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ÉCORCES
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choses : l’exclamation au !, en allemand, correspond au
marquage le plus spontané de la souffrance, comme aïe !
en français ou ¡ ay ! en espagnol. Musique profonde et
souvent terrible des mots lourdement investis par nos
hantises. On dit, en polonais, Brzezinka.
Les bouleaux sont les arbres typiques des terres pau-
vres, désolées ou siliceuses. On les nomme des « plantes
pionnières » parce qu’elles constituent souvent la pre-
mière formation arborée par laquelle une forêt commence
de gagner sur la lande sauvage. Ce sont des arbres très
romantiques, à l’ombre desquels se déroulent, dans la
littérature russe, par exemple, d’innombrables histoires
d’amour, d’innombrables élégies poétiques. À l’ombre des
bouleaux de Birkenau – ceux-là mêmes que j’ai photogra-
phiés, puisque le bouleau, qui ne vit pas plus de trente ans
dans les pays tempérés, résiste ici, sur la terre polonaise,
jusqu’à cent ans et plus – s’est déroulé le fracas de milliers
de drames dont témoignent seulement quelques manus-
crits à moitié effacés, enfouis dans la cendre par les mem-
bres du Sonderkommando, ces prisonniers juifs chargés de
la manutention des cadavres et eux-mêmes destinés à la
mort.
J’ai marché parmi les bouleaux de Birkenau au cours
d’une belle journée de juin. Le ciel était lourd. Il faisait
chaud, la nature était toute florissante : innocente, grouil-
lante, entêtée dans son travail de vie. Essaims qui s’affo-
laient autour des arbres. Le nom du bouleau, dans plu-
sieurs langues slaves, est associé au renouveau printanier,
il évoque la sève qui recommence de circuler dans les
arbres. On fête en Russie, au début du mois de juin, la
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on a dû récemment fixer la pancarte avec une moderne
vis cruciforme.
Je suis arrivé au complexe d’Auschwitz-Birkenau un
dimanche matin, très tôt, à une heure où l’entrée est
encore libre – quel étrange adjectif, si l’on y pense, mais
c’est l’adjectif qui donne sens à notre vie de chaque ins-
tant, adjectif dont il faudrait savoir se méfier quand on le
lit en lettres trop évidentes, par exemple dans le fer forgé
du fameux portail Arbeit macht frei –, plus précisément à
une heure où il n’est pas encore obligatoire de faire la
visite sous l’autorité d’un guide. Les tourniquets métalli-
ques, exactement les mêmes que ceux du métro, étaient
encore ouverts. Les centaines de casques audio encore
accrochés à leur présentoir. Le couloir « handicapés »
encore fermé. Les pancartes nationales – Polski, Deutsch,
Slovensky… – encore rangées dans leur rayonnage. La
salle de Kino encore vide.
Ici et là, d’autres pancartes : la petite flèche verte sur le
mur après le tourniquet, flèche comme l’injonction à ne
pas dévier du sens obligatoire, verte comme la feuille des
bouleaux ou comme une indication que la voie est
« libre ». Pancartes pour gérer le trafic humain, comme il
y en a tellement, tellement partout. Je lis encore le mot
Vorsicht (« Attention ! ») barré d’un éclair rouge et suivi
des mots Hochspannung – Lebensgefahr, c’est-à-dire
« Haute tension » et « Danger de vie » (on veut, bien sûr,
indiquer par là le danger de la mort). Mais aujourd’hui,
ce mot Vorsicht me semble résonner bien différemment :
plutôt comme l’invitation à porter la vue (Sicht) vers un
« devant » (vor) de l’espace, un « avant » (vor) du temps,
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voire une cause de ce que l’on voit (comme dans l’expres-
sion vor Hunger sterben, « mourir de faim »). Cette cause
ou « chose originaire » (Ursache) dont on n’en finit pas de
scruter l’efficacité pour la « chose » des camps.
D’autres pancartes surgissent encore un peu partout :
des stèles mémorielles, comme on dit, où des textes écrits
en blanc – dans les trois langues polonaise, anglaise et
hébreue – se détachent sur un fond noir. Ou bien, plus
prosaïques, les signalisations en forme si familière de
« sens interdits » : gardez le silence ; ne déambulez pas en
maillot de bain ; ne fumez pas ; ne mangez pas, ne buvez
pas (l’image représentant, barré d’un trait rouge, un ham-
burger à côté d’un grand verre de Coca) ; n’utilisez pas
votre téléphone portable ; ne vous baladez pas avec votre
transistor en marche ; ne traînez pas votre valise dans ce
camp, n’y poussez pas votre landau ; n’utilisez pas votre
flash photographique ou votre caméra à l’intérieur des
blocks ; laissez votre chien à l’entrée.
Licence eden-124-5106028a4b384338-ab8b1c14938c44fc accordée le 04
avril 2012 à E17-00003919-granger-nicolas
Ce baraquement du camp d’Auschwitz a été transformé
en stand commercial : il vend des guides, des cassettes,
livres de témoignage, des ouvrages pédagogiques sur le
système concentrationnaire nazi. Il vend même une
bande dessinée très vulgaire qui semble raconter les
amours d’une prisonnière et d’un gardien du camp. Il est
donc un peu tôt pour se réjouir complètement. Ausch-
witz comme Lager, ce lieu de barbarie, a sans doute été
transformé en lieu de culture, Auschwitz comme « musée
d’État », et c’est tant mieux. Toute la question est de
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électrifiés du camp, leur métal déjà sombre de rouille, et
disposés selon un « tressage » bien particulier qui n’appa-
raît pas sur les barbelés du premier plan. La couleur de
ceux-ci – gris clair – m’indique qu’ils ont été récemment
installés.
De comprendre cela déjà me serre le cœur. Cela signi-
fie qu’Auschwitz en tant que « lieu de barbarie » (le
camp) a installé les barbelés du fond dans les années
1940, tandis que ceux du premier plan ont été disposés
par Auschwitz en tant que « lieu de culture » (le musée)
bien plus récemment. Pour quelle raison ? Est-ce pour
orienter le flux des visiteurs en utilisant le fil de fer bar-
belé comme « couleur locale » ? Est-ce pour « restau-
rer » une clôture qui s’était dégradée avec le temps ? Je ne
sais. Mais je sens bien que l’oiseau s’est posé entre deux
temporalités terriblement disjointes, deux gestions bien
différentes de la même parcelle d’espace et d’histoire.
L’oiseau s’est posé sans le savoir entre barbarie et culture.
Le fameux « mur des exécutions », à Auschwitz, se situe
entre les blocks 10 et 11. Au rez-de-chaussée de celui-ci
avait été installée une petite « salle de service » SS qui fai-
sait office de tribunal pénal de la Gestapo de Kattowitz,
ainsi que les pièces où les détenus attendaient leur exécu-
tion : pièces que l’on nous dit « reconstituées ». Au sous-
sol se trouvaient les cellules de la prison du Stamm-
lager ou « camp principal » (le mot Stamm désigne, en
réalité, le tronc d’un arbre, et il dénote ainsi l’essentiel de
quelque chose ou son lien généalogique, comme dans
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l’expression der Apfel fällt nicht weit vom Stamm, qui
équivaut à notre expression « tel père, tel fils »). On voit
encore, en haut des murs, les restes de tuyauteries du
chauffage. On voit les minuscules oubliettes où les pri-
sonniers, privés de tout – de nourriture, d’air, de lu-
mière –, mouraient de faim et de soif.
Le « mur des exécutions » (Erschiessungswand), appelé
aussi « mur de la mort », était en réalité peint en noir. Il
était constitué de plaques de ciment, de sable et de bois,
matériaux destinés à éviter le ricochet des balles. Le mur
que je vois maintenant – où certains ont déposé, qui un
caillou blanc, qui une couronne funéraire, qui une rose
factice ou une image pieuse – est fait, quant à lui, d’un
agglomérat de fibres grises noyées dans un enduit, un plâ-
tre ou un ciment liquide. On dirait un matériau d’isola-
tion ou un mur de théâtre. Pénible sensation – puisque
ici, aucune inscription ne me renseigne sur la réalité de ce
que je vois – que les murs d’Auschwitz ne disent pas tou-
jours la vérité.
Sensation pénible de voir les blocks du camp – les
blocks 13 à 21 – transformés en « pavillons nationaux »,
comme à la Biennale de Venise qui se tient au moment
même où je traverse ces lieux. Ici plus qu’ailleurs les murs
mentent : une fois dans le block, je ne peux plus rien voir
de ce qu’est un block, tout ayant été « réaménagé » en
espace d’exposition. Le pavillon polonais avec ses grands
tableaux pédagogiques et son emphase nationale ; le
pavillon italien avec son architecture intérieure en tor-
sade, comme s’il lui avait fallu une fantaisie décorative
pour véhiculer son message historique ; le pavillon fran-
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çais avec son « scénario » signé Annette Wieviorka, sa
« scénographie » et son « graphisme », ses inutiles figures
d’ombres dessinées sur le mur, son installation imitant
une œuvre de Christian Boltanski et sa publicité pour le
film Shoah de Claude Lanzmann. Les livres d’Annette
Wieviorka sont plus que jamais nécessaires dans les
bibliothèques, le film de Claude Lanzmann demeure plus
que jamais nécessaire dans les salles de cinéma. Tous les
lieux de culture – les bibliothèques, les salles de cinéma,
les musées – peuvent contribuer de par le monde à
construire une mémoire d’Auschwitz, cela va sans dire.
Mais que dire quand Auschwitz doit être oublié dans son
lieu même pour se constituer comme un lieu fictif destiné
à se souvenir d’Auschwitz ?
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C’est tout autre chose à Birkenau. Ici les murs n’existent
presque plus. Mais l’échelle ne ment pas et vous atteint
avec une force – une force de désolation, de terreur –
inouïe. Le sol non plus ne ment pas. Auschwitz, aujour-
d’hui tend vers le musée, quand Birkenau ne demeure
guère plus qu’un site archéologique. C’est du moins ce qui
apparaît lorsqu’on regarde ce qui reste à voir, là où pres-
que tout a été détruit : par exemple ces sols brisés, blessés,
criblés, fendus. Ces sols entaillés, balafrés, ouverts. Ces
sols fêlés, fracassés par l’histoire, ces sols à crier.
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Un lieu comme celui-ci exige de son visiteur qu’il
s’interroge, à quelque moment, sur ses propres actes de
regard. Je me suis aperçu, avec le temps, qu’une certaine
configuration de mon propre corps – une petite taille, des
yeux qui restent myopes malgré toutes les lunettes, une
certaine peur fondamentale – m’incitait à regarder plutôt
les choses qui sont en bas. Je marche habituellement en
regardant vers le sol. Quelque chose a dû persister d’une
très vieille – mieux vaudrait dire enfantine – peur de tom-
ber. Mais aussi d’une certaine propension à la honte, en
sorte que regarder en face me fut longtemps aussi difficile
– le sentiment qu’il y fallait un véritable courage – que
nécessaire. Il en est résulté, comme naturellement, un
ensemble de gestes imperceptibles destinés à concentrer,
plutôt qu’à diffuser, mon champ visuel. Alors j’ai pris le
pli de transformer cette générale timidité devant les
choses, cette envie de fuir ou de demeurer dans une per-
pétuelle attention flottante, en observation de tout ce qui
est en bas : les premières choses à voir, les choses que l’on
a « sous le nez », les choses terre à terre. Comme si se
pencher pour voir m’aidait un peu mieux à penser ce que
je vois. À Birkenau, un accablement particulier devant
l’histoire m’a sans doute fait pencher la tête un peu plus
que de coutume.
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man soient inscrites au registre des morts de la Shoah, je
ne suis pas dans la situation de « retourner » à Auschwitz-
Birkenau, comme pouvait légitimement le dire Paula
Biren, une survivante du camp, devant la caméra de
Claude Lanzmann : « J’ai voulu, souvent. Mais qu’est-ce
que je verrais ? Comment affronter cela ? […] Comment
puis-je retourner à ça, visiter ? »
J’ai donc passé la porte de ce qui fut l’enfer autrefois
et de ce qui était, ce dimanche matin, si calme et silen-
cieux. Je suis monté au mirador principal. J’ai photogra-
phié la fenêtre qui donne sur la rampe de sélection. Mon
ami Henri, qui m’accompagnait – et par l’insistante dou-
ceur duquel je m’étais résolu à faire le pas de ce voyage –,
me dit m’avoir entendu dire : « C’est inimaginable. » Je
l’ai dit, bien sûr, je l’ai dit comme tout le monde. Mais si
je dois continuer d’écrire, de regarder, de cadrer, de pho-
tographier, de monter mes images et de penser tout cela,
c’est précisément pour rendre une telle phrase incom-
plète. Il faudrait plutôt dire : « C’est inimaginable, donc
je dois l’imaginer malgré tout. » Pour en figurer quelque
chose au moins, au minimum de ce que nous pouvons en
savoir.
J’ai regardé, c’était inimaginable et si simple en même
temps. En découvrant, là-bas, la rampe de sélection
– avec un groupe clairsemé de visiteurs sur le chemin d’en
face –, j’ai bien éprouvé l’inimaginable de la réalité pas-
sée (la tragédie des sélections) comme l’inimaginable du
point de vue passé (l’observation, devant la même fenê-
tre, du bon fonctionnement des choses par le SS de
garde). L’inimaginable, ce fut l’impossibilité pour les vic-
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times d’accéder à une claire représentation des minutes
qui allaient suivre, qui allaient consommer – consumer
– leur destin. Ou bien c’était le refus, pour le SS de garde,
d’imaginer l’humanité de ces hommes, de ces femmes, de
ces enfants, qu’il observait de haut et de loin. Mais
aujourd’hui, pour moi sur cette page, pour n’importe qui
devant un livre d’histoire ou sur le territoire d’Ausch-
witz, c’est la nécessité de n’en pas rester à cette impasse
de l’imagination, cette impasse qui fut précisément l’une
des grandes forces stratégiques – via les mensonges et les
brutalités – du système d’extermination nazi.
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Mais qu’est-ce qu’un horizon à Birkenau ? Qu’est-ce
qu’un horizon dans ce lieu conçu pour briser tout
espoir ? L’horizon, ce sont d’abord ces plans de terrain
désolés – aujourd’hui désolés, alors grouillant de toute
une population terrorisée – que dominent les miradors. Il
y a bien, tout là-bas, la ligne de crête des arbres de la
forêt. Il faut alors tenter de projeter son regard au plus
loin, par-delà les clôtures électrifiées du camp : là où,
comme on dit, la nature « reprend ses droits » et où,
peut-être, existe encore un droit pour les humains, dont
ce lieu, justement, a si efficacement géré la négation. Mais
l’horizon, ici, ce sont d’abord les traits horizontaux des
barbelés – une vingtaine de rangées environ – qui, à hau-
teur d’homme, où que l’on soit, emprisonnent la vue
comme la vie.
Tout l’espace est raturé, rayé, entaillé, biffé, écorché
par les barbelés. Des horizontales hérissées, mises en
place non pour se repérer, comme dans un appareil opti-
que de quadrillage perspectif, mais pour renoncer à tout.
C’est donc un horizon par-delà toute orientation ou déso-
rientation. C’est un horizon menteur, où l’ouverture vers
le lointain se heurte à l’implacable clôture des barbelés.
Contrairement à une prison – qui est, théoriquement, un
espace juridique, et dont la clôture se matérialise par des
murs opaques –, le camp de Birkenau est d’autant plus
fermé dans sa négation du droit qu’il est visuellement
« ouvert » sur l’extérieur.
Aujourd’hui que presque tout a été détruit – notam-
ment les crématoires, dynamités par les SS entre le 20 et
le 22 janvier 1945, juste avant l’arrivée des premiers
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soldats de l’Armée rouge, le 27 –, l’horizon de Birkenau
se situe plus fortement entre les baraquements de bois
encore là, le hérissement des poteaux de clôture et les
vestiges de tout ce qui a été démoli. C’est pourquoi le sol
revêt une telle importance pour le visiteur de ces lieux. Il
faut regarder comme regarde un archéologue : dans cette
végétation repose une immense désolation humaine ;
dans ces fondations rectangulaires et ces amas de briques
repose toute l’horreur des gazages de masse ; dans cette
toponymie aberrante – « Kanada », « Mexiko » – repose
toute la folle logique d’une organisation rationnelle de
l’humanité comprise comme matériau, comme résidu à
transformer ; dans ces tranquilles surfaces marécageuses
reposent les cendres d’innombrables assassinés.
Je suis entré dans les baraquements encore intacts (si l’on
peut dire). Espaces tout à la fois démesurés et confinés.
Maintenant que plus personne n’est là pour souffrir,
gémir, mourir ou survivre, on demeure frappé par quel-
que chose comme l’état antérieur à cette condition
humaine : je veux parler du mode de construction, de sa
simplicité, de sa cruelle pauvreté, de sa logique d’étable.
La brique et le ciment, c’était en bas pour le sol, les
latrines, les conduits, les cheminées. Tout le reste est en
bois : des poutres, des planches, et c’est tout. La fruste
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menuiserie des châlits. Le brou noir des parois, typique
des constructions paysannes en Pologne. Le système de
fermeture des portes.
Photographier cela, c’est fatalement produire des
images aux perspectives atterrantes : ce sont de longs
bâtiments, où par exemple les trous sommaires des
latrines se succèdent sans fin. On comprend pourquoi la
forme cinématographique la plus évidente, dans un lieu
comme celui-ci, fut le travelling adopté par Alain Resnais
dans Nuit et brouillard (duquel se différencient les pa-
noramiques et les plans larges de Claude Lanzmann
lorsqu’il filma, dans Shoah, les « non-lieux » des sites
d’extermination dont il ne restait plus aucune construc-
tion). De plus, le travelling demande un rail et s’appa-
rente, de ce fait, au dispositif ferroviaire lui-même, ce
dispositif essentiel à la « Solution finale » puisqu’il s’agis-
sait – comme l’a montré Raul Hilberg – de gérer le trans-
port des populations juives depuis toute l’Europe jusqu’à
cette fatale « rampe » de Birkenau.
L’étable à êtres humains, dont je photographie seule-
ment la porte – qui est comme le plan d’arrêt, le halte-là
de toutes ces perspectives –, cette baraque ne fut-elle pas,
à tout prendre, qu’un gigantesque wagon à bestiaux de
plus ? Le dernier wagon, le wagon à l’arrêt, l’espace
d’une vie infernale en attendant pire encore ?
La voici plus qu’ailleurs, cette perspective atterrante.
C’est le chemin – la « route du camp » nommée Lager-
strasse A par les fonctionnaires nazis – qui menait, soit
vers le Zentralsauna pour les « aptes » qu’on allait
dépouiller de leurs vêtements, désinfecter au Zyklon B,
tatouer, etc., soit vers les crématoires IV et V pour les
« inaptes » promis au gazage immédiat par doses mor-
telles du même Zyklon B. Un autre chemin, nommé
Hauptstrasse ou « route principale », dirigeait les arri-
vants « inaptes » vers les grands crématoires II et III.
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C’est sur cette route, après la « sélection » sur la Juden-
rampe, qu’un fonctionnaire nazi s’est posté, entre mai et
juin 1944, pour photographier les arrivants des convois
de juifs hongrois, et notamment ces « inaptes » – femmes,
enfants, vieillards – que l’on menait directement à la
mort. En ce dimanche paisible de juin 2011, la route est
vide : pas un touriste à l’horizon. Ce n’est qu’une voie
caillouteuse pour se rendre de la zone ferroviaire du
camp vers la zone des chambres à gaz. L’image que j’en
saisis d’une visée sommaire et d’un simple geste du doigt
est au fond bien plus retorse, en dépit de sa grande bana-
lité, bien plus complexe que tout ce qu’on peut dire
lorsqu’on espère tout d’une photographie (« oui, c’est là,
c’est cela ! ») ou, au contraire, lorsqu’on n’en espère plus
rien du tout (« non, ce n’est pas cela, car cela est
inimaginable »).
Il suffit d’un point de vue archéologique pour lever les
fausses difficultés de cette alternative. Oui, c’est bien là,
oui c’est cela qui résiste encore au temps : c’est bien cette
route, ce chemin, ce sont bien ces deux haies de piliers en
béton munis de barbelés. C’est bien le lieu de notre his-
toire. Mais ce lieu est désormais vide de tous les acteurs
de sa tragédie. Le feu de l’histoire est passé. Parti avec la
fumée des crématoires, enfoui avec les cendres des morts.
Est-ce à dire qu’il n’y a rien à imaginer parce qu’il n’y a
rien – ou si peu – à voir ? Certainement pas. Regarder les
choses d’un point de vue archéologique, c’est comparer
ce que nous voyons au présent, qui a survécu, avec ce que
nous savons avoir disparu.
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On ne dit pas la vérité avec des mots (chaque mot peut
mentir, chaque mot peut signifier tout et son contraire),
mais avec des phrases. Ma photographie de la « route du
camp » n’est encore qu’un pauvre mot. Il demande donc
à être situé dans une phrase. Ici, la phrase n’est autre que
mon récit tout entier, récit de mots et d’images insé-
parés. Mais un même mot ne prend sens qu’à être utilisé
dans des contextes qu’il faut savoir faire varier, éprou-
ver : des contextes différents, des phrases, des montages
différents. Par exemple le montage qui consisterait, après
avoir solitairement arpenté cette route, à scruter les
visages de ceux et de celles qui y passèrent, un jour de mai
ou de juin 1944 : ces visages que l’officier nazi photo-
graphia sans les regarder, mais qui nous regardent
aujourd’hui depuis les pages atterrantes – terre à terre et
terrifiantes, si simples et vertigineuses en même temps
– de l’Album d’Auschwitz.
Il faut marcher un certain temps. Au bout de la Lager-
strasse A, on repasse sous un nouveau portail grillagé.
Puis, il faut tourner à gauche en prenant la Lager-
strasse B que prolonge – tout est si vide ici, mais ces topo-
nymes indiquent bien que nous sommes dans une ville,
une immense cité de fantômes – la Ringstrasse. C’est là
que commence le Birkenwald ou bois de bouleaux. Il
apparaît dans toute sa sérénité verdoyante (en hiver ce
doit être bien différent), avec cette beauté si délicate des
troncs blancs et leurs taches qui évoquent les restes de
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quelque partition musicale. Sur quelques-unes de mes
photographies, on ne voit que les arbres, comme si mon
regard avait cherché sa respiration par-delà les barbelés.
Mais les barbelés sont bien là, avec leurs poteaux de
ciment et leurs conducteurs électriques. Tout cela rendu
si discret par la force visuelle des troncs d’arbres alen-
tour, si présent pourtant puisqu’ils indiquent dans cette
banale forêt un lieu de massacre organisé.
Nous sommes tout près des crématoires IV et V. Dans
les planches de l’Album d’Auschwitz réunies par le photo-
graphe nazi sous le chapitre des « inadaptés », on voit des
dizaines de femmes et d’enfants regroupés parmi les
arbres, assis sur l’herbe, et qu’un regard inattentif pour-
rait situer dans une scène de pique-nique géant (en réa-
lité ils ne mangent pas, ils attendent, et ceux que l’on voit
main sur la bouche n’ont que ce geste pour l’angoisse qui
les tient devant l’objectif intimidant du SS). On voit quel-
quefois, à l’arrière-plan, les poteaux électrifiés. Mais les
troncs d’arbres sont déjà comme les barreaux d’une
immense prison, ou plutôt comme les mailles d’un piège
obsidional.
Le site du crématoire V fait comme une clairière dans le
bois de bouleaux. En novembre 1942 commencèrent les
travaux de construction et, dès le 5 avril 1943, les SS pou-
vaient y organiser un premier gazage de masse. Le visi-
teur aujourd’hui ne voit à peu près que ce que virent les
Soviétiques en janvier 1945 : une simple ruine, un amon-
cellement de décombres devant lesquels un petit « sens
interdit » nous incite à ne pas « entrer ».
On sait que les Russes tentèrent de déblayer ces ves-
tiges, peut-être dans l’idée de mettre au jour les restes du
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pas allé sans mal : difficultés intrinsèques pour affronter
de telles images, difficultés extrinsèques pour affronter
une polémique relative au fait même de leur accorder une
telle importance. Ces difficultés ne sont pas les miennes :
elles accompagnent, je pense, toute décision « cultu-
relle » liée à la transmission et à la muséification d’un évé-
nement historique aux enjeux – mémoriels, sociaux,
philosophiques, politiques – considérables.
Je résume donc la situation, dans cette clairière du bois
de bouleaux : d’un côté, il y a une charmante forêt ver-
doyante, et de l’autre un grand tas de briques et de fer-
raille, soit ce qui reste du crématoire V de Birkenau où
furent assassinées, en dehors de tout droit humain, des
milliers de personnes. Entre les deux se tiennent les trois
« stèles » photographiques, ces « lieux de mémoire »,
comme on dit, que quatre autres stèles noires viennent
compléter, à quelques pas de là : elles sont gravées de let-
tres blanches, en quatre langues où l’on peut lire les mots
« mémoire », « victimes », « génocide », « cendres », et
l’expression « reposent en paix ». On y voit aussi, délicate-
ment déposés par les pèlerins de passage, des roses rouges
ou les petits cailloux funéraires de la tradition juive.
Je suis évidemment frappé, connaissant déjà ces photo-
graphies, par l’opération qu’elles ont subie pour accéder,
sur ces stèles, au statut de « lieux de mémoire ». Je ne veux
pas ici parler en « spécialiste » – que je ne suis pas – tatil-
lon. Il me vient juste à l’esprit cette question, la plus évi-
dente qui soit : faut-il donc simplifier pour transmettre ?
Faut-il enjoliver pour éduquer ? On pourrait dire, en radi-
calisant : faut-il mentir pour dire la vérité ? Qui donc, à ces
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constate, en comparant mon image avec celle du photo-
graphe clandestin de Birkenau, que les troncs des bou-
leaux sont désormais bien plus épais, bien plus solides
qu’ils ne l’étaient en août 1944.
La mémoire ne sollicite pas seulement notre capacité à
fournir des souvenirs circonstanciés. Les témoins majeurs
de cette histoire – David Szmulewski, Zalmen Gra-
dowski, Lejb Langfus, Zalmen Lewental, Yakov Gabbay
ou Filip Müller – nous ont transmis autant d’affects que
de représentations, autant d’impressions fugaces, irréflé-
chies, que de faits déclarés. C’est en cela que leur style
nous importe, en cela que leur langue nous bouleverse.
Comme nous importent et nous bouleversent les choix
d’urgence adoptés par le photographe clandestin de Bir-
kenau pour donner une consistance visuelle – où le non
reconnaissable le dispute au reconnaissable, comme
l’ombre le dispute à la lumière –, pour donner une forme
à son témoignage désespéré.
J’ai longtemps déambulé, ignorant le panneau d’interdic-
tion, parmi les ruines silencieuses du crématoire V, cette
désolation « à l’air libre »… une expression que je
regrette déjà, tant elle résonne du paradoxe induit par la
cruauté, par la mise à l’ombre – et la mise à mort – inhé-
rentes à un tel lieu. Le ciel était lourd au-dessus, une brise
passait alentour. Les fondations nettement visibles, la
persistance de quelques rangées de briques, tout cela
donnait, comme par une inversion du paysage ouvert
devant moi, à imaginer les murs et les plafonds de ce bâti-
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ment où s’étouffèrent tant de vies humaines. On voit la
forêt juste en face, qui s’étend sereinement au-delà de la
clôture des barbelés.
L’image que j’ai produite alors adopte, de fait, un angle
qui n’est pas très éloigné du point de vue adopté naguère
par le photographe clandestin de Birkenau (je laisse de
côté une question d’orientation que j’ai tentée ailleurs
d’élaborer, et qui concerne le sens, inversé ou non, de la
planche-contact conservée au musée d’Auschwitz par
rapport au négatif disparu). Le format rectangulaire de
mon image coupe seulement la vue dans la ramure des
bouleaux, là où le format carré de l’appareil utilisé par le
membre du Sonderkommando laissait apparaître un peu
de ciel au-dessus des mêmes arbres.
En dépit des véhémentes et persistantes dénégations de
Claude Lanzmann – qu’elles soient dues à quelque argu-
ment métaphysique ou à la plus simple mauvaise foi de
celui qui veut avoir, ou avoir toujours eu, raison –, appa-
raît ici, au milieu de ce tas de gravats et de ces lignes de
fondation, une terrible évidence que j’avais établie sur la
base conjointe de l’analyse des plans de construction des
crématoires et du témoignage capital fourni par David
Szmulewski, le seul survivant de cet épisode, qui répon-
dait en 1987 aux questions méticuleuses de Jean-Claude
Pressac. Une terrible évidence dont les images aériennes
de la RAF, prises le 23 août 1944 mais révélées il y a peu,
auront donné l’appui d’un nouveau point de vue. C’est
que les deux photographies du Sonderkommando où l’on
découvre la crémation des corps sur le talus d’en face ont
bien été prises depuis une chambre à gaz : sa porte
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ouverte vers la face nord, précisait Szmulewski, à des fins
d’aération. Cette porte même dont on ne peut, aujour-
d’hui, que contempler le seuil brisé.
Pourquoi une telle proposition a-t-elle déchaîné tant
de résistances, tant de colères et d’inférences douteuses ?
La réponse tient sans doute dans les différentes valeurs
d’usage auxquelles on veut référer l’expression « cham-
bre à gaz » dans les discours tenus, aujourd’hui, sur le
grand massacre des juifs européens lors de la Seconde
Guerre mondiale. Pour un métaphysicien de la Shoah,
« chambre à gaz » signifie le cœur d’un drame et d’un
mystère : le lieu par excellence de l’absence de témoin,
analogue si l’on veut, par son invisibilité radicale, au cen-
tre vide du Saint des Saints.
Il faut dire au contraire, et sans craindre la terrible
signification que prennent les mots quand on les réfère à
leur matérialité, que la chambre à gaz était, pour un mem-
bre du Sonderkommando, le « lieu de travail » quasi quo-
tidien, le lieu infernal du travail du témoin (que ce témoin
ait miraculeusement survécu, comme Filip Müller, ou
qu’il soit mort comme tous les autres, mais en ayant réussi
à faire survivre le récit de sa condition, comme Zalmen
Gradowski). Le geste du photographe clandestin fut, à
tout prendre, aussi simple qu’héroïque : en se postant
dans la chambre à gaz, là même où les SS le contrai-
gnaient, jour après jour, de décharger les cadavres des
victimes à peine assassinées, il a transformé, pour quel-
ques rares secondes volées à l’attention de ses gardiens, le
travail asservi, son travail d’esclave de l’enfer, en un véri-
table travail résistant.
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l’on voit, très distinctement, sur les clichés aériens de la
RAF.
On sait que, jusqu’à l’automne 1942, les corps des vic-
times juives des Bunkers I et II étaient enterrées. Lors de
sa visite à Auschwitz des 17 et 18 juillet 1942, Heinrich
Himmler assista à un gazage au Bunker II et à l’ensevelis-
sement des cadavres. Mais les SS craignaient par ailleurs
la pollution, par les cadavres en décomposition, de la
nappe phréatique, ce qui posait donc de nouveaux pro-
blèmes de logistique pour le projet d’interner cent mille
prisonniers de plus à Birkenau. Himmler ordonna donc
que les corps fussent brûlés, sur le modèle – mis en place
par le colonel SS Paul Blobel – des grands brasiers de
Chelmno. De la fin du mois de septembre à la fin novem-
bre de 1942, cinquante mille corps furent ainsi brûlés à
l’air libre dans la zone du bois de bouleaux. Filip Müller
a méticuleusement rapporté le creusement des nouvelles
fosses d’incinération en face du crématoire V, au prin-
temps 1944, pour gérer l’énorme entreprise d’extermina-
tion des juifs hongrois.
Depuis ce temps, les fosses ont été comblées. Ce que je
peux voir, près de cette clôture du camp, ressemble pro-
bablement à un état du sol d’avant ces terrifiants disposi-
tifs qui faisaient quarante à cinquante mètres de longueur
sur huit de largeur et deux de profondeur, dispositifs
auxquels furent ajoutés des caniveaux destinés à recueillir
la graisse humaine. « Absolument » parlant, il n’y a plus
rien à voir de tout cela. Mais l’après de cette histoire, où je
me situe aujourd’hui, n’a pas été sans travailler lui aussi,
travailler à retardement, travailler « relativement ». C’est
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ce dont je me rends compte en découvrant, le cœur serré,
ce pullulement bizarre de fleurs blanches sur le lieu exact
des fosses de crémation.
Georges Bataille a écrit, autrefois, un bel article inti-
tulé « Le langage des fleurs ». Il y met sens dessus des-
sous la valeur rassurante attribuée aux fleurs lorsqu’on
veut ignorer leur relation à la sexualité, à l’effeuillement
de toute chose ou à la pourriture des racines. Ici le para-
doxe est bien plus cruel encore. Car l’exubérance avec
laquelle poussent les fleurs des champs n’est autre, à tout
prendre, que la contrepartie d’une hécatombe humaine
mise à profit par cette bande de terre polonaise.
On ne peut donc jamais dire : il n’y a rien à voir, il n’y a
plus rien à voir. Pour savoir douter de ce qu’on voit, il
faut savoir voir encore, voir malgré tout. Malgré la des-
truction, l’effacement de toute chose. Il faut savoir regar-
der comme regarde un archéologue. Et c’est à travers un
tel regard – une telle interrogation – sur ce que nous
voyons que les choses commencent de nous regarder
depuis leurs espaces enfouis et leurs temps enfuis. Mar-
cher aujourd’hui dans Birkenau, c’est déambuler dans un
paysage paisible qui a été discrètement orienté – balisé
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d’inscriptions, d’explications, documenté en somme – par
les historiens de ce « lieu de mémoire ». Comme l’histoire
terrifiante dont ce lieu fut le théâtre est une histoire passée,
on voudrait croire à ce qu’on voit d’abord, à savoir que la
mort s’en est allée, que les morts ne sont plus là.
Mais c’est tout le contraire que l’on découvre peu à
peu. La destruction des êtres ne signifie pas qu’ils sont
partis ailleurs. Ils sont là, ils sont bien là : là dans les fleurs
des champs, là dans la sève des bouleaux, là dans ce petit
lac où reposent les cendres de milliers de morts. Lac, eau
dormante qui exige de notre regard un qui-vive de cha-
que instant. Les roses déposées par les pèlerins à la sur-
face de l’eau flottent encore et commencent de pourrir.
Les grenouilles sautent de partout lorsque je m’approche
du bord de l’eau. En dessous sont les cendres. Il faut
comprendre ici que l’on marche dans le plus grand cime-
tière du monde, un cimetière dont les « monuments » ne
sont que les restes des appareils précisément conçus pour
l’assassinat de chacun séparément et de tous ensemble.
Les « conservateurs » de ce bien paradoxal « musée
d’État » se sont d’ailleurs heurtés à une difficulté inatten-
due et difficilement gérable : dans la zone qui entoure les
crématoires IV et V, à l’orée du bois de bouleaux, la terre
elle-même fait constamment resurgir les traces des massa-
cres de masse. Le lessivage des pluies, en particulier, a fait
remonter d’innombrables esquilles et fragments d’os à la
surface du sol, en sorte que les responsables du site se
sont vus obligés de mettre de la terre pour recouvrir cette
surface qui reçoit encore la sollicitation du fond, qui vit
encore du grand travail de la mort.
J’ai photographié, avant de repartir, le sol du créma-
toire V. Le ciment est toujours aussi dur, seulement fis-
suré, brisé par endroits. Mousses ou lichens ont pris
possession du lieu. Aux nazis qui ont fait sauter le bâti-
ment pour supprimer les « preuves » de leur entreprise
criminelle, il n’est pas venu à l’idée de détruire les sols.
Rien ne ressemble plus à un sol de ciment qu’un autre sol
de ciment. Mais l’archéologue tient, on le sait, un autre
discours : les sols nous parlent, précisément dans la
mesure où ils survivent, et ils survivent dans la mesure
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où on les tient pour neutres, insignifiants, sans consé-
quences. Mais c’est justement pour cela qu’ils méritent
notre attention. Ils sont eux-mêmes comme l’écorce de
l’histoire.
Je sais que certains sites des camps nazis – celui de
Buchenwald, notamment – ont dû faire appel à la compé-
tence d’archéologues professionnels pour interroger les
sols, fouiller les profondeurs, exhumer les vestiges de
l’histoire. À Birkenau, le sol du Kanada II – zone dont il
ne subsiste plus aucun baraquement – « dégorge encore
de la misérable richesse des victimes des SS », comme
l’écrit Jean-François Forges dans son récent Guide histo-
rique d’Auschwitz : couverts, assiettes, récipients en étain
ou en émail, fragments de verres ou de bouteilles.
Dans un magnifique petit texte intitulé « Fouille et
souvenir », Walter Benjamin a rappelé – à la suite de
Freud – que l’activité de l’archéologue pouvait éclairer,
par-delà sa technique matérielle, quelque chose d’essen-
tiel à l’activité de notre mémoire. « Qui tente de s’appro-
cher de son propre passé enseveli doit faire comme un
homme qui fouille. Il ne doit pas craindre de revenir sans
cesse à un seul et même état de choses – à le disperser
comme on disperse la terre, à le retourner comme on
retourne le royaume de la terre. » Or, ce qu’il trouve,
dans ce ressassement dispersé, toujours remonté du
temps perdu, ce sont « les images, qui, arrachées à tout
contexte antérieur, sont pour notre regard ultérieur des
joyaux en habits sobres, comme les torsi dans la galerie du
collectionneur. »
Cela signifie deux choses au moins. D’une part, que
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l’art de la mémoire ne se réduit pas à l’inventaire des
objets mis au jour, des objets clairement visibles. D’autre
part, que l’archéologie n’est pas seulement une techni-
que pour explorer le passé, mais aussi et surtout une
anamnèse pour comprendre le présent. C’est pourquoi
l’art de la mémoire, dit Benjamin, est un art « épique et
rhapsodique » : « Au sens le plus strict, le véritable souve-
nir doit donc, sur un mode épique et rhapsodique, don-
ner en même temps une image de celui qui se souvient, de
même qu’un bon rapport archéologique ne doit pas seu-
lement indiquer les couches d’où proviennent les décou-
vertes, mais aussi et surtout celles qu’il a fallu traverser
auparavant. » Je ne prétends donc pas, en regardant ce
sol, faire émerger tout ce qu’il cache. J’interroge seule-
ment les couches de temps qu’il m’aura fallu traverser
auparavant pour parvenir jusqu’à lui. Et pour qu’il vienne
rejoindre, ici même, le mouvement – l’inquiétude – de
mon propre présent.
Ce que l’écorce me dit de l’arbre. Ce que l’arbre me dit
du bois. Ce que le bois, le bois de bouleaux, me dit de
Birkenau. Cette image bien sûr, comme les autres, n’est
que fort peu de chose. Une fort petite chose, une chose
superficielle : pellicule, sels argentiques qui se déposent,
pixels qui se matérialisent. Toujours tout à la surface et
par surfaces entremises. Surfaces techniques pour ne
témoigner que de la surface des choses. Qu’est-ce que
cela me dit du fond, qu’est-ce que cela atteint au fond ?
La plupart des images, je le sais bien, demeurent sans
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conséquences. Des milliers de touristes avant moi sont
venus à Birkenau, leur appareil photo à la main, et ils ont
déjà mille fois posé leur objectif, j’imagine, là exactement
où j’ai posé le mien. À chacun son album, pourrait-on
dire. Ces images, en général, deviennent trésors privés,
comme les images de rêves elles ne sont intenses et signifi-
catives que dans le souvenir personnel de celui qui les
chérit.
Mais toutes les images ne demeurent pas sans consé-
quences partagées. Il y a des images – comme celles du
Sonderkommando de Birkenau – qui sont des actes collec-
tifs et non de simples trophées ou bibelots privés. Il y a
des surfaces qui transforment le fond des choses alen-
tour. Les philosophes de l’idée pure, les mystiques du
Saint des Saints ne pensent la surface que comme un
maquillage, un mensonge : ce qui cache l’essence vraie des
choses. Apparence contre essence ou semblance contre
substance, en somme. On peut penser, au contraire, que
la substance décrétée au-delà des surfaces n’est qu’un
leurre métaphysique. On peut penser que la surface est ce
qui tombe des choses : ce qui en vient directement, ce qui
s’en détache, ce qui en procède donc. Et qui s’en détache
pour venir traîner à notre rencontre, sous notre regard,
comme les lambeaux d’une écorce d’arbre. Pour peu que
nous acceptions de nous baisser pour en ramasser quel-
ques bouts.
L’écorce n’est pas moins vraie que le tronc. C’est même
par l’écorce que l’arbre, si j’ose dire, s’exprime. En tout
cas se présente à nous. Apparaît d’apparition et pas seule-
ment d’apparence. L’écorce est irrégulière, discontinue,
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accidentée. Ici elle tient à l’arbre, là elle se défait et tombe
entre nos mains. Elle est l’impureté qui vient des choses
mêmes. Elle dit l’impureté – la contingence, la variété,
l’exubérance, la relativité – de toute chose. Elle se tient
quelque part dans l’interface d’une apparence fugitive et
d’une inscription survivante. Ou bien elle désigne, préci-
sément, l’apparence inscrite, la fugitivité survivante de
nos propres décisions de vie, de nos expériences subies
ou agies.
Qu’est-ce que je suis allé faire à Birkenau ? Pourquoi
« retourner à ça » ? Je me souviens avoir déambulé de
façon indécise quoique, évidemment, orientée par un
savoir construit depuis l’enfance. J’ai traversé le bois de
bouleaux tout projet suspendu et, cependant, je mar-
chais dans une impérieuse direction. Tout cela dans un
état d’âme flottant mais bouleversé, plus désaffecté que je
ne l’aurais pensé d’abord bien que totalement sollicité
par la violence du lieu. J’ai éprouvé l’air particulier de ce
dimanche d’été, l’échelle imprévisible de l’espace, la lour-
deur du ciel. J’ai regardé les arbres comme on interroge
des témoins muets. J’ai essayé de ne pas trop en vouloir à
ces pauvres fleurs cruelles. J’ai réinscrit, chemin faisant,
ce lieu dans mon histoire familiale, mes grands-parents
morts ici même, ma mère qui en perdit toute faculté de
raconter, ma sœur qui a aimé la Pologne à une époque où
je ne pouvais pas le comprendre, mon cousin qui n’est
pas encore prêt, j’imagine, pour cette sorte de retrouvaille
frontale avec l’histoire. J’ai pensé à cet ami juif polonais
qui, au même moment, était en train de mourir à l’autre
bout de l’Europe.
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Pour n’être ni ébloui ni terrassé, j’ai donc fait comme
tout le monde : j’ai fait quelques photographies au
hasard. Disons, presque au hasard. Je me suis retrouvé,
une fois rentré chez moi, devant ces quelques bouts
d’écorce, cette pancarte de bois peint, cette boutique de
souvenirs, cet oiseau entre les barbelés, ce mur de fusil-
lade factice, ces sols bien réels fissurés par le travail de la
mort et du temps écoulé depuis, cette fenêtre de mira-
dor, ce bout de terrain vague annonçant l’enfer, ce che-
min de terre entre deux clôtures électrifiées, cette porte
de baraquement, ces quelques troncs d’arbres et ces
hautes ramures dans le bois de bouleaux, cette traînée de
fleurs des champs en face du crématoire V, ce lac gorgé
de cendres humaines. Quelques images, c’est trois fois
rien pour une telle histoire. Mais elles sont à ma mémoire
ce que quelques bouts d’écorce sont à un seul tronc
d’arbre : des bouts de peau, la chair déjà.
En français, le mot écorce est dit par les étymologistes
représenter l’aboutissement médiéval du latin impérial
scortea, qui signifie « manteau de peau ». Comme pour
rendre évident qu’une image, si on fait l’expérience de la
penser comme une écorce, est à la fois un manteau – une
parure, un voile – et une peau, c’est-à-dire une surface
d’apparition douée de vie, réagissant à la douleur et pro-
mise à la mort. Le latin classique a produit une distinc-
tion précieuse : il n’y a pas une, mais deux écorces. Il y a
d’abord l’épiderme ou cortex. C’est la partie de l’arbre
immédiatement offerte à l’extérieur, et c’est elle que l’on
coupe, que l’on « décortique » en premier. L’origine
indo-européenne de ce mot – que l’on retrouve dans les
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vocables sanscrits krtih et krttih – dénote à la fois la peau
et le couteau qui la blesse ou la prélève. En ce sens,
l’écorce désigne cette partie liminaire du corps qui est
susceptible d’être atteinte, scarifiée, découpée, séparée en
premier.
Or, là précisément où elle adhère au tronc – le derme,
en quelque sorte –, les latins ont inventé un second mot
qui donne l’autre face, exactement, du premier : c’est le
mot liber, qui désigne la partie d’écorce qui sert plus
facilement que le cortex lui-même de matériau pour
l’écriture. Il a donc naturellement donné son nom à ces
choses si nécessaires pour inscrire les lambeaux de nos
mémoires : ces choses faites de surfaces, de bouts de cel-
lulose découpés, extraits des arbres, et où viennent se
réunir les mots et les images. Ces choses qui tombent de
notre pensée, et que l’on nomme des livres. Ces choses
qui tombent de nos écorchements, ces écorces d’images
et de textes montés, phrasés ensemble.
(Juillet 2011)
TABLE
Écorces ..................................................................... 9
Bouleaux ................................................................... 11
Pancarte .................................................................... 15
Boutique ................................................................... 19
Barbelés .................................................................... 21
Murs ......................................................................... 23
Sols ........................................................................... 27
Mirador .................................................................... 29
Horizon .................................................................... 33
Porte ......................................................................... 37
Chemin ..................................................................... 39
Forêt ......................................................................... 43
Stèles ......................................................................... 45
73
Ramures .................................................................... 51
Seuil .......................................................................... 53
Fleurs ........................................................................ 57
Lac ............................................................................ 61
Chambre ................................................................... 63
Écorces ..................................................................... 67
SUITE DES OUVRAGES DE
GEORGES DIDI-HUBERMAN