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Quand Sartre faisait courir les foules.

Marianne - Auteur : Patrick Girard - Article crée le 26/05/2005 à 15 h 26

Une véritable cohue humaine se bouscula pour assister, le 29 octobre 1945, à la conférence donnée par
Sartre sur le thème : « L'existentialisme est un humanisme ». Retour sur une soirée entrée dans la légende.

Fin 1945, Jean Paul Sartre occupe le devant de la scène médiatique. Après l’insipide production
littéraire de l’Occupation et à côté des récits héroïques que publient à tour de bras les maisons d’édition,
soucieuses de racheter à bon compte leur conduite durant les années noires, Les Mouches, Huis Clos et Les
Chemins de la Liberté sont comme une bouffée d'air pur, autant que les reportages que Sartre publie dans
Combat et Le Figaro sur des États-Unis où il s'était rendu en compagnie de plusieurs journalistes.
Avec le Castor, Sartre a lancé Les Temps modernes, avec comme principaux collaborateurs Jean Paulhan,
Raymond Aron, Albert Ollivier et Maurice Merleau-Ponty. En dépit de la pénurie de papier, la revue connaît un
démarrage foudroyant et est abondamment lu et commenté. Parmi ses lecteurs passionnés, Alexandre Astruc,
auteur d'un court essai sur l ‘œuvre de Sartre dont il expliqué ainsi l'originalité : « Il n'arrive pas dans les
lettres françaises beaucoup d’événements de nature à nous enchanter…. Il me semble qu'avec les premiers
livres de Sartre, nous assistons à un événement de ce genre…. Ce qui fait la nouveauté de sa révolte, c'est
qu'elle est radicale et qu’elle vise le fait même d'exister… Ainsi, de Lucien Fleurier à Oreste, se dessine et se
complète une image de l'homme parmi les plus exactes que les lettres nous aient données », Plus réservé, Jean
Paulhan, qui a accueilli avant-guerre chez Gallimard Sartre, écrit à Marcel Jouhandeau, alors en retrait de la vie
littéraire : « Sartre est en train de devenir un chef spirituel pour mille jeunes gens ».
Parmi ceux-ci, les deux animateurs du Club Maintenant, Jacques Calmy et Marc Beigbeder, qui organisent à
intervalles réguliers des conférences plus ou moins couronnées de succès. En cette époque où la télévision
n’existe pas et où la radio diffuse des programmes de qualité variable, les conférences sont très courues à Paris,
à l'instar des débats organisés par le Club du faubourg de Léo Poldès. Chaque jour, la presse annonce des
causeries données par des personnalités sur des thèmes forts divers : l’histoire, les relations internationales, les
questions scientifiques, la reconstruction du pays, etc..
Jacques Calmy et Marc Beigbeder ont donc obtenu de la vedette du moment, Jean-Paul Sartre, qu’il prononce,
le lundi 29 octobre 145, à 20 h 30, à la salle des Centraux,8 rue Jean Goujon, une conférence intitulée : «
L'existentialisme est un humanisme ».
Pour Sartre, c'est une occasion en or de dissiper quelques malentendus sur l'interprétation de ses écrits. Les
critiques de La Nausée lui ont reproché son anti-humanisme. Quant aux communistes, dont il est l’épisodique
compagnon de route au sein du Comité national des Ecrivains, ils ne lui ménagent pas leurs critiques.
L'hebdomadaire Action a publié une série d'articles très hostiles à l'existentialisme, coupable d'ignorer le
marxisme-léninisme et le « génie philosophique » du petit père des peuples, Joseph Staline. Dans les colonnes
de Combat, Sartre a répliqué assez durement : « Que nous reprochez-vous ? D’abord de nous inspirer de
Heidegger, philosophe allemand et nazi. Ensuite de prêcher sous le nom d'existentialisme un quiétisme de
l'angoisse. ..Je parlerai seulement de l'existentialisme : l'avez-vous simplement défini à vos lecteurs ? Pourtant,
c'est assez simple. L'homme doit se créer sa propre essence : c'est en se jetant dans le monde, en souffrant, en y
luttant, qu’il se définit peu à peu. L'angoisse, loin d'être un obstacle à l'action, en est la condition même.
L'homme ne peut vouloir que s’il a compris qu’il ne peut compter sur rien d’autre que lui-même, qu’il est seul,
délaissé sur la terre au milieu de ses responsabilités infinies, sans autre but que celui qu’il se donnera à lui-
même, sans autre destin que celui qu’il se forgera sur cette terre ».
Pour Calmy et Beigbeder, le pari est risqué. La conférence donnée par Sartre en octobre 1944, à la Maison des
Lettres, rue Saint-Jacques, sur « la technique sociale du roman » n'a attiré qu'un faible public, parmi lequel
figurait l'un des futurs papes du Nouveau Roman, Michel Butor. Aussi les deux animateurs font feu de tout bois.
Ils ont écorné leurs économies pour acheter des armes payants dans Le Monde, le Figaro, Combat et Libération,
le Libération d’ Emmanuel d’Astier de la Vigerie. Avec leurs épouses, ils collent des affiches au Quartier latin.

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Le 29 octobre 1945 au soir, la salle des Centraux est en pleine ébullition. A l’entrée, le guichet de vente des
tickets ne résiste pas à la pression de la foule. On joue des coudes pour trouver une place. Seule Jean-Louis
Barrault et Madeleine Renaud voit les assistants s’écarter respectueusement à leur passage traitement de faveur
dont ne bénéficient pas Gaston Gallimard et Adrienne Monnier.
Le héros de la soirée faillit ne pas prononcer sa conférence. Apercevant au moins la foule, il pense que le PCF à
mobilisé ses militants et envisage, à ce moment, de rebrousser chemin. Finalement, il s'approche. Rares sont
ceux qui ont vu une photo de lui. Aussi passe-t-il pour un resquilleur qui tente de doubler les premiers arrivants.
Il lui faudra de longues minutes avant d'arriver jusqu'à l'estrade.
Commencée avec une heure de retard, la conférence est en fait un cours. Sartre se lance dans une allocution
improvisée, sans notes. Après une volée de bois vert contre les communistes, il feint de s'étonner de la vogue de
l'existentialisme « qui a pris aujourd’hui une telle largeur et une telle extension qu’il ne signifie plus rien du
tout... La réalité, c’est la doctrine la moins scandaleuse, la plus austère ; elle est strictement destinée aux
techniciens et de philosophes ». Et de se lancer dans un cours magistral, analogue à ceux alors dispensés par ses
pairs en Sorbonne. Passant en revue les philosophes du temps et multipliant les références littéraires, Sartre
accumule les formules chocs. « L'existentialisme définit l'homme par son action » ; « il lui dit qu'il n’y a de
l’espoir que dans son action, et que la seule chose qui permet à l’homme de vivre, c'est l’acte » ; « un homme
s'engage dans sa vie il dessine sa figure, et en dehors de cette figure, il n’y a rien » ; « nous sommes seuls, sans
excuses, c’est ce que j'exprimerai en disant que l'homme est condamné à être libre ».
Que ce long discours ait été compris de tous les assistants s'écrasant les uns sur les autres, est fort douteux.
Deux ans plus tard, dans l'Ecume des jours, un proche de Sartre, Boris Vian, musicien et romancier, brossera
une fresque burlesque de cette conférence, montrant un « Jean-Sol Partre « s’ouvrant la route à la hache, tandis
que les auditeurs arrivaient par corbillards, par les égouts ou se faisaient parachuter par avion spécial. Un récit
qui amusa beaucoup le philosophe.
La soirée fut pourtant un réel succès. Le même jour, à la même heure, un autre philosophe, et non des moindres,
Julien Benda, devait prononcer au théâtre du Grand Colombier une conférence à laquelle il dut renoncer. La
salle était vide. Le succès de Sartre ne fut pas celui de Calmy et de Beigbeder, obligés de payer de leurs
économies les frais de location de la salle – aucun ticket n’avait été vendu- et les bris de plusieurs chaises.
Grand seigneur, Sartre accepta de renoncer au paiement des honoraires qui lui étaient dus.
La presse couvrit largement l'événement. Dans Combat, Maurice Nadeau écrivit : » Trop de monde pour écouter
Jean-Paul Sartre. Chaleur, évanouissement et Police Secours. Le colonel Lawrence était existentialiste ». Dans
Terre des hommes, Justin Saget évoquait Une Nuit à l'opéra des frères Marx et Les révoltés du Bounty pour
qualifier de Sartre de « grands capitaine, seul maître à bord, parfaitement maître de ses hommes, qui apparut
sur son estrade comme l’écume sur la crête des flots ».
Excellente biographe de Sartre, Annie Cohen-Solal tire un bilan plutôt admiratif de la soirée : « Pareils
débordements de lyrisme contrefirent –ils la portée de cette soirée unique ? Ou contribuèrent-t-il à faire de
cette cohue un événement médiatique avant la lettre ? Tout le monde, à peu près, en rajouta , dans la presse,
sur « la chaleur de cloporte », « la horde plutôt que le public », les « Sartrions » plutôt que les « Sartriens »,
les quinze évanouissements, « les trente sièges défoncés » et « la victoire du conférencier notamment qualifié
de gloire » « nos gloires du barreau, de la politique, de l'armée de terre ou de mer ». Si les éléments
physiques, belliqueux, cocasses et presque fantastique de cette soirée firent le bonheur des critiques, la
conférence en tant que telle parut également à tous comme « un cours d’université », « un comprimé par trop
scolastiques de sa doctrine », et le conférencier fut unanimement salué pour son « sang-froid », son
« courage », sa « bravoure », « le véritable de force que sa seule présence opéra », son magnétisme de
personnel » ( Annie Cohen-Solal, Sartre 1900- 1980, Folio essais, 960 pages).
De fait, cette conférence consacra définitivement la place de premier plan occupée par Jean-Paul Sartre dans la
France après la Libération, début de ce magistère moral qu'il exerça sans interruption jusqu'à sa mort .

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