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Barthes/Godard:

l'essai cinématographique
est-il possible?

Réda Bensmaïa

Ce texte a été présenté à une session spéciale de la MLA de 1994 sur l'essai
en cinéma. Il avait été conçu pour être lu en regard de certaines séquences
du film de Jean-Luc Godard, Scénario du film Passion. Dans cette version,
j'ai supprimé tout ce qui se rapportait à ces séquences et ai donc été forcé
d'orienter le texte sur les seuls aspects "formels" de l'essai cinématographi-
que. Ce texte reste malgré tout marqué par les circonstances (orales) qui en
ont conditionné la présentation.

Quels sont les "éléments" qui permettent de qualifier une œu-


vre cinématographique d' "essai" ? Pour répondre à cette question je
voudrais encadrer mon propos de deux déclarations princeps : la
première est de Jean-Luc Godard : "Je me considère, disait-il, com-
me un "essayiste. Je fais des essais en forme de romans ou des ro-
mans en forme d'essais : simplement je les filme au lieu de les
écrire"; la seconde est de Roland Barthes : "L'intrusion dans le dis-
cours de l'essai d'une troisième personne qui ne renvoie à aucune
créature fictive, marque la nécessité de remodeler les genres : que
l'essai s'avoue presque un roman : un roman sans noms propres"
(Roland Barthes par Roland Barthes, 124).

Comme on peut le constater, pour un cinéaste comme Jean-


Luc Godard, il n'y a aucun doute sur le fait que les cinéastes, tout
comme les écrivains, peuvent produire des "essais". La seule diffé-
rence, selon lui, serait que leurs "essais", les cinéastes les filmeraient
au lieu de "simplement" les écrire ! La question initiale que je posais

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Barthes / Godard

en commençant se transforme dès lors pour donner les deux ques-


tions suivantes :
1) quelles sont les caractéristiques formelles (rhétoriques, composi-
tionnelles, thématiques) de l'essai comme genre spécifique? Autre-
ment dit : de quelle nature sont les "éléments" ou "objets" qui
entrent dans la composition d'un essai?
2) le passage de l'écrit à l'écran peut-il se faire sans autre forme de
procès?
Pour répondre à la première de ces questions, je m'en remet-
trais à un aperçu qui a été formulé encore une fois par Roland Bar-
thes :

11 est bon, pensait-il, que par égard pour le lecteur, dans le dis-
cours de l'essai passe de temps à autre un objet sensuel (ailleurs,
dans Werther, passent tout à coup des petits pois cuits au beurre,
une orange qu'on pèle et dont on sépare les quartiers). Double
bénéfice : apparition somptueuse d'une matérialité et distorsion,
écart brusque imprimé au murmure intellectuel (Roland Barthes,
138.).

Comme on peut le constater, les "objets" — "sensuels", "intel-


lectuels" — qu'utilise l'essayiste ne se rapportent ni à un genre ni à
un champ sémantique ou discursif particuliers. Il/elle peut faire feu
de tout bois : histoire, littérature, peinture, philosophie, etc. et par
conséquent, seul le mode d'insertion dans le discours de l'essai les
distingue. D'une manière générale, c'est toujours par l'écart qu'ils
manifestent par rapport à une norme rhétorique ou sémantique que
les "éléments" d'un essai sont constitués comme des objets spécifi-
ques :
- rapprochement incongru ou inattendu de sèmes ou de lexemes
hétérogènes dans une même proposition ou séquence filmique ;
- objet collé dans un tableau peint;
- croquis dans une suite graphématique (Barthes donne Vexemple
le dessin du Mont Fuji ou de la sardine qui vient rompre la ligne des mots
écrits dans les Haïkusjaponais);
- utilisation d'une expression étrangère dans un discours de lan-
gue naturelle {chez Barthes, les "Abgrund", "Aufhebung", "Fading",
etc.)
- dialogue dans un discours théorique ou d'action;
- intervention ou invention de néologismes à partir de racines
grecques ou latines ou selon d'autres procédés : (chez Barthes, les "sté-
nographie", "arthrologie", "sémioclastie", "bathmologie", etc.)

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Barthes / Godard

- utilisation de mots techniques ou rares dans un morceau bio-


graphique : anamnèse, imaginaire, excoriation, etc.
- et d'une façon générale, passage d'un "genre" déterminé à un
autre ou télescopage de deux genres hétérogènes — chez Barthes
dans le Roland Barthes et les Fragments d'un discours amoureux, l'utili-
sation d'une multiplicité de genres hétérogènes qui entrent en com-
pétition les uns avec les autres : lettre, adresse, roman, réflexion
philosophique, apophtegmes, etc.; chez J.L. Godard passage cons-
tant de la fiction au documentaire, du film à la vidéo, de la réflexion
théorique au poème, voire à l'effusion lyrique, passage de l'image au
texte, etc.
On pourrait multiplier les exemples à l'infini, mais ce qui res-
sort clairement de ces exemples, c'est que ce n'est pas du côté de leur
champ sémantique qu'il faut chercher à définir la nature des "objets"
de l'essai (littéraire ou filmique), mais plutôt du côté de leur agence-
ment (dispositio), autant dire de leur montage. Et en ce sens l'essai,
qu'il s'agisse de l'essai littéraire ou de l'essai cinématographique,
relèverait essentiellement de la même catégorie que les oeuvres faites
par "collage" — ou si l'on préfère de la catégorie du collage comme
"montage d'éléments hétérotopiques . En effet, comme l'avait déjà
noté Geneviève Mouillaud dès 1965, soit à une époque où Godard
n'était pas encore le cinéaste-essayiste à part entière qu'il allait deve-
nir (c'était l'époque de La femme mariée et d 'Alphavillè) "les pièces et
les morceaux des films de Godard sont souvent des objets tout faits,
parfaitement reconnaissables, mais posés, ou plutôt collés les uns à côté
des autres dans un certain ordre. Il y en a de toute espèce : photos pub-
licitaires, cartes postales, affiches; morceaux de films dans le film ;
livres dont on peut lire le titre et même parfois certaines pages ;
sous-titres et légendes écrites; innombrables citations parlées, tout
un bric à brac de la Haute Culture; morceaux de folklore quotidien
comme le calembour, la bonne histoire, la prose dé la publicité im-
mobilière, etc."2 Je reviendrai très bientôt sur ce "bric à brac" ou ce
que Godard lui-même appelle "les conneries habituelles de Jean-
Luc".
Peut-on cependant s'estimer quitte avec ce qui se joue dans un
essai littéraire ou cinématographique lorsqu'on a rapporté la conca-
ténation des "objets" qu'il mobilise à l'art du collage? Se contenter
d'une telle réponse serait en fait trompeur parce que ce serait ne pas
tenir compte du fait qu'il n'y a rien de moins décousu que cet "art du
discontinu" ! Et de fait, dans un essai, l'assemblage n'est pas de ha-
sard, ni chaque morceau placé n'importe comment à côté de chaque

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Barthes / Godard

autre. Si tel était le cas, il n'y aurait aucun critère "objectif pour
comprendre ce qui fait que malgré la diversité des "suppositions" et
des objets qui entrent en jeu dans un essai, le lecteur/spectateur ex-
périmente malgré tout une réelle unité. Ce qui est sûr en tout cas,
c'est l'impossibilité où se trouve le poéticien de donner un schéma
tout fait, une "Forme" unique ou des règles concertées d'avance: en-
core une fois, ce qui caractérise le mieux l'essai, c'est la liberté fon-
damentale qu'il présente face aux règles de composition du texte
"classique". Les essais de Barthes [je pense à des textes comme Le
plaisir du texte, ou aux Fragments d'un discours amoureux, par exemple]
tout comme ceux de Godard [voir Scénario du film Passion] semblent
trouver leur bien dans les produits du hasard et constamment prêts
à modifier leur parcours en cours d'écriture ou de tournage. Les
films de J.L. Godard eux-mêmes le montrent du reste bien : leur al-
lure d'improvisation perpétuelle ["à sauts et gambades" comme di-
rait Montaigne] porte la marque d'une spontanéité de "bricoleur"
qui décourage constamment toute tentative d'arraisonnement. Ce
qui le caractérise le mieux, c'est cette logique si particulière de la pa-
linodie et du bricolage en même temps qu'une rigueur qui interdit
de penser qu'aucun principe ne préside à l'agencement des frag-
ments qui entrent en jeu dans la composition de ses films. Comme
l'a bien relevé encore une fois G. Mouillaud : "[Ce] bricolage a ses
lois organiques, entre autres la loi qui précisément donne d'abord
l'impression du décousu : chaque morceau est lié à son contexte par
un rapport discordant, de façon à rendre impossible la participation
sans problème" (Ibid., 116).

Texte non hiérarchisée et non centrée autour d'un Principe


unique puisqu'elle fonctionne par alternance et renvoie à une lectu-
re discontinue, l'essai cinématographique pourrait ainsi se définir
comme un "simultané d'événements" (Gilles Deleuze, Logique du
sens, 303), où les catégories d'Auteur, de Lecteur ou de Spectateur et
de Critique par surcroît peuvent échanger leur rôle dans une super-
position de figures où chacun devra à un moment ou à un autre trou-
ver sa place. Dans de telles conditions, l'essai sera ce texte (filmique)
où l'agencement des détails, scènes de langage, images, tableaux, est
organisé de telle sorte que pour tout lecteur/spectateur, il y aura au
moins une figure telle qu'il ou elle en soit clivé. L'essentiel n'est plus
ici d"'exprimer" une pensée ou de raconter une histoire, mais de fai-
re qu'au terme du texte/du film, "tout aura trouvé sa place". Chaque
lecteur/spectateur devra à un moment ou à un autre se reconnaître
dans l'une ou l'autre des figures qui lui sont proposées, mais en

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Barthes / Godard

même temps se prêter à un jeu de simulation qui lui intime d'adhé-


rer à ce qui est en train de se faire. En un mot, d'entrer dans le jeu
même de la création intellectuelle ou artistique.
C'est, selon moi, ce qui explique toutes les manœuvres dilatoi-
res qui parcourent le texte ou le film essayistique; toutes les ''''compul-
sions déprogramme", tous les projets qu'il donne à penser. Dans tous
les cas, tout se passe comme si l'objectif de l'essayiste n'était pas de
(nous) "dire sa phrase", ou de nous asséner sa pensée, mais plutôt ce-
lui de nous soumettre à une expérimentation mentale, intellectuelle
ou artistique, de nous faire parcourir toutes les "franges d'un spec-
tre" et de couvrir le maximum de possibilités.
C'est ce qui donne aux textes essayistiques en général leur ca-
ractère "expérimental" : ce qu'ils veulent, avant de raconter, avant de
persuader ou de convaincre, c'est jauger, peser les mots, les images,
les récits, les sons, dans l'espoir de leur soutirer une "idée", une pen-
sée ou même un fantasme inédits; une musique inouïe.

L'image (le "détail") semble originer un programme, le program-


me un texte, et le texte une pratique : mais cette pratique elle-
même est écrite, elle se retourne (pour le lecteur/[pour le specta-
teur]) en programme, en "fantasme" : il ne reste qu'une inscrip-
tion dont le temps est multiple : le fantasme annonce le souvenir;
l'écriture n'est pas anamnèse, mais catamnèse (Barthes, Sade,
Fournier, Loyola, 167).

Il me semble que c'est cette "catamnèse" comme capture des af-


fects dans le souvenir ou l'idée qui caractérise peut-être le mieux le
"texte" essayistique comme inscription, dans le corps même du tex-
te, d'un corps pluriel où les lecteurs les plus divers pourront se re-
trouver.
Ici aussi l'on pourrait rapprocher Godard de Barthes encore
une fois, et en particulier du Barthes qui écrivait à propos de l'essai :
"Fatalité de l'essai face au roman: condamné à l'authenticité — à la
forclusion des guillemets", (Roland Barthes, 93) ou encore : "Le Tex-
te détruit jusqu'au bout, jusqu'à la contradiction, sa propre catégorie
discursive (...) : il est le 'comique qui ne fait pas rire', l'ironie qui
n'assujettit pas, la jubilation sans âme, sans mystique, la citation sans
guillemets".
De nombreux critiques ont relevé l'importance quantitative et
qualitative du jeu de ces "objets" particuliers que sont les citations
dans les films de J.L. Godard, mais très peu se sont risqués à essayer
d'expliquer à quel type de nécessité — ou de "logique" — ils parrici-

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Bartbes / Godard

paient. Bon nombre d'entre eux ont relevé que la citation y jouait un
rôle essentiel (de clin d'œil, mais aussi de déplacement critique, de
court-circuitage idéologique, etc.), mais personne à ma connaissan-
ce ne s'est aventuré à tenter de mettre en évidence à quelle "écono-
mie textuelle" et partant à quel "régime d'écriture et de lecture" ce
véritable "travail de la citation" renvoyait. C'est encore, dans la ré-
flexion de Roland Barthes sur l'essai et les "objets" qui le traversent
que j'ai cru trouver une réponse à ces questions.
En effet, pour Barthes, s'il y a une logique propre à l'essai, c'est
celle qui parvient à se démarquer de celle qui préside à l'élaboration
du "système" philosophique. S'il y a des "éléments", ils ne sont ho-
mogènes ni au concept ni à la notion. Pour Barthes, ce qui caracté-
rise l'écriture essayistique, c'est la mise en place d'une "structure
fondamentale de l'écart" qui, chez l'essayiste, vient constamment re-
mettre en question la double tentation qu'offre et le système philo-
sophique et la rhétorique classique de la "composition" : soit, d'une
part la clôture du texte (et du discours) comme Totalité ("organi-
que") et la Maîtrise du sens comme Vérité. C'est à partir de ce refus
que Barthes a cru pouvoir "définir" la nature des "objets" qui en-
traient en jeu dans tout véritable essai :

Différent du 'concept' et de la 'notion' qui sont eux, purement


idéels, l'objet intellectuel se crée par une sorte de pesée sur le si-
gnifiant : il me suffit de prendre au sérieux une forme (étymolo-
gie, dérivation, métaphore) pour me créer à moi-même une sorte
de pensée-mot qui va courir, tel l'anneau du furet, dans mon lan-
gage. Ce mot-objet est à la fois investi (désiré) et superficiel (on
en use, on ne l'approfondit pas) ; il a une existence rituelle ; on
dirait qu'à un moment je l'ai baptisé de mon signe {Barthes, Pas-
sage des objets dans le discours, 138).

Conversion de la valeur en théorie (distrait, je lis sur ma fiche :


"convulsion" mais c'est bien) : on dira parodiant Chomsky que
toute valeur est réécrite (-->) en Théorie. Cette conversion — cet-
te convulsion — est une énergie (un energon) : le discours se pro-
duit par cette traduction, ce déplacement imaginaire, cette
création d'alibi (Barthes, 181).

Les gestes de l'idée : le sujet lacanien (par exemple) ne lui fait pas
penser à la ville de Tokyo, mais Tokyo lui fait penser au sujet la-
canien (...); la philosophie n'est plus alors qu'une réserve d'ima-
ges particulières, de fictions idéelles (il emprunte des objets, non

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Barthes / Godard

des raisonnements). Mallarmé a parlé des "gestes de l'idée" : il


trouve d'abord le geste (expression du corps) ensuite l'idée (ex-
pression de la culture, de l'intertexte). (Barihes, 103)

Voici donc au moins trois textes (tin extrait de film) où la ques-


tion des "objets" (intellectuels? sensuels?) de l'essai est abordée de
front. Mais comme on peut le constater, la définition qui en est pro-
posée pose plus de problèmes qu'elle ne permet d'en résoudre. En
effet : à quelles règles par exemple obéit cette "réécriture" convulsi-
ve de la valeur en théorie? De quelle manière peut-on dire que ce
qui est "origine" en valeur est aussi "fondé" qu'en théorie? De quel
type de "valeur" est-il ici question? Mais aussi bien : qu'est-ce que
cette "abstraction" qui vient relayer l'"objet sensuel"? Quelle est la
nature de ce "geste" comme expression (de la pensée, du corps)?
En fait toutes ces questions sont étroitement liées : d'elles dé-
pend la clarification de la nature des "objets" qui peuplent l'essai et
la "logique" qui les lie : dans un essai, toujours, des sèmes, des ima-
ges, des sons "précieusement ambigus" {Barthes, 70) sont repris, re-
levés, d'un fragment à l'autre, d'une séquence à l'autre; mais
contrairement à ce qui se passe lorsqu'on a affaire à des concepts phi-
losophiques, aucun principe préétabli ne préside à leur organisation.
A chaque occurrence, ils jouent un rôle nouveau, charriant d'autres si-
gnifiés, convoquant d'autres codes, mobilisant d'autres récits.
A chaque instant, tout est là, "mais qui flotte" (Barthes, Tel
Quel, numéro 47, Automne 1971). En même temps que les mots, les
images et les sons sont convoqués et scrutés, puis décomposés, car-
navalisés ; un discours ou des embryons de récits se mettent à sour-
dre et paraissent se produire/être produit sous nos yeux comme une
"traduction" de ces mêmes mots/sons/images dans un "lieu autre" :
lieu virtuel où ils ont peut-être une chance d'aboutir (à une idée, une
belle image, un affect, un percept inouïs). La seule "règle" paraissant
n'être que celle de la négentropie : "empêcher qu'un sens prenne"
(trop vite). Différer le moment où le sens, le récit, le discours, parce
qu'ils auront pris trop vite, ne renverront qu'à l'imaginaire — l'his-
toire — les plus pauvres. Question de vitesse donc. Mais aussi ques-
tion de temps. De temporisation. De différance. Dans l'intervalle —
entre deux fragments, deux séquences, deux images, deux régimes
sonores — le corps, mon corps de lecteur, de spectateur, d'auditeur
comme "Grand Récepteur" ou pour parler comme Deleuze et
Guattari comme CsO, seule instance qui "réconcilie les inconcilia-
bles", comme dit Barthes, mais jamais au profit d'une synthèse finale

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ou d'un dernier mot, d'un concept totalisant. Le corps, mais à con-


dition de bien voir qu'il ne s'agit plus de cette "instance" que l'on
peut réduire à une somme de fonctions ou d'organes. Pour Barthes
comme pour Godard, le corps ne se réduit plus à une pure extériori-
té : comme corps désirant ou erotique, il a toujours la forme d'un
texte ou d'un montage d'op-signes et de son-signes. Et c'est au bout
de ce montage'que l'on aura des chances d'en expérimenter certaine
dimension. Le corps que mobilise l'essayiste est déjà (quelque part)
une figure où s'abîme toute tentation de remonter à une origine
simple. C'est ainsi que l'on peut dire (avec Barthes) que "le texte
peut avoir une forme humaine" ou que "c'est une figure, un ana-
gramme du corps" (Plaisir du texte, 30). Mais la proposition récipro-
que est aussi vraie : le corps (à l'essai), le corps qui est en jeu dans
l'essai, le corps qui est expérimenté dans l'essai, peut lui aussi être
considéré comme une "figure". Voir à ce propos, la présence insis-
tante — dans Scénario du film Passion — du corps de Godard, de son
visage, de ses mains qui deviennent littéralement des figures, des
images mouvantes et font partie intégrante du discours du film.
Cette erase originaire corps/texte — le texte comme "corps cer-
tain" — en détermine d'autres : entre corps et corpus, par exemple :
"Le Corpus, quelle belle idée! A condition qu'on veuille bien dans le
corpus lire le corps" (Barthes, 163). ou entre corps et citation : "Tout
corps est une citation, du déjà écrit. L'origine du désir est la statue,
le tableau, l'image" (S/Z, p. 40). Or Godard ne fait pas autre chose
dans son film Passion et dans le "Scénario" qu'il en tire: aller à la ren-
contre de son corps, du corps d'autrui qu'il traite comme des signes-
signaux, un matériau signalétique, bref des citations déjà; par "cita-
tions" interposées comme pour mettre en évidence et se libérer de
ce qui a été déjà écrit (sur son corps, de son corps, du nôtre). Libérer
de nouveaux corps en les arrachant aux histoires qui les lient, les
aliènent, les uns aux autres. Aller à la recherche du nouveau!
Il y a d'autres erases du même type dans l'œuvre de Barthes, de
J.L. Godard (et que l'on décèle lorsque ce dernier se met à jouer sur
les mots. Les fameux jeux de mots de Godard — si mal compris!).
Je pense ici aux "conneries habituelles de Jean-Luc Godard" et
à ces invectives: "Et l'amour, et le travail et la haine du travail, et la
haine du cinéma...", scande-t-il à qui veut bien l'entendre.
Ce que nous pouvons relever à présent, c'est que tous ces téles-
copages sémantiques renvoient à la même opposition paradigmati-
que : CorpsZTexte(s) ou Corps/Langage(s). C'est dire bien
évidemment que le corps ici ne s'oppose plus à l'âme (Bartbes, 83), à

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Barthes / Godard

la Psyche ou à une quelconque instance "spirituelle" et que nous


avons affaire à un monisme fondamental : le corps n'est ni une ori-
gine simple, ni une "substance", mais le lieu de l'atopie : le lieu où
l'on peut infiniment changer de "postures", et de "perspectives",
sans que jamais les unes ou les autres ne soient assujetties à un Moi
unifié. D'une manière générale, comme le dit Barthes, il n'y a pas
à'Ursuppe : lorsqu'il s'agit du corps, il n'y a pas de "soupe" ou de tex-
te originaires. La langue originaire est déjà une pluralité de textes —
d'images et de sons "empruntés", carnavalisés chez Godard — qui
communiquent entre eux, s'anastomosent et/ou se citent ou se
court-circuitent mutuellement. Pour Barthes, ce qu'il s'agit de dé-
mêler, c'est l'écheveau de son rapport (de sa dette?) à Gide, à Proust,
à Nietzsche, à Michelet, à Sollers. Pour Godard, la liste semble par-
fois infinie tant les "renvois" sont nombreux. Dans le seul A bout de
souffle, Dudley Andrew a relevé la mise en abîme ou la réécriture de
plus d'une vingtaine de films, d'auteurs, de textes. La liste est néces-
sairement ouverte et doit le rester (pour un essayiste) car comment
savoir de quel texte — de quel corps—je ne veux pas si mon corps est
l'habit d'Arlequin que je "monte" en (me) cherchant (à partir des
autres textes). Si l'on désire avoir une "preuve" de ce que j'avance ici
qu'on aille voir la séquence dans Scénario où Godard fait semblant de
se trouver en bégayant un mot de Picasso : "Je ne cherche pas je
trouve"!
Nul ne peut décider à l'avance dans quel corps ou dans quel tex-
te il/elle se trouve. Ce sera donc le travail de l'essayiste d'éveiller à
cette "passion" de la recherche et de veiller à la maintenir "ouverte"
par la pluralité des suppositions et la multiplicité des entrées qu'il/
elle offre à son lecteur/spectateur dans son œuvre. Si nous ne fai-
sions pas ce travail, seul, car ici "personne ne peut nous suppléer"
(Proust), c'est notre vie langagière et notre imaginaire que nous sa-
crifierions. Comme le disait Barthes : "Son lieu (son milieu), c'est le
langage : c'est là qu'il prend ou rejette, c'est là que son corps peut ou
ne peut pas" {Barthes, 57). Le "lieu" ( le "milieu") de Godard, ce sont
les images, les sons, les paroles, c'est là que son corps peut ou ne
peut pas!
Si nous devons lire le (mot) "corps" dans le mot "corpus", il n'y
a plus de limites assignables à l'investigation de ce qui nous détermi-
ne comme "texte", comme "corp(u)s" ou comme sujet (filmiques):
car en un sens tout à fait inédit, la norme est dorénavant toute "for-
melle" ou si l'on préfère textuelle : elle réside dans l'échelonnement,
les différents degrés du texte, des textes, des images, des sons, des

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paroles — ce que Barthes appelait le "feuilleté du sens" et qui, pour


Godard devient, le "feuilleté des sensations". En mobilisant un cor-
pus infini (d'images, de "mots" au sens de Bakhtine), le discours de
l'essai devient une exploration généralisée du corps à travers les lan-
gages les plus divers, mais aussi les genres les plus hétérogènes. Mais
c'est que nul ne sait d'avance dans quel type de langage ou d'image,
dans quel pli d'images et de sons se sont réfugiés ses affects les plus
précieux; nul ne peut dire avant de les avoir mobilisées quelles figu-
res de pensée ou séquences d'images le cliveront. C'est ce qui fait
que la lecture d'un essai tel qu'un Montaigne, un Barthes ou un Go-
dard nous l'ont légué se transforme toujours en l'expérimentation
d'autres corps, autant dire d'autres imaginaires le temps d'une lectu-
re ou d'un visionnage:
"Des exemples au moins? On pourrait penser à une immense
moisson collective: on recueillerait tous les textes auxquels il est ar-
rivé de faire plaisir à quelqu'un (de quelques lieux que ces textes vien-
nent) et l'on manifesterait le corps textuel (corpus, c'est bien dit), un
peu comme la psychanalyse a exposé le corps erotique" {Plaisir du
texte, 56).
Pour J.L. Godard, il s'agirait de manifester ce que l'on pourrait
appeler avec Barthes, le "corps filmique" : un corps qui a une "mé-
moire", des "lieux" rhétoriques, une "histoire" et peut-être un destin
autrement plus compliqués et intéressants que celui que nous
avaient donné à expérimenter le cinéma "narratif-représentatif-in-
dustriel". Ici, on ne triche plus avec le temps, avec l'histoire, avec les
déterminations sociales, politiques, économiques, symboliques.
Je pense avoir donné assez d'éléments pour répondre aux ques-
tions que je posais au début de mon intervention. Qu'est-ce qu'un
"objet intellectuel"? Qu'est-ce qu'un "objet sensuel" en cinéma}
Étant donné la nature de la quête de l'essayiste, on peut dire que ce
sont des créations d'"alibis", ou si l'on préfère de "lieux (rhétoriques,
physiques) autres" (Barthes, 76) : c'est à dire, dans le cas de 1' "objet
intellectuel", la "traduction en valeur" — i.e., sous la forme d'un af-
fect ou d'une sensation — de mots, de sons, d'images, qui sont sur-
déterminés théoriquement ou idéologiquement; et, dans le cas de
l'"objet sensuel", sous-déterminés ou indéterminés sous ces rap-
ports. L' "objet intellectuel", c'est ce qui vient surcoder un objet de
plaisir, un affect, une sensation. L'objet sensuel, c'est l'affect, l'objet
de plaisir, l'image qui me poignent sans que j'en connaisse encore la
cause ou la raison. Le "travail" de l'essayiste sera d'éveiller en nous
leur correspondance, le jeu (l'enjeu) de leurs échanges. Ce qui est

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Bartbes / Godard

certain, c'est qu'avant d'exprimer un sens, l'un et l'autre incarne une


"intensité" ou plus exactement une différence d'intensité entre deux
impressions, deux images, deux idées fondamentalement hétérogè-
nes : du "plus" ou du "moins". Une lutte entre deux images, deux
sons, un son et une images, des images.
Voir dans Passion la séquence de la "double image". Godard, sa
quête : il y a ceci et il y a cela. Il y a un lien. Mais lequel? etc. Nous
sommes plongés dans son laboratoire de création vidéo-phonique.
Loin d'impliquer un retour à une théorie de l'expression qui
aurait pour origine le corps "propre" ou un Moi substantiel et iden-
tique à lui-même qui renverrait peu ou prou à une ontologie du sujet,
bien en-deça des mots, des images ou des énoncés qu'il complique et
en arrière de toute réalisation ou "complétude" (S/Z, 112), le corps
comme "mot-Mana" renvoie plutôt à un "scénario originaire" au
sens où il précède toute scène même primitive et (se) réfère toujours
infiniment à d'autres "mots", d'autres "images", d'autres "sons".
Ainsi, le corps désigne avant tout "cette inscription de la différence
comme ouverture des signes dans le sujet où tout écart concevable
s'origine" (M. Tort). Le corps n'est ni le premier mot, ni le dernier,
il n'est pas non plus la "première" image, mais le mot, l'image qui
couple les différences, agence les écarts et permet de produire "infi-
nis essais":

Sans doute les mots se transposent, les systèmes communiquent,


la modernité est essayée (comme on essaye les boutons d'un
poste de radio dont on ne connaît pas le maniement) mais l'in-
ter-texte qui est ainsi créé est à la lettre superficiel : on adhère li-
béralement. [Roland Barthes, 78).

La véritable "rage taxinomique" qui anime tout essayiste, le


goût extraordinaire qu'il/elle a d'épuiser le lexique (des images ou
des sons), d'inventer des néologismes (ou de nouveaux rapports de
plans), de parcourir les encyclopédies, de "piller" des etymologies
(des iconologies), relèvent d'un souci constant de "tout dire", tout
nommer, tout montrer : mais ce "tout-dire, nommer, montrer" ici
implique moins la volonté d'épuiser un répertoire, de combler des
lacunes — ce qui serait de fait du pur "éclectisme" — que d'explorer
les franges d'un "spectre", toutes les phases d'un circuit : celui des
lieux où l'on parle, celui des lieux où ça parle et où ça (s') écrit, et en-
fin celui des lieux (d') où ça lit et voit — du lieu d'où ça nous regarde.
"Décrochés", "mimés", "ironises" (Plaisir du texte, 51) tous les
langages, toutes les images possibles peuvent concourir à produire

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Barthes / Godard

ce texte "idéal" — ce "film idéal" aussi bien — qu'est un essai : l'es-


sentiel étant de ne jamais se laisser prendre dans les rets d'un "systè-
me" et de pouvoir dériver, glisser de mot en mot, d'images en
images, d'objet en objet jusqu'à ce que ça prenne (une) forme (nou-
velle). Mais tout aura été fait auparavant pour démonter/déconstrui-
re l'emprise des anciennes formes narratives, symboliques,
psychologiques, etc.
Nous voici donc prévenus : à tout instant nous risquons d'être
"pris" au jeu du texte et mêlés au moindre de ses replis! Comme
Corpus le texte (filmique) se transforme peu à peu en une invitation
à l'échange ludique de notre "physiologie" contre une autre, de no-
tre "fantasmatique" pour une autre. Il ne serait donc pas absurde ici
de donner comme autant de "physiologèmes" lexicalisés ou imagés-
sonorisés, la succession des fragments (de textes ou d'images) qui
constitue un essai. C'est en ce sens que la Forme — le genre — de
l'essai ne peut être ni monumentale, ni achevée : il aurait fallu pour
cela que le sujet de l'énonciation soit originairement identique à lui-
même et qu'un "dernier mot" — une dernière image — fut don-
née(s) : "Si j'arrivais à parler de politique avec mon corps, disait Bar-
thes, je ferais de la plus plate des structures (discursives) une
structuration ; avec de la répétition, je produirais du Texte".
C'est ce genre de "texte" (filmique) que Jean-Luc Godard a ten-
té de nous donner à lire/à produire en faisant des films qui se sont
mis de plus en plus à ressembler à une tableau d'écriture, un palimp-
seste. Un texte qui nous a désormais invité à produire nos propres
films parce qu'il était formé dès l'origine de prélèvements de nos
propres lectures. Et en ce sens, un film comme Scénario du film Pas-
sion peut être considéré comme un film/un texte qui a ouvert une
nouvelle page dans l'histoire du cinéma.

Works Cited
Barthes, Roland. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris: Seuil, 1975.
—. Sade, Fourier, Loyola. Paris: Seuil, 1964.
—. Le plaisir du texte. Paris: Seuil, 1973.
—. Roland Barthes par Roland Barthes. Paris: Seuil, 1975.
—. Fragments d'un discours amoureux. Paris: Seuil, 1977.
Genot, Gérard. "'L'Adieu d'Ophélie', Pour une sémiologie de l'hétérotopie". Revue d'esthé-
tique 3-4. Paris: 10/18, 1978.
Mouillaud, Geneviève. "Les essais de Jean-Luc Godard". La pensée 122 (Août 1965).
Tel quel. 47 (Automne 1971).

Notes
1. Cf. G. Genot, "'L'Adieu d'Ophélie', pour une sémiologie de l'hétérotopie", Revue
d'Esthétique, # 3-4,1978, 10/18.
2. Cf. Geneviève Mouillaud, "Les essais de Jean-Luc Godard", in La Pensée, # 122, Août
1965, p. 116.

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