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Autres Temps.

Les cahiers du
christianisme social

La culpabilité, une maladie occidentale ?


Eric Blondel

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Blondel Eric. La culpabilité, une maladie occidentale ?. In: Autres Temps. Les cahiers du christianisme social. N°10, 1986. pp.
53-59;

doi : https://doi.org/10.3406/chris.1986.1086

https://www.persee.fr/doc/chris_0753-2776_1986_num_10_1_1086

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OUVERTURES

LA CULPABILITE,

UNE MALADIE

OCCIDENTALE ?

Eric Blondel

C'est une question étrange et même quelque peu insolente, voire sans
gêne, que celle que l'on me pose ici. Pourtant, il faudra bien que j'y
réponde, en dépit de toutes les contorsions, diversions et manœuvres
dilatoires qui sont le propre de la philosophie. Je dis que c'est une question
même agaçante dans sa formulation: elle fait « nouveau snobisme » Bre-
techer. Celui qui consiste à dire: « je culpabilise quelque part mais à la
limite, au niveau du concept de maladie, c'est pas évident ! » Ça donne
envie de récuser la question comme un slogan — et avec lui la culpabilité.
Rassurez-vous : je reste encore assez parpaillot pour ne pas jeter
incontinent la culpabilité par-dessus les moulins; et je suis assez prof, de philo
pour ne pas succomber sans résistance au snobisme à slogans qui ne ferait
de la culpabilité une maladie honteuse que pour culpabiliser l'Occident de
l'avoir contractée et répandue. Je ne dirai pas : la culpabilité, je l'ai eue,
on en meurt, on en reste idiot, mais — et c'est ça le but de mon
intervention — la culpabilité, il en reste toujours quelque chose. Il ne s'agit pas de
dénoncer l'Occident et sa maladie après avoir encensé l'Occident chrétien.
Ce serait encore une autre forme inversée de racisme qui, derechef,
laisserait libre cours à la maladie culpabilisante. Mon intention, c'est de
montrer (essentiellement à l'aide de certaines analyses de Nietzsche) en quoi
l'Occident se caractérise par certains traits qui ont pour centre une
certaine forme de culpabilité et en quoi celle-ci est une maladie. Je n'ai nulle
intention, franche ou cachée, de nous culpabiliser en parlant de «
maladie » ou de nous innocenter. Cela s'est pratiqué un temps (je pense à une
exploitation superficielle de Freud et de Nietzsche qui, sous prétexte

Conférence prononcée le 7 mars 1984 à l'intérieur d'un cycle sur la culpabilité organisé
par le cercle Jean-Jacques Rousseau, à Paris.
Vient de paraître : ERic Blondel, Nietzsche, le corps et la culture, PUF, 1986.
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de rejeter le surmoi sadique, la lèpre de l'auto-accusation et le cancer de
l'agression morale, liquide en bloc, avec un nouveau cynisme
prétendument païen, le remous, le sens de la faute, le sens moral ou le repenti).
Avec Nietzsche, je me méfie d'un optimisme massif qui n'élimine le mal,
ou la faute, que par idéologie du bonheur. Pour moi, la question ne
revient pas à nier le mal, mais conduit à une certaine manière de l'accepter
et de le refuser.
Ainsi, je voudrais surtout dessiner un triangle, montrer le rapport
intrinsèque de ces trois notions: culpabilité, maladie, Occident.

La notion de culpabilité et ses implications

Comme le dit fort bien la très vilaine et courante formule: « tu ou je


culpabilise(s) », dans son ambiguïté, on désigne par culpabilité le fait de
s'attribuer à soi une faute, (tu te culpabilises) ou d'en attribuer une à
autrui : (tu culpabilises: tu me, tu le culpabilises). Notons qu'on attribue
une faute à une personne: on la met en cause, on l'accuse, soi ou autrui.
Que se passe-t-il?

1. « C'est ta faute », « ma faute » suppose toujours un individu, sujet


doué (ou pourvu) d'une volonté. On ne peut imputer une faute à quelque
chose de diffus ou d'inassignable : lors^même qu'on déclare : « c'est la
faute à la société, aux juifs, à l'État, aux protestants : on les
individualise. Nous dirons donc qu'il y a culpabilisation s'il y a individu (groupe,
entité, homme individuel, organe, maladie, etc.), un sujet : un sujet de
mécontentement !

2. Dire la faute, culpabiliser, c'est accuser un sujet pour autant qu'il est
cause. Le français a bien gardé la parenté des mots d'origine latine;
(causa) la cause, la chose, l'accusation et le double sens révélateur de la
cause comme procès et comme origine, point de départ, volonté d'un ou
plusieurs actes. On le voit dans l'expression : « la mise en cause ». C'est
l'accusation portée contre une chose qui est cause.
Pour résumer: il y a culpabilisation quand une chose est sujet , c'est-à-
dire : cause et individu. C'est en ce sens que le mot (juridique) «
répondre » a du sens : s'il y a responsabilité, c'est que je réponds (respondere)
de mes actes, pour autant que mes actes sont la réponse d'un sujet, d'un
répondant (sponsor) qui prend sur lui, qui garantit l'acte à son auteur
(auctor). Quand j'accuse le meuble de m'avoir heurté et fait mal, si je lui
parle c'est que j'attends presque sa réponse ! En un mot qui réunit
causalité et individualité : dans la culpabilité, même les objets inanimés ont une
âme, une volonté.

3. Or justement, reprenons le même exemple de la table qui m'a fait un


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bleu : on regrette que la table n'ait pas d'âme, c'est-à-dire ne puisse pas
souffrir elle aussi. (Se) culpabiliser, c'est (se) faire souffrir. Le sujet,
cause individuelle, est en outre sensible et capable de souffrance
(remords, châtiments, etc..)

4. A cela se rattache un aspect de la culpabilité qui n'est pas sans


importance : le sujet, vu comme cause individuelle, est perçu comme
conscience, comme volonté explicite ou implicite, c'est-à-dire, comme
intention, vouloir délibéré. Je me demande quelquefois si ce n'est pas de là que
vient le double sens du mot conscience : représentation claire de soi-même
et conscience morale, capacité de juger en bien ou mal : se saisir, se
savoir, se sentir, se juger, se percevoir. Et on ne souffre vraiment que
consciemment : le reste, eh bien, ça ne compte guère. Comme disait Oscar
Wilde : « Je m'en charge... »
(Se) culpabiliser, c'est donc faire souffrir consciemment un sujet
individuel, cause consciente d'un mal en lui représentant qu'il doit souffrir et
que — ça ne vient parfois qu'accessoirement ou pas du tout — ce sujet a
commis une faute.
Je dis « accessoire » parce que, souvent, on a l'impression que la faute
s'efface derrière la souffrance, le châtiment à infliger, la vengeance, et
parce que, dans bien des cas, celui ou celle (ou ça) qui culpabilise le fautif
qui a failli, n'est pas infaillible ! Et la faute, l'erreur du culpabiliseur peut
se situer aux quatre moments ou aspects, ou niveaux que j'ai dégagés :
j'aborde ici, avec la mise en cause du culpabiliseur (soi-même ou autrui),
avec son inculpation ou son accusation, avec la dénonciation de sa failli-
bilité pontifiante, la notion de maladie — comme erreur, excès, abcès (de
fixation) et aussi comme procès, succès, fécondité.

La culpabilité comme maladie

Très souvent, une maladie n'est pas une altération-modification


radicale, mais un simple excès de la normalité : seul son caractère douloureux
la signale comme excès et maladie. La maladie est aussi erreur,
déplacement, glissement, lapsus.
Ainsi, la culpabilité est maladie en exagérant ou en se méprenant à
quatre niveaux :

1. en constituant des entités, des individus, Nietzsche fait remarquer — et


nous le développerons plus loin — que certains groupes, individus,
instances, bref les sujets ne sont inventés comme tels que pour servir de
répondant à la culpabilité. L'exemple par excellence, c'est la focalisation
sur une instance particulière dans le racisme :1a vérole, le sida, les
prélèvements obligatoires ou la délinquance s'étendent, occasion rêvée de
constituer en « sujets », en individualités, de distinguer tel ou tel responsable,
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tel ou tel mauvais sujet ou groupe dans la masse indistincte. De ce point
de vue, le terrorisme est dans la logique de la maladie culpabilisante et
culpabilisée : il subjectivise, individualise le mal en croyant ainsi
l'extorquer. Et ainsi, réciproquement, le sujet est l'otage de la culpabilité. Sans
vouloir passer à la limite, je rapproche le fait que la culpabilité se lie
toujours à un phénomène de constitution de subjectivité (au sens large) et ses
figures morbides comme le racisme et le terrorisme — politiques ou
moraux : car ont peut isoler des individualités dans une société ou dans
une individualité (les « passions », le sexe, l'argent, etc.). Injustice du
« sujet».

2. un deuxième trait, sinon toujours morbide, du moins, potentiellement


morbifique — comme diraient les médecins et Rabelais — , c'est le fait,
déjà souligné, que la culpabilité ne se comprend pas sans qu'il y ait cause
du mal. Un coupable est cause. Or, non seulement on peut se tromper sur
la cause, mais on peut la fabriquer — pour les besoins de la cause ! — , et
même la causer, c'est ce que l'on appelle « provocation » et même la
reconstituer. Car la cause est du passé : on refait l'histoire, on imagine
des séquences, comme en rêve, dit Nietzsche... Et en effet, la culpabilité
est rumination, insistance sur le passé, sur un temps qui n'est plus
(Pascal), comme méditation de la cause, de l'antériorité, du passé : elle est
passéiste, réactionnaire, réactive et comme dit Nietzsche, elle est comme
ces gens qui n'en ont jamais fini de rien. D'où l'hostilité de gens aussi
différents que Descartes, Spinoza et Nietzsche, entre autres, envers le
remords (re-mordre, re-pentir, res-sentiment).
Ne pas oublier, donc, que la cause étant (par définition) antérieure,
plane dans l'ordre du non-réel, du non-présent. D'où les à peu près, les
erreurs. Et rien de plus courant que de se tromper de cause ou de prendre
l'effet pour la cause, or la cause est une idée venue de la considération du
sujet philosophique de la volonté, dit Nietzsche. Or, qu'est-ce que la
volonté, qu'est-ce qui est voulu ? Et ce qui est voulu est-il toujours le
meilleur, le plus important ? La volonté est souvent création de causes et
de choses.

3. la souffrance
La culpabilité ce n'est pas seulement dire : tel individu, moi par
exemple, est cause de telle chose, faute, erreur, péché, délit, crime. La
culpabilité ne dit pas seulement : il est coupable, mais il est méprisable. La
culpabilité c'est l'envers du décor de la transcendance : si on la manque, ça fait
mal, on doit donc souffrir sans interdit. D'où l'idée de surmoi sadique, la
méchanceté d'un juge qui n'est pas seulement l'énonciateur d'un
jugement théorique (il y a faute, comme il y a erreur) mais le dénonciateur, le
condamnateur, le châtieur. La culpabilité, c'est la volonté de mort du
pécheur, c'est souvent l'égale méchanceté du juge et du fautif, du
bourreau et du condamné, du surmoi et du moi. N'y-at-il pas aussi une culpa-
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bilité clandestine du culpabiliseur, qui déchaîne et prolonge la violence, le
mal et la souffrance, au lieu de les arrêter ou apaiser ? C'est ce que
Nietzsche appelle ressentiment et volonté de vengeance.

4. la conscience
Pourquoi (se) culpabiliser seulement de ce que l'on a fait
consciemment ? Les gaffes, les lapsus, les actes manques — on les excuse. Mais
pourquoi seraient-ils moins coupables ? Et nos complicités, nos silences
ne sont-ils pas coupables, même plus graves ? Je ne veux pas étendre la
culpabilité : tendance générale, car même Freud cherche des intentions
délibérées, une volonté inconsciente (est-ce que ça a un sens de parler de
volonté inconsciente ?) dans les actes manques. Au contraire, je me
demande si les actes conscients sont les plus réussis, les plus voulus ; s'il
ne faut condamner comme fautes que les actes conscients et si, justement,
nos actes conscients ne sont pas (parfois) les plus importants — et même
si beaucoup de nos actes conscients, voulus, délibérés, explicites, positifs,
ne seraient pas, au sens profond, des gaffes, des ratages, des fautes —
excusables, en ce sens. Excusables seraient alors a fortiori nos fautes
inconscientes. Reste à signaler la grande ruse et méchanceté de la
culpabilité qui fouille tous les actes pour y trouver l'intention consciente : et
pourquoi, pour quel résultat ?
Il n'y a pas que de la morale ou de la moralité dans la culpabilité —
mais aussi de la maladresse.

L'Occident : coupable de maladie ?

Cette fois, ce n'est plus le triangle, mais le carré : ces quatre notions ont
partie liée et vont jouer aux quatre coins (ou points cardinaux) de
l'Occident.
L'Occident, depuis Platon et, plus tard, le christianisme, c'est une
certaine représentation du monde et de valeurs (ou valorisations) qui ont une
certaine consistance ou unité. Cette unité, on peut, selon Nietzsche, la
trouver dans la maladie et la culpabilité. Nietzsche, lui, combat pour une
certaine innocence; nous pouvons, nous aussi, parallèlement, nous
interroger a contrario, sur la grâce.
Nous avons dégagé quatre notions impliquées dans la culpabilité,
quatre points faibles pathogènes : ce sont aussi, on va voir comment, quatre
points cardinaux de l'Occident :
— sujet, individu
— cause
— souffrance
— conscience
L'Occident lie ces notions, les croise, les met en gerbe dans le dualisme
philosophique et moral, dans l'idôlatrie du moi, dans la surestimation
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(superfétation) du conscient et dans la valorisation scientifique et
intellectualiste de l'intellectuel aux dépens du sensuel, de l'intelligible au
détriment du sensible : c'est la science, la morale, la philosophie,
l'individualisme occidental que nous retrouvons en germe (en germe au sens médical
de germe morbide) dans la culpabilité. Donc : la culpabilité, maladie
occidentale, mais non seulement au sens où la maladie conduit à la
décadence, au néant nihiliste et à la mort, mais au si au sens où, comme dit ma
mère, il y a de bonnes maladies — comme la faim ou la soif !

a) Commençons par prendre les choses du bon côté. Dissocier, séparer,


sérier les facteurs, les individus; établir des causes; faire souffrir le
sensible; et privilégier le concept, l'intelligible, l'intellectuel : (opposé à
sensible, sensuel, passions, etc..) Ces traits du dualisme occidental ont rendu
possible, non seulement la culpabilité, mais la science, le savoir, voire la
philosophie occidentale comme science. Chercher en moi, en autrui, un
coupable, c'est le même geste, la même attitude, le même objet que celui
de la science. Nietzsche cherche à montrer que c'est la confession
chrétienne qui, par le biais de l'examen, de la critique, de l'éclaircissement du
péché, des fautes, causes, choses et conscience a permis du même coup
l'esprit critique, causal, rationnel, consciencieux de la science. On le voit
dans la formule rebattue de Montaigne : pas de science sans conscience,
entendez : c'est la conscience morale qui engendre la science. Après, c'est
parti, celle-ci ne peut plus arrêter le processus de la science, qui, s'émanci-
pant et se fortifiant, se retourne contre elle. Il n'y a pas, il n'y plus de
science possible avec conscience (morale).

b) Bravo la science, mais bonjour les dégâts! Hémiplégie, dualisme,


séparation, déni du sensible et refoulement, dénégation du sensible (et retour
du dénié et du refoulé), faisant de la raison le vecteur de ce qu'elle nie,
mais en négatif (la haine... du sensible, des passions, la férocité de
l'objectivisme. Bref : la névrose, ou comme dit Nietzsche, le double
aspect de la mauvaise conscience, intériorisation où l'homme s'humanise
mais en se retournant comme vie contre la vie même.
Mais peut-on, doit-on distinguer entre la peste et le choléra et séparer le
bon grain de l'ivraie ? Il me suffit d'avoir montré des parentés, des
risques, des promesses. Peut-être y aurons-nous gagné d'avoir moins d'idô-
latrie pour la cause, le moi, la volonté, la science, le conscient, l'Occident
et la culpabilité. Car, lorsque Nietzsche dit que le christianisme est une
philosophie de bourreau, il vise tout l'Occident. Mais quand il dit que ce
qui serait beau, ce serait un Dieu qui prendrait sur lui, non le châtiment,
mais la faute, il se rapproche de l'idée de pardon. Lorsque j'ai tenté, dans
mon livre, de montrer en quoi Nietzsche reprenait, bon gré mal gré,
certains éléments du christianisme contre le christianisme. Ce qu'a le plus
scandalisé les lecteurs de Nietzsche, le 5e évangile ?' C'est le
rapprochement de la grâce et de l'innocence. Serviteurs impitoyables. Il semble que
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l'innocence et la grâce nous fassent peur : avec Nietzsche, j'ai voulu aller
un peu vers l'allégement de la culpabilité. C'est avec un autre qu'il faut
aller au-delà du péché, vers le pardon et la grâce. Si Nietzsche fait
l'économie du péché et du pardon — donc de la faute — dans l'innocence,
nous pouvons, nous, essayer de voir comment, sans reconnaître le
monde, sans l'admettre et se commettre avec lui ou se soumettre à là
force, puissance due à sa volonté violente, comment on peut donc avoir et
la faute et l'innocence, le péché sans culpabilité et la justification sans
innocence.

E.B.

1. Eric Blondel, Nietzsche : le 5e évangile ?, Les Bergers et les Mages, 1980.

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