit, l’expression
un léger brouillard qui enveloppe comme une pellicule les Selbstsorge (souci de soi) – qui depuis l’Antiquité indique
objets dont nous faisons l’expérience. Se tourner vers cet la compréhension pré-ontologique du sujet – est considérée
oublié, vers ce brouillard, ne signifie pas qu’on veuille le dis- comme une tautologie, le Dasein étant aux prises depuis
siper pour retrouver un objet intact, en lieu et place de ce qui toujours avec lui-même, en rapport avec lui-même, par défi-
nous est présent et familier : au contraire, l’oublié se montre nition. On pourrait ajouter à cela une remarque complé-
pendant un instant en même temps que le familier, comme mentaire. Si Heidegger avait abandonné les notions d’ego,
sa puissance inattendue et cachée – ainsi, au moment où le de personne et de personnalité, actives dans la phénomé-
marteau nous est donné selon la possibilité qui s’ouvre pour nologie de Husserl, Agamben, quant à lui, met en lumière
lui d’être marteau, sans destination. Pour prendre un autre la forme-de-vie en tant que rapport non subjectif avec soi.
exemple, il ne s’agit pas d’opposer simplement le modèle du Le concept foucaldien de souci de soi resterait au contraire
usage et a na rc h i e 93 82 CRITIQUE

La figure de l’existence nue, de la vie exclue et capturée désœuvrement à la conception moderne de l’action politique,
dans le droit, exilée ou sacrée (ou non sacrifiable, expliquait mais plutôt de montrer qu’existe un moment – qui nous est
Agamben dans son Homo sacer, I, en développant une idée parfaitement contemporain – où action et désœuvrement ne
de Kerényi), réapparaît au début de son dernier livre dans sont pas encore rigidement séparés, où l’action humaine elle-
une phrase de Guy Debord : « Cette clandestinité de la vie même est entièrement désœuvrée et ne projette pas ailleurs
privée sur laquelle on ne possède jamais que des documents (dans le loisir, opposé au travail productif) son désœuvre-
dérisoires. » Telle est la vie corporelle, « séparée de nous ment originaire.

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comme l’est un clandestin et, en même temps, […] insépa- Les dichotomies conceptuelles, sur lesquelles s’appuie
rable de nous puisque, comme un clandestin, elle partage souvent l’analyse d’Agamben, ne sont pas considérées comme
secrètement notre existence ». des tensions entre substances de signes opposés, mais plu-
Certes, par rapport au dernier Foucault, qui avait conçu tôt comme des opérations stratégiques : en mettant ces anti-
la soustraction des corps aux mécanismes de pouvoir de la nomies en lumière, le philosophe n’entend pas pousuivre ni
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sexualité au nom du plaisir, Agamben se montrait perplexe, affirmer leur conflit – comme le voudrait encore aujourd’hui
observant que notre corps « est toujours déjà pris dans un dis- une fâcheuse mythologie politique –, mais plutôt révéler la
positif ; il est toujours déjà corps biopolitique et vie nue » (HS, solidarité secrète qui unit les termes en jeu. Aussi ne s’agit-il
I). À présent, l’accent est posé sur l’usage : il s’agit de sauver pas, il faut le répéter, de choisir l’immanence contre la trans-
la vie clandestine en définissant un usage pur, en l’arrachant cendance, l’existence contre l’essence, le pouvoir constituant
à son assimilation à l’acte, à la production, à l’œuvre. Pour contre le pouvoir constitué, le langage contre l’indicible, ni
ce faire, il faut revenir aux Grecs, car le chemin sur lequel le la différence contre l’identité, suivant la démarche qui sous
franciscanisme s’était égaré – ainsi résonne la thèse initiale – bien des formes a caractérisé tout un courant de pensée du
avait été ouvert par la culture classique, qui pratiquait un siècle dernier (bien qu’il faille parfois, pour des raisons stra-
usage pur des corps par le moyen de l’esclavage. En effet, le tégiques, faire jouer un terme contre l’autre). Il s’agit plutôt,
statut d’esclave n’est pas interprétable à partir d’une notion pour Agamben, de montrer la complicité qui permet à ces
de travail qui certes nous paraît évidente, mais qui était igno- dichotomies de mettre en mouvement la machine historique
rée des anciens. Si l’ouvrier d’aujourd’hui peut être escla- du langage, afin qu’il fonctionne toujours de nouveau comme
vagisé, l’esclave, quant à lui, n’a jamais été un ouvrier : son un présupposé pour l’action (ce que désigne proprement le
corps est un instrument, disait Aristote, mais il ne produit terme de kathekon).
pas, comme le plectre ou le fuseau, une œuvre séparée ; au Voilà pourquoi le seuil est fondamental dans le lexique
contraire, il est un instrument pratique, qu’on utilise comme particulier d’Agamben : sur ce « seuil d’indistinction » que
un vêtement ou un lit. Improductif, et presque dépourvu de doit saisir la pensée, les oppositions historiques et linguis-
vertus, cet ancien homme-instrument était donc l’exclu de la tiques – et politiques – semblent s’effilocher. Immanence et
vie politique qui permettait aux autres d’être libres, entière- transcendance, essence et existence, Dieu et monde semblent
ment politiques, vraiment humains. On reconnaîtra dans cet atteindre leur extrême limite jusqu’à se confondre, en finis-
argument le schéma typique de l’exclusion inclusive, ou de sant par s’ouvrir à un nouvel usage (ou peut-être à l’usage
l’« exception » (dans le sens qu’Agamben donne à ce terme) même que nous avons oublié).
et on devinera par conséquent le geste théorique ultérieur :
« L’ esclave représente la capture dans le droit d’une figure de III
l’agir humain qu’il nous reste encore à définir. »
Ainsi, l’enquête se resserre sur le verbe chresthai : utili- Mais pourquoi parler d’irréparable ? Est ici appelé
ser. Pour nous, les modernes, l’utilisation, l’usage de quelque irréparable tout état de choses, toute manière d’être pour
chose, implique naturellement la relation d’un sujet à un nous : notre pur et simple et fuyant être-ainsi, voilà ce qui
l'êt r e i r r éPa r a bl e 83

est irréparable. En d’autres termes, il représente la possi- usage et anarchie


bilité d’être sans abri, la capacité pour toute chose d’exis-
ter intégralement dans ses modes d’être, sans s’y assujettir.
Parler d’un état de choses irréparable signifie alors non
pas simplement qu’une chose soit, mais qu’elle soit comme
elle est. Dans cette formulation apparemment tautologique, Dans De la très haute pauvreté (Homo sacer 1, IV, 1),
« être comme on est », se trouve la principale caractéris- Giorgio Agamben avait mis en lumière la grandeur et les

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tique de l’irréparable : elle se trouve dans le comme, dans limites de la règle franciscaine : tout en se situant en dehors
le rapport qu’Agamben appelle ici d’« exposition ». La chose du droit, et tout en refusant la propriété au nom de l’usage,
qui est comme elle est ne réside pas dans le premier est elle définissait néanmoins ce dernier par rapport au droit
(l’existence) ni dans le second (l’essence), mais dans leur (en tant que série d’actes de renonciation) et pas « en soi ».
intermédiaire, dans la conjonction qui tout à la fois sépare Cela amenait l’auteur, dans sa conclusion, à proposer au lec-
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et unit essence et existence ; et de la manière dont on entend teur un double questionnement : « Comment un usage pour-
ce mot dépend l’orientation de l’ontologie. Dans l’ontologie rait-il se traduire dans un ethos et dans une forme de vie ?
traditionnelle, essence et existence sont séparées, cassées Et quelle ontologie et quelle éthique correspondraient à une
et irréparablement perdues dans le monde ; leur fracture ne vie qui, dans l’usage, se constitue comme inséparable de sa
peut être réduite ; mais dans le comme, dans la modalité de forme? » Dans les dernières lignes d’Opus dei (HS, II, 5),
leur rapport, elles trouvent leur co-appartenance originaire, son autre essai de 2011, Agamben indiquait la nécessité « de
dont il faut ici mesurer la portée. Le comme de la formule penser une ontologie au-delà de l’opérativité et du comman-
« être comme on est » rend l’être à lui-même, non pas comme dement et une éthique et une politique entièrement libérées
une simple identité à soi, mais dans une plus intense image des concepts de devoir et de volonté ». À partir de deux pers-
reflétée, c’est-à-dire dans une idée. Ce comme n’établit entre pectives proches et convergentes, il envisageait donc un but
essence et existence ni séparation ni réunion, ni identité ni théorique précis : si l’ethos finalement affranchi de la volonté
différence, il les expose en un événement indivisible. et du devoir coïncide avec la forme de vie, celle-ci ne sera que
« À l’instant où tu aperçois le caractère irréparable du l’« usage » et elle ne pourra être conçue qu’à la lumière d’une
monde, à cet instant-là il est transcendant 4. » On pourrait ontologie de la non-opérativité.
dire : à cet instant-là il est possible. Qu’une chose soit comme D’autre part, dans Homo sacer, I, Agamben avait déjà uni
elle est, ou plutôt qu’elle ne soit pas autrement qu’elle n’est, par des traits d’union le syntagme forme-de-vie – en le situant
et que néanmoins cela l’ouvre et la rende possible à l’usage, ainsi au-delà de la distinction aristotélicienne entre puissance
voilà ce qui est central dans toute la réflexion ontologico- et acte, de la séparation entre zoè et bios ou du ban souverain
politique d’Agamben. Alors l’usage, dont il est déjà question qui sépare et capture la vie nue – pour nommer un « être qui
dans La communauté qui vient et qu’approfondit l’ouvrage n’est que sa propre existence nue, une vie qui est sa forme
le plus récent, n’est rien d’autre que le nom éthique de ce et qui en reste inséparable ». Après vingt ans de travail, cette
qui, dans l’esquisse de philosophie première que nous avons recherche semble maintenant atteindre à son accomplisse-
citée, s’appelle l’irréparable. Ce qui est irréparable – comme ment dans la « définition de l’usage en lui-même ». Le dernier
l’a montré aussi Sohn-Rethel dans ses belles pages sur ouvrage d’Agamben, L’ Usage des corps (HS, IV, 2), répond à
Naples 5 – ne peut qu’être utilisé. ces attentes avec la force résolutive du chef-d’œuvre.

4. G. Agamben, La communauté qui vient, op. cit., p. 119. *


5. A. Sohn-Rethel, Das Ideal des Kaputten [1926], Brême,
Wassmann, 1990. 1. Homo sacer sera désormais abrégé HS.
l'êt r e i r r éPa r a bl e 91 84 CRITIQUE

« Théoriquement, il existe une possibilité de bonheur La valeur ontologique de ce comme, en Occident, ce sont
parfait : croire à ce qu’il y a d’indestructible en soi et ne des doctrines panthéistes médiévales qui ont tenté de la pen-
pas s’efforcer de l’atteindre10. » L’ idée d’indestructible, chez ser de la manière la plus cohérente. Dans la pensée d’Amaury
Kafka, montre mieux que toute autre image l’aporie du bon- de Bène (ou de Chartres), telle qu’on peut la reconstruire et
heur messianique – et tel est le bonheur qui marque en fin dont certaines pages d’Agamben offrent le plus fidèle prolon-
de compte toute l’œuvre de Giorgio Agamben. L’ indestruc- gement, on lit précisément une tentative de liquidation défini-
tible est toujours déjà nôtre, c’est une res ammissa, et c’est tive de toute distinction, dans l’être, entre per se et per aliud ;

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avec cette certitude que nous pouvons vivre en nous tenant à autant dire de toute différence ontologique. Ce que nous appe-
l’écart de toute relation avec lui, dans un parfait bonheur sans lons Dieu n’est pas un principe mystique séparé des divers
espoir. C’est quelque chose de ce genre qu’évoquent les belles éléments du monde ; dans cette ontologie (longtemps réfutée,
pages conclusives de L’ Ouvert11 : après avoir reconstruit le parce que confondue avec une fausse doctrine d’un Dieu per-
complexe fonctionnement de la machine anthropogénétique, sonnel), il n’y a pas de substance préexistant aux modes qui
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l’auteur évoque à la suite de Basilide une vie entièrement l’expriment, pas plus qu’il n’y a d’acte créateur séparant de
« hors de l’être », libérée de toutes les scissions entre l’hu- manière irrémédiable le monde historique de son créateur
main et l’animal, le biologique et le spirituel : une vie sans éternel. Au contraire, selon Scot Érigène (principale source
salut et pourtant absolument heureuse. Dans un fragment de la pensée d’Amaury), Dieu n’existe pas avant la création ni
contemporain de celui que nous avons cité, Kafka formule en dehors d’elle, et celle-ci n’est rien d’autre qu’une forme de
cette idée d’une autre manière : « Croire veut dire : libérer en génération de soi ; sujet et procès se confondent sans reste,
soi ce qui est indestructible, ou plus exactement : se libérer, et l’on peut proprement dire que seule existe toujours cette
ou plus exactement : être indestructible, ou plus exactement : continuité, cette modification ininterrompue et intérieure à
être12. » Mais cette « possibilité de bonheur parfait », qui finit la substance, le « comme » dans lequel tout vit et s’expose, en
par coïncider avec le simple « être », est à la fois ontologique se consumant. La panthéiste unité de tout n’est pas statique
et politique, comme on peut le lire dans un autre aphorisme (thèse selon laquelle « tout est Dieu »), mais dynamique : le
rédigé au cours du même séjour à Zürau : « L’ indestructible mode qu’a chaque chose de se communiquer et de se révé-
est tout un, tout individu l’est et c’est en même temps com- ler (à soi et aux autres indifféremment), voilà l’être commun,
mun à tous. Voilà ce qui explique l’indissoluble lien entre les voilà Dieu. C’est en ce sens seulement que Dieu coïncide avec
hommes13. » la connaissance : il est la limite – Amaury et Scot diraient le
« lieu » – où toute chose s’expose et se communique à Dieu,
Emanuele DATTILO en se rendant manifeste (Scot écrit : « Ipsius namque creatio,
Traduit de l’italien par Walter Aygaud. hoc est, in aliquo manifestatio, omnium existentium pro-
fecto est substitutio 6 »). Cette parfaite communicabilité des
modes (plus difficile à concevoir dans une ontologie qui pos-
tule des substances rigidement séparées) rend de fait insépa-
rables l’ontologie et la politique.
10. F. Kafka, Préparatifs de noce à la campagne, trad. M. Robert, La longue méditation sur le syntagme « to pragma autò »,
Paris, Gallimard, coll. « L’ Imaginaire », rééd. 1985.
« la chose même », qui parcourt toute l’œuvre d’Agamben,
11. G. Agamben, L’ Ouvert. De l’homme et de l’animal, trad.
J. Gayraud, Paris, Rivages poche, 2006. peut sans doute nous aider à mieux comprendre le pro-
12. F. Kafka, Cahiers In-Octavo (1916-1918), trad. P. Deshusses, blème – que nous appelons ici « panthéiste » – du rapport
Paris, Rivages, 2009. entre substance et modes. Ainsi qu’Agamben l’a maintes fois
13. Id., Les Aphorismes de Zürau, trad. H. Thiérard, Paris, Gal-
limard, coll. « Arcades », 2010. 6. J. Scot Érigène, De divisione naturae, 455 a-b.
l'êt r e i r r éPa r a bl e 85 90 CRITIQUE

répété, l’idée platonicienne ne forme pas une essence diffé- nous reconnaissons en eux : mais est-ce parce que nous
rente de la chose dont elle est l’idée, non plus qu’elle n’est désirons ardemment être ainsi, ou parce que nous éludons
quelque chose d’identique à elle ; elle est la chose même, ou constamment cette manière d’être ? Ils sont dans une préhis-
mieux, l’intime « mêmeté » de chaque chose. Cette idée de l’ip- toire, en suspens, ce qui leur donne de l’insouciance et, dans
sum paraît décisive aussi à nos penseurs panthéistes (de fait, une certaine mesure, une solidité à toute épreuve. Proches
selon une de leurs sources bibliques préférées, sur laquelle à cet égard des personnages de Kafka, ils sont sans aucune
Spinoza reviendra lui aussi, Ex ipso et per ipsum et in ipso expérience (« Il ne réussissait jamais à apprendre par expé-

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sunt omnia) ; elle offre le concept fondamental qui permet de rience », est-il dit de Josef K. au début du Procès, et « Je n’ai
saisir ce qu’est essentiellement le mode. Dans la section de accès à aucun type d’expérience », déclare un personnage de
« L’ irréparable » que nous avons citée, il est dit de la manière Walser dans l’une de ses courtes proses). Cette impossibilité
la plus claire que de l’expérience, si lucidement analysée par Agamben dans
Enfance et histoire 9, confère assurément aux personnages
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la relation d’exposition entre l’existence et l’essence – la référence
et le sens – n’est pas une relation d’identité (la même chose, idem) leur tristesse caractéristique, mais elle leur donne en même
mais d’ipséité (la chose même, ipsum). Nombre de malentendus temps une sorte de perfection enfantine (comme l’on sait,
surgissent, en philosophie, de la confusion entre l’une et l’autre. La les enfants sont dépourvus d’expérience), en les immunisant
chose de la pensée n’est pas l’identité, mais la chose même. Celle- ainsi contre l’Historia salutis. Les personnages de Walser
ci n’est pas quelque chose d’autre, vers quoi la chose est transcen- ne se soucient nullement du salut : non qu’ils aient quelque
dée, mais n’est pas non plus simplement la même chose. La chose
est ici transcendée vers elle-même, vers son être telle qu’elle est 7.
chose à lui reprocher ou qu’ils s’en défient, mais ils ont plus
urgent à faire – une promenade dans les bois, une pause heu-
Autrement dit, l’idée ne représente pas une autre chose reuse sur le balcon pour écouter le chant du chardonneret.
séparée, mais la manière dont l’objet s’expose tel quel, dans Suivre sans tarder leur possibilité, voilà qui est pour eux plus
son image la plus extrême (non sans raison, le peuple napo- pressant que tout salut ou que toute vocation historique. Ils
litain appelle le miroir, suivant une profonde intuition philo- s’exposent et s’abandonnent entièrement à cette possibilité :
sophique, « ‘o tale e quale », « le tel-quel »). ils ne peuvent être rien d’autre que ce qu’ils sont, mais tout
De même chez Amaury : si Dieu n’est pas différent de la leur demeure possible.
forme éidétique, de notre mode d’être, cela veut dire qu’il Dans ces personnages walseriens, souvent évoqués par
coïncide avec notre entière communicabilité, sans laisser de Agamben, pas plus que dans le Bartleby de Melville, il ne
reste (dans un texte contemporain de La communauté qui faut voir des modèles dont nous aurions à imiter le com-
vient, repris ensuite dans Moyens sans fins, Agamben écrira portement (trop de critiques ont dénoncé sans finesse les
que « le visage de Dieu est la simultas des visages humains, « modèles trop passifs » d’Agamben). Redisons que le philo-
“notre effigie” que Dante voit dans la “vive lumière” du para- sophe n’entend pas nous dire ce que nous devons faire pour
dis 8 » : il n’est pas un visage autre que la somme des visages nous sauver, mais bien plutôt nous montrer une image déjà
humains, mais « l’être-ensemble des multiples faces qui le complète et heureuse, un mode possible où puisse s’apaiser
constituent », et son rapport au nôtre est de simultanéité). le flux incessant des représentations historiques. De fait, le
C’est peut-être dans une ontologie « modale » de ce genre comme a ceci de particulier qu’on ne peut le commander ni le
qu’il faut situer aussi l’intuition du Zohar, développée avec prescrire, mais seulement le montrer dans certaines figures.
quelque précaution par Moïse Cordovero, selon laquelle Le philosophe n’énonce jamais un « que faire » orienté vers le
futur ; il évoque un « comment-être », déjà présent.
7. G. Agamben, La communauté qui vient, op. cit., p. 104-105.
8. G. Agamben, « Le visage », trad. D. Valin, Moyens sans fins. 9. G. Agamben, Enfance et histoire. Destruction de l’expérience
Notes sur la politique, Paris, Rivages poche [1995], 2002, p. 112. et origine de l’histoire, trad. Y. Hersant, Paris, Payot, 2002.
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perdu, recouvert par les institutions et par les dichotomies le procès de l’émanation divine dans le monde des sefirot
du langage, demeure inséparable de notre vie habituelle, et est de nature surtout chromatique : il n’est pas facile de
comment le corps qu’à tout instant nous nous efforçons len- dire la nature des couleurs, ni les différences qui les dis-
tement de régénérer a les mêmes membres que nous avons tinguent. Elles ne sont pas séparées des objets, mais existent
à présent, mais libérés par un nouveau geste. La tâche du dans les choses ; il semble que leur présence ne nous fasse
philosophe est d’ouvrir un espace à ce corps possible et de rien connaître de l’essence ou de l’existence de ce qu’elles
détruire les diverses représentations qui l’emmaillottent et colorent, et pourtant c’est en contemplant leur dispersion et

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l’entravent. S’il y a là une intention anarchique, il faut pré- leur confusion dans le monde que nous éprouvons le plus
ciser qu’elle n’aboutit pas à la vaine tentative d’instaurer de joie. La lumière ne se révèle que dans les couleurs (qui,
l’anarchie (laquelle « ne peut jamais être en position de prin- selon Goethe, sont les actions et les passions de la lumière).
cipe », comme il est dit dans L’ Usage des corps), mais à la L’ « ontologie du style », ainsi qu’elle est appelée dans le der-
mise en lumière du vide indestructible sur quoi tout pouvoir nier volume d’Homo sacer, trouve précisément son origine
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se fonde. dans cette originaire exposition ontologique du comme, sui-
Cela signifie que la seule issue possible est d’atteindre au vant laquelle tout être se régénère dans ses modes colorés.
bonheur sans sa représentation ; ou bien, dirons-nous, d’être Il n’est pas quelque chose, mais n’est pas autre que quelque
heureux sans salut. On entrevoit ici la puissante tension mes- chose : il est un même qui ne présuppose aucun soi, un être
sianique qui anime toute la pensée d’Agamben, proche à cet qui vit totalement exposé dans son image.
égard du Fragment théologico-politique de Benjamin (qu’il
a traduit en italien). Messianique veut dire exactement ceci : IV
ce qui ne connaît pas le salut, en tant que celui-ci désigne
une catégorie historique, étrangère à l’ordre profane et natu- Mais cette intégrale monstration de soi, qui représente
rel, caduc, auquel appartient au contraire le messianique. pour Agamben le lieu ontologique et éthique le plus origi-
(Comme l’écrit Benjamin dans le Fragment : « La nature est nel, qu’est-ce qui la distingue du spectacle et du droit, qui
messianique de par son éternelle et totale caducité. ») eux aussi donnent à l’exposition des images ou des mots une
Cela ne veut pas dire que nous devions refuser le langage place centrale dans leur dispositif ? En d’autres termes, com-
et les images ; il nous faut au contraire les considérer pour ment la réflexion ontologico-métaphysique se lie-t-elle à la
la première fois en tant que tels et les libérer de la repré- critique des dispositifs politiques développée par Agamben
sentation, sans plus chercher d’abri en eux. Images et mots depuis vingt ans ? Le droit et le spectacle – pour ne parler
doivent apparaître « en état d’arrestation », irréparables, de que des deux domaines auxquels Agamben a prêté le plus
nouveau possibles. Alors notre nature même sera à l’image d’attention, en même temps qu’à la théologie – fonctionnent
et ressemblance, mais il n’y aura rien à quoi ressembler parce que l’exposition qu’ils réalisent repose sur une sépara-
(Agamben parle, à propos de l’idée, de « ressemblance sans tion et une réappropriation, sur un solve et coagula qui fait
archétype »). De cette manière, de cette manière seulement, apparaître distante et totalement réappropriable la matière
cessera la malédiction qui fait que nous nous communiquons dont sont faits nos rêves. Agamben critique ces dispositifs
nous-mêmes à travers le langage ; nous en viendrons enfin à dans une perspective non pas morale, mais strictement onto-
communiquer le langage à travers nous. logique : car ils ne font que pousser à l’extrême le modèle
Dès lors, on peut comprendre l’importance fondamen- selon lequel essence et existence, être et langage sont séparés
tale que revêtent, dans La communauté qui vient, les per- et artificiellement réunis.
sonnages de Robert Walser. Il nous est impossible de dire Posséder quelque chose n’est possible que parce qu’on
s’ils sont sauvés ou damnés sans recours (le texte les dit s’est séparé de ce que l’on possède ; avoir du pouvoir sur
« au-delà de la perdition et du salut »). Sans nul doute, nous un objet ne signifie rien d’autre qu’établir entre soi et cette
l'êt r e i r r éPa r a bl e 87 88 CRITIQUE

chose un écart ontologique, une non-coïncidence : je ne suis un instrument d’appropriation et de connaissance, le plus
maître que parce que je ne suis pas exactement ce que je indispensable moyen de relation à ce qui nous entoure (de
maîtrise. C’est cet écart ontologique entre nous et nos modes sorte que toute relation est au fond une relation d’exécution,
que sanctionnent le spectacle et toutes les techniques de gou- en tant qu’elle nous lie au langage). En ce sens, le spectacle
vernement : nous sommes séparés de nos modes en tant que représente l’essence même du langage porté à l’extrême de
nous sommes propriétaires de nos corps et de nos formes ses possibilités : là tout est exposé et communicable, mais
de vie, de nos goûts et de nos actions, de nos vêtements et comme cette pure exposition sans signifié est insupportable,

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de nos droits. Ainsi nous est barrée, dans cet écart, la rela- comme la vérité nue, il faut en quelque manière la prendre
tion la plus originaire que nous ayons avec les choses et dans une pratique, afin que ce qui est exposé devienne le
nous-mêmes : l’usage. Toute propriété s’affirme grâce à cette présupposé de notre identité et de notre agir, et que les mots
séparation préalable, exactement comme dans la théologie trouvent ainsi un éphémère denotatum. Présupposition signi-
traditionnelle Dieu ne peut gouverner le monde que parce fie ici le contraire d’exposition : les images sont installées et
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qu’il en est séparé. Mais pour nous comme pour Dieu face au fixées avant notre vie, elles ne naissent pas de l’usage que
monde, cette appropriation est fort précaire ; il faut la confir- nous faisons d’elles. Alors le spectacle n’est pas autre chose
mer et la recréer chaque jour par un continuel gouvernement que l’accomplissement historique et politique d’un proces-
de soi. sus qui, en son essence, advient depuis que l’homme dispose
Selon l’analyse d’Agamben, le spectacle saisit l’exposition du langage. La notion de praxis elle-même, si fondamentale
sans son irréparabilité ; il capte le geste qui nous rend heu- pour toute la pensée politique en Occident, repose sur une
reux, mais comme geste soustrait à l’usage ; il nous fait voir mauvaise interprétation de l’ontologie modale, conduisant à
une puissance, mais la sépare de nous par diverses relations récupérer par l’action ce qui a été perdu dans l’être.
d’appropriation. Nous sommes en sécurité dans notre être-
bruns, dans notre être étudiants, dans notre être-sportifs, V
etc., comme auparavant nous pouvions être à l’abri dans
les identités nationales ou raciales (peu importe que cette Quelle est donc la solution envisagée par Agamben ? Si la
sécurité soit factice, et que nous sentions tous l’angoissante perversion du spectacle, impliquée dans la structure même
précarité de toute identité). Ce qui fait problème, dans ces du langage, recèle le plus secret et le plus juste désir de bon-
formes de relation, n’est pas le prédicat que j’endosse – ce heur, que devons-nous faire ? (Telle est la question, mal for-
mode dont on peut dire qu’il est déjà mien depuis un temps mulée, qu’on adresse souvent aux philosophes.)
immémorable –, mais bien la relation que j’ai avec lui pour le Pour Agamben, l’issue n’est pas à chercher dans un refus
posséder. Au lieu d’user de mon être-brun de manière irré- des mots ou des images, dans une régression vers l’indicible
parable, je suis propriétaire de mon être-brun, j’en deviens le (qui est seulement l’ombre projetée par le langage). L’ inten-
sujet et l’impitoyable exécuteur. tion la plus profonde de la recherche historico- critique
Cela découle, en fin de compte, de la nature représenta- d’Agamben, comme nous l’avons déjà laissé entendre, n’est
tive du langage. En parlant, nous sommes contraints de nous pas de déconstruire un modèle historiquement donné pour
séparer irrémédiablement des choses, de nous donner des en offrir un autre à l’agir humain ; il faut insister sur ce
représentations avec lesquelles nous tentons ensuite, sans point, car il a suscité nombre de malentendus. Son intention
ménager nos efforts, d’entrer en relation. Le langage commé- n’est pas davantage, à l’inverse, de procéder à une critique
more sans le savoir notre ancienne identité avec le monde destructrice de l’existant, en montrant la vacuité nocive de
(lorsque, selon la formule de Vico, « homo intelligendo fit tout ce qui est historiquement institué. En suivant sa voie
omnia »), mais il en vient à représenter pour notre agir – c’est- moyenne, Agamben tend à montrer comment, historique-
à-dire pour ce qu’il y a de plus infondé et de plus anarchique – ment et politiquement, le possible qui nous apparaît exilé ou

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