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Que signifie apprendre à lire la Bible ?

Régis BURNET
Université Catholique de Louvain

Ignoratio enim Scripturarum ignoratio Christi est ! Cette vigoureuse déclaration de Saint
Jérôme dans son Commentaire sur Isaïe1 est, depuis le 18 novembre 1893 et l’encyclique de
Léon XIII Providentissimus Deus, une sorte de slogan catéchétique. Benoît XV la reprend dans
Spiritus Paraclitus de 1920, Pie XII dans Divino Afflante Spiritu de 1943 (§ 47), le concile
Vatican II au § 25 de Dei Verbum, Paul VI dans l’audience générale du 1er juillet 1970, le
Catéchisme de l’Église catholique de 1994 au § 133, Jean Paul II dans lettre du 6 janvier 2001
terminant le jubilé de l’an 2000, Novo millenio ineunte (§ 17). Benoît XVI, l’a cité de
nombreuses fois, en particulier dans son message pour lancer les 21e JMJ le 22 février 2006,
dans l’exhortation postsynodale Sacramentum Caritatis du 12 février 2007 (§ 45), dans Verbum
domini du 30 septembre 2010 (§ 30 et 73) et même à Notre-Dame de Paris lors de son voyage
en France (12 septembre 2008). Le Pape François l’emploie également volontiers, par exemple
en recevant les membres de l’Alliance biblique universelle le 29 septembre 2014. Devant une
telle unanimité, quoi d’étonnant à ce que les manuels pour apprendre à lire l’Écriture abondent,
qu’à la suite du Concile les groupes bibliques se soient formés et que les réflexions sur la
transmission de la Bible soient aussi nombreuses, que ce soit du côté des exégètes – pensons au
fameux Parler d’Écritures saintes de Paul Beauchamp2 – ou du côté de ceux qui s’occupent de
théologie pratique ? Il est donc quasiment impossible de prétendre apporter ici quelque chose de
nouveau, ni de proposer quelque brillante théorie sur la lecture. Plus modestement, il convient
de se focaliser sur la question posée : « qu’est-ce qu’apprendre à lire ? » Plus qu’une théorie
sur la lecture de la Bible, on attend ici une réflexion sur les conditions de son apprentissage.
Or, pour avancer dans une telle théorie, il convient de réfléchir à l’objet particulier qu’est la
Bible. En effet, les textes bibliques sont non seulement des textes, mais aussi des textes anciens
et des textes qui ont un statut particulier puisqu’ils ont été canonisés par le christianisme. La
question « Que signifie apprendre à lire la Bible » recèle donc en réalité trois questions
différentes : 1° qu’est-ce qu’apprendre à lire un texte ? ; 2° qu’est-ce qu’apprendre à lire un
texte ancien ? ; 3° qu’est-ce que qu’apprendre à lire un texte canonique ?

APPRENDRE À LIRE UN TEXTE


Il n’est pas ici possible de donner un aperçu de l’ensemble des questions pédagogiques que
pose cette activité apparemment simple et ordinaire, mais en réalité complexe et élitiste qu’est la
lecture. On se bornera à quelques considérations.

1° apprendre à accepter de lire


La première difficulté à vaincre est de faire accepter qu’il puisse y avoir quelque chose
d’utile à lire. Même si cela nous paraît évident dans un contexte universitaire, cela ne va pas de
soi. Le concept récent de littératie nous aide à comprendre que la vieille opposition entre
« savoir lire » et « être illettré » est bien incapable de nous donner une juste vision des mille
nuances qui existent dans le rapport difficultueux qu’on peut entretenir avec ce qui est écrit3.
On peut parfaitement « savoir lire », mais se sentir tellement mal à l’aise dans la lecture que

1. JÉRÔME DE STRIDON, Commentaire sur Isaïe, prologue ; PL 24, 1 ou CCSL 73, 1.


2. P. BEAUCHAMP, Parler d’Écritures saintes, Paris, Seuil, 1987.
3. D. BARTON, Literacy : An Introduction to the Ecology of Written Language, Malden (MA), Blackwell, 2e
éd., 2007.

1
l’on développe d’autres stratégies pour acquérir de l’information. Et même lorsque le rapport à
l’écrit ne fait pas difficulté, le rapport que nous entretenons avec la lecture elle-même, comme
opération en tant que telle, est un rapport socialement construit, qui exige la plupart du temps
qu’on puisse imiter le comportement des parents, des amis, des maîtres. Encore une fois, cela
ne veut pas dire qu’on ne sache pas lire, ni même qu’on ne lise pas quotidiennement – le
développement d’Internet et de l’Internet mobile fait de l’activité de lecture/écriture une activité
omniprésente –, mais c’est ici le rapport au livre qui est en jeu et qui mérite d’être interrogé en
préalable de toute tentative d’apprentissage de la lecture.
En d’autres termes, et puisque le concept de « littératie » nous invite à penser de manière
globale en terme de traitement de l’information et de choix du support de l’information,
apprendre à lire la Bible suppose qu’on apprenne à y recourir directement. Oser s’y engager
directement, et ne pas se fier simplement aux écrits de piété, aux sermons la présentant, voire
aux commentaires sur Internet demande un certain pas. Ce pas est d’autant plus difficile à faire
que le catholicisme dans son ensemble a eu jusqu’aux années 1950 tendance à se défier de ses
Écritures. Le chanoine Aubert ouvre en 1956 le premier chapitre de sa Théologie catholique au
milieu du XXe siècle par un chapitre sur le « renouveau biblique »4, dont il se félicite à juste
titre. Toutefois le titre sonne comme un constat ambigu pour une religion qui a prétendu mettre
le livre saint au centre de ses préoccupations, tant « ignorer les Écritures, c’est ignorer le
Christ ». Et il faudrait s’interroger aujourd’hui sur la suite de ce fameux renouveau.

2° ne pas se méprendre sur les usages de la lecture


Il convient d’aller plus loin dans l’interrogation des pratiques de lecture préalables à
l’apprentissage de la lecture biblique pour éviter toute méprise sur l’usage que l’on va faire de
cette lecture. On sait en effet qu’il existe de nombreux usages sociaux de la lecture5. Quand on
pense à la lecture, on pense souvent au modèle de la lecture de l’esthète qui nous a été donnée
en modèle. C’est celle qu’impose la trop fameuse Princesse de Clèves ou les poésies de René
Char. Mais en réalité, c’est l’usage le plus socialement minoritaire de la lecture. L’usage
didactique est le premier que l’on a pratiqué dans notre enfance : nous avons appris l’histoire,
la philosophie ou les mathématiques à partir de manuels scolaires et nous ne cessons de recourir
à cette activité pour apprendre à poser du carrelage, réussir un soufflé, savoir pourquoi on a
érigé le Manneken-Pis à Bruxelles ou tenter de nous contrôler dans une situation conflictuelle.
Les librairies actuelles l’ont bien compris, qui tentent de survivre en multipliant les rayons de
« vie pratique » allant de la cuisine à l’ébénisterie, du « développement personnel » au
tourisme. L’usage de divertissement est lui aussi très bien représenté dans la société, que ce soit
par le succès des écrits d’humour, des romans policiers, de la série Harlequin et de la série
noire, sans oublier toute la bit-lit aujourd’hui à la mode. Il faut enfin ne pas oublier ce que
Claude Poliak et Gérard Mauger nomment les « usages de salut », la lecture d’ouvrage qui
« changent la vie », qui « sauvent de la dépression » et qui peuvent aller du salut politique
(lecture d’Althusser ou de Marx), au « salut religieux » (de la méditation bouddhiste à la
lecture de Veritatis Splendor) en passant par le « salut culturel » (Chateaubriand, Proust,
etc.)6. Bien entendu, chacun de ces usages impose une manière de lire différente (plus ou moins
rapide, plus ou moins en détail, plus ou moins partielle) et des attentes différentes. Elles nous
posent des questions quant à l’usage que l’on veut faire de la Bible. Peut-on lire la Bible
comme un roman policier ? Doit-on systématiquement la lire comme un écrit de salut ? Voilà
des interrogations auxquelles il convient de répondre pour soi et pour ceux à qui on veut
enseigner à lire la Bible.

4. R. AUBERT, La Théologie catholique au milieu du XXe siècle (Cahiers de l’actualité religieuse 3), Tournai,
Casterman, 1954.
5. C. F. POLIAK ET G. MAUGER, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences
sociales 123, 1998, p. 3-24.
6. C. F. POLIAK ET G. MAUGER, « Les usages sociaux de la lecture », p. 19.

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3° accepter de lire le texte et pas un autre
Il convient enfin de mentionner une dernière difficulté à la lecture de tout texte : les
précompréhensions qu’on peut en avoir. Comme l’a montré Hans-Georg Gadamer7, toute
lecture est correction des précompréhensions que l’on a sur un texte. On ne saurait lire un texte
sans elle : un texte ne vient pas « tout seul », il est transmis par une tradition, publié par un
éditeur et montré sous une couverture, nous nous faisons une idée préalable même si nous ne
l’avons pas lu. Bien plus, et en cela il faut suivre Rudolf Bultmann8, on ne saurait lire sans
une sympathie mystérieuse, fruit de la grâce selon l’exégète de Marburg, qui fait que texte et
lecteur se correspondent mystérieusement.
On peut ici prolonger la pensée de l’auteur de Vérité et Méthode : certains textes nous
parviennent avec une telle histoire que nous ne lisons pas, nous en lisons un autre. Celui qu’un
petit catéchisme, des films, des sermons à moitié compris, ont façonné dans notre esprit. Et il
est possible de passer toute une vie à ne pas lire un texte que l’on croit lire. Apprendre à lire
un texte, c’est donc accepter de ne pas lire « trop vite », et accepter de se laisser ébranler dans
les convictions que l’on pouvait avoir sur le texte lui-même.
L’exemple « canonique », si on peut dire, nous est donné par les textes dans le dialogue
entre le légiste et Jésus au chapitre 10 de Luc. « Que dois-je faire pour recevoir en partage la
vie éternelle ? » demande le légiste (Lc 10, 25). Jésus lui répond par ce qui doit être la question
de tout exégète, celle qui doit nous habiter en tout temps : « comment lis-tu ? ». Et l’autre de
citer Dt 6, 5, un texte qu’il connaît apparemment par cœur : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme
toi-même. » Voilà quelque chose de stable, sur lequel le légiste peut se reposer, et c’est
apparemment la bonne réponse, puisque Jésus lui donne quitus. Mais le dialogue ne s’arrête pas
là et commence ce que tout bon professeur d’exégèse doit apprendre : se questionner sur les
mots pour ne pas en rester à la surface du texte et à ses préjugés. « Qui est mon prochain ? »,
questionne le légiste (Lc 10, 29). Pour lui la réponse est assez claire : ὁ πλησίον, qui a un sens
géographique (ce qui est proche de moi) reçoit d’habitude un sens ethnique. En grec courant en
effet, οἱ πλησίον désignent « les proches », ceux de ma famille, ceux de mon ethnie. Et voici
que Jésus, avec sa parabole bien connue, interroge ce préjugé. Le prochain n’est-il pas celui
qui, au sens propre, se trouve sur mon chemin, peu importe qu’il soit d’une ethnie ou d’une
autre ? Même le voisin Samaritain, que méprisaient tant les Judéens (le prêtre et le lévite
passent leur chemin) est notre prochain.

APPRENDRE À LIRE UN TEXTE ANCIEN


Prendre en compte les difficultés inhérentes à la lecture de tout texte ne suffit pas à épuiser
le compte des difficultés que pose la lecture de la Bible. Il faut également se rendre compte que
les textes qu’on lit ne sont pas nos contemporains.

4° vaincre la fausse proximité


Le premier et le plus important des obstacles quand on aborde un texte ancien, c’est de s’en
croire le contemporain. À vrai dire, cela fait aussi partie des précompréhensions dont on vient
de parler. Dans le cas des textes bibliques, cette impression est renforcée par la popularité de
ces textes qui font partie de la culture et sont donc transmis par le catéchisme, mais aussi les
médias, les films, l’histoire de l’art, etc. Mais en réalité, cette proximité est illusoire. Les textes
anciens sont anciens, justement, et ont été écrits dans une période qui est comme un pays
éloigné.
Comme chaque fois que l’on se rend à l’étranger, les réalités les plus difficiles à
appréhender ne sont pas celles qui nous semblent radicalement différentes. En constatant qu’il
n’y a plus de sadducéens aujourd’hui, chacun comprend qu’il doit chercher qui étaient ces gens

7. H.-G. GADAMER, Vérité et méthode (L’ordre philosophique), Paris, Seuil, 1996.


8. R. BULTMANN, « Das Problem der Hermeneutik », Zeitschrift für Theologie und Kirche 47, 1950, p. 47-69.

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qui appartenaient à cette secte particulière du judaïsme du Second Temple ! En revanche, plus
difficiles à appréhender sont les réalités qui nous semblent les plus proches, et en particulier les
concepts déjà en usage dans l’Antiquité que nous continuons à utiliser. Comme le notait déjà
Marc Bloch dans le métier d’historien, « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont
pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire9 ». Un des
exemples classiques est celui de république. Dans un texte ancien, Res Publica ne signifie jamais
le régime républicain, mais bien plutôt les institutions communes au peuple romain. Cicéron en
aura une vision plus élevée et l’assimilera au bien commun du peuple romain qui en fait sa
spécificité et qui justifie la place éminente qu’il occupe parmi les nations10. Dans les monarchies
du Moyen Âge, le terme signifiait non seulement l’État, mais aussi tout le système qui
permettait que la justice soit exercée, ce qui en fait le quasi-équivalent de notre moderne « État
de droit »11. Cela n’a donc rien à voir avec la « République » entendue dans un contexte
français, par exemple.
Dans les textes bibliques, on rencontre la même difficulté. On peut ainsi prendre l’exemple
des concepts pauliniens. Grâce à l’apôtre, une série de termes sont rentrés dans le vocabulaire
chrétien et nous pensons tous savoir ce qu’est la « rédemption », la « justification » ou la
« grâce ». Or, en lisant les épîtres pauliniennes, nous avons tendance à « dogmatiser » ce qui
n’est qu’une théologie en cours d’invention. Sous l’ἀπολύτρωσις, le rachat, il faut entendre la
métaphore de l’esclave que l’on rachète pour comprendre qu’au prix de sa mort et de son sang,
Jésus « rachète » à la mort et au péché toute l’humanité qui en était esclave. Même si cela
l’annonce, le terme ne désigne pas encore l’ensemble de l’économie du salut. Et de même, dans
la « justification » il faut aussi entendre la métaphore juridique. Dieu entre en procès contre
l’homme et s’apprête à le condamner. Mais, finalement, il le justifie, c’est-à-dire l’acquitte en
lui donnant une justice qui ne vient pas de lui, mais de Jésus. Le terme anticipe son sens actuel
salvifique, mais reste encore bien près de l’acquittement du judiciable.
Il n’y a pas que les concepts à être piégés, les références elles-mêmes le sont. Comme l’ont
montré les études d’anthropologie historique, le monde ancien ne fonctionnait pas comme le
nôtre. C’était une société tribale, au sens premier du terme, dans laquelle l’origine, le lieu de
naissance, conditionnait l’ensemble des comportements des individus. C’était également une
société gouvernée par l’honneur et le déshonneur12, ce qui est une clef de compréhension de la
résistance à l’idée d’un Messie crucifié. Des concepts comme « l’individu », le « soi » n’avaient
certainement pas la même valeur que chez nous. Et même la « conscience » n’a pas de sens
moral.
Tout ce qu’on vend au marché, mangez-le sans poser de question à cause de la conscience (συνείδησις)… Si
un non-croyant vous invite et que vous acceptiez d’y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans poser de
question à cause de la conscience. Mais si quelqu’un vous dit : « C’est de la viande sacrifiée (ἱερόθυτον) » n’en
mangez pas, à cause de celui qui vous a avertis et de la conscience. Je parle ici, non de votre conscience, mais de
la sienne. (1 Cο 10, 25-29)
La signification contemporaine de συνείδησις comme « conscience morale » ne convient pas
ici. Il s’agit d’un concept cultuel qui exprime la destination que l’on donne à un sacrifice13. Est-
il pour le péché ou pour le salut du peuple ? Est-il destiné aux idoles ? Faute de cette
définition précise, on ne comprend pas comment la divulgation publique de la destination de la
viande poserait un problème moral à celui qui la connaît déjà.

9. M. BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d'historien (U Prisme Histoire), Paris, A. Colin, 8e éd.,
11949, 1991, p. 57.
10. C. MOATTI, « Respublica et droit dans la Rome républicaine », Mélanges de l’École française de Rome.
Moyen-Âge 113, 2001, p. 811-837.
11. W. MAGER, « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin du Moyen Âge : sur
l’élaboration d’une notion-clé de la théorie politique moderne », Actes de la table ronde de Rome (12-14 novembre
1987) (Collection de l’École Française de Rome 147), Rome, École Française de Rome, 1993, p. 229-239.
12. B. J. MALINA, « Honor and Shame: Pivotal Values of the First-Century Mediterranean World », in B.
J. MALINA (éd.), The New Testament World: Insights from Cultural Anthropology, Louisville (KY),
Westminster/John Knox, 3e éd., 2001, p. 27-57.
13. P. J. TOMSON, Paul and the Jewish law : Halakha in the Letters of the Apostle to the Gentiles (Compendia
rerum Iudaicarum ad Novum Testamentum 3.1), Assen/Minneapolis, Van Gorcum/Fortress Press, 1990, p. 208-
216.

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On le voit, à cause de leur étrangeté, les textes anciens ne se prêtent pas à une lecture sans
médiation. Les notes, l’apport de connaissance, une certaine formation sont indispensables pour
les appréhender correctement. Pour bien comprendre un texte, pour le faire exister tel qu’en lui-
même, il convient donc d’abord de ressentir son étrangeté. La distanciation, comme le notait
Paul Ricœur, est le préalable de toute herméneutique14 et le passage par l’histoire est une bonne
manière de s’y exercer.

5° comprendre le statut différent des textes antiques


La lecture des textes de l’Antiquité pose une autre difficulté : ceux de leur statut. Nous
vivons avec l’illusion que les textes anciens sont identiques aux textes de notre époque, destinés
à être lus dans le silence d’une chambre comme des textes qui nous sont adressés
personnellement. Et rien n’est plus faux.
Dans l’Antiquité, la lecture à voix basse n’existe pas et on se souvient de la stupeur
d’Augustin découvrant son évêque Ambroise de Milan lisant à voix basse15. Les textes se
présentaient sans ponctuation (ce qu’on nomme la scriptio continua) et devaient, pour prendre
tout leur sens, être lus à voix haute. « Pour comprendre une scriptio continua, il fallait donc
plus que jamais l’aide la parole : une fois la structure graphique déchiffrée, l’ouïe était mieux à
même que la vue de saisir la succession des mots16. » Aidés par les signes de ponctuation
ajoutés par les éditions modernes, nous oublions souvent ce paramètre et nous nous étonnons du
caractère très rhétorique ou très répétitif des textes. Celui-ci s’explique facilement par le
caractère oral de la prose des anciens.
Le fait de lire à haute voix avait une autre conséquence : celle que l’on ne lisait
pratiquement jamais seul, mais toujours en public. Ce qui, à son tour, a une autre conséquence.
Les textes bibliques ne sont pas faits pour une lecture personnelle, mais toujours pour une
lecture collective. Jusqu’à la Renaissance, aucune lecture ne se fait sans qu’il y ait
commentaire, discussion, réaction17. Nous devons donc envisager les écrits bibliques comme une
parole lue en public, qui ne saurait se passer d’un commentaire. Car, jusqu’au XVIIIe siècle, on
ne connaît pas l’idée qu’un texte « m’est adressé » personnellement, qu’il « me parle », qu’il est
« fait pour moi ». Le point de bascule se fait avec le romantisme et la foudroyante mode de la
Nouvelle Héloïse de Rousseau. Une nouvelle forme de lecture naît « à la jonction entre la
passion individuelle, qui isole de l’entourage et de la société, et la soif de communication à
travers la lecture. Il résulta de cet “immense besoin de contact avec la vie derrière la page
imprimée” une confiance complétement nouvelle, d’une intensité jamais atteinte auparavant et
même une amitié imaginaire entre l’auteur et le lecteur, entre le producteur de littérature et son
destinataire18. » Cette lecture personnelle fut d’ailleurs souvent comprise comme un risque de
paresse et d’hérésie. Effectivement un livre qu’on lit en réfléchissant au fur et à mesure à son
sens « n’est plus sujet à clarification immédiate, aux directives, condamnations ou censure d’un
auditeur », comme le dit avec finesse Alberto Manguel19. Il faut donc comprendre que lire un
texte biblique dans sa chambre, c’est amputer une large part du dispositif prévu par la
communauté qui l’a créé : la Bible est faite pour être lue en commun et supportée par un
commentaire donné en public.

14. P. RICŒUR, « La fonction herméneutique de la distanciation », Du Texte à l’action (Essais


d’herméneutique 2), Paris, Seuil, 1986, p. 101-136.
15. AUGUSTIN, Les Confessions 6, 3.
16. G. CAVALLO ET R. CHARTIER (trad. J.-P. BARDOS ET M.-C. AUGER), Histoire de la lecture dans le
monde occidental (L’univers historique), Paris, Seuil, 1997, p. 90.
17. O. DE RUDDER, « Pour une histoire de la lecture », Médiévales 2, 1983, p. 97-110.
18. G. CAVALLO ET R. CHARTIER, Histoire de la lecture dans le monde occidental, p. 345.
19. A. MANGUEL (trad. C. LE BOEUF), Une Histoire de la lecture, Arles, Actes Sud, 1998, p. 71.

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APPRENDRE À LIRE UN TEXTE CANONIQUE
Pour terminer ces considérations sur l’apprentissage de la lecture de ces textes particuliers
que sont les textes bibliques, il convient également de se souvenir que ce sont des textes
« canoniques » et que cela impose une lecture tout à fait particulière.

6° clarifier notre rapport entre inspiration et vérité


Le premier point qu’il faut absolument clarifier avec ceux qui veulent apprendre à lire la
Bible est le statut de ce texte, et en particulier son rapport avec la vérité. En permanence, en
commentant la Bible, on se heurte à la question de la vérité historique. Comment expliquer les
violations manifestes avec ce qu’on croit comprendre du principe d’inerrance ? Comment
expliquer que les historiens défendent parfois une vérité autre que celle qui est présentée dans la
Bible ? Le récent document de la Commission biblique pontificale intitulé Inspiration et vérité
de l’Écriture sainte prend à bras le corps ces questions et rappelle les élaborations théoriques de
ces cent dernières années20, à la fois dans la réflexion des théologiens, mais aussi dans ces textes
fondateurs du magistère que sont Divino Afflante Spiritu et Dei Verbum.
Grâce à ces textes, il convient de défendre l’idée d’une inspiration de l’auteur et non de la
lettre, ce qui est parfaitement conforme à la présentation que les textes font d’eux-mêmes. Il
n’est nulle part question d’une « dictée de Dieu » qui exclurait l’intervention divine. Et même
lorsque, par exemple, une formule comme « la parole de Dieu s’adressa à moi » vient sous la
plume de Jérémie (Jr 2, 1), elle est précisée ensuite par « va clamer aux oreilles de Jérusalem »
(Jr 2, 1), qui suppose l’interprétation humaine. Quant aux évangiles eux-mêmes, ils supposent
rédaction et intervention humaine :
C’est ce disciple qui témoigne de ces choses et qui les a écrites, et nous savons que son témoignage est
conforme à la vérité. Jésus a fait encore bien d’autres choses : si on les écrivait une à une, le monde entier ne
pourrait, je pense, contenir les livres qu’on écrirait. (Jn 20, 24-25)
Non seulement le texte se présente comme une mise en récit, mais aussi comme une mise en
récit déficiente : il y a eu choix, intervention, puisque le récit total ne saurait être envisagé.
L’évangile de Luc ne dit pas autre chose :
Puisque beaucoup ont entrepris de composer un récit des événements accomplis parmi nous, d’après ce que
nous ont transmis ceux qui furent dès le début témoins oculaires et qui sont devenus serviteurs de la parole, il m’a
paru bon, à moi aussi, après m’être soigneusement informé de tout à partir des origines, d’en écrire pour toi un
récit ordonné, très honorable Théophile, afin que tu puisses constater la solidité des enseignements que tu as reçus.
(Lc 1, 1-4)
Là encore, on s’aperçoit qu’il s’agit d’une œuvre de seconde main, à partir d’un
témoignage, et que ce livre a fait l’objet d’un travail de création pour devenir cet écrit fait avec
méthode et avec soin (ἀκριβῶς καθεξῆς σοι γράψαι).
À la lumière de ces extraits, il convient également de faire comprendre qu’il ne faut pas se
tromper sur la finalité du texte. Le but de ces écrits n’est pas de donner une image exhaustive
des événements, ni de composer un manuel de géographie, de géologie, d’astronomie, de
politique, bref une encyclopédie, mais de créer des écrits capables de « témoigner » ou de
« constater la solidité des enseignements », et donc d’entretenir la foi. Cela ne veut pas dire que
les données extérieures à ce projet seraient « fausses », ou qu’il ne s’agit que d’un « décor »,
mais qu’elles collaborent à cet unique but.
Il convient également de rappeler la profondeur historique de ces écrits et distinguer les
régimes de vérité. La vérité historique (du moins dans son caractère positiviste) choisit
délibérément de reposer sur une construction particulière du fait, qui tente d’écarter
l’interprétation, et qui postule une sorte d’uniformité de la Raison et des conditions de son
exercice. Or, comme l’ont montré les tenants de la « Nouvelle Histoire » et les études
d’anthropologie historique, la Raison aussi a une histoire et les concepts les plus simples sont
également soumis à évolution. Apprendre à lire la Bible, c’est donc refuser de la soumettre aux

20. PONTIFICIA COMMISSIO BIBLICA (trad. O. ARTUS), Inspiration et vérité de l’Écriture sainte. La parole
qui vient de Dieu et parle de Dieu pour sauver le monde (Documents d’Église), Paris, Bayard/Fleurus-Mame/Cerf,
2014.

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mêmes critères que nos textes contemporains, pour entrer dans les genres littéraires anciens et
leurs contraintes propres.

7° apprendre à s’approprier le texte sacré


La dernière activité, et sans doute la plus difficile est d’apprendre à s’approprier le texte.
Ce qui est vrai de tout texte est encore plus vrai du texte canonisé, dont toute la tradition nous
dit qu’il nous transformera en profondeur et nous rendra toujours davantage « capable de
Dieu ». Il est sûr que l’auteur de ces lignes n’est lui-même point venu à bout de ce processus
d’apprentissage, et ce n’est qu’avec hésitation qu’il propose quelques réflexions.
Commençons à réfléchir à ce que cela signifie que « s’approprier un texte ». Comme
l’étymologie nous le dit, l’appropriation consiste avant tout à s’incorporer un texte, c’est-à-dire
à se le rendre en propre. La lecture ne s’achève finalement pas dans le texte, mais dans celui
qui le lit. Et le but ultime du processus n’est pas de comprendre, mais de se comprendre.
Comme le définit Paul Ricœur :
« Par appropriation, j’entends ceci, que l’interprétation d’un texte s’achève dans l’interprétation de soi d’un
sujet qui désormais se comprend mieux, se comprend autrement, ou même commence à se comprendre21. »
Dans cette étape, il convient donc que le lecteur commence à dire « je ». Comprendre un
texte, c’est se l’approprier en première personne, c’est accepter de l’accueillir chez soi : cela
marque l’irruption d’une subjectivité. Il convient donc d’apprendre au lecteur de laisser retentir
le texte en lui. De le prendre « pour lui ». Non pas, encore une fois, qu’il lui soit adressé,
comme le voudrait la vision romantique : répétons que ce texte a été conçu pour être lu dans
une communauté. Mais c’est précisément au sein de cette communauté que l’individu peut se
définir. Le texte demande une adhésion fondamentale, un pas décisif pour dire qu’il nous
concerne.
Apprendre à dire « je » de cette manière ne s’improvise pas. D’abord parce qu’on ne
commande pas une adhésion, et ensuite parce qu’il ne suffit pas de donner un avis sur le texte
pour le prendre « pour soi ». Inciter les membres d’un groupe dit « de parole » à la prise de
parole ne suffit pas, même en les poussant à utiliser la première personne. Cette adhésion
fondamentale au texte ne se déploie pas dans des interventions souvent bavardes, mais dans un
acte de la volonté qui consent à penser que ce texte peut nous concerner. Cet acte, difficile à
faire, ne s’exerce que dans la pratique régulière. Il n’y a pas de didactique pour cela, mais bien
un entraînement.
Mais en même temps la lecture doit nous apprendre à nous déposséder de cette même
subjectivité qui est le premier pas de l’appropriation. Il ne s’agit pas seulement d’arbitrer entre
des interprétations en son nom propre, mais bien de se laisser envahir par le monde du texte.
Le monde du texte doit empiéter sur le monde du lecteur, voire l’annexer. Selon une belle
formule de Temps et récit, la lecture est une « expérience de pensée par laquelle nous nous
exerçons à habiter des mondes étrangers à nous-mêmes22 ». Cette cohabitation avec l’étranger
ne crée pas deux mondes, mais bien un seul. Le texte, parce qu’il nous fait voir le monde selon
un autre regard, reconfigure notre monde, ou plus exactement, en fait bouger les frontières.
S’exposer au texte, c’est recevoir de lui un soi plus vaste, parce qu’il a été enrichi de
l’expérience, des pensées, voire des modes de pensée d’un autre. Nous nous comprenons mieux,
parce que nous nous comprenons davantage.
Ici encore, quelle expérience pédagogique proposer, sinon la répétition des expériences ? À
force de faire cette expérience de l’impérialisme du texte sur notre monde, nous acceptons d’en
faire bouger les frontières.
Vient alors le temps de l’action. Un texte se doit d’être « interprété » au sens musical, et
non pas au simple sens cognitif. Et il y a deux dimensions dans cette interprétation musicale.
D’une part, il y a la forte coloration personnelle de la manière de faire vivre ce qui autrement
n’est qu’une lettre morte, des gouttes d’encre sur du papier. Rien n’est plus éloigné que

21. P. RICŒUR, « Qu’est-ce qu’un texte ? », Du Texte à l’action (Essais d’herméneutique 2), Paris, Seuil,
1986, p. 137-160 (152).
22. P. RICOEUR, Temps et Récit III. Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 358.

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l’interprétation d’Otto Kemplerer du chœur d’entrée de la Matthäuspassion de Bach et celle de
Philippe Herreweghe (Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen), au point même que l’une dure
11’06” tandis que l’autre ne dure que 6’59”, mais c’est pourtant le même texte. D’autre part, il
y a une implication de tout l’être dans l’interprétation musicale, qui met en mouvement le corps
et le pousse à agir. Que sera la lecture d’un texte s’il ne parvient pas à provoquer une action ?
La fin de toute lecture est donc de faire quelque chose, l’acte de lecture doit déboucher sur une
action. En changeant notre monde intérieur, tout texte – et singulièrement le texte sacré –
espère que nous changions le monde.

Apprendre à lire un texte biblique, c’est donc apprendre tout à la fois à lire un texte,
apprendre à lire un texte ancien et finalement apprendre à lire un texte canonique. Mais
surtout, c’est apprendre à agir. Ne pas être passif face aux préjugés de lecture et aux lectures
rapides qui n’engagent pas. « Au lieu de continuer à se poser la question de savoir ce que
signifient tel poème, tel drame ou tel roman, il faut se demander ce qui se passe chez le lecteur
lorsque, par sa lecture, il donne vie à des textes23. » Apprendre à lire, c’est apprendre à faire en
sorte qu’« il se passe quelque chose » en soi. Apprendre à lire, c’est apprendre à dire non, à
une lecture toute faite, à des certitudes bien ancrées. C’est parfois apprendre à dire non au
texte, mais c’est surtout apprendre à dire non à soi. Si la lecture d’un texte ne nous change pas,
pourquoi donc nous obstiner à lire ?

23. W. ISER, Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung (Uni-Taschenbücher 636), München, W.
Fink, 1976, p. 41. Trad. fr. : W. ISER (trad. É. SZNYCER), L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique
(Philosophie et langage), Bruxelles, P. Mardaga, 1985.

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