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Esthétiques de l’authenticité. Tourisme et touristes chez les Hmong de


Guyane française
par Marie-Odile GÉRAUD

| Presses Universitaires de France | Ethnologie française

2002/2 - Tome XXXVII


ISSN 0046-2616 | ISBN 2-13-052525-3 | pages 447 à 459

Pour citer cet article :


— Géraud M.-O., Esthétiques de l’authenticité. Tourisme et touristes chez les Hmong de Guyane française, Ethnologie
française 2002/2, Tome XXXVII, p. 447-459.

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Esthétiques de l’authenticité
Tourisme et touristes chez les Hmong de Guyane française

Marie-Odile Géraud
Université de Montpellier 3

RÉSUMÉ
Les villages hmong de Guyane font l’objet d’un engouement touristique de la part des visiteurs métropolitains, ainsi que des
Hmong venus de France ou des États-Unis. Ce tourisme, construit sur le mode du retour aux sources de la tradition hmong,
a modifié la représentation que se fait d’elle-même la communauté de Guyane et nourrit des projets de développement.
Au-delà des clivages qui dans l’analyse du tourisme ethnique opposent souvent visiteurs et populations indigènes, changement
exogène et résistance culturelle des minorités, l’exemple des Hmong de Guyane permet de réinterroger de façon originale
l’interaction touristique.
Mots-clefs : Hmong. Guyane. Tourisme culturel. Esthétisation.
Marie-Odile Géraud
Université de Montpellier 3
Route de Mende
34199 Montpellier Cedex 5
marie-odile.geraud@univ-montp3.fr

Les villages hmong installés depuis plus de vingt ans des sociétés occidentales. Depuis quelques années,
au cœur des forêts de Guyane française font l’objet d’un l’insistance est mise sur la capacité de résistance des
tourisme déjà ancien puisque, quelques mois à peine communautés ethniques qui utiliseraient le tourisme
après leur arrivée en 1977, les villageois accueillaient pour affirmer leur existence et leur identité. La « glo-
des visiteurs lors de la première fête de Nouvel An balisation » n’est en rien déniée, mais ces études tendent
hmong célébrée sur place. Les formes prises par cette à démontrer qu’elle suscite une réappropriation
activité touristique ne sont pas sans conséquences sur la « locale » attestant la capacité à maintenir une spécificité
vie de la communauté, mais n’en ont jamais véritable- culturelle contre l’hégémonie occidentale 1. Ces auteurs
ment bouleversé le cours. En revanche, le développe- mettent ainsi en avant l’autonomie symbolique des
ment récent d’un tourisme hmong « intra-ethnique » se groupes ethniques engagés dans l’activité touristique.
révèle déterminant dans l’évolution des villages de Or, s’il est incontestable que toute idéologie occidentale
Guyane où de nombreux Hmong de la diaspora se ren- peut donner lieu à une réinterprétation dans d’autres
dent dans une perspective de « retour aux sources ». Le schèmes culturels, on ne peut envisager ce processus en
regard que ces visiteurs portent sur la communauté est dehors du rapport de domination qui soumet ces mino-
notamment au principe d’interrogations nouvelles sur rités culturelles à des logiques étatiques, à la pression des
le passé, la tradition ou la préservation culturelle. sociétés globales ou à des impératifs économiques. Bref,
Les études sur le tourisme ethnique, particulièrement ces deux positions tendent à pécher soit par « misérabi-
abondantes dans le milieu anglo-saxon, ont successive- lisme », soit par « populisme » pour reprendre les expres-
ment oscillé entre deux postures : les premiers travaux sions de Grignon et Passeron [1989]. Les clivages entre
dénonçaient les effets néfastes du tourisme sur les popu- hosts et guests, selon la terminologie de Valene Smith
lations directement affectées. On leur a objecté à bon [1989], y sont d’un usage plutôt rigide : l’opposition
droit que le développement du tourisme témoignait entre la thèse du changement exogène et celle de la
d’une intégration de certains groupes dans l’économie résistance interne, entre la dénonciation d’une « mar-
globale plutôt qu’il ne la provoquait : la massification chandisation » culturelle destructrice et l’affirmation
touristique est la conséquence et non la cause d’une d’un renouveau identitaire ethnique contribue à réduire
diffusion générale des modèles culturels et économiques l’interaction touristique à la confrontation de deux

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entités culturelles dont chacune tenterait de tirer parti victimes démunies contraintes à se livrer au tourisme :
de l’autre. devenus maraîchers en Guyane, ils connaissent un niveau
Des approches beaucoup plus constructivistes ont été de vie matériel assez satisfaisant 3. Ils consentent donc au
menées sur la production de « cultures touristiques », tourisme dans leurs villages et l’encouragent même, dans
pour reprendre le mot de Michel Picard : loin de sous- un objectif donné comme à la fois social (contribuer à
crire à l’idée d’une « ethnicité reconstruite » factice selon leur intégration dans le département) et symbolique
l’expression de Dean MacCannell [1986], ces auteurs (donner à voir la communauté et témoigner de sa vita-
insistent sur la dimension dialogique des comportements lité). En outre, le tourisme « interne » hmong bouscule
touristiques et leurs conséquences sur la transformation la distinction entre visiteurs et populations « visitées »,
du rapport que les groupes ethniques concernés entre- étrangers et indigènes, en mettant en présence les mem-
tiennent à eux-mêmes. Ces études m’intéressent ici pour bres d’une même communauté ethnique, mais qui n’est
deux raisons principales. Tout d’abord en ce qu’elles pas homogène : plus que des entités culturelles, ce sont
permettent de resituer la question du tourisme dans sa des groupes socialement déterminés qui sont amenés à se
dimension d’imposition de modèles extérieurs, média- définir et à se distinguer dans l’interaction touristique.
tisés par des institutions ou des acteurs spécifiques, sans Cet aspect est sans doute l’un des plus caractéristiques du
toutefois faire l’impasse sur la diversité des réinterpréta- tourisme chez les Hmong de Guyane. Alors que le tou-
tions locales : le récent recueil de Michel Picard et risme ethnique se définit souvent comme une interaction
Robert Wood [1997] analyse ce processus dans toute sa entre deux groupes d’origine culturelle différente, c’est,
complexité au travers de nombreuses études de cas. dans ce cas, la présence de touristes hmong chez les
Hmong qui contribuera à placer un nouveau rapport, de
D’autre part, ces travaux – je pense notamment à l’ou- type urbain, à la rusticité et à l’authenticité culturelle au
vrage dirigé par Erve Chambers [1997] – conduisent à fondement de la définition que la communauté se forge
remettre en cause l’excessive polarisation entre hosts et d’elle-même et de son devenir.
guests, en insistant en revanche sur les clivages intérieurs
à ces catégories et en particulier sur le fait que les dif-
férents acteurs impliqués dans l’activité touristique n’y
ont pas ni les mêmes intérêts, ni les mêmes stratégies. ■ Le succès touristique des Hmong :
C’est dans ce cadre que j’ai situé l’étude des pratiques les visiteurs métropolitains et créoles 4
touristiques dans les villages hmong de Guyane 2, préci-
sément en ce qu’il y est impossible de considérer comme La Guyane ne représente pas une destination classique
pertinentes certaines idées reçues généralement admises de villégiature. La plupart des « touristes » au sens
dans l’analyse du phénomène. Les Hmong ne sont pas des communément admis du terme y viennent pour raison

1. Vente aux touristes de


broderies figuratives sur le
marché de Cacao (photo de
l’auteur, 1992).

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2. Une scène très photogra-


phiée : maisons en bois sur
pilotis et mobilier urbain
(photo de l’auteur, 1992).

professionnelle ou pour rendre visite à leur famille 5. Cela les villages hmong, sont rares en Guyane). Par ailleurs,
dit, les Métropolitains de Guyane nourrissent un véri- la communauté concentre les ingrédients qui générale-
table tourisme intérieur qui a contribué à développer ment assurent le succès touristique : des costumes « typi-
diverses activités de loisirs. C’est la dimension amazo- ques », une architecture particulière (maisons en bois sur
nienne de la Guyane qui va principalement déterminer pilotis), des pratiques festives spectaculaires comme la
son attrait touristique : les Français qui visitent le dépar- fête du Nouvel An, xyoo tshiab. Les Hmong ont su
tement sont à la recherche de grands espaces, de nature devenir une des attractions touristiques majeures du
vierge et d’aventure [Géraud, 2001]. Mais l’exotisme des département, de sorte qu’il n’existe pas une brochure
paysages ne le dispute en rien à l’exubérance des cultu- ou un guide (guyanais, métropolitain ou étranger) où
res. Brochures touristiques et agences de voyages insistent ils ne figurent en étape obligée.
en effet sur le double aspect d’une nature exceptionnelle Cet enthousiasme touristique s’accompagne d’une
et d’une profusion de groupes ethniques « pittoresques », grande méconnaissance de la société hmong, de son
passés soigneusement en revue, et dont chacun dispose histoire comme de son organisation sociale : les touristes
d’une singularité touristiquement remarquable : les métropolitains comme créoles diront des Hmong qu’ils
Créoles et leur carnaval, les Indiens et leur environne- sont « asiatiques » sans plus de précisions 7. Certains tou-
ment naturel, les Surinamais et les anciens bâtiments du ristes m’ont soutenu par exemple qu’ils « parlaient chi-
bagne de Saint-Laurent-du-Maroni où ils se sont instal- nois » et trafiquaient sûrement encore de l’opium. Les
lés. On ne peut parler véritablement de tourisme eth- clichés que la presse guyanaise avait contribué à diffuser
nique : les communautés présentes en Guyane « font à la fin des années 1970 restent vivaces [Géraud, 1997 :
partie du paysage », comme le dit si bien l’expression 51-66 ; Hassoun, 1997 : 58-67], surtout parmi les Créo-
populaire, et contribuent surtout par leur diversité au les : montagnards frustes, destructeurs de forêts, anti-
sentiment de dépaysement. communistes et suppôts de l’impérialisme occidental (les
Les Hmong occupent dans ce dispositif une place tout Créoles les soupçonnent de s’opposer pour cette raison
à fait privilégiée. D’origine laotienne 6, ils comblent la aux indépendantistes locaux). Ces stéréotypes peuvent
quête d’exotisme des touristes. On peut les trouver en être transposés de manière positive : c’est d’ailleurs
semaine aux marchés de Cayenne, Kourou ou Saint- l’usage qu’en font souvent les Métropolitains. Les pay-
Laurent, et se rendre dans leurs villages. Accès facile, sans un peu rudes deviennent des « travailleurs et défri-
accueil courtois, on sait aussi pouvoir trouver chez les cheurs infatigables », d’anticommunistes, ils se
Hmong de quoi se restaurer ou éventuellement loger transforment en « peuple insoumis et épris de liberté ».
une nuit, sans compter quelques objets-souvenirs à rap- De tels propos ne sont pas destinés à caractériser sim-
porter (ces infrastructures, même peu développées dans plement les Hmong, mais constituent souvent un

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reproche implicite adressé aux Créoles : on leur objecte exotisme qui met sur le même plan le village et l’envi-
la réussite économique des Hmong pour stigmatiser leur ronnement naturel. Les touristes sont également sensi-
manque supposé d’esprit d’entreprise, on leur oppose la bles à ce qu’on peut nommer une esthétique du décalage
réserve et la loyauté de ces villageois pour relativiser les ou de l’association insolite, un mélange de dépaysement
accusations de colonialisme que certains Guyanais adres- et de familiarité (on se trouve tout de même dans une
sent à l’État français. Ces représentations croisées contri- commune française) porteur de pittoresque. C’est ainsi
buent à nourrir la relative méfiance des Créoles envers les que le mobilier urbain, notamment les poubelles en
Hmong, tout autant que l’aura de mystère qui entoure plastique, deviennent des cibles privilégiées pour les
les villageois. C’est aussi la raison pour laquelle les divers photographes, à condition que l’arrière-plan soit consti-
responsables des villages hmong ont encouragé le déve- tué par une maison en bois. L’agence postale ou la gen-
loppement du tourisme : il s’agit de manière explicite de darmerie avec son drapeau tricolore connaissent un égal
donner aux visiteurs une image différente des Hmong, succès, pour autant que passent à proximité des femmes
dégagée de l’activité économique, de mettre l’accent sur en vêtements traditionnels (hmong ou laotien). Autre
des manifestations plus culturelles (comme la fête du critère du goût touristique, la recherche d’une forme
Nouvel An) ou de donner à voir la vie paisible qui mar- d’archaïsme, que les touristes confondent immanquable-
que le repos du dimanche. Cette stratégie consciente ment dans le village avec des indices supposés de pau-
engage l’ensemble du groupe, convaincu de jouer dans vreté ou de délabrement : rien de plus photogénique
l’accueil des visiteurs une part de son intégration dans le alors que les enfants en habits déchirés jouant dans les
département : réserve et impassibilité sont de rigueur, à flaques de boue, le bric-à-brac d’outils, de vieilles plan-
la fois parce que ces comportements sont culturellement ches et de sacs en lambeaux à proximité des habitations,
valorisés, et parce qu’ils affirment l’image d’une commu- et mieux encore, la vision fugitive d’un intérieur en
nauté « sans histoire », ainsi que le déclarent la plupart des désordre, sommairement meublé.
Métropolitains de Guyane. Qu’en est-il réellement de la prétendue indifférence
C’est ainsi que le dimanche dans les villages hmong, des villageois à la présence des touristes ? Les Hmong,
tout est mis en place pour accueillir les touristes du surtout les plus âgés, restent perplexes face aux attentes
week-end. Des stands sont installés pour la restauration des visiteurs et ne savent comment y souscrire, malgré
ou encore pour la vente d’objets artisanaux 8. Les inter- leur réelle bonne volonté. Leur silence et leurs visages
actions directes entre touristes et villageois sont toute- faussement impassibles expriment surtout leur difficulté
fois réduites : quelques achats (le marché de souvenirs à percevoir les règles du bon goût touristique : le para-
reste toutefois peu développé), quelques sourires échan- doxe tant prisé des visiteurs de ces villages français aux
gés. Si dans leur grande majorité, les Hmong admettent allures d’Asie leur est par exemple absolument étran-
cette présence touristique et son cortège d’obligations, ger 12. Plus encore, ils ne comprennent pas la nécessité
notamment celle d’être la cible des photographes 9, c’est de commenter leurs propres traditions ou leur mode de
une indifférence apparente qu’ils offrent aux objectifs, vie pour satisfaire la curiosité des touristes, et s’estime-
de sorte qu’ils évoluent comme insensibles à l’intérêt raient de toute façon incapables de tenir face à des étran-
qu’ils suscitent 10. Les touristes français sont partagés gers le rôle de porte-parole légitime de la communauté
entre le plaisir de pouvoir œuvrer à leur guise (ils disent habituellement dévolu à certains villageois s’exprimant
eux-mêmes que les Amérindiens ou les Noirs marrons 11 parfaitement en français.
sont beaucoup moins « ouverts »), et leur déception que Les Hmong plus jeunes, et surtout ceux qui ont vécu
les Hmong ne poussent pas plus loin la complaisance : en France (ils sont nombreux dans le village, plus du quart
être les simples voyeurs de l’existence villageoise, même des familles) maîtrisent toutefois beaucoup mieux le sens
avec la complicité des sujets concernés, les laisse un peu du « pittoresque ». Mais c’est avec mauvaise grâce qu’ils
sur leur faim touristique, non sans encourager une rela- voient le relatif dénuement matériel du village s’inscrire
tion réifiante aux villageois. C’est ainsi que je vis un dans les canons du « typique ». Tout d’abord parce qu’ils
jour une touriste se planter devant une jeune femme sont les premiers à regretter l’aspect, qu’ils jugent négligé,
hmong en costume et lui déclarer d’un ton catégorique : du village et des villageois, et cela indépendamment de la
« Je peux vous photographier puisque vous portez le déguise- présence de touristes. Et s’ils acceptent mal que les tou-
ment traditionnel des Hmong ! » ristes leur renvoient cette image de laisser-aller, c’est aussi
Plus que des objets donc, les touristes métropolitains parce qu’ils ont conscience qu’elle ne se justifie pas
consomment des images. Peu leur importe de les référer complètement en Guyane : ils ne pensent pas être pauvres
à un mode de vie hmong dont ils ignorent à peu près et s’indignent entre eux du regard apitoyé des visiteurs :
tout ; les ressorts de cette esthétisation sont multiples « Nous ne sommes pas comme les clandestins qui vivent à
mais dépassent largement les villages qui en sont l’objet. Cayenne dans des bidonvilles », protestent-ils souvent.
L’appréhension initiale s’opère principalement en clé Il n’a pas été question jusqu’à présent des touristes
d’exotisme et privilégie les « objets » qui en semblent guyanais. Beaucoup moins nombreux que les Métropo-
les plus marqués, le marché, les maisons, les costumes, litains, les Guyanais ne se sont jamais départis de leur
les paysages de forêt (très représentatifs de la Guyane), un méfiance, voire de leur hostilité vis-à-vis des Hmong.

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3. Un groupe de touristes
guyanais au bord du fleuve
Comté qui borde le village
de Cacao (photo de l’auteur,
1992).

Les Guyanais des milieux ruraux ne sont guère dotés de malaise face à la communauté hmong, ces anecdotes tra-
dispositions touristiques qui les porteraient à entrepren- duisent les contradictions qui pèsent sur la communauté
dre ce genre de visite ; les Créoles de Cayenne se mon- créole : l’adoption d’un mode de vie urbain largement
trent réticents à célébrer les vertus de la pluriethnicité 13. construit sur le modèle métropolitain, notamment en
La plupart des Guyanais qui viennent dans les villages matière de loisirs, se conjugue avec l’ambiguïté que ces
hmong vont déclarer y apprécier les paysages et les pro- Guyanais entretiennent envers leur propre pays et leurs
menades sur le fleuve, rien en somme de spécifiquement difficultés à accepter les images célébrées par les Métro-
hmong. La réciproque est vraie : lorsque les Hmong font politains – en l’occurrence nature sauvage et pluriethni-
du tourisme en Guyane, c’est pour se rendre dans les cité 15. Leurs attitudes toutefois choquent profondément
autres villages hmong ou admirer des sites naturels (les les Hmong dont la méfiance face aux Guyanais se trouve
plages de Cayenne ou le spectacle nocturne de la ponte renforcée. Mais leurs commentaires ne sont qu’à usage
des tortues géantes). L’idée de visiter le patrimoine archi- interne : ils n’en laissent rien paraître et s’enferment dans
tectural guyanais ou de participer à des événements festifs une indifférence apparente accrue face à ces visiteurs,
comme le carnaval leur semble incongrue 14. Ce désinté- comportement par ailleurs récurrent dans toutes les inter-
rêt pour la Guyane remonte aux origines de la présence actions fonctionnelles de la vie quotidienne qui les met-
hmong dans le département. Les Hmong racontent tent en relation avec des Créoles.
volontiers leur déception lorsqu’ils prirent conscience Ainsi le succès touristique des Hmong se construit-il
que le territoire où ils devaient s’installer était majoritai- en grande partie sur des malentendus et des incompré-
rement peuplé de Noirs, couvert d’une forêt particu- hensions mutuelles. Visiteurs et villageois se côtoient sans
lièrement dense et soumis à un climat difficile, bien que jamais la barrière entre eux ne se rompe vraiment.
loin de la France dont ils avaient rêvé. Dans le cadre de Ce sont en revanche des répercussions bien plus profon-
cette défiance réciproque, les touristes créoles peuvent des qu’entraîne la visite des Hmong de la diaspora.
adopter des comportements délibérément outranciers :
ils semblent ignorer les villageois, commentent en leur
présence et en français les attitudes des Hmong en fei-
gnant de ne pas être compris et n’hésitent pas par exemple ■ Les Hmong de France
à se promener en maillot de bain dans les rues, un laisser- en villégiature en Guyane
aller vestimentaire qu’ils reprochent précisément aux
Métropolitains de Cayenne et de Kourou évoluant en De nombreux Hmong qui vivent en France métro-
ville en tenue décontractée, signe pour les Créoles d’un politaine mais aussi aux États-Unis se rendent en effet
mépris certain envers les Guyanais. Plus encore qu’un en Guyane. Ces touristes ont des préoccupations assez

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semblables à celles de leurs homologues métropolitains : souvenir les Hmong à la messe, à l’école, au libre-service
rejoindre leurs parents à l’occasion des vacances scolai- pour témoigner auprès de ceux restés en France que,
res. Les voyages entre les différentes zones d’implanta- même dans la forêt tropicale, les Hmong de Guyane ont
tion de la diaspora sont d’ailleurs fréquents et alimentent des préoccupations semblables à celles de n’importe quel
des mouvements réguliers entre la France, la Guyane et Français. Mais les touristes hmong filment ou photo-
les États-Unis. Les Hmong en visite en Guyane témoi- graphient également toutes sortes de scènes ou d’acti-
gnent de peu d’intérêt pour le département dans son vités champêtres quotidiennes : les Hmong sur les
ensemble : l’essentiel de leur activité consiste à résider tracteurs, les Hmong en train de cultiver leurs champs,
dans le village de leur famille, ou à se rendre dans les de charger les camions de légumes et de fruits pour se
autres villages hmong. Leur présence culmine avec la rendre au marché, ainsi que diverses natures mortes en
fête de xyoo tshiab, le Nouvel An hmong, qui se tenait tant qu’elles renvoient à l’agriculture (champs et serres,
généralement en octobre, mais que les villageois ont arbres fruitiers, canalisations hydrauliques, matériels
décidé de faire coïncider avec les vacances scolaires de agricoles, etc. 18). Bref, la vie rurale dans son ensemble
Toussaint afin de pouvoir accueillir à la fois leurs parents fait l’objet d’une appropriation esthétique qui s’accom-
venus de France et les nombreux touristes métropoli- pagne d’un discours enchanté sur le retour aux origines
tains en congé 16. des Hmong.
Contrairement aux visiteurs « étrangers », les touristes Dans leurs propos, on retrouve de manière conjointe
hmong sont intégrés pleinement aux activités des villa- les diverses catégories du goût touristique des Métro-
geois mais leurs réactions face à leurs cousins de Guyane politains en visite dans le village : archaïsme, exotisme,
sont assez contrastées. La vie guyanaise leur apparaît célébration de la nature et attrait pour les objets ou
plutôt dure : travail des champs, climat difficile, éloigne- spectacles culturels « typiques », des plus quotidiens (cos-
ment dans un pays où les infrastructures de loisirs et de tumes ou architecture par exemple) aux plus festifs (la
consommation leur semblent très insuffisantes. Lors de fête de Nouvel An). Mais leur philo-ruralisme affiché
ces réunions familiales, un des jeux préférés consiste à renvoie surtout à la valorisation d’une authenticité
échanger des remarques tantôt acerbes, tantôt ironiques hmong retrouvée, qui n’existe que de manière diffuse
sur les uns et les autres : les Hmong de Guyane raillent chez les visiteurs français. Des paysages tropicaux, les
la corpulence et la pâleur de leurs cousins, peu habitués touristes hmong diront qu’ils sont semblables à ceux qui
aux travaux physiques, ceux de France tournent en déri- entouraient leurs ancêtres en Asie, et que l’osmose avec
sion les villageois qu’ils traitent de « ploucs » ou d’arrié- la nature est inscrite dans la culture hmong éternelle. Ils
rés. De tels comportements expriment avant tout, et de ne sauront s’empêcher d’éprouver un léger mépris face
manière très convenue, un clivage urbain/rural qui cor- au relatif dénuement matériel ou à l’archaïsme des struc-
respond à une réalité sociologique. En effet, arrivés à la tures villageoises, mais y verront aussi l’absence de pol-
fin des années 1970 17, les Hmong installés en France lution culturelle et le témoignage d’une vie simple et
résident dans leur grande majorité dans les banlieues des naturelle. Ils vont s’enthousiasmer pour la condition de
villes françaises et occupent essentiellement des emplois paysans des Hmong de Guyane, conforme disent-ils à
salariés d’ouvriers. Cependant, les Hmong de France leur histoire et à leurs traditions, se féliciter de l’isole-
éprouvent une fascination pour ces villages au cœur de ment des villages qui leur permettrait de fonctionner
la forêt, et sont nombreux à se laisser aller à la célébration encore comme conservatoire de la vie passée. Enfin, ils
des charmes d’une vie archaïque. Cette rêverie nostal- vont exhorter les villageois à ne rien changer à leur
gique est inspirée par ce qui leur semble être une évi- existence, pour préserver en Guyane l’essence de la tra-
dence : les villages hmong de Guyane représentent la dition hmong.
permanence de ce que fut la vie passée au Laos. Les Forts de ces convictions, les visiteurs hmong sont de
Hmong de France déclarent très souvent aimer l’exis- plus en plus nombreux à franchir un pas supplémen-
tence bucolique en Guyane : « On peut enfin savoir taire : ils décident de s’installer comme agriculteurs en
comment c’était au Laos, on retrouve une partie de notre his- Guyane, n’hésitant pas, si le manque de place les y
toire. On vient en Guyane pour se ressourcer dans nos tradi- contraint, à fonder de nouvelles implantations où la vie
tions et notre passé. On peut y voir la vraie vie des Hmong », se révèle particulièrement difficile 19. Ce mouvement
disent-ils. d’immigration en direction de la Guyane s’était amorcé
Ainsi, ces visiteurs un peu particuliers déploient-ils il y a une douzaine d’années, où de nombreuses familles,
dans les villages une activité touristique intense. Appa- peu satisfaites de leur intégration professionnelle en
reils photographiques et camescopes au poing, ils France et désireuses de se rapprocher de membres de
traquent des scènes que les touristes non hmong trou- leur lignage, étaient parties rejoindre leurs cousins guya-
veraient tout aussi dignes d’intérêt : tableaux de genre nais. Mais depuis peu, les motivations affichées ont évo-
au marché, vieilles femmes en costume, baignades des lué : la volonté de quitter une existence urbaine en
enfants dans le fleuve. Certaines activités villageoises France, de respecter ce que l’on définit comme son
peuvent susciter une curiosité qui ressortit à ce que j’ai identité hmong, de se ressourcer en quelque sorte, sont
appelé l’effet de décalage. On photographie à titre de autant de raisons mises en avant par des Hmong qui

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4. Séance photo lors du Nou-


vel An hmong : contraire-
ment aux apparences, les pho-
tographes sont des Hmong
de Guyane et la jeune femme
qui pose devant les objectifs
est en visite dans le village
(elle vit habituellement en
France). Elle porte un cos-
tume hmong offert à la
communauté de Guyane par
une association culturelle
hmong de Chine (photo de
l’auteur, 1992).

maîtrisent par ailleurs correctement les codes de la années après leur arrivée en Guyane. C’est plutôt par
société française 20. Que cette volonté d’immigrer en opposition au monde citadin que les Hmong de France
Guyane obéisse à d’autres types d’explications : frustra- projettent sur la ruralité les origines préservées d’un
tions professionnelles en France ou difficultés d’insertion univers traditionnel. Somme toute, et comme bien des
économique ou sociale, ne fait aucun doute. Mais il touristes occidentaux dont ils partagent les représenta-
n’en reste pas moins que le sentiment néo-ruraliste/ tions, les Hmong de France ont tendance à confondre
traditionaliste est au cœur de la décision que prennent voyage dans l’espace et retour dans le temps, exotisme
ces familles : attrait premier ou justification ultérieure, et authenticité culturelle, archaïsme supposé et préser-
le désir de retrouver une vie authentique (et authenti- vation des traditions.
quement hmong) est toujours explicitement donné Les comportements des touristes hmong ne sont donc
comme la raison principale du départ et servira égale- pas sans provoquer un certain malaise chez les villageois.
ment à supporter les difficultés initiales de l’installation Tout d’abord, ils considèrent l’association entre vie agri-
en Guyane. cole et tradition comme abusive et quelque peu humi-
La fascination que les touristes hmong éprouvent face liante, car en devenant maraîchers en Guyane, ils ont le
aux villages de Guyane n’est pas exempte d’ambiguïté : sentiment d’avoir accédé à un mieux-être économique
le discours se révèle toujours double, critique d’une et à un niveau de consommation respectable : ils s’offus-
certaine primitivité ou d’une forme d’arriération, en quent de voir leur situation confondue avec celle qui
même temps que célébration d’une existence originelle. prévalait au Laos, synonyme pour eux de pauvreté et de
Sous ces deux aspects, le jugement oppose et compare sous-développement. De ce point de vue, le malentendu
un style urbain, occidental, avec le mode de vie en se révèle total lorsque les Hmong de France se permet-
Guyane, soit pour en déplorer les manques, soit pour tent de critiquer les aspirations de leurs cousins de
interpréter ces manques comme des gages de préserva- Guyane à participer pleinement au progrès technique, à
tion culturelle. Il n’est pas jusqu’à l’apologie de l’agri- développer la scolarisation des enfants, voire à immigrer
culture comme témoignage de l’identité hmong qui ne en France : les Hmong de Guyane sont ainsi accusés de
procède d’une confusion majeure et ne s’inscrive dans se détourner de leur culture par ceux-là mêmes qui,
une esthétique urbaine. Car l’équivalence que posent les parce qu’ils vivent dans les villes françaises, incarnent
Hmong de France entre ruralité, traditionalité et conti- pour les villageois une forme d’idéal de promotion
nuité historique, se révèle totalement inexacte : le sociale. La situation se complique d’autant plus que cer-
maraîchage pratiqué en Guyane est une activité récente, tains agriculteurs hmong de Guyane en qui les Hmong
destinée à alimenter le marché des villes et dont les de France reconnaissent la figure de l’éternel paysan se
techniques ont été enseignées aux Hmong quelques trouvaient être quelques mois auparavant ouvriers dans

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la banlieue de Bourges ou de Nîmes. C’est avec une formèrent leurs élèves, dont certains vivent à présent en
certaine ironie qu’ils endossent leur nouveau person- Guyane, à l’archivage d’une « culture » hmong qu’ils ont
nage, non sans se priver de raconter leur histoire per- largement contribué à forger dans sa représentation
sonnelle à des cousins citadins auxquels ils donneront actuelle. Il n’est donc pas étonnant de trouver chez les
peut-être l’envie de venir à leur tour s’installer en Hmong de Guyane une telle prédisposition à la célé-
Guyane. Ainsi les apparences se montrent-elles souvent bration des modes de vie anciens.
trompeuses, et floues les frontières qui distinguent Si les conceptions missionnaires de la culture ont pré-
Hmong de France et de Guyane, agriculteurs et citadins, figuré un processus de patrimonialisation, le rapport à
touristes et résidents, dans un concert où chacun peut l’identité culturelle et son usage social s’est cependant
jouer plusieurs partitions. grandement modifié, notamment sous l’influence de
Hmong plus jeunes, ayant grandi en Métropole et rela-
tivement affranchis des canons imposés par les mission-
■ Le développement d’un tourisme naires 22. En Guyane désormais, la référence au passé
accepte quelques approximations (le Laos reste une
culturel hmong entité diffuse, un ailleurs mythifié, mais largement
méconnu 23) et l’identité ethnique que revendiquent les
Les faux-semblants et paradoxes de l’interaction tou- Hmong élevés dans les pays d’accueil mélange et associe
ristique entre Hmong s’expliquent si l’on recourt à des éléments très disparates. Il leur arrive par exemple
l’histoire de la communauté. L’origine de l’opposition de se réclamer d’une identité « asiatique », vaguement
rural/urbain, si déterminante dans les jugements des tou- référée aux dessins animés japonais, aux films en prove-
ristes hmong, remonte aux années 1950 et surtout 1960 nance de Hong Kong ou à la pratique des arts martiaux.
au Laos, où les Hmong s’étaient placés dans une logique Il n’en reste pas moins que les influences de la culture
d’intégration nationale. Certains d’entre eux s’étaient laotienne, que l’orthodoxie missionnaire avait pourtant
installés dans les villes et occupaient des emplois admi- tenté d’éradiquer, sont clairement assumées comme par-
nistratifs, ce que rendait possible un relatif effort de tie intégrante de l’identité hmong. Le Centre culturel
scolarisation de l’État laotien envers l’ensemble de la en projet en Guyane se proposait d’ailleurs de promou-
population 21. Cette logique d’intégration a favorisé voir conjointement les cultures « hmong et laotiennes »,
l’intériorisation d’un clivage ville/campagne diffusé par ce qui permet d’intégrer dans le processus de patrimo-
les instances administratives laotiennes : les Hmong se nialisation des éléments comme les danses, les costumes
sont convaincus d’une forme d’infériorité en tant que et la cuisine d’origine laotienne 24.
paysans et que groupe ethnique minoritaire, tandis que La consommation culturelle, qu’elle soit destinée aux
les villes apparaissaient comme un univers privilégié de touristes métropolitains, hmong, ou même aux vil-
bien-être matériel et surtout comme le lieu de la culture lageois, s’est imposée comme une pratique sociale
dominante. L’opposition est si fortement intériorisée légitime. Certes, ceux qui incarnent au quotidien ces
qu’en Guyane aujourd’hui, comme au Laos jadis, la nouveaux comportements se recrutent encore majori-
parole des gens de la ville reste légitime : même s’ils ont tairement parmi les Hmong détenteurs d’un capital sco-
conscience que leur vie actuelle est fort différente de leur laire et d’une position sociale obtenue en dehors de la
condition au Laos, les Hmong de Guyane tendent à se communauté villageoise (sur la base par exemple d’un
soumettre à l’idée qu’ils sont les dépositaires d’un mode diplôme et d’une insertion professionnelle dans la
de vie ancien désormais célébré. Ces agriculteurs, société globale). Mais les entreprises de tourisme (de
enclins à autodépréciation en tant que ruraux, se trou- tourisme culturel en particulier) font désormais partie
vent de ce fait symboliquement valorisés par le statut qui des perspectives affichées de développement. Depuis
leur est assigné de représentants de la culture hmong et, une dizaine d’années déjà, des projets s’étaient dessinés
jusqu’à un certain point, se prennent au jeu de l’authen- – sans réel succès – qui témoignaient de cette conversion
ticité retrouvée. S’il n’est pas surprenant de constater que à la mise en scène de la communauté 25. Le pas est désor-
la dichotomie rural/urbain structure l’esthétique des mais franchi avec des réalisations concrètes : un villa-
Hmong de France, généralement citadins, il importe de geois organise des randonnées forestières centrées sur la
souligner qu’elle entraîne paradoxalement la relative flore guyanaise et les plantes utilisées dans la pharmaco-
connivence de leurs cousins de Guyane. pée traditionnelle hmong ; une association de promo-
Autre facteur important, la scolarisation des Hmong tion du tourisme est en train de voir le jour, qui se
au Laos a souvent été assurée par des missionnaires fran- propose de baliser des sentiers forestiers, mais également
çais qui sont d’ailleurs à l’origine du projet d’installation des parcours à l’intérieur de l’espace habité, maisons,
des Hmong en Guyane. Or ces derniers étaient animés village et champs cultivés, afin que les touristes puissent
d’une volonté farouche de sauvegarde de la culture découvrir la quotidienneté des Hmong en Guyane. Le
hmong « traditionnelle » et s’engagèrent dans de vastes projet de « Centre de recherche sur les cultures hmong
entreprises de collecte, de transcription et de conserva- et laotiennes », soumis à la Direction régionale des
tion d’éléments de folklore (chants, mythes, objets). Ils Affaires culturelles de Guyane, se donnait pour but

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5. En novembre 2001, la fête


de Nouvel An hmong avait
été placée sous le thème du
« Devoir de mémoire » par
ses organisateurs, un devoir
qui signifiait explicitement le
nécessaire respect des tradi-
tions héritées du passé comme
l’affirmation d’un hommage
rendu aux fondateurs des vil-
lages hmong en Guyane, aux-
quels d’ailleurs un « Diplôme
d’honneur » a été très solen-
nellement remis. Les annon-
ces publicitaires sont celles des
diverses entreprises guyanai-
ses qui apportent un soutien
financier à la manifestation
(photo Gérard Shong Geu).

explicite de « mettre en valeur le patrimoine des villages pour train de devenir un village de Guyane comme n’importe lequel,
favoriser l’intégration des jeunes et le développement du tou- qui n’a plus rien d’asiatique », s’indignent-ils. Et certains
risme », patrimoine qui, outre les objets et pratiques se de rajouter : « Que restera-t-il comme témoignage des débuts
référant aux modes de vie anciens, englobe des domai- du village ? Il faudrait que l’on garde quelques maisons ancien-
nes issus de la tradition hmong, mais davantage carac- nes pour montrer aux plus jeunes. » Dans le même esprit,
térisés dans nos sociétés comme « artistiques » (musique, on emmène les touristes hmong dans les villages des
chant, littérature, danse et chorégraphie), ainsi que nouveaux immigrants pour « leur montrer comment c’était
« l’environnement, la faune, la flore [...] les sites amérindiens, au début à Cacao » et certains Hmong qui habitent les
coloniaux ou du bagne » 26. Si l’héritage culturel reste une implantations récentes se flattent de revenir à la situation
composante déterminante de ce que les Hmong conçoi- des pionniers de 1977. Les villageois sont fiers d’exhiber
vent de leur identité, le village dans l’ensemble de ses les rares parcelles rizicoles qu’ils plantent chaque année :
dimensions (environnementale, naturelle, agricole 27, s’ils proclamaient les avoir gardées à titre de souvenir de
archéologique ou architecturale) se trouve promu au l’existence au Laos, ils les présentent désormais à leurs
rang de symbole identitaire et fait l’objet d’une patri- cousins en vacances comme des vestiges des premiers
monialisation désormais institutionnalisée. temps en Guyane 28. La communauté guyanaise est en
Deux traits caractérisent les changements récents qui train d’accéder à une légitimité historique intrinsèque
affectent la représentation de l’identité hmong. La réfé- et célèbre à présent une origine propre tandis que le
rence au passé, dont l’usage est récurrent, change de modèle des Hmong au Laos perd de son importance 29.
contenu. La nostalgie des origines se porte à présent sur Autre tendance dans la construction symbolique de
les premiers temps des villages hmong en Guyane : on l’identité, la « naturalisation » de la culture hmong, lar-
a commémoré en grande pompe les vingt ans de Cacao gement essentialisée et réifiée, s’accompagne d’une
et la mémoire collective fait très largement état, avec « culturalisation » de la nature 30. L’appréhension de
emphase et héroïsme, de la période d’installation. La fête l’environnement naturel fait partie de l’esthétisation glo-
du Nouvel An hmong organisée en novembre 2001 était bale du village, qu’elle s’opère sous forme d’une
d’ailleurs placée par ses organisateurs sous le thème du contemplation des paysages, d’une appropriation scien-
« devoir de mémoire », ce qui signifiait explicitement tifique naturaliste ou d’une mise en scène de l’ethno-
pour eux la mémoire des « traditions » héritées du Laos botanique hmong. Si les touristes hmong ou
autant que l’hommage rendu aux fondateurs du village. métropolitains réclament des balades sur le fleuve ou des
Les débats actuels parmi les villageois autour du pro- randonnées, certains jeunes villageois n’hésitent plus à
gramme de rénovation des maisons témoignent de ce investir le village et ses environs comme espace de loi-
basculement : les anciennes habitations en bois sur pilo- sirs : ils y font du jogging ou de grandes promenades
tis sont progressivement détruites pour être remplacées romantiques en forêt. Ils sont quelques-uns à avoir fait
par des maisons en ciment et bois, jugées moins carac- récemment l’acquisition de pirogues qui leur permettent
téristiques. Or certains le déplorent : « Les touristes ne d’aller pêcher sur le fleuve, mais aussi d’organiser des
viennent pas ici pour voir des maisons guyanaises. On est en sorties familiales le dimanche consacrées à la baignade.

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On assiste ainsi depuis peu au développement d’activités


qui traduisent aussi ce rapport nouveau, plus hédoniste
en quelque sorte, à l’environnement naturel comme
source de loisirs et d’émotions esthétiques.
Le rôle des Hmong de France, touristes ou résidents
néo-ruraux, a été décisif dans cette mutation. L’esthé-
tique ruraliste et traditionaliste dont ils sont imprégnés
n’est pas spécifique à la communauté : il n’est guère
besoin d’insister sur l’engouement actuel dans les socié-
tés occidentales pour le patrimoine au sens large, le
terroir, l’authenticité retrouvée, pour comprendre que
les Hmong assument ainsi à leur manière les valeurs de
la société globale 31. Relayés en cela par des institutions
administratives françaises 32, les Hmong de France ont
permis de légitimer au sein de la communauté de
Guyane les pratiques de patrimonialisation en les inscri-
vant dans une apparente continuité culturelle, à la fois
parce qu’elles ne se posaient pas en rupture avec le passé,
bien au contraire, et parce qu’elles pouvaient sembler
endogènes, puisque portées par des Hmong 33.
Sous couvert d’une apparente homogénéité culturelle,
ce sont bien des stratégies sociales (et non pas seulement
culturelles) qui sont engagées dans ce processus : les idéo-
logies dominantes ne se sont pas imposées brutalement de
l’extérieur, mais ont été diffusées par des groupes d’acteurs
– hmong en l’occurrence – dont les prises de position (sur
la culture, la tradition, l’identité ou le patrimoine hmong)
traduisent des positions sociales spécifiques et mutuelle-
ment définies les unes par rapport aux autres. De la même
manière, les réactions des villageois face aux représenta-
tions de l’authenticité hmong dépendent des statuts
6. Ce dessin illustrait le programme de la fête de Nouvel An sociaux qui les distinguent, tant de leurs cousins de France,
hmong organisée en novembre 2000. C’est une des premières
fois où l’on évoquait à cette occasion directement la vie des que des autres membres du groupe en Guyane, ainsi que
Hmong en Guyane, notamment leur activité quotidienne de du rapport particulier entretenu à la société globale 34. Les
maraîchage (le camion qui permet à chaque agriculteur de se clés d’interprétation de la situation contemporaine des
rendre aux champs et au marché). La maison représentée est Hmong sont donc en partie à chercher dans la diversifi-
l’une des anciennes habitations en bois sur pilotis qui datent de cation sociologique – déjà embryonnaire au Laos – qui
l’origine du village et sont progressivement détruites, mais qui structure la communauté depuis l’exil et caractérise son
a été jugée plus « typique » par le Comité d’organisation de la
fête. insertion dans les pays d’accueil. En ce sens, la société
hmong actuelle est le produit d’une histoire qu’elle n’a pas
toujours écrite, mais qui est incontestablement la sienne. ■

Notes 2. On pourra consulter à titre comparatif


les travaux sur le tourisme ethnique chez les
2 000 personnes selon les chiffres du recense-
ment de 1999 et mes propres estimations après
Hmong en Asie du Sud-Est, bien que la situa- une dernière enquête réalisée en novembre et
1. Les spécialistes de l’anthropologie du tion se révèle assez différente de celle des décembre 2001) vivent presque exclusivement
tourisme me pardonneront de schématiser ces communautés de Guyane. Cf. Jean Michaud dans ces villages où résident par ailleurs quel-
[Picard & Wood, 1997 : 128-154] ou encore ques Brésiliens et Métropolitains. La plupart des
deux positions que nombre d’entre eux occu-
Franck Michel [1995 : 125-237]. villageois sont maraîchers et approvisionnent
pent avec beaucoup plus de finesse et de nuance les marchés des villes guyanaises (quelques-uns
que je ne le laisse entrevoir. On trouvera une 3. Les premières familles hmong ont été sont employés par la commune, travaillent
présentation systématique des travaux anglo- installées en Guyane dans le village de Cacao comme enseignants dans les villages, ou encore
saxons en anthropologie du tourisme dans les en 1977. Un deuxième village a été créé trouvent des emplois salariés notamment à
ouvrages de D. Nash [1996], P. M. Burns en 1979. On assiste depuis dix ans à des tenta- Cayenne. À titre d’exemple, dans le village de
[1999], ou en se reportant à l’article introductif tives plus ou moins réussies d’implantations Cacao, situé à une heure de route environ de
de R. E. Wood [Picard & Wood, 1997 : 1-34]. nouvelles. Les Hmong de Guyane (environ Cayenne, sur lequel ont porté principalement

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mes recherches, moins de trente villageois marronnage au temps de l’esclavage. Parmi eux, contemplation esthétique très classique des
hmong ont un emploi salarié sur une popula- les Saramakas qui vivent sur le littoral de la marchés populaires.
tion active d’environ 400 personnes). Les Guyane, généralement regroupés en villages ou
Hmong de Guyane sont généralement citoyens en quartiers, connaissent un relatif succès auprès 19. En 1990, un village hmong s’était créé
français, mais un quart d’entre eux ont encore des visiteurs car ils sont des artisans sculpteurs à Rocoucoua sur la commune d’Iracoubo, mais
un statut de réfugié politique et sont de natio- renommés. Les populations marronnes (Boni et il a été déserté. Non loin de là, un autre village
nalité laotienne ou thaïlandaise. Djuka notamment) qui vivent le long du Maroni s’est construit à Counamama, où vivent une
sont présentées comme attraction touristique douzaine de familles ; une quinzaine de familles
4. Je reprends ici les expressions consacrées « ethnique » des excursions fluviales. sont installées à Corossony, sur la commune de
dans la société guyanaise pour désigner par Régina. Notons que si le retour en Guyane
« Métropolitains » les ressortissants de la France 12. Lors de la fête de Nouvel An par obéissait, il y a dix ans, à des stratégies ligna-
continentale dans le département, distingués exemple, les Hmong organisent des tournois gères, il tend à devenir de plus en plus un choix
des « Créoles », descendants d’esclaves africains sportifs qu’ils pensent susceptibles de plaire aux personnel, celui d’un individu ou d’un couple
qui forment la majeure partie de la population. touristes et aux jeunes gens. Ils n’ont en aucun qui va entraîner avec lui sa famille proche. Cela
Contrairement aux Antilles, il n’existe pas en cas conscience que les touristes seront séduits explique que ces nouveaux arrivants ne s’ins-
Guyane de communauté d’origine française avant tout par le caractère insolite d’un match tallent pas dans les villages existants, où ils ne
implantée depuis plusieurs générations. Les de foot ou d’une partie de jeu de boules bénéficient pas nécessairement de solidarités
Métropolitains sont souvent de passage et peu lorsqu’ils se trouvent passionnément commen- familiales fortes, mais soient amenés à résider
nombreux sont ceux qui s’établissent sur place. tés au micro en langue hmong. dans les implantations récentes.
5. Selon une enquête INSEE/Comité du 13. Sur l’ambiguïté du discours sur la 20. Dans leur majorité, les nouveaux arri-
tourisme de Guyane en 1996-1998, 38,3 % des pluriethnicité en milieu créole, voir : [Jolivet, vants ont fait des études supérieures en France
touristes viennent en Guyane pour affaires, 1990]. ou aux États-Unis et bénéficiaient souvent
37,1 % pour rendre visite à leur famille (chiffres d’une insertion professionnelle convenable en
14. Il est arrivé que des groupes hmong France (l’un d’entre eux par exemple y était
publiés par le CTG). participent aux défilés carnavalesques de informaticien). Les villageois disent eux-
6. La majorité des Hmong installés en Cayenne : cette décision avait été prise par les mêmes qu’on reconnaît tout de suite les nou-
Guyane vivaient dans le nord du Laos, et ont responsables villageois en concertation avec veaux car « ils parlent comme les Français » (ils
fui ce pays en direction de la Thaïlande à partir l’administration guyanaise, mais elle ne corres- désignent ainsi leur parfaite maîtrise de la lan-
de 1975. Quelques familles hmong sont origi- pondait en rien à un mouvement spontané et gue). Ces immigrés récents trouvent souvent à
naires du Vietnam, qu’elles avaient quitté pour n’a pas connu de suite. s’employer dans les communes environnantes
des raisons politiques au milieu des années 1950 15. La plupart des touristes créoles qui en plus de l’agriculture, ce qui leur assure un
pour se réfugier au Laos, avant de connaître à viennent dans les villages hmong et de façon revenu régulier. Leurs trajectoires permettent
nouveau l’exil en 1975. générale entretiennent un rapport touristique à de parler véritablement de choix de retour à la
7. Ce qualificatif est d’autant plus surpre- la Guyane sont en fait des Créoles antillais, ins- terre : ces Hmong savent qu’ils peuvent à tout
nant qu’il existe en Guyane une importante tallés dans le département ou simplement en moment retourner en France où ils trouveront
communauté d’origine chinoise, avec laquelle vacances, et dont les dispositions esthétiques un emploi urbain sans difficulté, ce qui n’est
les Hmong ne se sont jamais ni associés, ni sont assez proches de celles des Français métro- pas le cas des Hmong de Guyane qui envisagent
confondus. politains en visite. l’agriculture comme le seul destin possible
compte tenu de leurs compétences.
8. Broderies, flûtes en roseau, petites piè- 16. Sur le Nouvel An hmong en Guyane,
ces en vannerie, imitations de bijoux hmong, voir : [Géraud, 2000]. En 2001, le choix de la 21. Voir : [Yang Dao, 1975]. Pour avoir
et autres pièces souvenirs sans grand rapport date du Nouvel An à Cacao a donné lieu à un un aperçu de la diversification sociologique qui
avec la tradition hmong (insectes sous verre, conflit assez important au sein du village qui s’était amorcée au Laos, on pourra également
tableaux en ailes de papillon) constituent cet s’est clivé en deux camps autour de cette affaire. se reporter à l’ouvrage de J.-P. Hassoun [1997 :
artisanat pour touristes. Notons que les brode- Chaque parti a organisé sa propre manifesta- 87-95].
ries figuratives évoquant la vie passée au Laos tion, l’une en novembre comme cela se faisait 22. Le traditionalisme des missionnaires
ou la fuite vers la Thaïlande sont devenues aux depuis plusieurs années, l’autre en décembre, fait une place de choix à ce qui relève de la
États-Unis les pièces-phares d’un artisanat (ou c’est-à-dire plus en conformité avec la « tradi- littérature orale et exige une maîtrise de la lan-
d’un art populaire ?) hmong, auquel se consa- tion » qui fixe la date de Nouvel An à la pre- gue hmong, de son usage poétique notamment,
crent de nombreuses galeries [Conquergood, mière lune de décembre. que n’ont plus les jeunes villageois.
1992]. Toutefois, ces tableaux textiles ne 17. Les Hmong installés en France à partir
connaissent pas le même succès en Guyane, ni 23. L’ouverture récente du Laos au tou-
de 1976 étaient censés permettre de redynami- risme a permis depuis peu de temps à de nom-
auprès des villageois qui les importent mais ne ser les campagnes frappées par l’exode rural. En
leur accordent pas une grande importance, breuses familles hmong de retourner en visite
réalité, les Hmong se sont massivement dirigés dans leur pays d’origine. Le Laos tend donc à
ni auprès des touristes qui doutent de leur ori- vers les villes pour y trouver des emplois
gine et les considèrent comme des objets redevenir une destination accessible.
urbains. Depuis quelque temps cependant, cer-
« commerciaux ». tains retournent à des activités agricoles desti- 24. Depuis une dizaine d’années d’ail-
9. Ils s’y prêtent plus volontiers dans leurs nées à un marché urbain. Ce n’est pas un hasard leurs, des Laotiens se sont installés en Guyane,
villages, où le « pacte » de l’interaction touris- si de nombreuses familles se rendent à présent dont certains dans les villages hmong. Leurs
tique est clairement perçu, que sur le marché en Guyane, inversant le sens de l’immigration, trajectoires individuelles sont souvent assez voi-
de Cayenne où ils se rendent en tant pour y devenir maraîchers et éviter la proléta- sines de celles des Hmong venus de France.
qu’agriculteurs. risation ou le chômage en Métropole. Sur la C’est aussi sous l’influence des Hmong de
situation des Hmong en France, voir : [Has- France, habitués à se définir comme laotiens
10. Il n’y a guère que durant la fête de soun, 1997]. Pour plus de précisions sur les (ou d’origine laotienne) auprès des Français,
Nouvel An que les Hmong posent ouverte- difficultés d’insertion des jeunes générations que s’est renforcée la tendance à associer cultu-
ment devant les objectifs des autres villageois ayant grandi en France, voir : [Gauthier, 1999]. res hmong et laotienne.
comme des touristes.
18. Les touristes métropolitains en revan- 25. Parmi ces projets dont les Hmong par-
11. De nombreux groupes sociaux se sont che s’intéresseront plus aux Hmong agricul- lent depuis plusieurs années – et dont il n’est
constitués à l’issue des mouvements de teurs lorsqu’ils se rendent au marché, dans une pas exclu qu’ils les réalisent –, citons celui de

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création d’une société immobilière hmong très représentatif de la manière dont les Hmong politique). Les albums photos qu’ils conservent
pour construire un hôtel et édifier des résiden- conçoivent la promotion culturelle du village. de leur voyage ne sont d’ailleurs pas sans rap-
ces secondaires destinées à des Français ou des peler les clichés que saisissent les Hmong de
27. Les Hmong accordent une place de France dans les villages de Guyane.
Hmong épris de nature et de vie « authenti- choix au « patrimoine agricole » dans la mise
que », un projet d’éco-musée vivant mettant en en valeur du village : il leur paraît désormais 30. Comme le montre L. Leprêtre [2000],
situation au cœur même du village des scènes naturel de faire visiter les champs et les serres ; les mêmes ambiguïtés sont mises à l’œuvre dans
caractéristiques de la vie d’autrefois, l’aména- certains ont prévu de créer une rizière « témoi- la création d’un parc naturel en Guyane, destiné
gement d’une base nautique et d’un jardin gnant de l’importance du riz dans l’alimentation des à protéger tout autant la nature que les peuples
botanique sur les berges du fleuve. Autre idée Asiatiques » à l’entrée du village, qui constitue- « naturels » par excellence que représentent les
en germe : des « archives vidéo » sur la vie des rait une étape de l’éco-musée en projet. Amérindiens.
Hmong à Cacao, depuis les pratiques rituelles D’autres encore veulent installer un parc agri-
du Nouvel An jusqu’au maraîchage. Les objets cole au cœur de Cacao où les touristes pour- 31. Il serait même plus juste d’y voir un
vendus aux touristes ont évolué depuis plu- raient admirer les arbres et les plantes dont les des aspects de ce qu’il est convenu d’appeler
sieurs années : pendant longtemps par exemple, produits ont fait la réputation des Hmong au depuis quelques années la « mondialisation »,
seuls des motifs « classiques » étaient disponibles marché de Cayenne. Il va de soi que ces pro- processus où la diffusion des valeurs « globales »
sur les tee-shirts, couple ou jeune fille hmong positions visent avant tout à assurer la promo- s’accompagne de l’efflorescence des identifica-
en costume traditionnel. À présent, on trouve tion de l’agriculture dont les Hmong tirent tions « locales ».
à acheter d’autres modèles où figure un l’essentiel de leurs revenus. Les élus municipaux 32. Sur la définition du patrimoine ethno-
Hmong au volant de son camion en route pour hmong veulent désormais s’inscrire, notam- logique en Guyane, voir : [Collomb, 1998].
le marché, les salades tressautant à l’arrière du ment au travers de manifestations de ce genre,
véhicule, le tout sur fond d’une carte de dans une démarche de labellisation de certains 33. Les Hmong d’origine métropolitaine
Guyane : bref, la quotidienneté actuelle, et non produits agricoles. C’est d’ailleurs explicite- sont par ailleurs souvent les principaux bénéfi-
plus la référence au passé et à la tradition, ment dans cette optique que le conseil muni- ciaires de ces entreprises de promotion cultu-
comme symbole d’identité. Dans le même cipal a demandé en décembre 2001 que le relle et touristique et se retrouvent à la tête de
esprit, l’illustration du programme de la fête de village de Cacao soit rattaché au parc naturel la plupart des projets patrimoniaux. Les habi-
régional de l’est de la Guyane. tants des nouvelles implantations affirment
Nouvel An hmong en novembre 2000 faisait ouvertement vouloir développer, à côté de
pour une fois directement référence à la vie en 28. À l’origine, les Hmong devaient pra- l’agriculture, les structures nécessaires pour un
Guyane : un couple en vêtements traditionnels tiquer en Guyane la riziculture, qu’ils ont aban- éco-tourisme qu’ils jugent plus rentable et
y surplombe une représentation du village donnée quelques années après leur arrivée. moins fatigant.
explicitement pensée par les auteurs du dessin Quelques parcelles sont plantées chaque année
comme la juxtaposition de trois éléments, les pour la récolte du riz consommé lors des fêtes 34. Comme je le précisais à la note 3, cer-
maisons en bois sur pilotis, le camion vert qui de Nouvel An hmong. tains d’entre eux sont, non pas maraîchers
évoque l’activité agricole et la parabole qui comme la majorité des villageois, mais institu-
renvoie aux liens entretenus avec le monde 29. Si le modèle laotien tend à ne plus être teurs, animateurs culturels, responsables admi-
(« On a voulu montrer Cacao dans la forêt à l’heure une référence utopique, c’est également parce nistratifs ou employés municipaux, et sont
d’internet »). qu’il a acquis une nouvelle réalité chez les amenés à prendre des positions spécifiques sur
Hmong qui y retournent pour de brefs séjours. le rôle des traditions et de la culture dans le
26. Ces citations sont extraites des docu- Les villageois de Guyane peuvent être amenés développement du village et la définition de
ments internes de 1998 soumis à la DRAC de désormais à livrer à leur tour des commentaires l’identité de la communauté. Ces positions
Guyane en vue de la création du Centre cultu- nostalgiques célébrant l’existence actuelle des obéissent d’ailleurs à d’autres types de détermi-
rel qui devait être inauguré en 2002 à l’occasion Hmong au Laos, où l’on prendrait, disent-ils, nations, appartenance confessionnelle ou stra-
des vingt-cinq ans de Cacao. Le projet semble le temps de vivre, où l’on serait respectueux tégies lignagères par exemple, qui structurent
provisoirement délaissé, pour des raisons qui ne des traditions (même s’ils continuent à déplorer profondément la société villageoise. Sur ces
tiennent en rien à son contenu : il reste donc la pauvreté du pays et critiquent la situation questions, voir : [Géraud, 1997 : 223 sq.].

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Dossier : Bembo f205735\pu156808\ Fichier : eth3-02 Date : 16/5/2007 Heure : 16 : 51 Page : 459

Esthétiques de l’authenticité 459

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ABSTRACT
Aesthetics of authenticity. Tourism and tourists among the Hmong of French Guyana
Hmong villages in French Guyana are one of the most attractive destinations for both French visitors and Hmong tourists living
in France or in the United States.
This tourism, which is based on a return to Hmong tradition, has modified the representation that the Hmong community of
Guyana had of itself and led it to promote an ethnical tourism. Beyond diverging analyses of ethnical tourism which often oppose
visitors to autochtonous populations, exogen changes to minorities’ cultural resistance, the example of the Hmong of Guyana provides
an original new approach to the touristic interaction.
Keywords : Hmong. Guyana. Ethnical tourism. Aesthetization.

ZUSAMMENFASSUNG
Ästhetik der Echtheit. Tourismus und Touristen bei den Hmong der französischen Guayana
Hmong Dörfer in der französischen Guayana sind sehr anziehende touristische Reiseziele für Franzosen des Mutterlands wie für
Hmong Touristen, die in Frankreich oder in den Vereinigten Staaten leben. Dieser Tourismus, der auf einer Rückkehr zur Hmong
Tradition beruht, hat die Selbstrepräsentation der Hmonggemeinschaft geändert und sie dazu geführt, einen ethnischen Tourismus
zu fördern. Über divergierende Analysen des ethnischen Tourismus hinaus, die oft den Besucher dem Einheimischen, exogene
Wechsel dem kulturellen Widerstand von Minderheiten entgegensetzen, ermöglicht das Beispiel der Hmong der französischen
Guayana die touristische Interaktion aus einem neuen originalen Gesichtspunkt zu betrachten.
Stichwörter : Hmong. Französische Guayana. Ethnischer Tourismus. Ästhetisierung.

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