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Langages

Les limites de la phrase figée


M. Maurice Gross

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Gross Maurice. Les limites de la phrase figée. In: Langages, 23ᵉ année, n°90, 1988. Les expressions figées. pp. 7-22;

doi : https://doi.org/10.3406/lgge.1988.1988

https://www.persee.fr/doc/lgge_0458-726x_1988_num_23_90_1988

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Maurice GROSS
Université Paris 7
Laboratoire d'Automatique Documentaire et Linguistique *
Centre d'Etudes et de Recherches en Informatique linguistique **

Les limites de la phrase figée

1. Introduction
2. Verbes ordinaires (phrases libres} et verbes composés (phrases figées)
3. Verbes ordinaires et verbes supports
4. Verbes supports et verbes composés

1. Introduction

Le cadre théorique dans lequel nous nous plaçons est celui du lexique-grammaire.
Dans ce cadre, qui est fondé sur la théorie tranformationnelle de Z.S. Harris, l'unité
de sens est la phrase élémentaire et non pas le mot. Les transformations permettent de
construire des classes d'équivalence sémantiques par des procédures syntaxiques. Les
phrases déclaratives simples du français et d'autres langues ont ainsi été
systématiquement classées d'après leur constitution morphosyntaxique. Prises comme représentant
les classes, elles servent d'entrées au lexique-grammaire.
Les notations sont celles de Z.S. Harris telles qu'elles ont été adaptées au LADL.
Les symboles de catégories sont transparents :
— les arguments syntaxiques des verbes portent des indices numériques : N{) est le
groupe nominal sujet, TV, est le premier complément, etc.
— des propriétés sémantiques non formalisées sont parfois attachées aux /V, on
écrira par exemple Nsent pour noms de sentiment, et les mêmes termes de sens
seront notés en gras,
— les transformations sont notées entre crochets.
L'étude systématique des verbes du français (M. Gross 1975 ; J.-P. Boons,
A. Guillet, С Leclère 1976 ; A. Guillet, C. Leclère, J.-P. Boons 1988I a conduit à
une tripartition qui correspond à des natures sémantiques profondément différentes de
la fonction verbale. Il s'agit :
(ij des verbes usuels : manger, donner dans des phrases comme :
Ta sœur a mangé des haricots
Max a donné un lit à son voisin
Du point de vue sémantique, on peut les concevoir et les noter comme des fonctions
dont les variables appartiennent à des ensembles de noms que l'intuition délimite
assez bien a priori :
MANGER (h, n) : h est un humain et n un terme de nourriture,
DONNER (hb h2, o) : h, et h2 sont des humains respectivement donneur et
receveur, о est un objet concret.

* Unité associée № 819 du CNRS.


** FIRTECH Industries de la langue, Conservatoire National des Arts et Métiers. Ce travail a
bénéficié de l'aide du Programme de Recherches Coordonnées Informatique linguistique du
Ministère de la Recherche et de l'Enseignement Supérieur.
La terminologie syntaxique qui correspond à la combinatoire sémantique entre verbes
et noms est variée, on parle de restrictions sur la sélection qu'opèrent les verbes dans
l'ensemble des noms, des relations de cooccurrence entre verbe et noms, de la fonction
des noms, de leur cas ou de relations thématiques entre noms et verbes, toutes
terminologies pour nous équivalentes dans la mesure où elles n'ont pas de base formelle
précise ;
{ii) des verbes entrant dans des expressions figées, c'est-à-dire non composition-
nelles du point de vue sémantique, ce peut-être : des expressions dites
— idiomatiques :
Ma sœur a pris le taureau par les cornes
— techniques :
L'étudiant a diagonalisé la matrice
Max a endossé ton chèque
— métaphoriques :
Max bouillait d'impatience
— ou difficilement qualifiables, comme :
Max se rend compte de la difficulté
Max a pris Léa par le bras
(iii) des verbes supports {Vsup). Contrairement aux verbes usuels (i), ils ne
présentent pas d'ensembles clairs de noms variables qui leur seraient attachés et qui seraient
déterminés par des intuitions de sens. Cette situation est bien connue pour les verbes
être, avoir et faire dans des phrases comme :
Max est (anglais + gentil + aviateur)
Ce directeur a (du courage + des limitations + une bonne secrétaire)
Max fait (un baiser + un signe -+■ un rapport) à Léa
où les ensembles de noms variables compléments de ces trois verbes ne peuvent pas
être identifiés sémantiquement. Cette observation vaut également pour de nombreux
verbes dont la fonction « auxilliaire » de support n'est pas immédiatement apparente :
Max déborde d '(affection + joie + santé)
Max signe un accord avec Luc
Max monte une attaque contre le fort
Rappelons qu'il peut exister des relations syntaxiques entre les types (i) et (iii). Par
exemple, les relations de nominalisation étant conçues comme des transformations,
elles transforment les phrases à verbes ordinaires en phrases à verbe support :
Max juge Luc sévèrement
= Max porte un jugement sévère sur Luc
Max admire Léa
— Max voue une certaine admiration à Léa
(1) Max projette de partir
= Max (berce + caresse ■+- nourrit) le projet de partir
Dans ces phrases, les verbes porter, vouer, bercer, caresser et nourrir ne sont
pratiquement pas porteurs de sens, ce sont des verbes supports qui n'ont pas de sélection
de restriction sur les noms sujets et compléments comme c'est le cas pour les verbes
Ii). Par exemple, les séquences :
* Max (berce + caresse + nourrit) la prévision de partir
sont interdites, alors que l'on accepte la forme à verbe ordinaire synonyme de (1) :
Max prévoit de partir

Nos trois catégories de verbes, c'est-à-dire de phrases élémentaires, présentent de


nombreuses ressemblances qui pourraient être vues comme autant de raisons de ne
pas opérer la distinction entre les verbes de (i)-(ii(-(iii), c'est d'ailleurs la position des
grammaires traditionnelles qui mettent l'emphase sur les caractères communs à tous
les verbes, autrement dit :
— l'identité de leur conjugaison ;
— la formulation abstraite des relations entre les verbes et les noms qui leur sont
attachés ; ces abstractions, telle la notion d'objet, font disparaître les différences entre les
types (i) et (iii) ;
— les structures de base des trois types de phrases, qui sont essentiellement les
mêmes quand elles sont décrites en termes de séquences de catégories, soit :
N0V
No V Prép /V7
No V Prép Ni Prép N2
et où Prép peut être « zéro ». Ces trois schémas syntaxiques sont des plus généraux et
la limite à trois positions nominales de base dont deux compléments (TV] et ./V2) n'est
transgressée (par des exemples à trois compléments) que par des expressions figées en
petit nombre et par des constructions où le verbe V est un verbe support. Autrement
dit, dans ces situations, une partie identifiable [V, ./V,] d'une forme à trois
compléments correspond à un verbe du type (i) ou (ii), par exemple dans faire (grâce)i à N2
de N3 qui a trois compléments, dispenser qui n'en a que deux est substituable à faire
grâce à : dispenser N2 de N3 ;
— la possibilité qu'ont les trois types de phrases élémentaires d'accepter les mêmes
transformations. Etant donné une transformation comme [Passif] ou
[Nominalisation], on trouvera des structures des types (i), (ii) ou (iii) auxquelles elle
s'appliquera. Autrement dit, la grammaire du français peut apparaître comme la
même pour les trois populations de verbes (i.e. de phrases) que nous distinguons.
Le vocabulaire présente une situation analogue. D'une manière générale, les trois
types de constructions ont recours au même fonds formel de vocabulaire. C'est le cas
avec le verbe porter dans les trois exemples :
(1) Max porte une caisse (libre)
(2) Max ne porte pas Luc dans son cœur (figé)
(3) Max porte de l'affection à Luc (support)
Mais parfois, il existe des éléments lexicaux spécifiques de l'un des types. Par
exemple, le nom (?) escampette n'apparaît que dans la forme figée : prendre la poudre
d'escampette. De même, le nom caisse a un emploi unique dans l'adverbe à fond la
caisse. Le verbe hocher ne peut apparaître que dans la forme figée :
(4) Max hoche la tête
Par contre, le verbe opiner s'emploie dans les deux constructions :
(5) Max a opiné du bonnet (figé)
(6) Max a opiné (libre)
* Max a hoché
On pourrait donc considérer qu'il existe deux verbes opiner, l'un figé dans (5), l'autre
libre, intransitif dans (6). Du fait de la parenté de forme et de sens, nous décrivons (6)
comme une sous-structure de (5) obtenue par omission du complément ; cette solution
a été généralement adoptée pour la description des verbes libres (M. Gross 1975) :
Max a discuté de bonnets
= Max a discuté
Rappelons encore que dans les phrases (1), (2) et (3), nous considérons que nous
avons affaire à trois entrées lexicales indépendantes, autrement dit à trois verbes qui
n'ont aucun rapport synchronique les uns avec les autres. Les tentatives de
rapprochement de ces constructions en vue d'expliquer d'éventuelles similarités de formes et de
sens ne peuvent avoir lieu que dans un cadre historique.
Les mêmes considérations s'appliqueront aussi bien à avoir qui est en général un
verbe support, mais qui constitue une entrée de verbe libre dans un emploi de niveau
familier. Alors que Vsup — : avoir n'a pas de Passif, ce verbe avoir en a un :
Max a eu Luc de dix francs = Luc a été eu de dix francs par Max
Certaines discussions courantes semblent vouloir donner un statut spécial à des
expressions semi-figées ou locutions. Nous pensons contribuer à éclaircir cette
discussion grâce à la mise en contraste des phrases libres et figées avec les phrases à verbes
supports. L'étude syntaxique d'un lexique de près de 12 000 verbes a montré que ces
trois catégories étaient largement disjointes. Toutefois, les caractéristiques qui servent
à les distinguer se trouvent parfois combinées dans une même unité lexicale d'où un
problème d'affectation de certaines expressions à une et une seule de ces trois
catégories. Nous présentons ici un certain nombre de ces situations complexes et nous
discutons des problèmes que pose leur représentation formelle.
Pour la classification des phrases figées, nous renvoyons à M. Gross 1982, pour les
propriétés des phrases à verbe support, à M. Gross 1981, G. Gross et R. Vives 1986.

2. Verbes ordinaires (phrases libres) et verbes composés (phrases figées)


Nous allons examiner un certain nombre d'exemples auxquels l'application des
critères et définitions qui nous servent à séparer les phrases libres des phrases figées
soulèvent des problèmes théoriques de représentation.
Rappelons une position courante sur les différences entre phrases libres et phrases
figées : la partie figée d'une phrase, en général la combinaison d'un verbe avec un ou
plusieurs de ses compléments, est sémantiquement équivalente à un verbe
morphologiquement simple 3 :
(1) Max a passé l'arme à gauche = Max est mort
(2) Max casse du sucre sur le dos de Luc = Max dénigre Luc
Ce point de vue peut même se formaliser dans le cas d'exemples élémentaires comme
(1). Il en va moins facilement de même pour (2), car le complément libre de Luc est
complément de nom d'une partie figée, et dans :
(3) La moutarde monte au nez de Luc
où le sujet et le complément du verbe sont figés. Malgré ces difficultés, nous
emploierons le terme de verbe composé que nous contrasterons avec le terme de verbe simple,
même s'il est moins transparent dans (3) que (1). Cette terminologie est équivalente à
la terminologie « phrase libre-phrase figée », et elle a l'avantage d'être facilement
transposable aux autres parties du discours (noms composés, adverbes composés,
etc.). Ajoutons que l'expression « phrase figée » tend à masquer le fait que les phrases
figées ont la plupart du temps des parties libres qui ont un comportement syntaxique
normal, c'est-à-dire n'interférant pas avec la partie figée : les sujets dans (1) et (2)
s'accordent normalement avec le verbe, le complément de nom de Luc dans (2) et (3)
donne lieu au pronom préverbal LUI par une règle générale :
(3) = La moutarde lui monte au nez
II existe des phrases figées synonymes entre elles dont la forme suggère de les
apparenter en constituant des classes d'équivalence qui auraient un caractère local
pour les noms, c'est-à-dire qui seraient limitées à des contextes particuliers. On
signalera ainsi :
Max a perdu
la raison
+ la tête
+ la boule
+ la boussole
-f- la nénette
+ la tramontane
+ le nord
+ le esprit
+ le jugement
-\- les pédales

3. Les verbes réfléchis sont considérés comme simples.

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Un tel ensemble de compléments ne constitue pas une distribution pour le
complément direct du verbe perdre :
— d'une part le déterminant est figé et les modifieurs interdits :
*Max a perdu (une tête + de l'esprit •+■ deux pédales)
*Max a perdu (la saine raison + le jugement normal)
— d'autre part, on constate que les formes sont strictement synonymes, ce qui n'est
pas le cas dans une distribution, où par exemple le sud serait autorisé avec une
différence de sens prévisible, comme dans les paires :
Max connaît le (nord + sud) du pays
Aix est au (nord + sud) de Gap
— enfin, les noms autorisés sont arbitraires, même s'il est possible de suggérer des
rapprochements étymologiques : boussole et nord présentent un tel lien, mais alors
pourquoi pas aiguille aimantée et sud ?
On a une situation voisine avec :
Max lui a fourré cette idée dans
le ciboulot
+ la tête
+ la cervelle
+ le crâne
+ le cigare
+ le citron
où les variantes sont de type argotique, nullement liées à des changements de sens.
Considérons à présent l'ensemble des phrases suivantes :
(4) Max a (manqué + loupé + raté)
une chance unique
un beau coup
une bonne occasion
une opportunité
une affaire, etc.
Les compléments ont une proximité sémantique et une liberté de détermination que
l'on observe avec des ensembles de noms productifs, distributionnels ou supportés.
Les trois verbes sont synonymes. On observe par ailleurs les trois phrases :
(5) Max a (manqué + loupé + raté) le coche
où le coche est figé en genre, nombre et détermination, et où le mot coche pris
isolément ne peut pas se voir attribuer de sens. Pourtant, les phrases (5) sont synonymes
de certaines des phrases libres de (4). Une question se pose alors, les ensembles de
phrases (4) et (5) doivent-ils être décrits indépendamment l'un de l'autre ou non ? Par
exemple, on pourrait considérer que (4) contient une famille de noms distributionnel-
lement contraints par les trois verbes et que les phrases (5) sont figées, indépendantes
donc. On pourrait aussi considérer les trois verbes comme des verbes supports 4
appliqués à des noms. Mais le problème reste le même : comment combiner un ensemble
ouvert de groupes nominaux avec une forme figée unique ? La solution que nous
envisageons consiste à donner un statut théorique à des formules comme :
Max a (manqué + loupé + raté)
UN (chance unique
-+- beau coup
+ bonne occasion
+ opportunité
+ affaire)
+ le coche

4. D'ailleurs faire, saisir qui sont supports dans d'autres contextes s'appliquent à certains
des noms.

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où la variable UN est destinée à introduire des combinaisons variées de déterminants et
de modifieurs.
Une situation analogue s'observe avec le complément des phrases suivantes :
Ce lit vaut Nsomme ==:
une somme énorme
+ dix mille francs
+ beaucoup d'argent
+ son pesant d'or
La forme figée son pesant d'or à adjectif possessif obligatoirement coréférent au sujet
apparaît comme exceptionnelle à l'intérieur d'un ensemble distributionnel de groupes
nominaux étiquetables par l'intuition de somme d'argent et noté en conséquence
Nsomme. Le même ensemble de compléments s'observe dans d'autres phrases
comme :
(6) Ce lit coûtera Nsomme à Luc
(7) Luc a payé Nsomme à Max pour ce lit
Autrement dit, la liste des Nsomme et l'intuition de somme d'argent coïncident pour
les phrases (6)-(7). Mais considérons les phrases :
(8) La facture pour ce lit (se monte + s'élève) à Nsomme =:
(une somme énorme + dix mille francs + beaucoup d'argent)
II est clair que le complément en à y est bien décrit par l'intuition de somme
d'argent. Toutefois, on observe les interdictions :
?* La facture pour ce lit (se monte -f s'élève) à son pesant d'or
donc la forme figée doit être exclue de la distribution Nsomme pour les deux verbes de
(8).
La même situation se présente avec des adverbes figés. De nombreuses phrases,
variées en forme et en sens, sont modifiables par des adverbes d'intensité comme fort,
beaucoup d'une façon régulière :
(9) Max (déplaît à ■+- ennuie + tape sur) Luc
Max (rit + travaille)
(beaucoup + très. fort + énormément + etcj
Mais il existe des adverbes figés d'intensité, qui sont spécifiques d'un petit nombre de
phrases :
(10) Max rit (à gorge déployée + comme un bossu)
(11) Max tape sur Luc (à bras raccourcis + comme un sourd)
* Max (travaille + déplaît à Luc + ennuie Luc)
(à gorge déployée + à bras raccourcis)
(comme un bossu ■+- comme un sourd)
La question posée pour les groupes de phrases (4)-(5) et (6)-(8) se pose pour le groupe
(9)-(10)-(ll) : comment combiner la famille ouverte des adverbes de (9) avec les cas
figés isolés de (10) et (11) ?
L'exemple suivant, à déterminant figé, illustre une autre possibilité de continuum
entre phrases libres et phrases figées. Dans les phrases :
(12) Max chasse le (canard + gros gibier + sanglier)
le déterminant est obligatoirement défini singulier (générique). La phrase :
Max chasse un canard
a un autre sens (faire peur, éloigner) et contient donc un autre verbe chasser. Nous
devons décrire (12) par la structure :
No V (LE N)1
à sujet libre, mais également à complément libre, puisque le nom N (à l'exclusion du
déterminant) fait l'objet d'une sélection de type usuel par le verbe : en effet, la notion
de gibier semble bien définir en intension les N autorisés.

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On rencontre des situations analogues dans les phrases :
Max fait (du ski + de la natation)
où le déterminant est obligatoirement partitif (de LE) et le complément un nom de
sport IL. Pivaut 1988). Dans les phrases :
Max pratique (le ski + la natation)
le déterminant est défini générique ; dans ces exemples on a affaire à des verbes
supports.

3. Verbes ordinaires et verbes supports

Dans certaines phrases, les distributions de substantifs par rapport à leur verbe ne
sont pas identifiables par une intuition nette (comme par exemple les substantifs de
nourriture par rapport au verbe manger). L'un des problèmes qui se posent alors est
de déterminer si nous avons affaire à un verbe support ou à un verbe ordinaire.
Considérons la phrase :
(1) Max signe un chèque à Luc
nous pensons que la question se pose de décider si signer est un verbe support ou un
verbe ordinaire. Les phrases :
(2) Max signe un traité avec Luc
Max signe à Luc
un effet
+ une reconnaissance de dette
+ un reçu
+ une décharge
suggèrent l'existence d'une distribution homogène pour le complément direct.
Toutefois, un certain nombre d'observations viennent à l'appui de l'hypothèse selon laquelle
signer serait un verbe support. Par exemple, dans les phrases (1) et (2), faire est subs-
tituable à signer sans changement de sens. D'ailleurs, nous pourrions presque accepter
les paires mettant en jeu des nominalisations de verbes :
Max (fait + signe) une décharge à Luc
=? Max décharge Luc
Max (fait + signe) une reconnaissance de dette à Luc
=? Max reconnaît une dette à Luc
qui sont formellement identiques à des relations de nominalisation étudiées par
J. Giry-Schneider 1978, comme par exemple :
Max complimente Luc
= Max (fait + adresse) des compliments à Luc
Avec d'autres N\, signer a plus clairement des propriétés de verbe support. Les N\
suivants semblent bien appartenir à une même distribution :
(3) Max a signé avec ses ennemis
un accord
+ un contrat
+ une convention
-f- un marché
+ un traité
+ la paix
+ un armistice
+ une trêve

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Mais d'une part, on observe des variantes synonymes qui ne s'appliquent qu'à des
sous-ensembles des N\ de (3) :
Max a passé avec ses ennemis
un accord
+ une convention
+ un contrat
■+- un marché
* Max a passé avec ses ennemis
un traité
-\- la paix
+ un armistice
+ une trêve
Max a (fait + conclu) avec ses ennemis
un accord
-f- un marché
+ un traité
+ la paix
+ un armistice
-\- une trêve
Et d'autre part, alors que le complément avec N se présente comme un complément
de nom de 7Vj, il existe une relation de symétrie entre Nq et avec N :
(3) =Max et ses ennemis ont signé (un accord + etcj
relation qui s'observe avec les verbes symétriques (e.g. associer N\ avec N2) où avec N
est clairement un second complément du verbe. On peut alors extraire avec N, comme
dans :
C'est avec ses ennemis que Max a (passé -f- fait -f- conclu) un accord
Autrement dit, avec N a simultanément des propriétés de complément de nom et de
complément de verbe, ce qui est un de nos critères pour séparer les Vsup des V
ordinaires. Notons encore que les N\ de (l)-(2)-(3) présentent une restriction courante
avec les verbes supports ; ils n'acceptent pas de compléments de nom sinon avec des
interprétations forcées :
?* Max a signé le chèque de Léa à Luc
?* Max a signé l'accord de Léa
En compagnie d'autres verbes, les mêmes compléments de nom sont acceptés sans
difficulté :
(4) Max a confié le chèque de Léa à Luc
(5) Max n'a pas apprécié l'accord de Léa
La phrase (5) peut comporter le complément avec N, mais il ne peut pas être extrait :
Max n'a pas apprécié l'accord de Léa avec ses ennemis
* C'est avec ses ennemis que Max n'a pas apprécié l'accord de Léa
Ces différences de comportement syntaxique recoupent bien les intuitions observées
lorsque l'on contraste des verbes supports avec des verbes ordinaires : dans (3) Max
est sujet de accord, convention, ..., trêve, c'est-à-dire que Max est l'une des parties
concernées. Dans (5), il est également clair que Max n'est pas une partie concernée
par l'accord, mais que Léa l'est. De la même façon, dans (1), Max a une relation au
chèque qui ne se retrouve pas dans la phrase de même forme :
Max a montré un chèque à Luc
Ainsi donc, nous concluons de cette discussion que dans (l)-(2)-(3) nous avons affaire
à un verbe support signer. Dès lors, les divers N\ donnés ne doivent plus
nécessairement constituer un ensemble distributionnel cernable par une intuition de sens. En
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fait, la variété des substantifs supportés par signer est plus étendue, et dans des
phrases comme :
Max a signé une déclaration
Max a signé un engagement
Le maire a signé un décret
Max a signé ce (film -f- but)
nous avons vraisemblablement encore affaire au même Vsup.
Dans d'autres situations, les décisions seront plus difficiles à prendre. Considérons
les phrases :
(6) Max (tient +■ ouvre) une boulangerie
intuitivement, le complément direct y est un terme de commerce. Si on les compare à
des phrases comme :
(7) Max a (repeint + visité) une boulangerie
on a l'intuition que les phrases (6) pourraient comporter des Vsup, alors que les
phrases (7) auraient des verbes ordinaires. Cette intuition est recoupée par des
changements d'interprétations qui interviennent dans (6) mais pas dans (7) quand on
introduit des compléments de noms ou des possessifs, dans la phrase :
Max ouvre la boulangerie de Luc
on a l'impression que boulangerie est plus un local qu'un commerce, ce qui
correspond d'ailleurs à l'interprétation des phrases (7). Dans l'état actuel de la construction
du lexique-grammaire du français, il est difficile de se fonder sur de telles intuitions
pour opérer des distinctions fiables.

4. Verbes supports et verbes composés

4.1 Verbes supports composés

Considérons les phrases :


(1) Max donne des signes d '(impatience + irritation)
(2) Ce moteur donne des signes de (fatigue + usure)
L'expression donner des signes y est figée : le déterminant est obligatoirement au
pluriel 5 et la combinaison donner-signes est unique. Dans notre classification
(M. Gross 1982), cette expression sera notée CDN, et la forme libre de N est analysée
comme complément de nom. Cependant, le verbe composé donner des signes de
n'exerce pas de sélection sur son sujet et son complément, puisque l'on observe les
incompatibilités :
?* Ce moteur donne des signes (d'impatience + d'irritation)
il existe en fait une relation directe entre sujet et complément, paraphrasable par le
Vsup —: avoir :
Max a une certaine (impatience + irritation)
Ce moteur a une certaine (fatigue + usure)
* Ce moteur a une certaine (impatience + irritation)
et on remarquera que la différence de sens entre ces phrases et (l)-(2) est une sorte
d'aspect (inchoatif ?) que l'on trouve couramment associée aux variantes de Vsup
(M. Gross 1975, 1981). Dès lors, nous considérons donner des signes comme un Vsup
composé, variante de avoir au même titre que montrer ou présenter dans :
Max a montré une certaine (impatience + irritation)
Ce moteur présente une certaine (fatigue + usure)

5. Même dans des constructions définies comme :


Max donne tous les signes d'une grande irritation
*Max donne un signe d '(impatience + irritation)

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Il existe d'autres exemples de cette situation intermédiaire entre phrases figées et
phrases à verbe support ; signalons un type formel analogue (CDN) :
Max fait (montre + preuve) de (courage + imagination)
= Max a un certain (courage + imagination)
Les adjectifs et participes passés ont des Vsup spécifiques dont les plus évidents
sont ceux de l'expression :
(3) Nq (être + devenir + demeurer -\- rester + paraître) Adj 6
Nq se montrer Adj
La discussion (est + demeure + devient + reste + se montre) irritante
L'expression figée prendre un tour qui entre dans des phrases comme :
(4) La discussion prend un tour irritant
apparaît comme sémantiquement voisine :
(4) ==La discussion devient irritante
Bien qu'il y ait obligatoirement accord en genre-nombre entre tour, masculin-singulier
et l'adjectif irritant, on doit considérer que la sélection sémantique opère entre le sujet
et l'adjectif, et donc, que prendre un tour est un verbe support composé
inanalysable "!. La phrase :
La conversation a un air irritant
est vraisemblablement du même type, alors que la forme voisine :
La conversation a l'air irritante
s'analysera par réduction de :
La conversation a l'air d'être irritante
On rend ainsi compte de l'accord entre l'adjectif et le sujet, accord qui n'a pas lieu
avec un air.
Le même type d'analyse peut être envisagé pour les formes plus complexes :
Max a une (façon + manière) de se comporter courageuse
où Max et courageux sont cooccurrents, et où le verbe support présente une
complexité d'ordre supérieur, qui le fait plutôt cataloguer commer verbe opérateur
(M. Gross 1988).
Les adverbes peuvent également être supportés par des Vsup spécifiques (Z.S.
Harris 1976) :
— Vsup d'occurrence, comme dans :
Que Max se trompe (arrive + se produit) (souvent + dans ses comptes +
accidentellement)
= Max se trompe (souvent ■+- dans ses comptes + accidentellement)
— Vsup spécifiques comme dans :
Max (va + se conduit + se comporte ■+■ se tient + se porte)
(bien ■+■ mal + de façon bizarre)
On observe également des Vsup composés, comme dans :
Que Max se trompe a lieu (souvent + dans ses comptes + accidentellement)
La réunion (se tient + a lieu + prend place) en ville
Tous ces exemples permettent donc de constater que les catégories « verbe support »
et « verbe composé » (i.e. phrase figée) ne s'excluent pas.

6. La construction analogue en sembler est dérivée d'une forme à complétive, sembler n'est
donc pas un Vsup élémentaire. Certains de ces Vsup (e.g. rester mais pas devenir) s'appliquent à
des formes Prép N ( = : en forme) [L. Danlos 1980].
7. Il n'en va pas de même avec l'expression prendre une (allure + tournure) qui n'est pas
figée :
La conversation (avoir + prend) une (allure + tournure) irritante
(L'allure + la tournure) de la conversation (est + devient) irritante.
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4.2 Grammaire locale des noms de sentiment
Outre ces exemples, il existe des formes qui doivent être également considérées
comme des supports figés bien qu'elles soient nettement plus complexes. Par ailleurs,
elles sont plutôt qualifiées de métaphores. Considérons la phrase :
(1 ) Une joie intense brille dans les yeux de Max
Du point de vue du sens, c'est une paraphrase des phrases à Vsup :
(2) Max (a + éprouve -\- ressent) une joie intense
Des variantes plus ou moins imagées de (l)-(2) sont :
(3) Une joie intense (envahit + inonde + remplit) Max
On observe sur (1) comme sur (2) et (3) les interdictions liées à la notion de verbe
support :
* La joie de Luc brillait dans les yeux de Max
* La joie de Luc remplit Max
et il ne s'agit pas d'interdictions qui seraient dues à la forme du déterminant-
modifieur du sujet, puisque l'on accepte par exemple :
La joie de Luc brillait dans ses yeux = Sa joie brillait dans ses yeux
avec coréférence obligatoire entre Luc et se*. Du point de vue lexical, ( 1 ) présente des
variantes comme :
(4) Une joie intense brillait dans le regard de Max
et (1) et (4) ont des formes converses (J.-P. Boons, A. Guillet, Ch. Leclère 1976,
M. Salkoff 1983) :
(Les yeux + le regard) de Max brillait d'une joie intense
II existe des formes analogues à ces formes converses, mais qui ne sont pas obtenues
par la transformation de [Conversion] :
(5) (Le visage + le regard) de Max (exprimait -+- reflétait) (la joie + la crainte)
cependant, la relation [se-Passif ] met ces phrases en relation avec les formes analogues
à (1) et (3) :
(6) (La joie + la crainte) (s'exprimait + se reflétait) (sur le visage + dans le
regard) de Max
On a de même la situation plus complexe représentée par la dérivation :
(a) La douleur tordait le visage de Max
(a) [Causatif] = Les chocs tordaient le visage de Max de douleur
(a) [se-Passif] = Le visage de Max se tordait de douleur
La notation (a)[T] indique que l'exemple (a) subit la transformation T.
Certaines variations du verbe sont possibles :
Une joie intense (luisait + rayonnait) dans (le regard + les yeux) de Max
Une joie intense (éclairait + illuminait) (le regard + les yeux + le visage +
les traits) de Max
mais il existe des variations d'acceptation qui ne peuvent pas être prévues sur une
base sémantique. En effet, si on introduit dans (1) ou (4) des verbes parents en sens à
briller, on observe les restrictions :
?? Une joie intense (éclatait + scintillait) dans les yeux de Max
* Une joie intense reluisait dans les yeux de Max
? Une joie intense (teintait + embrasait) le regard de Max
? Une joie intense colorait le regard de Max
? Une joie intense embrasait les yeux de Max
Une rage intense embrasait le regard de Max
La différence :
La colère assombrit les traits de Max
* La joie assombrit les traits de Max

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pourra toujours « s'expliquer » étymologiquement par une incompatibilité de sens
entre les deux états contradictoires de Max exprimés par les phrases :
Max est sombre et Max a de la j'oie
Le même principe sémantique permet de constater que les verbes Vsup =: (il y avoir
+ apparaître) Loc qui sont les plus neutres, ne présentent pas de telles contraintes :
(Une joie intense + La rage) apparaissait
(dans (les yeux + le regard) de Max
+ sur (les traits + le visage) de Max)
(7) II y a de la (joie + rage)
(dans (les yeux + le regard) de Max
+ sur (les traits + le visage) de Max)
Les formes (7) sont relativement simples, mais elles sont plus complexes que des
formes apparemment minimales comme :
Max est joyeux = Max a une certaine joie
puisqu'elles introduisent des termes comme les parties du corps (A. Meunier 1981).
Dans les exemples précédents, le sentiment était extroverti, il est introverti dans les
expressions suivantes :
(La colère + La rage + La haine)
(étreignait ■+■ serrait + s'emparait de) le cœur de Max
Ces explications sont liées à des schémas d'expression des sentiments dont l'explication
ne peut être qu'étymologique (culturelle).
L'une des raisons qui nous fait parler ici de verbe support est la possibilité de
varier les noms de sentiment :
Une (colère + rage -f émotion) intense
+ Une admiration sans bornes
+ Une impatience non déguisée
+ Un désir contenu
■+■ La jalousie
+ Le défi
+ La fureur
+ L'allégresse
-+- L'envie
+ La satisfaction
brillait dans (les yeux + le regard) de Max
De plus, des expressions de même forme syntaxique apparaissent comme des variantes
lexicales de (2), différemment imagées :
No (=: Nsent) V Loc Npc de Nl (=: Nhum) =:
La joie (resplendissait ■+■ se reflétait + se peignait + se dessinait)
sur (les traits + le visage) de Max
mais on notera que les noms de partie du corps Npc sont contraints :
* La joie resplendissait sur (les joues + les lèvres) de Max

4.2.1 DÉTERMINANTS
Les expressions précédentes peuvent être rendues lexicalement plus complexes par
l'introduction de déterminants pour les noms de sentiments, ces déterminants
complètent la métaphore :
(Une lueur + Un éclair) (d'admiration + de rage) (brilla + flamba)
dans (les yeux + le regard) de Max
Une flamme de colère brilla dans (les yeux + le regard) de Max
Un sourire de satisfaction (éclaira + illumina) le visage de Max
Une moue de dédain (assombrit les traits + ferma le visage) de Max

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Mais des noms comme rayon, pinceau, scintillement qui appartiennent au même
domaine sémantique ne sont pas utilisables pour l'expression des sentiments :
Un (rayon ■+■ pinceau -f- rais) de lumière éclaira le visage de Max

Avec les expressions :


Des larmes de (joie -\~ rage) coulaient ■+■ ruisselaient)
(sur le visage + le long des joues) de Max
Un frisson de (peur + plaisir) (parcourut + passa le long de)
la colonne vertébrale de Max
la métaphore est limitée au sujet, le reste de la phrase a son sens littéral. Il y aura
cependant lieu d'analyser ces phrases comme les précédentes ; le sujet provient des
phrases élémentaires à Vsup :
Max a (eu + versé) des larmes de (joie + rage)
et ces phrases établissent un lien obligatoire entre Max et le sujet. Considérons plus en
détail l'exemple :
(1) Un pétillement de (joie + malice) animait le regard de Max
où pétillement apparaît comme un déterminant de Nsent. On rapprochera de ( 1 ) la
phrase :
(2) Le regard de Max pétillait de (joie + malice)
On peut associer à (2) l'une des formes nominalisées complémentaires :
(2) [Nomin] = (3) Le regard de Max avait un pétillement de (joie + malice)
= II y avait dans le regard de Max un pétillement de (joie + malice)
Par [Relativation] des phrases, puis par [Réduction] on passe de (3) à des groupes
nominaux :
(3) [Relativation] = le pétillement de (joie + malice) que (avait + il y avait
dans) le regard de Max
[Réduction] = le pétillement de (joie + malice) (de + dans) le regard de
Max
Dès lors, on peut obtenir (1) par introduction de ce groupe nominal dans la structure
de phrase :
Nq animer le regard de Max
et Nq se réduira en se liant par coréférence au complément de (1). Cette analyse
pourrait s'appliquer aux déterminants lueur et flamme, qui s'obtiendraient par nominalisa-
tion de :
La rage (luisait + flambait) dans le regard de Max
elle expliquerait l'effet pléonastique sensible dans :
Une flamme de colère flamba dans le regard de Max
Toutefois, les déterminants sourire, moue, larmes et frissons s'analysent plus
difficilement de cette façon, car les phrases analogues à (2)-(3) sont au mieux douteuses :
? Le visage de Max sourit de joie
= ?*Le visage de Max a eu un sourire de satisfaction
? Le dédain a fait une moue sur le visage de Max
?*La peur frissonne en Max
On doit alors envisager une autre analyse qui consistera à nominaliser les phrases
associées à (2) :
(2) = La (joie + malice) pétillait dans le regard de Max
[Nomin] = (4) La (joie + malice) (causait + provoquait) un pétillement dans le
regard de Max

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la formation du groupe nominal se ferait à partir de cette dernière forme (M. Gross
1981). La forme (4) est en effet plus générale, puisque l'on accepte mieux les formes
sources :
La satisfaction souriait sur le visage de Max
= La satisfaction provoquait un sourire sur le visage de Max
Le dédain provoquera une moue sur le visage de Max
La (joie + rage) provoqua les larmes de Max
La peur causa un frisson en Max

4.2.2 Opérateurs causatifs


Les formes à Vsup = : II y avoir permettent une nominalisation régulière avec ces
verbes comme dans la paire :
La joie pétillait dans le regard de Max
= II y avait un pétillement de joie dans le regard de Max
Elles interviennent comme étape dans la formation des constructions (4). Les formes
apparentées aux formes à Vsup mettent en jeu un sujet dit causatif ou agentif, on les
considérera comme des formes à opérateur causatif NQ Vop. On a par exemple, avec
Nq Vop —: Ce geste mettre :
Ce geste mettre # II y a de la joie dans les yeux de Max
= Ce geste a mis de la joie dans les yeux de Max
Ce geste Vop # (E + le regard de) Max est plein de (allégresse + joie +
colère + rage)
= (5) Ce geste a rempli (E + le regard de) Max de (allégresse + joie + colère
+ rage)
Cette dernière forme a des dérivés plus simples et qui sont donc analogues aux formes
à Vsup :
(5) [Nq = N2] = La joie remplissait le regard de Max
(5) [se-Moyen] = Le regard de Max se remplissait de joie
La relation transformationnelle Nq = N2 est celle qui fait correspondre à des
phrases de forme Nq V Ni de N2 des phrases de forme N2 V N\ (e.g. les N2 instruments).
On aurait de même :
(6) = Ce geste (illumina -f- éclaira) de bonheur le visage de
Max
(6) [Nq = N2] = Le bonheur (illumina + éclaira) le visage de Max
(6) [se-Moyen] = Le visage de Max (s'illumine + s'éclaira) de
heur)
Dans les formes qui précèdent l'ordre des compléments est dit « standard » (cf. J.-P.
Boons, A. Guillet, C. Leclère 1976), l'ordre dit « croisé » s'observe avec :
Ce geste répandit une joie intense sur (le visage + les traits) de Max 8
d'où l'on dérive par [se-Moyen] :
Une joie intense se répandit sur (le visage + les traits) de Max
On a encore une forme voisine avec un déterminant nominal :
Ce geste alluma une (flamme + lueur) de rage dans (les yeux + le regard)
de Max
II existe d'autres opérateurs conduisant à des formes analogues mais n'ayant pas
l'interprétation causative. Ainsi, des phrases comme :
On lisait la joie (dans les yeux ■+- sur le visage) de Max
explicitent la notion intuitive de sentiment extroverti que nous avons signalée
précédemment.

8. Le complément dans (le regard + les yeux) de Max n'est pas accepté ici.

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5. Conclusion

Nous venons de mettre en évidence un certain nombre de difficultés de séparation


entre trois catégories fondamentales de phrases élémentaires. Elles ne remettent pas
en cause notre tripartition. Comme nous l'avons indiqué, il s'agit d'exceptions dans
tous les cas. Dans les cas les plus productifs, comme celui des expressions de
sentiments, on pourrait parler de grammaires locales. Cette notion de grammaire locale,
c'est-à-dire limitée à certaines phrases, nous est apparue comme d'une grande utilité.
Il ne s'agit pas de grammaires exceptionnelles, les règles qui les composent sont des
règles générales qui ne s'appliquent qu'à certains éléments lexicaux. C'est le petit
nombre de combinaisons de mots qui donne aux phrases concernées l'allure de formes
figées, et donc l'impression d'un continuum avec les phrases à verbe ordinaire et/ou
celles à verbe support. On pourrait d'ailleurs donner d'autres exemples qui font penser
à un tel continuum. Considérons la phrase :
(1) Dieu a rappelé Luc à lui
la combinaison sujet- verbe est figée (de même qu'avec le sujet synonyme le Seigneur),
le complément à iV2 =: à lui est figé puisque coréférent au sujet figé. Seul le
complément direct TV] est libre. Le sens n'est pas compositionnel, on pourrait parler de
métaphore, mais l'exemple est unique, autrement dit, on ne voit pas ici de processus qui
affecterait d'autres éléments du lexique, d'ailleurs, la phrase :
Dieu a appelé Luc à lui
quasi identique à (1) n'a qu'un sens littéral, d'ailleurs peu clair. Malgré ces traits, on
constate que (1) a des propriétés syntaxiques générales, par exemple une forme
passive :
Luc a été rappelé à Dieu
(forme difficile à accepter avec le Seigneur). On pourrait attribuer la propriété au fait
que la combinaison V N\ est distributionnellement libre : iVj = : Nhum ; syntaxique-
ment, la pronominalisation suit les règles générales, V N\ = LE V par exemple.
Ainsi, la phrase ( 1 ) mêle des propriétés de phrases figées et des propriétés de phrases
libres. Mais cette situation ne doit faire oublier en aucun cas une propriété essentielle
de (1), elle est ininterprétable sur la base d'une correspondance entre éléments
lexicaux composés par des règles de grammaire et des éléments de sens à caractère
quelque peu général.
Les discussions sont nombreuses sur la place des phrases idiomatiques dans les
grammaires. On a ainsi pu affirmer que les phrases figées relevaient de processus
autres que ceux qui gouvernent les phrases libres. Du fait de leur syntaxe bloquée et
de leur sens arbitraire, les phrases figées ne relèveraient ni d'une combinatoire
syntaxique normale, ni des phénomènes d'apprentissage des phrases libres.
L'interprétation de ces dernières est supposée être le résultat de calculs syntaxiques complexes
qui établissent le sens à partir des mots et des relations syntaxiques. Les
transformations font varier leur forme et modifient leur redondance sémantique (e.g. par
effacement de parties appropriées). Par contre, les phrases figées seraient enregistrées telles
qu'elles sont perçues, avec un sens qui ne doit rien ni aux éléments lexicaux qui y
figurent, ni aux relations syntaxiques qui les lieraient à d'autres phrases ; en gros, elles
constitueraient un ensemble exceptionnel, appris par cœur au coup par coup. La
syntaxe, qui, par définition, est constituée de processus combinatoires généraux, ne
serait donc pas pertinente à l'étude des formes figées.
Par ailleurs, la notion de verbe support n'a que rarement été perçue comme une
composante essentielle de la grammaire (R. Cattell 1984). Dans les cas où les phrases
à verbe support présentaient des difficultés d'analyse superficielle, elles étaient
qualifiées de locutions ou semi-idiotismes. Sans une étude systématique de ces
constructions et des éléments lexicaux concernés, il est difficile de proposer une image
cohérente de la grammaire d'une langue. Quant aux phrases figées, nous insisterons sur les
observations suivantes, qui résultent de l'étude d'un lexique-grammaire de plus de

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30 000 entrées figées et de leur comparaison avec un lexique-grammaire de près de
12 000 phrases libres :
— les phrases figées ne sont qu'exceptionnellement entièrement figées. Même
dans les cas les plus contraints, elles possèdent des degrés de liberté ;
— elles s'analysent pratiquement toutes de façon syntaxiquement régulière ;
— les règles qu'elles subissent sont exactement les règles de la syntaxe des phrases
libres, et ce, aussi bien pour leurs parties libres que pour leurs parties figées ;
— les phrases figées sont plus nombreuses que les phrases libres.
Les grammaires des trois types de phrases que nous avons dû distinguer ne sont
pas immédiatement séparables. Mais la séparation pourra se faire à partir de familles
lexicales particulières auxquelles s'appliqueront des règles générales. Obtenir une
meilleure image de la grammaire et du lexique d'une langue apparaît donc aujourd'hui
comme un but passant obligatoirement par la construction de grammaires locales aussi
détaillées que possible.

RÉFÉRENCES

BOONS, Jean-Paul ; GUILLET, Alain ; LECLÈRE, Christian 1976. La structure des


phrases simples en français. Constructions intransitives, Genève : Droz, 377 p.
CATTELL, Ray 1984. Composite Predicates in English, Syntax and Semantics,
Vol. 17, New York : Academic Press, 304 p.
DANLOS, Laurence 1980. Représentation d'informations linguistiques : Constructions
N être Prép X, Université Paris 7 : LADL, thèse de 3e cycle, 377 p.
GlRY-SCHNEIDER, Jacqueline 1978. Les nominalisations en français, Genève : Droz,
399 p.
GROSS, Gaston ; Robert VIVES éds. 1986. Syntaxe des noms, Langue française,
№ 69, Paris : Larousse.
GROSS, Maurice 1975. Méthodes en syntaxe, Paris : Hermann, 412 p.
GROSS, Maurice 1981. Les bases empiriques de la notion de prédicat sémantique,
Formes syntaxiques et prédicats sémantiques, A. GUILLET et С LECLÈRE éds.,
Langages № 63, Paris : Larousse, pp. 7-52.
GROSS, Maurice 1982. Une classification des phrases figées du français, Revue
québécoise de linguistique, Vol. 11, № 2, Montréal : Presses de l'Université du
Québec à Montréal, pp. 151-185.
GUILLET, Alain ; Christian LECLÈRE 1981. Restructuration du groupe nominal,
Formes syntaxiques et prédicats sémantiques, A. GUILLET et С LECLÈRE éds.,
Langages № 63, Paris : Larousse, pp. 99-125.
GUILLET, Alain ; Christian LECLÈRE ; Jean-Paul BOONS 1988. Les verbes à
complément direct et complément locatif, Genève : Droz.
HARRIS, Zellig S. 1976. Notes du cours de syntaxe, Paris : Le Seuil, 237 p.
MEUNIER, Annie 1981. Nominalisation d'adjectifs par verbes supports, Paris :
Université Paris 7, LADL, thèse de doctorat, 282 p.
PlVAUT, Laurent 1988. Les termes de sport, Rapport de recherches, Paris : UAP,
Division des technologies nouvelles.
SALKOFF, Morris 1983. Bees are swarming in the garden, Language, Vol. 59,
№ 2, Baltimore : The Waverly Press, pp. 288-346.

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