Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Bourlet 1983 L'ORGIE SUR LA MONTAGNE
Bourlet 1983 L'ORGIE SUR LA MONTAGNE
Sans doute l'un des meilleurs textes jamais écrits sur les rituels de possession; érudit mais sans
emphase, profond, mais sachant rester ludique à la mesure du sujet traité, essentiellement centré sur la
sémantique, mais finissant par s'envoler vers des propositions d'ordre général qui gagneraient à être
reprises une à une (T.N.)…
* Texte paru dans
Nouvelle Revue
d'Ethnopsychiatrie,
N°1, 1983, p. 944
L’orgie sur la
montagne *
par Michel Bourlet
Faute d’une expression vraiment satisfaisante nous appelerons
orgie sur la montagne le rituel de possession dionysiaque qui fait
* [1] Oréibasie est un l’objet de cette étude. Le terme grec d’oréibasie * [1] par lequel on
nom formé de deux le désigne communément, et que nous utiliserons à l’occasion,
éléments dont le premier appartient en effet, à la langue tardive et ne retient qu’un des
orei — (oros) désigne la aspects (la course sur la montagne) d’un processus religieux
montagne et le second —
basie le fait de marcher. beaucoup plus complexe. Encore faitil préciser que nous
La suite de ce travail employons le mot orgie au sens où l’emploierait un historien de la
montrera pourquoi nous religion grecque, c’estàdire " ensemble rituel s’inscrivant dans le
préferons le traduire par cadre d’un culte à initiation (par opposition aux cultes publics) " et
" course sur la
non au sens moderne : l’orgie sur la montagne pouvait certes
montagne " plutôt que
comporter des scènes de débauche, mais elle n’était pas
par marche (ou
procession) sur la essentiellement cela.
montagne.
Ce qu’elle était — si nous ne nous trompons pas — c’était une
tentative pour se garantir contre la " folie " (pathologique) et
l’angoisse de la mort en se livrant à une " folie " rituellement
provoquée (extase, possession). Faire le fou pour ne pas l’être, telle
semble avoir été la fonction de l’orgie dionysiaque.
Avant de pouvoir vérifier cette assertion, il nous faut définir la
croyance sur laquelle se fondait le rituel et décrire le rituel même.
Une croyance donc, que l’on pourrait formuler ainsi : toutes les
manifestations de la vie se ramènent à un principe unique et
fondamental. Ce principe est élan, jaillissement, surgissement,
exubérance. On le rapporte à Dionysos, Dionysos le personnifie, il
en exprime l’universalité.
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 1/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Sarcophage. Marbre : cortège d’enfants bachiques. Dionysos est le cinquième
enfant à partir de la gauche. Il porte le thyrse et un tambourin. Musée du
Louvre MA 605.
Cet élan fondamental de la vie, nous le trouvons d’abord à l’œuvre
dans les eaux, en tant qu’elles sourdent, jaillissent, débordent,
* [2] Hérodien (ed fertilisent : Dionysos est Phleus * [2] , épithète que l’on doit
Lentz) I p. 400 ; II p.
rapprocher de deux verbes dont l’un, phleein, signifie couler en
911.
abondance, regorger, foisonner, et l’autre, phluein équivaut à " se
sauver " (comme le lait qui déborde de la casserole).
Et, bien sûr, il est maître des sources. C’est ainsi qu’à Cyparissia,
* [3] Pausanias, 4, 36, au nord de la Messénie, on montrait une source appelée
7. Dionysiade parce que, disaiton, Dionysos l’avait fait jaillir en
frappant le sol de son bâton rituel, le thyrse * [3]
Mais, tout aussi facilement, il fait jaillir le vin, le lait ou sourdre le
miel : " la terre, comme si elle avait conscience de la présence de
Dionysos, nous explique Himérios de Bithynie, distille le miel, le lait
et les fleuves de nectar pour que les Satyres et les Bacchantes le
* [4] Himérius, Orat., puisent " * [4] . Et quelque sept siècles plus tôt Euripide contait
XLVI lignes 53 sqq (ed. déjà qu’il suffisait aux Bacchantes de planter leur " baguette " dans
A. Colonna. Rome). le sol pour qu’" à l’endroit même, le dieu fît sourdre une source de
* [5] Euripide, Les vin " ou de gratter la terre " du bout de leurs doigts " pour en
bacchantes, vv 706711. obtenir " des ruisseaux de lait ". Simultanément, leurs thyrses
Nous reproduisons, pour " distillaient des coulées d’un miel délicieux " * [5] . Ces miracles
cette tragédie, la
traduction procurée par ne sont pas des rêveries dues à l’imagination d’Euripide ou
Jeanne Roux (Paris, Les d’Himérios ; ils correspondent bien à des croyances populaires.
Belles Lettres, 1970). Ovide nous confirme, en effet, que Dionysos passait pour avoir fait
* [6] Ovide, Fastes 3,
don du miel aux hommes * [6] . En ce qui concerne le vin, on sait
736 sqq. qu’au premier siècle avant JésusChrist, les habitants de Téos, sur
la côte d’Ionie, voulant prouver que Dionysos était né chez eux,
* [7] Diodore de Sicile 3, alléguaient que " de leur temps encore, à époques fixes, coulait
66, 2.
dans leur cité une source naturelle de vin, jaillie du sol, et d’un
* [8] Athénée, bouquet extraordinaire " * [7] . De même, une source de vin, mais
Deipnosophistes 5, 200 c. aussi une source de lait, " jaillissaient en bouillonnant " dans la
grotte des " Enfances de Bacchus " telle qu’elle fut représentée sur
l’un des nombreux chars dionysiaques qui défilèrent lors de la
procession triomphale organisée par Ptolémée II Philadelphe à
Alexandrie * [8] .
Mais le même principe qui fait jaillir les sources est aussi celui qui
fait monter les sèves : Dionysos, dieu des sources, est aussi le dieu
de la montée des sèves.
De plus, en tant qu'il est, comme lui, " maître du principe humide
* [9] Plutarque Moralia
675 (Propos de table
et fécondant ", Dionysos a été rapproché de Poseidon " Nourricier
livre 5) des plantes " (Phytalmios) * [9] . Il peut être associé aux Hôrai (les
" Heures " ou les Saisons). C'est le cas, par exemple, sur le vase
François, où le peintre a représenté ces trois divinités juste derrière
* [10] Plutarque Moralia Dionysos dans le cortège qui se rend aux noces de Thétis et de
299a (Quaestiones Pélée. Or les " Heures " sont, à l'origine, des déesses de la
graecae 36). croissance végétale : le nom de chacune l'indique clairement. Elles
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 2/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Dionysos peut aussi être associé aux Charités (les Grâces), autres
déesses qui, du moins à l’époque ancienne, répandaient les
bienfaits (les " grâces ") dus au développement et à
l'épanouissement des plantes. Par exemple, dans le cantique au
moyen duquel les femmes d'Elide invoquaient le dieu, celuici est
invité à venir dans son temple " en compagnie des Charites " *
[10] .
Mais le fait le plus significatif dans la perspective où nous nous
plaçons est peutêtre la présence d'un certain Bryactès dans le
* [11] M, Guarducci AJA
66, 1962 p. 273280 cortège de Dionysos tel qu'il est représenté sur un basrelief de
(Cité par Jean Roux, Venise * [11] . Ce Bryactès est, en effet, un génie de la végétation
Commentaire aux dont le nom est révélateur : il se rattache à une racine bru qui
Baccantes, Paris, les implique les idées de gonflement, de surabondance, d'exubérance,
Belles Lettres, 1972 p.
282) et évoque un verbe, bruazdein, qui désigne l'effervescence (la "
folie ") d'un vin qui monte en mousse jusqu'au bord de la coupe.
* [12] Voir Jean Roux
ed, Les Baccantes, Cette notion d'exubérance végétale se retrouve dans l'épithète
Introduction p 58.
Skyllitès (DieuSarment) que l'on donnait à Dionysos dans l'île de
Cos * [12] , et ce sont des plantes " exubérantes " qui manifestent
ses pouvoirs, des plantes où l'action des sèves peut sembler plus
vivace et/ou plus concentrée. Le lierre, tout d'abord, est épiphanie
* [13] Pausanias 1, 31, de Dionysos : il grimpe, il envahit, ce qui est signe de la vivacité
6. des sèves, mais, de plus, il reste vert pendant la mauvaise saison,
* [14] Kissophoros : ce qui est signe que les sèves y sont particulièrement concentrées.
Pindare 2ième Olympique
v. 50. Kissokomès : L'association de Dionysos et du lierre est évidente à Athènes, où,
2ième Hymne homérique selon Pausianas * [13] , on invoquait le dieu sous le nom de Kissos
à Dionysos v. 1. (Lierre). Mais il était d'usage, dans toute la Grèce, de couronner de
Kissochaitès : Pratinas fr. lierre ses statues, et les poètes l'appellent Kissophoros (Portelierre,
708 v. 15 (Page Lyrica
graeca selecta p. 206). tout à la fois celui qui produit le lierre et celui qui en est couronné),
Kissokomès (Chevelure de lierre), Kissochaitès (Boucles de lierre) *
[14] .
Une légende étiologique montre bien que le lierre manifeste la
présence de Dionysos: il s'agit d'expliquer qu'à Thèbes on révère
* [15] Orphei hymni (ed. un pilier de bois entouré de lierre sous le nom de Dionysos
G. Quandt) 47 v. 1 (p. Perikionios * [15] . Ce nom, qui signifie Dionysos autourdela
35). colonne, implique déjà une identification de Dionysos et du lierre.
* [16] Euripide Les Mais la légende est explicite : si on révère cette idole, c'est parce
Baccantes, vv. 29. que, lors de la première naissance de Dionysos * [16] , lorsque la
foudre eut dévasté la chambre de sa mère Sémélé, un plant de
* [17] Scholie au v. 651
des Phéniciennes (ed. lierre vivace, grimpant le long des colonnes, avait aussitôt
Schwarz t .1), d 'après le remplacé le toit détruit par un berceau de feuillage * [17] .
géographe Mnaséas
d'Alexandrie. Dieulierre, Dionysos est aussi dieuvigne. Il se manifeste, à
l'origine, dans l'exubérance de la vigne sauvage, sarmenteuse, telle
qu'on la trouvait sur les pentes des montagnes d'Anatolie. Puis il
* [18] Elien Varia devient le dieu de la vigne cultivée. Mais alors son pouvoir se
Historia 3, 41. concentre dans la grappe aux grains gonflés, à la peau tendue par
le suc. Dionysos est Staphylitès (celui qui est dans la grappe de
raisin mûr) * [18] .
Or, dans la grappe de raisin mûr, les Grecs croyaient sentir une
présence qui était celle de Dionysos, certes, mais sous une forme
particulière, pour laquelle ils avaient un nom: le ganos. Le mot est
intraduisible. Il associe les notions de lumière, d'éclat, de
scintillement (comme scintillent les eaux courantes), l'action d'une
humidité fécondante (il faudrait reprendre ici le terme d'humeur,
dans le sens que lui prêtait l'ancienne médecine) et la promesse
d'une " nourriture " qui se situe audelà du besoin physiologique et
comblera de joie.
La grappe possède donc du ganos (peutêtre fautil dire plutôt que
le ganos possède la grappe). Mais le ganos est présent aussi dans le
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 3/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
lait, le miel et, surtout, il passe de la grappe dans le vin. C'est par
le ganos qu'il contient que le vin déchaîne la joyeuse exubérance
des buveurs. Dire que Dionysos est dieu du vin, c'est dire qu'il est
le dieu du ganos, de l'ivresse vécue comme expérience lumineuse
* [19] Denditrès: et féconde, " ascensionnelle " comme la montée des sèves.
Plutarque Moralia 675f
(Propos de table livre 5). La croissance des arbres et la maturation de leurs fruits signifient,
elles aussi, présence de Dionysos. Le dieu est luimême de l'arbre
* [20] Endendros:
Hesychius s.v.
(Dendritès) * [19] ou dans l'arbre (Endendros) * [20] .
Deux des arbres qui lui sont régulièrement associés, le sapin
(élatè) et le pin (pitys) ont, comme le lierre, la propriété de rester
verts toute l'année.
* [21] Voir J. Roux, Parmi les faits qui attestent une relation étroite, voire une
Commentaire aux équivalence, entre le sapin et Dionysos, on peut citer d'abord une
Bacchantes, p. 283. monnaie d'Abdère, datant du 5 ième siècle avant J.C. : le dieu y est
* [22] Pausanias 2, 2, 7 représenté portant un sapin dans sa main * [21] . D'autre part,
8. nous apprenons par Pausanias que les Corinthiens avaient dû, sur
l'ordre d'un oracle, retrouver et honorer " à l'égal de Dionysos "
* [23] Euripide Les
Bacchantes v. 1064 et v l'arbre du haut duquel Penthée avait espionné les ménades
1070. thébaines * [22] . Or cet arbre est nommé par Euripide dans le
passage des Bacchantes où le Messager décrit la scène à laquelle
* [24] Pausanias 2, 2, 6.
fait allusion Pausanias : il s'agit d'un sapin * [23] . Le sapin est
donc bien un équivalent de Dionysos (on doit l'honorer " à l'égal de
Dionysos "), et c'est très certainement dans du bois de sapin que
les Corinthiens, respectueux de l'oracle, avaient taillé les deux
idoles archaïques du dieu que l'on voyait dans leur cité, sur l'agora
* [24] .
Le pin signifie, comme le sapin, le pouvoir dionysiaque de résister à
la mort hivernale. Mais il signifie aussi ce même pouvoir sous son
aspect complémentaire : l'activité, la vivacité des sèves. L'accent
se déplace de la concentration vers l'exubérance. Celleci se lit non
plus dans le foisonnement de pousses ou de sarments, mais dans
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 4/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
la multiplication des semences : la pomme de pin, parce qu'elle
abrite et libère de multiples amandes, devient le signe d'une
fécondité exceptionnelle, d'un pouvoir de renouvellement infini.
Aussi bien, les Orphiques expliquaient que Dionysos et ses fidèles
avaient l'habitude de fixer une pomme de pin à la pointe de leur
thyrse en rappelant que ce fruit était un emblème du cœur de
* [25] J. Murr, Die Dionysos * [25] . Or, dans la mythologie de Dionysos le cœur est
Pflanzenwelt in der
Griechischen Mythologie, par excellence le moyen de renaître, de ressusciter : c'est parce
p. 115 note 2. qu'ils avaient épargné son cœur que le jeune dieu, dépecé, cuit et
mangé par les Titans, pourra néanmoins revivre. Mais le pouvoir
signifié par la pomme de pin ne se limite pas à elle. Il passe dans
* [26] L. Deubner, l'arbre tout entier. Les " rameaux " du pin de Dionysos sont
Attische Feste p. 10 ; p associés à beaucoup de rituels qui visent à assurer le renouveau de
44 ; p 56.
la végétation : on peut citer, pour Athènes, leur présence dans les
* [27] J Murr, Die Arrétophories, les Skirophories et les Thesmophories * [26] . Il
Pflanzenwelt, p. 115. arrivait aussi que l'on accroche des branches de pin à la porte des
maisons, ou que l'on dresse un pin devant l'entrée, un peu comme
nous dressons des arbres de Noël * [27] .
Plus encore que le pin, le figuier manifeste Dionysos en tant qu'il
active le renouveau végétal. Mais cette épiphanie est en quelque
sorte dédoublée, sur le modèle de la fécondation animale ou
humaine : le bois du figuier et la figue se voient attribuer des
fonctions distinctes et complémentaires. Le Dionysos Sykitès (du
figuier) que l'on honorait en Laconie * [28] , la statue de Dionysos
* [28] Sosibios F.G.H. en bois de figuier que l'on connaît à Naxos * [29] , et surtout les
fr. 10 (= Athénée phalloi taillés dans ce même bois que l'on exhibait lors des
Deipnosophistes 3, 78,
c). processions dionysiaques * [30] sont l'équivalent du principe mâle
; les figues, elles, représentent le principe féminin : dans les
* [29] Athénée ibidem. processions qui viennent d'être mentionnées, et où on les portait
* [30] J. Murr, Die dans des corbeilles, elles précédaient immédiatement le phallos *
Pflanzenwelk…, p 33. [31] . La langue grecque ne laisse d'ailleurs aucun doute sur la
signification prêtée à la figue : le mot qui désigne ce fruit (sykon)
* [31] Plutarque Moralia
527 d (De l'amour des est employé aussi pour désigner les parties sexuelles de la femme
richesses 8) * [32] , et les verbes qui en dérivent prennent souvent une
connotation érotique. Citons seulement sykophantein que l'on
trouve chez les poètes comiques avec le sens de " faire des
* [32] Aristophane La chatouilles " * [33] .
Paix v 1350.
Dieu du figuier, Dionysos se situe donc pour un esprit moderne au
* [33] Platon le Comique
Comicorum atticorum point de rencontre imaginaire entre renouveau végétal et sexualité
fragmenta 255 (ed. Kock animale (et humaine). Mais il n'y a, pour un Grec de l'Antiquité,
I p. 665) ; Strattis aucune solution de continuité entre les deux domaines. De même
ibidem 3 (Kock I p. que nous avons vu Dionysos associé à des plantes ou à des arbres
712); cf. Hesychius s.v.
sykazdei (ed. Schmidt p. où l'action des sèves pouvait sembler plus vivace, plus concentrée
92). ou plus féconde (aucun de ces qualificatifs n'étant exclusif des
autres), de même nous allons voir qu'il affectionne les animaux les
plus représentatifs de la puissance sexuelle. Certains d'entre eux
peuvent d'ailleurs être en même temps liés à la fertilité des sols et
nous aurions pu tout aussi bien les envisager dans ce qui précède.
Tel est le cas du serpent et de ses rejetons mythologiques, l'hydre
et le dragon.
C'est, entre autres formes, sous celle d'un " dragon à mille têtes "
* [34] Euripide Les que les Bacchantes d'Euripide invoquent Dionysos * [34] . Une
Bacchantes v 1019. dizaine de siècles plus tard, la vaste épopée de Nonnos de Panopolis
montrera la métamorphose de Dionysos en serpent * [35] .
* [35] Nonnos de
Panopolis Dionysiaca 40 D'autres sources nous informent qu'un serpent l'accompagnait
v 45. dans la lutte des dieux contre les Géants * [36] . Sur les vases du
* [36] Voir J. Roux, 5 ième siècle, les fidèles du dieu, les Ménades, sont souvent
Commentaire aux représentés la tête couronnée de serpents ou tenant des serpents
Bacchantes p. 281. dans leurs mains. Citons seulement la célèbre coupe du " peintre
* [37] Beazley ARV (2) p de Brygos ", à Munich * [37] . Ces images ou ces épisodes
371 et 1649. légendaires correspondent à des pratiques rituelles assez bien
attestées : les cérémonies dionysiaques comportaient souvent des
* [38] Démosthène Sur
manipulations de serpents. C'est ainsi qu'au dire de Démosthène,
la Couronne 260.
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 5/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
* [50] Plutarque On pourrait s'attendre à ce qu'un dieu dont les épiphanies
Quaestiones Graecae 36 expriment aussi nettement la vitalité sexuelle (étant bien entendu
(299a). que celleci s'exerce également dans le domaine végétal) se
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 6/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
* [51] Athénée montre fort " entreprenant " auprès des femmes, à la manière de
Deipnosophistes 11, 476, Zeus, par exemple. Il n'en est rien. La mythologie de Dionysos est
a.
à cet égard remarquablement pauvre, et, sur les représentations
figurées, on ne voit jamais le dieu copuler avec les ménades qui
célèbrent son culte.
Ce rôle est délégué, pour ainsi dire, à des êtres fantastiques,
intermédiaires entre l'animal et l'homme : les Satyres.
Le Satyre est un hommecheval. Du cheval, il a toujours les
oreilles et la queue ; quelquefois aussi, à date ancienne, la crinière
et les sabots. Il est doté d'un pénis énorme et presque toujours en
érection. On le voit gambader, danser, jouer de la flûte dans le
cortège dionysiaque. Mais son activité principale consiste à
poursuivre les Ménades. Quand il en saisit une, l'accouplement se
réalise selon les modes les plus variés : aucune " acrobatie "
sexuelle n'est étrangère au Satyre. Il pratique indifféremment
toutes les formes de coït * [52] .
* [52] Voir Jean Marcadé
Eros Kalos passim.
Mais il est frappant que ces unions restent toujours stériles.
Aucune figure de la mythologie classique n'a pour père un Satyre.
Le pouvoir dionysiaque que les Satyres manifestent est celui qui
est à l'œuvre dans la sexualité proprement dite. Dionysos n'est pas
concerné par la reproduction humaine. Il ne se soucie pas de voir
l'espèce se perpétuer. Pas plus que les Satyres, il n'a de
descendance : des poètes tardifs ont bien essayé de le faire "
rentrer dans le rang " en imaginant que de son mariage avec
Ariane étaient nés Thoas, Staphylos, Œnopion, Péparéthos... mais
ce sont là des allégories sans consistance * [53] . En revanche, il a
donné l'exemple de l'autoérotisme anal à son retour des Enfers *
* [53] Apollodore
Epitomè 1, 9. Le nom de [54] , et les Satyres représentés sur les vases ne manquent pas
Thoas est à rapprocher d’imiter cette pratique.
du verbe thoazdein qui
signifie " bondir à la
manière des Bacchantes
". Celui de Staphylos est
fait sur staphylè : "
Grappe de raisin mûr ".
Oenopion équivaut à "
Boivin ".
* [54] Clément
d'Alexandrie Protreptique
2, 3J 4; Arnobe Adversus
nationes 5, 28.
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 7/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Danse des Bacchantes (Musée du Louvre G 488)
Si Dionysos ne couche pas avec les femmes (ni guère avec les
hommes) comme le font pourtant si volontiers les autres dieux
grecs, c'est sans doute que la relation qu'il entretient de manière
privilégiée avec les mortels rend inutile l'approche amoureuse : il
est le dieufou, le Mainoménos, et il rend fous les humains. C'est
par la folie (la Mania) que se manifestent en eux les pouvoirs de
Dionysos. Dionysos est le dieu qui les " possède ", au sens religieux
du terme, et cette possession englobe l'autre et la dépasse. Au
reste, si la perspective que nous avons choisie est correcte, le
comportement du possédé exprime fondamentalement la même
exubérance, le même mouvement incoercible – on pourrait dire le
même désir – qui fait jaillir les sources, monter les sèves, et que le
dieu induit dans l'ensemble du vivant. La possession apparaît alors
comme une expérience tout à fait positive et souhaitable : être
possédé de Dionysos, c'est, d'une certaine manière, s'incorporer
l'élan fondamental de la vie, ou du moins le laisser librement surgir
en soi.
Encore fautil ne pas être détruit par la violence de cette irruption
du sacré ; la dépersonnalisation qu'elle impose doit pouvoir être
suivie d'une restructuration, d'un " retour à soi ". C'est la fonction
des rituels dionysiaques – du moins de ceux de ces rituels qui
comme l'orgie sur la montagne, ont trait à la Mania divine – de
* [55] Orgiastique est
provoquer la transe extatique tout en garantissant la possibilité de
l'adjectif correspondant à ce " retour ".
orgie dans le sens défini
supra. L'existence de pratiques orgiastiques * [55] rattachées à Dionysos
est bien attestée dans l'ensemble du domaine grec. On en trouve
* [56] M.P. Nilsson
Geschichte der mention au Péloponnèse, en Grèce continentale, mais aussi dans
Griechischen Religion I les îles et sur la côte d'Asie Mineure * [56] . Mais nous ne
(3) p. 573 sq. disposons sur elles d'aucun témoignage direct ou complet. Notre
documentation reste partout allusive, discontinue ou hétérogène.
Il ne saurait donc être question de reconstituer une oreibasie ni
aucun autre rituel de la Mania. Les données que nous allons
rappeler sont en ellesmêmes suffisamment établies, mais l'ordre
dans lequel nous les présentons n'a pas la prétention de
correspondre au déroulement réel, en un temps et en un lieu
donnés, d'une " orgie sur la montagne ". Il s'agit d'un montage
que nous voudrions significatif dans la perspective de
l'ethnopsychiatrie, mais qui ne saurait satisfaire aux exigences de
l'historien.
Ces constatations ne signifient pas, insistons sur ce point, que les
hommes soient exclus des pratiques orgiastiques. Il existait, nous
l'avons dit, des thiases masculins. Mais elles signifient qu'en
s'agrégeant à un thiase le Grec adoptait un comportement réputé
féminin.
Quand avaient lieu les oreibasies ? Il est impossible de donner à
cette question une réponse unique et générale. Les choses ont
varié selon les époques, selon les cités, probablement aussi selon
les thiases. Il semble toutefois que les cultes orgiastiques de
Dionysos se déroulaient de préférence en hiver ; c'était le cas, en
* [62] M.P. Nilsson
particulier, pour les fêtes relativement bien connues des Thyiades
Geschichte der sur le Parnasse * [62] . Les " orgies " hivernales du Parnasse
Griechischen Religion I revenaient, d'autre part, tous les deux ans, et ce rythme "
(3), p. 570. triétéride ", comme disaient les Grecs, était probablement senti
* [63] Parnasse : comme caractéristique des rituels dionysiaques. On le retrouve
Pausanias 10, 4, 3 dans les Baccheia de Rhodes, à l'époque héllénistique, et, jusqu'à
Rhodes et Pergarme : l'époque romaine, dans le culte de Dionysos Kathègémôn à
voir Nilsson Geschichte…
Pergame * [63] .
II (2) p 100.
Nous ne sommes guère mieux informés en ce qui concerne une
éventuelle préparation des thiasotes (membres du thiase) à
l'oreibasie. Mais, puisque cette pratique conduisait à une irruption
du sacré en chacun d'entre eux, les participants devaient
nécessairement se trouver en état de pureté rituelle, faute de quoi
l'attaque de Mania eût été irréversible et les eût détruits. La
purification était indispensable, en particulier, si le thiasote avait
été en contact avec la mort (s'il y avait eu un mort dans sa famille,
par exemple) ou avec la naissance (lorsque, par exemple, une
bacchante avait mis au monde un enfant). Elle pouvait consister à
* [64] Démosthène Sur
" blanchir " le thiasote en le frictionnant avec un mélange de farine
la Couronne 259. et d'argile, comme c'était apparemment le cas dans la petite
communauté athénienne où officiait la mère d'Eschine * [64] .
Mais on ne saurait affirmer que cette manière de réaliser la pureté
rituelle se retrouvait dans d'autres thiases.
Un fait du moins est sûr : on ne pouvait participer à l'oreibasie
sans avoir revêtu un costume dont les éléments et accessoires,
nettement reconnaissables sur les documents figurés, ont presque
tous une signification aisée à restituer.
* [65] Euripide Les
Bacchantes vv. 821836. Ce costume est un costume de femme. Il est identique pour les
bacchants et pour les ménades. Ce qui revient à dire que, pour
* [66] Phallophories :
participer à la danse orgiastique, les hommes doivent se travestir
Hesychius s.v.
Ithyphalloi. Ithvphallos : en femmes. Or, comme les résistances du Penthée d'Euripide le
Sémos de Rhodes apud montrent bien * [65] , il ne s'agit pas d'un simple déguisement,
Athénée Deipnosophistes mais bien de renoncer à sa virilité pour passer provisoirement dans
14, 622b. Oschophories :
l'autre camp, celui des femmes. Au reste, Dionysos ne limite pas
L. Deubner Attische
Feste p. 142. cette exigence à ceux de ses adeptes qui pratiquaient les orgies de
la montagne. Ceux qui escortaient le phallos dans les Phallophories
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 9/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
devaient eux aussi revêtir des habits de femme ; il fallait être
habillé en femme pour exécuter la danse dionysiaque appelée
Ithyphallos ; enfin, deux jeunes gens déguisés en femmes
marchaient en tête de la procession que comportait, à Athènes, la
fête dionysiaque des Oschophories * [66] .
La première pièce de ce qu'on pourrait appeler la " livrée
dionysiaque ", c'est une longue tunique plissée, le péplos, que les
femmes grecques portaient à même le corps et que l'usage leur
réservait. Dionysos luimême est très souvent représenté vêtu de
cette tunique. Dans la vie courante, elle était ordinairement de
laine, mais il semble que celle des ménades (et des bacchants)
était plutôt de lin : c'est ce que suggèrent les représentations
figurées, où le vêtement porté par les danseuses dionysiaques
paraît particulièrement léger et transparent. Des impératifs
religieux dictaient sans doute ce choix : dans une expérience
exceptionnellement vive de la présence du sacré (la possession), le
lin pouvait être porté sans risque à même la peau parce qu'il était
d'origine végétale. Il en eût été autrement de la laine qui, coupée
sur du vivant, devait à cette origine des pouvoirs éventuellement
dangereux.
Mais, de même que le rameau du suppliant associe l'élément
végétal (la branche d'arbre) à des bandelettes de laine blanche (qui
entourent le rameau) et confère ainsi à celui qui le porte la
protection des dieux, autrement dit signifie qu'il est adopté par
eux, de même, autour de la taille du thiasote, une ceinture de
laine blanche maintient la tunique de lin et consacre à son dieu le
fidèle de Dionysos. Nous avons plusieurs témoignages attestant
que le port de cette ceinture marquait l'appartenance définitive au
* [67] American Journal dieu des " orgies ". Un bacchant (ou une bacchante) " ayant reçu
of Archeology 37, 1933
p. 256.
la ceinture " (apo katazdôséos) est un bacchant du grade le plus
élevé dans les thiases hiérarchisés des époques héllénistique et
* [68] Le texte de cette romaine, comme celui, bien connu par une célèbre inscription, où
inscription (établi par J.
Pouilloux) est reproduit
officiait, dans les environs de Rome, la prêtresse Agrippinilla * [67]
dans le commentaire de . Le modèle mythique ne fait d'ailleurs pas défaut : Ino, la nourrice
l'édition des Bacchantes de Dionysos, est qualifiée de leucozdônè (" à la blanche ceinture ")
procurée par J. Roux (p. dans une inscription de Mélitaia, en Thessalie * [68] .
634).
* [69] Euripide Les Un détail encore, en ce qui concerne la ceinture : elle est tressée
Baccantes vv. 111112. dans de la laine brute ; autrement dit, loin d'avoir l'aspect lisse
Voir le commentaire de d'une cordelette, elle est barbelée de petits poils blancs (qui
J. Roux p. 283. rappellent la toison de l'animal d'où elle provient) * [69] . Le choix
* [69] H. Jeanmaire de la laine brute est significatif : il représente, pourraiton dire, un
Dionysos p. 9596. compromis entre la nécessité où sont placées les femmes de
s'occuper à transformer la laine, produit naturel, selon des normes
culturelles définies, et le refus que Dionysos exige qu'elles
opposent à ce type d'activité (et aux normes auxquelles il répond)
lorsqu'il les appelle à le rejoindre sur la montagne.
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 10/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
* [70] H. Jeanmaire
Dionysos p. 9596.
* [71] H. Jeanmaire
Dionysos p 252.
* [72] M.P. Nilsson
Geschichte… I (3) p 570.
H. Jeanmaire Dionysos p
252. Potier de tripolème. Coupe (détail) : Bacchante coiffée de la mitra, tenant le
thyrse et une panthère. (Musée du Louvre G 250)
* [73] M.P Nilsson
Geschichte… I (3) p. 571 Sur leurs épaules, les bacchantes portent la nébride. C'est la peau
note 1 et p. 575. H. d'un petit animal sauvage, le faon moucheté, ou, plus souvent,
Jeanmaire Dionysos p
252.
dans la pratique culturelle, d'un animal semisauvage, le chevreau.
Les bacchantes nouaient deux pattes de cette dépouille par
devant, sur leur poitrine, laissant flotter le reste dans leur dos, ou,
au contraire, l'attachant à leur taille par la ceinture de laine. La
nébride était sans doute la peau de l'animal sacrifié par
l'impétrante (ou l'impétrant) lors de sa réception dans le thiase *
[70] . Elle est donc le signe de consécration, mais, de plus, elle
associe étroitement le fidèle à son dieu. Car Dionysos est luimême
invoqué comme chevreau à Lacédémone. C'est sous cette forme
qu'il recevait un culte à Métaponte, sur le golfe de Tarente et Zeus
l'avait métamorphosé en chevreau pour qu'Héra, jalouse, ne pût
pas le reconnaître lorsqu'après la mésaventure arrivée à sa
première nourrice, Ino, il le fit transporter chez les nymphes du
mont Nysa * [71] . On peut ajouter qu'à Oinoè, près de Cithéron,
dans une des régions de Grèce les plus marquées par la légende et
le culte dionysiaques, et à Hermionè, sur la côte d'Argolide, on
connaît un Dionysos Mélanaïgis (" à la peau de chèvre noire ") *
[72] . En ce qui concerne le faon, notre documentation est moins
probante : on peut toutefois noter qu'un poète lyrique, Alcée,
appliquait à Dionysos l'épithète de Kémèlios, laquelle a pu être
rapprochée de l'un des noms du faon : kéma * [73] .
Dans leur main, bacchantes et bacchants portent (comme, sur
certaines représentations, le dieu luimême) un bâton rituel
communément nommé thyrse. C'est peutêtre le symbole le plus
représentatif des orgies dionysiaques, le signe le plus spécifique de
l'appartenance du fidèle à son dieu. A l'époque classique, le thyrse
est fait de la tige d'une grande ombellifère sauvage (fenouil ou
férule) dont le nom, narthèx, peut d'ailleurs désigner l'objet tout
entier. On enguirlande le narthèx de lierre et, à son extrémité, on
attache un bouquet de feuilles (de lierre ou du vigne) ou une
pomme de pin. La réunion de ces éléments confère au thyrse son
pouvoir. Celui qui le tient, tient alors le dieu (et, davantage encore,
* [74] J. Murr Die est tenu par lui). Le fenouil et la férule sont, en effet, des plantes
Pflanzenwelt… p 187. dont l'" exubérance " (multiplication et croissance rapides dans la
nature sauvage) pouvait aisément être interprétée comme
épiphanie de Dionysos. Si la tige de fenouil pouvait constituer la
hampe du thyrse, les ombelles servaient, de leur côté, à
confectionner des couronnes. On les portait dans certaines
cérémonies dionysiaques, à l'exemple du vieux Silène, le maître et
le compagnon de Dionysos * [74] . Les témoignages sont moins
explicites en ce qui concerne la férule. Mais il reste que c'est le
nom de cette plante, narthèx, qui a servi à désigner la hampe du
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 11/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
* [75] Euripide Les thyrse (de quelque plante qu'elle soit faite), puis, comme nous
Bacchantes v. 1054. Voir
venons de le rappeler, le thyrse luimême. L'histoire sémantique
le commentaire de J.
Roux p. 566. du mot peut être un indice de la valorisation rituelle de la plante
qu'il désigne à l'origine.
Quant à la vigne, à la pomme de pin et au lierre, nous ne nous
étonnerons pas de les retrouver ici. Mais il importe d'ajouter que le
lierre paraît avoir été l'élément indispensable, faute duquel un
thyrse n'était pas un thyrse, mais restait un simple bâton. Euripide
l'indique clairement lorsqu'il appelle " thyrse défunt ", thyrse qui a
perdu ses pouvoirs, un thyrse dégarni de son lierre * [75] . De
lierre encore, et signifiant de même la consécration au dieu,
étaient les couronnes que portaient très souvent les thiasotes
célébrant l'orgie sur la montagne, tout comme d'ailleurs les
buveurs participant aux symposia dionysiaques. Le dieu luimême
est presque toujours représenté couronné de lierre sur les vases,
les fresques ou les mosaïques.
Mais les couronnes peuvent être remplacées par la mitra : c'est
une sorte d'écharpe, assez luxueuse, que l'on enroule autour de la
tête, à la façon d'un turban. Cette coiffure, d'origine lydienne, fut
très à la mode chez les Athéniennes du 5 ième siècle. Elle était,
dans l'usage profane, typiquement féminine. Mais, si les
bacchantes la portent, c'est en fonction d'une signification
religieuse assez différente : car Dionysos, que la tradition faisait
venir de Lydie, peut, à l'occasion, porter luimême la mitra. Des
peintres de vases, des sculpteurs nous le montrent ainsi paré ;
* [76] Sophocle Œdipe
Sophocle l'appelle le Chrysomitrès (" le dieu à la mitra dorée ") *
Roi v 209. [76] et un hymne orphique invoque Dionysos Mitrèphoros (" qui
porte la mitra ") * [77] . Or, portée par lui, la mitra cesse d'être
* [77] Orphei Hymni
une coiffure de femme pour devenir une coiffure efféminée. C'est,
(ed. G. Quandt) 52, 4
(p. 37) plus exactement, une coiffure d'hommefemme. Et, en la portant
à leur tour, les bacchantes (ou, éventuellement, les bacchants)
cessent d'être des femmes (ou des hommes) pour s'identifier à
l'hommefemme.
Couronne ou mitra coiffent une chevelure dont le rituel exige
qu'elle soit longue et qu'elle puisse, le moment venu, flotter
librement sur les épaules. Le sens de cette prescription est le
même que celui que nous avons reconnu dans l'usage de porter la
mitra. Mais l'élément qui implique l'identification à l'hommefemme
n'est pas, comme pourrait le croire un Occidental d'aujourd'hui, le
fait que les cheveux soient longs. Dans la Grèce classique, les
hommes pouvaient, aussi bien que les femmes, garder les cheveux
longs. Certes, dans l'Athènes du 5 ième siècle, les citoyens portaient
habituellement les cheveux courts. Mais certains jeunes
aristocrates, admirant les Spartiates et désirant les imiter,
gardaient leurs cheveux longs à la mode ancienne. Ce n'etait pas le
signe de tendances efféminées, bien au contraire.
Seulement, un homme qui gardait les cheveux longs se devait de
les natter, de les ramener sur sa tête et de les nouer sur son front
: ainsi, il était prêt pour la lutte, ou le combat. Si, au contraire, il
laissait sa chevelure dénouée, il suggérait que devant l'adversaire
ou l'ennemi, son comportement serait celui d'une femme.
L'élément qui indique le passage à la féminité dionysiaque (celle
d'un homme arborant des caractères féminins, ou d'une femme
s'identifiant à un hommefemme) est donc le fait que la chevelure
du bacchant (ou de la bacchante) reste dénouée et susceptible de
flotter sur les épaules. Bien entendu, c'est Dionysos luimême qui
a donné l'exemple de cette coiffure à ses fidèles. Cela apparaît sur
de nombreuses représentations du dieu. Et Euripide, dans ses
Bacchantes, a insisté sur les " boucles blondes ", la " chevelure
parfumée " qui caractérisent l'Etranger (Dionysos) et l'opposent à
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 12/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Penthée, jeune prince viril aux cheveux relevés et nattés. Aussi
bien, lorsque ce même Penthée, envoûté par Dionysos, sera allé
malgré lui revêtir la " livrée dionysiaque " et réapparaîtra au public
costumé en bacchant, le dieu ne manquera pas de lui faire
* [78] Euripide Les observer (avec une cruelle ironie) le désordre de sa chevelure *
Bacchantes v. 928. [78] .
Au total, le costume rituel que nous venons de décrire apparaît
certes comme un ensemble de signes manifestant la consécration
du fidèle à son dieu (le revêtir est donc l'équivalent d'une prise
d'habit) mais davantage encore il exprime la recherche d'une
identification avec ce dieu, particulièrement en tant qu'il est
hommefemme. Par luimême, un tel costume appelle la
possession et l'extase.
L'ayant revêtu, les membres du thiase participent à diverses
manifestations (cortèges, processions, danses sur les places
publiques, exhibitions de possédés) qui peuvent avoir eu un aspect
de prosélytisme. C'est ainsi que, vers le milieu du 5 ième siècle, le
* [79] Hérodote 4, 79.
roi scythe Skylès, s'étant fait initier aux mystères de Dionysos,
* [80] Demosthène Sur participait à des cortèges et " faisait le bacchant ", c'estàdire se
la couronne 260. livrait aux transports inspirés par le dieu, dans les rues d'Olbia, près
* [81] Pausanias 10, 4, de l'embouchure du Borysthène (actuellement le Dniepr) * [79] .
3. Des processions analogues devaient avoir lieu dans les rues
d'Athènes, comme l'atteste, pour le 4 ième siècle, le passage du
Discours sur la Couronne déjà mentionné * [80] . On sait enfin
que, lorsque les Thyiades se rendaient d'Athènes à Delphes où elles
allaient participer à la grande Triétéride sur le Parnasse, elles
s'arrêtaient dans les villes qu'elles traversaient et " dansaient " sur
les places en l'honneur de Dionysos. Pausanias, qui nous a
transmis cette information * [81] , ne précise pas le caractère de
ces danses. Mais il est vraisemblable qu'à l’époque ancienne, il
s'agissait de danses de possession. Si tel était le cas, elles nous
apparaîtraient comme un prélude à la véritable danse de la folie
dionysiaque, celle qui se déroulait non plus dans les villes, mais sur
la montagne.
Tous les témoignages dont nous disposons soulignent l'importance
de cette localisation du rituel. Le cri eïs oros, eïs oros (" à la
montagne ! à la montagne ! ") retentit au début des Bacchantes
* [82] v. 116 ; v. 165… d'Euripide * [82] et le mot court ensuite tout au long de la pièce
comme un leitmotiv. C'est que l'association de Dionysos et de la
* [83] Voir J . Roux
montagne est étroite : il est oreïos (" de la montagne "),
Commenta¹re aux
Bacchantes p. 253. oréïtrephès (" nourrisson de la montagne "), oreïphoïtès (" qui
hante la montagne ") * [83] . On l'honore à Delphes sur le
* [84] Voir le texte de ce
Parnasse, à Thèbes sur le Cithéron, en Lydie sur le Tmolos…
règlement dans J. Roux,
Commentaire aux L'obligation d'aller eïs oros pour célébrer son culte est bien attesté
Bacchantes, p. 635. par le règlement d'un thiase de Physkos, en Locride de l'ouest. Ce
règlement, qui date du 2 ième ou du 3 ième siècle après J.C., prescrit
que " quiconque n'accompagnera pas le thiase à la montagne
versera à la communauté une amende de cinq drachmes " * [84] .
Si l'on se souvient de notre hypothèse selon laquelle le rituel de
l'orgie sur la montagne vise à laisser librement surgir en chaque
bacchant l'élan fondamental de la vie – c'estàdire Dionysos – on
admettra qu'il existait une liaison fonctionnelle entre cette
expérience religieuse et le décor où elle était pratiquée : la
montagne, en effet, est tout d'abord un lieuhaut. Or, il est à peine
besoin de rappeler que, pour les Grecs, comme pour beaucoup
d'autres peuples, les lieuxhauts sont le séjour des dieux et que le
fait de les escalader pouvait, en luimême, être vécu comme une
approche du divin. Mais la montagne est aussi, pour un Grec de
l'Antiquité, un lieu sauvage, c'estàdire un lieu qui se situe en
dehors de l'espace cultivé (et culturalisé), qui est donc propice à
une rencontre avec Dionysos en tant qu'il représente l'exubérance
naturelle de la vie : le dieu est là " chez lui " et, symétriquement,
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 13/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
son dévôt, se trouvant " hors de chez lui ", hors de sa culture,
pourra plus facilement se laisser pénétrer par la folie dionysiaque.
Au reste, la diminution des défenses que le caractère sauvage du
lieu induisant chez les ménades (ou éventuellement les bacchants)
était d'autant plus sensible que l'ascension pouvait présenter de
réelles difficultés et que, dans ce cas, les ménades se trouvaient,
au moment de l'orgie, dans un état de complet épuisement
physique : il suffira de rappeler, à ce propos, que le Parnasse
s'élève à 2457 mètres d'altitude et que les femmes du thiase
* [85] Plutarque, De E
delphique devaient le gravir jusqu'à son sommet, en plein hiver.
Delphico 389a ;
Pausanias, 1,40, 6 ; Autre circonstance favorable au déclenchement de la crise, à
Ovide, Métamorphoses 4, l'invasion de la personnalité du bacchant par son dieu : le fait que
15. l'orgie ait lieu, en général, la nuit. La grande Triétéride du
Parnasse, par exemple, est une pannychis, c'estàdire une veillée,
une fête de nuit. C'est la raison pour laquelle les ménades sont
souvent représentées portant d'une main le thyrse, de l'autre une
torche. Dionysos est luimême nyktélios (le nocturne, celui dont on
célèbre les fêtes la nuit) * [85] .
Mis en condition par l'étrangeté de l'ambiance où il se trouve
plongé (la montagne nocturne), le thiasote va se livrer à une
danse extatique, laquelle peut conduire à un sparagmos (sacrifice
par déchirement et lacération), voire à une ômophagie (dévoration
des chairs crues de la victime).
La danse a pour fonction de provoquer un état de surexcitation, un
paroxysme qui débouche sur la possession proprement dite,
l'extase.
L'exarque, le chef du thiase, donne le signal de cette danse ; il se
dresse soudain et pousse le cri rituel ; l'ololygè, cri aigu, sauvage,
ce Iô, Iô qu'Euripide a placé dans la bouche du dieu luimême *
* [86] Euripide Les [86] et que, de fait, Dionysos était censé inspirer à l'exarque.
Bacchantes, v. 576 ; v.
580 ; v. 582. La flûte, plus précisément la double flûte, accompagne le
* [87] H. Jeanmaire mouvement des ménades. Les flûtistes jouent dans le mode
Dionysos, p 320. phrygien dont le caractère " vif et bruyant " semblait propre à
exciter l'enthousiasme des danseurs. En luimême, d'ailleurs, le
son de la flûte était considéré comme capable d'exciter la mania *
[87] .
Simultanément, une partie des bacchantes marquent la cadence
au moyen de leur thyrse, dont elles frappent le sol. Parmi les
autres (celles qui sont en train de danser) certaines, qui ont
abandonné leur thyrse, soulignent le rythme en frappant sur des
tambourins. Cet usage du tambourin était ressenti comme
étrange, exotique. Car les Grecs avaient l'habitude de cadencer
leurs mouvements (danses, marches militaires, rythme des
rameurs) non au moyen d'instruments à percussion, mais au son
de la flûte (comme c'est aussi le cas ici) ou des instruments à
cordes. De plus, l'instrument luimême était " étranger " : on
savait qu'il provenait d'Asie Mineure, où il était associé aux cultes
de Cybèle. (Dans ces conditions, l'effet produit par le tambourin
devait être aussi insolite que serait pour nous l'introduction d'un
tamtam dans un quatuor à cordes).
Tout ce tapage (flûte, tambourins, martèlement des thyrses) est
rapporté à Dionysos Bromios (le Grondant). C'est encore le dieu lui
même qui inspire les cris, ou plutôt les hurlements rituels qui se
détachent sur la musique. On en connaît au moins deux : le iachè,
cri aigu (comparable au Iô, Iô) suscité par Dionysos Iakchos (" dieu
des clameurs "), et l'Evohè dont on racontait que Dionysos l'avait
* [88] Pausanias 4, 31,
4. le premier poussé sur le mont Eva, en Messénie. D'où son nom
d'evios théos * [88] .
* [89] Voir le
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 14/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
commentaire de J. Roux L'excitation auditive qui devait résulter de cette musique et de ces
au vers 145 des
clameurs était encore renforcée par une excitation d'ordre visuel :
Bacchantes (p. 294).
le mouvement des torches. Le bacchant devait, en effet, tantôt
brandir sa torche à bout de bras, tantôt l'abaisser en la
rapprochant de son corps. Ce mouvement est exprimé dans une
formule rituelle (qui était probablement criée en même temps
qu'on accomplissait le geste): anéché, paréché (" brandis, ramène
!...") * [89].
Quant à la danse ellemême, elle semble avoir consisté d'abord en
bonds. Il existe un terme rituel spécifique pour désigner ces bonds
de la ménade : le verbe thoazdô. On le trouve dans les Bacchantes
d'Euripide * [90] . Et le nom correspondant (thoasma) intervient
dans la formule utilisée dans un hymne orphique pour désigner
l'une des plus célèbres montagnes dionysiaques, le Tmôlos : cet
hymne l'appelle, en effet, " l'endroit superbe où vont bondir les
Lydiens " (kalon Lydoïsi thoasma) * [91] . Dionysos, plus
* [90] v. 65. précisément Dionysos Bromios, pratiquait luimême ces bonds, si
l'on en croit un graffito bachique de DouraEuropos * [92] .
* [91] Orpheï Hymni
(ed. G. Quandt) 49, 6 Mais, ce qui frappe le plus dans les témoignages, et ce que
(p. 36).
confirme les représentations figurées, c'est l'importance attachée
* [92] H.N. Porter au mouvement de la tête et de la chevelure. Il s'agit là d'un geste
American Journal of rituel caractéristique et immédiatement reconnaissable. C'est pour
Philology 69, 1948, pp.
pouvoir l'exécuter que la bacchante (ou le bacchant) doivent
2741.
garder leurs cheveux longs et dénoués (comme nous l'avons
exposé cidessus). S'ils les avaient rassemblés sous le mitra, ils
doivent, avant de commencer à danser, les libérer pour qu'ils
puissent flotter sur leurs épaules : ce geste devint luimême
symbolique de l'entrée dans la danse dionysiaque.
Le mouvement, la " figure ", que doivent exécuter les danseurs
consiste en effet à lancer la tête d'abord en arrière, puis en avant,
de façon à projeter vers le ciel les boucles de leur chevelure. C'est
donc une véritable " danse de la chevelure " à laquelle se livraient
bacchantes et bacchants. Et c'est pourquoi les initiés attachaient
une telle importance à leurs longues boucles : outre que, comme
nous l'avons dit, elles étaient l'un des signes de l'identification à
l'hommefemme, l'exécution correcte de la danse du dieu les
rendait indispensables. On comprend mieux, dans ces conditions,
pourquoi le Penthée de la tragédie d'Euripide se conduit en
sacrilège lorsqu'il prétend couper la chevelure de l'Etranger * [93] .
* [93] Euripide Les
Bacchantes, vv 493494. La danse se poursuit jusqu'à l'ekstasis et l'enthousiasmos, c'està
dire cette " folie " (mania) qui met le danseur " hors de lui" (ek
stasis) parce que le dieu a pénétré " en lui " (enthousiasmos). Mais
notre documentation est ici très insuffisante. Aucun témoignage
ne nous permet d'apercevoir en quoi consistait l'attaque
proprement dite, à quels signes on reconnaissait, dans le
comportement du danseur, l'instant où il était saisi par la mania
divine.
Quoi qu'il en soit, il semble que la danse extatique pouvait se
prolonger en une sorte de course, ou de poursuite, pendant
laquelle les thiasotes se livraient (du moins à date ancienne) à des
conduites violemment agressives : razzias de villages, vols
d'enfants... C'est sans doute pendant cette course qu'on peut
situer du sparagmos et de l'ômophagie.
De nouveau, comme au début de la danse, l'exarque, qui " courait
" avec le thiase, s'en détache. A ce moment, il (ou elle) pouvait
présenter des symptômes épileptoïdes (bave aux lèvres, yeux
roulant dans les orbites) * [94] . Mais les thiasotes ne voient en lui
que le Bacchos, le possédé de Dionysos. Soudain, il se jette sur la
victime, que son mouvement même désigne comme telle : disons
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 15/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
pour l'instant que c'est un faon, ou un chevreau. Il couvre l'animal
de son corps, l'arrête dans sa course, le plaque au sol et commence
à lacérer la chair, à main nue.
Mais il importe de faire trois remarques :
Le sparagmos et l'omophagie s'opposent radicalement aux
pratiques habituelles des Grecs en matière de sacrifice : on utilise
toujours des couteaux sacrificiels pour mettre à mort et dépecer
* [95] Euripide Les
Bacchantes, v 1133. les victimes ; on ne consomme jamais leurs chairs sans les avoir
rôties, pour ce qui concerne les viscères, ou bouillies, pour ce qui
concerne les autres parties du corps * [96] .
* [96] Voir à ce sujet :
M. Détienne, Dionysos
orphique et le bouilli rôti
in Dionysos mis à mort,
p. 173 sq.
Basrelief. Marbre : Bacchante en extase tenant le thyrse de la main droite et,
dans l'autre main, la moitié de la victime du sparagmos. (Musée du Louvre
MA 553)
La deuxième remarque est que pratiquer l'ômophagie c'est, une
fois encore, s'identifier par son comportement à dieu luimême :
Dionysos s'appelle ômadios, ou ômestès (Mangeur de chair crue) à
* [97] Dionysos Omadios Chios, à Lesbos, à Ténédos, à Ephèse * [97] . Le dieu qui est
: Orphei Hymni (ed. G.
dévoré (puisque la victime est son hypostase) est donc en même
Quandt) 30, 5 (p. 25) ;
Porphyre De Abstinentia, temps celui qui dévore. Dionysos est à la fois le sujet et l'objet du
2, 55 ; Dionysos sparagmos et de l'ômophagie. En allaitil de même des possédés,
Omestes : Plutarque en un sens qui ne soit pas seulement métaphorique ?
Themistodes 13, 3, De
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 16/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
cohibenda ira 13, 462b. Poser cette question, c'est se demander – telle est notre troisième
remarque – quelles étaient les victimes du diasparagmos et de
l'ômophagie. C'était quelquefois un faon, plus souvent un
chevreau, petits animaux dont nous avons vu qu'ils étaient
régulièrement associés à Dionysos. Mais, parfois, ce pouvait être
aussi un taureau : cet animal est, nous l'avons dit, une des
* [98] Sophocle, fr.607 hypostases les plus fréquentes de Dionysos. De plus, le dieu est lui
(Nauck 2).
même Taurophagos (Mangeur du taureau) * [98] . Dans tous les
cas, ces victimes animales nous laissent supposer l'existence
d'acolytes chargés de " lancer " la bête au milieu du thiase.
Mais, dans la forme la plus primitive du rituel, la victime était
probablement humaine. Et on peut imaginer qu'inspiré par la
mania divine, l'exarque se précipitait sur un des membres du
thiase. Entre les possédés se réalisait alors l'union sujetobjet
(dévorantdévoré) dont Dionysos luimême était le modèle. Les
Bassares de la mythologie – Bassares est un des noms des
bacchants–nous fourniraient un exemple de cette allélophagie
rituelle : enivrés du plaisir d'avoir goûté les chairs des victimes
* [99] Porphyre, De
Abstinentia, 2, 8. humaines choisies pour leurs sacrifices, ils avaient fini par s'entre
dévorer * [99] .
* [100] Euripide, Les
Bacchantes, v. 754. Ce qui est sûr, c'est que des enfants étaient sacrifiés à l'occasion
des orgies dionysiaques. Et c'est bien pourquoi, lors de leur "
descente " dans les villages, les bacchantes euripidéennes ne se
contentent pas de tout mettre au pillage : elles enlèvent les
enfants dans les maisons * [100] .
Au reste, nous avons de nombreuses preuves que le " Mangeur de
chair crue " avait le goût de la chair humaine.
* [101] Elien, De Natura
Animalium, 12, 34. Il porte le titre d'Anthropôrraïstès (Dépeceur d'hommes) * [101] .
Des sacrifices humains en son honneur sont attestés dans les îles
* [102] Voir à ce sujet
l'introduction à l'édition (à Chios, à Ténédos, à Lesbos), en Béotie (à Potnia) et en Crète *
des Bacchantes procurée [102] . Le matin de la bataille de Salamine, le devin Euphrantidès
par J . Roux (p. 66). fit immoler à Dionysos ômestès trois prisonniers perses : " C'était,
* [103] Plutarque,
disaitil, le moyen d'assurer aux Grecs le salut et la victoire " *
Themistocles, 13, 3. [103] .
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 17/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
vital s'inscrit comme en liberté dans le réel (ou ce qui apparaît
comme tel).
La terre devient un paradis où ruissellent le lait, le vin, le miel.
Nous avons déjà cité les vers d'Euripide (Les Bacchantes vv. 704
713) où il montre les bacchantes frappant le sol de leurs thyrses
pour en faire jaillir de l'eau, du vin, ou encore le grattant du bout
de leurs doigts pour en obtenir des ruisseaux de lait.
Mais l'état de possession ne se traduit pas seulement par ces
hallucinations collectives. Les bacchantes se sentent toutes
ensemble (et parce que le dieu les possède toutes ensemble)
douées d'une force surnaturelle. Elles peuvent briser les branches
d'un chêne avec la même violence que si la foudre était tombée
sur l'arbre. La comparaison est d'Euripide * [105] . Elle n'est en
rien une amplification poétique car Dionysos, dont la mère,
Sémélè, avait été " accouchée par l'éclair ", était luimême " Maître
du feu céleste " * [106] . C'est avec aisance que toujours selon
* [105] Les Bacchantes Euripide, " mille mains n'en faisant qu'une ", les bacchantes
v. 1103. extirpent du sol le sapin où était juché le malheureux Penthée *
* [106] Voir à ce sujet [107] . Et cela devient pour elles un jeu de saisir des taureaux et
l'édition des Baccantes de les dépecer vivants. Le Messager de la tragédie d'Euripide avait
procurée par E.R. Dodds vu la scène et l'avait racontée au jeune prince incrédule : " Les
(Introduction p. XXXII).
taureaux furieux (...) s'écroulaient à terre, entraînés par mille
* [107] Les Bacchantes mains de jeunes femmes. Et elles en déchiraient la dépouille en
vv 11091110. moins de temps qu'il ne t'en faut à toi pour voiler d'un clin d'œil
* [108] Les Bacchantes
tes royales prunelles " * [108] .
vv 743747.
Dans cet ordre de choses le " miracle " peutêtre le plus significatif
se produit lorsque, sur le Cithéron, des paysans viennent attaquer
les bacchantes pour protéger leurs villages qu'elles soumettent à
une sorte de razzia : armées de leurs seuls thyrses, alors que les
villageois ont des javelots, les bacchantes les mettent en déroute "
eux des hommes, elles des femmes ", comme le précise avec
stupeur le même Messager, dans le même récit * [109] .
* [109] Les Bacchantes
vv. 763764. Mais c'est aussi que le dieu les a rendues invulnérables (les javelots
* [110] Les Bacchantes des paysans les atteignent sans les blesser), de même qu'il les
vv. 757758 protège contre les brûlures : elles peuvent " porter du feu " " à
même leurs cheveux bouclés " : le feu ne les brûle pas * [110] .
* [111] Voir le
commentaire au v. 758 Le " feu " dont il s'agit est sans doute la braise contenue dans les
dans l’édition des réchauds de bronze que les bacchantes viennent de voler dans les
Bacchantes procurée par villages et qu'elles portent sur leur tête. Cette insensibilité au feu
J. Roux (p. 483).
n'était pas seulement le fait des possédées de Dionysos : on la
* [112] Les Bacchantes trouve associée, dans l'antiquité, à d'autres états extatiques. La
vv. 755 756. marche sur les charbons ardents, en particulier, était pratiquée
publiquement par les prêtresses de la déesse Pérasia à Hiérapolis
Castabala, en Cilicie, et par les Hirpi Sorani, au nord de Rome *
[111] .
Autre "miracle" encore : les bacchantes peuvent charger sur leurs
épaules (et sur leur tête) toutes sortes d'objets, elles peuvent
courir sans prendre aucune précaution pour les maintenir : rien ne
tombe, tout " tient " tout reste soudé à elles, comme par un effet
de magnétisme, ou comme si les lois de la pesanteur n'existaient
plus * [112] .
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 18/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
plus inaccessibles, les ravins, les précipices, les fleuves... * [114]
Tels sont donc les effets (réels ou imaginaires) de la transe
dionysiaque. Si l'on veut maintenant envisager d'un point de vue
synthétique l'ensemble des données que nous venons de passer en
revue, on peut faire, à propos de l'oreibasie les constatations
suivantes :
Dans ce rituel, l'intrusion du dieu dans la personne du bacchant
est, en quelque sorte, sollicitée par toute une série d'opérations qui
relèvent de la magie sympathique : le thiasote se fait semblable à
* [113] Les Bacchantes
v. 748. Dionysos par son costume ; presque tous les comportements qui
lui sont prescrits répètent ceux du dieu ou trouvent leur
* [114] Voir le
justification dans une épithète divine.
commentaire au vers 748
dans l’édition des
Bacchantes procurée par Cet " appel" par identification en recouvre d'ailleurs un autre, plus
J. Roux (p. 479). spécifique : nous voulons parler du processus ascensionnel qui
structure l'ensemble de l'oreïbasie et qui doit, bien sûr, être référé
à la croyance selon laquelle Dionysos fait jaillir la vie sous toutes
ses formes. Le bacchant doit donc gravir la montagne ; il brandit sa
torche ; des bonds et le mouvement de sa chevelure vers le ciel
caractérisent sa danse ; en état de possession, il arrache les arbres
du sol et il est luimême soulevé en l'air.
Mais l'extase dionysiaque – le surgissement du dieu dans chacun
de ses fidèles et la révélation concomitante – semble surtout
exiger et exprimer la volonté de dépasser l'opposition entre les
catégories du même et de l'autre. Ce clivage, qui structure
l'expérience de l'individu " normal ", est nié par le rituel de la folie
dionysiaque. Le même, c'estàdire ce qui est identique au moi,
doit s'y laisser entraîner dans un mouvement incessant vers
l'autre, et réciproquement d'où il résulte le sentiment exaltant de
vivre d'une vie vraiment libre (Dionysos est Lysios, "celui qui
libère") d'une vie enfin conforme au désir, la barrière que constitue
l'autre étant exorcisée.
Nous avons insisté, en analysant l'état de possession dionysiaque,
sur l'équivalence existentielle qu'il implique entre le " je " de
chaque possédé et celui de tous les autres. Le même et l'autre se
rejoignent dans l'expérience d'une présence qui est tout à la fois
dedans (en moi) et dehors (dans tous les autres et dans la nature).
Il faudrait ajouter que Dionysos, en tant qu'il est dieu, est par
rapport à moi qui suis homme, une des figures les plus décidément
autres et que son intrusion en moi signifie donc avec une vivacité
toute particulière la levée de la barrière qui m'isole de l'autre.
La plupart des composantes du rituel se laissent ramener à une
signification analogue :
Les citoyens, identiques entre eux en tant qu'ils sont tous
membres d'une même polis (cité) doivent accepter de se joindre à
des noncitoyens, les étrangers (les métèques, comme on les
appelait à Athènes), voire les esclaves. Tout en demeurant sur le
territoire de la cité et en assurant l'essentiel de la vie économique,
métèques et esclaves étaient exclus des cultes civiques et
n'avaient aucun droit politique. Ils se situaient donc en dehors du
corps social, en dehors de la communauté des citoyens. Ils étaient
par rapport aux citoyens " les autres " et réciproquement. Le
thiase intègre les deux catégories en une communauté nouvelle :
Dionysos est le dieu venu d'" ailleurs " – peu importe que ce soit
de Thrace ou de Lydie ; c'est, en tout cas l'étranger, le dehors par
rapport à la cité – et il exige des citoyens le même hommage que
lui rendent les noncitoyens, ses dévôts naturels.
Par rapport à l'homme, la femme est l'autre, et inversement. Mais,
lorsque l’homme célèbre l'orgie, il adopte un comportement réputé
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 19/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
féminin (puisque des femmes en sont les initiatrices), il agit
comme s'il était l'autre. Et la femme adopte, elle aussi, le
comportement de l'autre, un comportement viril, en rompant le
cercle où l'enferme le mariage (le gynécée, les enfants, les travaux
de la maison) pour s'aventurer vers le dehors : la montagne où
Dionysos l'appelle à rejoindre le thiase et où elle n'aura d'autre
maître que le dieu.
Le costume du thiasote traduit d'ailleurs au plan symbolique cette
abolition du clivage entre les sexes. En tant qu'il est celui d'un
efféminé, il signifie pour l'homme une identification à l'autre
féminin et, pour la femme, une sorte de détour par l'autre
masculin (on ne peut être efféminé sans être d'abord homme).
Selon un autre clivage, le mode d'existence de l'être humain en
tant qu'il est civilisé (disons en tant qu'il est de culture grecque)
s'oppose à celui de la bête en tant qu'elle est " sauvage ". Or
précisément, le rituel de la folie dionysiaque impose aux
bacchantes et aux bacchants de se comporter comme cet autre
constamment renié par leur culture : la bête. Le cadre où se
déroule l'oreïbasie est celui où vivent les animaux sauvages (la
montagne). L'antisacrifice que constituent le sparagmos et
l'ômophagie reproduit point par point le mode d'alimentation des
carnivores prédateurs : l'exarque se jette sur la victime comme sur
une proie ; les ongles des bacchantes la déchirent comme font les
griffes des carnassiers ; la chair est dévorée crue (au lieu d'être
consommée cuite). Chacune de ces actions est accompagnée de
cris qui rappellent plutôt le rugissement de la bête que le langage
* [115] Les Baccantes v de l'homme. Mais, symétriquement, cet autre qu'est la bête est
697702. sommé de renoncer à ses allures " sauvages " pour venir s'intégrer
à la communauté dionysiaque. Nous voyons ainsi les bacchantes
de la montagne donner le sein à des chevreuils ou à des
louveteaux, et ceuxci tiennent à merveille le rôle des nourrissons
qu'elles ont abandonnés. Des serpents manifestent une tendresse
tout humaine en léchant la joue des ménades auxquelles ils
servent de ceinture * [115] . Ajoutons que, sur de nombreuses
représentations, des panthères servent de monture à Dionysos.
* [116] Héraclite, fr. 15 Tenter d'annuler le clivage qui sépare l'autre du même, c'est au
(Diels). fond accepter la menace que constitue toujours, à des degrés
divers, ce qui est différent. L'Autre absolu est tout simplement la
mort. Et toutes les figures de l'autre sont, de ce point de vue, des
figures de la mort. Celui qui veut maintenir la différence cherche
surtout à se rassurer, à se protéger luimême. L'instinct de
conservation dresse contre l'autre la barrière du même. Mais, ce
faisant, il enferme dans une vie immobile, codifiée, répétitive. II
renie la vie même qu'il prétend défendre. Faire place à l'autre,
lever la frontière qui nous sépare de lui, c'est assurément, du point
de vue narcissique, prendre le risque d'être détruit ou, à tout le
moins, destructuré. Et c'est en cela que le rituel dionysiaque est
un rituel de la folie. Mais l’acceptation de ce risque conditionne le
dépassement des antinomies qui fractionnent et limitent notre
expérience du réel. Elle permet le surgissement en nous de la vie
fondamentale, celle que signifie Dionysos et dont l'élan est, à
proprement parler, universel. Si nos analyses sont correctes, cette
vielà est un vouloirvivre, elle est conforme au désir et, comme
lui, pleinement ambivalente. Elle ne repousse pas le risque de
destruction, la menace de mort : elle les intègre et les transcende.
N'estce pas ce qu'Héraclite avait senti lorsqu'il affirme l'identité
d'Hadès, dieu des morts, et de Dionysos " pour qui on délire en
célébrant les fêtes bachiques " ? * [116]
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 20/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
frontières et l'inclusion de l'autre dans chacune des formes qui
constituent la polis – ne peut donc y être tolérée que
provisoirement, le temps d'un rituel. Mais les Grecs de l'Antiquité
paraissent avoir cru que l'équilibre psychologique des individus était
lié à la participation à ce rituel. Refuser les rites de Dionysos, c'était
courir le risque d'étre condamné à une folie qui équivalait, cellelà,
à la mort. Autrement dit, pour s'être opposés au mouvement du
même à l'autre, au dépassement de cette antinomie et à
l'expérience d'une vie ambivalente, les négateurs de Dionysos
pouvaient se voir définitivement fixés en cet autre qu'ils
redoutaient (non point selon ce qu'il était réellement, mais sous la
forme selon laquelle ils le redoutaient : en tant qu'il est une figure
de la mort).
Certes, nous quittons ici le domaine de l'histoire pour entrer dans
celui du mythe. Mais notre propos n'est pas d'établir que tel ou tel
personnage historique est devenu " fou " pour s'étre refusé à
pratiquer l'orgie dionysiaque. Nous voulons seulement préciser
notre interprétation de la fonction de ce rituel en montrant ce
qu'un Grec pouvait craindre en refusant d'y participer ou en
interdisant à autrui de le faire. Or il est légitime de rechercher dans
les mythes la réponse à ce type de questions.
* [117] Antoninus
Liberalis, Les Trois légendes nous instruisent du sort réservé aux femmes qui
Métamorphoses, 10, 23. refusent de pratiquer l'orgie. Il s'agit des femmes d'Argos et des
filles du roi du pays (les Proetides) ; des princesses d'Orchomène,
les Minyades ; et enfin des tantes de Dionysos, les Thébaines
Autonoè, Inô, et Agavè. Il faut leur adjoindre les rois qui
prétendent perturber ou empêcher la célébration des rites
dionysiaques sur leur territoire : le Thrace Lycurgue et le Thébain
Penthée.
La folie (mania) n'épargne ni eux ni elles. Et elle s'exprime selon
des modalités analogues aux éléments que nous avons décrits
comme constitutifs du rituel. On retrouve donc, dans chacune de
ces légendes, avec des variantes, bien sûr, et selon un ordre qui
n'est pas immuable, la " course " sur la montagne (ou,
éventuellement, dans des lieux " déserts "), un sparagmos (ou ce
qui en tient lieu : un meurtre avec dépècement de la victime), et
les hallucinations par lesquelles le possédé voit le dieu (sous l'une
des formes animales ou végétales qui lui sont régulièrement
associées : vigne, lierre, taureau, lion...).
Mais alors que, dans le rituel, la mania était le but auquel tendait le
comportement du thiasote, ici, le comportement de la victime
résulte de la mania par laquelle le dieu s'est emparé d'elle. A ce
renversement correspond la transformation des pouvoirs
bienfaisants de Dionysos en pouvoirs maléfiques : l'autre que l'on
redoutait devient, en effet, redoutable. L'expérience orgiastique
était celle d'une joie libératrice ; c'est, au contraire, par la terreur
que Dionysos impose ses exigences aux femmes qui lui ont résisté.
* [118] Apollodore, Lorsque, par exemple les Minyades " voient " devant elles un lion,
Bibliothèque, 2, 2, 2.
un taureau, un léopard, lorsque des montants de leur métier à
tisser coule du vin et que du lierre se met à grimper autour de
leurs tabourets, ces prodiges les épouvantent et c'est sous le coup
de l'épouvante qu'elles mettent en pièces le petit Hippasos * [117]
.
Au reste, c'est bien comme une maladie – et non plus comme une
expérience positive du sacré – que les Grecs interprétaient l'accès
de mania qui frappe les adversaires de Dionysos. La guérison, le
retour au " bon sens " peuvent, en effet, nécessiter l'intervention
d’un "spécialiste ", un médecin bon connaisseur des choses
divines. Le fait est bien attesté pour les Proetides. Le roi d'Argos,
Proetus, dont les filles, en proie au délire, erraient sur la montagne
avec les femmes du pays qui les avaient rejointes après avoir
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 21/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
abandonné leur foyer et tué leurs enfants, doit faire appel à
Mélampous – et accepter ses conditions – pour les soigner.
Mélampous, qui est tout à la fois devin et guérisseur (il a " inventé
" les remèdes – pharmaka – et les purifications – katharmoi),
organise donc, avec les jeunes gens les plus vigoureux d'Argos une
sorte de dansepoursuite (qui apparaît comme la réplique de la
danse des Proetides) et réussit de cette manière à les chasser de la
montagne. Après quoi, il utilise des purifications pour les ramener à
la raison * [118] .
* [119] Apollodore, Le prix que demande ce " spécialiste " pour ses services est
Bibliothèque, 3, 5, 1. d'ailleurs exhorbitant : rien moins que les deux tiers du royaume
de Proetos (un tiers pour luimême et un tiers pour son frère,
* [120] Les Bacchantes,
vv. 11251136. Bias). De plus, Proetos doit accepter de donner deux de ses trois
filles à Mélampous et à son frère (la troisième est morte au cours
de la poursuite " curative "). Il est tentant de voir dans cette
rançon un équivalent symbolique du sparagmos. Le royaume de
Proetos est démembré. Les princesses ont échappé à la folie, mais
elles sont perdues pour leur père (l'une est morte, les deux autres
sont mariées). Cette hypothèse impliquerait que Proetos se soit
opposé comme ses filles aux pratiques dionysiaques et que
Mélampous fasse le jeu de Dionysos contre lui. Les textes ne le
disent pas explicitement. Mais ils nous apprennent que, lorsque,
dans un premier temps, Proetos refuse d'en passer par les
exigences de Mélampous, la folie des princesses redouble et la
contagion s'étend à l'ensemble des femmes d'Argos. Dionysos
soutient donc Mélampous contre Proetos. Pourquoi le feraitil sinon
pour tirer vengeance d’un prince qui, comme Lycurgue ou
Penthée, aurait refusé l’introduction des cultes bachiques sur son
territoire ?
Les choses sont plus claires en ce qui concerne ceux ou celles qui
sont directement victimes de la colère de Dionysos : l'accès de
mania se paye par ce qu'on a de plus cher, soimême ou l'image de
soimême, ce même justement qu'on voulait protéger contre
l'autre.
On peut être détruit physiquement : c'est ce qui arrive finalement
à Lycurgue qui, conduit sur le mont Pangée, fut, sembletil
écartelé par des chevaux * [119] . Penthée est, lui aussi, victime
d'un sparagmos * [120] . La mort les fait passer définitivement à
l'autre et leur identité corporelle a préalablement été abolie,
disloquée.
Mais on peut aussi être amené à détruire ce qui, du point de vue
* [121] Les Bacchantes, narcissique, est identique à soi (ce que du moins on voudrait
v. 1114. identique à soi) : les fils des adversaires de Dionysos sont
* [122] Apollodore, régulièrement victimes de leur père ou de leur mère. C'est Agavè
Bibliothèque, 3 5, 1. qui donne aux bacchantes du Cithéron le signal de la " mise à mort
" de Penthée, son fils * [121] . Nous avons rappelé plus haut que
les Minyades écartèlent le fils de l'une d'elles, Hippasos. Quant à
Lycurgue, prenant son fils pour un cep de vigne, il l'abat à coups de
hache * [122] . On pourrait ajouter que Proetos appelle
Mégapenthès le fils qui lui naît après le démembrement de son
royaume et la perte de ses filles. Ce nom, qui signifie à peu près
Celui du Grand Deuil est, de la part d'un père, une sorte de
condamnation à mort.
Enfin, on peut être contraint de passer à l'autre, de renoncer
* [123] Antoninus
Liberalis, Les définitivement à sa propre image narcissique, par la voie de la
Métamorphoses, 10, 4. métamorphose. Les Minyades commencent par adopter un
comportement animal : elles " broutent " le lierre, les liserons et le
* [124] Virgile,
laurier ; puis, Hermès les ayant touchées de sa baguette, elles sont
Bucoliques, 6, 48.
transformées en oiseaux de nuit : une chauvesouris, une
chouette et un hibou * [123] . Quant aux Proetides, si l'on en croit
Virgile, elles auraient été transformées en vaches * [124] .
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 22/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Lorsque le refus de l'orgie dionysiaque est motivé, on vérifie qu'il
s'agit bien de maintenir à distance le même et l'autre. Les
Minyades s'opposent aux autres femmes qui sont allées célébrer
l'oreïbasie parce que rien ne compte pour elles que leur ouvrage :
elles sont devenues " absurdement laborieuses " et ne veulent pas
quitter leur métier à tisser * [125] . Autrement dit, elles affirment
leur conformité parfaite au modèle de la femme développé par la
polis et nient qu'une femme puisse avoir un comportement autre
(un comportement qui, ne seraitce que le temps d'un rituel,
ressemble à celui de l'autre, c'estàdire de l'homme).
Symétriquement, Penthée est celui qui voudrait voir ce que font
les femmes sur la montagne sans rien céder pourtant de son
identité d'homme. Il maintient donc dans toute sa force
l'antinomie entre le même et l'autre et affirme décidément
l'homme contre la femme. Il est offusqué à l'idée de prendre un
vêtement de femme pour pouvoir assouvir sa curiosité. Il voudrait
* [125] Antoninus
savoir sans être : deux pôles dont, au contraire, nous l'avons dit,
Liberalis, Les l'extase dionysiaque tente la fusion.
Métamorphoses, 10, 1.
Au total, il apparaît que ceux qui refusent le rituel de la folie
dionysiaque font le jeu de la mort contre laquelle ils entendaient se
protéger en maintenant l'autre à l'écart d'euxmêmes. Dans le
couple indissociable DionysosHadès, ils ne veulent voir qu’Hadès et
ils dressent contre lui leurs défenses narcissiques. Mais ces
défenses les emprisonnent à leur tour dans une existence qui,
reniant le libre élan de la vie et du désir (la face positive du couple
DionysosHadès) équivaut à la mort redoutée. Or, dans une
certaine mesure au moins, toute société tend à exclure ce qui peut
faire bouger ou abolir le système classificatoire sur lequel elle
repose. Elle impose donc à ses membres une existence rassurante,
certes (quoi de plus inquiétant que de confondre le bien et le mal,
le juste et l'injuste, le civilisé et le sauvage, la femme et l'homme,
l'homme et l'animal... ?), mais qui, en excluant tout ce que l'élan
vital comporte nécessairement d'exubérant et d'anarchique (de
dangereux, donc) ressemble, elle aussi, à la mort.
Michel Bourlet (1983)
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 23/24
29/12/2014 Michel Bourlet: L’ORGIE SUR LA MONTAGNE dans le premier numéro de la Nouvelle revue d'ethnopsychiatrie
Marbre : Bacchante escortée de Satyres et d’une panthère en dansant la tête
rejetée en arrière et la chevelue flottante. (Musée du Louvre MA 1557)
retour au site du Centre Georges Devereux :
http://ethnopsychiatrie.net
http://www.ethnopsychiatrie.net/actu/bourlet.htm 24/24