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Régis BURNET
Université Catholique de Louvain
Ignoratio enim Scripturarum ignoratio Christi est ! Cette vigoureuse déclaration de Saint
Jérôme dans son Commentaire sur Isaïe1 est, depuis le 18 novembre 1893 et l’encyclique de
Léon XIII Providentissimus Deus, une sorte de slogan catéchétique. Benoît XV la reprend dans
Spiritus Paraclitus de 1920, Pie XII dans Divino Afflante Spiritu de 1943 (§ 47), le concile
Vatican II au § 25 de Dei Verbum, Paul VI dans l’audience générale du 1er juillet 1970, le
Catéchisme de l’Église catholique de 1994 au § 133, Jean Paul II dans lettre du 6 janvier 2001
terminant le jubilé de l’an 2000, Novo millenio ineunte (§ 17). Benoît XVI, l’a cité de
nombreuses fois, en particulier dans son message pour lancer les 21e JMJ le 22 février 2006,
dans l’exhortation postsynodale Sacramentum Caritatis du 12 février 2007 (§ 45), dans Verbum
domini du 30 septembre 2010 (§ 30 et 73) et même à Notre-Dame de Paris lors de son voyage
en France (12 septembre 2008). Le Pape François l’emploie également volontiers, par exemple
en recevant les membres de l’Alliance biblique universelle le 29 septembre 2014. Devant une
telle unanimité, quoi d’étonnant à ce que les manuels pour apprendre à lire l’Écriture abondent,
qu’à la suite du Concile les groupes bibliques se soient formés et que les réflexions sur la
transmission de la Bible soient aussi nombreuses, que ce soit du côté des exégètes – pensons au
fameux Parler d’Écritures saintes de Paul Beauchamp2 – ou du côté de ceux qui s’occupent de
théologie pratique ? Il est donc quasiment impossible de prétendre apporter ici quelque chose de
nouveau, ni de proposer quelque brillante théorie sur la lecture. Plus modestement, il convient
de se focaliser sur la question posée : « qu’est-ce qu’apprendre à lire ? » Plus qu’une théorie
sur la lecture de la Bible, on attend ici une réflexion sur les conditions de son apprentissage.
Or, pour avancer dans une telle théorie, il convient de réfléchir à l’objet particulier qu’est la
Bible. En effet, les textes bibliques sont non seulement des textes, mais aussi des textes anciens
et des textes qui ont un statut particulier puisqu’ils ont été canonisés par le christianisme. La
question « Que signifie apprendre à lire la Bible » recèle donc en réalité trois questions
différentes : 1° qu’est-ce qu’apprendre à lire un texte ? ; 2° qu’est-ce qu’apprendre à lire un
texte ancien ? ; 3° qu’est-ce que qu’apprendre à lire un texte canonique ?
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l’on développe d’autres stratégies pour acquérir de l’information. Et même lorsque le rapport à
l’écrit ne fait pas difficulté, le rapport que nous entretenons avec la lecture elle-même, comme
opération en tant que telle, est un rapport socialement construit, qui exige la plupart du temps
qu’on puisse imiter le comportement des parents, des amis, des maîtres. Encore une fois, cela
ne veut pas dire qu’on ne sache pas lire, ni même qu’on ne lise pas quotidiennement – le
développement d’Internet et de l’Internet mobile fait de l’activité de lecture/écriture une activité
omniprésente –, mais c’est ici le rapport au livre qui est en jeu et qui mérite d’être interrogé en
préalable de toute tentative d’apprentissage de la lecture.
En d’autres termes, et puisque le concept de « littératie » nous invite à penser de manière
globale en terme de traitement de l’information et de choix du support de l’information,
apprendre à lire la Bible suppose qu’on apprenne à y recourir directement. Oser s’y engager
directement, et ne pas se fier simplement aux écrits de piété, aux sermons la présentant, voire
aux commentaires sur Internet demande un certain pas. Ce pas est d’autant plus difficile à faire
que le catholicisme dans son ensemble a eu jusqu’aux années 1950 tendance à se défier de ses
Écritures. Le chanoine Aubert ouvre en 1956 le premier chapitre de sa Théologie catholique au
milieu du XXe siècle par un chapitre sur le « renouveau biblique »4, dont il se félicite à juste
titre. Toutefois le titre sonne comme un constat ambigu pour une religion qui a prétendu mettre
le livre saint au centre de ses préoccupations, tant « ignorer les Écritures, c’est ignorer le
Christ ». Et il faudrait s’interroger aujourd’hui sur la suite de ce fameux renouveau.
4. R. AUBERT, La Théologie catholique au milieu du XXe siècle (Cahiers de l’actualité religieuse 3), Tournai,
Casterman, 1954.
5. C. F. POLIAK ET G. MAUGER, « Les usages sociaux de la lecture », Actes de la recherche en sciences
sociales 123, 1998, p. 3-24.
6. C. F. POLIAK ET G. MAUGER, « Les usages sociaux de la lecture », p. 19.
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3° accepter de lire le texte et pas un autre
Il convient enfin de mentionner une dernière difficulté à la lecture de tout texte : les
précompréhensions qu’on peut en avoir. Comme l’a montré Hans-Georg Gadamer7, toute
lecture est correction des précompréhensions que l’on a sur un texte. On ne saurait lire un texte
sans elle : un texte ne vient pas « tout seul », il est transmis par une tradition, publié par un
éditeur et montré sous une couverture, nous nous faisons une idée préalable même si nous ne
l’avons pas lu. Bien plus, et en cela il faut suivre Rudolf Bultmann8, on ne saurait lire sans
une sympathie mystérieuse, fruit de la grâce selon l’exégète de Marburg, qui fait que texte et
lecteur se correspondent mystérieusement.
On peut ici prolonger la pensée de l’auteur de Vérité et Méthode : certains textes nous
parviennent avec une telle histoire que nous ne lisons pas, nous en lisons un autre. Celui qu’un
petit catéchisme, des films, des sermons à moitié compris, ont façonné dans notre esprit. Et il
est possible de passer toute une vie à ne pas lire un texte que l’on croit lire. Apprendre à lire
un texte, c’est donc accepter de ne pas lire « trop vite », et accepter de se laisser ébranler dans
les convictions que l’on pouvait avoir sur le texte lui-même.
L’exemple « canonique », si on peut dire, nous est donné par les textes dans le dialogue
entre le légiste et Jésus au chapitre 10 de Luc. « Que dois-je faire pour recevoir en partage la
vie éternelle ? » demande le légiste (Lc 10, 25). Jésus lui répond par ce qui doit être la question
de tout exégète, celle qui doit nous habiter en tout temps : « comment lis-tu ? ». Et l’autre de
citer Dt 6, 5, un texte qu’il connaît apparemment par cœur : « Tu aimeras le Seigneur ton Dieu
de tout ton cœur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ta pensée, et ton prochain comme
toi-même. » Voilà quelque chose de stable, sur lequel le légiste peut se reposer, et c’est
apparemment la bonne réponse, puisque Jésus lui donne quitus. Mais le dialogue ne s’arrête pas
là et commence ce que tout bon professeur d’exégèse doit apprendre : se questionner sur les
mots pour ne pas en rester à la surface du texte et à ses préjugés. « Qui est mon prochain ? »,
questionne le légiste (Lc 10, 29). Pour lui la réponse est assez claire : ὁ πλησίον, qui a un sens
géographique (ce qui est proche de moi) reçoit d’habitude un sens ethnique. En grec courant en
effet, οἱ πλησίον désignent « les proches », ceux de ma famille, ceux de mon ethnie. Et voici
que Jésus, avec sa parabole bien connue, interroge ce préjugé. Le prochain n’est-il pas celui
qui, au sens propre, se trouve sur mon chemin, peu importe qu’il soit d’une ethnie ou d’une
autre ? Même le voisin Samaritain, que méprisaient tant les Judéens (le prêtre et le lévite
passent leur chemin) est notre prochain.
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qui appartenaient à cette secte particulière du judaïsme du Second Temple ! En revanche, plus
difficiles à appréhender sont les réalités qui nous semblent les plus proches, et en particulier les
concepts déjà en usage dans l’Antiquité que nous continuons à utiliser. Comme le notait déjà
Marc Bloch dans le métier d’historien, « au grand désespoir des historiens, les hommes n’ont
pas coutume, chaque fois qu’ils changent de mœurs, de changer de vocabulaire9 ». Un des
exemples classiques est celui de république. Dans un texte ancien, Res Publica ne signifie jamais
le régime républicain, mais bien plutôt les institutions communes au peuple romain. Cicéron en
aura une vision plus élevée et l’assimilera au bien commun du peuple romain qui en fait sa
spécificité et qui justifie la place éminente qu’il occupe parmi les nations10. Dans les monarchies
du Moyen Âge, le terme signifiait non seulement l’État, mais aussi tout le système qui
permettait que la justice soit exercée, ce qui en fait le quasi-équivalent de notre moderne « État
de droit »11. Cela n’a donc rien à voir avec la « République » entendue dans un contexte
français, par exemple.
Dans les textes bibliques, on rencontre la même difficulté. On peut ainsi prendre l’exemple
des concepts pauliniens. Grâce à l’apôtre, une série de termes sont rentrés dans le vocabulaire
chrétien et nous pensons tous savoir ce qu’est la « rédemption », la « justification » ou la
« grâce ». Or, en lisant les épîtres pauliniennes, nous avons tendance à « dogmatiser » ce qui
n’est qu’une théologie en cours d’invention. Sous l’ἀπολύτρωσις, le rachat, il faut entendre la
métaphore de l’esclave que l’on rachète pour comprendre qu’au prix de sa mort et de son sang,
Jésus « rachète » à la mort et au péché toute l’humanité qui en était esclave. Même si cela
l’annonce, le terme ne désigne pas encore l’ensemble de l’économie du salut. Et de même, dans
la « justification » il faut aussi entendre la métaphore juridique. Dieu entre en procès contre
l’homme et s’apprête à le condamner. Mais, finalement, il le justifie, c’est-à-dire l’acquitte en
lui donnant une justice qui ne vient pas de lui, mais de Jésus. Le terme anticipe son sens actuel
salvifique, mais reste encore bien près de l’acquittement du judiciable.
Il n’y a pas que les concepts à être piégés, les références elles-mêmes le sont. Comme l’ont
montré les études d’anthropologie historique, le monde ancien ne fonctionnait pas comme le
nôtre. C’était une société tribale, au sens premier du terme, dans laquelle l’origine, le lieu de
naissance, conditionnait l’ensemble des comportements des individus. C’était également une
société gouvernée par l’honneur et le déshonneur12, ce qui est une clef de compréhension de la
résistance à l’idée d’un Messie crucifié. Des concepts comme « l’individu », le « soi » n’avaient
certainement pas la même valeur que chez nous. Et même la « conscience » n’a pas de sens
moral.
Tout ce qu’on vend au marché, mangez-le sans poser de question à cause de la conscience (συνείδησις)… Si
un non-croyant vous invite et que vous acceptiez d’y aller, mangez de tout ce qui vous est offert, sans poser de
question à cause de la conscience. Mais si quelqu’un vous dit : « C’est de la viande sacrifiée (ἱερόθυτον) » n’en
mangez pas, à cause de celui qui vous a avertis et de la conscience. Je parle ici, non de votre conscience, mais de
la sienne. (1 Cο 10, 25-29)
La signification contemporaine de συνείδησις comme « conscience morale » ne convient pas
ici. Il s’agit d’un concept cultuel qui exprime la destination que l’on donne à un sacrifice13. Est-
il pour le péché ou pour le salut du peuple ? Est-il destiné aux idoles ? Faute de cette
définition précise, on ne comprend pas comment la divulgation publique de la destination de la
viande poserait un problème moral à celui qui la connaît déjà.
9. M. BLOCH, Apologie pour l’histoire ou Métier d'historien (U Prisme Histoire), Paris, A. Colin, 8e éd.,
11949, 1991, p. 57.
10. C. MOATTI, « Respublica et droit dans la Rome républicaine », Mélanges de l’École française de Rome.
Moyen-Âge 113, 2001, p. 811-837.
11. W. MAGER, « Res publica chez les juristes, théologiens et philosophes à la fin du Moyen Âge : sur
l’élaboration d’une notion-clé de la théorie politique moderne », Actes de la table ronde de Rome (12-14 novembre
1987) (Collection de l’École Française de Rome 147), Rome, École Française de Rome, 1993, p. 229-239.
12. B. J. MALINA, « Honor and Shame: Pivotal Values of the First-Century Mediterranean World », in B.
J. MALINA (éd.), The New Testament World: Insights from Cultural Anthropology, Louisville (KY),
Westminster/John Knox, 3e éd., 2001, p. 27-57.
13. P. J. TOMSON, Paul and the Jewish law : Halakha in the Letters of the Apostle to the Gentiles (Compendia
rerum Iudaicarum ad Novum Testamentum 3.1), Assen/Minneapolis, Van Gorcum/Fortress Press, 1990, p. 208-
216.
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On le voit, à cause de leur étrangeté, les textes anciens ne se prêtent pas à une lecture sans
médiation. Les notes, l’apport de connaissance, une certaine formation sont indispensables pour
les appréhender correctement. Pour bien comprendre un texte, pour le faire exister tel qu’en lui-
même, il convient donc d’abord de ressentir son étrangeté. La distanciation, comme le notait
Paul Ricœur, est le préalable de toute herméneutique14 et le passage par l’histoire est une bonne
manière de s’y exercer.
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APPRENDRE À LIRE UN TEXTE CANONIQUE
Pour terminer ces considérations sur l’apprentissage de la lecture de ces textes particuliers
que sont les textes bibliques, il convient également de se souvenir que ce sont des textes
« canoniques » et que cela impose une lecture tout à fait particulière.
20. PONTIFICIA COMMISSIO BIBLICA (trad. O. ARTUS), Inspiration et vérité de l’Écriture sainte. La parole
qui vient de Dieu et parle de Dieu pour sauver le monde (Documents d’Église), Paris, Bayard/Fleurus-Mame/Cerf,
2014.
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mêmes critères que nos textes contemporains, pour entrer dans les genres littéraires anciens et
leurs contraintes propres.
21. P. RICŒUR, « Qu’est-ce qu’un texte ? », Du Texte à l’action (Essais d’herméneutique 2), Paris, Seuil,
1986, p. 137-160 (152).
22. P. RICOEUR, Temps et Récit III. Le Temps raconté, Paris, Seuil, 1985, p. 358.
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l’interprétation d’Otto Kemplerer du chœur d’entrée de la Matthäuspassion de Bach et celle de
Philippe Herreweghe (Kommt, ihr Töchter, helft mir klagen), au point même que l’une dure
11’06” tandis que l’autre ne dure que 6’59”, mais c’est pourtant le même texte. D’autre part, il
y a une implication de tout l’être dans l’interprétation musicale, qui met en mouvement le corps
et le pousse à agir. Que sera la lecture d’un texte s’il ne parvient pas à provoquer une action ?
La fin de toute lecture est donc de faire quelque chose, l’acte de lecture doit déboucher sur une
action. En changeant notre monde intérieur, tout texte – et singulièrement le texte sacré –
espère que nous changions le monde.
Apprendre à lire un texte biblique, c’est donc apprendre tout à la fois à lire un texte,
apprendre à lire un texte ancien et finalement apprendre à lire un texte canonique. Mais
surtout, c’est apprendre à agir. Ne pas être passif face aux préjugés de lecture et aux lectures
rapides qui n’engagent pas. « Au lieu de continuer à se poser la question de savoir ce que
signifient tel poème, tel drame ou tel roman, il faut se demander ce qui se passe chez le lecteur
lorsque, par sa lecture, il donne vie à des textes23. » Apprendre à lire, c’est apprendre à faire en
sorte qu’« il se passe quelque chose » en soi. Apprendre à lire, c’est apprendre à dire non, à
une lecture toute faite, à des certitudes bien ancrées. C’est parfois apprendre à dire non au
texte, mais c’est surtout apprendre à dire non à soi. Si la lecture d’un texte ne nous change pas,
pourquoi donc nous obstiner à lire ?
23. W. ISER, Der Akt des Lesens. Theorie ästhetischer Wirkung (Uni-Taschenbücher 636), München, W.
Fink, 1976, p. 41. Trad. fr. : W. ISER (trad. É. SZNYCER), L’Acte de lecture. Théorie de l’effet esthétique
(Philosophie et langage), Bruxelles, P. Mardaga, 1985.