Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
La société autophage
Capitalisme, démesure et
autodestruction
2017
Présentation
Le mythe grec d’Érysichthon nous parle d’un roi qui s’autodévora parce que rien
ne pouvait assouvir sa faim – punition divine pour un outrage fait à la nature.
Cette anticipation d’une société vouée à une dynamique autodestructrice
constitue le point de départ de La Société autophage. Anselm Jappe y poursuit
l’enquête commencée dans ses livres précédents, où il montrait – en relisant les
théories de Karl Marx au prisme de la « critique de la valeur » – que la société
moderne est entièrement fondée sur le travail abstrait et l’argent, la
marchandise et la valeur.
Mais comment les individus vivent-ils la société marchande ? Quel type de
subjectivité le capitalisme produit-il ? Pour le comprendre, il faut rouvrir le
dialogue avec la tradition psychanalytique, de Freud à Erich Fromm ou
Christopher Lasch. Et renoncer à l’idée, forgée par la Raison moderne, que le
« sujet » est un individu libre et autonome. En réalité, ce dernier est le fruit de
l’intériorisation des contraintes créées par le capitalisme, et aujourd’hui le
réceptacle d’une combinaison létale entre narcissisme et fétichisme de la
marchandise.
Le sujet fétichiste-narcissique ne tolère plus aucune frustration et conçoit le
monde comme un moyen sans fin voué à l’illimitation et la démesure. Cette
perte de sens et cette négation des limites débouchent sur ce qu’Anselm Jappe
appelle la « pulsion de mort du capitalisme » : un déchaînement de violences
extrêmes, de tueries de masse et de meurtres « gratuits » qui précipite le
monde des hommes vers sa chute.
Dans ce contexte, les tenants de l’émancipation sociale doivent urgemment
dépasser la simple indignation contre les tares du présent – qui est souvent le
masque d’une nostalgie pour des stades antérieurs du capitalisme – et prendre
acte d’une véritable « mutation anthropologique » ayant tous les atours d’une
dynamique régressive.
L’auteur
Anselm Jappe est notamment l’auteur de Guy Debord (1993, réédition 2001),
Les Aventures de la marchandise (2003, réédition 2017), L’Avant-garde
inacceptable (2004) et Crédit à mort (2011).
Collection
Sciences humaines
Copyright
© Éditions La Découverte, Paris, 2017.
S’informer
Si vous désirez être tenu régulièrement informé de nos
parutions, il vous suffit de vous abonner gratuitement à nos lettres
d’information par courriel, à partir de nos sites
www.editionsladecouverte.fr, où vous retrouverez l’ensemble de
nos catalogues.
Nous suivre sur
Pour Teresa
Table
Prologue. D’un roi qui s’autodévora
Notes du prologue
1. Callimaque, Hymne à Déméter, et Ovide, Métamorphoses VIII, 738-878. Le mythe est plus ancien : un fragment du Catalogue
des femmes, attribué à Hésiode (VIIIe ou VIIe siècle av. J.-C.), en parle déjà. Plus tard, Dante mentionnera brièvement Érysichthon
dans son Purgatoire (XXIII, 25-27).
2. Les Grecs ne connaissaient que les prémices de cette logique, et ce mythe ne s’y référait donc pas. Mais il y a de nombreux cas
où des histoires peuvent représenter aux yeux des générations suivantes quelque chose de très différent par rapport au sens
originaire – sans compter le fait que l’hybris, qui est l’objet de ce mythe, fait partie des présuppositions mentales du futur
développement du capitalisme.
3. Anselm Jappe, Crédit à mort. La décomposition du capitalisme et ses ennemis, Lignes, Paris, 2011, p. 58.
4. Ce qui, hors toute métaphore, est vrai dans le cas de l’île de Nauru (voir Luc Folliet, Nauru, l’île dévastée. Comment la
civilisation capitaliste a détruit le pays le plus riche du monde, La Découverte, Paris, 2010). Les habitants de cette minuscule île
du Pacifique, État formellement indépendant reposant sur des gisements de phosphate, ont littéralement laissé détruire leur île par
les compagnies minières afin d’accéder, durant quelques décennies, à l’abondance marchande. Ils vivent désormais dans la
pauvreté absolue.
5. Comme l’écrivirent déjà en 1944 deux des observateurs les plus précoces de ce phénomène, les philosophes allemands
Theodor W. Adorno et Max Horkheimer (La Dialectique de la raison [1947], Gallimard, Paris, 1974, p. 52).
6. Denoël, Paris, 2003 ; réed. La Découverte/Poche, Paris, 2017.
1
Du fétichisme qui règne dans ce monde
Un mauvais sujet
Le narcissisme est un des traits caractéristiques de la forme-sujet moderne.
Pour étudier les étapes de son institution à l’échelle sociale, un regard sur
certaines œuvres philosophiques peut s’avérer utile. Descartes, Kant, Sade,
Schopenhauer et bien d’autres peuvent être considérés comme les
« symptômes » de l’instauration d’une nouvelle constitution fétichiste qui est
en même temps « subjective » et « objective », forme de production et forme
de vie quotidienne, structure psychique profonde et forme du lien social. En
effet, la formation du sujet moderne, la diffusion du travail abstrait, la
naissance de l’État moderne et bien d’autres évolutions se sont déroulées en
parallèle, ou, pour mieux dire, ne sont que différents aspects d’un même
processus. Dans ce processus, il n’existe pas de hiérarchie prédéterminée des
facteurs, et aucun ne « dérive » unilatéralement d’un autre.
La forme-sujet n’est pas toujours l’émanation directe de la forme-valeur au
sens économique et peut aussi entrer en contradiction avec elle. D’ailleurs, la
forme-sujet contient des éléments provenant des formations sociales
antérieures réutilisés à de nouvelles fins (antisémitisme, patriarcat, religion) –
l’analogie avec les « couches géologiques » s’impose.
Le sujet n’est pas un invariant anthropologique, mais une construction
culturelle, résultat d’un procès historique. Cependant, son existence est bien
réelle. Il ne s’agit pas d’une erreur d’interprétation, comme le veulent le
structuralisme et la théorie des systèmes sociaux. Une différenciation nette
entre le sujet (de la connaissance, de la volonté) et l’objet ne va pas de soi et
n’a pas existé avant la naissance de la forme-sujet moderne, qui a installé une
opposition absolue entre les deux. Ainsi, dans l’univers religieux, le sujet
n’est pas considéré comme le créateur autonome de son monde : il est
largement déterminé par des sujets extérieurs, comme les dieux ou les esprits.
Il partage donc en partie le statut de l’objet. En même temps, la nature n’est
pas conçue comme simple objectivité obéissant à des lois invariables, mais
est considérée comme une sorte de sujet doté de sa propre volonté
insondable. Le terme « sujet » peut d’ailleurs indiquer en même temps un
sujet individuel et un sujet collectif, tel qu’un peuple ou une classe sociale.
La forme-sujet implique que l’acteur est toujours identique à lui-même,
totalement autonome et dans un rapport d’extériorité au contexte social.
Notre approche se propose de penser ensemble les concepts de
« narcissisme » et de « fétichisme de la marchandise » et d’indiquer leur
développement parallèle. Ou, plus précisément, de montrer qu’il s’agit des
deux faces de la même forme sociale. Comme nous le verrons plus en détail
dans le prochain chapitre, le narcissique, selon Freud, est essentiellement une
personne qui reste, malgré les apparences, à un stade primitif de son
évolution psychique : il perçoit, comme le nouveau-né, le monde entier
comme une extension de son moi. Ou, pour mieux dire, il ne conçoit pas de
séparation entre le moi et le monde – parce qu’il ne peut accepter la
séparation originaire d’avec la figure maternelle. Pour nier « magiquement »
cette séparation douloureuse, et les sentiments d’impuissance et de détresse
qu’elle entraîne, il vit le monde entier, y compris ses semblables, comme une
extension de son moi. Évidemment, il le fait de manière inconsciente.
Derrière une apparence de normalité, se cache, chez le narcissique adulte, une
impossibilité de reconnaître les « objets » – au sens le plus large – dans leur
autonomie et d’accepter leur séparation. L’égocentrisme du narcissique – son
aspect le plus visible – n’en est qu’une conséquence. Le monde extérieur est
perçu sur le mode de la projection : les objets et les personnes ne sont pas
perçus pour ce qu’ils sont, mais en tant que prolongements du monde
intérieur du sujet. Face au sentiment de toute-puissance du moi narcissique –
qui recourt si nécessaire, au moins dans le cas du petit enfant, à des formes
de satisfaction hallucinatoire de ses désirs –, le monde n’est qu’un objet à
manipuler, voire un obstacle pour la réalisation effective des désirs, si faciles
à satisfaire dans la sphère de l’imagination. Le corps physique du sujet
narcissique fait également partie de ce monde extérieur potentiellement
hostile et réfractaire. Dans le partage entre le moi narcissique et le monde, les
frontières du monde extérieur commencent avec son propre corps. Ce dernier
peut résister au moi et lui rappeler douloureusement ses limites, ainsi que
l’irréductibilité du monde extérieur à ses désirs. Quant au moi, il ne
s’identifie pas immédiatement au corps et à ses sensations, mais seulement au
monde intérieur et aux pulsions du sujet – ce que Freud appelle le « processus
primaire ».
Bien sûr, le narcissisme dont on parle ici ne consiste pas seulement dans un
excès d’amour-propre, dans la vanité et le culte du corps, ni même dans le
culte du moi et dans l’égoïsme, comme le veut l’usage populaire du terme. Le
narcissisme, au sens psychanalytique, est au contraire une faiblesse du moi :
l’individu reste confiné à un stade archaïque du développement psychique. Il
ne parvient même pas au stade du conflit œdipien, qui donne accès aux
« relations d’objet ». C’est le contraire d’un moi fort et glorieux : ce moi est
pauvre et vide car il est incapable de s’épanouir dans de véritables relations
avec des objets et des personnes extérieurs. Il se limite à revivre toujours les
mêmes pulsions primitives.
Dans des phrases de Descartes comme « il n’y a rien qui me soit plus facile
à connaître que mon esprit37 » s’annonce déjà le tournant kantien, le passage
définitif du « réalisme naïf » au subjectivisme, à l’examen des facultés
subjectives plutôt que de la structure ontologique du monde. Il serait
souhaitable de procéder un jour à une relecture de l’histoire de la philosophie
moderne en tant qu’expression intellectuelle de la « psycho-histoire »
humaine. En attendant, nous nous limiterons ici à observer que, dans toute la
philosophie postcartésienne, le rapport entre corps et esprit, pensée et
extension, dès lors qu’on les avait séparés, a constitué le problème principal.
Celui-ci s’est révélé si ardu que les solutions proposées, si on les regarde
avec un peu de recul, présentent souvent des aspects proprement délirants.
L’« occasionalisme » de Nicolas Malebranche et Arnold Geulincx, dans la
génération succédant à Descartes, niait toute action possible de l’âme sur le
corps. Il concevait sérieusement l’agir humain selon l’analogie de deux
horloges, remontées par Dieu au début des temps et marquant constamment
la même heure. De cette manière, l’âme agit au même moment que le corps,
qui n’obéit qu’à des règles mécaniques. Lorsque le désir de manger fait
effectivement ouvrir la bouche, il ne s’agit donc pas d’interaction, mais d’une
synchronie opérée par Dieu. Gottfried Wilhelm Leibniz a ensuite développé
cette approche jusqu’à en tirer sa « monadologie » et sa théorie de
l’« harmonie préétablie ». Grotesque en tant que conception philosophique,
elle nous apparaît aujourd’hui quand même significative en tant que vision
prophétique (et involontaire) de la société capitaliste et de sa « synthèse
sociale ». Chaque monade, selon Leibniz, est sans « fenêtres », sourde et
aveugle, seule dans le monde, sans aucun lien a priori avec les autres
monades. Cependant, réglées selon un automatisme qui leur est extérieur, les
monades s’unissent et forment les corps et les actions dans le monde. Les
monades n’ont de rapport entre elles qu’à travers la médiation de l’instance
qui établit cette harmonie. Comment ne pas y voir une préfiguration du sujet
marchand, atome social lié aux autres seulement par un mécanisme anonyme,
à savoir l’État et le marché38 ? Si, chez Leibniz, c’est encore Dieu qui instaure
l’harmonie, ce sera chez Adam Smith, quelques décennies plus tard, la
« main invisible » du marché qui remplira à peu près la même fonction
d’harmonisation entre les acteurs sociaux. Ces derniers ne font en effet que
poursuivre leur intérêt égoïste sans disposer d’aucune « fenêtre » orientée
vers les autres acteurs.
Le rapport de ce sujet au monde est indirect et indifférencié. Dans son vide
et sa pauvreté absolue, la monade-sujet ne connaît que la concurrence comme
rapport social ; l’auto-affirmation, individuelle ou collective, devient le
contenu essentiel de l’existence humaine. Un accord direct entre les monades
étant impossible, ne reste que le détour par des médiations autonomisées
comme l’argent et l’État (le droit). Plus le sujet s’installe dans son rôle actif,
plus il dégrade le monde en un matériel passif qui doit être à la disposition du
sujet – ce qui n’est pas du tout le cas, rappelons-le, dans les visions du monde
antiques, médiévales ou non européennes39.
Le sujet élaboré entre Descartes et Kant est un pur sujet de connaissance, et
donc un sujet individuel. En parallèle a eu lieu, entre Hobbes et Rousseau, la
mise au point de la dimension politique et publique de la forme-sujet
moderne. L’œuvre de Hobbes correspond à celle de Descartes, et pas
seulement en ce qui relève de la vision mécaniciste. Hobbes a affirmé sur le
plan politique la même séparation radicale entre l’atome social et un monde
qui lui est étranger que Descartes sur le plan épistémologique. Sa théorie est
vraiment la « mère de toutes les théories bourgeoises » parce qu’elle
considère que l’individu isolé et sa pulsion d’autoconservation et
d’autoaffirmation sont à la base de toute forme de société. La quasi-totalité
des théories politiques formulées ultérieurement, y compris celles qui sont
hostiles aux conséquences qu’en tirait Hobbes, considéreront cette
affirmation comme une évidence. En vérité, elle n’est rien moins qu’évidente,
comme l’ont désormais montré nombre de travaux anthropologiques –
notamment les théories de Marcel Mauss et de son école sur le lien social
créé par le don, où l’individu existe toujours en tant que membre d’une
chaîne ou d’un réseau.
Une autre étape fondamentale de la formation du sujet fut l’élaboration de
la notion d’homo œconomicus. Elle a eu lieu principalement en Grande-
Bretagne entre la fin du XVIIe et le début du XIXe siècle au travers des œuvres
de Locke, Mandeville, Hume, Smith, Malthus et d’autres encore. Leurs
théories « économiques » s’appuient sur une conception anthropologique
entièrement renouvelée : pour la première fois dans l’histoire, le gain matériel
fut érigé en but en soi. Selon cette conception, la vocation de l’être humain
n’est pas d’être vertueux mais d’accumuler des richesses. Quand les vertus
traditionnelles constituent un obstacle pour la création de la richesse
matérielle, il faut les abandonner et les remplacer par d’autres. La définition
d’une science de l’économie et son autonomisation par rapport à d’autres
champs du savoir sont allées de pair avec une autonomisation effective de
l’économie : plutôt que de procurer à la société les bases matérielles de ce
qu’elle considérait comme vraiment important (le service de Dieu, la gloire,
la vie civique, la contemplation, etc.), l’économie est devenue la finalité
suprême à laquelle les autres sphères de la vie étaient appelées à contribuer et
à se soumettre.
Ce moment historique et philosophique s’est révélé crucial pour le passage
à la société « moderne »40. Mais il faut également insister sur d’autres aspects
de cette période dite « des Lumières ». Selon Michel Foucault, cette époque
est celle du passage à la « société disciplinaire », bien exemplifiée dans le
tristement célèbre « panopticon » de Bentham. Mais cette analyse doit être
élargie au rôle du sujet. La violence exercée de l’extérieur sur les individus
s’est alors transformée en autodiscipline. Tout ce que les dominants devaient
jusqu’alors imposer aux dominés par des biais coercitifs, les dominés
commençaient maintenant à l’intérioriser et à l’exécuter sur eux-mêmes. Le
sujet moderne est précisément le résultat de cette intériorisation des
contraintes sociales. On est d’autant plus sujet qu’on accepte ces contraintes
et qu’on réussit à se les imposer contre les résistances qui proviennent de son
propre corps et de ses propres sentiments, besoins et désirs. C’est la violence
envers soi-même qui définit d’abord le sujet : sur ce point, les philosophes
des Lumières sont très clairs. Les femmes, les « nègres », les enfants, les
domestiques et généralement les membres des classes subalternes étaient
tenus pour inférieurs justement dans la mesure où ils se révélaient incapables
d’intérioriser ces contraintes d’une manière suffisante. Les domestiques
étaient censés cesser de travailler dès qu’ils restaient sans surveillance, tandis
que les femmes étaient prétendument gouvernées par leurs « émotions ». En
même temps, la forme-sujet a effectivement dépassé le cadre du système
féodal, parce qu’elle n’était pas liée de manière stricte à la naissance, comme
l’était, par exemple, le fait d’être noble. Dans la société moderne, les exclus
du statut de sujet pouvaient tout de même, au moins individuellement, y
prétendre, mais à condition de démontrer une intériorisation des contraintes
sociales au moins égale à celle produite par les hommes blancs et adultes.
C’est la dimension « démocratique » de la forme-sujet : le droit virtuel pour
chacun de participer à la même forme de soumission intériorisée. Difficile de
voir quelque chose d’« émancipateur » dans cette diffusion progressive de la
forme-sujet, qui indique plutôt à quel point le capitalisme a vaincu toute
opposition vraiment extérieure. L’histoire de la « démocratisation » au cours
des deux derniers siècles se résume en effet essentiellement aux efforts visant
à permettre à des catégories toujours plus étendues de la population d’accéder
au statut de sujet (ouvriers, pauvres, femmes, immigrés, handicapés,
minorités ethniques, « minorités sexuelles »)41, mais sans pouvoir empêcher
qu’en même temps d’autres personnes en soient éjectées, au moins dans son
sens plein – par exemple les chômeurs ou les migrants, et en général toutes
celles et tous ceux qui se révèlent « superflus » du point de vue capitaliste.
Même l’héritier d’une grande fortune peut déchoir du statut de sujet, jusqu’à
l’interdiction légale, s’il n’est pas « discipliné » et dépense son héritage à la
seule fin d’assouvir ses désirs.
La question de savoir qui est un sujet et qui n’en est pas un ne dépend plus
seulement de l’appartenance à un groupe ou à un autre, mais aussi de la
capacité de chaque individu à se soumettre aux exigences de la production et
à faire taire en lui tout ce qui s’y oppose. Dans ce contexte, on ne peut que
rappeler que le mot « sujet » signifie étymologiquement le « soumis » [sub-
jectus]42. On devient sujet en acceptant la soumission et en la renouvelant
quotidiennement.
Depuis l’époque des Lumières – de Rousseau, qui écrivait que « travailler
est […] un devoir indispensable à l’homme social. Riche ou pauvre, puissant
ou faible, tout citoyen oisif est un fripon », à Beaumarchais, qui adressait aux
nobles le reproche suivant : « Vous vous êtes donné la peine de naître, et rien
de plus » –, le sujet est défini comme un travailleur. Pas nécessairement
comme un ouvrier, mais comme quelqu’un ayant soumis sa vie aux exigences
de la production – non de la production d’objets d’usage, mais de la
production de « valeur » – et aux exigences de l’accumulation de travail
« mort », représenté dans l’argent qui s’accumule en capital. Le sujet est
l’autre face de la valeur marchande, son « porteur » vivant. Il n’a pas
seulement intériorisé la « nécessité » de travailler. Il a intériorisé la même
indifférence pour le concret, pour le monde extérieur, pour les contenus,
indifférence qui constitue l’essence du travail abstrait. Une forme vide, une
volonté sans contenu, une indifférence pour l’extérieur – c’est là que réside le
profond isomorphisme entre le sujet moderne et le travail abstrait. L’éventuel
refus de cette absurdité, de cette dénégation de tout rapport réel avec le
monde, ne peut que déqualifier à coup sûr un individu dans la société des
sujets et le rendre indigne de participer au statut de sujet.
Le sujet moderne se caractérise par un faux universalisme. Apparemment,
être un sujet est une qualité purement formelle qui caractérise tout un chacun,
mais, à y regarder de plus près, on découvre qu’il s’agit d’une forme
profondément contradictoire, traversée d’une fracture intérieure : le sujet est
nécessairement partiel. Ce n’est que l’homme blanc occidental qui est un
sujet moderne, au sens plein du terme. Il s’agit d’un individu existant
essentiellement comme porteur de sa force de travail et réussissant à y
subordonner toute autre considération, à commencer par celles qui ont
rapport à son corps. Tout ce qui ne rentre pas dans ce schéma est refoulé hors
du sujet et attribué à d’autres êtres. Par conséquent, ces derniers ne sont pas
considérés comme des sujets – en tout cas pas dans le sens plein du terme –,
car les qualités qui leur sont attribuées sont incompatibles avec le statut de
sujet. Ces sujets mineurs, ou non-sujets, ont été historiquement en premier
lieu les femmes et les populations non blanches. Ensuite, on a assisté aux
changements susmentionnés qui ont élargi le champ des « sujets » sans casser
la séparation de fond entre sujets et non-sujets. Les « sujets » établissent avec
les non-sujets, ou sujets mineurs, des rapports ambigus, entre répulsion –
pouvant aller jusqu’au désir de les anéantir – et attraction, parce qu’ils
représentent tout ce que le sujet a dû expulser de lui-même pour accéder au
statut de sujet. Dès le début, le sujet s’est donc fondé, au sens logique comme
au sens historique, sur une scission intérieure. Seule une partie de l’humanité
est définie comme sujet et, même dans ce cadre restreint, seule une partie des
qualités humaines possibles fait de l’individu un sujet. Tout le reste – à
commencer par la nature – forme le « côté obscur » du sujet, où règne un
refoulé qui suscite la peur en raison de son existence séparée. Le sujet se sent
toujours menacé par ce non-sujet extérieur, voire intérieur, qui est cependant
sa propre création et qui, en retour, justifie son existence. Cette dissociation
est constitutive du sujet et en définit l’essence même. Elle n’est pas quelque
chose qui arrive dans un second temps, un accident qui pourrait être détaché
de la substance, et il est illusoire de croire qu’on pourrait tout aussi bien créer
un sujet qui ne partage pas ce défaut.
Tout ce que la rationalité triomphante a dû expulser du sujet, « séparer » de
lui-même, comme ses propres pulsions « irrationnelles », est devenu
menaçant, informe, obscur et a dû être attribué à un « autre » pour pouvoir
être dominé. Ainsi, le sujet bourgeois blanc et masculin a projeté une
sensualité débridée tour à tour sur les classes populaires, les gens de couleur,
les femmes, les gitans et les juifs. Voyant partout des homosexuels prêts à
l’assaillir, ou des corrompus et des escrocs qui en veulent à son argent, il
attribue à d’autres ce qu’il ne peut admettre comme partie de lui-même.
Ce qui est refoulé hors du sujet moderne pour en permettre la constitution,
c’est notamment tout ce qui ne peut assumer la forme d’un « travail » et, par
voie de conséquence, la forme d’une « valeur », et finalement devenir argent
en tant que représentation de la valeur. La partie la plus importante de ce
procès de refoulement – ou de « dissociation » – est constituée par les
nombreuses activités qui visent à assurer la reproduction quotidienne du sujet
travaillant et sa perpétuation, mais qui n’entrent pas directement dans la
production de la valeur, ne se retrouvent pas sur le marché et ne s’expriment
pas en argent. Ces activités sont traditionnellement celles dévolues aux
femmes. La structure du sujet moderne inclut donc nécessairement leur
subordination. Les femmes ont évidemment leur place dans la production de
la valeur, elles y sont même indispensables, mais seulement en tant
qu’auxiliaires. Si beaucoup d’entre elles ont (apparemment) réussi à
s’extraire de cette condition, c’est parce que d’autres y sont entrées à leur
place ; ainsi les femmes des pays du Sud s’occupent de plus en plus des
tâches ménagères, ou de garder les enfants, des familles des pays du Nord. En
effet, le mécanisme de séparation entre sujets et non-sujets est une logique
objective, qui peut se détacher largement de ses porteurs historiques et se
transférer sur de nouveaux porteurs. Nombre de femmes ont accédé à la
forme-sujet dans le domaine économique. Reste à voir si cela est vrai
également dans les autres domaines.
Les hommes aussi sont obligés d’expulser leur part culturellement
« féminine » (leurs sentiments, par exemple, lorsqu’ils sont au travail), et eux
aussi peuvent se retrouver dans la condition de « femme » (par exemple en
ayant la charge de certains travaux considérés comme « féminins », ou en ne
travaillant pas). Pour le sujet masculin, le non-sujet principal, le plus proche,
a toujours été la femme. La forme-sujet est d’origine masculine, elle s’est
formée sur le modèle du rapport hiérarchique entre âme et corps, esprit et
nature, forme et matière – en témoigne l’étymologie du mot « matière » :
« mater », « mère ». Ce rapport hiérarchique correspond au rapport
hommes/femmes, où elle trouve une actualisation quotidienne, loin de toute
théorie philosophique.
Notes du chapitre 1
1. Voir la bibliographie en fin de volume.
2. Karl Marx, Manuscrits de 1857-1858 (« Grundrisse »), ouvrage publié sous la responsabilité de J.-P. Lefebvre, Éditions
Sociales, Paris, 1980, vol. I, p. 92.
3. Moishe Postone, Temps, travail et domination sociale. Une réinterprétation de la théorie critique de Marx [1993], Mille et une
nuits, Paris, 2009.
4. Marx revient sur le fétichisme dans un fragment destiné au troisième volume du Capital et qu’Engels, lorsqu’il a préparé le
volume pour la publication après la mort de Marx, a placé presque à la fin, encore une fois en guise de conclusion. Ce fragment,
appelé « La formule trinitaire », présente effectivement le fétichisme comme une espèce de déguisement du fait que l’origine
véritable de la plus-value réside dans le seul travail. Il semble donc donner raison aux marxistes traditionnels, qui interprètent le
fétichisme comme une simple forme de « voile » et de tromperie. Cependant, la place des deux analyses du fétichisme, au tout
début et à la toute fin des 2 500 pages du Capital, permet de dire que les deux niveaux de lecture ne s’excluent pas : le fétichisme
du premier chapitre correspond à l’essence invisible du capitalisme (la valeur), tandis que celui de la « formule trinitaire »
correspond, comme beaucoup des développements du troisième volume, au niveau phénoménal, à la « surface qui apparaît ». Ce
qui démontre une fois de plus l’importance de la distinction hégélienne entre essence et phénomène.
5. Karl Marx, Le Capital. Critique de l’économie politique [1867-1873], vol. I, PUF, Paris, 1993, p. 96.
6. Par exemple par Ernst Cassirer dans sa Philosophie des formes symboliques (1923).
7. Il faut y ajouter l’œuvre de Durkheim, dont les « représentations collectives » sont également une tentative de décrire les a
priori sociaux.
8. Un nombre restreint d’auteurs ont contribué à la discussion sur la « constitution du sujet », notamment par rapport à Kant –
nous pensons à Theodor W. Adorno, à son premier mentor, Alfred Sohn-Rethel, et à son élève Hans-Jürgen Krahl.
9. Le terme de « forme-sujet » indique une forme a priori – mais qui est limitée à une phase historique – dans laquelle doit se
« mouler » tout comportement et toute conscience afin que l’individu soit reconnu comme un « sujet ». Le terme de sujet indique
également les sujets vivants, empiriquement présents, qui correspondent à cette forme, de même que les valeurs des différentes
marchandises sont toujours des expressions de la forme-valeur.
10. Marx, Le Capital, op. cit., p. 173.
11. Pour des considérations plus détaillées sur le « sujet automate », comme pour les autres questions traitées dans cette partie
introductive du livre, je ne peux que renvoyer à Les Aventures de la marchandise.
12. « La réponse d’Œdipe à l’énigme du Sphinx : “C’est l’homme”, est une réponse aveugle, une solution stéréotypée de la
Raison » (Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison [1947], Gallimard, Paris, 1974, p. 24).
13. Descartes, Discours de la méthode, in Œuvres et lettres, coll. « La Pléiade », Gallimard, Paris, 2002, partie II, p. 135.
Malheureusement, il n’explique pas à qui il pense.
14. Ibid., partie III, p. 142.
15. Ibid., partie VI, p. 167.
16. Ibid., p. 168.
17. Descartes, Méditations métaphysiques, in Œuvres et lettres, op. cit., Méditation première, p. 267.
18. La reductio ad unum comme principe fondamental de sa pensée se montre également dans son aversion pour les villes
historiquement « raccommodées », auxquelles il oppose des bâtiments et des villes construites selon des plans et par des
ingénieurs, avec des rues droites et égales (Descartes, Discours, op. cit., partie II, p. 132-133). Il exprime la même hostilité envers
tout ce qui n’est pas création unitaire dans la législation, la religion ou la raison naturelle.
19. La conception « dualiste » de l’homme, qui dévalorise le corps en faveur des parties de l’homme qui communiquent avec le
transcendant, est beaucoup moins caractéristique du christianisme médiéval que ce que l’on croit habituellement et ne commence
vraiment qu’avec Descartes. Voir à cet égard Jérôme Baschet, Corps et âmes. Une histoire de la personne au Moyen Âge,
Flammarion, Paris, 2016.
20. Descartes, Discours, op. cit., partie IV, p. 148.
21. Ibid., p. 151.
22. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., Abrégé, p. 264.
23. Descartes, Discours, op. cit., partie V, p. 160.
24. Il est quelque peu surprenant qu’aux yeux de Descartes, la construction d’un robot qui même profère quelques paroles ne
semble pas constituer une difficulté technique majeure.
25. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., Méditation deuxième, p. 275.
26. Ibid., p. 276.
27. Ibid., Méditation troisième, p. 289.
28. Ibid., Méditation sixième, p. 321.
29. Tandis que le christianisme reconnaissait la possession de la chose la plus importante : une âme immortelle, à chaque être
humain.
30. Même au niveau de sa personne, on note dans les écrits de Descartes une oscillation permanente entre des proclamations –
probablement peu sincères – de modestie et de soumission aux autorités et des expressions de grand mépris pour tous les savants
passés et contemporains.
31. Ce rapport désinvolte à la mort et au mort est l’un des traits permettant de parler d’une véritable « rupture de civilisation ».
Dans toutes les civilisations, la sépulture donnée aux morts était un des éléments qui permettait de faire la différence avec des
situations d’anomie et de barbarie totale, comme elles peuvent surgir notamment pendant la guerre. L’histoire d’Hector dans
l’Iliade montre que les honneurs attribués aux morts étaient tout aussi importants que ceux réservés aux vivants.
32. Voir Jonathan Crary, 24/7. Le Capitalisme à l’assaut du sommeil [2013], La Découverte/Zones, Paris, 2014. Les racines de
cette attitude dans l’ascèse chrétienne paraissent assez évidentes. Il reste à voir quelle est la place des « techniques du soi »
antiques et orientales dans ce cadre.
33. Qui, évidemment, dans la pratique des sociétés prémodernes n’excluait pas des antagonismes très forts.
34. Husserl, Idées directrices pour une phénoménologie pure et une philosophie phénoménologique [1913], tr. fr. Paul Ricœur,
Gallimard, Paris, 1950, p. 160. À propos du § 49 (« La conscience absolue comme résidu de l’anéantissement du monde »),
Ricœur commente : « Husserl en tire la conséquence radicale : la conscience n’a pas besoin de choses pour exister ; elle est
l’absolu affirmé au § 44 et § 46. »
35. Eske Bockelmann, Im Takt des Geldes. Zur Genese modernen Denkens, Zu Klampen, Springe, 2004.
36. Eske Bockelmann, « Die Synthese am Geld : Natur der Neuzeit », Exit !, no 5, 2008.
37. Descartes, Méditations métaphysiques, op. cit., Méditation deuxième, p. 283.
38. À bien des égards, Leibniz fut l’un des idéologues majeurs de la modernité capitaliste, et de ses pires aspects en particulier.
Ainsi il rêvait d’une « langue universelle », simple système de signes univoques, qui éliminerait de la vie sociale toute ambiguïté.
On peut y voir une anticipation de la cybernétique et de la logique binaire. Les structures de domination disparaîtraient derrière
des structures mathématiques.
39. Pour citer un auteur plutôt éloigné de l’approche critique que nous développons ici, le philosophe et anthropologue canadien
Charles Taylor : « La raison instrumentale s’est aussi développée parallèlement à un modèle du sujet humain, qui a une forte
impression sur notre imagination, celui d’un être pensant qui se serait libéré de notre constitution corporelle, de notre situation
dialogique, de nos émotions et de nos formes de vie traditionnelles afin de n’être plus qu’une pure rationalité autorégulatrice.
C’est l’une des formes les plus prestigieuses de rationalité de notre culture, dont le raisonnement mathématique et d’autres types
de calcul formel proposent l’image exemplaire. » (Charles Taylor, Le Malaise de la modernité [1992], Éditions du Cerf, Paris,
2002, p. 107.)
40. Pour ne citer que quelques études : Louis Dumont, Homo aequalis. Genèse et épanouissement de l’idéologie économique,
Gallimard, Paris, 1977 ; Serge Latouche, L’Invention de l’économie, Albin Michel, Paris, 2005 ; Dany-Robert Dufour, La Cité
perverse. Libéralisme et pornographie, Denoël, Paris, 2009 (surtout en ce qui concerne Mandeville).
41. L’accès au « droit de vote » a été longtemps le champ de bataille principal de cette lutte, même si sa portée a toujours été
plutôt symbolique. Aujourd’hui, l’accès au marché du travail via des quotas et la représentation dans les médias sont d’autres
champs de cette même bataille. Pour Kant, il était évident que le droit de vote ne pouvait pas concerner les femmes ou les
domestiques : « Or celui qui a le droit de vote dans cette législation s’appelle un citoyen. […] La seule qualité qui soit nécessaire
pour cela, hormis la qualité naturelle (n’être ni femme, ni enfant), c’est d’être son propre maître (sui juris), par suite, c’est de
posséder quelque propriété. » (Sur l’expression courante : il se peut que ce soit juste en théorie, mais en pratique, cela ne vaut
rien, Vrin, Paris, 1972, p. 36.)
42. On dit aussi « être sujet à », ce qui est le contraire de l’usage habituel du mot « sujet ».
43. Les marxistes ont porté des jugements très divers sur Kant. Marx lui-même l’a presque complètement ignoré. Ensuite, les
marxistes qui se réclamaient davantage des racines hégéliennes de Marx, comme Lukács, ont souscrit aux critiques que Hegel
avait adressées à Kant. Certains courants « révisionnistes », tel que l’« austro-marxisme » du début du XXe siècle, ont indiqué dans
l’éthique kantienne un fondement possible pour l’engagement socialiste. Même sans référence directe à ces antécédents, il existe
de nombreux marxistes (tel qu’André Tosel, auteur d’un livre sur Kant révolutionnaire, PUF, Paris, 1998) ou critiques du
néolibéralisme (tel que Dany-Robert Dufour dans L’Art de réduire les têtes, Denoël, Paris, 2003) qui voient dans Kant le
théoricien de la liberté et de la dignité humaines : celui qui aurait annoncé cette autonomie du sujet qui est présentée aujourd’hui
– surtout par une critique sociale réduite aux discours sur la « société civile », la démocratie et les droits de l’homme – comme le
dernier rempart contre le déferlement néolibéral et la barbarie. Même lorsqu’il paraît difficile de transformer Kant en penseur de
la révolution, on s’efforce souvent d’en faire un critique virtuel de la société capitaliste. D’autres, comme Lucio Colletti en Italie,
ont appelé Kant à témoin pour prononcer leur condamnation de Marx et de Hegel, et surtout des aspects « hégéliens » de Marx
(Marxismo e dialettica, Laterza, Bari-Rome, 1976). Évidemment, le discours sur un penseur si important que Kant ne se résout
pas intégralement dans les quelques pages que nous lui consacrons. On trouve chez lui d’autres développements, notamment sur
la « dignité », qui est « supérieure à tout prix » et « n’admet pas d’équivalent », et qui correspondent au fait que les Lumières
étaient les deux choses en même temps : passage à la « société disciplinaire », avec son intériorisation des nouvelles contraintes,
et ouverture de nouveaux horizons pour l’émancipation.
44. Par exemple sur les populations non occidentales : « Les Nègres d’Afrique n’ont reçu de la nature aucun sentiment qui s’élève
au-dessus de la niaiserie. » (Kant, Observations sur le sentiment du beau et du sublime [1764], Garnier-Flammarion, Paris, 1990,
p. 166.)
45. Kant, Critique de la raison pratique [1788], PUF, Paris, 1989, p. 21.
46. Dans ce contexte, il est significatif que « tout respect pour une personne n’est proprement que respect pour la loi »
(Fondements de la métaphysique des mœurs [1785], Vrin, Paris, 1980, p. 68) : la morale kantienne ne se préoccupe pas des
hommes réels, mais seulement des « lois générales ». La personne n’existe que comme représentant de la loi, le concret n’existe
que comme représentant de l’abstrait : c’est la même logique d’inversion qui, dans la société marchande, imprègne toutes les
sphères de la vie, à partir du rapport entre valeur d’usage et valeur marchande.
47. Par exemple, Bertrand Russell dans Human Society in Ethics and Politics, cité dans Russell in due parole, Longanesi, Milan,
1968.
48. Kant, pour expliquer l’« impératif catégorique », donne cet exemple : si une personne détient un dépôt en argent de
quelqu’un, et que celui-ci meurt sans que ses héritiers n’en sachent rien, et même si le dépositaire est très pauvre, avec une
famille à charge, et est en plus vertueux et charitable, tandis que les héritiers sont riches, et en plus durs et dépensiers, le
dépositaire a quand même l’obligation morale de restituer le dépôt. C’est le principe de l’universalisation possible du propre
comportement qui le commande : si tout le monde, dans un cas pareil, s’appropriait le dépôt, personne n’aurait plus confiance et
l’institution même du dépôt disparaîtrait (Sur l’expression courante, op. cit., ainsi que Critique de la raison pratique, op. cit., § 4,
p. 31). Hegel, déjà, critiquait le « formalisme vide » de l’impératif catégorique : un voleur qui nie toute propriété privée et qui
accepte d’être volé à son tour applique tout aussi rigoureusement l’impératif catégorique kantien. Dans son exemple
apparemment loin de toute empirie, Kant a déjà introduit en cachette une présupposition particulière : la propriété est morale.
49. Cf. Hartmut et Gernot Böhme, Das Andere der Vernunft. Zur Entwicklung von Rationalitätsstrukturen am Beispiel Kants
[L’Autre de la raison. Kant comme exemple du développement des structures de rationalité], Suhrkamp, Francfort, 1983, dernier
chapitre.
50. Kant, Critique de la raison pratique, op. cit., p. 127.
51. Ibid., p. 93.
52. Robert Kurz, « Der Kampf um die Wahrheit », Exit !, no 12, p. 72-73.
53. Les débuts de l’industrialisation en Angleterre sont allés de pair avec l’émergence d’une génération de poètes qui ont
développé une nouvelle sensibilité pour la beauté, la nature et l’irrationnel, de William Blake à Thomas De Quincey. C’est
surtout ce dernier qui a exprimé la double nature du sujet moderne en train de s’imposer alors : d’un côté une rationalité extrême,
la culture classique, des études d’économie politique, une grande lucidité ; d’un autre côté la toxicomanie (qu’il décrit dans ses
Confessions d’un mangeur d’opium anglais [1822], traduit par Baudelaire), l’esprit ravagé, la vie désordonnée, les catastrophes
familiales, les tendances autodestructrices, le néronisme. L’admiration pour Kant (Les Derniers jours d’Emmanuel Kant, 1827,
traduit par Marcel Schwob) et l’éloge de l’assassinat (De l’assassinat considéré comme un des Beaux-arts, 1827, précurseur de
l’esthétisation du désastre et de la violence) s’accordent parfaitement chez lui. Se diviser en deux parties, dont l’une observe
froidement les rêves les plus fous et les plus terrifiants de l’autre, correspond effectivement à une scission très moderne.
54. Les premiers qui ont remarqué ce parallélisme ont été Max Horkheimer et Theodor W. Adorno qui consacrent un chapitre à
Sade dans leur Dialectique de la raison, op. cit. Voir aussi l’essai de 1963 sur « Kant avec Sade » de Jacques Lacan (Écrits, Le
Seuil, Paris, 1966) et son analyse critique chez Dany-Robert Dufour, La Cité perverse, Denoël, Paris, 2007, p. 240-276. Notre
critique du culte de Sade est proche de celle proposée par Dufour, tandis que nous ne partageons pas du tout son éloge de Kant
comme penseur du sujet fort qu’il oppose au libéralisme incarné par Sade.
55. « L’éthique de Sade dépasse radicalement toute forme d’hédonisme. Toute sensibilité se doit d’être soumise, et non pas
déchaînée. Et la sensualité doit être entièrement livrée aux directives de la raison et à l’empire de la volonté. Tirer Sade vers le
stoïcisme ou vers Kant le rallie du côté de la raison aux exigences d’une philosophie sévère qui ne peut pas faire du plaisir un
principe. » (Claire Margat, « Une horrible liberté », http://turandot.ish-lyon.cnrs.fr/essays.) L’auteur cite Faut-il brûler Sade ? de
Simone de Beauvoir : « Par une sévérité analogue à celle de Kant et qui a sa source dans une même tradition puritaine, Sade ne
conçoit l’acte libre que dégagé de toute sensibilité : s’il obéissait à des motifs affectifs, il ferait encore de nous les esclaves de la
nature et non des sujets autonomes. »
56. La rationalité dans les moyens s’accompagne de la démesure et de l’irrationnel dans les buts. Robert Kurz cite « l’inquiétant
capitaine Achab dans Moby Dick, cette grande allégorie de la modernité », qui dit que « tous mes moyens sont rationnels, seule la
fin poursuivie est folle » (« Économie totalitaire et paranoïa de la terreur. La pulsion de mort de la raison capitaliste » [2001], in
Avis aux naufragés, Lignes, Paris, 2005, p. 66).
57. Sade, La Philosophie dans le boudoir [1795], GF Flammarion, Paris, 2007, p. 182.
58. Georges Bataille, « L’Homme souverain de Sade », Étude II, in L’Érotisme, Minuit, Paris, 1957, p. 185.
59. « Aveugles instruments de ses inspirations [de la nature], nous dictât-elle d’embraser l’univers ? le seul crime serait d’y
résister, et tous les scélérats de la terre ne sont que les agents de ses caprices. » (Sade, La Philosophie dans le boudoir, op. cit.,
p. 199.) Il revient plusieurs fois sur cette idée, deux cents ans avant la bombe atomique : la nature même pourrait ordonner à
l’homme de mettre l’univers à feu et à sang. Le déterminisme absolu que professe Sade rappelle ainsi le fétichisme social et ses
lois aveugles.
60. Comme l’a bien vu Denis de Rougemont (L’Amour et l’Occident [1938], U. G. E., coll. « 10/18 », Paris, 1962, p. 180).
61. Sade témoigne de « l’aspiration frénétique à expérimenter toutes les formes de jouissance imaginables, à devenir le sujet
capable d’épuiser la totalité des expériences possibles, alors que cette totalité du possible ne se peut atteindre jamais et que le
possible est en fait impossible à épuiser, donc inépuisable » (Pierre Klossowski, Sade, mon prochain [1947], Le Seuil, Paris,
1967, p. 187).
62. Georges Bataille, « L’Homme souverain de Sade », Étude II in L’Érotisme, op. cit., p. 186.
63. Ibid., p. 194-195.
64. Sade, La Philosophie dans le boudoir, op. cit., p. 56.
65. Ernst Lohoff, « Die Verzauberung der Welt. Die Subjektform und ihre Konstitutionsgeschichte », Krisis, no 29, 2005, p. 13-
60.
66. En vérité, ce concret est plutôt un pseudo-concret, parce que le fait même de résumer les choses les plus diverses dans
l’abstraction réelle de la « valeur d’usage » ou du « travail concret » constitue déjà une abstraction.
67. Ernst Lohoff, « Die Verzauberung der Welt », loc. cit., p. 36-37.
68. Ibid., p. 47.
69. Ibid., p. 49.
70. Pour le mouvement ouvrier, qui ne travaille pas est forcément un parasite ne méritant pas de manger. La classe exploiteuse est
par définition la classe des non-travailleurs. Face à des populations qui ne sont pas du tout exploiteuses, mais qui restent fidèles à
des formes traditionnelles d’activité ne suivant pas les règles du « travail » – des gitans aux Indiens d’Amérique, des descendants
d’esclaves aux populations méditerranéennes, des tribus nomades aux paysans russes – le mouvement ouvrier a montré une
grande envie de les mettre au travail et de leur faire passer le goût des activités improductives comme la fête, l’alcool et l’amour.
Antonio Gramsci et Lénine étaient de grands admirateurs du taylorisme, c’est-à-dire de la « gestion scientifique de la force de
travail », et du fordisme. Gramsci, si fréquemment présenté comme le « léniniste bon », se réjouissait en particulier du fait que le
travail à la chaîne allait libérer les ouvriers de leurs penchants fâcheux pour la boisson et le sexe (Antonio Gramsci,
« Américanisme et fordisme » [1934], in Cahiers de prison, tome 5, Gallimard, Paris, 1991, cahier 22).
71. Donnons la parole à Schopenhauer qui, il faut bien l’admettre, avait plus d’une flèche à son arc : « Mais tout piteux imbécile,
qui n’a rien au monde dont il peut s’enorgueillir, se rejette sur cette dernière ressource, d’être fier de la nation à laquelle il se
trouve appartenir par hasard. » (Arthur Schopenhauer, Aphorismes sur la sagesse dans la vie [1851], PUF, Paris, 1983, p. 46.)
72. Les nouveaux fondamentalismes religieux ne rentrent pas dans ces deux méga-sujets de la modernité classique, et nous en
parlerons à la fin de ce livre.
73. Ceci est une des causes de la grande difficulté à adopter même les mesures les plus élémentaires en matière de sauvegarde de
l’environnement : les raisons du sujet – auto-affirmation à tout prix, identification avec des valeurs « gagnantes » comme la
vitesse ou l’efficacité – sont en contraste presque absolu avec les raisons écologiques, et donc également avec la poursuite de la
société industrielle à moyen terme.
74. Ernst Lohoff, « Die Verzauberung der Welt », loc. cit., p. 60
75. Arthur Schopenhauer, Le Monde comme volonté et représentation [1819], « Folio », Gallimard, Paris, 2009, vol. I, § 2, p. 80.
76. D’ailleurs, bon nombre de ses lettres se terminent par la phrase : « Et la police que fait-elle alors ? »
77. Selon le marxisme traditionnel – par exemple chez Lukács –, le succès de ces deux penseurs, qui proposent tous les deux une
forme de repli sur soi, auprès de la bourgeoisie allemande du XIXe siècle (évidemment dans des secteurs assez différents),
s’explique par la frustration de cette bourgeoisie qui se voit exclue du pouvoir politique et renvoyée à la vie privée. Cette
explication n’est pas fausse, mais trop limitée. Schopenhauer et Stirner ont exprimé une forme d’existence typiquement moderne
qui va bien au-delà des conditions spécifiques de l’Allemagne du XIXe siècle – ce qui explique d’ailleurs pourquoi tous les deux
sont encore lus aujourd’hui.
78. Max Stirner, L’Unique et sa propriété, La Table ronde, Paris, 2000, p. 181 et p. 105.
79. Cependant, un point de convergence existe avec les « libertariens » et leur défense d’un « anarcho-capitalisme ». L’écrivain
portugais Fernando Pessoa avait déjà exploité le paradoxe de la liberté absolue de l’individu, prônée par les anarchistes
individualistes, dans son récit Le Banquier anarchiste (1922).
2
Narcissisme et capitalisme
Le paradigme fétichiste-narcissique
Sur la base de la critique de la valeur et du fétichisme marchand, on peut
arriver à évaluer l’importance du narcissisme d’une manière nouvelle, jusqu’à
définir un paradigme fétichiste-narcissique. Il semble que jusqu’ici personne
n’ait tenté d’explorer le lien entre le narcissisme et la logique de la valeur. Ce
paradigme promet pourtant d’expliquer nombre de phénomènes apparemment
très disparates du monde contemporain.
Le narcissisme secondaire peut être considéré comme une véritable
absence de monde. Le sujet qui en est affecté n’a jamais accepté, au-delà des
comportements apparents, à un niveau profond, la séparation entre son moi et
le monde. Il n’a pas intégré le monde dans son moi ; le monde existe pour lui
comme un espace de projection et comme une concrétisation momentanée de
ses fantasmes. Il ne conçoit pas de relations entre égaux avec les autres
personnes ni ne comprend l’autonomie des objets. Voilà pourquoi il tend à
manipuler les autres et à les exploiter – surtout dans le but de se faire
admirer –, tandis qu’il n’aime personne vraiment et passe plutôt d’une
relation à l’autre. De ce point de vue, les « sites de rencontre », sortes de
vastes « supermarchés des relations amoureuses », sont à la fois le témoin et
le ressort d’un narcissisme inédit. Finalement, aux yeux du narcissique – ou
au moins de son inconscient –, toutes les personnes se valent et sont
interchangeables. En effet, elles ne sont pas perçues comme des êtres
autonomes ayant chacun sa propre histoire, et qu’il faudrait respecter pour
instaurer des rapports mutuellement enrichissants, mais comme des figurants
devant endosser un rôle dans le scénario intérieur du narcissique. Voilà
pourquoi, comme nous l’avons déjà dit, le monde intérieur du narcissique est
si pauvre : il n’« investit » rien dans ces rapports et n’en retire donc rien. Il a
un rapport similaire avec les objets : il ne s’y intéresse pas en raison de leur
différence avec lui, et il ne veut pas les connaître, mais seulement les utiliser,
les manipuler et les dominer. Si les objets montrent qu’ils sont irréductibles
au sujet et qu’ils ont une vie propre, le narcissique peut entrer dans une crise
de rage et casser l’objet réfractaire, par exemple une machine qui ne marche
pas ou un tiroir qui refuse de s’ouvrir. Il agit exactement comme il le fait, ou
voudrait le faire, avec des humains qui se dérobent à son pouvoir et déçoivent
ses attentes, que ce soit le partenaire amoureux ou un inférieur hiérarchique
au travail (il est connu que l’endroit par excellence où trouver des « pervers
narcissiques » sont les étages du management ; des enquêtes empiriques ont
même démontré que parmi les dirigeants d’entreprise, les narcissiques sont
largement surreprésentés. Il semble qu’être un pervers narcissique aide
beaucoup à faire carrière).
Nous avons montré dans le premier chapitre que la philosophie de
Descartes contient une première formulation du narcissisme et du solipsisme
constitutifs de la forme-sujet moderne. Ce discours peut être élargi à la
société capitaliste en général, en tant que société fondée sur la valeur et le
travail abstrait, la marchandise et l’argent. Plutôt que de chercher à établir un
rapport en termes de cause et d’effet, de base et de superstructure ou de
réalité et de reflet, il convient de parler de parallélisme ou d’isomorphisme
entre structure narcissique du sujet de la valeur et structure de la valeur – qui
en tant que telle est une « forme sociale totale » et non un facteur simplement
« économique ». Si la forme-valeur est la « forme de base » ou la « cellule
germinale » de toute la société capitaliste, comme nous l’avons dit en
reprenant la formule de Marx, mais aussi un « fait social total », comme nous
l’avons dit en reprenant la formule de Marcel Mauss, cela signifie aussi que
la valeur, en tant que forme de synthèse sociale, possède deux côtés, un côté
« objectif » et un côté « subjectif » – même si ces termes, il faut l’admettre,
posent problème. On ne peut pas attribuer à l’un de ces côtés une priorité sur
l’autre, ni chronologique ni causale.
La valeur marchande consiste également en une sorte d’« annihilation du
monde » (nous ne parlons pas ici de ses effets, mais de sa logique de base).
La valeur ne connaît que des quantités, pas de qualités. La multiplicité du
monde disparaît face au toujours-égal de la valeur des marchandises produite
par le côté abstrait du travail. Ce côté, rappelons-le, implique l’effacement de
toute particularité propre aux travaux concrets, réduits à une simple dépense
d’énergie humaine mesurée en temps et dépouillés de leurs différences
spécifiques. La seule différence entre deux travaux, du point de vue du côté
abstrait, est la quantité de valeur – et surtout de survaleur – qu’ils génèrent.
Qu’on la produise en fabriquant des bombes ou des jouets n’a aucune
importance – et cette indifférence envers le « support » matériel de la valeur
est une loi structurelle qui dépasse complètement les intentions des acteurs.
Ainsi, les marchandises, dans lesquelles se « cristallise » le côté abstrait du
travail, se distinguent seulement par la quantité de valeur indifférenciée
qu’elles représentent. Elles doivent avoir quelque valeur d’usage et satisfaire
quelque besoin ou désir – mais ces valeurs d’usage sont interchangeables. La
logique de la valeur consiste en une gigantesque reductio ad unum, dans un
effacement de toutes les particularités qui forment le véritable tissu de
l’existence humaine et naturelle. La logique de la valeur produit une
indifférence structurelle envers les contenus de la production et le monde en
général. La valeur, produite par le travail abstrait, passe d’un objet à l’autre.
D’argent elle devient marchandise, puis argent de nouveau, et ainsi de suite ;
de capital elle devient salaire, puis capital de nouveau, et ainsi de suite. Une
« essence », une « substance » invisible passe d’un objet à l’autre, sans
jamais s’identifier à aucun de ses objets.
Lorsque Marx décrit le fétichisme comme un phénomène réel, et non
comme une simple mystification de la conscience, il vise ce fait : le concret
perd son rôle central dans la vie et se trouve réduit à n’être qu’une étape, un
support dans l’automouvement d’une abstraction – bien que cette dernière
soit en fin de compte extraite du concret ! C’est une véritable inversion
ontologique. C’est un mouvement qui va du même au même, un mouvement
tautologique : le capital s’y agrandit pour être réinvesti, pour s’agrandir de
nouveau, etc. Le monde réel et matériel, la nature, les hommes et leurs
besoins et désirs n’y apparaissent que comme des coefficients de frottement,
et souvent comme des obstacles qu’il faut vaincre ou rejeter au loin.
L’agression délibérée du monde, des hommes et de la nature qui caractérise
le capitalisme n’est pas le résultat d’un parti pris pour le mal de la part de ses
dirigeants – même si cela peut parfois s’y ajouter –, mais est elle-même la
conséquence de l’indifférence de base. Du point de vue de la valeur, le
monde et ses qualités n’existent simplement pas.
Cette description résumée de la logique de la valeur permet de saisir sa
ressemblance avec la logique narcissique. Le narcissique (secondaire)
reproduit cette logique dans son rapport au monde. La seule réalité est son
moi, un moi qui n’a (presque) pas de qualités propres parce qu’il ne s’est pas
enrichi à travers des rapports objectaux, des rapports à l’autre. En même
temps, ce moi tente de s’étendre au monde entier, de l’englober et de réduire
ce monde à une simple représentation de lui-même, une représentation dont
les figures sont inessentielles, passagères et interchangeables. Le monde
extérieur – à partir de son propre corps organique – n’a pas plus de
consistance pour le narcissique que la valeur d’usage n’a de consistance pour
la valeur. Dans les deux cas, il ne peut pas y avoir de rapport pacifié, mais
seulement de domination et d’exploitation pour alimenter un appétit vorace.
S’il est si vorace, c’est qu’il est insatiable par nature – on en revient à
Érysichthon : la valeur doit augmenter en progressant indéfiniment, car rien
de concret n’est son but. Une soif peut être étanchée, une pyramide terminée,
le monde entier conquis, mais le processus par lequel augmentent la valeur et
le capital n’aboutira jamais à un terme, à un équilibre, à une situation stable
de satisfaction.
De même, le narcissique, comme nous l’avons expliqué, n’est jamais
vraiment satisfait. Son corps, et par conséquent la satisfaction génitale, lui
restent étrangers. Il vit dans un monde de projections et de fantasmes où,
comme Tantale, il ne réussit pas à réellement « toucher » les autres. Il peut
vivre cela comme une forme de supériorité née du détachement, comme une
suite de situations où il prend plus que ce qu’il donne. Cependant, la
sensation de « vide » qui compte parmi les manifestations principales du
narcissisme, et qui est l’un des rares moments où le narcissique peut souffrir
de sa condition, montre l’échec final de cette stratégie. Il s’ensuit une
compulsion de répétition, parce qu’il espère tout de même parvenir un jour à
la satisfaction imaginée.
Si l’on considère que toutes les valeurs marchandes sont égales, qu’elles ne
sont que différentes quantités de la même substance fantasmagorique – le
travail abstrait –, on comprend mieux le rôle de l’illimité et du tautologique
dans la société contemporaine. Le fait qu’on aille partout seulement du même
au même, sans rencontrer d’altérité, de telle sorte que tout est égal à tout,
comme en témoignent la démolition des frontières entre générations et sexes,
la manipulation génétique et la procréation assistée, la possibilité de choisir
son propre corps ou encore le monde sans corps et sans limites, sans
frontières entre le moi et le non-moi, des jeux vidéo : il paraît impossible
d’étudier ces phénomènes sans tenir compte de la logique de la valeur et de
celle du narcissisme.
Ce réductionnisme est l’un des traits les plus caractéristiques de la société
marchande avancée : partout, la multiplicité du monde se trouve réduite à une
seule substance et les objets, en principe irréductibles les uns aux autres, ne
sont finalement plus que des portions plus ou moins grandes de cette
substance sans qualité. Les codes-barres en sont un exemple : toute
marchandise peut être identifiée avec une seule succession de barres plus ou
moins larges. Les flashcodes étendent ce procédé à tout « objet », matériel ou
immatériel. Ils font partie du procès de « numérisation du monde » dont on
commence à peine à mesurer la portée réelle. Dans le code binaire n’existent
que deux situations : 1 et 0, circuit fermé et circuit ouvert. Leur combinaison
est suffisante pour identifier chaque ens dans le monde, pas seulement
comme genre, mais aussi comme objet individuel : les puces RFID (radio-
identification) peuvent suivre la vie de chaque pot de yaourt jusqu’à sa
consommation. La rencontre entre la numérisation du monde et la génétique
promet une espèce d’apothéose, qui sera aussi une apocalypse. L’ADN peut
être lu comme un code binaire : il ne consiste – ou, plus précisément, il peut
être interprété ainsi – que dans la combinaison de deux chromosomes, X et Y,
censée expliquer la multiplicité de la vie sur la terre. Évidemment, il y a un
lien entre la numérisation du monde au cours des dernières décennies et
l’énorme essor des recherches génétiques et de leurs applications pratiques.
Le « déchiffrage » ou, plus précisément, le décodage des génomes des
espèces vivantes, homme inclus, a avancé – mais on ne sait pas vraiment où il
est arrivé – grâce à l’informatique qui « lit » le génome comme s’il était un
logiciel – et il le fait en utilisant des logiciels spécifiques. D’un autre côté, le
développement de l’informatique a tiré pour sa part de grands avantages, à
partir d’un certain stade, de l’étude de la génétique interprétée comme un
merveilleux « ordinateur », ou logiciel, d’une complexité encore non atteinte
dans les constructions humaines. La bioinformatique a donné ses fruits les
plus préoccupants avec les organismes génétiquement modifiés (OGM).
Mais, plutôt que de parler de leurs dangers bien connus, nous voulons ici
attirer l’attention sur la base – à la fois épistémologique et ontologique – de
ces déferlements technologiques à l’allure apocalyptique : le déni de la
multiplicité du monde, sa réduction à une masse indistincte qui a pour seule
fonction d’être à la disposition du sujet et de lui procurer un sentiment de
toute-puissance.
Une question – une objection – peut surgir spontanément face à
l’énonciation du paradigme de la constitution fétichiste-narcissique. Cette
question concerne la nature historique du narcissisme. La société capitaliste
se fonde depuis ses débuts sur la valeur, l’argent et le travail abstrait. Dès le
XIVe siècle, l’argent est devenu peu à peu la médiation sociale principale124.
Un deuxième seuil important a été franchi au XVIIe siècle avec les révolutions
scientifiques, puis un troisième au XVIIIe siècle avec la révolution industrielle.
Nous avons concentré notre attention sur Descartes parce que sa philosophie
correspond au moment historique où la marchandise, et surtout l’argent, ont
vraiment commencé à modeler les rapports quotidiens. Il apparaît alors, selon
l’argumentation que nous avons développée jusqu’ici, que la société
capitaliste (ou société marchande, ou société de la valeur – ces termes sont
pour nous équivalents) a toujours été narcissique – et cela non par accident,
mais dans son essence. Comment dès lors expliquer que la prévalence du
narcissisme comme pathologie sociale n’apparaisse qu’après la Seconde
Guerre mondiale ? Pourquoi pendant une si longue période – des siècles, si
l’on considère l’incipit cartésien, ou au moins un siècle et demi, si nous
parlons du capitalisme pleinement développé, celui de la bourgeoisie au
pouvoir – est-ce la névrose obsessionnelle qui a dominé, le caractère anal, le
moi rétréci face au collectif, le surmoi institutionnel, le prêtre et le maître qui
frappe sur les doigts, l’usine-caserne, la morale de l’austérité et du sacrifice
de soi qui se sont imposés ? Ce sont des facteurs bien peu narcissiques !
Pourquoi encore Freud n’a-t-il pas cru nécessaire de donner une importance
centrale au narcissisme ? Pourquoi a-t-il fallu attendre 1970 pour observer un
intérêt très fort pour ce phénomène, du côté des chercheurs comme de celui
du grand public ?
La réponse, c’est qu’il faut distinguer entre le « noyau » conceptuel d’un
phénomène historique et son déroulement concret dans la réalité empirique.
La distinction entre un « Marx exotérique » et un « Marx ésotérique » réside
dans ce fait : Marx avait reconnu, derrière la façade bariolée de la réalité
capitaliste, des facteurs « abstraits » à l’œuvre, comme la valeur. En
« dernière analyse », démontrait-il, c’est l’accumulation de travail abstrait
sous forme de valeur et ensuite d’argent qui explique les phénomènes visibles
et dirige leur évolution. Cependant, nous pouvons reconnaître aujourd’hui,
rétrospectivement, que cette analyse du Marx « ésotérique » concernait le
noyau encore semi-caché de cette formation sociale. Il était largement
recouvert par une réalité sociale qui conservait de nombreux traits des
sociétés précapitalistes. Ces deux tendances pouvaient même parfois se
développer dans des directions opposées. Le phénomène peut longtemps
cacher l’essence ou se donner pour son contraire. Ainsi, du point de vue de la
logique « pure » de la valeur, le vendeur de la force de travail est un vendeur
comme un autre et a le droit de tout faire pour obtenir le meilleur prix pour sa
marchandise. Il contribue à l’accumulation du capital en tant que porteur
vivant du capital variable. Il est donc d’une « dignité » équivalente à celle du
capitaliste, le porteur vivant du capital fixe. Pourtant, les conditions effectives
de la reproduction du capital, encore largement empreintes d’éléments
féodaux, faisaient que, à l’époque de Marx, les ouvriers restaient largement
des sujets d’un droit mineur, que leurs associations et leurs grèves furent
réprimées et que leurs aspirations à se réaliser en tant que sujets marchands
furent jugées illégitimes par rapport à la même aspiration exprimée par
d’autres couches sociales. Il était inévitable que même Marx ne réussît pas
toujours à distinguer entre l’« essence » du capitalisme en tant que tel et les
formes de compromis qui existaient à son époque entre la logique pure et la
survivance d’autres formes de synthèse sociale – notamment lorsqu’il
attribuait à la lutte des classes la fonction de dépasser le système marchand en
tant que tel. Dans le siècle suivant sa mort, on a assisté à l’« intégration »
graduelle du prolétariat et au triomphe de la « logique pure » de la valeur.
Pour le dire en une image : on avait compris qu’un ouvrier qui ne se lève pas,
le béret à la main, quand le patron entre, mais qui le tutoie, peut tout aussi
bien créer de la survaleur. Sur un plan plus structurel, on a vu dans les
dernières décennies qu’une survaleur créée par une « multitude » de
travailleurs autonomes, sans patron ni exploitation individuelle, vaut tout
autant sur le marché qu’une survaleur produite en Inde dans un contexte à la
Dickens. Le mouvement ouvrier a en effet abandonné son « radicalisme »
initial dès que les représentants du capital se sont montrés disposés à des
compromis en renonçant à certaines formes de domination qui étaient
souvent irrationnelles du point de vue du capital même, et qui constituaient
plutôt le fruit d’une mentalité dépassée.
L’histoire du capitalisme est donc l’histoire du processus par lequel il en
est progressivement venu à « coïncider avec son concept », pour le dire en
termes hégéliens. Ce « concept » – qu’on ne peut pas observer
empiriquement, mais seulement discerner à travers l’analyse – a fini par
devenir de plus en plus visible et à se dégager de ses scories héritées des
formations sociales précédentes. En même temps, cette affirmation de la
forme abstraite « pure » de la valeur ne constitue pas un triomphe définitif,
mais indique le début de sa crise définitive. En effet, ces formes pures, qui
impliquent la subordination de tout contenu concret à l’accumulation d’une
forme vide et abstraite, sont incompatibles avec la poursuite de la « vie sur
terre » – elles ne pouvaient régir la société, tant bien que mal, que lorsqu’elles
avaient encore une « substance » résiduelle issue des formes précapitalistes.
Leur victoire totale est aussi leur défaite.
Le « sujet automate », la valeur s’autovalorisant en tant que sujet, est déjà
posé avec l’existence même du travail abstrait, de la valeur et de l’argent en
tant que formes de synthèse sociale. Il existe in nuce depuis plus d’un demi-
millénaire. Par sa nature profonde, le capitalisme n’est pas un régime de
domination exercé par des personnes – « les capitalistes », « les bourgeois » –
mais un régime de domination anonyme et impersonnel, exercé par des
« fonctionnaires » de la valorisation, les « officiers et sous-officiers du
capital » comme les appelle Marx, des « personnes qui n’interviennent que
comme personnifications de catégories économiques, porteurs de rapports de
classe et d’intérêts déterminés125 ». Il s’agit, selon les mots de Marx, du
« fétichisme de la marchandise ». Mais, pendant des siècles, cette structure
fétichiste anonyme est restée presque invisible par rapport à la surface où
s’agitent des personnes en chair et os. Or le rôle de celles-ci est allé
constamment s’amenuisant au cours du XXe siècle, qui a vu s’établir le règne
du « sujet automate » (le rapport capitaliste en tant que tel) – même si
beaucoup de gens ne veulent toujours pas le comprendre et continuent
d’attribuer tous les maux du monde aux « un pour cent », comme naguère aux
« deux cents familles ». Les conséquences de cette mutation – ou, plus
précisément, de ce « devenir-visible » – pour la « démocratie directe » et
d’autres perspectives d’émancipation seront examinées dans l’épilogue.
La névrose classique était le résultat du rapport avec une figure d’autorité
où se mélangent la peur et l’affection, pulsions libidinales et pulsions
agressives – ce qui produit un surmoi personnalisé. Le narcissisme, au
contraire, est la forme psychique qui correspond au sujet automate. De même
que le sujet automate a eu besoin d’une période d’incubation très longue pour
apparaître dans sa forme « pure », tout en existant en germe depuis le début,
le narcissisme a mis beaucoup de temps pour devenir socialement in actu ce
qu’il était déjà in potentia. L’argent, dans sa puissance impersonnelle
d’égalisation, a toujours été un vecteur de l’esprit narcissique. Comme on le
sait, l’approche de Marx ne se fonde nullement sur l’examen de la
psychologie des acteurs économiques. Cependant, dans le chapitre final –
intitulé « Argent » – des Manuscrits de 1844, qu’il a écrit à vingt-six ans
pendant son séjour à Paris, il analyse l’argent – notamment à travers une
interprétation de passages du Faust de Goethe et du Timon d’Athènes de
Shakespeare – comme le médium narcissique par excellence (sans
évidemment utiliser ce mot). Il donne un pouvoir absolu et toutes les qualités
à l’individu, il transforme l’impuissance en toute-puissance, il efface les
qualités spécifiques des objets et des personnes126.
Retourner à la nature, vaincre la nature ou vaincre
la régression capitaliste ?
Nous avons déjà dit que pendant très longtemps, la droite a parlé de
« nature », et surtout de « nature humaine », et la gauche de « culture ». Pour
la droite, cette nature assigne des limites très étroites à la possibilité de
transformer la vie ; pour la gauche, presque tout est le fruit de la société et de
l’éducation et peut donc être changé. C’est l’éternel débat entre Hobbes et
Rousseau : l’être humain est-il une bête incorrigible qu’il faut simplement
attacher pour limiter les dégâts, ce qui légitime l’État et les autres institutions
répressives, ou est-il « bon », ou du moins « neutre » par nature, et ce n’est
que la société qui le corrompt, notamment depuis l’apparition de la propriété
privée ? Comme on le sait, chacune des deux hypothèses a conduit
historiquement à la violence et jusqu’au totalitarisme : l’approche
hobbesienne justifie toutes les entorses faites à la liberté individuelle pour
lutter contre la mauvaise nature humaine présente en chacun de nous, tandis
que l’approche rousseauiste peut déboucher sur la tentative de faire coïncider
par la force l’individu « réellement existant » avec sa supposée véritable
nature, obscurcie par la société, en prétendant créer un « homme nouveau » et
en éliminant à coups de trique toutes les survivances de la société corrompue.
La première position – celle de l’immutabilité des fondements de l’existence
humaine – implique de renoncer pour toujours à l’espoir de changement et
d’élever le sujet bourgeois moderne au rang d’être humain tout court – ce qui
est contredit par de nombreuses recherches anthropologiques, surtout celles
qui ont traité de la thématique du « don ». La seconde position, celle de la
plasticité de cette nature et de la possibilité de modifier l’homme, est trop
souvent contredite par l’expérience et finit ainsi souvent par donner des
arguments à ses adversaires.
Ces deux positions persistent aujourd’hui. La position de la gauche est-elle
nécessairement émancipatrice ? N’est-elle pas d’une manière ou d’une autre
compatible avec les projets technoscientifiques de refonte du monde, avec le
mépris de toute limite, qu’on voit à l’œuvre aussi bien dans la consommation
à outrance que dans la crise écologique ? La plasticité infinie de l’être humain
ne continue-t-elle pas à hanter l’imaginaire contemporain « de gauche », en
particulier dans son enthousiasme pour les techniques de procréation
assistée ? La technophilie, quelle que soit sa justification idéologique,
renforce nécessairement le narcissisme.
Tertium datur ? Une autre approche existe-t-elle qui ne se limite pas à un
simple « ni-ni » et à l’affirmation banale que la « nature humaine » est sans
doute légèrement modifiable, mais pas trop ? Elle pourrait consister dans
l’examen des solutions que les diverses cultures humaines ont donné à des
problèmes si répandus dans les contextes culturels et sociaux les plus divers
qu’ils peuvent être considérés comme faisant partie d’une sorte de
« condition humaine » (expression qui est, de toute manière, préférable à
celle de « nature humaine »). À partir de ces présupposés s’ouvrent des
perspectives assez intéressantes : il ne s’agit plus de décider si l’homme est
« par nature » « tyran goulu, paillard, dur et cupide », égoïste et avare, s’il
cherche le pouvoir et la richesse, veut dominer son prochain et se faire servir
par les autres127. Pour maintenir une perspective d’émancipation après les
naufrages de cette aspiration tout au long du XXe siècle, il n’est peut-être pas
nécessaire d’insister sur la supposition que tous les aspects déplaisants que
l’on peut constater chez les hommes soient le fruit d’une mauvaise
organisation sociale que l’on pourra finalement enlever comme une couche
de moisissure sur un pot de confiture. Admettre que même au milieu des
révolutions, les hommes ne sont pas souvent devenus des prodiges de vertu
ne doit pas nécessairement conduire à affirmer, avec résignation ou bien avec
enthousiasme, que Hobbes avait raison, pour arriver soit à la dépression, soit
à la paix avec le monde comme il va au nom du « réalisme ». Il n’est
nécessaire ni de concevoir l’histoire humaine comme une « chute » ayant
suivi un équilibre originel qu’il faudrait restaurer ni de se réjouir de la « fin
de l’histoire », atteinte avec la diffusion universelle de la démocratie de
marché qui aurait enfin renoncé à toutes les illusions dangereuses et
potentiellement totalitaires de pouvoir brider l’« égoïsme naturel » de
l’homme.
On peut alors convenir, sans pour autant être « réactionnaire », que
certaines caractéristiques de notre nature biologique – la « première
nature » –, de même que les limitations que n’importe quelle culture pose aux
pulsions agressives et libidinales, se retrouvent en tout lieu et à toute époque,
en toute culture et société. Ainsi, les structures de la parenté peuvent varier –
dans certaines cultures, l’autorité masculine s’incarne dans le frère de la
mère, pas dans le père biologique (les ethnologues appellent cela
l’« avunculat »). Toutefois, l’angoisse dérivant de la séparation d’avec la
première figure maternelle, de même que quelque forme de « castration » que
ce soit – l’interdiction du désir polymorphe – de la part de l’entourage, font
partie, jusqu’à preuve du contraire, d’une condition humaine universelle.
Cela vaut a fortiori pour des facteurs comme la naissance prématurée, par
rapport à celle des autres animaux, du petit humain. Les conséquences en
semblent aussi inévitables qu’universelles, telles que la persistance de la
première figure porteuse d’interdit dans la forme d’un « surmoi » où se
fondent l’expérience individuelle et la structure sociale.
On pourrait affronter cette thématique en examinant les différences
notables entre les vies psychiques dans les différentes cultures : le complexe
d’Œdipe est-il universel ? Les Japonais ont-ils un inconscient ? Jacques
Lacan disait en douter. Les Samoans connaissent-ils la névrose due à la
répression sexuelle ? Dans les années 1930, l’anthropologue Margaret Mead
le niait. La schizophrénie existe-t-elle partout en tant que maladie ?
L’ethnopsychiatrie et l’ethnopsychanalyse développées par Géza Róheim,
Georges Devereux et d’autres l’ont remis en cause et ont proposé des
approches utiles pour notre démonstration. Elles étudient la façon dont les
cultures à travers le monde traitent différemment les pathologies psychiques
et fournissent des exemples de conduite à adopter face à elles, comme
transformer le psychotique en chamane ou exorciser les peurs collectives à
travers des rituels appropriés. Ce courant a également produit des enquêtes
sur la formation du « moi » dans les cultures non occidentales128 qui doivent
être prises en compte pour un examen plus large du « sujet » – surtout si l’on
veut démontrer que ce dernier est une construction historique129.
L’une des premières tentatives entreprises dans cette direction est celle de
l’anthropologue Pierre Clastres, qui a analysé comment certaines sociétés
« primitives » empêchent la formation d’un pouvoir séparé130. Selon lui, le
désir de devenir « chef » peut exister dans toutes les sociétés, mais certaines
d’entre elles, craignant l’établissement de structures de pouvoir durables, ont
cherché et parfois réussi à s’en prémunir. Chez les Indiens d’Amérique, les
tribus amazoniennes se sont ainsi opposées aux sociétés andines, qui ont
produit de vastes empires et des sociétés très hiérarchisées. Une des stratégies
les plus fréquentes pour canaliser l’ambition de certains individus a consisté à
leur attribuer un « prestige » sans pouvoir réel, impossible à accumuler et
toujours révocable. Dans certaines cultures indiennes-américaines, celui qui
disposait d’une richesse plus importante acquérait ainsi le droit… de
dépenser pour offrir de grandes fêtes à la communauté et donc de gagner la
gratitude des autres131 !
Cette approche mériterait d’être reprise sur des bases beaucoup plus larges.
Comment réagissent les différentes cultures à des phénomènes qui ne
relèvent pas de la pathologie individuelle par rapport à la « normalité » dans
le groupe mais qui, tout en présentant les apparences de la normalité, sont
considérés comme indésirables ? Si, pour reprendre la thèse de Lasch,
l’angoisse originelle de la séparation fait partie de l’histoire de chaque
individu dans n’importe quel contexte socio-historique, et ne peut être
rapportée à une répression venue de l’extérieur (comme c’est le cas de
l’intronisation du surmoi à travers la menace de castration, selon les freudo-
marxistes), et si donc aucune réforme de l’éducation, ou de la culture en
général, ne pourra jamais assurer une enfance sans heurts ni angoisses, il ne
s’ensuit pas que cette angoisse doive partout recevoir les mêmes réponses.
L’humanité a élaboré, au cours de son évolution, des manières d’y faire face
fort différentes, et les solutions ne se valent pas toutes. Affronter le trauma,
reconnaître la séparation et accepter des solutions substitutives – les « objets
transitionnels », du jouet et de l’objet artisanal jusqu’à l’art, mais aussi
l’amitié et l’amour – ne sont pas la même chose que nier la séparation et se
cramponner toute sa vie durant à des fantasmes permettant de maintenir les
illusions originelles de toute-puissance (y compris le fantasme de s’unir à son
propre parent de sexe opposé et d’avoir un enfant avec lui, de nier la réalité
de la castration et de la différence des sexes, etc.). Le parcours de l’individu à
cet égard ne dépend pas seulement des circonstances individuelles.
L’environnement peut le pousser dans une direction ou en favoriser une
autre. Mais cet environnement ne se réduit pas au milieu familial – comme le
veut la psychanalyse « classique » – ni seulement à la classe sociale, comme
aurait dit Fromm à ses débuts. Il existe aussi une influence notable – voire
déterminante – de ce que nous avons ici souvent appelé le « principe de
synthèse sociale » ou les « a priori sociaux ».
Nous avons déjà évoqué le danger de privilégier les « solutions régressives
au détriment des solutions évolutionnistes » en ce qui concerne le problème
de la séparation, dont parle Lasch en se référant à Janine Chasseguet-Smirgel.
Cette idée mérite d’être reprise. Bien que Lasch reste éloigné de tout discours
formulé en termes de critique de l’économie politique, même lorsqu’il
examine le rôle de la « marchandise » – qu’il identifie à sa forme
« concrète » : l’objet de consommation produit à l’échelle industrielle –, il
comprend bien les effets psychologiques de la consommation de
marchandises : « L’état de dépendance absolue dans lequel le consommateur
se trouve vis-à-vis de ces systèmes d’assistance complexes et hautement
sophistiqués, et plus généralement de biens et services de provenance
extérieure, recrée certains sentiments infantiles d’impuissance. Alors que la
culture bourgeoise du XIXe siècle renforçait les modes de comportement
anaux – accumulation d’argent et de biens, contrôle des fonctions
physiologiques et de l’affect –, la culture de consommation de masse du
XXe siècle recrée des modes oraux ancrés dans un stade de développement
émotionnel antérieur, au moment où l’enfant dépend entièrement du sein. Le
consommateur vit son environnement comme une sorte d’extension du sein,
tour à tour satisfaisant et frustrant. » Ni la réalité ni le moi ne se présentent
comme solides et durables. « Le consommateur se trouve face à un monde
perçu comme le reflet de ses souhaits et de ses peurs : un peu parce que la
propagande entourant les marchandises les présente de façon fort séduisante
comme des moyens de réaliser des rêves, mais aussi parce que la production
de marchandises, de par sa nature même, remplace le monde des objets
durables par des produits jetables conçus pour une obsolescence
immédiate132. »
La production et la consommation de marchandises standardisées,
soustraites à tout contrôle de la part des individus, constituent donc le
contraire de ces « objets transitionnels » – les produits d’un travail « sensé »,
issu du jeu – qui représentent pour Lasch, comme nous l’avons vu, la seule
façon possible d’établir un rapport « amical » avec le monde et de réduire le
poids de la « condition humaine133 ». Pour imprécise que reste la conception
que Lasch se fait du capitalisme, et pour discutables que soient ses références
positives (travail, communauté, famille, et même religion), il déploie ici un
argument très fort : le capitalisme a entraîné une véritable régression
anthropologique. Il a détruit les moyens, modestes mais efficaces, avec
lesquels l’humanité tentait depuis longtemps de maîtriser les contradictions
de la vie. Le capitalisme les a cassés à la seule fin de vendre des
marchandises.
Pour Lasch, le conflit entre pulsions et civilisation n’est donc pas
réductible aux circonstances historiques, mais est ancré dans la structure
même des pulsions telle qu’elle se manifeste déjà chez le nouveau-né. Ce qui
change historiquement, et peut constituer un objet de critique, ce sont les
réponses – régressives ou évolutives – apportées par les différentes
civilisations à l’angoisse originelle. Lasch condamne la société marchande –
sans la nommer ainsi – parce qu’elle impose des réponses particulièrement
régressives à ce problème. C’est donc à cet endroit que sa critique de la
société de consommation rencontre enfin celle de Marcuse, délestée de
quelques illusions. Elle semble en tout cas toujours particulièrement
appropriée à notre époque, caractérisée par la captation du désir par la
marchandise.
Dans cette perspective, on peut qualifier de régression à grande échelle la
mise en place d’un monde de marchandises standardisées et à l’usure rapide,
avec lequel le sujet ne peut établir de relations durables et personnelles. Il n’y
a plus d’environnement dans lequel le sujet peut se reconnaître et qu’il peut
reconnaître comme le fruit de sa rencontre avec le monde (« la forme d’une
ville change plus vite que le cœur d’un mortel… »). Comme nous l’avons dit,
les technologies et les marchandises favorisent un rapport magique et tout-
puissant au monde et contribuent à retenir l’individu à un stade précoce de
son évolution.
Un discours similaire s’applique aux expériences fusionnelles qui ne sont
pas, par essence, soit narcissiques soit non narcissiques. La recherche des
expériences fusionnelles, en tant que retour vers l’unité primaire, existe
également dans de nombreux contextes non nécessairement narcissiques : la
danse et la musique, l’alcool ou d’autres drogues, la quête mystique ou
l’adoration d’un idéal, le carnaval et la foule, sans parler de l’amour, sont
évidemment des expériences universelles. Ce qui caractérise la société
narcissique, ce sont l’importance et les traits spécifiques qu’y assume la
recherche d’une fusion momentanée. Ainsi, la musique classique consiste en
une alternance de moments de séparation – de tension – et d’harmonie et
d’union heureuse. Voilà pourquoi Lasch peut dire que l’art, en tant qu’objet
transitionnel, peut calmer l’angoisse de séparation qui nous poursuit toute
notre vie : la séparation n’y est pas niée ou cachée, mais reconnue d’abord
pour être ensuite dépassée – à certains moments. L’expérience de la musique
classique est ainsi toute différente de celle d’un concert rock, d’une rave
party ou d’une love parade accompagnée de musique techno, qui relèvent
plutôt du rapport que l’on peut entretenir avec les drogues dures.
L’éducation au goût des petits enfants constitue d’autres exemples de
solutions « régressives » ou « évolutives » apportées par les différentes
cultures à ce qui constitue un point de départ du procès individuel
d’humanisation. Les petits enfants n’aiment spontanément que le goût sucré ;
ils rejettent l’acidité et plus encore l’amertume, mais acceptent sans difficulté,
après un certain temps, le salé. Si les adultes ne les obligent pas à goûter des
aliments amers, ils ne prendront jamais l’initiative de le faire ; mais il est tout
à fait possible de les laisser dans cette condition initiale, ce qui est
actuellement le cas le plus fréquent. Toute une industrie multinationale, du
fast-food aux producteurs de boissons sucrées et de biscuits, déploie des
moyens énormes pour tenir les « consommateurs » dans cet état de privation
sensorielle. Mais, au-delà de l’aspect strictement économique, cela fait partie
d’une infantilisation générale liée au narcissisme dont nous reparlerons au
chapitre suivant. Ici comme ailleurs, une solution « évolutive » doit prendre
acte d’une insuffisance initiale de l’être humain et le pousser vers un
dépassement de cette condition, quitte à affronter quelques résistances. En
voulant passer furtivement à côté de ces croisées de chemins entre le
« chemin large du vice et le sentier étroit de la vertu », on risque de perdre
l’accès à des pans entiers de la richesse humaine élaborée au fil de
nombreuses générations et, dans ce cas précis, de ne pas accéder à la
plénitude de l’expérience gustative134.
Comme on le voit, il ne s’agit en rien de proposer un retour à la nature,
comme le voulait Rousseau, ni de prononcer l’éloge inconditionnel de
l’enfance, si longtemps à la mode. L’être humain ne naît pas parfait pour être
ensuite perverti par la société. Les restrictions que cette dernière impose à
l’individu pendant son évolution ne sont pas toujours de simples émanations
d’un « principe de réalité » incontournable contre lesquelles seuls des
« utopistes », des « immatures », des « fanatiques » ou des « idéologues
abstraits » pourraient regimber. Une bonne partie de ces restrictions servent à
faire perdurer les sociétés fétichistes qui les ont créées. Il n’y aurait aucun
sens à leur opposer une « liberté » toute abstraite, surtout lorsqu’on parle
d’enfance. Le problème réside moins dans le fait que ce sont des restrictions
en tant que telles que dans le fait que ces restrictions empêchent, au-delà de
ce qui est nécessaire, l’accès des individus à la plénitude de la vie telle que
l’évolution sociale et culturelle l’a rendue possible. Pourtant, les solutions
apportées varient fortement, même si toutes les cultures qui existent ou ont
existé nous paraissent, d’une manière ou d’une autre, plus répressives que
« nécessaire », par exemple en ce qui concerne le statut des femmes. Mais
ceci ne veut pas dire que ces solutions se perdent dans une nuit où tous les
chats sont gris, ni qu’on puisse identifier un « progrès » ayant entraîné un
élargissement graduel des libertés et qui nous placerait aujourd’hui au
sommet de l’histoire – ni, à l’inverse, à la fin d’une régression continue
depuis quelque âge d’or passé.
Il serait intéressant d’établir une classification des cultures et des sociétés
humaines selon les solutions qu’elles apportent aux limites de la condition
humaine, telles que l’angoisse de séparation, les désirs incestueux et les
pulsions destructrices. La société marchande y figurerait peut-être comme la
société la plus « régressive », celle qui a le plus contribué à empêcher une
maturation des individus, celle qui a renoncé à une large partie des conquêtes
des sociétés précédentes. Cela permettrait de fonder l’affirmation selon
laquelle le capitalisme relève d’une « rupture anthropologique », d’une
« régression généralisée », d’une « décivilisation », d’une « barbarisation »
ou d’une « anthropogenèse à l’envers ». Parmi les éléments constitutifs de la
« condition humaine » avec lesquels chaque culture doit composer, se trouve
en premier lieu ce qu’on peut appeler l’« agressivité », la « pulsion
destructrice », ou la « pulsion de mort ». L’agressivité a été l’un des enjeux
principaux du débat entre la gauche et la droite sur les libertés possibles et les
contraintes nécessaires. Ici, les fronts tendaient à être particulièrement nets.
Pour la droite, la tendance à l’agressivité fait partie de la nature la plus
profonde et la plus « animale » de l’homme et justifie, à elle seule, l’existence
d’institutions ayant pour objet de canaliser et de limiter ce qu’on ne peut
jamais supprimer. Pour la gauche, l’agressivité n’est que la conséquence de
circonstances qui, sur les plans individuel et collectif, produisent de la tension
et de la frustration – des positions intermédiaires peuvent naturellement
exister. La guerre, qui, selon Hobbes, Carl Schmitt ou Samuel Huntington,
est un invariant anthropologique, s’explique pour la gauche par l’avidité et la
rapacité des classes dominantes. L’approche que nous proposons ici ne
cherche toutefois pas à savoir si les sociétés « engendrent » nécessairement
l’agression et la destruction, mais comment elles les « gèrent ». Nous avons
vu que l’« absence de monde » qui caractérise la valeur correspond au monde
vide du narcissique ; de même, nous allons voir que l’expansion de la
« pulsion de mort » dans le monde contemporain est également une
conséquence de la forme-sujet, et surtout de son implosion finale.
L’atomisme social, c’est-à-dire la séparation radicale entre les membres de
la société, causée par le travail abstrait en tant que principe de synthèse
sociale, donne lieu aux fantasmes de fusion totale qui caractérisent le
narcissique. Cet isolement est évidemment un produit de l’histoire, et non une
constante biologique. Ce qui engendre les formes contemporaines de
décomposition individuelle et collective n’est donc pas – comme on le pense
souvent – un manque de subjectivité, c’est-à-dire un accès insuffisant au
statut de sujet, c’est plutôt un excès de la forme-sujet. La constitution
fétichiste-narcissique est contradictoire en elle-même et par conséquent
dynamique ; elle tend vers une issue catastrophique en cherchant à anéantir ce
qui a été projeté au dehors : elle est en effet animée par une « pulsion de
mort ». La raison moderne a toujours son revers caché et « irrationnel » ;
comme nous l’avons dit, Sade est la face cachée de Kant.
Il y a un lien entre deux procès qui se déroulent en parallèle : la dissolution
du sujet dans – et, en même temps, sa constitution à travers – le narcissisme,
qui depuis sa « naissance » au XVIIe siècle formait son noyau, et la diminution
de la valeur créée à cause du remplacement du travail vivant par les
technologies. Ces deux trajectoires sont entrées dans leur phase aiguë depuis
environ un demi-siècle. Il y a une identité du sujet moderne et de la valeur au
niveau le plus profond, celui des formes de base qui préordonnent tout
contenu concret. Ces vrais a priori comportent le même vide, la même
indifférence au monde, la même autoréférentialité : cette identité débouche
finalement sur l’anéantissement du monde et de soi. C’est le dernier mot du
sujet et de la valeur. Les modes de vie précapitalistes étaient certes loin d’être
parfaits, mais au moins n’étaient-ils pas porteurs de ces caractéristiques-là.
Notes du chapitre 2
1. Bela Grunberger, Le Narcissisme. Essais de psychanalyse [1971], Payot, Paris, 2003, p. 16. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis
notent dans leur Vocabulaire de la psychanalyse [1967], PUF, Paris, 1992, que les termes de narcissisme primaire et secondaire
« ont dans la littérature psychanalytique et même dans la seule œuvre de Freud des acceptions très diverses qui empêchent d’en
donner une définition univoque plus précise que celle que nous proposons » (p. 263) et que « d’un auteur à l’autre, la notion de
narcissisme primaire est sujette à des variations extrêmes », certains auteurs doutant de son existence même (p. 264).
2. Albert Eiguer, Le Pervers narcissique et son complice, Dunod, Paris, 2003.
3. Marie-France Hirigoyen, Le Harcèlement moral. La violence perverse au quotidien, La Découverte, Paris, 1998.
4. Pascale Chapaux-Morelli et Pascal Couderc, La Manipulation affective dans le couple. Faire face à un pervers narcissique,
Albin Michel, Paris, 2010.
5. Il faut se rappeler que chez Freud, au moins en principe, le terme « perversion » n’implique pas un jugement moral, mais
qualifie tout acte sexuel qui n’a pas pour but immédiat « l’orgasme par pénétration génitale, avec une personne du sexe opposé »
(Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 306), ce qui revient à identifier l’acte non pervers
essentiellement à la finalité biologique de la sexualité, c’est-à-dire à la procréation. En toute rigueur, même le baiser constitue
donc un acte pervers.
6. « Le narcissisme, en ce sens, ne serait pas une perversion, mais le complément libidinal à l’égoïsme de la pulsion
d’autoconservation dont une portion est, à juste titre, attribuée à tout être vivant » (Sigmund Freud, Introduction au narcissisme
[1913], in Œuvres complètes 1913-1914, tome XII, PUF, Paris, 2005, p. 218).
7. Cette affirmation relève de la conception « économique » – comme l’appelle Freud lui-même, tandis que d’autres comme Ernst
Fromm l’ont qualifiée de « conception hydraulique » – de la psychanalyse. Elle mériterait une considération à part : Freud a-t-il
élaboré sa conception des pulsions et de l’inconscient en prenant pour modèle l’économie capitaliste, et plus précisément la
valeur, cette quantité sans qualité qui peut facilement se convertir d’une forme à l’autre tout en restant elle-même ? Ce serait un
bel exemple du fait que même l’inconscient de Freud a été formé, à son insu, par les « abstractions réelles » et la synthèse sociale
régie par la valeur et qu’il les considérait, lui aussi, comme évidentes et naturelles. Il faut souligner en même temps que le terme
d’« investissement », qui apparaît souvent dans les traductions françaises de Freud, peut induire en erreur en ce qui concerne
l’« économie psychique » freudienne : il correspond au terme allemand Besetzung, qui signifie, à la lettre, « occupation » et n’a
pas de signification économique.
8. « Enfin, concernant la différenciation des énergies psychiques, nous inférons qu’elles sont tout d’abord, dans l’état du
narcissisme, réunies et impossibles à différencier pour notre analyse grossière, et que c’est seulement avec l’investissement
d’objet qu’il devient possible de différencier une énergie sexuelle, la libido, d’une énergie des pulsions du moi. » (Freud,
Introduction au narcissisme, op. cit., p. 220.)
9. « Nous sommes ainsi amenés à concevoir le narcissisme qui apparaît par inclusion des investissements d’objet comme un
narcissisme secondaire qui s’édifie par-dessus un narcissisme primaire obscurci par de multiples influences. » (Ibid., p. 219.)
10. Pour être plus précis : dans l’écrit de 1914, le narcissisme est censé succéder à l’auto-érotisme, tandis que dans les écrits
successifs de Freud, le narcissisme caractérise le tout début de la vie et se confond avec l’auto-érotisme.
11. Il constitue le noyau de la future conception freudienne du surmoi (qui est cependant, dans sa forme complète, le résultat de la
fin du complexe d’Œdipe et de l’intériorisation de l’interdiction paternelle).
12. « Ce qu’il [l’homme adulte] projette devant lui comme son idéal est le substitut du narcissisme perdu de son enfance, où il
était lui-même son propre idéal. » (Freud, Introduction au narcissisme, op. cit., p. 237.)
13. Ibid., p. 243.
14. Ibid., p. 237.
15. Sigmund Freud, Psychologie des masses et analyse du moi [1921], in Œuvres complètes 1921-1923, tome XVI, PUF, Paris,
1993, p. 69.
16. Ibid., p. 70.
17. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 265.
18. Patrick Juignet, Manuel de psychopathologie générale, Presses Universitaires de Grenoble, Grenoble, 2015, p. 72.
19. Ibid., p. 65.
20. Ibid., p. 72. En réalité, Freud a exprimé, notamment au début de Malaise dans la culture, des doutes sur la pertinence du
concept de « sentiment océanique » dont l’écrivain Romain Rolland lui avait parlé dans une lettre comme étant la source de tout
sentiment religieux.
21. Ibid., p. 70.
22. Pierre Dessuant, Le Narcissisme, « Que sais-je ? », PUF, Paris, 2007, p. 65-66.
23. Ibid., p. 91-92.
24. Heinz Kohut, Le Soi. La psychanalyse des transferts narcissiques [1971], PUF, Paris, 1974.
25. Cité in Paul Denis, Le Narcissisme, « Que sais-je ? », PUF, Paris, 2012, p. 100.
26. Ibid., p. 76-77.
27. Ce n’est pas une référence à Heidegger ! Le terme se trouve déjà dans un passage d’Inhibition, symptôme et angoisse (1926)
de Freud, cité in Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 123.
28. Ici, comme dans tout le livre, nous entendons évidemment par mère non nécessairement la mère biologique, ni forcément une
femme, mais la personne qui s’occupe principalement de l’enfant – la « figure maternelle ».
29. Terme que proposent Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 122.
30. Récemment, Dany-Robert Dufour a repris (dans On achève bien les hommes, Denoël, Paris, 2005) cette conception sous le
nom de « néoténie » en en faisant la base de vastes considérations sur le rapport entre nature et culture. Avant lui, les biologistes
Louis Bolk et Desmond Morris, ainsi que Jacques Lacan, en avaient déjà parlé.
31. Il est possible que la pulsion de mort – ce concept freudien si contesté, sur lequel nous reviendrons – soit moins un désir de
mort que de retour à cet état premier. Il s’agit alors plutôt du « principe de Nirvana », expression que Freud introduit en 1920
dans Au-delà du principe de plaisir, et qu’il emprunte à la psychanalyste anglaise Barbara Low. Dans le même essai, Freud
définit également le « principe de constance » comme la tendance de l’organisme à réduire le plus possible les tensions et les
excitations. Le rapport entre pulsion de mort, principe de Nirvana et principe de constance chez Freud n’est pas très clair et fait
partie de l’aspect le plus spéculatif – selon son propre aveu – de sa pensée.
32. Même considération que plus haut pour la « mère ».
33. Pour les théories psychanalytiques plus récentes, peu importe comment l’Œdipe se déroule vraiment, s’il y a un père, s’il
s’agit de deux hommes, ou de deux femmes, etc. : il est comme une équation qui peut être remplie de différentes valeurs sans que
l’équation change. Il faut aussi noter que ce conflit ne se déroule pas nécessairement en une seule fois ; il semble plutôt s’agir
d’une constellation qui se répète plusieurs fois, peut-être dès la première année de la vie.
34. Sigmund Freud, Introduction à la psychanalyse [1930], Payot, Paris, 1956, chapitre XXVI, p. 451.
35. L’enfant peut même nier ouvertement la réalité de la séparation – mais dans ce cas, il s’ensuit des troubles très graves et très
visibles, dans le sens d’une psychose infantile.
36. Sigmund Freud, Introduction au narcissisme, op. cit., p. 232.
37. Cette noyade évoque un retour au liquide amniotique, comme le remarque Lasch en citant Grunberger (Christopher Lasch, Le
Moi assiégé, Climats, Castelnau-le-Lez, 2008, p. 187).
38. Mikhaïl M. Bakhtine, Écrits sur le freudisme, L’Âge d’homme, Lausanne, 1980.
39. Cette idée d’une plasticité presque infinie de l’être humain revient ensuite, d’une certaine manière, dans le discours
postmoderne : tout est construction, même le sexe biologique.
40. Freud accepte comme une évidence, dans Malaise dans la culture, la théorie de Hobbes selon laquelle le bellum omnium
contra omnes constitue la condition originaire de l’humanité et reste au fond de toutes les variations possibles.
41. On parle alors d’une gauche freudienne (comme de la gauche hégélienne) (voir Paul Robinson, The Freudian Left. Wilhelm
Reich, Geza Roheim, Herbert Marcuse, New York, Harper & Row, 1969 ; Helmut Dahmer, Libido und Gesellschaft. Studien
über Freud und die Freudsche Linke, Suhrkamp, Francfort, 1973, 2e édition augmentée en 1982, 3e édition augmentée chez
Westfälisches Dampfboot, Münster, 2013). Lasch aussi utilise ce terme dans Le Moi assiégé. Mais la distinction entre une « aile
gauche » et une « aile droite » de la psychanalyse se trouve déjà chez Marcuse (Herbert Marcuse, Éros et civilisation.
Contribution à Freud [1955], Minuit, Paris, 1998, p. 207. Première édition française 1963). On ne peut pas vraiment parler d’une
droite freudienne en termes explicites (en effet, Marcuse se réfère à Jung quand il parle de l’aile droite du freudisme) : ceux qui
ne voulaient être que thérapeutes et guérir des individus ont été amenés « naturellement » à accepter la société capitaliste comme
un horizon indépassable et à pousser leurs patients à s’adapter au monde comme il va. Aux États-Unis, cela est arrivé dès le début
de la diffusion des idées de Freud, et après la Seconde Guerre mondiale un peu partout. Hors du champ des analystes de
profession, le surréalisme français constituait la première grande tentative d’utiliser les résultats de la psychanalyse dans le but de
« changer la vie ». D’ailleurs Marcuse s’y réfère.
42. Norman O. Brown, Life against Death. The Psychoanalytical Meaning of History, Wesleyan University Press, Middletown,
1959 (Éros et Thanatos. Essai, Denoël, Paris, 1972. Première édition française 1960).
43. « Mon ami Marcuse et moi, nous sommes Romulus et Remus se disputant pour savoir lequel des deux est le vrai
révolutionnaire » – ainsi commence la réplique de Norman Brown au compte-rendu – assez critique – que Marcuse avait publié
en 1967 de son livre Love’s body (Norman O. Brown, « A Reply to Herbert Marcuse », Commentary, no 43, 1967, p. 83).
44. Le terme « révisionnisme néo-freudien » utilisé par Adorno et Marcuse est évidemment dépréciatif et fait allusion au
« révisionnisme » marxiste du début du siècle (celui de Bernstein). Les membres de ce courant disent plutôt d’eux-mêmes qu’ils
appartiennent à l’école « culturaliste » ou « interpersonnelle ».
45. Pour un bref résumé du rapport entre Fromm et l’Institut pour la recherche sociale, voir Jacques Le Rider, L’Allié incommode,
précédé de Theodor W. Adorno, La Psychanalyse révisée, L’Olivier, Paris, 2007 ; Jordi Maiso, « Soggettività offesa e falsa
coscienza. La psicodinamica del risentimento nella teoria critica della società », Costruzioni psicoanalitiche, no 23, 2012, et John
Rickert, « The Fromm-Marcuse debate revisited », Theory and Society, no 15, 1986, p. 351-400. Par ailleurs, on peut se reporter
aux œuvres classiques de Rolf Wiggershaus (L’École de Francfort [1986], PUF, Paris, 1993) et de Martin Jay (L’Imagination
dialectique [1973], Payot, Paris, 1989) sur l’histoire de l’École de Francfort.
46. Sa critique se réclamait des catégories de Marx. Cependant, elle était formulée surtout en termes de « classe », plutôt qu’en
analysant les formes de vie et de conscience fétichistes qui concernent tous les membres de la société. Voilà pourquoi elle semble
assez datée aujourd’hui : pour Fromm, les traits psychologiques correspondent étroitement à la position socio-économique des
individus. Cela constitue aussi une limite des premières tentatives susmentionnées, faites par l’Institut dans les années 1930,
d’utiliser conjointement les catégories de Freud et de Marx. Même sur ce plan, la vision de Marcuse paraît aujourd’hui plus
actuelle que celle de Fromm.
47. John Rickert, « The Fromm-Marcuse debate revisited », loc. cit., p. 361.
48. Publiée en 1952 en allemand et en français en 2007. Il répète des observations assez similaires sur la psychanalyse dans les
§ 36-40 de Minima Moralia, publié en 1951, mais écrit à partir de la fin des années 1930.
49. Theodor Adorno, Psychanalyse révisée, op. cit., p. 39.
50. Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 209.
51. Ibid., p. 207.
52. Ibid., p. 208.
53. La Standard Edition des œuvres de Freud en anglais traduit le terme allemand Trieb par « instinct » ; du coup la traduction
française de Marcuse, et d’autres auteurs anglophones, emploie ce terme, bien que le mot « pulsion » soit beaucoup plus
approprié en français, et se trouve effectivement utilisé plus souvent. Ici, nous ne corrigeons pas les traductions existantes, mais
nous utiliserons nous-mêmes le terme « pulsion ».
54. Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 209.
55. Ibid., p. 210.
56. Ibid., p. 225.
57. Ibid., p. 219.
58. Ibid., p. 219.
59. Ibid., p. 220.
60. Ibid., p. 224.
61. Ibid., p. 9.
62. L’essai d’Adorno « Sur le rapport entre psychologie et sociologie » (1955) l’affirme avec beaucoup de force.
63. Pour une critique détaillée de l’interprétation marcusienne de Fromm, voir John Rickert, « The Fromm-Marcuse debate
revisited », loc. cit.
64. Voir Erich Fromm, « The Human Implications of Instinctivistic “Radicalism”. A Reply to Herbert Marcuse », Dissent,
volume II, 1955, p. 342.
65. Cette critique paraît assez juste, et encore plus juste aujourd’hui. Mais Marcuse ne prônait sûrement pas ce genre de sexualité
libérée, qui au contraire correspond à ce qu’il appelle « désublimation répressive ».
66. Erich Fromm, « Human Implications », loc. cit., p. 349.
67. Herbert Marcuse, « A Reply to Erich Fromm » et Erich Fromm, « A Counter-Rebuttal », Dissent, volume III, 1956, p. 81.
68. Quatre ans plus tard, le philologue Norman O. Brown publiera Life against Death. Dans son introduction, Brown rappelle la
proximité de son étude avec celle de Marcuse. En outre, les deux auteurs ont souvent été rapprochés pendant les années 1960. Il
est remarquable que les États-Unis des années 1950, dont les tableaux d’Edward Hopper ou le roman Lolita de Nabokov, entre
autres, nous décrivent l’esprit puritain et borné, ont produit dans le même temps des mises en question aussi radicales de la
culture puritaine, au nom d’une espèce d’érotisme cosmique.
69. Marcuse n’interprète pas la pulsion de mort seulement comme désir de destruction, mais aussi, et surtout, comme forme
extrême du principe de plaisir, comme « principe de Nirvana » et comme recherche d’un calme absolu et d’un apaisement de
toutes les tensions. Pour lui, ce n’est pas la pulsion de mort qui paralyse les efforts en vue d’un avenir meilleur (comme le dit
Karen Horney), mais ce sont les conditions sociales qui empêchent les instincts de vie de se développer et d’« enchaîner »
l’agression (Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 234).
70. Le pouvoir de l’universel sur les individus apparaît avec une force particulière dans ces survivances archaïques au fond de
chaque individu. Mais cela signifie que même Freud indiquait une origine historique de l’inconscient.
71. Daniel Cohn-Bendit affirme cependant dans Le Grand Bazar qu’on n’avait pas vendu quarante exemplaires de la traduction
française avant 1968.
72. « Plus l’aliénation du travail est totale, plus le potentiel de liberté est grand : l’automation totale serait le point optimum »,
parce que la production matérielle « ne peut jamais être le domaine de la liberté et de la satisfaction. » (Marcuse, Éros et
civilisation, op. cit., p. 140.)
73. Ibid., p 231.
74. « La possession et l’obtention des biens vitaux de consommation est la condition préalable plutôt que le contenu d’une société
libre. » (Ibid., p. 171.)
75. Ibid., p. 138.
76. Voir, par exemple, l’article « Les situationnistes et l’automation » d’Asger Jorn dans le premier numéro d’Internationale
Situationniste (1958), où il dit notamment : « L’automation ne peut se développer rapidement qu’à partir du moment où elle a
établi comme but une perspective contraire à son propre établissement, et si on sait réaliser une telle perspective générale au fur et
à mesure du développement de l’automation. » Pour Jorn, il faut saisir les opportunités offertes par l’automation : « Selon le
résultat, on peut aboutir à un abrutissement total de la vie de l’homme, ou à la possibilité de découvrir en permanence des
nouveaux désirs. »
77. Déjà dans les années 1960, il entretint pendant un certain temps un rapport d’estime réciproque avec Jacques Ellul.
78. Pour n’en citer qu’une : Stone Age Economics de Marshall Sahlins, publié en 1972 (Âge de pierre, âge d’abondance.
L’économie des sociétés primitives, Gallimard, Paris, 1976).
79. Quelqu’un a dit : « Dans les années 1960, la sexualité paraissait un tigre qui hurlait enfermé dans une armoire. Mais quand on
a finalement ouvert l’armoire, c’est un petit chat miaulant qui en est sorti. »
80. Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 208.
81. Ibid., p. 186.
82. Entre outre, Marcuse voulait valoriser le rapport initial « narcissique » avec la mère, au lieu de célébrer le père comme
sauveur face à la menace d’une absorption écrasante dans la matrice (ibid., p. 199). Déjà, Adorno, dans sa conférence de 1946,
considérait le narcissisme comme une défense de l’individu face à une société répressive : il constitue une tentative désespérée de
l’individu de compenser l’injustice subie dans la société de l’échange universel. En outre, l’individu doit diriger vers lui-même
les énergies pulsionnelles quand les autres personnes sont devenues inaccessibles (Adorno, Psychanalyse révisée, op. cit., p. 3).
83. Voir Herbert Marcuse, « Le Vieillissement de la psychanalyse », in Culture et société, Minuit, Paris, 1970, p. 257
[« Obsolescence of the Freudian Concept of Man », conférence de 1963, publiée in Herbert Marcuse, Five Lectures.
Psychoanalysis, Politics and Utopia, Beacon Press, Boston, 1970].
84. Ibid., p. 259.
85. Alexander Mitscherlich, Vers la société sans pères. Essai de psychologie sociale, Gallimard, Paris, 1981.
86. La Culture du narcissisme. La vie américaine à un âge de déclin des espérances, « Champs », Flammarion, Paris, 2006 (une
première édition de la même traduction a été publiée en 1981 aux éditions Robert Laffont sous le titre Le Complexe de Narcisse)
et Le Moi assiégé, op. cit. De l’œuvre de Lasch, nous ne considérerons que ces deux livres. L’édition française de The Minimal
Self (Le Moi assiégé) publiée par les éditions Climats – qui ont publié d’autres livres de Lasch et les ont fait préfacer par un de
leurs auteurs phares, Jean-Claude Michéa (qui néglige d’ailleurs le rôle central de la psychanalyse chez Lasch) – n’est pas
seulement souvent incorrecte ; elle a aussi omis, sans même l’indiquer, toutes les notes, à part les sources des citations. Or ces
notes consistent souvent en de longs développements de la plus grande importance et qui représentent environ un cinquième de
l’original. Nous avons souvent dû corriger cette édition déplorable.
87. D’autres aspects de sa pensée nous paraissent plus contestables : son populisme, l’absence de toute critique de l’économie
politique, sa nostalgie de l’Amérique du XIXe siècle, l’apologie du sport et surtout du travail…
88. Les commentateurs de Lasch prêtent en général beaucoup plus d’attention à son côté descriptif qu’à ses bases théoriques et à
sa lecture de Freud. Il a suscité peu d’intérêt chez les psychanalystes eux-mêmes, comme c’est généralement le cas pour toute
perspective ouverte par des non-analystes.
89. Christopher Lasch, La Culture du narcissisme, op. cit., p. 297.
90. Ibid., p. 285.
91. Ibid., p. 24.
92. Ibid., p. 225-226.
93. Ce qui est bien décrit, sans recours particulier à des catégories psychanalytiques, dans les ouvrages de Zygmunt Bauman.
94. Extension du domaine de la manipulation, de l’entreprise à la vie privée, Grasset, Paris, 2008.
95. Ce terme signifie chez Lasch une espèce de « gauche culturelle » qui comprend la « nouvelle gauche », le féminisme, la
pensée écologique, le mouvement d’autoconscience et d’autres formes de contestation nées autour de 1968.
96. Christopher Lasch, Le Moi assiégé, op. cit., p. 173-174.
97. Ibid., p. 174-175.
98. Ibid., p. 175.
99. Ibid., p. 176.
100. Ibid., p. 171.
101. Ibid., p. 188-189.
102. Ibid., p. 197.
103. Jeu et réalité. L’espace potentiel [1971], Gallimard, Paris, 1975.
104. Christopher Lasch, Le Moi assiégé, op. cit., p. 199, tr. modifiée.
105. Ibid., p. 232-245 (y manquent les longues notes de l’édition en anglais).
106. Ibid., p. 233, tr. modifiée (dans la traduction publiée, la « dénonciation » est devenue « révélation » et l’« injustice »
« justice »…).
107. Lasch critique Fromm pour avoir identifié, dans The Heart of Men, le narcissisme à de simples comportements antisociaux
et individualistes (La Culture du narcissisme, op. cit., p. 62).
108. Christopher Lasch, Le Moi assiégé, op. cit., p. 237.
109. Ibid., p. 238.
110. Ibid. La traduction cite l’article de Marcuse comme « Observance of the freudian concept of man »…
111. « extrapolated […] from Freud’s extrapolation of clinical data into prehistory » (The Minimal Self, op. cit., p. 233), c’est-à-
dire obtenue à partir des projections dans la préhistoire des données cliniques freudiennes.
112. Christopher Lasch, Le Moi assiégé, op. cit., p. 238-239.
113. Ibid., p. 239.
114. Ibid., p. 293. Non traduit dans l’édition française.
115. Ibid., p. 241, tr. modifiée.
116. Ibid., p. 252-253.
117. Ibid., p. 245.
118. Ibid., p. 179-180.
119. Slavoj Žižek aussi s’en est rendu compte, à sa manière, dans sa préface à l’édition croate de La Culture du narcissisme
publiée en 1986 : « En plus du caractère intrinsèquement incomplet de son apparat conceptuel analytique, le point faible de Lasch
se trouve dans le fait qu’il ne fournit pas de définition théorique suffisante de ce tournant dans la réalité socio-économique du
capitalisme tardif qui correspond à la transition de l’“homme organisationnel” au “Narcisse pathologique”. Au niveau du
discours, ce tournant n’est pas difficile à déterminer : il s’agit de la transformation de la société capitaliste bureaucratique des
années 1940 et 1950 en une société décrite comme “permissive”. Il comporte un processus “postindustriel” qui, à ce niveau, a été
décrit dans les termes de la théorie de la “Troisième vague” par des écrivains comme Toffler » (Slavoj Žižek, « “Pathological
Narcissus” as a socially mandatory form of subjectivity ». Publié d’abord dans l’édition croate de La Culture du narcissisme
[Narcisistička kultura, Naprijed, Zagreb 1986]).
120. Dans la conférence de 1946 sur la psychanalyse révisée, Adorno adresse ce reproche surprenant à Karen Horney : elle
mettrait trop l’accent sur la concurrence. « La castration est plus caractéristique de la réalité sociale à l’époque des camps de
concentration que la concurrence » (Psychanalyse révisée, op. cit., p. 33). Selon Adorno, parler de « concurrence » est un
euphémisme face à la violence omniprésente. En effet, il avait élaboré à la même époque avec Horkheimer le concept des
« rackets » qui auraient remplacé la sphère de la circulation – un des côtés les plus faibles de son parcours théorique.
121. Herbert Marcuse, Éros et civilisation, op. cit., p. 90-91.
122. Ibid., p. 96.
123. Même si ce terme, comme l’avait déjà remarqué Henri Lefebvre dans les années 1960, ne signifie rien. Il proposait de dire
« société bureaucratique de consommation dirigée ».
124. Voir Robert Kurz, Geld ohne Wert. Grundrisse zu einer Transformation der Kritik der politischen Ökonomie, Bad Honnef,
Horlemann, 2012.
125. Marx, Le Capital, op. cit., Préface, p. 6.
126. Ces pages éblouissantes sont à relire intégralement (Karl Marx, Manuscrits de 1844, Éditions sociales, Paris, 1972, p. 119-
123).
127. Que dire face à l’impression que le capitalisme consumériste et high-tech correspond à une profonde aspiration des êtres
humains, étant donné qu’il se trouve souvent (mais pas toujours, quand même !) accueilli à bras ouverts dans les sociétés
« postcommunistes » comme dans les forêts vierges, comme si depuis longtemps on y attendait son arrivée ? Comment expliquer
qu’une abolition du Coca-cola susciterait à coup sûr un tollé mondial, même parmi ceux qui dénoncent à longueur de journée
l’« impérialisme américain » et les « croisés occidentaux » ? Comment expliquer qu’on trouve facilement des enfants de trois ans
qui préfèrent spontanément jouer avec leur « tablette » plutôt qu’avec d’autres enfants ? On aurait envie de qualifier tous ces
phénomènes de « régression », mais peut-on parler – autre dilemme éternel – de « régression » sans idéaliser du même coup les
sociétés précédentes, « traditionnelles » ?
128. Voir, par exemple, les ouvrages des psychanalystes suisses Paul Parin et Fritz Morgenthaler, notamment Les Blancs pensent
trop [1963], Payot, Genève, 1966.
129. Dans ce contexte, il nous faut citer l’important livre de Rudolf Wolfgang Müller, Geld und Geist. Zur Entstehungsgeschichte
von Identitätsbewußtsein und Rationalität seit der Antike, Francfort et New York, Campus, 1977 (L’Esprit et l’argent.
Contribution à l’histoire de la conscience d’identité et de la rationalité depuis l’Antiquité), malheureusement pas traduit et
d’ailleurs resté sans suite dans l’œuvre de l’auteur même. Müller y lie, en reprenant les idées d’Alfred Sohn-Rethel (voir mon
introduction dans Alfred Sohn-Rethel, La Pensée-marchandise, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2010), la
naissance de la forme-sujet à la naissance de la forme-argent chez les Grecs.
130. Notamment dans La Société contre l’État. Recherches d’anthropologie politique, Minuit, Paris, 1974.
131. Marshall Sahlins, Âge de pierre, âge d’abondance, op. cit., p. 185 sqq.
132. Christopher Lasch, Le Moi assiégé, op. cit., p. 28-29. Il est notable que ceci a été écrit quinze à vingt ans avant The
Corrosion of Character [Le Travail sans qualité] de Richard Sennett et Liquid Modernity de Zygmunt Bauman.
133. On pourrait établir un parallèle avec la distinction qu’Ivan Illich avait créé quelques années plus tôt entre « objets
conviviaux » et « objets industriels ».
134. Peut-être l’humanité, dans son ensemble, s’est-elle lassée de ses efforts millénaires pour devenir adulte et veut-elle
finalement se relâcher en cédant aux sirènes de l’infantilisme ?
3
La pensée contemporaine face au fétichisme
De l’idéalisme et du matérialisme
Leur incapacité à comprendre les causes des phénomènes qu’ils décrivent
reste le point faible des néolacaniens. Soit ils attribuent la plus grande
révolution anthropologique depuis des millénaires à une phase spécifique du
capitalisme qui dure depuis à peine trente ou quarante ans, soit ils en
attribuent la responsabilité à certains intellectuels (sans s’interroger sur les
raisons de leur audience), soit ils attribuent, en cherchant des racines plus
lointaines, les changements dans la sphère de la production à des
changements dans la sphère symbolique (notamment philosophique). Ainsi,
Dufour consacre des pages, souvent remarquables, à Pascal et Descartes, à la
Logique de Port-Royal, à Mandeville et à Adam Smith, à Kant et à Sade. Ce
sont en grande partie les auteurs que nous avons examinés dans ce livre, et
nos conclusions se ressemblent parfois. Cependant, l’idée que Dufour se fait
de la naissance du capitalisme à partir de l’esprit de la métaphysique, c’est-à-
dire en tant que sécularisation de la religion, est tout à fait différente de la
nôtre. Descartes, par exemple, apparaît dans notre livre comme témoin d’un
changement qui s’est opéré dans la sphère des échanges quotidiens, et
notamment dans le travail et dans la circulation de l’argent. Pour éloignée que
soit notre approche du « matérialisme historique », il est toujours une forme
de matérialisme pour lequel l’essentiel réside dans les actes inconscients ou
semi-conscients accomplis chaque jour d’innombrables fois. L’explication de
Dufour reste finalement « idéaliste » au sens banal du terme – un défaut qu’il
partage avec Serge Latouche, dont les analyses sur la naissance de
l’économie sont intéressantes à maints égards, avec Louis Dumont et ses
analyses sur la genèse et l’épanouissement de l’idéologie économique, enfin
avec Cornelius Castoriadis et son étude sur l’institution imaginaire de la
société70. Pour eux, la modernité, l’utilitarisme et l’économicisme sont
essentiellement une question d’imaginaire et d’idéologie et non d’histoire
réelle, de cette histoire réelle du capitalisme qui a commencé par
l’introduction des armes à feu à la fin du Moyen Âge et s’est prolongée via la
concurrence entre les détenteurs de capital, bientôt érigée en principe social
général. Ceci montre d’ailleurs que le « nouvel imaginaire » qu’ils appellent
de leurs vœux, s’il est assurément nécessaire, n’est pas suffisant. On retourne
toujours à l’histoire du philosophe qui pense qu’il suffit de se libérer de l’idée
de la pesanteur pour ne pas se noyer…
Cette difficulté à décrire les causes des phénomènes est clairement une
conséquence de l’absence quasi totale de référence à la critique de
l’économie politique et à ses catégories71. Malgré l’intention de Dufour de
« dire le tout », de dénoncer le « morcellement des savoirs »72, malgré ses
références au concept de « transduction73 », il partage, comme d’ailleurs les
autres auteurs traités ici, avec la pensée postmoderne – qu’ils critiquent si
éloquemment pour le reste – l’horreur pour toute explication « unilatérale »,
surtout quand il s’agit de ce qu’ils nomment « l’économie ». Ces auteurs ne
réussissent pas à distinguer entre « économie » et critique de l’économie
politique. Quand Dufour parle du danger de réduire les différentes économies
humaines à la seule économie marchande, il semble identifier un éventuel
réductionnisme abusif au niveau de la théorie avec la réduction réelle opérée
par la société marchande – une différence sur laquelle nous sommes déjà
plusieurs fois revenus. Il écrit que « l’usage de l’économie dans ce champ
linguistique, esthétique et symbolique revenait à répéter l’erreur que
l’économie commet quand elle aborde la question des échanges de biens
entre les hommes. Elle postule des sujets rationnels en train de défendre leurs
intérêts, et elle ne s’interroge jamais sur la production de ces sujets, c’est-à-
dire sur l’économie symbolique qui renvoie à une économie des personnes
irréductibles à l’économie des biens74 ». Attribuer à tous les sujets, par
principe, la poursuite d’un intérêt rationnel et conscient est assurément une
erreur que partage le marxisme avec les approches utilitaristes et libérales ;
mais il faut reconnaître que l’« économicisme réellement existant » tente
effectivement d’imposer de tels comportements à tous les sujets et ne
constitue pas une vue de l’esprit.
Malgré des références répétées à Marx75, Dufour sous-estime la
contribution de celui-ci pour arriver à définir ce « fonds commun » des
différents dérèglements qu’il décrit si efficacement. Il se complaît plutôt dans
l’opposition banale et fausse entre un jeune Marx humaniste, critique de
l’aliénation, et un vieux Marx économiste, uniquement préoccupé par
l’exploitation économique76. Selon lui, la critique de la valeur affirme que
« la force productrice de travail ne serait plus le travail, mais les nouvelles
formes de cognition et d’automatisation autorisées par l’informatique77 », en
citant le « Fragment sur les machines » contenu dans les Grundrisse de Marx.
Ici, Dufour attribue de façon erronée à la critique de la valeur la position des
postopéraïstes à la Toni Negri et des tenants du « capitalisme cognitif »
rassemblés autour de la revue Multitudes – qui se situent en réalité aux
antipodes de la critique de la valeur78. La critique de la valeur ne propose
nullement un « schéma d’émancipation [qui] fait la part belle aux
technosciences (devenues principales productrices de la richesse)79 ». Elle
considère – au contraire de l’optimisme béat des postopéraïstes cognitifs pour
qui nous sommes déjà en train de glisser en douceur vers une société de la
postvaleur – que le rôle très accru du « general intellect » dans la production
de marchandises diminue la valeur de celles-ci et renforce ainsi la crise de ce
mode de production80.
Dufour écrit que « la proposition issue de la critique de la valeur est forte
et [que] nous ne pouvons qu’y souscrire81 », mais il partage un malentendu
assez répandu quand il affirme ensuite que la critique de la valeur pense que
« le capitalisme va s’effondrer tout seul82 » ou, pire encore, qu’il serait selon
elle nécessaire d’attendre le plein développement du capitalisme jusque dans
les lieux les plus reculés du monde avant de pouvoir penser à son abolition –
et enfin que tout cela exprime une forme d’« optimisme » excessif ! Il faut
lever cette équivoque. Si le capitalisme a déjà survécu à plusieurs crises, cela
ne veut pas dire qu’il survit « en se nourrissant de ses propres faiblesses83 »
ou qu’il « trouve dans les crises le moyen de se régénérer par la conquête de
nouveaux marchés84 ». Il y a une belle différence entre les crises cycliques
appartenant à la phase de croissance du capitalisme et les limites absolues
qu’il a atteintes depuis quelques décennies et qui sont dues à la diminution de
la masse de valeur produite par le travail vivant dans son ensemble.
Face à la négation postmoderne des bases naturelles de l’existence
humaine et aux tentatives de les considérer comme de simples
« constructions », le discours de Dufour est salutaire ; d’un autre côté, ses
ressemblances avec le discours réactionnaire classique peuvent certainement
irriter. Le philosophe Maine de Biran ne disait-il pas déjà en 1816 à la
Chambre des députés pour défendre les principes de la Restauration : « Si
l’on veut rendre au peuple les habitudes morales analogues à sa position en
lui faisant connaître et aimer ses devoirs au lieu de l’entretenir encore de
droits chimériques ; si les doux sentiments de la famille, les relations de
voisinage, les goûts simples et modérés sont les premiers biens de l’homme
dans toutes les conditions et les seules compensations aux peines qui
accablent si souvent les dernières classes, gardons-nous de flétrir ces
biens85 » ?
Ce discours risque donc de déraper vers une défense du « réalisme » le
plus banal et de toutes les contraintes qu’il faudrait intégrer. L’alternative au
narcissisme ne peut consister en l’acceptation des réalités données et en
l’effacement de soi face à ce qui est, dans une adhésion unilatérale au
principe de réalité aux dépens du principe de plaisir86. Si l’on considère que
toute tentative de changer radicalement les conditions de la vie en société
relève du narcissisme et des fantasmes de toute-puissance, on en arrive à
l’équation libérale : utopie = totalitarisme. On ne peut pas taxer de
« narcissique » toute recherche d’absolu, de fantasmes de toute-puissance
toutes les grandes ambitions et les projets grandioses du passé et du présent,
de sorte que seuls le train-train quotidien et le réformisme « réaliste »
échapperaient au narcissisme. L’invitation qu’adressait Freud aux hommes à
se contenter du « malheur ordinaire » que représentent la famille et le travail
ne peut pas être le dernier mot – même si elle dit plus de vérité sur la société
bourgeoise que toutes les recettes pour le bonheur, fussent-elles
accommodées à la sauce psychanalytique. On revient ainsi toujours à la
question : que faire aujourd’hui du surmoi, fruit du complexe d’Œdipe ? Son
déclin est-il positif, signifie-t-il une forme de liberté individuelle plus grande,
la fin du patriarcat, voire du travail ? Ou a-t-il donné lieu à une nouvelle
forme de fétichisme, encore plus difficile à comprendre, à nommer et à
combattre, parce que bien installée à l’intérieur des individus et semblant être
en accord avec leur désir de « jouissance » ?
Notes du chapitre 3
1. Leur approche présente quelques affinités avec la critique élaborée au même moment par Jean-Claude Michéa, que nous avons
déjà examinée dans « Common decency ou corporatisme ? », in Crédit à mort, Lignes, Paris, 2011.
2. Jean-Pierre Lebrun, Un Monde sans limites, essai pour une clinique psychanalytique du social, Érès, Toulouse, 1997.
3. Charles Melman, L’Homme sans gravité. Jouir à tout prix, Denoël, Paris, 2002.
4. Comme Dufour lui-même le résume dans un entretien paru sur le site psychasoc.com
(www.psychasoc.com/layout/set/googlesitemap/Kiosque/Le-Divin-Marche).
5. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché. La révolution culturelle libérale, Denoël, Paris, 2007, p. 304.
6. Les trois auteurs qui nous examinons ici – Dufour, Lebrun et Melman – ne se rejoignent pas sur tout ; en outre, les deux
derniers se cantonnent davantage au champ clinique. Toutefois, pour les nécessités de notre propos, nous tenons compte de ce que
ces auteurs ont en commun, et voilà pourquoi nous les appelons simplement les « néolacaniens », sans vouloir définir une école
ou quelque chose de ce genre.
7. Plutôt que de parler de « narcissisme », ou d’individualisme, Dufour préfère les termes d’« égoïsme », et surtout d’« égoïsme
grégaire ». Il reproche à Christopher Lasch d’oublier que la société actuelle comporte un manque de narcissisme primaire,
d’amour de soi. Voir Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 24.
8. Il est assez curieux que le concept de néoténie ait déjà été utilisé en 1963 par le sociologue Georges Lapassade dans son livre
L’Entrée dans la vie. Essai sur l’inachèvement de l’homme, Minuit, Paris, 1963, avec une visée diamétralement opposée à celle
de Dufour : quand pour ce dernier la néoténie explique la nécessité que le petit humain soit guidé et « complété » très longtemps
par un adulte, Lapassade en tirait la justification d’une révolte juvénile permanente contre les dangers de la sclérose sociale.
9. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental et ses effets actuels dans la vie quotidienne : travail, loisir, amour, Les Liens qui
libèrent, Paris, 2014, p. 169.
10. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 99.
11. Ibid., p. 100.
12. Ibid., p. 188.
13. Ibid., p. 309.
14. Ibid., p. 318.
15. Le Divin marché est, à partir de son titre même, une mise en parallèle entre les propos du « divin marquis », Sade, et la
logique capitaliste qui fait écho aux considérations que nous avons développées au premier chapitre.
16. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 187.
17. Ibid., p. 191.
18. Nous ne sommes pas en train de sortir de la religion et de la transcendance, mais du transcendantal de Kant et de Freud, c’est-
à-dire de la raison et des Lumières (ibid., p. 118).
19. Ibid., p. 191.
20. Ibid., p. 337.
21. Ibid., p. 103.
22. Ibid., p. 134.
23. Ibid., p. 127. Dufour cite François Ewald et Blandine Kriegel comme des interprètes « de droite » de Foucault.
24. Ibid., p. 109.
25. Ibid., p. 171-172.
26. Ibid., p. 175.
27. Même Slavoj Žižek, généralement plutôt admirateur de Deleuze, le dit : « Imitation impersonnelle des affects, […]
communication des intensités affectives en deçà du niveau de sens, […] explosion des limites de la subjectivité autolimitée et
accouplement direct de l’homme à la machine, […] nécessité de se réinventer en permanence, de s’ouvrir à une multitude de
désirs qui nous poussent jusqu’à nos limites. Plusieurs éléments justifient en effet que l’on qualifie Deleuze d’idéologue du
nouveau capitalisme. » (Organes sans corps. Deleuze & conséquences, Éditions Amsterdam, Paris, 2008, p. 219 ; cité par
Maxime Ouellet, « Les “anneaux du serpent” du libéralisme culturel : pour en finir avec la bonne conscience », p. 10. Consultable
sur www.palim-psao.fr.)
28. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 85.
29. Melman, pour sa part, observe que le droit – qui se propose de « suivre l’évolution des mœurs » – refuse maintenant de
reconnaître la différence sexuelle et veut imposer partout une égalité parfaite. Ainsi la société prolonge-t-elle le déni enfantin de
la différence sexuelle. (L’Homme sans gravité, op. cit., p. 202.)
30. Ibid., p. 117.
31. Ibid., p. 224.
32. Ibid., p. 69-70.
33. Ibid., p. 24.
34. Ibid., p. 34.
35. Ibid., p. 68. C’est donc une critique inversée par rapport à la critique du spectacle, selon laquelle la représentation a remplacé
la réalité.
36. Ibid., p. 80.
37. Ibid., p. 146.
38. Ibid., p. 150.
39. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental, op. cit., p. 160.
40. Ibid., p. 228.
41. Ibid., p. 312.
42. Lebrun juge que « c’est à cet endroit précis que la subjectivité de notre époque noue ce que Freud appelait préœdipien –
désormais étendu aux deux sexes – et le néolibéralisme », avant même de parler de « la subjectivité néolibérale, celle qui
intériorise psychiquement le modèle du marché » (Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, op. cit., p. 16-17).
43. Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 92.
44. Ibid., p. 135.
45. Ibid., p. 80.
46. Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans limites, op. cit., p. 11.
47. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 325.
48. Melman soutient que le droit de chacun à la pleine satisfaction de ses désirs ne rend pas le sujet plus fort, mais plus faible, en
le privant de toute position « d’où il pouvait faire opposition » (Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 47).
49. Ibid., p. 35.
50. Ibid., p. 141.
51. Selon Melman, il faut « penser un changement de grande ampleur aux conséquences anthropologiques incalculables », qui
témoigne du lien entre une économie libérale débridée et une subjectivité se croyant libérée de toute dette envers les générations
précédentes – autrement dit « “produisant” un sujet qui croit pouvoir faire table rase de son passé ». Il cite ensuite Marcel
Gauchet qui écrivit en 1998 dans La Religion dans la démocratie : « C’est à une véritable intériorisation du modèle de marché à
laquelle nous sommes en train d’assister – un événement aux conséquences anthropologiques incalculables, que l’on commence à
peine à entrevoir. » (Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 13.)
52. Nous avons déjà dû faire le même reproche à Christopher Lasch.
53. Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 10 (introduction de Jean-Pierre Lebrun).
54. Que le matriarcat ait existé historiquement ou pas n’est pas une question qu’ils discutent. Ils parlent plutôt d’un matriarcat lié
à la toute première enfance.
55. Voir aussi Michael Schneider, Big Mother, Odile Jacob, Paris, 2003.
56. Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 265.
57. Dany-Robert Dufour en cite six : « l’économie marchande, l’économie politique, l’économie du vivant, l’économie
symbolique, l’économie sémiotique et l’économie psychique » (Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 299).
58. Il rejoint ainsi un des concepts clés de Marcuse (mais sans le citer), ainsi que l’idée de distinguer entre une partie de
répression inévitable (pour maintenir la culture) et une partie de sur-répression évitable (parce que servant seulement au maintien
d’une forme spécifique de domination sociale).
59. Charles Melman, L’Homme sans gravité, op. cit., p. 167.
60. « La félicité est une continuelle marche en avant du désir, d’un objet à l’autre, la saisie du premier n’étant encore que la route
qui mène au second. […] Ainsi, je mets au premier rang, à titre d’inclination générale de toute l’humanité, un désir perpétuel et
sans trêve d’acquérir pouvoir après pouvoir, désir qui ne cesse qu’à la mort. » (Hobbes, Léviathan, Sirey, Paris, 1971, p. 95-96,
cité in Alain Caillé, Anthropologie du don. Le tiers paradigme [2000], La Découverte, Paris, 2007, p. 259.)
61. Qui fournit aussi son titre à un livre récent de Dany-Robert Dufour (Pléonexie, Le Bord de l’eau, Lormont, 2015).
62. Aristote, Politique I, 2, 1253a31-39.
63. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 177.
64. De même, la dénonciation dufourienne de la dégradation du travail opérée par le capitalisme (surtout dans Le Délire
occidental, op. cit.) vise assez juste (et aussi en ce qui concerne l’aveuglement des marxistes face à la déshumanisation produite
notamment par le taylorisme), mais ne reconnaît pas le lien entre la double nature du travail et la perte de contrôle de l’ouvrier sur
son ouvrage.
65. Montaigne, Essais I, chap. XIV, « Que le goust des biens et des maux… », Le Club français du livre, 1962, p. 68. (La source
de Montaigne est Xénophon, Cyropédie, VII, 3).
66. Montaigne, Essais III, chap. XIII, « De l’expérience », op. cit., p. 1096.
67. « Le démon de notre temps ressemble au roi d’Afrique de la légende. Il était très gras, haut de cent coudées, velu ; il monta
sur la plus haute tour avec douze femmes, douze chanteurs et vingt-quatre outres de vin. Toute la cité fut ébranlée par la danse et
les chants ; les plus vieilles baraques s’effondrèrent. Au début le roi dansa, puis il fut las, alla s’asseoir sur une pierre et se mit à
rire ; puis il fut las de rire, se mit à bâiller et pour passer le temps précipita du haut de la tour les douze femmes, puis les
chanteurs, puis les outres vides. Mais son cœur n’était pas soulagé, et il se mit à pleurer sur la peine inconsolable des rois. »
(Nikos Kazantzakis, Lettre au Greco. Bilan d’une vie [1957], Plon, Paris, 1961, p. 335.)
68. Marx, Le Capital, op. cit., p. 150. Marx en a parlé plus longuement dans Contribution à la critique de l’économie politique de
1859, Éditions sociales, Paris, 1977, p. 96-98. Voir Anselm Jappe, Les Aventures de la marchandise, Denoël, Paris, 2003, p. 139-
140.
69. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, op. cit., p. 97-98.
70. Cornelius Castoriadis, L’Institution imaginaire de la société, Le Seuil, Paris, 1975.
71. Ainsi on pourrait citer à leur propos la vieille phrase : « Ce qui manque à tous ces messieurs, c’est la dialectique », comme le
disait Friedrich Engels dans une lettre au socialiste allemand Conrad Schmidt en 1890, à propos de certains auteurs de l’époque –
phrase reprise sur la couverture du no 8 de La Révolution surréaliste et ensuite, de manière modifiée, dans une œuvre de Man
Ray et un article de Guy Debord dans la revue Potlach.
72. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 13.
73. Puisé chez le philosophe Gilbert Simondon et qui indique la possibilité que les logiques de certains ordres de la réalité
influencent les autres ordres.
74. Dany-Robert Dufour, Le Divin Marché, op. cit., p. 213.
75. Qui ont d’ailleurs leurs limites déjà au niveau de la compréhension : il donne une citation erronée du Capital sur le « sujet
automatique », qu’il cite comme « substance automatique » (ibid., p. 295). De même, parler de « la part de travail abstrait
diminuant dans la production de la richesse en proportion de l’augmentation produite par la science et la technologie » (Le Délire
occidental, op. cit., p. 144) n’a pas de sens : c’est le travail vivant qui diminue, pas le travail abstrait. Le travail abstrait, comme
nous n’avons cessé de le rappeler, ne peut, en tant qu’autre côté du travail, ni diminuer ni augmenter. Ailleurs, le discours de
Dufour sur les différentes « économies » le conduit à se livrer à des raccourcis inconsistants qui ne se fondent que sur l’analogie.
Il affirme ainsi qu’à la chute tendancielle du taux de profit, le capitalisme répond par la prolétarisation des consommateurs et une
« chute tendancielle du taux de subjectivation » (Le Divin Marché, op. cit., p. 328).
76. Il cite lui même (Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental, op. cit., p. 175) un passage de Salaire, prix et profit (1865) – qui
appartient bien à la phase « économiste » de Marx – où Marx dénonce la réduction de l’ouvrier à une « bête de somme » quand il
ne dispose d’aucun loisir. Malgré cela, Dufour affirme que depuis 1847, Marx était « prêt à consentir au travail aliéné en
escomptant qu’il puisse être mis au service de la révolution » (ibid., p. 179).
77. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental, op. cit., p. 143.
78. La confusion augmente lorsque Dufour écrit que « cette critique de la valeur a donné lieu à un autre courant développé par
André Gorz en France à la fin de sa vie, puis par Hardt et Negri, puis par certains auteurs de la revue Multitude » (ibid., p. 147).
Les théories de Negri et de Multitude (face auxquelles Dufour avoue sa grande perplexité) ont des origines tout à fait
indépendantes de la critique de la valeur ; André Gorz, après avoir été proche du courant de Negri, s’est beaucoup rapproché de la
critique de la valeur pendant les dernières idées de sa vie (voir notre essai « André Gorz et la critique de la valeur », in Alain
Caillé et Christophe Fourel (dir.), Sortir du capitalisme. Le scénario Gorz, Le Bord de L’eau, Lormont, 2013, p. 161-170).
79. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental, op. cit., p. 146.
80. Voir Anselm Jappe, Les Habits neufs de l’Empire. Remarques sur Negri, Hardt et Rufin (avec Robert Kurz), Lignes, Paris,
2003.
81. Dany-Robert Dufour, Le Délire occidental, op. cit., p. 144.
82. Ibid., p. 145.
83. Ibid., p. 146.
84. Ibid., p. 186.
85. Maine de Biran, L’Homme public au temps de « la » légitimité 1815-1824, Œuvres XII/2, Vrin, Paris, 1999, p. 469.
86. Boltanski et Chiapello évoquent le rôle du lacanisme pour libérer les cadres, au nom du « réalisme », des contraintes morales
qui limitaient les possibilités de profit (Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, Gallimard, Paris, 1999,
p. 597).
87. Ibid., p. 41. Les auteurs s’inscrivent eux-mêmes dans la critique de l’illimité : « Cette séparation du capital par rapport aux
formes matérielles de la richesse lui confère un caractère réellement abstrait qui va contribuer à rendre perpétuelle
l’accumulation. Dans la mesure où l’enrichissement est évalué en termes comptables, le profit accumulé sur une période étant
calculé comme la différence entre deux bilans de deux époques différentes, il n’existe aucune limite, aucune satiété possible
comme c’est au contraire le cas lorsque la richesse est orientée vers des besoins de consommation y compris de luxe. » (Ibid.,
p. 38. Les auteurs ajoutent en note : « Comme le remarque Georg Simmel, seul l’argent, en effet, ne réserve jamais aucune
déception à condition qu’il ne soit pas destiné à la dépense mais à l’accumulation comme fin en soi. »)
88. Ibid., p. 43.
89. Ibid., p. 165.
90. Ils se réfèrent ainsi à la distinction, introduite par Karl Polanyi et Fernand Braudel, entre le marché, qui serait une catégorie
historique très vaste, et sujette à de nombreuses régulations, et le capitalisme, qui serait le cas spécifique et récent d’un marché
non régulé. Pour des raisons évidentes, il nous paraît impossible de parler d’un « marché » avant le capitalisme et
l’autonomisation de l’argent.
91. Ibid., p. 69.
92. Ibid., p. 69.
93. Ibid., p. 79.
94. Boltanski et Chiapello le montrent à travers une lecture détaillée des revues de gestion de cette époque.
95. Ibid., p. 149.
96. Ibid., p. 244.
97. Ibid., p. 150. Les auteurs citent à ce propos des passages du Traité de savoir-vivre de Raoul Vaneigem, qui « pourraient
figurer dans le corpus du néomanagement » (ibid., p. 152).
98. Nous avons déjà évoqué (voir « La Princesse de Clèves, aujourd’hui », in Anselm Jappe, Crédit à mort, op. cit.) cette
opiniâtreté diffuse à considérer le capitalisme postmoderne comme s’il s’agissait toujours des formes anciennes.
99. Luc Boltanski et Ève Chiapello, Le Nouvel Esprit du capitalisme, op. cit., p. 419.
100. Ibid., p. 549-551.
101. Ibid., p. 567.
102. Ibid., p. 521.
103. Ibid., p. 522.
104. Ibid., p. 506.
105. Ibid., p. 188.
106. Ibid., p. 515.
107. Ibid., p. 520.
108. Ibid., p. 639.
109. Ibid., p. 28.
110. Naomi Klein, No logo. La tyrannie des marques [2000], J’ai Lu, Paris, 2004. Dans les pages suivantes, plusieurs études sont
mentionnées. Elles ont été choisies parce qu’elles sont, selon nous, celles avec lesquelles un dialogue critique est possible.
111. Thomas Frank, The Conquest of Cool. Business Culture, Counterculture, and the Rise of Hip Consumerism, University of
Chicago Press, Chicago, 1997.
112. Annie Le Brun, « Du trop de théorie », in Ailleurs et autrement, Gallimard, Paris, 2011, p. 241.
113. Annie Le Brun, « Une maison pour la tête » in Ailleurs et autrement, Gallimard, Paris, 2011, p. 73.
114. Max Horkheimer et Theodor W. Adorno, La Dialectique de la raison, op. cit., p. 49.
115. Neil Postman, The Disappearance of Childhood, Random House, New York, 1982. Les analyses de Postman sur le
fonctionnement des médias, notamment dans Se distraire à en mourir [1985], Pluriel, Paris, 2011, peu connues en France, sont
parmi les meilleures, à notre avis.
116. Guy Debord, Critique de la séparation (scénario), 1961, in Œuvres, « Quarto », Gallimard, Paris, 2006, p. 543.
117. Benjamin Barber, Comment le capitalisme nous infantilise, Fayard, Paris, 2007. Jean-Pierre Lebrun se réfère à Barber et à sa
dénonciation de l’esprit d’infantilisation, qui correspondrait à un fonctionnement psychique « organisé par la priorité de la
sensation, la seule présence, la prévalence de l’immédiat ». Le capitalisme consumériste, « en discréditant toute soustraction de
jouissance, installe la pérennisation chez l’adulte de la perversion polymorphe de l’enfant » (Jean-Pierre Lebrun, Un monde sans
limites, op. cit., p. 17).
118. Deux analyses récentes : Richard Sennett, Ce que sait la main. La culture de l’artisanat [2008], Albin Michel, Paris, 2010 ;
Nicolas Carr, The Glass Cage. Automation and Us, W. W. Norton, New York, 2014.
119. Voir Jonathan Crary, 24/7, op. cit.
120. Lothar Baier, Pas le temps ! Traité sur l’accélération [2000], Actes Sud, Arles, 2002, et Hartmut Rosa, Accélération. Une
critique sociale du temps [2005], La Découverte, Paris, 2010. Nous avons publié un compte-rendu de cet ouvrage, qui a d’ailleurs
reçu en France une large couverture de presse : « Où sont les freins ? Sur l’accélération de l’accélération du temps social »,
disponible sur www.palim-psao.fr.
121. Comme l’avait déjà remarqué Walter Benjamin dans ses importants essais « Expérience et pauvreté » de 1933, et surtout
« Le conteur » de 1936 (maintenant réunis dans Expérience et pauvreté suivi de Le Conteur et La Tâche du traducteur, Payot,
Paris, 2011).
122. En effet, la Phénoménologie de l’esprit de Hegel constitue une vision du monde conçu comme expérience, en tant que
parcours de perte et d’aliénation se concluant par l’intégration des épisodes qui pouvaient passer pour des moments de perdition.
Dans l’introduction, Hegel écrit : « Ce mouvement dialectique que la conscience exerce à même soi, aussi bien à même son
savoir qu’à même son objet, dans la mesure où le nouvel objet vrai en surgit pour elle, est à proprement parler ce qu’on appelle
expérience. […] C’est cette nécessité qui fait que cette voie vers la science est elle-même déjà science, et donc, par son contenu,
science de l’expérience de la conscience. » (Phénoménologie de l’esprit [1807], Aubier, Paris, 1991, p. 88 et 90.)
123. Comme pour l’experience economy dont il va être question ici, il faut rappeler qu’en anglais « experience » couvre un
champ sémantique qui inclut ce que nous opposons à l’expérience stricto sensu, c’est-à-dire l’Erlebnis.
124. Dans leur livre Experience Economy. Work Is Theatre & Every Business a Stage, paru en 1999, Joseph Pine et James
H. Gilmore affirment que l’économie du consommateur aurait désormais atteint un nouveau stade où la clé de la réussite
économique consisterait à offrir des expériences. Selon les auteurs, ce nouveau stade succèderait aux stades précédents centrés,
d’abord, sur les biens eux-mêmes et, plus tard, sur les services. Pine et Gilmore affirment que, de nos jours, une entreprise, pour
réussir, se doit « d’apprendre à créer une expérience riche et fascinante. […] L’esthétisation du hardware design et des interfaces
d’utilisateurs des produits informatiques à laquelle nous assistons dans toute l’industrie au cours de la décennie suivante
correspond très bien à l’idée de “l’économie de l’expérience”. Comme toute autre interaction, l’interaction impliquant des outils
informatiques est devenue une expérience “de design”. En effet, nous pouvons dire que les trois stades du développement des
interfaces d’utilisateurs d’ordinateurs – interfaces en ligne de commande, interfaces graphiques classiques (GUI) des
années 1970-1990 et les nouvelles interfaces sensuelles et amusantes de l’époque post-OS X – peuvent être liés aux trois grands
stades généraux de l’économie du consommateur : biens, services et expériences. Les interfaces en ligne de commande
“fournissent des biens”, c’est-à-dire qu’elles s’en tiennent à une fonctionnalité et une utilité pures. Le graphisme ajoute un
“service” aux interfaces. Et au stade suivant, l’interface devient une “expérience” ». – C’est ce qu’a dit Lev Manovich, chercheur
« mondialement reconnu » dans le secteur des nouvelles techniques d’information, dans sa Tate lecture en 2007 (consultable à
http://manovich.net/content/04-projects/056-information-as-an-aesthetic-event/53_article_2007.pdf). Ceci montre une fois de
plus que parfois des visées non critiques révèlent involontairement des vérités qu’on préférerait cacher – que penser d’une société
où même l’« interface » d’un téléphone portable devient une « expérience » qu’on achète et où des chercheurs analysent, dans des
institutions artistiques renommées, le remplacement de la veste graphique d’un système d’exploitation informatique par un autre
avec le sérieux avec lequel on y analysait auparavant le passage de la peinture maniériste au baroque ?
125. Dans L’Esthétisation du monde. Vivre à l’âge du capitalisme artiste (Gallimard, Paris, 2013), Gilles Lipovetsky et Jean
Serroy ont fourni une description détaillée de ce stade du capitalisme. L’œuvre de Lipovetsky mériterait un examen approfondi.
Cet auteur avait commencé avec des livres chantant l’éloge du narcissisme (L’Ère du vide. Essais sur l’individualisme
contemporain, Gallimard, Paris, 1983) et de la mode (L’Empire de l’éphémère. La mode et son destin dans les sociétés modernes,
Gallimard, Paris, 1987). Cependant, ses argumentations peuvent être lues à l’envers : en exaltant le narcissisme du
consommateur, et plus spécifiquement la mode, parce qu’ils constitueraient l’expression accomplie de l’esprit moderne, de
l’autodétermination des individus et de la démocratie, il confesse involontairement la vérité sur ce que sont réellement la
démocratie et l’individualisme dans la société marchande : rien que des variations à la superficie du système fétichiste, où la
liberté consiste finalement à choisir entre deux modèles de portable. Par la suite, Lipovetsky semble avoir commencé à nourrir
quelques doutes et à se demander s’il vivait vraiment dans le meilleur des mondes possibles, et si l’esthétisation du capitalisme
créait effectivement des individus mûrs et postidéologiques.
126. Annie Le Brun, Du Trop de réalité [2000], Gallimard, Paris, 2004.
127. Mona Cholet, La Tyrannie de la réalité [2004], Gallimard, Paris, 2006.
128. Deux analyses paraissent particulièrement utiles dans ce contexte : Nicholas Carr, Internet rend-il bête ? Réapprendre à lire
et à penser dans un monde fragmenté [2010], Robert Laffont, Paris, 2011, et Sherry Turkle, Seuls ensemble. De plus en plus de
technologies de moins en moins de relations humaines [2011], L’Échappée, Paris, 2015.
129. Un des premiers auteurs à en avoir parlé en France a été Pierre Lévy dans L’Intelligence collective. Pour une anthropologie
du cyberespace, La Découverte, Paris, 1994.
130. Voir, par exemple, Ippolita, Le Côté obscur de Google, Rivages, Paris, 2011.
131. Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, Calmann-Lévy, Paris, 1995. Ehrenberg a prolongé ses réflexions dans La Fatigue
d’être soi, Odile Jacob, Paris, 1998.
132. Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, op. cit., p. 14-15.
133. Ibid., p. 18.
134. Ibid., p. 149.
135. Voir l’analyse, déjà classique, qu’en donne Richard Sennett dans Le Travail sans qualité. Les conséquences humaines de la
flexibilité [1998], Albin Michel, Paris, 2000.
136. Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, op. cit., p. 257.
137. Ibid., p. 18-19.
138. Ibid., p. 305.
139. Déjà en 1974, un lycéen sur cinq avait recours à des médicaments psychotropes en cas de difficultés (ibid., p. 95).
Aujourd’hui, « un Français sur quatre a consommé un psychotrope dans les douze derniers mois » (Le Monde, 9 septembre 2008
– mais ce type d’information revient continuellement).
140. Alain Ehrenberg, L’Individu incertain, op. cit., p. 125.
141. Ibid., p. 127-128.
142. Ibid., p. 150.
143. Ibid., p. 147.
144. Ibid., p. 159.
4
La crise de la forme-sujet
De même que la valeur, la forme-sujet, qui porte la valeur – et est portée par
elle –, est entrée en crise depuis plusieurs décennies. Selon l’acception
habituelle du terme, le sujet est autoconservation, affirmation de soi : comme
l’a dit Spinoza, « l’effort pour se conserver est l’essence même d’une chose.
[Il] est le premier et l’unique fondement de la vertu1 ». Cette assertion est à la
base de la pensée moderne2. Cependant, comme nous l’avons vu, la forme-
sujet est loin de se fonder uniquement sur la rationalité et sur une poursuite
raisonnable de ses « intérêts » : elle possède un « revers obscur ». Cette
dichotomie de la forme-sujet renvoie à la fois au « clivage » entre sphère de
la valeur et sphère de la non-valeur3 et au fait que les actions qui semblent
obéir au principe de réalité ne sont souvent que des détours pour réaliser des
desseins beaucoup plus sombres issus de la première enfance, notamment
dans le cas du narcissique.
Capitalisme et violence
Chez la plupart des critiques du capitalisme évoqués au long de ce livre, y
compris chez Franco Berardi, il y a une certaine confusion quant à savoir s’ils
parlent du capitalisme en général, ou seulement de sa phase néolibérale,
suggérant ainsi qu’une restauration d’un capitalisme plus « sain » serait
possible. Berardi, bien qu’issu des mouvements radicaux des années 1970 et
malgré son dégoût apparemment sincère pour la société actuelle, se livre à
une sorte d’éloge du capitalisme d’antan, éloge aussi curieux que
caractéristique d’une grande partie de la gauche actuelle. Il écrit ainsi :
« L’alliance conflictuelle entre la bourgeoisie industrieuse et les ouvriers de
l’industrie – qui a légué de l’ère moderne un héritage de la plus haute
importance : l’éducation publique, le système de santé, les transports et la
protection sociale – a été sacrifiée sur l’autel du dieu Marché. » Ce sacrifice
se serait produit précisément en 1977 (date de la dernière grande vague de
révolte en Italie) : « De l’ère de l’évolution humaine, le monde a chaviré dans
l’ère de la dé-évolution, ou dé-civilisation. Ce que le travail et la solidarité
sociale avaient produit pendant les siècles de la modernité a commencé à
s’écrouler face au processus prédateur de dé-réalisation de la finance49. »
Cette alliance entre le capital « productif » et les ouvriers, alliance qui profite
à tous… on la connaît. En écrivant que « lorsqu’il y a crise, donc, la loi
naturelle ne règne plus et le crime se propage50 », Berardi considère le
capitalisme d’avant la crise – le fordisme – comme l’expression d’une « loi
naturelle ». Quand il écrit que « la “classe de l’ailleurs” [de nouveaux
“propriétaires absents” qui déplacent facilement leurs capitaux partout sans
être attachés à aucun lieu en particulier] a rétabli la logique économique du
rentier, pour laquelle le profit n’est plus lié à l’augmentation de la richesse
existante, mais à la simple possession d’un capital invisible : l’argent ou, plus
précisément, le crédit », il retombe dans la dénonciation populiste du
« rentier » qui n’utilise pas son capital pour « augmenter la richesse » sociale.
Le capitaliste qui le ferait, du coup, mériterait son capital… Cette
glorification du capitalisme « social » est présente partout dans son livre :
« Dans le cadre d’une évolution anthropologique à long terme, on peut
décrire le capitalisme contemporain comme marquant une rupture avec l’ère
de l’humanisme. La bourgeoisie moderne incarnait les valeurs de
l’affranchissement humaniste du carcan du destin théologique, et le
capitalisme bourgeois est un produit de cette révolution humaniste51. »
Berardi se réfère à la notion de travail abstrait chez Marx, mais il la relie au
« procès de dématérialisation de la valeur » qui ferait « partie du mouvement
général d’abstraction » et qui conduirait au « sémiocapitalisme, le régime de
production contemporain dans lequel la valorisation du capital est basée sur
l’émanation incessante de flux d’information », en tant qu’« émancipation
des signes » (notion empruntée à Jean Baudrillard)52. De même, il croit que
« le langage, l’imagination, l’information et les flux immatériels deviennent
la force de production et le lieu d’échange par excellence53 ». S’il rejette le
terme de « capitalisme cognitif », c’est seulement pour insister sur le fait que
c’est le travail qui est cognitif : « Le capital n’est le sujet d’aucune activité
cognitive : il n’en est que l’exploiteur. Le porteur du savoir, de la créativité et
des compétences est le travailleur cognitif54. » Berardi reste donc dans le
cadre des théories de Negri, fondées sur une lecture erronée du concept de
valeur55. Il affirme d’ailleurs, dans un étrange raccourci, que la difficulté de
mesurer la valeur du travail immatériel – « cognitif » – est à l’origine de la
montée actuelle de la corruption et des mafias56 !
Cela va de pair avec une vision positive de la modernité, sauf de son tout
dernier acte, qui selon lui serait en contradiction complète avec ce qui l’a
précédé : « Comme résultat de ces développements progressifs, la modernité
a culminé dans la création d’une forme de civilisation sociale, une civilisation
dans laquelle les besoins communs l’emportaient sur l’affirmation des
intérêts individuels. Cette civilisation sociale a été bâtie pour empêcher
d’interminables guerres entre les hommes. Mais, au cours des trente dernières
années, cette civilisation sociale s’est écroulée sous les coups du darwinisme
social, précurseur idéologique de l’affirmation des politiques néolibérales
dans le monde entier57. » Si l’on pouvait donc revenir aux années 1970,
semble-t-il dire, la civilisation serait sauve. Cependant, à cette époque-là, une
position comme celle de Berardi serait passée pour « social-démocrate » et
pas du tout pour révolutionnaire…
Si Götz Eisenberg ne tombe pas dans ce travers, il ne manque cependant
pas d’attribuer un grand poids au démontage de l’État-providence comme
source de l’angoisse, de la solitude et de la dé-solidarisation qui peuvent
mener à la violence aveugle. La sécurité sociale aurait formé une barrière
contre les excès de la concurrence et aurait soustrait partiellement certaines
sphères de la vie au terrorisme de l’économie. L’abolition de ces îlots
protégés par le néolibéralisme aurait détruit en même temps les garde-fous
sociaux. Il écrit ainsi : « Ma “définition du vandalisme” est : désintégration
sociale (donc, rétrécissement du marché du travail, exclusions multiples,
ghettoïsation) plus déstructuration psychique (diminution du surmoi,
faiblesse répandue du moi, manque de liens sociaux, rage archaïque et non
intégrée) = probabilité que les explosions de violence incontrôlables
augmentent58. »
Cette analyse est correcte au niveau empirique, mais il ne faut pas croire
qu’on aurait pu maintenir indéfiniment un « capitalisme à visage humain » en
tant que « compromis de classe ». Le capitalisme est régressif dans sa nature
même, et le sujet capitaliste finit inévitablement par être rattrapé par son
revers obscur. Eisenberg le dit ailleurs clairement lorsqu’il parle du suicide
« élargi du capital ». C’est l’argent lui-même qui « fait amok ». Le capital
financier, qui est une « production de rien à partir de rien », n’est pas la
perversion de ce qui aurait été auparavant un capitalisme « raisonnable »,
mais constitue l’aboutissement logique de la valeur et de son vide. La
destruction de la capacité des sujets à remplacer l’acting out par l’imaginaire
– ce qu’on appelle la « symbolisation » – est un élément de l’autodestruction
du système capitaliste. Le sujet, loin d’être le contrepoids du système, décline
avec le système qui le contient : « Le sujet contemporain se décompose. Une
partie de lui devient une prolongation intérieure de la machinerie de la
production sociale ; le reste devient le matériau primaire pour la publicité, la
consommation et l’industrie culturelle, ou développe un dynamisme propre.
Les dérivés de la pulsion de mort, l’agressivité et le désir de destruction, sont
de moins en moins contraints de se lier à des investissements d’objet
libidinaux qui pourraient les mettre au service d’Éros. Les tendances actuelles
à la désunion des pulsions montrent que l’agressivité, quand elle n’est pas
liée à la libido, ne peut guère être sublimée. Si c’est l’agressivité qui
commande à la libido, et non plus le contraire, et si des hommes toujours plus
nombreux sont gouvernés par des émotions agressives et destructrices, on
peut prédire une augmentation continue de la violence aveugle59. »
Eisenberg met d’ailleurs toujours en relief le fait que les comportements
destructeurs et suicidaires des individus correspondent à ceux des
« décideurs » et des chefs d’entreprise. Cela est effectivement devenu une
évidence même pour le grand public. La vie aux deux bouts de la chaîne se
ressemble, dans les favelas et dans les hautes sphères de l’économie et de la
politique : on ne vit que dans le présent, la seule morale est le succès, l’autre
n’existe que comme instrument60.
Une contribution fondamentale à cet examen a été donnée par Robert Kurz,
notamment dans l’article déjà cité, « La pulsion de mort de la concurrence »,
et dans sa réélaboration dans son livre La Guerre pour l’ordre du monde
(2003)61. Kurz y souligne surtout ce qui est commun aux différentes formes
de violence : « Il y a longtemps que les lignes séparant la mafia, la secte, le
séparatisme ethnique, la bande nazie, le gang criminel, la guérilla, etc., se
sont estompées. Quant au phénotype des massacres, c’est partout le même : il
s’agit du “jeune homme”, âgé de quinze à trente-cinq ans, moralement et
culturellement désaffilié et dépourvu d’attache, véritable “auto-entrepreneur”
avec portable et baskets Reebok ou Adidas, portant nonchalamment en
bandoulière sa mitraillette comme attribut et instrument de meurtre, et qui se
délecte de son pouvoir physique immédiat et de la peur qu’il inspire à son
gibier humain, car il n’a plus rien d’autre. » La folie qui règne dans ces
situations n’est qu’un nouveau stade de « la folie capitaliste ordinaire » en
temps de crise. Ces comportements meurtriers ne sont pas exempts d’une
« certaine rationalité économique », mais ils ont « abandonné la régulation et
la forme juridique des conditions capitalistes et la forme de conscience
correspondante pour revenir à des formes de violence immédiate » – même si
le verbe « revenir » n’est pas approprié, ajoute Kurz, parce que « le passage
historique à travers la forme capitaliste est naturellement irréversible62 ».
Cette barbarisation n’est jamais un retour véritable à des formes sociales
archaïques, mais une barbarie postmoderne qui combine le pire de la
modernité avec le pire des sociétés du passé.
La crise du capitalisme est une crise de la forme-sujet qui renvoie aux
origines mêmes du capitalisme : à l’origine comme à la fin se trouvent le
pillage et la violence directe. « Quand la concurrence mondiale en temps de
crise devient sauvage à tous les niveaux, les sujets eux aussi deviennent
sauvages. La forme-sujet se délite, révélant d’une manière nouvelle son
noyau violent. Violence, sang et peur se montrent être non pas des
phénomènes qui s’adjoignent au réductionnisme économique depuis
l’extérieur, mais des parties intégrantes de celui-ci. C’est d’une façon
révélatrice que l’économie de pillage postmoderne et ses atrocités renvoient,
à la fin du capitalisme, à ses propres débuts et crimes fondateurs car,
contrairement aux légendes censées la légitimer, la machine à argent moderne
n’est pas issue du commerce pacifique mais de l’économie des armes à feu
des débuts de l’époque moderne et de ses despotismes militaires63. » Les
« horreurs économiques » (Rimbaud) ordinaires n’ont en vérité pas
« remplacé » la violence directe, constituant ainsi une sorte de « mal
mineur » : elles l’ont toujours accompagnée comme son ombre.
Kurz souligne également que la violence des bandes, surtout dans les
régions où la normalité marchande s’est déjà écroulée et où l’économie
« illégale » est à peu près la seule qui fonctionne encore, ne constitue pas une
révolte des pauvres : « La “génération perdue”, ce ne sont pas seulement les
jeunes chômeurs de longue durée et les “superflus”, mais aussi les jeunes
(hommes) que le climat de crise sociale ne touche pas directement (ou pas
encore) et qui deviennent moralement sauvages. La plupart des milices et des
bandes dans les régions où ont frappé la crise et l’effondrement représentent
ainsi un mélange bizarre constitué de chômeurs barbarisés et d’une “jeunesse
dorée” tout aussi barbarisée (et dont les pères font souvent fonction de
“parrains” et de “sous-parrains”)64. » Cela ne concerne pas seulement les
zones où des guerres civiles ouvertes font rage, mais aussi la violence
quotidienne : « La guerre civile moléculaire se déroule aussi, et surtout, parmi
la jeunesse de la pseudo-normalité claquemurée, celle des “gros salaires”, des
profiteurs de crise et des fanatiques de la respectabilité, dont les âmes ne sont
pas moins désertiques et perdues à elles-mêmes que celles des jeunes tueurs
des bidonvilles. Tant le culte du meurtre et du viol comme sport que celui de
la mise en scène du suicide sévissent aussi dans les quartiers résidentiels de
Rio de Janeiro, de New York ou de Tokyo65. » Encore moins faudrait-il y voir
une révolte des « damnés de la terre » : les auteurs des attentats-suicides, « en
Palestine comme au Sri Lanka », sont souvent issus de familles aisées. Ils
sont prêts à organiser leur vie en fonction de concepts insensés « pour finir
par la jeter comme un kleenex sale66 ». La forme-sujet est devenue
universelle, insiste Kurz, et les différentes cultures et religions du monde
n’expliquent pas les tueries, mais sont plutôt des « teintes » différentes de
cette forme universelle. Voilà pourquoi le djihadiste kamikaze et le school
shooter de banlieue pavillonnaire présentent plus de traits communs que de
différences.
Le caractère autodestructeur de ces comportements semble, à première
vue, en contradiction avec l’utilitarisme qui domine l’économie de la
concurrence. Kurz insiste cependant sur leur continuité : « Dans la crise
mondiale, la concurrence se transforme en concurrence économique
d’anéantissement et donc en concurrence sociale existentielle qui, à son tour,
se renverse en concurrence violente immédiate et “masculiniste”. Si, dans ce
contexte, le risque de mourir d’une mort violente devient quotidien –
désormais au niveau micrologique de la vie de tous les jours comme jadis sur
les fronts des guerres mondiales – cela n’est pas nécessairement en
contradiction avec l’“intérêt égoïste” et les convoitises suscitées par la
consommation de marchandises. On voit y pointer le caractère
autocontradictoire littéralement meurtrier du sujet de la concurrence, de sorte
que, aggravée par la crise, l’auto-contradiction de la logique capitaliste se
reproduit également dans les individus, et notamment chez ceux de sexe
masculin du fait de leur socialisation. » La forme sociale capitaliste n’offre
aucune issue, et face à ses « contenus à la fois de plus en plus idiots et de plus
en plus destructeurs », le sujet de la concurrence va finalement au-delà du
« risque » et de l’« intérêt » : « l’indifférence vis-à-vis des autres se
transforme en indifférence envers soi-même67 ».
Cette « froideur » envers soi-même avait déjà émergé au cours d’autres
grandes crises du capitalisme, surtout pendant l’entre-deux-guerres. Kurz
rappelle que dans Les Origines du totalitarisme (1951), Hannah Arendt avait
émis le même diagnostic à propos des années 1920, époque de la montée des
régimes totalitaires, quand de nombreux jeunes hommes eurent l’impression
d’être superflus et de ne compter pour rien. Ils se montraient ainsi prêts à
sacrifier leurs vies qu’ils considéraient comme inutiles, sans que cette attitude
ait aucun rapport avec l’« idéalisme » au sens traditionnel. Mais Arendt,
objecte Kurz, attribuait aux seuls régimes « totalitaires » (au sens politique)
des traits qui, en vérité, caractérisent toutes les sociétés modernes
productrices de marchandises. Leur noyau violent réside dans la soumission
totale des individus « au principe abstrait et vide de contenu de la valorisation
du capital dont l’État moderne (le principe de souveraineté) n’est qu’une
expression secondaire68 ». Derrière l’auto-affirmation des individus comme
loi suprême pour survivre dans le régime de la concurrence se tient
« l’autonégation tout aussi abstraite, ou plus précisément : l’auto-affirmation
et l’autonégation sont identiques dans leur séparation complète d’avec toute
communauté sociale, et cette identité devient visible au cours des grandes
catastrophes de la société capitaliste ». De situation temporaire, la « perte de
soi » devient permanente quand le capitalisme se heurte à ses limites
absolues. Chaque individu, que ce soit dans les masses « superflues » ou chez
les financiers, sait qu’il peut à tout moment être remplacé par quelqu’un
d’autre comptant aussi peu que lui-même. « C’est une seule et même “perte
du moi” qui caractérise les bandes de nervis, les pillards et les violeurs aussi
bien que les auto-exploiteurs de la new economy ou les salariés de
l’investment banking derrière leurs écrans d’ordinateurs. »
Si Kurz approuve l’essayiste allemand Hans Magnus Enzensberger quand
celui-ci affirme dans La Grande Migration (1993)69 que dans les guerres
civiles contemporaines « rien n’est en jeu », il ajoute aussi : « Le rien dont il
s’agit ici est le vide intégral du “sujet automate” (Marx) moderne se
valorisant lui-même. […] Cette autosuffisance, ce mouvement
d’extériorisation néanmoins nécessaire et – au final – cette autoréférentialité
de la forme métaphysique vide de la “valeur” et du “sujet” fondent un
potentiel d’anéantissement du monde, car c’est seulement dans le néant et
donc dans l’anéantissement que la contradiction entre le vide métaphysique et
la nécessité impérieuse pour la valeur de s’incarner dans le monde sensible
pourra être résolue. Le vide de la valeur, de l’argent et de l’État doit
s’extérioriser dans toutes les choses du monde, sans exception, afin de
pouvoir se représenter comme réel : de la brosse à dents jusqu’à l’émotion
psychique la plus subtile. » Le mouvement tautologique du capital qui réduit
tout objet à une simple quantité de « gelée » – comme le dit Marx – de la
valeur créée par le travail abstrait comprend un « double potentiel
d’anéantissement : un potentiel “normal”, pour ainsi dire quotidien, qui naît
depuis toujours du procès de reproduction du capital, et un potentiel pour
ainsi dire “final”, lorsque le “procès d’extériorisation” se heurte à ses limites
absolues. La métaphysique réelle du système moderne producteur de
marchandises détruit le monde partiellement comme “effet collatéral” de son
“extériorisation” quand celle-ci réussit ; elle devient une volonté absolue
d’anéantir le monde lorsqu’elle ne peut plus s’incarner dans les choses du
monde70 ». Dans le premier cas, il s’agit des destructions et des morts causées
par le fonctionnement économique « ordinaire », dans le second, la pulsion
de mort peut se diriger contre le sujet lui-même parce que le sujet est une
partie du monde concret et sensible.
L’autoconservation coïncide avec ce qui apparaît comme son contraire,
l’auto-anéantissement : « Le caractère abstrait de cette volonté
d’anéantissement réfléchit l’autocontradiction du rapport capitaliste d’une
double façon : d’un côté, cette volonté vise l’anéantissement de l’“autre” pour
assurer coûte que coûte sa propre autoconservation, d’un autre côté, il s’agit
d’une volonté d’auto-anéantissement qui réalise l’absurdité de la propre
existence du sujet en tant que sujet du marché. En d’autres termes : la
différence entre suicide et homicide s’estompe. Au-delà du “risque” lié à la
concurrence, ce dont il s’agit, c’est d’une volonté d’anéantissement illimitée à
un point tel que la distinction entre le soi propre et celui des autres commence
à disparaître71. » La disposition à détruire l’autre dans la concurrence finit
dans une haine généralisée contre le monde entier ; monde que cette
concurrence a réduit à rien, y compris le sujet lui-même. Il croit suivre ses
« intérêts », mais en vérité, sans le savoir clairement, il se déteste autant qu’il
déteste les autres sujets.
La métaphysique de la valeur, son vide et sa nécessité de se réaliser dans le
monde, décrite par Descartes, Kant et Hegel, est ainsi reliée par Kurz à
l’anomie régnant dans le monde contemporain dans un raccourci fulgurant
qui résume, d’une certaine manière, le sens même de notre livre.
Notes du chapitre 4
1. Ethica ordine geometrico demonstrata [1677], pars IV, propositio XXII, demonstratio et corollarium (Éthique [1930], Ivrea,
Paris, 1983, p. 230).
2. Cette phrase de Spinoza « est la devise de toute la civilisation occidentale, où se réconcilient toutes les divergences religieuses
et philosophiques de la bourgeoisie » (Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison, op. cit., p. 45).
3. Nous renvoyons à ce propos surtout à notre essai « Le “côté obscur” de la valeur et le don », dans Crédit à mort, op. cit., et aux
références à la théorie de Roswitha Scholz qu’il contient.
4. « La violence autotélique vise la destruction de l’intégrité du corps. [Elle] est celle qui [nous] perturbe le plus, qui semble
échapper le plus à la compréhension, et aussi à l’explication. » (Jan Reemtsma, Confiance et violence. Essai sur une
configuration particulière de la modernité [2008], Gallimard, Paris, 2013, p. 105.)
5. Des massacres en famille ont toujours existé (voir le cas fameux de Pierre Rivière). Il ne s’agit même pas de savoir si
aujourd’hui ils sont vraiment plus fréquents qu’auparavant. L’important est que leurs formes changent. Elles sont très
éloquentes : si, dans une famille petite-bourgeoise sans problèmes particuliers, décrite par l’« expert psychiatre » comme
« extraordinairement ordinaire », un jour le fils de quinze ans, considéré jusque-là comme un « ange », décide spontanément,
mais calmement et en pleine possession de ses facultés mentales (selon l’expert), d’exterminer toute sa famille, abat au fusil le
père, la mère, le frère et la sœur les uns après les autres dès qu’ils rentrent à la maison, en retournant entre chaque acte regarder la
cassette du dessin animé Shrek, sans réussir à expliquer ensuite son geste, sans exprimer d’émotion ou de regret, répondant
posément aux questions de la juge tout au long de son procès et hochant simplement la tête en entendant sa condamnation à dix-
huit ans de réclusion (cas de Pierre F. à Ancourteville-sur-Héricourt), on peut alors croire à un résumé concentré renvoyant à une
logique plus générale – ce qui explique d’ailleurs la forte impression que suscite ce genre de méfaits. Il serait consolant
d’expliquer ces actes par la folie ou le milieu social, ou encore par une longue série de litiges antérieurs, mais les faits échappent
à ce type de causalité. Dans les drames familiaux « traditionnels », de la tragédie grecque à la famille royale népalaise, il y avait
toujours un excès d’émotion qui se déchargeait dans le crime. Ce qui frappe dans les drames contemporains, comme dans
beaucoup de troubles psychiques, c’est l’absence d’émotion et le manque de « mobile ». Ce qui mérite une explication
psychosociale, ce n’est pas l’idée occasionnelle – pas si rare – de tuer ses parents, mais l’absence de mécanismes d’inhibition et la
facilité du passage à l’acte.
6. Götz Eisenberg (voir ci-dessous) admet lui-même qu’il utilise souvent le mot amok d’une manière vague et plutôt associative.
Voir Götz Eisenberg, … damit mich kein Mensch mehr vergisst ! Warum Amok und Gewalt kein Zufall sind, Pattloch, Munich,
2010, p. 50.
7. Qui le poussa à aller jusqu’à se revendiquer du philosophe présocratique Empédocle.
8. Jean Laplanche et J.-B. Pontalis, Vocabulaire de la psychanalyse, op. cit., p. 332.
9. C’est André Green qui a étudié ce lien possible dans son livre Narcissisme de vie, narcissisme de mort, Minuit, Paris, 1983.
10. Erich Fromm, La Passion de détruire. Anatomie de la destruction humaine [1973], Laffont, Paris, 1975.
11. Ce qui, même en Europe et même pour des adolescents, ne semble jamais difficile. C’est donc se fourvoyer que d’attribuer la
responsabilité principale des actes d’amok à la libre circulation des armes aux États-Unis, comme le fait Michael Moore dans son
film Bowling for Columbine (2002). La grande quantité d’armes en circulation expliquerait plutôt la facilité avec laquelle des
querelles banales dégénèrent spontanément en meurtres. Les faits peuvent parfois ressembler à ceux de l’amok – comme
lorsqu’un homme ivre qui se croit trompé au jeu de cartes dans un bar court à la maison, prend une arme, retourne au bar et y
fauche tout le monde. La dynamique psychosociale est cependant très différente.
12. Ces journaux, après avoir été longtemps tenus secrets, ont été rendus publics en 2011 et sont consultables sur Internet. En
revanche, des vidéos tournées par les assassins ont été détruites par la police locale au prétexte d’empêcher leur diffusion sur
Internet.
13. Il y a bien des endroits choisis par hasard, mais ils sont beaucoup plus rares.
14. Robert Kurz, « La pulsion de mort de la concurrence », in Avis aux naufragés. Chroniques du capitalisme mondialisé en
crise, Lignes, Paris, 2004, p. 77.
15. Jusqu’ici, tous les groupes n’y participent pas dans les mêmes proportions. Cependant, l’augmentation du nombre des filles et
des convertis dans les rangs de l’islamisme radical est assez significative.
16. Ce qui explique aussi le peu de livres parus en France sur le sujet. Tueurs de masse. Un nouveau type de tueurs est né,
d’Olivier Hassid et Julien Marcel (Eyrolles, Paris, 2012), traite de ce thème surtout à partir de statistiques et tente de l’expliquer
par des facteurs étroitement sociologiques (chômage, harcèlement, etc.).
17. Depuis que amok « pur » et « actes djihadistes » se ressemblent toujours davantage, les deux se produisent autant en
Allemagne (tuerie du marché de Noël en 2016 à Berlin) qu’en France (la fusillade de Grasse).
18. Götz Eisenberg, « Die Innenseite der Globalisierung », Aus Politik und Zeitgeschichte, no 44, 2002.
19. Une forme extrême du manque d’empathie a été identifiée dans l’« alexithymie », l’impossibilité de reconnaître et d’exprimer
des sentiments. Ce symptôme se rapproche de l’autisme – et on sait que les cas d’autisme ont au moins triplé au cours des
dernières décennies. Même si on ne peut exclure que cette augmentation soit due en partie à des critères diagnostiques élargis, et
pour autant que la genèse de l’autisme reste âprement discutée, on ne peut que remarquer cette coïncidence entre la montée de
l’autisme et les mutations anthropologiques induites par la soumission totale de la vie à la valeur marchande et par l’invasion des
technologies.
20. Le désir de donner un visage (pseudo-) concret à des abstractions invisibles, intouchables, inconcevables constitue une des
sources principales de l’anticapitalisme « tronqué » et des mouvements populistes. Ainsi, l’abstraction « valeur » s’incarne, aux
yeux de l’antisémite, dans la figure de l’« usurier » ou du « spéculateur » « juif » ; la violence d’État s’incarne pour beaucoup
dans la figure du « politicien corrompu » ; la mondialisation du capital dans la figure de l’immigré. D’un autre côté, on oppose le
(pseudo-) concret du peuple, de la race, de la religion ou de la nation aux abstractions.
21. Götz Eisenberg, … damit mich kein Mensch mehr vergisst !, op. cit., p. 217-218.
22. Götz Eisenberg, Amok – Kinder der Kälte. Über die Wurzeln von Wut und Hass, Rowohlt, Reinbeck, 2000, p. 51.
23. Götz Eisenberg, « Die Innenseite der Globalisierung », loc. cit.
24. Ibid.
25. Cité in Götz Eisenberg, Zwischen Arbeitswut und Überfremdungsangst. Zur Sozialpsychologie des entfesselten Kapitalismus.
Band 2, Verlag Wolfgang Polkowki, Gießen, 2016, p. 113.
26. Aujourd’hui, le deuil est parfois mis au service de la « restructuration des entreprises » : au cours des révélations sur la vague
des suicides chez France Télécom entre 2008 et 2011 – la « mode des suicides », comme l’appelait son PDG d’alors Didier
Lombard – on a appris que la direction utilisait les travaux de la psychologue et « thanatologue » Elisabeth Kübler-Ross sur les
« cinq phases du deuil » face à une mort imminente pour mieux organiser la stratégie visant à pousser ses salariés à démissionner
– ce qui, pour une soixantaine d’eux, s’est soldé par le suicide.
27. Dans ces considérations, Eisenberg s’appuie sur l’analyse devenue classique de l’éducation autoritaire et prénazie élaborée
par Klaus Theweleit. Il s’est intéressé surtout à l’image de la femme et à celle du corps qu’elle transmettait. Son œuvre principale
a été en partie traduite récemment en français : Fantasmâlgories [1977], L’Arche, Paris, 2016. L’auteur y examine surtout les
lettres et écrits des membres des « Corps francs » allemands, composés d’anciens combattants et qui, après la Première Guerre
mondiale, ont constitué le premier noyau du futur nazisme.
28. Max Horkheimer et Theodor Adorno, Dialectique de la raison, op. cit., p. 127.
29. Götz Eisenberg, … damit mich kein Mensch mehr vergisst !, op. cit., p. 215-216.
30. Franco Berardi, Tueries. Forcenés et suicidaires à l’ère du capitalisme absolu [2015], Lux Éditeur, Montréal, 2015, p. 25.
31. Ibid., p. 79.
32. Ibid., p. 63.
33. Ibid., p. 65.
34. Pour Eisenberg, la motivation politique de Breivik ressemble à la verbalisation après coup d’une haine qui chez lui vient de
plus loin : haine des femmes, peur de la mère symbiotique (qui s’exprime dans la peur que l’Europe soit « submergée par
l’islam »), désir de montrer qu’il est un « vrai homme ». C’est toujours la haine d’une partie de soi que l’on refoule. L’idéologie
n’explique pas tout : tous les extrémistes de droite ne deviennent pas tueurs de masse ; de même qu’il existe des tueurs qui ne
sont pas des extrémistes de droite. La pathologie individuelle de Breivik a des origines sociales ; son manifeste est confus, mais
pas plus que Mein Kampf, qui a eu le destin que l’on sait. (Götz Eisenberg, Zwischen Amok und Alzheimer. Zur Sozialpsychologie
des entfesselten Kapitalismus, Brandes und Apsel, Francfort, 2015, p. 127.)
35. Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 22-23.
36. Tandis que sur le tee-shirt de l’autre tueur, Dylan Klebold, était inscrit le mot « Rage ».
37. Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 67.
38. Notons le fait édifiant que l’auteur de cette chanson, Hans Baumann, a connu après la guerre une grande carrière
internationale comme auteur de livres pour la jeunesse, sans que son adhésion au nazisme n’ait troublé outre mesure ses
admirateurs.
39. Le psychanalyste Jean-Pierre Lebrun dit à ce propos : « Un exemple de cela, et je trouve que la langue le rend très bien – il
faut je crois être très attentif aux mots qui changent dans la langue – c’est l’expression “avoir la haine”. Vous savez que ce terme
a émergé depuis une dizaine d’années alors que jusque là, c’était “avoir de la haine pour”. “Avoir de la haine pour”, évidemment
implique une adresse, une rencontre. En revanche, “avoir la haine” vient bien indiquer qu’il s’agit d’avoir quelque chose
d’encombrant, qui colle à la peau, et dont on ne sait pas très bien comment se débarrasser. C’est donc devenu intransitif,
interstitiel, sans adresse, désabonné à l’Autre, non vectorisé, parce qu’il n’y a plus d’Autre visible, qui “incarne” la soustraction
de jouissance et donne un corps concret au nom-du-père. » (Jean-Pierre Lebrun, « Les morts pour le dire », Association des
forums du champ lacanien de Wallonie, actes du colloque du 3 mai 2003, p. 5-6. Il s’agit d’une intervention consacrée à Richard
Durn, le tueur de Nanterre.)
40. Jean Baudrillard, « Le degré Xerox de la violence », Libération, 2 octobre 1995, maintenant dans Écran total, Galilée, Paris,
1997, sous le titre « Violence désincarnée – la haine ».
41. Le débat académique des dernières années autour de la « reconnaissance », déclenché par Axel Honneth sur la base d’une
espèce de « troisième infusion » de la théorie critique à la sauce citoyenniste, constitue comme une « reconnaissance » très
lointaine de cette problématique.
42. L’article « Abolir » du numéro 11 (1987) de la revue postsituationniste Encyclopédie des Nuisances, rédigé par Guy Debord,
mais retouché par la rédaction, affirmait, avec beaucoup d’esprit, que l’envie est le seul parmi les sept péchés capitaux
traditionnels à avoir encore cours aujourd’hui et qu’il a englobé tous les autres péchés, dont l’exercice a été rendu impossible par
la modernité capitaliste. Dans des termes évidemment différents, l’envie joue un rôle central chez Melanie Klein (Envie et
gratitude [1957], Gallimard, Paris, 1978) et son école.
43. La nouvelle « Emma Zunz » (1948) de Jorge Luis Borges, présente dans le recueil L’Aleph, décrit ce mécanisme de
substitution avec une sorte d’humour noir. Elle semble d’ailleurs inspirée par un épisode que l’anarchiste américaine Emma
Goldmann relate dans son autobiographie.
44. Voir son texte « La colère, le ressentiment et l’acte » (2007), réédité dans Penser à gauche. Figures de la pensée critique
aujourd’hui, Éditions Amsterdam, Paris, 2011, p. 274-280, où il dit vouloir « réhabiliter la notion de ressentiment ».
45. « Il faut apprendre à séduire les robots recruteurs », nous assure Le Monde du 16 octobre 2016 : « 95 % des grands groupes
utilisent des ATS (Applicant Tracking Systems, programmes de gestion de candidatures) pour les métiers d’encadrement. »
46. Berardi cite l’article de Michael Serazio, « Shooting for Fame. The (Anti-) Social Media of a YouTube Killer », Flow, 2009,
qui analyse surtout le cas du school shooter finlandais Pekka-Erik Auvinen, mais en notant aussi que l’auteur du massacre à la
Virgina High Tech, Seung-Hui Cho, était plutôt archaïque en 2007, car entre la première et la deuxième fusillade il était allé au
bureau de poste pour envoyer à une chaîne de télévision un paquet contenant des textes et des enregistrements expliquant ses
actes (Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 57-58).
47. À propos de cette notion, voir Yves Citton (dir.), L’Économie de l’attention. Nouvel horizon du capitalisme ?, La Découverte,
Paris, 2014.
48. On a beaucoup discuté du rôle des jeux vidéo dans la genèse des tueries. Toutefois, le problème n’est pas seulement le
contenu éventuellement violent de ces « jeux », mais la forme virtuelle elle-même. Berardi l’a bien vu : « Ce n’est pas le contenu
du jeu, mais la stimulation même qui produit les effets de désensibilisation de l’expérience corporelle – à la fois la souffrance et
le plaisir. À l’évidence, on ne devient pas un meurtrier de masse simplement parce qu’on joue à des jeux vidéo ou parce qu’on
pratique d’autres formes de stimulation numérique, mais le meurtrier de masse incarne de manière exceptionnelle une tendance
globale dans cette mutation générale de l’esprit humain. » (Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 63.) Il ajoute : « Pourtant, la
combinaison d’un état préexistant de souffrance psychique et d’un investissement massif de temps et d’énergie mentale dans
l’activité virtuelle provoque probablement, surtout pour les jeunes personnes, une intensification du sentiment d’aliénation. »
(Ibid., p. 121.)
49. Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 29.
50. Ibid., p. 87.
51. Ibid., p. 99.
52. Ibid., p. 43-45.
53. Ibid., p. 91.
54. Ibid., p. 98.
55. Voir ma critique dans Les Habits neufs de l’Empire, op. cit.
56. Franco Berardi, Tueries, op. cit., p. 88.
57. Ibid., p. 56-57.
58. Götz Eisenberg, Zwischen Amok und Alzheimer, op. cit., p. 216.
59. Götz Eisenberg, Amok – Kinder der Kälte, op. cit., p. 220-221.
60. Guy Debord a beaucoup développé dans ses derniers écrits l’idée que le capitalisme, à l’époque du spectacle, est rentré dans
une phase d’irrationalisme galopant et d’autodestruction par manque de pensée, ceci constituant une différence fondamentale
avec les formes antérieures de domination. Aux passages bien connus qu’on trouve notamment dans les Commentaires sur la
société du spectacle, ajoutons encore cette citation tirée d’un inédit : « Toutes les classes dominantes du passé ont eu au moins
l’intelligence de comprendre que, dans la mesure de leurs moyens, elles n’avaient pas intérêt à répandre la peste, la lèpre, la
tuberculose, etc. Parce qu’elles en seraient aussi touchées. La classe dominante actuelle a répandu la non-pensée, le look
spectaculaire, la connerie. Et elle est touchée elle-même d’une manière terrible : bêtise des “décideurs” » (note inédite pour un
« Projet de dictionnaire », non réalisé, années 1980, in Laurence Le Bras et Emmanuel Guy (dir.), Lire Debord, L’Échappée,
Paris, 2016, p. 184-185).
61. Robert Kurz, Weltordungskrieg. Das Ende der Souveränität und die Wandlungen des Imperialismus im Zeitalter der
Globalisierung, Horlemann, Bad Honnef, 2003. Sur certains points, ces analyses présentent des analogies notables avec celles
contenues en Janine Semprun, L’Abîme se repeuple, L’Encyclopédie des Nuisances, Paris, 1997.
62. Ibid., p. 48 (notre traduction).
63. Ibid., p. 56.
64. Ibid., p. 59.
65. Ibid., p. 72-73.
66. Ibid., p. 73.
67. Ibid., p. 60.
68. Ibid., p. 61.
69. Hans Magnus Enzensberger, La Grande Migration. Vues sur la guerre civile [1993], Gallimard, Paris, 1995. Kurz critique
cependant la majeure partie des raisonnements d’Enzensberger dans ce livre.
70. Robert Kurz, Weltordungskrieg, op. cit., p. 69-70.
71. Ibid., p. 71.
Épilogue
Que faire de ce mauvais sujet ?
Notes de l’épilogue
1. Les raisonnements présentés dans les pages qui suivent ont également fait l’objet de plusieurs de mes interventions, parfois
bien plus détaillées, qui ont paru au cours des dernières années. En plus de mon livre Crédit à mort, op. cit., je renvoie
notamment à « Tous contre la finance ? », Le Sarkophage, no 23, mars 2011 ; « Être libres pour la libération », Réfractions, no 28,
2012 ; « Changer de cheval », Bruxelles Laïque Échos, no 78, octobre 2012 ; « La financiarisation et la spéculation sont des
symptômes, non les causes de la crise » (entretien avec Gaëtan Flocco et Mélanie Guyonvarch), Les Mondes du Travail, no 12,
novembre 2012 ; « L’anticapitalisme est-il toujours de gauche ? », Le Sarkophage, no 35, mars 2013 ; « Le spread, stade suprême
de la politique ? », Lignes, no 41, mai 2013 ; « Et quand un grand État fera défaut de paiement ? », La Décroissance, no 99,
mai 2013 ; « De l’aliénation au fétichisme de la marchandise : la continuité des deux concepts », in Vincent Chanson, Alexis
Cukier et Frédéric Monferrand (dir.), La Réification. Histoire et actualité d’un concept critique, La Dispute, Paris, 2014 ;
« Révolution contre le travail ? La critique de la valeur et le dépassement du capitalisme », Cités, no 59, septembre 2014.
2. Comme le propose Luc Boltanski dans son ouvrage De la critique. Précis de sociologie de l’émancipation, Gallimard, Paris,
2009. C’est aussi la limite de la notion d’« habitus » chez Pierre Bourdieu : elle tente de saisir le caractère impersonnel de la
« domination », mais toujours sur le mode de la domination subjective, c’est-à-dire d’une « classe dominante » sur une autre,
subalterne.
3. André Gorz, Ecologica, Galilée, Paris, 2007, p. 12.
4. Cornelius Castoriadis et Daniel Cohn-Bendit, De l’écologie à l’autonomie, Le Seuil, Paris, 1981, cité in Serge Latouche, Sortir
de la société de consommation. Voix et voies de la décroissance, Les Liens qui libèrent, Paris, 2010, p. 146. Bien sûr, dans le cas
de Castoriadis il faut se demander ce que veut dire « accroissement de l’autonomie » ou « auto-institution de la société ».
5. Voir René Riesel et Jaime Semprun, Catastrophisme. Administration du désastre et soumission durable, L’Encyclopédie des
Nuisances, Paris, 2008.
6. Guy Debord en revanche a affirmé déjà en 1967 que « là où le monde réel se change en simples images, les simples images
deviennent des êtres réels, et les motivations efficientes d’un comportement hypnotique. Le spectacle, comme tendance à faire
voir par différentes médiations spécialisées le monde qui n’est plus directement saisissable, trouve normalement dans la vue le
sens humain privilégié qui fut à d’autres époques le toucher ; le sens le plus abstrait, et le plus mystifiable, correspond à
l’abstraction généralisée de la société actuelle. » (La Société du spectacle [1967], Gallimard, Paris, 1992, § 18.)
7. John Berger, Voir le voir [1972], éditions B42, Paris, 2014.
8. Voir Jacques Ellul, La Parole humiliée [1981], La Table ronde, Paris, 2014.
9. Consultable sur www.arts.gov/publications/reading-risk-survey-literary-reading-america-0.
10. Comme le dit de manière simple, mais très efficace, Neil Postman dans son livre Se distraire à en mourir, op. cit.
Appendice
Quelques points essentiels de la critique
de la valeur
Le système capitaliste est entré dans une crise grave. Cette crise n’est pas
seulement cyclique, mais finale : non dans le sens d’un écroulement
imminent, mais comme délitement d’un système pluriséculaire. Ce n’est pas
la prophétie d’un événement futur, mais le constat d’un processus devenu
visible au début des années 1970 et dont les racines remontent à l’origine
même du capitalisme.
Nous n’assistons pas au passage à un autre régime d’accumulation (comme
ce fut le cas avec le fordisme), ni à l’avènement de nouvelles technologies
(comme ce fut le cas avec l’automobile), ni à un déplacement du centre de
gravité vers d’autres régions du monde, mais à l’épuisement de la source
même du capitalisme : la transformation du travail vivant en valeur.
Les catégories fondamentales du capitalisme, telles que Karl Marx les a
analysées dans sa critique de l’économie politique, sont le travail abstrait et la
valeur, la marchandise et l’argent, qui se résument dans le concept de
« fétichisme de la marchandise ».
Une critique morale, fondée sur la dénonciation de l’« avidité », passerait à
côté de l’essentiel.
Il ne s’agit pas d’être marxistes ou postmarxistes ou d’interpréter l’œuvre
de Marx ou de la compléter avec d’autres apports théoriques. Il faut plutôt
admettre la différence entre le Marx « exotérique » et le Marx « ésotérique »,
entre le noyau conceptuel et le développement historique, entre l’essence et le
phénomène. Marx n’est pas « dépassé », comme disent les critiques
bourgeois. Même si l’on en retient surtout la critique de l’économie politique,
et à l’intérieur de celle-ci surtout la théorie de la valeur et du travail abstrait,
cela constitue toujours la contribution la plus importante pour comprendre le
monde où nous vivons. Un usage émancipateur de la théorie de Marx ne veut
pas dire la « dépasser » ou la mêler à d’autres théories ou encore tenter de
rétablir le « vrai Marx » ni même de le prendre toujours à la lettre, mais
plutôt penser le monde d’aujourd’hui avec les instruments qu’il a mis à notre
disposition. Il faut développer ses intuitions fondamentales, parfois contre la
lettre de ses textes.
Les catégories de base du capitalisme ne sont ni neutres ni supra-
historiques. Leurs conséquences sont désastreuses : la suprématie de l’abstrait
sur le concret (donc leur inversion), le fétichisme de la marchandise,
l’autonomisation des processus sociaux par rapport à la volonté humaine
consciente, l’homme dominé par ses propres créations. Le capitalisme est
inséparable de la grande industrie, valeur et technologie vont ensemble – ce
sont deux formes de déterminisme et de fétichisme.
De plus, ces catégories sont sujettes à une dynamique historique qui les
rend d’autant plus destructrices, mais qui ouvre également la possibilité de
leur dépassement. En effet, la valeur s’épuise. Depuis ses débuts, il y a plus
de deux cents ans, la logique capitaliste tend à « scier la branche sur laquelle
elle est assise », parce que la concurrence pousse chaque capital particulier à
l’emploi de technologies remplaçant le travail vivant : cela comporte un
avantage immédiat pour le capital particulier en question, mais diminue
d’autant la production de valeur, de survaleur et de profit à l’échelle globale,
mettant ainsi en difficulté la reproduction du système. Les différents
mécanismes de compensation, dont le dernier était le fordisme, sont
définitivement épuisés. La « tertiarisation » ne sauvera pas le capitalisme : il
faut tenir compte de la différence entre travail productif et travail improductif
(de capital, bien sûr !)
Au début des années 1970, un triple, voire quadruple point de rupture a été
atteint : économique (visible dans l’abandon de l’indexation du dollar sur
l’étalon-or), écologique (visible dans le rapport du Club de Rome),
énergétique (visible dans le « premier choc pétrolier »), à quoi s’ajoutent les
changements de mentalité et de formes de vie de l’après-1968 (« modernité
liquide », « troisième esprit du capitalisme »). Ainsi, la société marchande a
commencé à buter contre ses limites à la fois externes et internes.
Dans cette crise permanente de l’accumulation – qui signifie une difficulté
croissante à réaliser des profits –, les marchés financiers (le capital fictif) sont
devenus la source principale du profit en permettant de consommer des gains
futurs non encore réalisés. L’envol mondial de la finance est l’effet, non la
cause, de la crise de la valorisation du capital.
Les profits actuels de certains acteurs économiques ne démontrent pas que
le système en tant que tel est en bonne santé. Le gâteau est toujours plus petit,
même si on le découpe en morceaux plus grands.
Ni la Chine ni d’autres « pays émergents » ne sauveront le capitalisme,
malgré l’exploitation sauvage dont ils sont le théâtre.
Il faut critiquer la centralité du concept de « lutte de classes » dans
l’analyse du capitalisme. Le rôle des classes est plutôt une conséquence de
leur place dans l’accumulation de la valeur en tant que processus anonyme –
les classes n’en sont pas à l’origine. L’injustice sociale n’est pas ce qui rend
le capitalisme historiquement unique, elle existait bien avant. Ce sont le
travail abstrait et l’argent le représentant qui ont créé une société entièrement
nouvelle, où les acteurs, même les « dominants », sont essentiellement les
exécuteurs d’une logique qui les dépasse (un constat qui n’exonère nullement
certaines figures de leurs responsabilités).
Le rôle historique du mouvement ouvrier a surtout consisté, au-delà de ses
intentions proclamées, à promouvoir l’intégration du prolétariat. Cela s’est
révélé effectivement possible pendant la longue phase d’ascension de la
société capitaliste, mais ça ne l’est plus aujourd’hui. Il faut reprendre une
critique de la production, et non seulement de la distribution équitable de
catégories présupposées (argent, valeur, travail). Aujourd’hui, la question du
travail abstrait n’est plus « abstraite », mais directement sensible.
L’Union soviétique a été essentiellement une forme de « modernisation de
rattrapage » (à travers l’autarcie). Cela vaut également pour les mouvements
révolutionnaires de la « périphérie » et les pays qu’ils ont pu gouverner. Leur
faillite après 1980 est la cause de nombreux conflits actuels.
Le triomphe du capitalisme est aussi sa faillite. La valeur ne crée pas une
société viable, fût-elle injuste, mais détruit ses propres bases dans tous les
domaines.
Plutôt que de continuer à chercher un « sujet révolutionnaire », il faut
dépasser le « sujet automate » (Marx) sur lequel se fonde la société
marchande.
À côté de l’exploitation – qui continue à exister, et même dans des
proportions gigantesques –, c’est la création d’une humanité « superflue »,
voire d’une « humanité-déchet », qui est devenu le principal problème posé
par le capitalisme. Le capital n’a plus besoin de l’humanité et finit par
s’autodévorer. Cette situation constitue un terrain favorable à l’émancipation,
mais aussi à la barbarie. Plutôt qu’à une dichotomie Nord-Sud, nous sommes
face à un « apartheid global », avec des murs autour des îlots de richesse,
dans chaque pays, dans chaque ville.
L’impuissance des États face au capital mondial n’est pas seulement un
problème de mauvaise volonté, mais résulte du caractère structurellement
subordonné de l’État et de la politique à la sphère de la valeur.
La crise écologique est impossible à dépasser dans le cadre du capitalisme,
même en visant la « décroissance » ou, pire encore, le « capitalisme vert » et
le « développement durable ». Tant que la société marchande perdure, les
gains de productivité font qu’une masse toujours croissante d’objets matériels
– dont la production consomme des ressources réelles – représente une masse
toujours plus petite de valeur, qui est l’expression du côté abstrait du travail –
et c’est seulement la production de valeur qui compte dans la logique du
capital. Le capitalisme est donc essentiellement, inévitablement,
productiviste, tourné vers la production pour la production.
Nous vivons également une crise anthropologique, une crise de
civilisation, ainsi qu’une crise de la subjectivité. Il y a une perte de
l’imaginaire, surtout de celui qui naît dans l’enfance. Le narcissisme est
devenu la forme psychique dominante. C’est un phénomène mondial : la
Playstation peut se trouver dans la cabane au milieu de la jungle comme dans
le loft new-yorkais. Face à la régression et à la décivilisation promues par le
capital, il faut décoloniser l’imaginaire et réinventer le bonheur.
La société capitaliste, fondée sur le travail et la valeur, est aussi une société
patriarcale – et elle l’est dans son essence, et non seulement par accident.
Historiquement, la production de valeur est une affaire masculine. En effet,
toutes les activités ne créent pas de la valeur apparaissant dans les échanges
marchands. Les activités dites « reproductives » et se déroulant surtout dans
la sphère domestique sont généralement dévolues aux femmes. Ces activités
sont indispensables à la production de valeur, mais elles ne produisent pas de
valeur. Elles jouent un rôle indispensable, mais auxiliaire, dans la société de
la valeur. Cette société consiste autant dans la sphère de la valeur que dans la
sphère de la non-valeur, c’est-à-dire dans l’ensemble de ces deux sphères.
Mais la sphère de la non-valeur n’est pas une sphère « libre » ou « non
aliénée », tout au contraire. Cette sphère de la non-valeur contient le statut de
« non-sujet » (et même au niveau juridique pendant longtemps), parce que
ces activités-là ne sont pas considérées comme du « travail » (pour utiles
qu’elles puissent être) et n’apparaissent pas sur le marché.
Le capitalisme n’a pas inventé la séparation entre la sphère privée,
domestique, et la sphère publique du travail. Mais il l’a beaucoup accentuée.
Il est né – malgré ses prétentions universalistes qui se sont exprimées à
travers les Lumières – sous la forme d’une domination des hommes blancs
occidentaux, et il a continué à se fonder sur une logique d’exclusion :
séparation entre, d’un côté, la production de valeur, le travail qui le crée et les
qualités humaines qui y contribuent (notamment la discipline intériorisée et
l’esprit de concurrence individuelle) et, d’un autre côté, tout ce qui n’en fait
pas partie. Une part des exclus, et notamment des femmes, ont été
partiellement « intégrés » dans la logique marchande au cours des dernières
décennies et ont pu accéder au statut de « sujet » – mais seulement quand ils
ont démontré avoir acquis et intériorisé les « qualités » des hommes blancs
occidentaux. Généralement, le prix de cette intégration consiste en une
double aliénation (famille et travail pour les femmes). En même temps, de
nouvelles formes d’exclusion se créent, notamment en temps de crise.
Cependant, il ne s’agit pas de demander l’« inclusion » des exclus dans la
sphère du travail, de l’argent et du statut de sujet, mais d’en finir avec une
société où seule la participation au marché donne le droit d’être « sujet ». Le
patriarcat, pas plus d’ailleurs que le racisme, n’est une survivance
anachronique dans le cadre d’un capitalisme qui tendrait à l’égalité devant
l’argent.
Le populisme constitue actuellement un grand danger. On y critique
uniquement la sphère financière, et des éléments de gauche et de droite s’y
mélangent, évoquant parfois l’« anticapitalisme » tronqué des fascistes. Il faut
combattre le capitalisme en bloc, pas seulement sa phase néolibérale. Un
retour au keynésianisme et à l’État social n’est ni souhaitable ni possible.
Vaut-il la peine de lutter pour s’« intégrer » dans la société dominante
(obtenir des droits, améliorer sa situation matérielle) – ou est-ce simplement
impossible ?
Il convient d’éviter l’enthousiasme trompeur de ceux qui additionnent
toutes les formes actuelles de contestation pour en déduire l’existence d’une
révolution déjà en acte. Certaines de ces formes-là risquent d’être récupérées
par une défense de l’ordre établi, d’autres peuvent mener à la barbarie. Le
capitalisme réalise lui-même sa propre abolition, celle de l’argent, du
travail, etc. – mais il dépend de l’agir conscient que la suite ne soit pas pire.
Il est nécessaire de dépasser la dichotomie entre réforme et révolution –
mais au nom du radicalisme, parce que le réformisme n’est en aucun cas
« réaliste ». On porte souvent trop d’attention à la forme de la contestation
(violence/non-violence, etc.) au lieu de s’intéresser à son contenu.
L’abolition de l’argent et de la valeur, de la marchandise et du travail, de
l’État et du marché doit avoir lieu tout de suite – ni comme programme
« maximaliste » ni comme utopie, mais comme la seule forme de
« réalisme ». Il ne suffit pas de se libérer de la « classe des capitalistes », il
faut se libérer du rapport social capitaliste – un rapport qui implique tout le
monde, quels que soient les rôles sociaux. Il est donc difficile de tracer
clairement une ligne entre « eux et nous », voire de dire « nous sommes les
99 % », comme l’ont beaucoup fait les « mouvements des places ».
Cependant, ce problème peut se présenter de manière très différente dans les
diverses régions du monde.
Il ne s’agit absolument pas de réaliser quelque forme d’autogestion de
l’aliénation capitaliste. L’abolition de la propriété privée des moyens de
production ne serait pas suffisante. La subordination du contenu de la vie
sociale à sa forme-valeur et à son accumulation pourrait, à la limite, se passer
d’une « classe dominante » et se dérouler dans une forme « démocratique »,
sans pour autant être moins destructrice. La faute n’en incombe ni à la
structure technique en tant que telle ni à une modernité considérée comme
indépassable, mais au « sujet automate » qu’est la valeur.
Il y a différentes manières d’entendre l’« abolition du travail ». Concevoir
son abolition à travers les technologies risque de renforcer la technolâtrie
ambiante. Plutôt que de simplement réduire le temps de travail ou de faire un
« éloge de la paresse », il s’agit de dépasser la distinction même entre le
« travail » et les autres activités. Sur ce point, les cultures non capitalistes
sont riches d’enseignement.
Il n’y a aucun modèle du passé à reproduire tel quel, aucune sagesse
ancestrale qui nous guide, aucune spontanéité du peuple qui nous sauvera
avec certitude. Mais le fait même que toute l’humanité, pendant de très
longues périodes, et encore une bonne partie de l’humanité jusqu’à une date
récente, ait vécu sans les catégories capitalistes démontre au moins qu’elles
n’ont rien de naturel et qu’il est possible de vivre sans elles.
Bibliographie