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Version intégrale d’un essai à paraître dans

Revue de métaphysique et de morale, 2014.


 

Le long et monotone chapelet de l'Esprit universel.


Courte histoire des premiers congrès de philosophie

Giuseppe Bianco, University of Warwick

0. Réflexivité colloquiale et historicisation

Il est certes possible de faire une leçon sur la leçon, un cours sur le cours : tant la
Leçon sur la leçon de Pierre Bourdieu, que L’ordre du discours de Michel Foucault
constituent deux exemples de ce genre auto-analytique. Mais, est-il possible de faire
un congrès sur le congrès, dans ce cas sur le quatrième congrès international de
philosophie, tenu à Bologne il y a un peu plus d’un siècle1 ? Un tel exercice de
réflexivité est-il possible sous le régime intersubjectif, au cours d’un congrès ? Il me
semble qu’une fois évité l’écueil du genre commémoratif ou apologétique, le risque
auquel s’expose une recherche collective de ce genre est celui de se limiter
exclusivement aux analyses des cas locaux, des figures et des controverses
singulières2, spécialité réservée aux spécialistes, dans ce cas aux historiens de la
philosophie3. Ainsi l’originalité de la modalité d’échange intellectuelle constituée par
le congrès risque de s’évaporer, et la mention d’un congrès précis4 est la simple
occasion pour exposer et analyser les thèmes et les contenus propres à la discipline à
un moment donné de son développement5. On se borne alors à évoquer, en guise de
décor, quelques détails anecdotiques et pittoresques comme la rencontre entre tel et
tel autre intellectuel dans les couloirs reliant les salles de congrès ou le succès
enregistré dans la presse par telle ou telle autre intervention. Pascale Rabault-
Feuerhahn et Wolf Feuerhahn ont récemment souligné comme cette posture
épistémologique entraîne aussi un choix de sources qui, dans la plupart des cas, se

                                                                                                               
1 Cet essai est l’élaboration d’une intervention rédigée en français, mais présentée en italien à la deuxième séance

du colloque LʼEurope philosophique et scientifique du Congrès de Bologne (1911) à la Première Guerre mondiale tenue à
Bologne les 18 et 19 octobre 2012, à l’occasion du troisième centenaire de la fondation de l’Académie des Sciences
de l’Institut de Bologne. Il en garde partiellement la démarche orale.
2 On évoquera quelques unes de ces controverses à la fin de cette étude.
3 Pour l’une des rares et récentes problématisations du statut épistémologique de l’histoire de la philosophie et de
ses méthodes, cf. E. Anheim, A. Lilti et S. Van Damme (éds.), « Histoire et philosophie », Annales. Histoire et
sciences sociales, n. 1, Janvier-Février 2009.
4 Le mot « congrès », comme celui d’« archive » (cf. E. Annheim, « Singulières archives : Le statut des archives
dans l'épistémologie historique. Une discussion de La Mémoire, l'histoire, l'oubli de Paul Ricœur », Revue de
synthèse, 2004, vol. 125, p. 153-182) mérite d’être clarifié. Il désigne à la fois la série des congrès dans le cadre
d’une discipline donnée, et une rencontre précise appartenant à cette série. Pour une question de clarté on
utilisera « Congrès » pour la série et « congrès » pour une rencontre particulière.
5 Dans « Jalons pour une histoire des congrès internationaux au 19ème siècle. Régulation scientifique ou
propagande intellectuelle ? » (in Relations internationales, numéro monographique, n. 62, « Les congrès
scientifiques internationaux », 1990, p. 116), Anne Rasmussen souligne comme la plupart des études se limitent à
prendre le congrès comme le « reflet de l'état de la discipline à un moment donné, [la] ponctuation de
l'accumulation toujours croissante des savoirs ».

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limite aux volumes d’actes et ne prends guère en considération la correspondance6,
les documents institutionnels, la presse etc.7
Avant d’ouvrir un ample chantier collectif en mesure d’analyser ces archives
hétérogènes, le fait de prendre en considération l’histoire d’un congrès en
l’emboîtant dans l’histoire plus générale d’un Congrès et des congrès, pourrait nous
aider à réduire les risques liés aux analyses caractéristiques du discours indigène,
souvent entachées d’anachronismes. Cela pourrait aussi contribuer à fournir une
perspective nouvelle sur les habitudes – et même sur les habitii – « colloquiales »
actuelles, et même sur la « colloquité8 », à savoir ce phénomène qui consiste dans la
substitution des enquêtes collectives par des rencontres où chacun présente un
fragment de recherche et qui, dans les cas les moins heureux, débouche en un
« patchwork disparate où le meilleur côtoie le pire9 ».
« Il n’y a d’histoire que contemporaine », disait, en bon idéaliste historique,
Benedetto Croce, présent au congrès international de philosophie de Bologne de
1911, organisé en étroite collaboration entre la revue Scientia de son collègue et
ennemi Federico Enriques et la Revue de métaphysique et de morale de Xavier Léon et
de ses amis10. En revenant sur le colloque de Bologne un siècle plus tard il est
impossible de ne pas avoir en tête un autre partenariat franco-italien : le fameux
« processus de Bologne-Sorbonne ». Amorcé il y a une décennie, ce partenariat est
en train de transformer l’espace international de la recherche déployé par l’université
humboldtienne du début du vingtième siècle, né autour des congrès internationaux,
dans une « Mac University » globale, pour utiliser l’efficace expression de Parker
Jary11 ; à savoir un espace universitaire dominé par une économie des connaissances
effaçant tout caractère national au profit d’une collaboration soumise aux simples
besoins du marché12.
Il s’agit donc de fournir quelques schémas d’analyse utiles pour une critique
historique des conditions de possibilité de notre travail intellectuel aujourd’hui. Cette
historicisation commence d’abord par une suspension préalable des récits
généalogiques qui ont assuré, pendant un certain moment, le fonctionnement et la
clôture relative d’une discipline, ici de la philosophie13. Les narrations généalogiques
sont, le plus souvent, des obstacles épistémologiques si l’on vise à comprendre le
fonctionnement et l’histoire réelle d’une pratique de savoir. Une historicisation
critique peut se faire de diverses manières. L’une des procédures utilisées par
                                                                                                               
6 Ce n’est évidemment pas le cas de l’article de Stéphane Souillé publié dans ce numéro.
7 Cf. W. et P. Feuerhahn (éd.), La Fabrique Internationale De La Science. Les Congrès Scientifiques de 1865 À 1945,
Revue Germanique Internationale, n. 12, 2010. Christophe Prochasson a également souligné l’insuffisance des actes
des congrès afin d’analyser les modalités de ce type d’échange intellectuel. C. Prochasson, « Introduction »,
Cahiers Georges Sorel, n. 7, « Les Congrès : lieux de l'échange intellectuel », 1989, p. 8.
8 Cf. J. Le Goff. « Une maladie scientifique : la colloquité », AIAC News. Bollettino informativo dell’Associazione
Internazionale di Archeologia Classica (n. 2, septembre 1994).
9 Cf. C. Charle « L'organisation de la recherche en sciences sociales en France depuis 1945 : bref bilan historique

et critique », Revue d'histoire moderne et contemporaine, Supplément : « La fièvre de l'évaluation », t. 55, n. 4 bis,
2008, p. 92.
10 Pour le congrès de Bologne, cf. R. Simili, « Filosofi a Congresso: Il Quarto Congresso Internazionale Di
Filosofia. Bologna 6-11 Aprile 1911 », in Id., Lo studioso e la Città, Bologne, Nuova Alfa Editoriale 1987, p. 330–
334 et C. Bartocci, « Scienza e filosofia: un divorzio italiano », in S. Luzzato et G. Pedullà (éd.), Atlante della
letteratura italiana, Turin, Einaudi 2012, p. 448-453 ; G. Oldrini et W. Tega (éd.), Filosofia e scienza a Bologna tra
il 1860 e il 1920, Bologne, Cappelli, 1990 ; P. Pombeni, « L’Università di Bologna nell’età contemporanea », in
G.P. Brizzi, L. Marini, P. Pombeni L'Università a Bologna. Maestri, studenti e luoghi dal XVI al XX secolo, Cinisello
Balsamo, A. Pizzi, 1988.
11 Cf. P. Jary, « The McUniversity: Organization, Management and Academic Subjectivity », Organization, vol. 2,
Mai 1995, p. 319-338.
12 Cf. C. Charle et C. Soulié (éds.), Les ravages de la modernisation universitaire, Paris, Syllepse, 2007.
13 Comme Jean-Louis Fabiani a eu l’occasion de relever dans Les philosophes de la République (Paris, Seuil, 1988),
c’est cette fonction de « garde aux frontière épistémologiques » que l’histoire de la philosophie a assurée depuis la
naissance d’un champ philosophique à la fin du XIXe siècle.

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l’histoire consiste dans d’inhabituels changements de focale14 : il s’agit de se pencher
sur les changements et les ruptures lorsque le discours indigène donne pour acquise
la continuité, ou de dévoiler des continuités sur la longue période, lorsque l’histoire
de la philosophie se perd dans l’analyse de différences entre écoles et sur la
nouveauté irréductible des créations conceptuelles.
Le congrès de philosophie tenu à Bologne en 1911 appartient pour le moins à deux
séries temporelles : celle des congrès de philosophie, inaugurés par la Revue de
métaphysique et de morale en 1900 et celle, plus longue, des congrès internationaux qui
sont organisés depuis le début du XIXe siècle. D’une part liés au processus national
d’autonomisation des disciplines, les congrès sont, d’autre part, une étape
fondamentale de l’histoire de l’internationalisation de la recherche, interrompue en
1914. Cette même année est organisé le premier congrès international de
« Philosophie des sciences », mais le cinquième congrès de philosophie, qui aurait dû
advenir entre août et septembre 1915 à Londres, sous la direction de Bernard
Bosanquet, et qui était annoncé dans toutes les revues et même encore décrit de
manière détaillée dans le numéro d’octobre 1914 de The Monist15, n’aura pas lieu.
Pendant la guerre, en 1915, une Exposition universelle se déroule à San Francisco :
c’est là qu’Henri Bergson présente son pittoresque bilan de la philosophie française,
mais aucun congrès n’en fournit le cadre. Le congrès– tenu à Oxford en septembre
1920 – n’est, écrit un commentateur, qu’un « succédané du congrès [international]
qui devait se réunir à Londres en septembre 191416 ». En effet, on ôte le titre de
« congrès international » qu’on substitue par la simple dénomination de
« meeting »17 ou « anglo-american-french congress of philosophy18 ». Seuls français
et anglo-américains « impatients d'une réorganisation mondiale19 » participent à
cette réunion, et les débats se restreignent à des discussions sur les conséquences
philosophique de la théorie de la relativité, mais surtout à des questions politiques
concernant la guerre et la paix, même dans leurs aspects les plus concrets20. Pour la
première fois en effet, des hommes politiques prennent part aux débats : non
seulement Henri Bergson, philosophe dont on connaît le rôle joué dans la diplomatie
et propagande françaises dès 1914, mais aussi ceux qu’Alfred Hoernlé nomme
« England's two philosopher-statesmen 21 », à savoir Arthur James Balfour et
Richard Burden Haldane, membres de l’Aristotelian Society de Londres. Dès la
fondation de l’International Research Council en 1919, la collaboration scientifique
internationale est directement prise en charge par les gouvernements nationaux des
pays alliés, tandis qu’avant la Guerre cette tâche était du ressort des organisations
nationales. Au « véritable » cinquième congrès, tenu à Naples en 1924, et où l’on
s’interroge encore sur « l’avenir encore incertain de l’humanité »22 tout comme à

                                                                                                               
14 Cf. J. Revel, Jeux d´échelles. La micro-analyse à l´expérience, Paris, Seuil/Gallimard, 1996.
15 Cf. Anonyme, « Firth international congress of philosophy, London, 1915, 31 August », The Monist, t. 24, n. 4,
octobre 1914, p. 636-638.
16 Cf. L. Noël, « Le congrès d’Oxford », Revue néo-scolastique de philosophie, 1920, vol. 22, n. 88, p. 394-398.
17 Voir aussi R. Lenoir, « Henri Bergson au Meeting d'Oxford », Revue philosophique de la France et de l’étranger,
vol. 149, 1959, p. 339-343.
18 Cf. R.F. Alfred Hoernlé, « The Oxford Congress of Philosophy », The Philosophical Review, vol. 30, n. 1921,
p. 57. Voir aussi P. Montague, « The Oxford Congress of Philosophy », The Journal of Philosophy, vol. 18, n. 5,
mars 1921, p. 118-129
19 Ivi., p. 339.
20 Elie Halévy oppose un Fichte universaliste à celui des nationalistes allemands, Theodore Ruyssen et Hubert
Mauss se concentrent sur le problème des droits nationaux, Arthur James Balfur défend le traité de Versailles.
21 Cf. R.F. Alfred Hoernlé, « The Oxford Congress of Philosophy », cit., p. 57.
22 Cf. E. Leroux, « Souvenirs du Congrès de Naples », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 32, n. 1, janvier-mars
1925, p. 123. I. Benrubi, se dira satisfait du colloque, mais il ne manquera pas de mentionner « la crise
internationale que nous traversons » (« Le Ve Congrès International de philosophie », Revue Philosophique de la
France et de l'Étranger, t. 98, juillet-décembre 1924, p. 312).

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celui de Cambridge aux États-Unis23, la présence allemande est minime et elle
restera minoritaire aux congrès de 1930 et de 1934, respectivement à Oxford et à
Prague. En 1937, au neuvième congrès international de Paris24, surnommé « congrès
Descartes » est fondé – à l'initiative du philosophe suédois Åke Petzäll, et avec
l'appui de Raymond Bayer, Émile Bréhier et Léon Robin et la collaboration de la
Sorbonne et de l'Université de Lund – l’« Institut international de collaboration
philosophique 25 ». Malgré le grand nombre d’allemands présents à la réunion,
l’irréparable fracture dans les relations franco-allemandes est perceptible26. Quelque
chose s’était bel et bien brisée en 1914. Les séquences 1890-1914 et 1900-1911
recèlent donc une cohérence : on pourrait parler, en suivant Frédéric Worms, d’un
moment philosophique, dominé par un ou plusieurs problèmes27, ou par une certaine
doxa, pour le dire avec Bourdieu.
Mes analyses vont cependant suivre une autre piste. Je voudrais isoler quelques
résultats contre-intuitifs produits par la procédure de changement de focale à peine
mentionné. Les présentes considérations n’ont aucune prétention d’originalité ou de
complétude, elles ne représentent en effet que le compte-rendu de l’état d’un chantier
récemment ouvert, en vue duquel j’ai voulu tirer profit des données rassemblées et
des outils développés par d’autres chercheurs bien avant moi28. Sur la base de ces
recherches, j’isolerai quelques pistes pour une étude plus approfondie des congrès de
philosophie. Les objectifs des ces pages sont les suivants : 1. Exposer l’histoire et les
caractères généraux de la forme-congrès ; 2. Retrouver ces caractéristiques dans les
congrès de philosophie, en isolant quelques traits originaux ; 3. Expliquer les raisons
                                                                                                               
23 Cf. E. Gilson, « Le Ve Congrès International de philosophie : Harvard University, Cambridge (U.S.A.). 13-17
Septembre 1926 », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 33, n. 4, Octobre-Décembre 1926, p. 509- 544.
24 Le compte-rendu de la rencontre, rédigé par Léon Brunschvicg (« Le neuvième Congrès international de
philosophie », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 45, n. 1, Janvier 1938, p. 1-7), s’ouvre, de manière
paradigmatique, sur la relation entre le congrès, la Revue de métaphysique et la Société française de philosophie.
25 Cf. R. Bayer, « L'Institut international de Philosophie », Revue Philosophique de la France et de l'Étranger, t. 137,
1937, p. 126-128.
26 Cf. G. Bénézé, « Le IXe Congrès international de philosophie (Paris, 31 juillet-7 aout 1937 », Revue de
Métaphysique et de Morale, t. 45, n. 1, janvier 1938, p. 127-143
27 Cf. F. Worms, La philosophie française au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009.
28 Outre le volume de la Revue germanique, les ouvrages suivants ont servi de base pour notre analyse :
B. Schroeder-Gudehus, Deutsche Wissenschaft und internationale Zusammenarbeit. Ein Beitrag zum Studium kultureller
Beziehungen in politischen Krisenzeiten, thèse de l’Université de Genève, Institut universitaire des hautes études
internationales, 1966 ; Id., Les scientifiques et la paix. La communauté scientifique internationale au cours des années 20,
Montréal, Presses de l’Université de Montréal, 1978 ; A. Rasmussen, L’internationale scientifique (1890-1914),
thèse EHESS, 2 vol., 1995. Les deux numéros de revue France, deux numéros de revue consacrés à cette
question : Cahiers Georges Sorel, , n. 7, 1989, « Les congrès, lieu de l’échange intellectuel (1850-1914) » (cf.
notamment l’« Introduction » de Christophe Prochasson, p. 5-8 et les articles d’Anne Rasmussen, « Les Congrès
internationaux liés aux Expositions universelles de Paris (1867-1900) », p. 23-44 et d’Eric Brian, « Y a-t-il un
objet Congrès ? Le cas du Congrès international de statistique (1853-1876) », p. 9-22), Relations internationales,
n. 62, 1990, « Les congrès scientifiques internationaux ». (cf. notamment l’ « Avant-Propos », de B. Schroeder-
Gudheus et l’article d’A. Rasmussen, « Jalons pour une histoire des congres internationaux aux 19ème siècle»,
cit.). C. Tapia, « Les fonctions sociales des colloques », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 50, Janvier-juin
1971, p. 133-14 et Id., « Colloques et sociétés », Cahiers Internationaux de Sociologie, vol. 65, Juillet-Décembre
1978, p. 333-346 ; D. Everett-Lane, Interantional Scientific congresses, 1878-1913. Community and Conflict in the
Pursuit of Knowledge, PHD diss, Columia 2004. Voir aussi le numéro spécial des Actes de la recherche en sciences
sociales consacré à « La circulation internationale des idées » (vol. 145, décembre 2002) et notamment les articles
de P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », p. 5-9, d’E. Brian,
« Transactions statistiques au XIXe siècle », p. 34-46 et celui de V. Karady, « La migration internationale
d'étudiants en Europe, 1890-1940 », p. 47-60. Y. Gingras, « Les formes spécifiques de l'internationalité du champ
scientifique », Actes de la recherche en sciences sociales 1/2002 (n° 141-142), p. 31-45; C. Charle, E. Keiner et
J. Schriewer (éd.), Sozialer Raum und akademische Kulturen, Studien zur europäischen Hochschullandschaft im 19. und
20. Jahrhundert/ A la recherche de l’espace universitaire européen. Etudes sur l’enseignement supérieur aux XIXe et XXe
siècles, Francfort, 1993 ; C. Charles, J. Schriewer, P. Wagner éds., Transnational Intellectuals Networks and The
cultural logics of Nations, European Universities and Academic Knowlegde in the Nineteenth and Twentieth Centuries,
Francfort, 2004 ; C. Charle « Ambassadeurs ou chercheurs ? Les relations internationales des professeurs de la
Sorbonne sous la IIIe République », dans Genèses, « France-Allemagne. Transferts, voyages, transactions », n. 14,
1994, p. 42-62 ; C. Charle, La République des universitaires 1870-1940, Paris, Seuil, 1994, p. 375-394.

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pour lesquelles la philosophie est la dernière des disciplines à être l’objet d’un
congrès ; 4. Fournir, à la lumière de 2. et 3. les raisons du dysfonctionnement du
projet d’un réseau international en philosophie.
1. Les congrès internationaux : une nouvelle forme d’échange intellectuel

Le premier congrès international de philosophie de 1900, ancêtre de celui de


Bologne, organisé par la Revue de métaphysique et de morale en coïncidence avec
l’Exposition universelle de Paris, doit être inscrit dans une continuité : la série des
congrès internationaux qui commencent à être organisés de manière massive à partir
des années 186029. Le statisticien Adolphe Quételet avait déjà relevé, dans le compte-
rendu du congrès de statistique de 1860, que la forme-congrès était une forme
d’ « origine moderne »30, en soulignant notamment que cette forme avait succédé à
celle de la société savante nationale dont les prémices remontent au XVIIIe siècle.
Loin d’être une forme naturelle de l’échange des biens symboliques (données,
méthodes et savoir-faire contenus dans des compilations, des bibliographies, des
articles et des livres), la forme-congrès était, de fait, seulement une parmi les formes
possibles en Europe : au fil des XVIIe et XVIIIe siècles, les échanges s’étaient limités
à la circulation d’ouvrages, aux correspondances entre collègues choisis et aux
voyages. Entre le milieu du XVIIe et la fin du XVIIIe, seuls les centres urbains et les
capitales voient se développer académies et sociétés savantes qui engagent aussi des
membres étrangers. Ce système d’institutions locales opère à la fois en concurrence
et en réseau, quant aux membres étrangers ils recouvrent un rôle assez ambigu en
tant que collaborateurs, informateurs et, parfois même, espions31.
C’est à la jonction entre le XVIIIe et le XIXe siècle, que se développe, dans les écrits
des savants et hommes politiques, l’idée d’une organisation collective du travail
scientifique et de la circulation internationale des idées. Le Marquis de Condorcet,
dans son Esquisse d’un tableau historique des progrès de l’esprit humain (1795), théorise
une époque – la dixième – pendant laquelle les savants se réuniront périodiquement
pour échanger des données en disposant de mesures communes et d’une langue
universelle. Le mot « congrès », utilisé pour désigner une réunion de savants
provenant de différents pays, apparaît presque au même moment. Au XVIIIe siècle le
terme « congrès » n’indiquait qu’une « réunion de ministres pour régler les question
internationales », c’est l’homme politique Louis-Antoine Destouff qui, en 1797,
introduit l’idée qu’il serait productif de réunir en une « sorte de congrès » les savants
des différents pays afin d’accélérer le progrès de l’astronomie et suggère donc de
prendre la politique comme exemple pour la science32. Cet indice en dit déjà long sur
le fonctionnement d’un congrès et de son lien avec le champ du pouvoir.
Dans la situation de forte instabilité politique qui caractérise l’Europe de la première
moitié du XIXe siècle, la possibilité concrète de réaliser l’utopie condorcetienne est
perdue de vue, mais l’idée d’un espace international d’échange de connaissances
fondé sur une langue universelle, sur des mesures communes et animé par des

                                                                                                               
29 Seulement une vingtaine de congrès avait été organisée entre 1830 et 1850. Ces données sont tirées de Union
des associations internationales, Les congrès internationaux de 1681 à 1899. Liste complète, Bruxelles 1900 et Les
congrès internationaux de 1900 à 1919. Liste complète, Bruxelles, 1960.
30 A. Quételet, « Sur le Congrès international de statistique tenu à Londres le 16 juillet 1860 et les cinq jours
suivants », Bulletin de la Commission centrale. Le congrès international de statistique, t. IX, 1960.
31 Ce paragraphe reprend très largement et de façon très synthétique les pages consacrées à l’histoire des
échanges internationaux par E. Brian dans son excellent article sur les « Transactions statistiques au XIXe
siècle » (cit.).
32 Cf. P. Rabault-Feurhahn et W. Feuerhahn, « Présentation : la science à l’échelle internationale », in Revue
germanique, cit., p. 5. Cf. aussi M. Crosland, « The Congress on Definitive Metric Standards, 1798-1799 : The
First International Scientific Conference ? », Isis, n° 60, 1969.

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savants de bonne volonté perdure en tant qu’idée régulatrice. À partir de la
deuxième moitié du siècle, cet idéal est toutefois complètement séparé d’une
réflexion sur les conditions politiques de sa possibilité, qui, selon l’auteur du Tableau
étaient étroitement liées à la Révolution. Comme Rasmussen et Brian le soulignent
chacun à sa manière, les organisateurs ignorent presque toujours les conditions
politiques internationales qui surdéterminent l’organisation des congrès. On devra
justement attendre la Première Guerre mondiale, afin que cette question s’impose à
nouveau de manière brûlante.
Quételet sera le pionnier des congrès internationaux en statistique, mais aussi des
congrès internationaux tout court. Inspiré par l’utopie condorcetienne, mais moins
visionnaire et plus pragmatique, Quételet élabore en 1851 une formule originale,
qu’il appelle « congrès général ». Tant pour les congrès de statistique qu’il organise
deux ans plus tard (1853-1876) que pour ceux auxquels ils serviront d’exemple –
hygiène et démographie en 1854, anthropologie en 1866, médecine en 1867,
géographie en 1873 – l’objectif est identique à celui de Condorcet : échanger des
données et standardiser des pratiques. Au fur et à mesure que ces colloques se
développent et qu’ils deviennent le standard de la communication scientifique, on
déploie des méthodes pour concerter les efforts. Par exemple, l’Institut international
de bibliographie, fondé en 1895 à Bruxelles à la conférence internationale
bibliothéconomie est l’ un des organismes centraux créé pour cette raison. Ainsi
apparaissent des « méta-congrès », comme celui des associations internationales33 et
des réseaux de collaboration comme la UAI (Union associations Internationales) et
la OICI (organisation d’inter-collaboration interne) ainsi que des conférences
pacifistes.
Les congrès peuvent se réaliser car les conditions politiques, sociales et techniques
sont favorables. L’Europe est, à partir de 1850, plus stable géopolitiquement, ce qui
permet aussi le développement d’un réseau de communication postal, télégraphique
et du chemin de fer efficace permettant le déplacement tant d’informations que de
marchandises (dans ce cas, les livres dont le tirage s’est accru grâce à l’amélioration
de l’imprimerie) et, enfin, de personnes34. En effet, les échanges internationaux de
biens symboliques sont directement en relation avec les échanges marchands. Comme
Anne Rasmussen a efficacement35 montré, la naissance et le succès des congrès
doivent être considérés comme étroitement liés aux Expositions universelles
organisées en Europe à partir des années soixante36. Le premier congrès organisé
par Quételet s’est en effet déroulé en correspondance avec l’Exposition universelle de
Bruxelles. Au cours des premières vingt années d’expositions, les organisateurs
avaient mis en relief le fait que mettre à la vue du public des produits technologiques
ne s’accompagnaient pas d’une mise à disposition des connaissances humaines qui
rendaient possible ces mêmes réalisations matérielles. Ce mouvement augmente de
manière exponentielle, et trouve son aboutissement dans l’Exposition de 1900 qui,
selon Alfred Picard, alors commissaire général, aurait dû constituer « la philosophie
et la synthèse du siècle ». Selon Picard, la nécessité existait bien d’« une exposition
universelle de la pensée mise en face de l'exposition universelle des produits37 ». Ce
                                                                                                               
33 Cf. K. Sandrine, « Les organisations internationales, terrains d'étude de la globalisation. Jalons pour une
approche socio-historique », Critique internationale, 2011/3 n. 52, p. 9-16.
34 Cf. « Transaction statistique », cit.
35 Cf. « Les Congrès internationaux liés aux Expositions universelles de Paris (1867-1900) », cit. p. 23.
36 Le début du XXe siècle atteste nouvelle vague d’expansion des congrès. 1885-1894 – 89 sessions, 1905-1014
on en compte 170. Sur cette explosion et pour une étude de la forme des congrès internationaux qui en résulte, cf.
A. Rasmussen, L'Internationale scientifique (cit.)
37 Cf. A. Picard, Rapport général administratif et technique de l'Exposition universelle de 1900, Paris, Imp.
Nationale, 1902- 1903, t. VI, p. 5. Cité par Rasmussen, « Jalons pour une histoire des congrès internationaux au
19ème siècle », cit., p. 19.

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n’est pas un hasard si, précisément en 1900, Henri Berr fait paraître le premier
numéro de sa Revue de synthèse. Deux aspects sont donc reliés l’un avec l’autre : d’une
part la possibilité de la circulation internationale des marchandises et, d’autre part,
l’intérêt réflexif sur les instruments et les savoirs les rendant possibles ainsi que sur
leur synthèse.
Le lien entre échanges marchands et échanges de biens symboliques motive la
désignation des congrès internationaux comme nouveaux lieux du savoir, en
reprenant le titre de l’ouvrage coordonné par Christian Jacob38, mais à l’image des
expositions, il s’agit de lieux où le savoir est présenté plutôt que produit. Malgré les
déclarations grandiloquentes des organisateurs, il s’agit presque toujours
d’expositions du savoir déjà produit ailleurs plutôt que de fabriques des savoirs, pour
emprunter aux Feuerhahn39 leur expression. Je montrerai que c’est aussi le cas pour
la philosophie.
D’autre part, comme je l’illustrais en citant Picard, la tentative par les
gouvernements et par les savants de tirer profit des expositions pour échanger des
biens symboliques provient aussi d’une demande de la part des organisateurs qui
sont souvent à la recherche d’un regard réflexif des arts et des techniques sur elles-
mêmes. Souvent, écrit justement Rasmussen, la convocation d’un congrès provient
« de considérations extérieures au milieu scientifique concerné, ne répondant pas à
des besoins effectifs internes ». Ainsi, « il ne faut pas surestimer l’autonomie dont
dispose chaque discipline pour fonctionner exclusivement selon des logiques qui lui
seraient propres, qu’elles soient de nature cognitive ou socio-institutionnelles ». Les
motivations sont liées à la politique, aux stratégies de carrières, aux « ambitions
concurrentes de politiques extérieures qui s’ouvrent à des velléités culturelles,
comme dans le cas des expositions universelles40 ».
Pendant les congrès et, en amont, lors de leur organisation, les stratégies
d’appropriation de capital symbolique sont présentes à plusieurs échelles. Suivant
une approche qui, malgré tout, reste fonctionnaliste, on pourrait lister ainsi les
acteurs engagés, à l’international, dans une tentative de trouver une légitimation dans
leur champ national.
a. Il s’agit d’abord des savants en quête de ce que Randall Collins appellerait un
« espace d’attention »41 : le fait de participer à un congrès international fournit aux
savants non seulement l’occasion de discuter avec des collègues étrangers et de
mettre en lumière leur travail, mais surtout de se légitimer dans leur champ national.
Si l’on adopte la métaphore optique, l’international agit soit comme un prisme
réfractant soit comme un multiplicateur de lumière. Anne-Marie Décaillot 42 a
notamment montré que les congrès internationaux de mathématiques doivent leur
existence à l’activisme de Georg Cantor qui, certes, voulait apaiser les tensions entre
français et allemands, mais surtout cherchait un publique susceptible de faire
admettre ses thèses au monde académique allemand.
                                                                                                               
38 Cf. C. Jacob (éd.), Lieux de savoir, vol. 1 et 2, Paris, Albin Michel, 2007 et 2011.
39 Cf. « Présentation : la science à l’échelle internationale », cit. Les deux chercheurs reprennent l’expression
utilisée en 1890 par l’historien Theodor Mommsen. Ce dernier, en louant le théologien Adolf Harnack, avait
souligné, qu’à l’âge de la grande industrie (Großindustrie), il fallait promouvoir une nouvelle pratique scientifique
(Großwissenschaft) où des communautés de savants travaillent ensemble à une grande échelle, sous la direction
d’un seul (T. Mommsen, « Antwort an Harnack, 3. Juli 1890 », in Id., Reden und Aufsätze, Berlin, Weidmann,
1905, p. 209). Quinze années plus tard, Adolf Harnack publie un article programmatique intitulé : « De la science
à l’échelle industrielle » (A. Harnack, « Vom Großbetrieb der Wissenschaft », in Id, Aus Wissenschaft und Leben,
A. Töpelmann, Giessen, vol. 1, 1911, p. 10-20).
40 « Jalons pour une histoire des congrès internationaux au 19ème siècle», cit., p. 119.
41 Cf. R. Collins, The Sociology of Philosophies: A Global Theory of Intellectual Change, Cambridge, Massachusetts,
Bleknap Press, 2000.
42 Cf. A.M. Décaillot, « Zurich 1897: premier congrès international de mathématiciens », Revue germanique, cit.,
p. 123-137.

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b. Deuxièmement, ce sont les réseaux de sociabilités plus ou moins stabilisés (les
sociétés savantes, mais surtout les revues, qui sont en plein essor pendant la période
1870-191043 et qui sont les premières promotrices d’un espace transnational de
recherche) qui aspirent à une institutionnalisation ou à la conquête de privilèges par
rapport à d’autres : une société savante ou une revue qui prend en charge la
délégation d’un pays présent lors d’un congrès profite d’un surplus de prestige et de
légitimation, cela est d’autant plus vrai si cette société ou cette revue est la
promotrice du congrès. Presque toujours on assiste donc à une inversion : les
sociétés nationales se forment après les congrès internationaux, et non avant, comme
on aurait pu penser.
c. Enfin, ce sont les disciplines qui veulent affirmer leur indépendance. Les congrès
possèdent un caractère rituel indéniable44. Les rencontres adviennent toujours sous
le patronage de figures politiques illustres : maires, ministres, rois, présidents. Cette
ritualité (les discours d’ouverture et clôture, mais aussi les excursions touristiques,
les manifestations culturelles qui accompagnent les congrès, etc.), a pour objectif de
mettre en scène, dans le champ du pouvoir, l’importance d’une discipline. Au cours
de ces véritables mises en scène, le but est celui de prouver qu’il ne s’agit pas d’un
simple « hobby » pratiqué par des passionnés, mais que la discipline en question
engage un grand nombre de personnes, capables de s’organiser pour le bien
commun. Une discipline, selon les mots de Jean Bazin, n’est en effet rien d’autre
qu’« un mode institutionnel de gestion du savoir45 ». En outre, comme le souligne
Eric Brian, c’est « au cours des sessions [des congrès] que se joue la constitution
d'une spécialité. Les catégories techniques et mentales [ … ] ont été façonnées au fil
de ce long processus46 ». Les congrès représentent donc une étape fondamentale de
la professionnalisation et de la clôture épistémologique d’une discipline qui se
constitue et s’organise face à d’autres disciplines, en incluant ou excluant des sujets,
des disciplines avoisinantes ou des contributeurs47. Les congrès, enfin, mettent en
contact les uns avec les autres différents modèles universitaires. À ce propos, on sait
bien à quel point la France se trouvait, depuis 1870 au moins, dans un rapport
d’imitation/compétition avec le modèle allemand 48 , et on ne peut ignorer
l’importance de la déchirure connue par la jeune Italie entre ce modèle et celui fourni
par la France. Enfin, ce caractère rituel, dont le but est l’affirmation d’une discipline

                                                                                                               
43 Cf. M. Leymarie, J.Y. Mollier, J. Pluet-Despatin (éd.), La belle époque des revues (1880-1914), Paris, Imec
éditions, 2002 et notamment l’article de J. Pluet-Despatin, « Les revues et la professionnalisation des sciences
humaines », p. 305-324.
44 Cf. C. Ergi, « Academic Conferences as Ceremonials », Journal of management eduction, n. 16, 1992, p. 90-115.
45 Cf. J. Bazin, Des clous dans la Joconde : l'anthropologie autrement, Paris, Anacharsis, 2008. Pour le statut
épistémologique de la notion de discipline, cf. J. Boutier, J.C. Passeron & J. Revel, éds, Qu’est-ce qu’une discipline ?
Paris, Éditions de l’EHESS, 2006.
46 Cf. « Y a-t-il un objet Congrès ? », cit., p. 22.
47 À ces aspects, il faudrait ajouter celui du changement de la modalité de production intellectuelle considérée du
point de vue du producteur. Neil Gross, auteur d’une sociogenèse de Richard Rorty, dans un récent essai (avec
Yann Flaming, « Academic Conferences and the Making of Philosophical Knowledge »), isole quatre aspects
normalement soulignés dans les approches fonctionnalistes-mertoniennes aux congrès : la fonction de
communication intellectuelle, celle de socialisation professionnelle, celle de reproduction des hiérarchies et celle
de légitimation de nouveaux champs. À celle-ci s’ajoute un nouvel objet qui est le comportement stratégique des
acteurs lors des colloques et la manière dont un philosophe produit de la connaissance sous contrainte.
48 Cf. C. Charle, « L’élite universitaire française et le modèle universitaire allemand (1880-1900), dans
M. Espagne et M. Werner (éds.), Transferts. Les relations intellectuelles dans l’espace franco-allemand, Paris, Éditions
de la Recherche sur les civilisations, 1988, p. 346-358 ; « Les références étrangères des universitaires. Essai de
comparaison entre la France et l’Allemagne, 1870-1970 », dans Actes de la recherche en Sciences Sociales, vol. 148,
n. 3, 2003, p. 8-19 ; V. Karady, Relations inter-universitaires et rapports culturels en Europe (1871-1945), Paris,
Centre de sociologie de l’éducation et de la culture, Maison des sciences de l’homme, 1992 ; cf. V. Karady, « La
République des Lettres des temps modernes. L’internationalisation des marchés universitaires occidentaux avant
la Grande Guerre », Actes de la recherche en sciences sociales, n. 121-122, p. 92-103, 1998 ; « La migration
internationale d’étudiants en Europe, 1890-1940 », Actes de la recherche en sciences sociales, n. 145, 2002, p. 47-60.

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face aux autres et face au champ du pouvoir, provoque aussi le résultat inverse,
autrement dit la mise en contact de spécialistes et profanes. Ainsi, tout comme aux
conférences des savants, c’est un public plus vaste qui assiste et participe aux
congrès. D’où la création d’un nouveau point de rencontre entre le champ
scientifique et la littérature de divulgation. D’autre part, on observe également un
effet de retour : les collègues étrangers rencontrés lors des congrès sont invités dans
les sociétés savantes et leur capital culturel réinvesti dans le champ propre. La
ritualité a une dernière conséquence : elle conduit les participants au rite à
internaliser des normes de conduites et des valeurs, dans ce cas les valeurs
« internationalistes » de la collaboration intellectuelle entre des savants appartenant
à des pays différents. Les congrès comportent quatre traits rituels principaux,
énumérés par Randall Collins dans Interaction Ritual Chains49 : présence de plusieurs
individus, existence d’une barrière avec l’extérieur, concentration de l’attention sur
un objet particulier et une humeur partagée. Ce processus rituel engendre ce que
Collins appelle une « effervescence collective » et emplit les individus de ce qu’il
appelle une « énergie émotionnelle ».
Les analyses de Pierre Bourdieu au sujet de la circulation internationale des idées
sont essentielles pour expliquer la plupart de ces phénomènes : « l’international –
écrit-il dans Science de la science et réflexivité – est [ … ] un recours contre les
pouvoirs temporels nationaux, surtout dans les situations de faible autonomie » d’un
savant, d’un groupe ou d’une discipline50. Ainsi, « les luttes au sein de chaque champ
national » restent déterminantes. Le plus souvent, les réceptions étrangères des
œuvres, les débats entre collègues de plusieurs nations, ne font que réfracter ces
luttes et les intérêts propres caractérisant les « nationalismes intellectuels51 »
Les congrès impliquent une compétition aussi sur le plan international. Tant Anne
Rasmussen que Wolf Feuerhahn et Pascale Rabault-Feuerhahn52 ne manquent pas
de mettre en relief le fait qu’à l’âge de l’affirmation des États-nations,
l’internationalisation de la science a été l’occasion pour freiner la domination
allemande dans le champ scientifique. Cette domination est liée à une domination
linguistique : Yves Gingras montre en effet comme le français en tant que lingua
franca dans les échanges scientifiques est largement substitué par l’allemand après
1870. Cette suprématie durera jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, au moment où
l’allemand sera substitué par l’anglais53. Pour cette même raison, certes du côté
allemand mais surtout chez les voisins outre-rhénans, l’internationalisme intellectuel
de la période 1870-1914 implique un mélange d’universalisme et de nationalisme qui
ne devra pas attendre la Grande Guerre pour venir au jour54. Comme l’écrit Anne
Rasmussen il n’y a pas « de séance d’ouverture sans vaste pétition de principes
pacifistes évoqués au nom de l’universalisme de la science, mieux partagés que la
célébration des avancées de la discipline où le scepticisme est plus généralement de
mise55 ». Ces déclarations pacifistes restent le souvent rhétoriques, car elles cachent
des intérêts nationaux. Ceux-ci commencent à se dévoiler au moment où l’utopie
propre aux congrès commence à montrer la corde, à savoir au cours de la décennie
qui a précédé le début de la guerre. La tendance qui sous-tend l’idéologie des congrès
est donc celle que Christophe Prochasson et Anne Rasmussen ont appelée
                                                                                                               
49 Cf. R. Collins, Interaction Ritual Chains, Princeton, Princeton University Press, 2004.
50 Cf. P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Paris, Raisons d’agir, 2001, p. 150.
51 Cf. P. Bourdieu, « Les conditions sociales de la circulation internationale des idées », cit., p. 8
52 Cf. « Présentation : la science à l’échelle internationale », cit. Voir aussi C. Digeon, La crise allemande de la
pensée française 1870-1914, Paris, PUF, 1959, p. 38.
53 Cf. « Les formes spécifiques de l’internationalité du champ scientifique », cit., p. 38.
54 Cf. C. Prochasson, A. Rasmussen, Au nom de la Patrie : Les intellectuels et la Première Guerre mondiale : 1910-1919,
Paris, La Découverte, 1996.
55 « Jalons pour une histoire des congres internationaux au 19ème siècle », cit., p. 125.

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« nationalisation de l’universel », dans leur Au nom de la patrie. Selon une formule
retrouvée récemment dans les discours du président des États-Unis, la nation en
question ne serait pas une nation comme les autres, mais les dépasserait en raison de
son universalisme. La rupture de 1914 est donc relative car déjà pendant les
premières dix années du XXe siècle, la compétition internationale est évidente.
Comme les auteurs le soulignent, la décennie 1904-1914 rompt avec l’optimisme
progressiste des années 1880-1900. Les jeunes intellectuels qui auront vécu la guerre
identifieront dans la période de l’essor des congrès une prédominance d’hommes
superficiels ou de mauvaise foi.
Loin de constituer seulement le résultat de la friction entre les tendances pacifistes et
universalistes d’une part et les tendances nationalistes et hégémoniques de l’autre, ou
entre conscience internationaliste et universaliste d’une part et idéologies
nationalistes inconscientes de l’autre, comme certaines analyses semblent nous
suggérer, les congrès internationaux offrent donc une scène où sont à l’œuvre des
stratégies complexes, aussi bien individuelles que collectives, liées à des intérêts
personnels, corporatifs, disciplinaires et, enfin, nationaux. Ces stratégies sont très
intriquées, d’où une complexité irréductible à la simple contradiction entre
nationalisme et internationalisme.
2. La philosophie, une discipline comme les autres ?

La philosophie n’est pas une exception : les congrès de philosophie obéissent aux
mêmes logiques propres aux congrès organisés, bien avant, par les autres disciplines.
Je me pencherai d’abord sur les traits communs avec les autres disciplines car ma
conviction est que ces similitudes provoquent des effets de dénaturalisation sur le
regard indigène des historiens de la philosophie. J’en viendrai ensuite aux
originalités de l’histoire des congrès philosophiques.
A. J’ai évoqué, en m’appuyant sur les analyses d’Eric Brian, la double tentative
consubstantielle aux congrès : standardiser des pratiques d’une part et optimiser
l’échange de données de l’autre. La philosophie suit les autres disciplines. Elle se
concentre notamment dans des clarifications lexicographiques et linguistiques et
dans l’organisation rationalisée de l’échange de ses propres biens symboliques.
A.1 C’est en concomitance avec les congrès que Louis Couturat propose l’adoption
d’une langue universelle – l’esperanto d’abord, l’Ido ensuite – et qu’André Lalande
lance l’idée de créer un dictionnaire philosophique international. À la fin du XIXe
siècle, les questions de la langue et du lexique s’étaient imposées dans toute
l’Europe : il s’agissait d’une tentative de stabilisation des champs disciplinaires
nationaux par le biais de l’apaisement des conflits56. La création et l’utilisation d’une
langue universelle, selon Couturat, auraient non seulement facilité les échanges, mais
aussi apaisé les conflits entre nations, les amenant vers l’unité, la paix, l’harmonie et

                                                                                                               
56 La tentative de Lalande n’est pas la première. Comme le rappelle Claudia Stancati [« Une page d'histoire de la
lexicographie en France et en Italie », in S. Auroux (éd.), History of Linguistics, Benjamins, Amsterdam, 2003,
p. 303-318] en 1879, Rudolf Eucken publie une Geschicht der philosohische Terminologie in Umriss et en 1896 Lady
Welbi, sur les pages de la revue Mind dans son article « Sense, Meaning and Intermpretation » propose un prix
pour un essai sur les causes de l’obscurité du lexique philosophique. En 1901-1905, aux États Unis, Baldwin
dirige des chercheurs qui travaillent à un Dictionnary of Philosphy and Psychology. Les italiens ne sont du moins :
Giovanni Vailati attire l’attention avec son essai de 1899, sur Le questioni di linguaggio nella storia della scienza e
della civilizzazione et en 1903, la Rivista di filosofia publie un article « Per la terminologia filosofica ». Deux ans
plus tard paraîtra un Dizionario delle scienze filosfiche. Par ailleurs c’est en 1901 qu’Edmund Goblot rédige, seul,
Le dictionnaire philosophique (Paris, Armand Colin). Cf. M. Côté et G. Paradis « Les dictionnaires généraux de
philosophie en langue française », Philosophiques, t. 23, n. 2, 1996, p. 341-358 et S. Auroux, « La notion
d’encyclopédie philosophique », in Encyclopédie philosophique universelle, L’Univers philosophique, Paris, PUF, 1997,
p. 781–788.

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la fraternité57. Quant à la lexicographie, il faut souligner qu’en France, les cinq
dictionnaires philosophiques publiés au XIXe siècle, respectivement ceux de Perez58,
Bertrand59, Morin60, Jéhan61, et de Franck62, étaient soit des compilations scolaires
destinées aux lycéens (Perez et Bertrand), soit des dictionnaires catholiques (Morin
et Jehan). Le dictionnaire de Franck est le seul à faire appel à 50 collaborateurs, mais
il suit strictement l’orientation cousininenne63. C’est à cette situation que Lalande
répond64.
A.2.1 Concernant l’échange des données, c’est après le congrès d’Heidelberg en 1908
que la Société française de philosophie décide d'entreprendre la constitution d'une
Bibliographie de la philosophie française, sous la direction de Victor Delbos65. Les
italiens avaient déjà entrepris une telle démarche à la suite de la fondation de la
Société italienne de philosophie, quelques années plus tôt. Il faut ajouter que, surtout
à partir du congrès de 1908, certaines conférences, notamment celles appartenant
aux sections consacrées à l’histoire de la philosophie et portant sur des philosophes
ou sur des traditions nationales, même présentées comme des réflexions ou des
problématisation, ne sont rien d’autre que des compilations – certes recouvertes de
jugements de valeurs – rendant compte de l’histoire d’une pratique intellectuelle, la
philosophie, alors sur la voie d’une unité disciplinaire. Ce type de conférence se
répand rapidement, avec des communications sur la philosophie française, sur la
philosophie allemande, sur la philosophie italienne en général66, ou bien sur tel autre
philosophe vivant ou ayant fait école. Mais ces informations purement
« philosophiques » ne constituent pas les uniques objets d’échanges. En effet, des
biens symboliques d’un autre type circulent parmi les congressistes.
A.2.2 Premièrement, enveloppé par les argumentations propres au discours qu’on
dénomme « philosophique » ou exposées pour ainsi dire « à l’état brut » dans les
discours des savants invités au congrès, ce qui est échangé ce sont les données
provenant d’autres sciences, données parfois méconnues des philosophes car limitées
à la circulation entre les professionnels des autres disciplines. Le plus souvent on
échange les résultats d’études appartenant aux champs de la physique ou des
mathématiques, plus rares sont les données issues des sciences sociales et humaines.
Voici deux exemples à mon sens très parlants : c’est au premier congrès de Paris que
Bertrand Russel entrera en contact avec les théories arithmétiques de Giuseppe
Peano et avec la théorie ensembliste de Georg Cantor. Cette rencontre est si
importante pour le développement des Principia mathematica que Russell considérera
l’année 1900 comme « la plus importante » de sa vie intellectuelle67. En outre, c’est
en 1911 qu’Henri Bergson entendra parler pour la première fois de théorie de la

                                                                                                               
57 Voir le compte-rendu de l’intervention de Couturat au Congrès international de Genève et intitulée, « Des
progrès de l’idée de langue internationale », Revue de métaphysique et de morale, 1904, p. 1074.
58 Cf. B. Perez, Petit dictionnaire philosophique contenant les principales difficultés de la terminologie philosophique à
l'usage des candidats aux baccalauréats, Paris, A. Morant, 1877.
59 Cf. A. Bertrand, Lexique de philosophie, Paris, P. Delaplane, 1892.
60 Cf. F. Morin, Dictionnaire de philosophie et de théologie scolastique, Paris, J.P. Migne, 1856.
61 Cf. L.F. Jéhan. Dictionnaire de philosophie catholique, Paris, J.P. Migne, 1860.
62 Cf. A. Franck, Dictionnaire des sciences philosophiques, Paris, Hachette, 1875.
63 Cf. J.P. Cotton, « Adolphe Franck, maître d'œuvre de l'encyclopédie du cousinisme : à propos du Dictionnaire
des sciences philosophiques », in Id., Autour de Victor Cousin. Une politique de la philosophie, Paris, Les Belles Lettres,
1992, p. 179-190.
64 Cf. A. Lalande, « Le langage philosophique et l’unité de la philosophie », Revue de métaphysique et de morale, t. 6,
1898, p. 566-588 et Id., « Les récents dictionnaires de philosophie », Revue philosophique de la France et de
l'étranger, t. 28, n. 56, 1903, p. 641.
65 Cf. T. Ruyssen, « Pour la bibliographie philosophique », Revue de Métaphysique et de Morale, t. 18, n. 2, Mars
1910, p. 229-241.
66 En 1909, E. Oscar publie un essai sur « Die deutsche Philosophie im Jahre 1908 », Kant-Studien, n. 14, janvier
1909). Ce n’est pas un hasard si Masson-Oursel présente à Bologne un exposé sur « La philosophie comparée ».
67 Cf. G. Landini, Russell, London, Routledge, 2010, p. 4.

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relativité, en écoutant l’exposé de Paul Langevin sur le « paradoxe des jumeaux ».
On connaît l’importance de cette rencontre, qui donnera naissance à Durée et
simultanéité et à la célèbre polémique entre Bergson d’une part et Einstein et André
Metz de l’autre68.
A.2.3 Deuxièmement, on échange encore autre chose. Nous voici face à la singularité
de la pratique philosophique, qui reste irréductible à la restriction disciplinaire,
même au moment où – à la jonction entre le XIXe et le XXe siècle – elle tente de se
donner une structure comparable à celle des autres disciplines. En recensant le
quatrième congrès international de sociologie organisé par Réné Worms à Paris en
1897, Gabriel Tarde souligne que les congrès ne peuvent aider à l’avancement d’une
science, mais qu’ils sont pour le moins utiles afin de débarrasser une discipline des
« hypothèses encombrantes69 ». Si cela est en partie vrai pour les sciences sociales et,
à plus forte raison, pour les sciences « dures » (physique ou chimie70) et les sciences
formelles (mathématiques et logique), il n’en est pas ainsi pour la philosophie, même
à un moment où elle connaît une forte disciplinarisation. Balfour a la sincérité
d’admettre, au congrès (ou « meeting ») d’Oxford, qu’il n’existe aucun parallélisme
entre congrès scientifiques, concentrés dans l’ « additions to knowledge » et congrès
de philosophie, où l’on n’assiste pas à un progrès cumulatif71. En tentant de motiver
cette résistance à la disciplinarisation propre à la philosophie, Bruno Karsenti a
récemment définit la philosophie comme une « forme singulière de discours »72. Ce
qu’on échange, donc, pour reprendre partiellement la notion Ludwik Fleck73, ce sont
aussi des « styles de problématisation », des « styles de discours ». Voilà pourquoi
les modalités de la controverse philosophique ont été (et restent) si différentes de
celles de la controverse scientifique74. C’est cette particularité propre à la philosophie
qui est la raison, comme on le verra, de la difficulté de rationnaliser les controverses.
À la différence des autres données qui sont échangées de manière relativement aisée,
ces « styles » se trouvent à la racine des mésententes, des refus violents et même des
adhésions acritiques. La raison est simple : les « styles » sont les vecteurs principaux
des prises de position stratégiques au sein d’un champ national – tentative de se
« distinguer », de se « faire une philosophie » ou d’occuper l’espace de l’attention –
qui restent incompréhensibles à ceux qui n’appartiennent pas au champ. Ils sont en
outre le résultat d’une tradition institutionnelle et culturelle et ils véhiculent des
systèmes de valeurs. Coagulés dans ce que Couturat avait appelé les systèmes
« déballés » au cours d’un congrès, les « styles » sont la raison principale de la
fascination, de l’irritation, ou de l’incompréhension des participants. L’un des cas
principaux est la controverse (ou la « rixe ») entre pragmatistes et intellectualistes à
Heidelberg, où arguments logiques, arguments moraux, intérêts spécifiques et
charge émotionnelle des participants se fondent d’une manière qui est susceptible
                                                                                                               
68 Sur ce point se reporter à l’essai d’E. During publié dans ce même numéro de la Revue.
69 Cf. G. Tarde, « Le Dernier Congrès de sociologie », Revue internationale de l'enseignement, n. 3, septembre 1897,
p. 259.
70 On devra attendre 1911, avant qu’Ernest Solvay organise les premiers congrès internationaux portant sur ces
disciplines.
71 Cf. « The Oxford Congress of Philosophy », cit., p. 73. Tout autres sont les remarques de H. Wildon Carr qui
écrit dans sont compte-rendu du congrès de Bologne (« The IVth International Congress of Philosophy,
Bologna, April 6th-11th », Proceedings of the Aristotelian Society, vol. 11, 1910-1911,p. 223) que « one can regard
philosophy as a. body of knowledge which, like science, is advanced, grows and progresses by union of workers
anid criticism and discussion of results »
72 Cf. B. Karsenti, D’une philosophie à l’autre. Les sciences sociales et la politique des modernes, Paris, Gallimard, 2013,
p. 7.
73 Cf. L. Fleck, Genèse et développement d’un fait scientifique, Paris, Les Belles Lettres, 2005.
74 Jean-Louis Fabiani a récemment attiré l’attention sur la fécondité des études inspirées par les « Science and
technology studies » et leur importance pour l’étude des controverses en philosophie, tout en soulignant les
différences entre les deux types de discours (« Controverses scientifiques, controverses philosophiques », Enquête,
n. 5, 1997, p. 11-34).

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d’être interrogée seulement si l’on combine les instruments de l’histoire de la
philosophie avec ceux fournis par les sciences sociales. Cela dit, c’est au cours des
congrès, au moment où « systèmes » et « styles » se rencontrent et s’affrontent, que
sont introduites dans une dimension internationale, pour la première fois, les si
importantes « interactions en face-à-face » décrites par Randall Collins, en
s’inspirant des Rites d’interaction d’Erwin Goffman dans son The Sociology of
philosophers 75. Ces interactions dans un espace public sont bien différentes des
correspondances ou des visites privés, elles impliquent donc une forte charge
émotionnelle : irritation, ennui, mais aussi fascination et stupéfaction. Les
descriptions de Bergson – que Xavier Léon et Enriques cherchent à cause de sa
« valeur », qu’ils visent à réinvestir dans leur propre champ – en témoignent.
Etienne Blum par exemple, écrit en 1904 au sujet de Bergson, que les présents au
congrès et qui « ne connaissaient l'orateur que par ses écrits, se communiquent
l'impression profonde que leur produit sa physionomie si expressive76 ». Comme tant
d’autres, l’essayiste italien Giovanni Papini, un de ceux précisément qui connaît le
penseur français seulement par ses écrits, tombe sous son charme à Genève. Mais
peu d’autres sont capables de susciter une telle influence. D’autre part, si la
gentillesse et le charme de Boutroux sont remarqués, les impressions suscitées par
Benedetto Croce sur les français sont bien différentes.
B. Le deuxième trait distinctif propre au congrès est le lien existant entre échange de
marchandises et échange de bien symboliques. C’est en correspondance avec
l’Exposition de Paris de 1900 que le premier congrès international de philosophie a
lieu. De même, le congrès de Bologne se déroule en concomitance avec les
expositions de Turin, Florence et Rome de 1911. Les idées et leurs supports (les
livres et les revues de philosophie), deviennent alors des biens qui circulent et se
trouvent en concurrence les uns avec les autres77. Cet aspect est remarqué de
manière involontaire par Benedetto Croce, très hostile à la Revue de métaphysique et
aux tentatives de clarifications lexicographiques et linguistiques promues par
Lalande et Couturat :

M. Louis Couturat – écrit Croce – est un fanatique de deux feuilles


mortes, de deux idées stériles, qui obsédèrent inutilement Leibniz aussi
pendant toute sa vie, l'idée d'un calcul logique et celle d'une langue
universelle [ ... ] mais de pareilles idées qui relèvent de l’utile ne doivent
pas être discutées dans les livres des philosophes et dans les revues qu’on
dit de « métaphysique ». Le lieu où elles doivent s’affirmer est le marché où
leurs fabricants les amènent comme des marchandises quelconques. Elles
s'imposent non par un raisonnement, mais en raison de leur utilité.78

Six ans auparavant, à la veille du premier congrès, le même « fanatique » Couturat,


effrayé par le nombre de contributeurs, saisit les mêmes aspects notés plus tard par
                                                                                                               
75 Il faudrait voir, à partir du point de vue des producteurs, de quelle manière les congrès philosophique
influençaient la production de biens symboliques. Dans « Academic Conferences and the Making of Philosophical
Knowledge » (in C. Camic, N. Gross et M. Lamont (éds.), Social Knowledge in the Making, edited University of
Chicago Press, 2011), N. Gross et C. Flamming ont isolé quatre aspects normalement soulignés dans les
approches fonctionnalistes aux congrès : la fonction de communication intellectuelle, celle de socialisation
professionnelle, celle de reproduction des hiérarchies et celle de légitimation de nouveaux champs. À ces
fonctions s’ajoute un nouvel objet qui est le comportement stratégique des acteurs lors des colloques et la
manière dont un philosophe produit de la connaissance sous contrainte.
76 Cf. E. Blum, « Le IIe congrès international de philosophie (Genève, 4-8 septembre 1904) », Revue Philosophique
de la France et de l'Étranger, vol. 58, juillet-décembre 1904, p. 505-519. Voir aussi les remarques d’A. Rey au sujet
du « charme » de sa communication présentée à Bologne (p. 10).
77 Cf. L. Pinto (éd.), Le commerce des idées philosophiques, Paris, Editions du Croquant, 2009.
78 Passage cité par Paola Stancati dans son « Une page d’histoire », cit., p. 314, je souligne.

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son ennemi. Dans des lettres envoyées à Xavier Léon, Couturat exprime la nécessité
d’un effort visant à « se montrer encore plus libéral et plus éclectiques au Congrès
qu’à la Revue » car il ne s’agit pas d’une réunion de savants, mais bien d’une
« Exposition universelle, c’est-à-dire un peu une foire ou un déballage de systèmes. Le
publique comparera et jugera79 ». À ce sujet, les considérations faites par différents
philosophes français en 1908, lorsqu’on discute des problèmes rencontrés au congrès
de l’année précédente à Heidelberg, ont une valeur paradigmatique. L’une des
plaintes est la disproportion entre les quelques volumes publiés par Alcan présentés
à Heidelberg et la grande quantité de livres allemands exposés par la libraire Weiss à
la troisième conférence. Déjà Henri Delacroix, dans un compte-rendu du congrès,
avait souligné que tandis que « les travaux allemands s'étalaient sur de longues
tables [ … ] une petite table supportait humblement un vingtième peut-être de la
production française80 ». Cette relation entre marchandises et idées dans un cadre
international, provoque donc une compétition intra-nationale entre producteurs,
individus ou groupes, philosophes ou revues. On en vient donc au troisième aspect.
C. Le congrès international de philosophie est le théâtre de luttes symboliques. C.1.
Luttes entre des philosophes appartenant au même champ national ; C.2. Luttes
entre des groupes de soutien et entre des réseaux de sociabilité rivaux et qui tentent
de coopter d’autres groupes ; C.3. Luttes entre des disciplines et entre un champ
disciplinaire et le champ du pouvoir.
C.1. C’est grâce à sa présence à Heidelberg, à ses contacts avec la Revue de
métaphysique et de morale, que Federico Enriques, qui se trouvait dans une position
dominée dans le champ philosophique de la jeune Italie, peut imposer sa revue
Scientia et proposer Bologne comme lieu pour le congrès. Croce, philosophe
académique établi, participe au congrès d’Heidelberg juste pour barrer la route à ses
collègues qui compétent avec lui en Italie et, peut-être, pour opposer sa conception
de l’intuition esthétique à celle de Bergson. À Bologne, il animera quelques
discussions, tandis qu’à Naples, sa ville natale, il sera presque complètement absent.
Bergson, philosophe déjà international81, n’est absent qu’à un seul des quatre congrès
organisés avant 1914, celui d’Heidelberg. Il faudrait aussi suivre la manière dont
certaines controverses entre philosophes appartenant à différentes nations sont
réinvesties successivement et comment ces controverses internationales reflètent aussi
des intérêts internes aux champs nationaux82.

                                                                                                               
79 Lettre de Louis Couturat à Xavier Léon du 20 juillet 1900 citée par Stéphane Soulié dans Les philosophes en
République. L’aventure intellectuelle de la Revue de métaphysique et de morale et de la Société française de philosophie
(1891-1914), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009, p. 117. Je souligne.
80 Cf. H. Delacroix, « Le IIIe congrès international de philosophie (Septembre 1908) », Revue philosophique de la
France et de l'étranger, vol. 66, juillet-décembre 1908, p. 544.
81 Cf. F. Dervin, « Bergson, précurseur des mobilités académiques contemporaines ? », Les Cahiers de Framespa, n.
6 , 2010 ; P. Soulez, Bergson politique, Paris, Puf, 1989 ; P. Soulez, F. Worms, Bergson : biographie, Paris, Puf,
2002 ; F. Azouvi, La gloire de Bergson. Essai sur le magistère philosophique, Paris, Gallimard, 2007.
82 Comme plusieurs chroniqueurs le relèvent, la communication présentée au congrès de Bologne par Bergson,
qui sera publiée sous le titre de « L’intuition philosophique », avait pour titre « L’esprit philosophique » (cf. le
compte-rendu de Wulf dans la Revue néo-scolastique de philosophie, vol. 18, n° 70, 1911, p. 254-271 et de W. Carr,
« The IVth International Congress of Philosophy, Bologna, April 6th-11th ,1911 » Proceedings of the
Aristotelian Society, New Series, vol. 11 (1910 - 1911), p. 256). Il reste à comprendre si ce changement a comme
objectif polémique Brunschvicg, qui venait de publier « La notion moderne de l'intuition et la philosophie des
mathématiques » (Revue de métaphysique et de morale, Vol. 19, n°2, p. 145-176, article modérément polémique avec
Bergson ou Benedetto Croce, qui avait présenté à Heidelberg une communication sur « L’intuizione pura e il
carattere lirico dell’arte » avec lequel Bergson avait polémiqué au cours du congrès de Bologne. Croce avait
remarqué des parallèles entre la « critique des étiquettes » (expression de Croce) faite par Bergson, et la critique
de l’intellect abstrait par Hegel, tout en soulignant la supériorité de la critique hégélienne. Bergson avait ensuite
admis de n’avoir jamais lu une page de l’auteur allemand. (cf. F. Giuliani, « Benedetto Croce et les idées
linguistiques d'Henri Bergson », in C. Stancati, Henri Bergson : esprit et langage, . p. 267). Dans son récent
ouvrage, Caterina Zanfi a souligné l’importance des échanges entre Bergson et les philosophes allemands pour la

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C.2. Cette compétition pour la légitimation touche aussi les groupes et les réseaux de
sociabilité, notamment les revues, qui sont les premières promotrices des échanges
internationaux83. La Société française de philosophie est fondée en 1901 : c’est donc
bel et bien le colloque de 1900 qui fournit la légitimation définitive à la Revue de
métaphysique et de morale, lui permettant de devenir la promotrice d’une Société
nationale légitime. En Italie, on assiste presque au même mouvement : le premier
congrès international de philosophie de 1900 avait d’abord donné origine à une
société, puis à une série de congrès nationaux (1906, 1908 et 1910) et, enfin, à la
Rivista di filosofia (1909)84. Il va sans dire que, dans le cas d’un système centralisé
comme celui de la France, tout congrès national n’avait aucun sens. Il n’y a donc pas
de contradiction entre le propos de C. Prochasson qualifiant le congrès international
de « satellite85 » de la Revue de métaphysique et de morale, et celui de A. Rasmussen sur
les sociétés définies comme « corollaire de l’essor des congrès86 ». La situation n’est
pas la même en Allemagne, où l’histoire de la disciplinarisation de la philosophie est
bien différente du parcours français : l’absence des grands « mandarins » allemands à
Heidelberg, et ensuite à Bologne, est peut être liée au fait que ceux-ci n’ont nul
besoin d’une caution internationale pour s’affirmer dans leur propre champ. Les
autres disciplines, la psychologie notamment, ont, d’autre part, leurs propres
congrès.
C.3 C’est la philosophie comme discipline qui s’affirme face au champ du pouvoir et
aux autres disciplines qui compétent avec elle ou qui ont l’ambition de la supplanter,
comme la sociologie ou la psychologie. D’où le caractère rituel de ces rencontres,
souvent organisées à l’occasion d’anniversaires (cinquantenaire de l’unité d’Italie,
cinquantenaire de Sedan, etc.) et engageant des autorités (rois et ministres). Des
manifestations se déroulent en parallèle : des escapades (à Heidelberg les
conférenciers sont invités à participer à une croisière sur la fleuve Neckar, à Bologne
on organise un voyage à Ravenne, à Londres des visites à Oxford et à Cambridge
sont prévues, à Naples des excursions à Pompei et sur le Vésuve etc.), des banquets
où les philosophes peuvent discuter librement, etc. Comme je l’évoquais il y a peu, ce
caractère de forte disciplinarisation fait aussi communiquer la philosophie avec les
profanes. Non seulement on trouve un public plus vaste qui parle des congrès et s’y
rend également formant ainsi une partie de l’auditoire, mais aussi, parmi les
contributeurs, à côté de professeurs de philosophie et savants (Cantor, Poincaré,
Langevin, etc.) participent journalistes et essayistes tels que Giovanni Vailati ou
Giovanni Papini.
D’autre part, dans une situation où le champ philosophique reste encore en contact
avec le champ politique, la compétition est aussi internationale87. Mais, encore une
fois, il ne faut pas surestimer cet aspect : les alliances internationales se font aussi car

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                           
genèse des Deux sources de la morale et de la religion. (cf. Bergson et la philosophie allemande : 1907-1932, Paris,
Armand Colin, 2013).
83 C’est fondamentalement à partir des revues et de leurs comités de rédaction (et seulement deux sociétés) que se
base le premier réseau mis en place par Léon et la Revue de métaphysique : en France la Revue philosophique, la Revue
scientifique et Revue générale des sciences, en Suisse l’Archiv für Geschichte der philosophie en Suisse, en Allemagne la
Philosophie und philosophische Kritik, l’Archiv für systematische philosophie, le Kantstudien, le Philosophische Studien
Zeitschrift, (Wundt), en Angleterre Mind, l’Aristotelian Society, Mathesis et la Philosophical Review, en Italie Rivista
di filosofia et la Rivista di matematica, en Suède, Acta mathematica, en Russie la Voprosy filosofii i psychologuii.
84 La revue, était la fusion de la Rivista filosofica. Cf. M. Rancadore et M. Portale, « La Rivista di Filosofia (1909-
1926), organo della Società Filosofica Italiana », in P. Di Giovanni (éd.), Un secolo di filosofia italiana attraverso le
riviste (1870-1960), Milan, Franco Angeli, 2011, p. 131-162.
85 Cf. C. Prochasson, « Philosopher au XXe siècle : Xavier Léon et l'invention du “système R2M” (1891-1902) »,
Revue de métaphysique et de morale, vol. 98, n. 1/2, Janvier-Juin 1993, p. 128.
86 Cf. « Jalons pour une histoire des congres internationaux au 19ème siècle », cit., p. 121.
87 Se reporter au volume édité par R. Ragghianti et A. Savorelli, Francia/Italia. Le filosofie dell'Ottocento, Pise,
Scuola normale superiore, 2007.

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elles permettent l’investissement du capital cumulé dans le champ national. Certes,
après une décennie, et notamment à Bologne, apparaît distinctement ce qu’on
appellera un « axe latin » franco-italien. Je pense que les raisons ne sont pas (ou pas
seulement) de nature socio-culturelle. Comme j’explique en C.1 et C.2, le groupe de
la Revue de métaphysique et de morale – formé par des challengers occupant, dans la
plupart des cas, des postes dans le secondaire ou des chaires précaires – avait l’intérêt
de s’affirmer sur le champ international afin de se légitimer ; pour ce faire, il
cherchait des alliances avec des courants philosophiques et des styles de
problématisation proches, tout en gardant une posture éclectique et relativement
conciliatrice pour ne pas nuire aux détenteurs du pouvoir académique. Le groupe qui
se forme autour de Federico Enriques au début du siècle – composé par des savants-
philosophes occupant une position très minoritaire au sein du champ philosophique
italien, bien moins centralisé que son voisin français et fracturé par des lignes les
séparant à la fois des positivistes d’orientation psychologistes comme Ardigò, des
néo-idéalistes héritiers idéaliste d’Augusto Verra et de Bertrando Spaventa
(notamment Croce et Gentile) et par des penseurs catholiques de la tradition
d’Antonio Rosmini – a intérêt à chercher un partenariat avec le groupe de Léon, dont
la Revue avait une grande diffusion sur le plan international. Il faut compléter en
précisant qu’un axe franco-italien, existe un autre axe, germano-italien (remontant
au moins au XIXe siècle) lié par des affinités culturelles et institutionnelles. Croce se
rend à Heidelberg parce qu’il est tout bonnement invité de manière explicite par
Wilhelm Windelband, avec qui il a certainement beaucoup plus d’affinités qu’avec
Brunschvicg, Couturat ou Boutroux. On peut voir à l’œuvre le même types de
dynamiques en Angleterre, pays dominé par les courants idéalistes (T.H. Green,
F.H. Bradley et Bernard Bosanquent et la seconde génération de J.M.E. McTaggart,
H.H. Joachim, J.H. Muirhead, et G.R.G. Mure) auxquels s’opposent des penseurs
comme Bertrand Russell ou G.E. Moore et des philosophes-psychologues
positivistes comme les animateurs de la revue Mind.

3. « Synphilosophein » en France et en Europe

Nous voici désormais à la question : pourquoi la philosophie arrive si tardivement


dans l’organisation des congrès ? La philosophie est précédée par d’autres sciences
de l’homme : 19 ans après avoir crée la Revue philosophique de la France et de l’étranger,
à l’occasion de l’Exposition universelle de 1889, Théodule Ribot organise un congrès
de « Psychologie physiologique ». Le second congrès, « Psychologie
expérimentale », a lieu à Londres, le troisième, intitulé simplement « Psychologie »
se réunit, en 1896, à Münich, le quatrième se déroule en 1900, à Paris, le cinquième
à Rome en 1905, le sixième en 1909 à Genève, le septième, qui devait se dérouler aux
États-Unis, aura lieu à Oxford en 1923. Il faut, en passant, souligner l’importance de
Ribot, véritable pionnier dans les transferts culturels et dans l’internationalisation de
la recherche en philosophie et sciences humaines : non seulement il avait lui-même
introduit en France les courants de psychologie provenant d’Allemagne et
d’Angleterre, mais aussi, à travers sa Revue philosophique, qui incluait dans son titre à
la fois la France ET l’étranger, il avait crée un réseau de correspondants et
collaborateurs88. Il en va de même pour la sociologie. En 1893, René Worms,
                                                                                                               
88 J.C. Thirard, « La fondation de la Revue philosophique », Revue philosophique, vol. 101, n. 4, octobre-décembre
1976, p. 401-4013 ; D. Merillié, « Les rapports entre la Revue de métaphysique et la Revue philosophique : Xavier
Léon, Théodule Ribot, Lucien Lévy-Bruhl », Revue de métaphysique et de morale, vol. 98, n. 1/2, Janvier-Juin 1993,
p. 59-108 ; M. Meletti Bertolini, Il pensiero e la memoria. Filosofia e psicologia nella « Revue Philosophique » di
Théodule Ribot, Parma, Franco Angeli, 1990.

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premier organisateur de la recherche internationale en sociologie, fonde la Revue
internationale de sociologie et, l’année suivante, l’Institut international de sociologie à
l’occasion du premier Congrès international. Ensuite il organisera cinq autres
sessions à Paris (1894, 1895, 1897, 1900, 1903) puis trois autres respectivement à
Londres en 1906, Berne en 1909 et Rome en 1912. On voit, encore une fois, à quel
point dans les autres disciplines, concernant aussi les sciences sociales et humaines,
les congrès sont liés au grand essor des revues, premières promotrices des échanges
internationaux. Ces échanges sont, bien évidemment, inscrits dans des luttes
nationales entre disciplines et entre savants ou groupes de savants.
Les raisons du retard de la philosophie se rapportent à la fois à l’histoire des
expositions et au processus de disciplinarisation de la philosophie. D’une part,
comme je l’ai évoqué, la demande se fait toujours plus vive, de la part des
organisateurs des Expositions, d’une synthèse des savoirs portant sur les techniques
et les pratiques : Alfred Picard, justement, voudrait que l’Exposition de 1900 soit « la
philosophie et la synthèse du siècle ». A. Rasmussen, parle précisément du tournant
du siècle comme d’un moment internationaliste et de synthèse89. D’autre part, au
XIXe siècle en France, la philosophie dispose d’une faible autonomie par rapport au
champ du pouvoir. Entre 1820 et la fin des années 1860, elle a non seulement
interrompu tout rapport avec les sciences, mais elle est sous le contrôle direct de
Victor Cousin, qui vise à contrer les tendances trop démocratiques du sensualisme et
du positivisme, et, d’autre part, à limiter l’ingérence des religieux90. Pendant cette
période les contacts entre des philosophes français et étrangers adviennent, suivant
des protocoles propres au XVIIIe siècle : envoi de livres, visites à l’Institut,
correspondances épistolaires. C’est au même moment qu’on assiste à la
disciplinarisation des autres sciences suivant le modèle positiviste. Aussi bien d’après
Taine que pour Renan il n’y a pas de place pour la métaphysique91. C’est seulement
pendant les années 1880-1910, suivant le processus qui a été bien décrit par Jean-
Louis Fabiani, qu’un champ philosophique proprement dit se constitue. Un
événement se produit donc à partir des années 1870 : à savoir les philosophes
deviennent une catégorie professionnelle à part entière, des universitaires. La
création de ce champ, d’ailleurs successive à la défaite de 1870, est un élément dans
la transformation de l’université française, qui, comme l’a souligné
Christophe Charle, tente, sans le dire, d’imiter et de dépasser le modèle allemand92.
Au niveau de la circulation des étudiants et des professeurs, entre 1870 et 1900, des
centaines d’étudiants français passent une période d’études en Allemagne. C’est aussi
le cas de philosophes comme Émile Boutroux, Célestin Bouglé et Émile Durkheim,
tous étudiants en Allemagne à un moment ou un autre de leur formation respective.
Dès l’introduction au premier numéro de la Revue de métaphysique et de morale de
1891, on assiste donc à la tentative de définition d’une discipline dans son rapport à
d’autres disciplines – sciences « dures », et sciences « humaines » – et dans une
attitude polémique vis-à-vis du traitement positiviste de la philosophie d’une part, et

                                                                                                               
89 Cf. A. Rasmussen, « Tournant, inflexions, ruptures : le moment internationaliste », Mil Neuf Cent. Cahiers
Georges Sorel. Revue d’histoire intellectuelle, n. 19, 2001, p. 27-41
90 Cf. A. Canivez, Jules Lagneau professeur de philosophie. Essai sur la condition du professeur de philosophie jusqu'à la
fin du XIXe siècle, Paris, Les Belles Lettres, 1967 ; P. Vermeren, Victor Cousin : le jeu de la philosophie et de l'État,
Paris, Harmattan, 1995 ; J. Goldstein, The Post-Revolutionary Self : Politics and Psyche in France, 1750-1850,
Cambridge, Harvard University Press, 2005.
91 Cf. B. Bourgeois – « Les sociétés des philosophes en France », in F. Worms, Le moment 1900 en philosophie,
Lille, Presses universitaires du Septentrion, p. 63- 79.
92 « L’idéal professionnel des enseignants [français] s’en trouve transformé. Ils ne doivent plus être de simples
reproducteurs d’un savoir figé mais des créateurs et des chercheurs ouvrant, à leur façon, de nouveaux domaines
à la connaissance », voir C. Charle, La république des universitaires, cit., p. 242.

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de son asphyxie cousinienne d’autre part93. Dans cette même introduction, Félix
Ravaisson affirme aussi la volonté patriotique des créateurs de la Revue de montrer,
sur le plan international, la valeur de la philosophie française (ou, plutôt, d’occuper
une position stratégique dans leur propre champ) :

Comme ils [les fondateurs de la Revue] entendaient toujours vanter


l’incessante production de la pensée allemande, la saveur de l’esprit
anglais et l’originalité des philosophes d’Amérique, – écrit Ravaisson –
ils se sont pris à désirer que la pensée philosophique en France fut mise
en demeure de se développer publiquement, espérant qu’il apparaitrait
alors qu’elle ne cède en vigueur à aucune autre. [ … ]. Servir la cause
de la raison, la servir pour le plus grand bien et pour l’honneur de leur
pays, telle est l’idée qui a enhardi de jeunes hommes.94

Dix ans plus tard c’est un « protégé » de Ravaisson95, Émile Boutroux, qui prend la
parole à l’occasion du premier congrès international de philosophie. Boutroux, ex-
boursier en Allemagne pendant les années 1870, professeur à la Sorbonne et
président de la Commission organisatrice, commence par évoquer la première
Exposition universelle déroulée à Paris en 1855, pendant laquelle Ernest Renan
avait exprimé la crainte que les expositions ne deviennent que de « simples fêtes de
la matière96». Il déclare que le congrès de 1900 serait resté fidèle aux idées de Renan,
en tentant de constituer l’« alliance de l’industrie et de la science, du travail et de la
pensée, de l'utile et du beau, des forces matérielles et des forces morales, du réel et de
l’idéel97 ». Le congrès aurait montré la « philosophie tendant la mains aux génies de
la science » tout comme le dépassement de la période de Hegel et de Schelling en
Allemagne et, de l’éclectisme en France, période pendant laquelle science et
philosophie étaient séparées, la philosophie étant absorbée en elle-même et les
sciences tentant d’éliminer la métaphysique. D’après Boutroux, il s’agissait d’un
moment d’enfermement national de la discipline : en effet « on n’apercevait pas la
nécessité de réunir ainsi les philosophes des différents pays ». Le même Boutroux,
devenu porte-parole des instances de la Revue de métaphysique et de morale, avance que
ce moment internationaliste se rattache à deux éléments : l’exigence de « rapprocher
la philosophie des sciences » et de la volonté de maintenir « l’originalité et
l’autonomie relative de la philosophie » basée sur une « réflexion originale de l’esprit
sur les connaissance scientifiques » dépassant « la portée et les méthodes des
sciences particulières ». Le discours de Boutroux témoigne d’une prise de conscience,
de la part des philosophes, désormais « professionnalisés », de la division du travail
intellectuel dans les sciences et de la disciplinarisation de la philosophie. Cette
dernière résulte « solidaire des sciences », elle « participe, dans une certaine mesure,
à la loi de leur développement, qui est le progrès par la division du travail et la
                                                                                                               
93 Cf. F. Ravaisson, « Métaphysique et morale », Revue de métaphasique et de morale, vol. 1, n. 1, 1893, p. 4-5.
94 Ivi., p. 5
95 Prochasson parle de Ravaisson comme du « tuteur intellectuel » de Boutroux et Lachelier (« Philosopher au
XXe siècle », cit.).
96 Cf. É. Boutroux, « Séance d'ouverture du mercredi 1er aout - Allocution de M.E Boutroux », Revue de
métaphysique et de morale, p. 503.
97 Ivi., p. 503-504. L’allocution envoyée par Bergson au congrès international de Paris en 1937 reprends à la fois
Renan et Boutroux : « Quelques-uns s’étonnèrent qu’on eût l’idée d’insérer, au milieu des outils, machines et
autres produits matériels de la civilisation, une exhibition de la pensée mondiale sous ses formes les plus
abstraites et les plus hautes. En réalité, Xavier Léon avait du pressentir ce que la suite a trop bien montré : que
nos découvertes et inventions les plus merveilleuses se retourneront contre nous si nous ne savons pas les
dominer, que l’agrandissement du corps de l’humanité la rendra simplement incapable de marcher, si elle n’y joint
pas, pour se diriger et même pour se soutenir, un surplus d’énergie morale ». H. Bergson, Mélanges, éd.
A. Robinet, Paris, PUF, 1972, p. 1574-1575.

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convergence des efforts, c'est-à-dire par l'organisation de la recherche98 ». Les termes
sont presque ceux de Condorcet. Ainsi, selon Boutroux, il n’y a pas de différence
entre la philosophie et les autres sciences.
Le problème, Boutroux affirme-t-il encore, ne réside pas dans le travail en
« congrès », mais dans le nombre de congrès, lié à la multiplicité des sciences qui
dessine une « philosophie de l’avenir ». C’est cette « philosophie de l’avenir », ce que
Picard appelait la « synthèse du siècle » qui reste problématique dans la mesure où
chaque science vise à l’autonomie et à la suprématie. Les deux conditions des congrès
sont alors, selon Boutroux, la totalité (formée par la multiplicité des sous-sciences) et
l’unité. On peut traduire : organisation du travail et cohérence disciplinaire. La
première condition est satisfaite pas le travail des « hommes de tous les pays, réunis
pour échanger leur connaissances et se compléter les uns les autres » en formant
« un ensemble à la fois complet, autant qu’il est possible, et assimilable pour la
philosophie ». Et à Boutroux de conclure que « la science encyclopédique n’est plus
une pure abstraction99 ». Le problème reste l’unité mais l’auteur de La contingence des
lois de la nature se montre optimiste. Il oppose, dans un passage qui mériterait un
commentaire derridien, la présence de la voix aux écrits, « trace inerte de la
pensée », et il loue le « progrès merveilleux des moyens de communication100 ».
Après la conscience familiale, de la cité, et la conscience nationale, il revient à une
« famille philosophique », la tâche de créer la « conscience de l’humanité » ou
l’« esprit universel ».

4. « Le système » des congrès internationaux : une forme instable

Or ce système, fondé sur la division du travail et l’organisation internationale de la


recherche en philosophie, fonctionne-t-il ? Il paraît décidément que non. Les deux
premières conférences de Paris101 et de Genève102 ont probablement rencontré des
échos positifs, du moins si l’on se fie aux comptes-rendus enthousiastes offerts au
lecteur des deux principales revues de philosophie, la Revue philosophique et la Revue
de métaphysique et de morale. En général, les très rares103 et synthétiques comptes-
rendus des revues allemandes, italiennes et anglaises, bien que positifs, n’exagèrent
pas les tons. Au contraire, le jeune Étienne Blum, dans la Revue philosophique en vient
même à parler, au sujet du congrès de Genève, d’une « quasi-unanimité »
philosophique et d’une « doctrine commune aux congressistes, à savoir une sorte de
monisme relativiste et idéaliste, ami très informé des sciences positives104 ».
Cet accord est motivé par deux éléments : une relative uniformité linguistique,
accompagnée d’un nombre limité de contributeurs, et le type (ou la fluidité) de biens
                                                                                                               
98 « Séance d'ouverture du mercredi 1er août - Allocution de M. Émile Boutroux », cit., p. 507.
99 Ivi., p. 509.
100 Ivi., p. 510.
101 Cf. A. Lalande, « Le congrès international de philosophie », Revue philosophique de la France et de l'étranger,
vol. 50, juillet-décembre 1900), p. 481-508.
102 Cf. E. Blum, « Le IIe congrès international de philosophie (Genève, 4-8 septembre 1904) », Revue
Philosophique de la France et de l'Étranger, vol. 58, juillet-décembre 1904, p. 505-519.
Pour les détails nous avons consulté : Ier Congrès international de philosophie, 4 vol., Paris, Armand Colin, 1900-
1903, rééd. Klaus Reprint, 1968 ; E. Claparède (éd.), Congrès international de philosophie : 2e Session tenue à Genève
du 4 au 8 septembre 1904, Genève, H. Kundig, 1905 ; rééd. Nendeln-Lichtenstein, Klaus Reprint, 1968 ;
T. Elsenhans (éd.), Bericht über den 3. Internationalen Kongress für Philosophie zu Heidelberg 1. bis 5. September 1908,
Heidelberg Winter, 1909 ; Neuaufl Nendeln, Kraus Reprint, 1974 ; Atti del 4° congresso internazionale di filosofia.
Bologna, 5-11 aprile 1911, Genova, Formiggini, 1911; Nendeln-Lichtenstein, rist. Klaus Reprint, 1968.
103 Léon fera son possible pour susciter l’intérêt des collègues étrangers et pour souligner le rôle de « sa » Revue
dans l’organisation. Cf. X. Léon, « The international Congress of Philosophy, Paris 1st to 5th of August, 1900 :
the history of its conception », The Monist, vol. 10, n. 4, , 1900, p. 619-623.
104 Cf. E. Blum, « Le IIe congrès international de philosophie », cit., p. 33.

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symboliques échangés. À Paris presque la totalité des intervenants parle français, au
congrès de Genève sur 200 les francophones en constituent 80%. C’est pour cela que
Blum, frappé par les discussions, relèvera que les philosophes ne se lisent peut-être
pas, mais que certes « ils écoutent105 ». Bien entendu qu’ils pouvaient s’écouter,
puisqu’ils parlaient la même langue ! D’autre part, ces professeurs qui partageaient
largement culture et horizon théorique, couraient dans le même champ : les
controverses et les batailles d’idées (on peut, par exemple, mentionner celle qui
oppose Alain à Bergson) sont possibles, mais on se comprend. À Paris, les auditeurs
devront attendre deux longues journées avant de voir un allemand monter sur
l’estrade pour donner une conférence. Le premier jour on assiste à un dialogue des
français entre eux : Brunschvicg, Bergson, Darlu, Evellin, Boutroux discutent les
uns avec les autres presque sans qu’aucun autre étranger ne puisse les interrompre.
Il faut dire, par ailleurs, que ces professeurs et savants n’étaient pas habitués à ce
genre d’échanges. Les français s’étaient déjà retrouvés à l’occasion des « diners »106
organisé par la Revue de métaphysique et de morale, mais jamais dans un espace
institutionnel commun. C’est donc au premier congrès qu’ils expérimentent la
formule adoptée par la suite lors des réunions de la Société française de philosophie.
Nous nous trouvons devant une organisation complètement dominée par les
animateurs de la Revue de métaphysique et de morale et par les collègues cooptés. Il
s’agit d’une typologie de régulation des échanges intellectuels qui n’est pas très
différente de celle des sociétés savantes du début du XIXe siècle lorsque des sociétés
nationales hébergent des étrangers. Congrès « satellite », donc, pour le dire avec
l’expression de Christophe Prochasson.
D’autre part, les premiers congrès fonctionnent aussi à cause de la grande présence
de mathématiciens et de logiciens, recrutés par Couturat, Boutroux, et Jules
Tannery, responsables par ailleurs, avec Cantor, des congrès de mathématiques. Il ne
faut pas oublier qu’Alain avait surnommé la revue « Revue de mathématique et de
morale ». Comme je soulignais en A.2.3, la mathématique est une discipline où la
gestion de la controverse est tout autre par rapport au champ philosophique et les
facteurs nationaux et les questions de valeur n’y sont pas aussi présents qu’en
philosophie. C’est d’ailleurs la Revue qui organise le congrès international de
philosophie mathématique à Paris au début du mois d’avril 1914, juste avant la
guerre107.
Tout change à partir du colloque de Heidelberg, organisé par Wilhem Windelband
et par le secrétaire général Théodore Elsenhans. Ici, la Revue joue un rôle beaucoup
moins important : 50% des communications sont en allemand et seulement 30% en
français. L’utopie congressiste se défait tout d’un coup. Si, entre-temps, les
grandiloquentes tentatives de créer un lexique et un langage commun promues par
Lalande et par Couturat montrent leur difficultés et leurs limites intrinsèques108,
c’est la forme « congrès de philosophie » qui montre ses faiblesses. Les comptes-
rendus du congrès d’Heidelberg, signés par Michel Alexandre dans la Revue de
métaphysique et de morale109, par Henri Delacroix dans la Revue philosophique110, par

                                                                                                               
105 Ibid.
106 Pour ces rencontres et l’espace de sociabilité de la Revue, voir S. Soulié, Les philosophes en République, cit.
107 Cf. notamment É. Boutroux, « Congrès international de philosophie mathématique, Allocution de M.
É. Boutroux, président, le 6 avril 1914 », Revue de métaphysique et de morale, 1914, p. 571-580.
108 Déjà lors d’autres congrès comme à l’occasion de celui de psychologie, la tentative tardive et prudente
d’introduire l’esperanto avait été très mal accueillie (cf. H. Norero, « Le VIe Congrès international de
psychologie », Revue de métaphysique et de morale, t. 17, n. 6, novembre 1909, p. 851-861).
109 M. Alexandre, « Le III e congrès international de philosophie (Heidelberg, 31 aout,-5 septembre 1908). comte
rendu des séances », Revue de métaphysique et de morale, 16, 6, 1908, p. 926-1066.
110 H. Delacroix, « Le IIIe congrès international de philosophie (Septembre 1908) », cit..

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Léon Noël dans la Revue néo-scolastique111 et par Abel Rey dans la Revue Internationale
de l'Enseignement et dans la Revue de synthèse112 sont négatifs. Les critiques ne sont pas
tournées contre les organisateurs dont tous les chroniqueurs soulignent
l’hospitalité113. Même si les orateurs étaient bien plus nombreux (300) qu’au congrès
de Genève, le congrès de Heidelberg s’était révélé, d’après Alexandre, bien « moins
intéressant ». Si Léon Noël souligne comme « l’abstentionnisme a particulièrement
sévit parmi les représentants des tendances nouvelles114 », Alexandre remarquait
notamment l’absence des « chefs d’école » : ni des philosophes de renommée comme
Bergson, James, Dewey, Ward, Gourd, ni les principaux philosophes allemands
comme Wundt, Erdmann, Dilthey, Rickert, Riehl, Simmel et Lipps étaient présents.
Comme rappelle Stuart Fullerton sur les pages de l’américain The Journal of
Philosophy, « de la part de plusieurs professeurs de philosophie allemands [ … ] il y a
encore des doutes sur l’utilité d’un tel type de réunion. Ayant visité une demi-
douzaine d’universités allemandes pendant le printemps, j’ai entendu ces doutes très
fréquemment115 ». J’ai suggéré les raisons probables de cette perplexité. Si pour
Norero au congrès de Genève il y avait « une seule voix », selon Noël il est
impossible retrouver dans le congrès de 1908 « une quelconque unanimité », ce à
quoi on assiste, au contraire, c’est une « anarchie », proclamée « quasi en
principe116 ». Pas seulement. L’ampleur des problèmes traités était, selon Alexandre,
« très mince » et la qualité de la plupart des communications « très médiocre ».
Enfin le congrès est jugé, comme celui de Genève, trop chargé : il ne laissait aucun
espace pour une véritable discussion. C’est ce qu’Alexandre appelle le « système
adopté » qui se révèle être « plein de vices ». En quoi consiste ce système ?
Fondamentalement dans trois aspects : « le libre choix des sujets », « la libre
communication individuelle » et « la diversité des langues117 ». Ces éléments sont bel
et bien les trois ingrédients de base du caractère démocratique du « système-
congrès ». Ces mêmes trois aspects sont, d’après Alexandre, la raison de son
« incohérence » et de « l’impossibilité de toute discussion sérieuse », donc l’exact
opposé de ce qu’Étienne Blum évoquait au sujet du congrès de Genève. Pas
d’« unanimité », mais bien au contraire, selon l’expression fort amusante
d’Alexandre, « une centaine de communications » réunies dans « un très long et très
monotone chapelet ». « Durant quatre jours – continue-t-il – les orateurs se
succédèrent automatiquement à la tribune et monologuèrent les uns après les autres
devant un auditoire passif, [ … ] indifférent, souvent incapable de saisir en quelques
minutes le sens et la portée exactes de ce qu'on lui présentait118 ». Le congrès,
conclue Rey, « donne l'impression d'un gros effort qui n'a pas abouti119 ». Sur cet
arrière-plan monotone, peut surgir un événement remarquable autrement dit une
mésentente suivie de bagarres : l’opposition entre philosophes pragmatistes,
                                                                                                               
111 Cf. L. Noël, « Au Congrès de Heidelberg », Revue néo-scolastique, vol. 15, n. 60, 1908, p. 535-549.
112 Cf. A. Rey, « Le IIIe Congrès international de philosophie à Heidelberg », Revue internationale de l'enseignement,
n. 56, juillet 1908, p. 512-522 et Id., « Le congrès philosophique de Heidelberg (septembre) », Revue de synthèse, n°
17, août-décembre, 1908.
113 Qui va jusqu’au point d’éviter la célébration de l’anniversaire de Sedan. Cf. A.C. Armstrong, The Philosophical
Review, vol. 18, n. 1, 1909, p. 48-58
114 L. Noël, « Au Congrès de Heidelberg », cit., p. 535.
115 Cf. G. Stuart Fullerton, « The Meeting of the Third International Congress of Philosophy, at Heidelberg,
August 31 to September 5, 1908 », The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. 5, n. 21, 1908,
p. 573.
116 Ivi., p. 536 .
117 Dans le compte-rendu du premier congrès d’esthétique, Charles Lalo écrit que dans plus d'un congrès, il
arrive « que les auditeurs français soient à peu près les seuls à écouter les orateurs français, les italiens à entendre
les italiens, et ainsi de suite, le nom de ‘congrès international’ n'est plus qu'un mot illusoire » Cf. C. Lalo, « Le
premier Congrès d'Esthétique », Revue philosophique de la France et de l'étranger, t. 77, janvier-juin 1914, p. 75.
118 M. Alexandre, « Le III e congrès international de philosophie », cit., p. 929.
119 A. Rey, « Le congrès philosophique de Heidelberg », cit, p. 226.

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surnommés par le professeur Wilhelm Jerusalem de Vienne « bluff américain120 » et
les philosophes défenseurs du « rationalisme classique » dénommé
« préhistorique » par Schiller. Cet « interminable débat », cette « discussion
121

ardente et confuse », est faite de préjugés, malentendus, rigidité de positions, tête-à-


têtes, malentendus122. George Stuart Fullerton, chroniqueur américain, qui relève le
« désintérêt » des congressistes pour les doctrines d’outre-Atlantique, affublera cette
situation, du nom de Strassenkrankrawalle, une rixe de rue, inévitable quand « trois-
cent différents philosophes [ … ] sont réunis dans une ville123 ». Selon Fullerton au
moment où « tant d’hommes, avec des vues si différentes sont réunis ensemble il
paraît difficile pour eux de s’approcher suffisamment l’un de l’autre et d’entrer dans
une discussion profitable » et il ajoute que le « nombre de communications
présentées peut devenir vite une raison de gêne ». Le problème enfin est la
« magnification de sa propre doctrine » qui est la seule « protection » contre toute
critique124.
Le jeune philosophe Henri Delacroix exprime des avis analogues dans les pages qu’il
confie à la Revue philosophique. Non seulement le pragmatisme a été « exécuté trop
sommairement125 », mais l’« abondance de communications qui se font entendre sans
interruption dans une même salle ou qui se renvoient leurs échos d’une salle à l’autre
a quelque chose d’ahurissant126 ». Face à un sentiment de « trouble et désarroi127 »
Delacroix enregistre une impasse : il est difficile d’organiser le congrès selon ce qu’il
appelle « le type traditionnel », mais ce type est d’autre part inévitable. Delacroix
suggère de restreindre la contribution individuelle et de centraliser l’organisation, ce
qui est aussi l’avis de Fullerton lequel suggère une « supervision », tout en craignant
une « censure en philosophie ». Sa conclusion est laconique, il reste en tout cas plus
souhaitable « de se rencontrer dans la mésentente plutôt que ne pas se rencontrer du
tout128 ».
Les philosophes tenteront de trouver une nouvelle formule ou, du moins, de discuter
de possibles ajustements du « système » ou « type traditionnel ». Une réunion de la
Société Française de philosophie est convoquée en janvier 1909. Il est proposé de
rendre encore plus importante la commission internationale permanente, de créer
une bibliographie et de renforcer un organe de centralisation et d’information. Mais
le but de cette réunion est aussi celui de trouver une solution aux trois problèmes
déjà signalés, parmi d’autres, par Michel Alexandre et Fullerton. Le premier
problème est le libre choix : on ignore souvent les travaux des autres conférenciers,
ce qui cause des préjudices, comme, par exemple, la violente hostilité des allemands
face au pragmatisme, montrée lors du colloque d’Heidelberg 129 . Le deuxième
problème est l’acceptation de toutes les communications, ce qui provoque l’absence

                                                                                                               
120 M. Alexandre, « Le III e congrès international de philosophie », cit., p. 949.
121 Ivi., p. 944.
122 Cf. le compte-rendu du colloque rédigé par G. Seliber dans l’Archiv für Systematische Philosophie de janvier 1909
(n. 15, p. 287) et intitulé de manière paradigmatique « Der Pragmatismus und seine Gegner auf dem III
Internationalen Kongress für Philosophie ».
123 Cf. G.S. Fullerton, « The Meeting of the Third International Congress of Philosophy, cat Heidelberg, August
31 to September 5, 1908 », The Journal of Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. 5, n. 21, 1908, p. 573.
124 Ibid.
125 Cf. H. Delacroix, « Le IIIe congrès international de philosophie » (Septembre 1908), cit., p. 535
126 Ivi., p. 543.
127 Ivi., p. 544.
128 Cf. Fullerton, « The Meeting of the Third International Congress of Philosophy », cit. p. 573.
129 Abel Rey le dénommera « congrès du pragmatisme » (A. Rey, « Le congrès international de philosophie :
Bologne, 6-11 avril 1911 », Revue philosophique de la France et de l'étranger, vol. 72, juillet-décembre 1911, p. 4).
Pour la querelle du pragmatisme voir, dans ce même volume, l’article de J.-L. Fabiani.

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d’une discussion etd’une communication efficace130. Enfin, impossible de négliger le
problème de la langue : Couturat se plaint notamment du fait qu’en général,
personne ne suit plus de la moitié d’une communication, que presque aucun des
conférenciers ne comprend plus d’une ou deux des quatre langues officielles et que,
malgré cela, en réalité en n’y comprenant rien, tout le monde « applaudit » l’italien
« à cause de sa sonorité et de son harmonie ».
Cette réflexion tardive sur ce que Alexandre et Delacroix appellent « type » ou
« système », est loin d’être une originalité des philosophes. C’est généralement très
tard que les organisateurs commencent à réfléchir sur la forme-congrès : Quételet,
pionnier, devra renoncer au congrès à la fin des années 1870. Apparemment, les
remèdes – trouver des sujets communs, laisser de l’espace pour la discussion,
communiquer les textes des exposés à l’avance – ne seront pas efficaces également
pour la raison qu’ils trouveront des obstacles et des contre-arguments qui visent à
soutenir le caractère libre de la rencontre. Par exemple Federico Enriques,
organisateur du colloque de Bologne, proposera des séances plénières sur un thème
choisi et sans discussion, mais insistera aussi sur l’importance de la spontanéité, de la
liberté de choix, et de l’individualité des communications.
Le compte-rendu du congrès de 1911, rédigé pour la Revue philosophique131 par Abel
Rey, élève de Boutroux et de Tannery, enregistre une autre déception 132 .
L’utilisation de la langue est démocratisée, comme à Heidelberg : plus ou moins 30%
des communications se déroulent en italien, français et allemand et le reste en
anglais. Cette pluralité linguistique, ainsi que le nombre des contributeurs (entre 500
et 600) et la diversité des communications, censée assurer une liberté, produit un
effet de paralysie sur les auditeurs133. L’absence presque complète de discussions –
les actes en témoignent – en est la preuve incontestable. Croce avait répondu à
Durkheim, qui à cette occasion lui demandait un avis au sujet de son exposé, « il me
faut le temps de réfléchir134 » : malheureusement ne pas donner le temps de réfléchir
constituait bien l’essence de la forme-congrès. D’après Abel Rey, les rares
discussions demeurent alors d’une « joyeuse stérilité ». La scène est bien différente
de celle à laquelle Rey est habitué lorsqu’il assiste aux rencontres de la Société
française de philosophie : le congrès apparaît, non pas comme une réunion de
savants, mais comme un marché. Norero qui avait admis que les congrès n’était pas à
proprement parler « des cénacles de spécialistes où [puisse] s’élaborer une œuvre
vraiment critique et scientifique135 » conclut son compte-rendu assez positif, en
mettant en relief l’apparente contradiction entre « les caractères distinctifs de ces
peuples » tels qu’ils se manifestent lors des congrès et « l’harmonie profonde qui se

                                                                                                               
130 Léon invitera à ne pas trop se plaindre car « à un Congrès récent, à Londres, les orateurs n’avaient que sept
minutes, et un timbre les interrompait automatiquement à la fin du temps réglementaire ». (Bulletin de la Société
française de philosophie, vol. 9-10, p. 4).
131 Cf. « Le congrès international de philosophie : Bologne, 6-11 avril 1911 », cit ., p. 619.
132 Les jugements des Italiens, Allemands et des Anglo-Américains seront, en revanche, beaucoup moins
tranchés. Voir par ex. J.E. Creighton, « The Fourth International Congress of Philosophy », The Journal of
Philosophy, Psychology and Scientific Methods, vol. 8, n. 11, May, 1911, p. 297-299. Cf. A. Gemelli, G. Tredici, « Le
nostre impressioni sul Congresso internazionale di filosofia di Bologna (5-11 aprile 1911) », Rivista di Filosofia
Neo-Scolastica, vol. 1, n. 3, 1911, p. III-IV.
133 La Revue de métaphysique se limitera à publier les « Conférences générales » de Boutroux, Durkheim, Langevin
and Hermann de Keyserling (Revue de Métaphysique et de Morale, vol. 19, n. 4, Juillet 1911, p. 417-479. Ce sera
Hermann, l’éditeur partenaire de « L'Institut international de Philosophie », qui s’occupera des actes à partir de
1937.
134 Propos reporté par A. Rey (A. Rey, « Le congrès international de philosophie : Bologne, 6-11 avril 1911 »,
Revue philosophique de la France et de l'étranger, vol. 72, juillet-décembre 1911, p. 4) p. 3. « C'était la condamnation
sans appel de toutes discussions de ce genre », conclut A. Rey
135 Cf. H. Norero, « Ve Congrès international de philosophie : Bologne, 6-11 Avril 1911 », Revue de métaphysique et
de morale, vol. 19, n°4, juillet 1911, p. 617

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réalise entre les esprits 136». Mais ses phrases finales trahissent la réalité du congrès,
bien différente de ces commentaires pleins de louanges. Norero exprime son souhait
pour les congrès futurs de la manière suivante :

[…] les Congrès de philosophie apparaîtront de moins en moins à


l'avenir comme une cascade étourdissante de conférences et de
communications destinées à grossir des Revues, et deviendront de plus
en plus comme des pensées successives et complémentaires d'un nouvel
Esprit universel concret, comme des fragments ou des reflets d'une vaste
Philosophie collective et comparée 137 , vers laquelle semble tendre
l'évolution progressive de la pensée humaine.138

Point d’esprit universel concret à Bologne. Bien au contraire la seule entente à


laquelle on assiste prend cours entre français et italiens, derrière lesquels
transparaissent les intérêts stratégiques et les orientations épistémologiques
respectives de Scientia et de la Revue de métaphysique. En effet, tant Rey que Norero139
s’accordent sur le fait que les plus actifs sont les français et, en deuxième place, les
italiens. Selon Rey « la philosophie française tint une place d'honneur140 ». Norero,
qui parle d’une philosophie « latine » cite des quotidiens allemands avouant que « la
philosophie française seule était représentée à Bologne en rapport avec son
importance et comme il convenait à un Congrès141 ». Selon le journaliste allemand
cité par le français, en l’« absence presque complète des maîtres de la pensée
allemande, la philosophie française a tenu là le rôle prépondérant qui détermine la
psychologie d'une assemblée de ce genre142 ». Si donc, malgré tout, on assiste à un
« triomphe » de la pensée française, c’est bien évidemment en dépit du caractère
international de la rencontre.
Abel Rey, qui sera l’un des collaborateurs de Berr et du Centre international de
synthèse et qui donc avait à cœur les questions relatives à l’organisation de la
recherche, avait apprécié particulièrement les solutions adoptées lors du congrès
international de psychologie tenu à Genève en 1909143, à savoir, d’une part, la
réduction drastique des séances parallèles et du choix libre des sujets, ainsi que la
décision préalable d’une série de thèmes à discuter collectivement144. Dans son
compte-rendu, il place les organisateurs devant deux formes du congrès, les seules
possibles selon lui. La forme « congrès-fabrique » d’une part, pour reprendre

                                                                                                               
136 Ivi., p. 682-683.
137 Masson-Oursel avait présentée une communication intitulé « Philosophie comparé ».
138 Cf. H. Norero, « Ve Congrès international de philosophie : Bologne, 6-11 Avril 1911 », cit., p. 684, je souligne.
139 Ivi., p. 617
140 Cf. A. Rey, « Le congrès international de philosophie », cit., p. 19.
141 Cf. H. Norero, « Ve Congrès international de philosophie », cit., p. 683.
142 Ivi., p. 683.
143 A. Rey, « VIe Congrès international de psychologie : tenu à Genève du 3 au 7 aout 1909 », Revue philosophique
de la France et de l'étranger, vol. 68, juillet-décembre 1909, p. 329-350. Voir aussi H. Norero, « Le VIe Congrès
international de psychologie », Revue de métaphysique et de morale, t. 17, n. 6, novembre 1909, p. 851-861. Norero
dit qu’à l’occasion on a privilégié la « méthode de travail collectif » (cit., p. 851).
144 Si l’on s’en tient au programme du congrès de 1915 publié sur The Mind (cit., p. 637), le comité d’organisation
avait précisément en tête de sélectionner des thèmes de « wide philosophical interest » autour desquels trois ou
quatre philosophes de renommée étaient invités à réfléchir. Les sujets retenus, en ordre d’apparition, étaient
« The Nature of Mathematical Truth », discuté par, entre autres, Royce, Brunschvicg, Russell ; « Life and
Matter » avec Bergson, Driesch, Verworn et Lord Haldane ; « Realism » avec Perry, Meinong, Husserl, Strong
et Alexandre et « The Philosophy of the Unconscious » avec Jung et le docteur Morton Prince ; « Pragmatism »,
avec, parmi d’autres, Boutroux, Dewey et Enriquez. Chaque thème aurait dû être introduit par un symposium de
quatre ou cinq courtes communications représentant les différents points de vue.

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l’expression des Feuerhan, et la forme « congrès-exposition »145, pour emboîter le
pas à Rasmussen :

[ … ] ou bien le congrès vise surtout à réunir des gens qui ont envie
de se connaître personnellement et de causer ensemble parce qu'ils
connaissent déjà leurs travaux mutuels. Et alors la solution la plus
élégante c'est – sans conférences générales ou spéciales – une réunion à
une date fixe, dans un lieu déterminé pendant une semaine, avec des
comités de présentation bien organisés, et qui ne seront que des
comités de présentation. Point d'autres discours que ceux de
bienvenue. [ … ] Ou bien les congrès visent à fournir les éléments d'une
synthèse des travaux les plus importants, et qui sont à l'ordre du jour de
l'actualité. Ce sont des réunions où l'on vient prendre connaissance et
mettre au point les efforts des chercheurs dans une certaine période. Et
alors il faut renoncer aux grandes séances d'apparat où, faute d'avoir
pu réfléchir d'avance à ce que le conférencier vous apporte, la
discussion est d'une joyeuse stérilité, et aux travaux parallèles de sept
ou huit sections où l’on discute dans diverses salles au même moment
les choses qui pourraient vous intéresser le plus146. Un congrès, simple
réunion intime, ou un congrès de travail organisé, destiné à provoquer
la mise au point des questions qui retiennent le plus l'attention des
travailleurs, mais moins de petites et de grandes attractions : la
discussion des idées, mais non la foire aux idées : voilà ce que nous
demandons.147

« Foire aux idées » indique, comme l’autre expression utilisée par Couturat,
« déballage de systèmes », la forme des congrès antérieure à la guerre : forme
instable entre une rencontre d’une société savante et une exposition universelle,
entre un réseau intellectuel et un réseau marchand, entre une collaboration et une
compétition. Comme je l’ai montré, c’est bien le propre de tous les congrès depuis leur
naissance de regrouper en leur sein des traits apparemment contradictoires : échange
de données et d’idées, compétition entre produits, élaboration de compilations, essais
de synthèse, célébrations officialisées, discussions ésotériques, internationalisme,
idéologie nationaliste, etc.
L’interruption de la courte histoire des congrès de philosophie entre 1900 et 1914
est, comme on le disait en exergue, tragique. Non seulement l’organisation est
inefficace et la gestion de la controverse semble impossible d’une part, et de l’autre la
philosophie, à cheval entre « type d’interrogation » et tentative de disciplinarisation,
s’émiette en des sous-disciplines chacune tentant d’organiser son propre congrès
(après Bologne d’autres congrès concernant des branches de la philosophie prennent
vie, d’abord celui d’esthétique en 1913, puis celui de philosophie des mathématiques
en 1914), mais aussi, comme le souligne de manière efficace Stéphane Souillé dans
l’essai publié ici, les contradictions entre internationalisme et émergence d’idéologies
nationalistes commencent à se faire sentir dès 1908. Si le 30 décembre la Société
française de philosophie consacre une séance à « Pacifisme et patriotisme », deux
mois plus tard la Revue de métaphysique consacre un numéro tout entier à des galeries
de philosophies nationales, réservant à Boutroux la tâche de brosser un portrait de la
                                                                                                               
145 M. De Wulf définit le congrès en ces termes : « exposition internationale des idées qui souligne les grandes
écoles philosophiques » (« Le quatrième congrès international de Philosophie », Revue néo-scolastique de
philosophie, vol. 18, n. 70, 1911, p. 255).
146 Cf. A. Rey, « Le congrès international de philosophie », cit., p. 3-4.
147 Ibid., je souligne.

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Version intégrale d’un essai à paraître dans
Revue de métaphysique et de morale, 2014.
 
philosophie française, au colloque de Heidelberg 148 . Dans la conclusion de sa
communication, assez modérée, il insiste précisément sur le fait de « nationaliser
l’universel » : le premier trait distinctif de la tradition nationale française est, en effet,
selon Boutroux, son « effort pour penser d'une façon vraiment universelle », et sa
devise, « par la vérité, pour la justice149 ». On sait, après les études d’historiens
comme Anne Rasmussen, à quel point le lien entre science et action, vérité et droit,
vérité et justice, se trouvera au centre de la propagande de guerre150. Dès ces
premières tentatives de « nationalisation de l’universel » jusqu’à la mobilisation
intellectuelle nationaliste de Boutroux151, Bergson152, Durkheim153, Duhem154 et
Brunschvicg155, jusqu’au manifeste Schrift Aufruf an die Kulturwelt156 (signé, entre
autres, par Windelband, Wundt et Eucken) et aux textes de propagande de Simmel
ou Scheler157, il n’existe pas exactement de ligne de droite, mais sans aucun doute
une sombre ligne pointillée. Comme nous l’évoquions au début de nos analyses, la
guerre et ses séquelles servent de leçon aux philosophes qui doivent alors se rendre
compte que l’internationalisme philosophique est une question politiquement bien plus
compliquée que ce dont ils ont rêvé. Ainsi, pour comprendre la « trahison » de
l’universel au profit du particulier 158 , la triste fonction de « chiens de
garde159 » « dressés et pomponnés160 » de certains philosophes, la guerre d’idées
entre France et Allemagne pendant 1914-1918 161 et, enfin, le chauvinisme
philosophique français pendant les années 1920162 (chauvinisme qui n’épargnera
                                                                                                               
148 Cf. É. Boutroux, « La philosophie en France depuis 1867 », Revue de métaphysique et de morale, t. 16, n. 6,
novembre 1908, p. 683-716.
149 Ivi., p. 715. À ce sujet, voir F. Worms, « Au-delà de l'histoire et du caractère : l'idée de philosophie française, la
Première Guerre mondiale et le moment 1900 », Revue de métaphysique et de morale, n. 3, juillet-septembre 2001,
p. 63-81.
150 Cf. C. Prochasson et A. Rasmussen (éd.), Vrai et faux dans la Grande Guerre, Paris, La Découverte, 2004 ;
A. Rasmussen, « La “science française” dans la guerre des manifestes, 1914-1918 », Mots. Les langages du politique,
n. 76, 2004 ; Id., « Mobiliser, remobiliser, démobiliser : les formes d’investissement scientifique en France dans la
Grande Guerre », 14-18 Aujourd’hui / Today / Heute, n. 6, Le sabre et l’éprouvette. L’invention d’une science de guerre.
1914-1939, 2003, p. 49-59.
151 Cf. É. Boutroux, « L’Allemagne et la guerre », Revue des deux mondes, 15 octobre 1914 ; Id., L'idée de liberté en
France et en Allemagne, Paris, Foi et vie, 1916 ; Id. , « Préface » à Un soldat de France : lettres d'un médecin auxiliaire,
31 juillet 1914-14 avril 1917, Paris, Plon-Nourrit et Cie, 1919.
152 Cf. H. Bergson, « La force qui s'use et celle qui ne s'use pas » (1914), in Id., Mélanges, Paris, PUF, 1972.
153 Cf. É. Durkheim, E. Denis, Qui a voulu la guerre ? : les origines de la guerre d'après les documents diplomatiques,
A. Colin, 1917
154 Cf. Duhem, La science allemande, Paris, A. Hermann, 1915.
155 Cf. L. Brunschvicg, « La Culture allemande et la guerre de 1914 », in Id. Nature et liberté, Paris, Flammarion,
1921.
156 Sur le manifeste, cf. : B. Vom Brocke, 1985, « Wissenschaft und Militarismus. Der Aufruf der 93 « An die
Kulturwelt » und der Zusammenbruch der internationalen Gelehrtenrepublik im Ersten Weltkrieg »
W.M. Calder III, H. Flashar et T. Lindken (éd.), Wilamowitz nach 50 Jahren, Darmstadt, Wissenschaftliche
Buchgesellschaft, p. 647-719 ; J. et W. von Ungern-Sternberg, 1996, Der Anruf an die Kulturwelt : das Manifest des
93 und die Anfänge der Kriegspropaganda im Ersten Weltkrieg, Stuttgart, Frank Steiner.
157 J.J. Becker, « Les intellectuels et la justification de la guerre en France et en Allemagne au début de la Grande
Guerre », Droit et cultures 2003, n. 5, p. 199-212. W.J. Mommsen (éd.), 1996, Kultur und Krieg :die Rolle der
Intellektuellen, Künstler und Schriftsteller im Ersten Weltkrieg, Munich, R. Oldenbourg Verlag ; K. Flasch, 2000, Die
geistige Mobilmachung. Die deutschen Intellektuellen und der Erste Weltkrieg, Berlin, Alexander Fest Verlag ; P. Soulez
(éd.), 1988, Les philosophes et la guerre de 14, Saint-Denis, Presses universitaires de Vincennes. Pour la France :
C. Prochasson et A. Rasmussen, 1996, Au nom de la patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-
1919, Paris, La Découverte ; M. Hanna, 1996, The Mobilization of Intellect : French Scholars and Writers during the
Great War, Cambridge (Mass.), Harvard University.
158 Cf. J. Benda, La trahison des clercs (1927), Paris, Grasset, 2003.
159 Cf. P. Nizan, Les chiens de garde (1932), Paris, Agone 2012.
160 Cf. G. Politzer, La fin d’une parade philosophique: le bergsonisme (1928), in G. Politzer, Contre Bergson et quelques
autres, Paris, Flammarion, 2013.
161 Cf. D.J. Kevles, « Into Hostile Political Camps : The Reorganization of International Science in World War
I », Isis, n° 62, 1971, p. 47-60. P. Soulez (éd.), Les philosophes et la guerre de 14, Saint-Denis, PUV, 1988.
162 Deux textes de deux actifs collaborateurs de Léon sont, à ce sujet, champions en chauvinisme : le manuel de
Dominique Parodi La Philosophie contemporaine en France, essai de classification des doctrines, 1919 et La Psychologie
française contemporaine, par Georges Dwelshauvers, 1920.

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Version intégrale d’un essai à paraître dans
Revue de métaphysique et de morale, 2014.
 
même pas un philosophe comme Bergson qui tentera de corriger métaphysiquement
le tir dès 1930 163 ), il faut donc s’en retourner vers l’amont, au commerce
international d’idées qui se met en place pendant les trois lustres qui précèdent la
guerre.

                                                                                                               
163 Il suffit de se limiter à feuilleter les Mélanges – excellent recueil qui n’est malheureusement plus disponible
(Paris, PUF, 1972) – pour découvrir des textes bergsoniens publiés entre 1918 et 1923, où le professeur au
Collège de France chante la gloire des soldats morts pour la France, la fierté des veuves, des amputés et de
l’Alsace enfin restituée à la France et où en vient même à cautionner de manière enthousiaste les thèses d’Alfred
de Tarde au sujet des caractères salutaires du colonialisme français au Maroc, dans le livre Maroc, école d’énergie
qu’il présente à l’Académie française en juin 1923.

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