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MONDIALISER LE NON-SENS

Marie-Dominique Perrot

La Découverte | « Revue du MAUSS »

2002/2 no 20 | pages 204 à 221


ISSN 1247-4819
ISBN 2-7071-3876-2
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-du-mauss-2002-2-page-204.htm
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Pour citer cet article :
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Marie-Dominique Perrot, « Mondialiser le non-sens », Revue du MAUSS 2002/2 (no
20), p. 204-221.
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DOI 10.3917/rdm.020.0204
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MONDIALISER LE NON-SENS*

par Marie-Dominique Perrot


« La bonne volonté n’a plus de dénominateur commun avec le cours du monde. »
Peter SLOTERDIJK.

Un registre plus étroit, un clavier auquel il manque des touches, un voca-


bulaire qui s’appauvrit, un amoindrissement de la force d’expression, un apla-
tissement des tonalités et un laminage des formes entament, c’est certain, la
réceptivité des sens et de l’intelligence.
Tout se passe comme si le réel, qu’on ne saurait nommer mais qui existe
pourtant, s’effarouchait, se faisait discret, disparaissait parfois ou s’esquivait
sous une couche de maquillage médiatique et numérique. Certains référents plus
farouches que d’autres mettent même la clé sous la porte du sens.

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Y aurait-il aujourd’hui quelque chose comme une situation de non-assistance
à langage en danger?
Ce dont les poètes avaient l’intuition et l’expérience depuis toujours, les
sciences sociales, même « molles », même en crise, sont parvenues à l’affir-
mer, preuves à l’appui : à savoir qu’aucun discours ne peut revendiquer une
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quelconque innocence, une immunité, une neutralité. Le « mélange matériel


entre mot et monde » [Lecercle, 1996, p. 232], le malaxage incessant des textes
et des paroles par les pratiques et inversement, la pâte qui en résulte gonfle et
donne forme à des enjeux qu’il convient de remettre en lumière en un temps où
une folie prolixe autant qu’inexpressive accompagne la mondialisation en marche.
La langue n’est qu’un découpage approximatif et indéfiniment incomplet
du réel, mais est-ce une raison pour la traiter aussi mal, ou pour ignorer les
mondes qu’elle et nous avons à charge d’évoquer malgré tout? Plus générale-
ment, quels sont les effets sur le langage de la péroraison sur tout et sur rien,
compulsive et vaine, de la saturation des dits, des bruits et des objets algorythmés,
infiniment binarisés, qui nous traversent sans même nous voir?
Si le principe de précaution s’appliquait aux discours, certains d’entre eux
seraient baillonnés en attendant la preuve de leur nocivité ou de leur perti-
nence, à défaut d’innocence.
En son absence, la langue mondiale, la seule capable, tel un prestidigitateur,
de faire apparaître cet étrange objet imaginaire qu’est un consensus à l’échelle
planétaire, obtient un résultat au prix d’un sacrifice exorbitant arraché au lan-
gage. Celui de renoncer au sens, de faire comme si les acteurs sociaux n’exis-
taient pas, de prétendre que l’invraisemblable a même valeur que l’expérience,
que le « n’importe quoi » convient mieux que le rien qu’il recouvre et que le
mépris de l’intelligence que supposent ces procédés est à ignorer comme tel.
Le plus petit dénominateur tant recherché finit – lorsqu’on parvient à le
mettre en mots – par ne plus rien signifier. Serait-ce là le meilleur moyen de
temporiser face à de véritables problèmes dont on préfère ne décrire en larmoyant
* Cet article est paru sous forme de plaquette à L’Âge d’homme en octobre 2001, et dans
« Les mots du pouvoir, sens et non-sens de la rhétorique internationale » (sous la dir. de Gilbert
Rist), Nouveaux Cahiers de l’IUED/PUF, 2002.
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que les symptômes? Il est infiniment plus facile de faire semblant de dire pour
éviter d’avoir à faire. L’essentiel est alors, pour les auteurs de textes mondiaux,
épris de consensus ou condamnés à se mettre d’accord, que ces textes passent
pour communs et donc autorisés. S’ils ne soulèvent aucune protestation ni même
la moindre réaction, c’est qu’à l’aune de la diplomatie mondiale, le succès est
au rendez-vous. Nul sens, nulle vague.
Plutôt que de dénoncer le caractère vide et verbeux du texte international,
et contribuer ainsi à son corps défendant à la logorrhée généralisée, le parti est
ici pris d’approcher les raisons du vertige et de l’ennui crépusculaire qui nous
saisissent à leur lecture. À travers eux, qu’est-ce qui se cache, qu’est-ce qui se
montre, qu’est-ce qui est méprisé, promis, ordonné, exhibé, soustrait?
L’intention ici à l’œuvre est d’indiquer en quelques touches comment le
comble du comble pour cette langue passe-partout, c’est de n’aller nulle part.

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UN TEXTE PRÉTEXTE

« Des baudruches : voilà à quoi semblent se résumer les belles intentions


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creuses du Sommet social de Genève », « l’ONU n’a plus un gramme de cré-


dibilité », « l’avenir du monde ne se décide plus à l’ONU qui s’est ouvertement
agenouillée devant le pouvoir de l’argent ». Ces propos, tenus dans la presse
genevoise au lendemain du 26 juin 2000 à Genève, à la suite de la distribution
d’Un monde meilleur pour tous, visent cette plaquette, signée conjointement
par les plus hautes autorités politiques, économiques et financières de la pla-
nète1. Afin de marquer non seulement leur désenchantement mais leur indigna-
tion, les représentants des ONG réunis pour le Forum et le Sommet alternatifs
n’ont pas hésité à jeter publiquement ce texte à la poubelle. Peut-on considérer
qu’il s’agit d’un événement lorsque, à l’occasion d’une opération de marketing
international, les destinataires premiers d’une plaquette promise à une large
publicité la rejettent sans y mettre ni les formes ni les gants?
Comment expliquer cet échec des leaders internationaux dans leur obliga-
tion de – bien – communiquer2, alors que de partout fusent les injonctions visant

1. À savoir, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, celui de l’OCDE, Donald Johnston,
le directeur général du FMI, Hörst Köhler, le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn.
2. L’argumentaire développé par les ONG contre le contenu et les conditions de légitimation
du texte est le suivant : 1) le secrétaire général des Nations Unies n’aurait jamais dû co-signer le
texte d’introduction à cette brochure diffusée au moment du bilan intervenant cinq ans après la
conférence de Copenhague (l995) sur le développement social; en le faisant, Kofi Annan cautionne
les analyses et les pratiques des institutions financières et économiques dominées par les pays du
Nord, et engage ainsi l’ONU sans tenir compte de l’opinion des pays du Sud, bien qu’elle soit
l’organisation universelle par excellence; 2) comment accepter, sans protester, un texte qui fait de
la pauvreté un problème uniquement présent au Sud et qui occulte la responsabilité des institutions
financières internationales dans la perpétuation et l’accentuation de cette pauvreté? 3) Le rapport
« responsabilise » surtout les « pauvres » pour leur enjoindre d’alimenter la croissance et d’augmenter
leur productivité; ses auteurs soulignent par ailleurs la nécessité d’amplifier l’ouverture des marchés
des pays du Sud comme un des moyens d’éradiquer la pauvreté. L’ensemble de ce dernier point est
inacceptable pour les représentants des ONG.
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à échanger toujours plus de messages, d’informations, de données? Le tou-


jours plus n’est pas synonyme de toujours mieux, mais cette constatation bana-
lissime est loin d’être admise.
À Genève ce jour-là, il y a eu délégitimation publique d’un discours mon-
dialisé qui était censé s’adresser à tous, geste de rejet qui exposait l’inefficacité
d’une parole écrite dont les destinataires n’ont reconnu ni la pertinence du fond
ni la légitimité des signataires. La croyance et la confiance ayant fait défaut, le
texte tombe à vide, il est délesté de son pouvoir symbolique, c’est-à-dire de sa
capacité de substituer « du signe au réel dont il est l’émanation » [Abélès,
1990, p. 242].
Par la manière dont il a été traité, ce texte marque un point de rupture. Même
s’il ne constitue qu’un épisode parmi beaucoup d’autres dans le fil des contes-
tations de la mondialisation et des acteurs institutionnels qui la renforcent et

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l’accélèrent, s’il n’est qu’un grain de sable sur la vaste plage des discours, ce
petit texte a eu un effet déclencheur et, à ce titre, il peut permettre de comprendre
comment et à quoi joue la langue mondiale.
Parler de la « langue de bois des organisations internationales » est à l’heure
actuelle devenu un pléonasme3. C’est toujours l’autre qui parle en langue de
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bois, d’où le danger pour le lecteur critique de s’illusionner lui-même en pen-


sant détenir une langue s’apparentant au parler vrai. Utilisée dans un mouve-
ment d’accablement ou de connivence avec un interlocuteur qui perçoit, lui aussi,
l’inanité des discours incriminés, l’expression « langue de bois des organisa-
tions internationales » en est venue à évoquer un ennui sidéral doublé d’une dan-
gereuse impuissance. Le parler des organisations internationales, lorsqu’il
s’adresse à tous, est bien plutôt à rapporter à la langue de coton4, celle-ci ayant
déjà pris – elle aussi – le soin « de dénoncer la langue de bois, son lointain
ancêtre » [Huyghe, 1991, p. 22].

Un monde meilleur pour tous : NI UTOPIE, NI IDÉOLOGIE

En ouverture, quelques questions : qui trouverait à redire à la perspective


d’Un monde meilleur pour tous? Qui pourrait s’inscrire en faux face à un tel
projet, qui se présente à la fois comme un souhait, une promesse et un objectif?
De même, qui oserait en Europe, sans encourir un ostracisme définitif, s’ériger

3. Cette expression ne renvoie pas qu’aux discours rigides et codifiés propres à l’URSS de la
guerre froide, mais de façon plus générale aux propos tenus par l’adversaire. La langue de bois,
c’est le parler de l’autre. « Résumons les griefs [contre la langue de bois] : troubles de la référence
(parler pour ne rien dire), rabâchage (réciter des formules toutes faites), incompréhension de l’auditoire
(parler chinois, parler dans le vent), absence de toute possibilité dialogale et critique. Chargée de
caractériser un certain discours politique, l’expression langue de bois ne veut-elle pas marquer,
tout simplement aujourd’hui, l’échec même du discours? », écrit Maurice Tournier [l997, p. 174].
4. « Elle a réponse à tout parce qu’elle n’énonce presque rien. Ou trop, ce qui revient au
même. C’est surtout la langue sans réplique. […] C’est une langue du pouvoir […]. Consensuelle
par excellence […], elle sait respecter l’essentiel », écrit François-Bernard Huyghe [1991, p. 12].
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sérieusement contre les droits de l’homme, contre la paix, se prononcer pour la


peine de mort, en faveur de la pauvreté ou s’afficher contre la vie? Les matons
(politiquement corrects) de Panurge veillent à la bienséance des moutons consen-
suels. Cependant, une fois enjambée la barrière dressée par le terrorisme pri-
maire des bons sentiments, exorcisée l’hypnose d’un bien évident et fumeux et
raillée une telle promesse qui n’engage à rien, ce titre apparaît pour ce qu’il est,
c’est-à-dire obscène : hors scène, à côté de la scène du monde.
Sur la page de garde de la plaquette, un chiffre s’affiche (2000), un titre
(Un monde meilleur pour tous) et un sous-titre (Poursuite des objectifs inter-
nationaux de développement). Ce dernier épouse le bas d’une figure graphique
circulaire représentant une cible. Une flèche verticale allant du haut vers le bas
plonge résolument sur la cible.
Le texte débute ainsi : « La pauvreté sous toutes ses formes est le plus impor-

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tant défi auquel doit faire face la communauté internationale. Une cause parti-
culière de préoccupation est le cas des l,2 milliard d’êtres humains qui ont moins
d’un dollar par jour pour vivre, et des l,6 milliard d’autres qui ont moins de deux
dollars par jour. Le progrès à cet égard passe nécessairement par la définition
d’objectifs de lutte contre la pauvreté. Issus des grandes conférences et des som-
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mets mondiaux organisés par l’ONU dans les années 90, les objectifs de déve-
loppement présentés ici sont des objectifs généraux pour le monde entier. Ils
visent certains des nombreux aspects de la pauvreté, et ses effets sur la vie des
êtres humains. En les faisant siens, la communauté internationale s’engage vis-
à-vis des personnes les plus pauvres et les plus vulnérables du monde – et aussi
vis-à-vis d’elle-même. »
Ainsi les trois forces majeures dans la lutte contre la pauvreté sont présentes
d’entrée de jeu : la promesse, le défi et la mobilisation. Elles mettent en
quelque sorte le texte en mouvement5.
Significativement, Un monde meilleur pour tous fait écho au classique de
l’utopie mortifère, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley6. Non qu’Un monde

5. Nous partirons de cet extrait pour dégager certaines des caractéristiques du texte en faisant
l’hypothèse que celles-ci (ou certaines d’entre elles) se retrouvent de façon générale dans les
documents à vocation mondiale. Chemin faisant, et pour illustrer ces particularités, nous nous
référerons à d’autres citations tirées du même texte qui sera abrégé en MMPT (un Monde Meilleur
Pour Tous).
6. Publié en langue anglaise sous le titre A Brave New World, le roman fantastique d’Aldous
Huxley est une charge contre le régime stalinien de l’URSS de l’époque, une satire féroce contre
l’anti-utopie que représente le totalitarisme; ce que l’on retient moins, c’est que Huxley donne à
Ford (Henry, l’initiateur du fordisme, qui mit en œuvre le taylorisme) un rôle central. Prophète
d’un monde où s’installe le culte de la science et de la technique, c’est en son nom que jurent les
personnages : « Nom de Ford! » Le meilleur des mondes est le monde du progrès indéfini : « Mais
la civilisation industrielle n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de renoncement. La jouissance
jusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages
cessent de tourner », rétorque Mustapha Menier au personnage nommé « le sauvage » [Huxley,
1994, p. 262].
En anglais contemporain, s’exclamer « it’s a brave new world » signifie « on n’arrête pas le
progrès! ». L’expression choisie par Huxley pour intituler son roman est tirée d’une citation du ¤
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meilleur pour tous soit un texte que l’on puisse qualifier d’utopique, car l’uto-
pie (bonne ou mauvaise) propose toujours un changement extraordinaire assorti
d’un choix possible de société et c’est « par cette proposition que l’utopie consti-
tue la réplique la plus radicale à la fonction intégrative de l’idéologie » [Ricœur,
1986, p. 389]. Ce n’est pas le cas du texte en question. Ce dernier ne remplit
pas non plus une fonction intégrative. Le seul fait de s’adresser à tous de la même
façon ne produit pas d’effet notoire sur une identité globale fantasmée, n’en-
joint à nulle puissance particulière, à nulle entité politique significative, à nulle
alliance sociale de se mobiliser pour atteindre ce fameux horizon qui recule. La
promesse contenue n’engagerait-elle que ceux qui l’écoutent, ou tout le
monde, c’est-à-dire personne?

L’ÈRE DES DÉFIS…

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Pour être consensuel, un texte ne doit traiter ni des causes des phénomènes
ou des événements ni surtout des acteurs, car le risque serait d’avoir à les nom-
mer. Et en effet, si la pauvreté a des « formes », des « aspects », des « effets »,
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elle semble en revanche ne pas avoir de causes. Le défi que constitue la pau-
vreté et la lutte à laquelle il est censé engager est une figure commode des dis-
cours qui traitent d’un problème grave et/ou mondial : le défi de l’effet de serre,
le défi des inégalités, le défi du développement, le défi de la démographie, le
défi de la violence, les défis du troisième millénaire… Avant même d’avoir été
lancé à la face du monde, le défi est orphelin. Un défi est devenu, en langage
mondial, un problème à résoudre dont on se garde de chercher l’origine7. Ainsi
en va-t-il de la pauvreté, défi « auquel doit faire face la communauté interna-
tionale ». Le défi est en fait lancé par une entité inconnue, vaguement assimi-
lable à un destin, à une « nature » ou à la force des choses. Le défi est le plus
souvent « incontournable8 », comme on le dit de la mondialisation 9, d’où
l’accentuation du caractère fatal de sa nature.

¤ Shakespeare de la Tempête et renvoie d’un seul coup au drame de l611 et aux États-Unis de
l932, le fameux Nouveau Monde.
« How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is! O brave new world!
That has such people in’t! » (Tempest, V, l).
7. On notera qu’il s’agit ici de tendances et non de traits absolutisés du langage.
8. « Pour le meilleur et pour le pire » est l’une des formules vides, donc passe-partout, qui
accompagnent fréquemment le postulat de l’inéluctabilité de la mondialisation. Parmi ces
formules consternantes de niaiserie, on trouve aussi « la mondialisation [mais tout aussi bien les
biotechnologies, Internet, etc.] sera ce que nous en ferons »…
9. Même si certains ultralibéraux tiennent le discours inverse lorsqu’ils nous mettent en garde
vis-à-vis du caractère fragile et réversible de la mondialisation : « Globalization already has its
“human face”; it wears the smile of opportunities created by the lowering of geographical, financial
and technological barriers. […] Globalization, far from being a conquering giant, is a tender plant.
[…] For the poors of the world, that is nothing but bad news » (Rosemary Righter, Seattle and
after, communication au colloque sur la contestation et la gouvernance globale, université de Lausanne,
novembre 2000, p. 18).
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« La pauvreté sous toutes ses formes est le plus important défi… » : asser-
tion, fondée sur un argument d’autorité implicite. Les phrases de cet extrait
ont, pour sujet, une notion abstraite et générale : « la pauvreté est…. », « une
cause particulière de préoccupations est… », « le progrès passe nécessairement
par la définition…. », « les objectifs de développement sont… ». Elles adop-
tent le verbe être qui convient bien à la naturalisation des phénomènes; seul le
progrès a droit à un verbe d’action, de mouvement, car « il passe nécessaire-
ment par… ». Ces affirmations ne sont pas agressives ou intensives (contraire-
ment à ce qui se produit dans le genre propre au pamphlet), elles décrètent tout
naturellement, et c’est de l’évidence trompeuse qu’elles tirent leur force tran-
quille. Elles confondent « la preuve et l’aplomb » [Angenot, 1982, p. 238].
La pauvreté n’occupe pas la place de complément d’objet direct d’un verbe
qui ferait intervenir une cause ou un acteur social et partant provoquerait un

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questionnement, mettrait à jour des contradictions ; non, la pauvreté est can-
tonnée au rôle de sujet grammatical et d’objet de préoccupation. Aux verbes
d’action (exclure, appauvrir, etc.), le langage international préfère le constat (la
pauvreté existe), et élude l’attribution d’une responsabilité (collective, sociale,
causale) à l’égard des l,2 milliard d’êtres humains qui ont moins d’un dollar
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par jour pour vivre. Être pauvre, c’est entrer dans une catégorie prédéterminée
par le destin : un ou deux dollars par jour pour vivre. Le pauvre est un survi-
vant défini par sa valeur en dollar(s). En l’absence de sujets sociaux et d’élé-
ments de causalité, ces personnes sont présentées comme « tout simplement »
démunies sans que l’on sache à quoi ou à qui elles doivent imputer leur sort.
Tout se passe comme si la pauvreté était à elle-même sa propre cause.

LA MISE AU SECRET DES INJUSTICES SOCIALES

La notion de pauvreté et celle de lutte contre la pauvreté font « oublier » la


réalité des rapports sociaux.
Si, comme le dit Angenot [1982, p. 174], « la force persuasive de la plupart
des textes opinables est […] dans leurs lacunes, dans ce qu’ils ne disent pas
expressément », l’absence de la référence à la richesse joue un rôle clé, sa mise
à l’écart est hautement suspecte, en dépit du fait que l’abondance des uns n’est
pas toujours et nécessairement le pendant exact de la destitution des autres.
On pourrait, à tort, en déduire que le parler mondial cherche par là à aban-
donner les dichotomies « problématiques », ces « couples notionnels » (Angenot)
propres au mode de penser occidental et scientifique (logique du tiers exclu).
Or, si les couples notionnels sont parfois critiqués à bon escient en raison de
leur caractère ethnocentrique, ils sont indispensables à titre heuristique. Mais
ici, le « sentiment d’évidence qui naît de la simplicité des contrastes » [ibid.,
p. 118] fait défaut car l’opposition structurante et structurelle entre richesse et
pauvreté est effacée ou minorée. Or, dans toute appréhension du réel, c’est l’écart
entre des phénomènes ou des concepts différents qui à la fois met à distance
« deux termes » et les fait exister l’un par rapport à l’autre. La perspective
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210 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

éloignée et la mise en rapport sont au fondement du sens. Ainsi pour créer un


effet d’évidence (qui n’est rien d’autre qu’une illusion), il s’agit de procéder à
l’élision préalable d’un des termes, d’abolir l’écart qui avait précisément pour
mission de faire exister l’autre à partir d’un espace, d’une tension. Comme le
montre la traduction autorisée de l’expression nietzschéenne, Par-delà Bien et
Mal : le choix (celui de supprimer les articles définis, le Bien et le Mal) veut
souligner que le Bien ne se pense pas en dehors de la présence du Mal et réci-
proquement. Il en est de même pour le couple pauvreté/richesse. Vouloir élu-
der leurs rapports crée un angle mort. Alors, faute de tenir compte de la pauvreté
dans sa relation structurelle avec la richesse, de la croissance infinie dans son
rapport logique avec la destruction et la mort, ce texte pose la pauvreté comme
un « problème », un en-soi quasi ontologique.
Lors de la conquête de l’Amérique latine et de l’Ouest américain, et à sa

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suite, on a beaucoup glosé à propos du « problème indien ». Il n’y avait que les
conquérants ou les États-Uniens blancs, sûrs de leur bon droit, pour ne pas voir
le « problème » dans cette expression même, qui fait peser la charge de la res-
ponsabilité de la situation incriminée sur les victimes elles-mêmes. L’esclavage
et plus tard la question des droits civiques ont fait partie de ce qui fut à nouveau
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qualifié de manière euphémique : le « problème noir » aux États-Unis.

PRENDRE LE SIGNIFIANT EN OTAGE : LA RÉPLIQUE DES ONG


Better World for all or Bretton Woods for All10 ? Il suffisait de tordre un tout
petit peu la version anglaise du titre de la plaquette pour obtenir Bretton Woods
for all à la place de a better world for all. Formule condensée, obtenue par voie
de détournement phonique, et qui souligne l’auto-élimination des Nations unies
de leur position de sujet d’une part, et la soumission obligatoire de tous (all)
aux règles et à l’ordre économique et financier international de l’autre. Il suffi-
sait d’écrire Bretton à la place de better, de remplacer world par woods, et le
tour était joué, l’économie des mots était maximale. Ainsi, le jeu sur les signi-
fiants, la valorisation de leur proximité acoustique (allitération), tout comme,
dans l’ordre des signifiés, le remplacement du vague et général better world,
sans référent particulier, par le corps de règles très précises édictées à Bretton
Woods se révèlent fort efficaces en tant que procédés polémiques.
Mais au-delà de la provocation, ces jeux de langage (sur les signifiants et
les signifiés) ouvrent la voie à une interprétation qui prétend à une valeur des-
criptive et contestataire de la vision officielle du monde souhaitable. En cela,
ils opposent à une valeur informe (quelque chose de « meilleur ») l’évocation
d’un ensemble de faits (les accords de Bretton Woods et les pratiques qui en
découlent, l’effacement de l’ONU et des pays du Sud). Ce jeu de mots avec une
telle économie de moyens n’est pas possible en français…

10. Statement by the Development Caucus to the Committee of the Whole at UNGASS on June
26, 2000 : « Better World for all or Bretton Woods for all? » Le point d’interrogation est ici purement
rhétorique, il simule le choix à faire entre les deux termes d’une alternative tout en exposant le
dispositif de ce qui est implicitement présenté comme relevant du piège, ou de la tromperie.
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LA LANGUE MONDIALE N’A PAS HORREUR DU VIDE,


MAIS DES SUJETS

Parler de la lutte contre la pauvreté, en faire le défi le plus important, c’est


par ailleurs préjuger d’une réponse dans « les termes mêmes dans lesquels on
formule un problème » [Mayer, 1993, p. 122]. La pauvreté existe, nous devons
lutter contre elle; à l’aide de cette formulation, on impose la solution en faisant
comme si elle se trouvait dans la lutte même contre la pauvreté. On préjuge ainsi
de la solution en la formulant dans les mêmes termes que le problème, ce qui
permet de faire l’impasse sur le reste.
Le procédé qui fait du destinataire « tout le monde » et personne en parti-
culier, qui inclut tout un chacun et n’exclut personne, est créateur d’un vide rhé-

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torique. L’absence de jeu entre identité et différence, exclusion et inclusion,
engendre un sentiment de malaise face à des invraisemblances émaillant le texte
comme autant de « données prétendument factuelles ». En revanche, on don-
nera la liste des « obstacles » dans la lutte contre la pauvreté : « Une faible gou-
vernance. Des politiques mal conçues. Les atteintes aux droits de la personne.
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Les conflits, les catastrophes et autres chocs externes. La progression de l’épi-


démie du VIH et de sida. L’inaction face aux inégalités de revenus, d’éducation
et d’accès aux soins de santé, face aux disparités entre hommes et femmes »
[MMPT, p. 3], et aussi : l’endettement, l’aide qui a diminué, les débouchés limi-
tés sur les marchés mondiaux… Un catalogue qui certes désigne, mais n’ex-
plicite ni n’analyse. Là aussi, les acteurs disparaissent à la faveur d’une énumération
qui mêle le politique, les atteintes aux droits de la personne, les conflits, les
catastrophes, les chocs externes (sic), le sida, l’inaction face aux inégalités.
Même si l’étymologie ne donne pas le fin mot de l’histoire, elle permet
toutefois de mesurer le chemin parcouru entre le sens originel et le sens actuel
d’un terme ou d’une notion. Ainsi de la notion de « s’engager » qui, étymolo-
giquement signifie « se donner en gage ». Qu’en reste-t-il dans la phrase sui-
vante : « En les faisant siens [les objectifs généraux de lutte contre la pauvreté],
la communauté internationale s’engage vis-à-vis des personnes les plus pauvres
et les plus vulnérables du monde – et aussi vis-à-vis d’elle-même » [MMPT,
p. 2]? Si l’on peut comprendre au premier degré la syntaxe d’une telle phrase
et son contenu sous sa forme de souhait, ce dernier est cependant irrecevable
pour qui ne se laisse pas séduire par son caractère de vœu pieux et sa nature
circulaire : tout le monde (la communauté internationale) s’engage envers tous
les pauvres et envers elle-même… Ces bons sentiments font partie de cette
morale volatile de l’éphémère et de la mise en spectacle, propre à cette époque
où l’éthique de l’intention est aussi celle de l’image, au sens que lui donne le
marketing.
Par ailleurs, le seul « sujet » convoqué ici (la communauté internationale)
n’en est pas vraiment un et ne peut en conséquence constituer l’exception qui
confirme la règle de la langue de coton selon laquelle sont bons « tous les pro-
cédés qui permettent d’éviter de dire qui fait quoi » [Huyghe, 1991, p. 108].
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212 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

Car en quoi la communauté internationale constitue-t-elle un sujet crédible, autre


que le produit d’un montage institutionnel ou politique à géométrie variable?
N’est-ce pas le plus souvent une fiction, un effet de sens qui fait partie du « mon-
dialement correct » ou du globalement nécessaire ? Dans un texte comme
celui-ci, la notion est inclusive et comprend « tout le monde », alors que dans
d’autres situations, lors de la guerre du Golfe ou au Kosovo, elle comprenait
l’Europe et les États-Unis.
Lorsqu’elle parle « des femmes », « des femmes pauvres », « des pauvres »,
« des personnes les plus vulnérables », etc., la langue mondiale crée des pseudo-
sujets fruits d’une série d’amalgames dont la bonne conscience n’a d’égale que
la non-conscience socio-anthropologique. En réalité, le seul fait qu’ils soient
« pauvres » économiquement ne renvoie à aucun groupe anthropologique ou
social précis, mais à une catégorie statistique, celle regroupant ceux qui vivent

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avec moins d’un ou de deux dollars par jour. Par conséquent, exit là aussi le sujet
politique ou social.

ALTERNANCE ET ALLIANCE DU CLAIR ET DU FLOU


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Le texte fait alterner le clair et le flou. Le clair est ce qui paraît évident; il
est présenté sous forme de statistiques, de graphiques, et par une abondance
de tableaux (39!) qui sont autant d’affiches d’expertise et de scientificité11.
Le flou, quant à lui, naît de l’usage généreux qui est fait de « vocables à
faible définition » [Huyghe, 1991, p. 27], c’est-à-dire d’une part, de termes
dont le signifié est général, indécidable, équivoque et vague, et qui, d’autre
part, sont d’ordinaire mobilisés par tous les bords confondus. Signifiants à
valeur phatique, sans contenu spécifique, ils se nomment ici « communauté
internationale », « progrès », « concertation nationale », « développement
durable », « partenariat authentique », « engagement soutenu », « utilisation
efficace et équitable des ressources aux fins du développement », dépenser
« de manière effective », « avec sagacité », « à bon escient », « dur labeur »,
« monde meilleur pour tous », « plus de voix pour les pauvres », « croissance
favorable aux pauvres », etc. Une des particularités de ces vocables ou
expressions à faible définition est leur connotation positive acquise d’office.
Il est donc facile de les débusquer : il suffit de s’y opposer en décrétant que
l’on est contre (le progrès, le partenariat, la concertation, la sagesse, l’effort)
pour se voir d’un seul coup désavoué par les tenants de la bienséance inter-
nationale valable pour tous.
Un flou, gage de consensus, et une clarté, à la fois nécessaire et convain-
cante, un équilibre entre un texte par endroit incantatoire, agrémenté de pho-
tos d’êtres humains des deux sexes de différentes provenances, générations et
cultures, et un nombre adéquat de tableaux munis de leurs courbes, de leurs

11. « Clairs et transparents, ces chiffres serviront de repères pour tracer l’itinéraire menant vers
la réalisation des objectifs et suivre les progrès » [MMPT, p. 2].
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MONDIALISER LE NON-SENS 213

statistiques, tels sont les procédés censés garantir de bonnes conditions de


réceptivité au texte.
Les graphiques et les statistiques (le clair) mettent en avant d’une part, une
situation antérieure, et de l’autre, l’objectif à atteindre dans un avenir précisé
(2015). « L’effet de délai » systématiquement convoqué contribue à faire comme
si les objectifs étaient réalisables puisqu’un délai leur a été imparti. Qui en
effet s’amuserait à fixer un objectif impossible à atteindre12 ? Le premier d’entre
eux (il y en a sept en tout) est celui de « réduire de moitié, entre 1990 et 2015,
la proportion de la population qui vit dans l’extrême pauvreté » [MMPT, p. 5].
L’effet de délai a un caractère performatif. La mise par écrit et la représentation
graphique d’une année-cible (2015) suscite la croyance selon laquelle le délai
– puisqu’il existe – est réaliste, pertinent et peut être respecté. Il doit contribuer
à la mobilisation des États, des organisations internationales, il est la cible en

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fonction de laquelle les stratégies et les politiques seront mises en œuvre. Il
concrétise le défi, le rend visible, donc crédible.
L’effet de délai est d’autant plus significatif que l’amélioration (depuis 1990)
est visible sur les tableaux, même si elle ne colle pas nécessairement à la
courbe ascendante qui, progressivement, devrait permettre d’atteindre la cible
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en plein cœur. Dire que les objectifs sont ambitieux ne contribue d’habitude
pas à les décrédibiliser; au contraire, le sens commun mondial veut que tout
objectif soit par nature ambitieux : « L’objectif […] de réduire de moitié la
proportion de la population vivant dans une pauvreté extrême d’ici à 2015 est
ambitieux, concède le G713. »

L’HYPOTHÈSE D’UN « AUDITOIRE UNIVERSEL14 »


ET L’ABSENCE DE L’AUTRE

Un texte mondial s’adresse à tous15. Le monde devrait donc être meilleur


pour tous : tous, c’est qui? Sérieusement : de quoi serait fait le monde meilleur
d’un artiste suisse, d’une paysanne burkinabé, d’un fonctionnaire colombien,
d’un chômeur sud-africain, d’un banquier londonien, d’une enseignante argentine,

12. « Ces objectifs sont définis de manière précise, et chiffrés pour garantir que nul n’élude
ses responsabilités » [MMPT, p. 2] ; mais aussi, pour faire bonne mesure consensuelle : « Des
objectifs ne s’imposent pas, ils doivent être choisis de tout cœur. Il appartient à chaque pays de
définir les siens, de choisir les voies de son développement, et de prendre ses propres engagements,
par la concertation nationale » [ibid.]. Un coup de mondialisation suivi d’un coup de barre souverainiste.
13. Christian Losson, « Contorsions sur la dette », Libération, 22-23 juillet 2000.
14. L’expression est de Chaïm Perelman.
15. « Il est essentiel que tous les partenaires de cet effort de développement poursuivent des
stratégies de croissance durable plus rapide, qui favorisent les pauvres » [MMPT, p. 2]. « Ce combat
contre la pauvreté, il nous faut en sortir vainqueurs, et c’est par notre détermination que tous
ensemble nous y parviendrons, pour le bien de tous » [p. 3]. « La démocratie doit […] inclure les
minorités dans tous les aspects de la vie politique » [p. 20], « tous les efforts entrepris doivent être
guidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de la société progressent » [p. 21] (nous
soulignons).
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214 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

d’un marabout sénégalais, d’un nomade touareg, d’une nonne sicilienne, d’un
entrepreneur japonais, d’un maire de commune basque, d’un chaman kogi, d’un
retraité texan et ainsi de suite à l’infini et en introduisant systématiquement les
variables de sexe, d’âge, de classe, de religion – à supposer qu’on le leur
demande?
Que serait un monde meilleur, et meilleur que quoi, par rapport à quoi, en
quoi et pour qui? Aucune de ces questions ne se pose lorsque l’on parle d’un
seul monde, car la complexité est évacuée et d’abord celle qui relève des avis
divers et divergents des premiers concernés. Mais qui est concerné? Tout le
monde « en bloc », ou tous « les pauvres » amalgamés dans une même catégorie,
ceux qui ont été homogénéisés à l’intérieur de la catégorie « dollar »? « On
peut tout faire, tout utiliser, et finalement la langue est dégradée à tel point qu’elle
est devenue inutilisable. Et alors, en définitive, on devient la proie de toutes les

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pulsions, des instincts les plus bestiaux, bref, on devient la proie de l’économie »
[Valentin, 2001, p. 8].
La conviction affirmée dans la brochure prétend que le jour où les sept
objectifs énoncés seront atteints, le monde sera meilleur pour tous, indistinctement.
Mais, par ailleurs, le texte oscille entre un monde meilleur pour les pauvres et
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un monde meilleur pour tous. De toute façon, les objectifs qui définissent
l’augmentation de la qualité de vie sont établis selon les critères fixés par les
organisations internationales.

DÉPROBLÉMATISER LE MONDE ET IGNORER


LA RÉALITÉ ENCOMBRANTE

Il y a des questions apparemment toutes simples qui débouchent sur des pro-
blématiques complexes. C’est précisément ce qu’un texte consensuel se doit
d’éviter à tout prix puisque sa mission consiste à déproblématiser le réel pour
le rendre consommable par n’importe qui. Mission impossible car le parler mon-
dial, tout mondial qu’il prétende être, est pourtant culturellement marqué.
L’auditoire universel comme tel n’existe pas, il correspond à une vue (ethno-
centrique) de l’esprit.
Si donc, en regard de chaque énonciation d’objectif, on s’avisait d’adjoindre
les questions suivantes : pourquoi cet objectif plutôt que tel autre? Qui en a
décidé? Qui sont les premiers concernés? par quoi? Comment le réaliser? au
bénéfice de qui? au détriment de quoi? de qui? à quel prix et pourquoi? avec
quelles ressources? mises à disposition par qui? pendant combien de temps?
avec quel contrôle? etc., l’exercice serait très instructif. Cela dit, on n’aurait pas
pour autant reproblématisé la question des objectifs à atteindre dans la lutte
contre la pauvreté ni énoncé les moyens d’y parvenir.
Il est également possible de déproblématiser une question quelconque en
recourant à cette figure paradoxale qu’est l’autoréférentialité sans référents. À
titre d’exemple de cette sorte de tautologie élargie, la notion d’ouverture, axiome
fondamental du texte. Cette notion (dans le cadre de la lutte contre la pauvreté,
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MONDIALISER LE NON-SENS 215

sur le plan politique et au niveau économique16) assure le Bien, c’est-à-dire la


bonne gouvernance, la croissance économique et les droits de l’homme. Elle
fait partie des « conditions essentielles » pour atteindre les objectifs fixés.
L’ouverture est bonne parce qu’elle est ouverture. Ou, encore plus simplement,
l’ouverture, c’est l’ouverture. L’efficacité de l’autoréférentialité se mesure à la
rigidification et à la naturalisation des évidences; elle est ainsi solidaire de la
langue de coton qui « donne l’illusion que l’on ne fait que constater la force des
choses » [Huyghe, 1991, p. 108].
Effectivement, une démocratie ouverte favorise probablement une ouver-
ture, mais cette affirmation ne nous renseigne en fait sur rien que sur elle-
même comme proposition de nature tautologique. L’ouverture, c’est quand
tout le monde participe à tout : traduit dans les faits, cet exercice n’a pas de
sens17. « La tautologie, c’est le mouvement par lequel le langage se réfléchit à

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l’infini sur lui-même, sans jamais faire sa part au monde qui inévitablement le
nie. Loin de se référer à un type d’énoncé (a rose is a rose is a rose…), elle joue
à l’intérieur de chaque discours qui refuse de s’ouvrir au réel » [Rykner, 2000,
p. 51-52]. Il ne serait donc pas abusif de considérer de larges portions du texte
comme relevant de la forme tautologique, et cela à chaque fois que le discours
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« refuse de s’ouvrir au réel ». Ce refus s’approfondit lorsque la forme norma-


tive se substitue à l’analyse et/ou que l’absence de référent (qui devrait en fait
invalider l’énoncé) est patente18.
Dans le passage qui suit, on observe à la fois une accumulation d’injonc-
tions normatives et une série de référents si improbables et si vagues qu’on
peut les considérer comme absents (croissance favorable aux pauvres, accès
plus large des pauvres aux ressources, meilleures possibilités pour les femmes
pauvres, croissance équitable). L’effet d’irréalité est donc principalement créé
par des vocables à faible définition, des référents peu crédibles car excessive-
ment flous et un appel à la normativité censée combler le déficit de réalisme
congénital au parler mondial : « Croissance favorable aux pauvres. La crois-
sance économique en soi ne garantit pas la réduction de la pauvreté – c’est un

16. Il faudra « […] des marchés ouverts pour le commerce et la technologie » [p. 4], « ouverture
des marchés aux échanges, à la technologie et aux idées » [p. 22], « les pays doivent réduire leurs
tarifs douaniers et autres barrières commerciales » [p. 22]. Il faut donner des moyens d’action aux
pauvres – offrir des possibilités aux femmes, ouvrir l’espace politique pour permettre aux pauvres
de s’organiser : « […] Ce type de démocratie ouverte à la participation de tous favorise l’indépendance
du pouvoir judiciaire, l’ouverture de la société civile et la liberté des médias – ce qui peut assurer
le respect des droits de l’homme et obliger les gouvernements à tenir leurs promesses et à rendre
compte de leurs actions » (nous soulignons).
17. « Tous les efforts doivent être guidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de la
société progressent » [MMPT, p. 21].
18. « Or, l’existence d’un référent, identifiable avec plus ou moins d’évidence, a dans le
procès de communication une fonction pragmatique essentielle : celle de valider l’énoncé. Elle
permet en effet au destinataire d’accepter l’énoncé comme un discours vrai, en constatant la conformité
de son contenu avec l’état des choses » [Berrendonner, 1981, p. 110-111]. C’est précisément ce
qu’ont contesté les représentants des ONG à Genève à propos de l’ensemble du texte. Il y avait
désaccord sur la nature des référents et leur existence.
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216 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

facteur absolument essentiel pour la soutenir à long terme. Il faut que la [cette]
croissance soit favorable aux pauvres. Il faut qu’elle crée davantage de possi-
bilités d’emploi productif et bien rémunéré pour les pauvres. Il faut qu’elle donne
aux pauvres un accès plus large aux ressources pour qu’ils puissent exploiter
leur potentiel productif et subvenir à leurs besoins. Il faut aussi qu’elle soit équi-
table et crée de meilleures possibilités pour les femmes pauvres. Des mesures
devront donc être prises pour renforcer les droits fonciers des femmes, accroître
leur pouvoir de négociation et élargir leur accès au crédit, à la formation et aux
technologies nouvelles » [MMPT, p. 21].
L’extrait qui porte sur la « croissance favorable aux pauvres » est composé
dans son entier de douze phrases, qui sont toutes normatives à l’exception de
la première. Six débutent par « il faut », « il faudra » ou « il importe », quatre
utilisent le verbe « devoir ». Dans l’ensemble de cette section relative aux objec-

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tifs, sur 48 phrases autonomes, 31 comportent le verbe falloir ou devoir (cer-
taines assurent leur nature normative au travers de la mise en avant du caractère
« essentiel » ou « indispensable » de l’action ou des conditions de celle-ci). Dans
les textes autoritaires, unanimistes ou représentatifs d’une volonté collective,
le « il faut » a remplacé le « je pense que », lequel met en lumière la fragilité
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des propos avancés19.


Dans un autre extrait, on voit à l’œuvre l’effet de renforcement mutuel des
référents « rêvés » (tautologiques, c’est-à-dire fruits d’une clôture du discours
sur lui-même) et du recours à l’injonction normative qui se substitue au poli-
tique, à la méthode, à l’éthique : « Ces objectifs20 peuvent être atteints, c’est
incontestable. Mais ce sera un dur labeur, et pour y réussir, il faudra avant tout
des voix plus fortes pour les pauvres, une croissance et une stabilité économiques
favorables aux pauvres, des services sociaux de base pour tous, des marchés
ouverts pour le commerce et la technologie et un volume suffisant de ressources
pour le développement, bien utilisé » [MMPT, p. 4]. Dans le champ normatif,
non seulement les formes verbales (devoir, falloir, il importe, il est essentiel,
indispensable de, etc.) foisonnent mais également ce que Marc Abélès nomme
les « sémantiques injonctives » et « qui frayent la voie à une normativité nouvelle »
[Abélès, 1999, p. 508].

19. « Là encore le langage, en l’espèce le discours politique, traduit bien ce phénomène dans
le passage de l’indicatif (“je pense que”) à l’impératif (“il faut que”). Toute contestation de la parole
de l’élu équivaut alors à une mise en cause de l’unité du groupe (le Peuple, la Nation). Cette stratégie
rhétorique – “l’effet d’oracle” – est révélatrice : elle offre au porte-parole la possibilité de prendre
à son compte la transcendance du groupe, tout en jouant de la dénégation (“ce n’est pas moi qui
parle…”) » [Abélès, 1990, p. 247].
20. Qui sont : réduire de moitié, entre l990 et 2015, la proportion de la population qui vit dans
l’extrême pauvreté; scolariser tous les enfants dans l’enseignement primaire d’ici à 2015; progresser
vers l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes; éliminer les disparités entre les sexes dans
l’enseignement primaire et secondaire d’ici à 2005; réduire des deux tiers les taux de mortalité
infantile et juvénile entre 1990 et 2015; mettre les services de santé en matière de reproduction à
la disposition de tous ceux qui en ont besoin d’ici à 2015; appliquer des stratégies nationales axées
sur le développement durable d’ici à 2005 de manière à réparer les dommages causés aux ressources
environnementales » [MMPT, p. 5].
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MONDIALISER LE NON-SENS 217

Adhérer à la lutte contre la pauvreté, c’est du même coup croire en la notion


d’une « croissance favorable aux pauvres », être en faveur d’une « ouverture
des marchés », prôner la mise en place de « filets sociaux » et considérer comme
évident le concept de « capital social ». Propres à la Banque mondiale, ces notions
nomadisent plus largement dans d’autres champs de discours. Le texte consi-
déré avalise un vocabulaire au sujet duquel les responsables de quatre orga-
nismes internationaux se sont mis d’accord.
L’injonction faite à tous les partenaires de s’engager dans « une croissance
durable plus rapide qui favorise les pauvres » [p. 2], « une croissance écono-
mique viable » et qui « ne porte pas atteinte aux ressources naturelles néces-
saires à la vie des générations futures sur notre planète » [p. 21] est une
contradiction dans les termes. Entreprise suicidaire, car même s’il est question
ici d’une « croissance viable » – non définie –, celle-ci reste, en principe, infi-

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nie. Or, il n’est simplement pas possible que tous les pays s’engagent dans une
course à la croissance économique qui soit à la fois plus rapide, durable, viable
et respectueuse des ressources naturelles et des générations futures. Croyance
irresponsable en la croissance comme moteur principal de la lutte contre la
pauvreté, course à la croissance qui alimente la concurrence à mort à l’échelle
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du globe. Le monde est fini, et le traiter, à travers la sacralisation de la crois-


sance, comme indéfiniment exploitable, c’est le condamner à disparaître; on
ne peut en effet à la fois invoquer la croissance illimitée et accélérée pour tous
et demander à ce que l’on se soucie des générations futures. L’appel à la crois-
sance et la lutte contre la pauvreté sont littéralement parlant des formules magiques
tout autant qu’elles sont des mots d’ordre et des mots de passe(-partout). C’est
l’idée magique du gâteau dont il suffit d’augmenter la taille pour nourrir tout le
monde, et qui rend « innommable » la question de la possible réduction des parts
de certains. On le sait, la magie s’exerce par effet de ressemblance en médecine,
en sorcellerie et/ou par effet de répétition (incantation, récitation de formules
rituelles, etc.). Les notions magiques (et sacralisées) telles que la croissance,
spécialement rassembleuses car prétendument valables pour tous, s’enracinent
dans l’effet de répétition. Elles créent, par leur litanie, un écran à la réflexion;
pire, elles l’entravent. « Je répète, donc je prouve, et puisque tout le monde le
pense, c’est qu’il y a une bonne raison à cela. » Les discours internationaux à
large audience ne font souvent que cela : répéter, en donnant l’illusion de la nou-
veauté lorsqu’ils lancent une nouvelle expression : « Lutte contre la pauvreté »
en lieu et place du « développement ». Or, il ne suffit pas de consacrer une
nouvelle expression pour forger un concept opératoire.

TOUJOURS PLUS DE TOUT ET LE MONDE


SERA MEILLEUR POUR TOUS

Se voulant par endroits descriptif et affirmatif dans sa forme, le texte est aussi
– nous l’avons vu – normatif de part en part. « La mondialisation offre d’im-
menses possibilités aux pays en développement – de meilleurs moyens d’utiliser
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218 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

les connaissances mondiales, des technologies plus perfectionnées pour fournir


des biens et des services, un accès plus large aux marchés mondiaux » [MMPT,
p. 22]. Ce constat est suivi de cinq phrases qui dictent les comportements à
adopter par les pays pour réaliser la mondialisation. Chacun de ces syntagmes
comporte le verbe devoir à la troisième personne du pluriel : « ils doivent… »
Toute langue possède à son actif des axiomes naturalisés, propres à une
époque et à une culture données. Ils n’ont pas besoin d’être explicités en tant
que tels, car ils sont présupposés et sont de ce fait structurellement, automati-
quement et autoritairement soustraits à la discussion. Ils jouissent d’une impu-
nité totale puisque leur particularité est de rester clandestins. À titre d’exemple,
le présupposé axiomatique selon lequel « plus, c’est nécessairement mieux »
(voir l’extrait cité ci-dessus) est au fondement d’une croyance profondément
ancrée dans la culture occidentale (plus de biens de consommation en plus grande

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variété, plus de technologies, plus de rapidité, plus d’information, plus de com-
munication… c’est forcément mieux). Comment se rendre sensible aux situations
où « moins, c’est mieux » et « assez, c’est déjà beaucoup21 »?
Il faut plus de croissance et qu’elle soit plus rapide, affirment ailleurs les
auteurs. Le « plus » engendrant « l’encore plus » partout où cela semble pos-
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sible, pour avoir plus de croissance, il faut plus d’ouverture économique (sur
les marchés) et politique (davantage de démocratie), plus de libertés (droits de
l’homme et médias), mais aussi plus de productivité (économique) et plus de
participation (des femmes, des minorités, des pauvres). Les pauvres, les femmes
participeraient moins que les autres, mais à quoi? Ou est-ce que les femmes et
les pauvres devraient participer plus, sous-entendu : à la vie démocratique?
Ainsi le texte est en conformité totale avec les valeurs essentielles de la
culture occidentale. Comme le montrent Lakoff et Johnson [1985], les valeurs
fondamentales d’une culture se retrouvent mobilisées par des métaphores indé-
tectables parce que complètement intégrées au langage, au même titre que des
présupposés. Ils citent entre autres les métaphores de spatialisation (le haut est
privilégié, le bon est en haut, le vrai aussi ainsi que le plus de…, avec pour ce
dernier cas des restrictions : en effet, nous ne saurions vouloir plus de ce qui est
mauvais). « L’avenir sera meilleur » est une des formulations du concept de pro-
grès. « Vous en aurez plus à l’avenir » s’applique aussi bien à l’accumulation
des biens qu’à l’augmentation des salaires [p. 32]. Les métaphores structu-
relles proviennent de comportements liés à des pratiques et à des expériences
culturellement déterminées. Tout ce qui ne correspond pas à ces axiomes cachés
dans les métaphores structurelles propres à une culture sera par conséquent
absent, masqué ou émasculé.
La prévalence de métaphores guerrières (ainsi que l’omniprésence dans le
document de cibles stylisées) est structurelle du parler mondial comme l’est le
« toujours plus, c’est toujours mieux ». Elles constituent une façon de mimer la

21. Le n° 9 (1er semestre 2000) des Cahiers de médiologie, « Less is more : stratégies du moins »,
traite des stratégies de la médiation qui consistent à « mettre plus dans le moins » [p. 3] plutôt qu’il
ne fait l’apologie du « moins » en tant que tel… Le « moins » dans ce cahier s’apparente au light,
à la légèreté.
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MONDIALISER LE NON-SENS 219

performativité en faisant preuve d’une combativité par la violence du langage


(stratégie, objectifs, lutte, défi, vaincre, se battre, atteindre des cibles, progres-
ser, dépasser les obstacles, mener des campagnes, etc.). Elles font penser à une
tentative de compenser, par leur dynamisme guerrier, l’écart béant entre l’idéal-
promesse d’un monde meilleur pour tous et les réalités économiques et poli-
tiques qui, elles, désignent un monde plus dur pour la majorité de ses habitants.
Ces métaphores du mouvement et de la lutte sont consubstantielles à l’idéal
de croissance comme objectif et comme moyen, et à celui de la pauvreté comme
obstacle. Une sorte de leitmotiv implicite et contradictoire court en filigrane tout
au long du texte : « C’est comme ça parce que ce n’est pas autrement, mais si on
fait ceci et cela, le monde sera meilleur pour tous. » Qu’est-ce qui ne peut être
autrement? L’obéissance au dogme obligatoire de la croissance comme condi-
tion de la lutte contre la pauvreté, le caractère obligé de la croyance dans la néces-

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sité d’une « mobilisation infinie » [Sloterdijk, 2000]. Cette mobilisation ne vaut
pas pour la seule croissance économique. Le « plus » (de tout : de rapidité, de
communication, de mémoire informatique, de variété d’objets quasiment iden-
tiques mais apparemment différents, de longévité, d’émotions fortes, etc.) entraîne
de fait, et souvent de force, des pans entiers de la vie sociale dans cette folle
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course-poursuite. Le monde animal, la nature en général – dont les gènes, pro-


mus au rang de « ressources » manipulables et rentabilisables – sont également
donnés en pâture au marché, recrutés comme à l’armée. Sous le coup de cette
galvanisation générale de tout le vivant, et l’allure à laquelle la mobilisation s’ac-
célère, la notion du « mieux » que ce « plus » était censé apporter se perd en che-
min. Ainsi, en oubliant de s’interroger sur la nature de ce « mieux » écrasé sous
le pas de charge des coursiers du profit, le seul mouvement d’un changement
répétitif l’emporte : toujours plus de plus et le monde sera mondialisé. Meilleur?
Meilleur que quoi, meilleur pour qui? Mieux vaut répéter les questions les plus
simples, en apparence, car la réflexion qu’elles pourraient susciter (ne parlons
pas de « réponses » ni de solutions) concerne, pour faire bref, l’approfondissement
des inégalités sociales et la survie de la planète à terme.

LA SUBSTITUTION DU FAIRE PAR LE DIRE : PROPOS CONCLUSIFS

« Quand dire, c’est faire » et que « dire, c’est aussi ne pas faire22 » : le texte
pourrait répondre à ces deux descriptions apparemment antithétiques. Il est en
effet performatif (il fait en disant) notamment par le biais de la promesse impli-
cite, mais il substitue parfois le dire au faire lorsqu’il dit pour ne pas avoir à faire.
En intitulant la plaquette Un monde meilleur pour tous, les auteurs avancent
une affirmation qui tient lieu de promesse, savant mélange de bienfaisance et
de bienséance internationales. D’une part, ils font acte de foi à l’égard d’un
tour de force (un monde meilleur pour tous), et de l’autre, ils énoncent une

22. Cf. J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire [l962], et Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique
linguistique [1981] : le chapitre 3 est intitulé « Quand dire, c’est ne rien faire, ou Actes de langage,
gestes, et métacommunication ».
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220 QUELLE « AUTRE MONDIALISATION » ?

promesse implicite : si ce que nous préconisons est mis en œuvre, alors un monde
meilleur pour tous verra le jour. Tel est le performatif majeur du texte dont
découlent tous les autres.
Selon Berrendonner [1981, p. 23], « si un acte est impossible à accomplir,
alors, dire qu’on l’accomplit équivaut à l’accomplir ». Ce cas très particulier de
performatif nous renvoie à de nombreuses déclarations et à certains documents
émanant des organisations internationales. C’est une chose que de déclarer des
intentions, et de faire appel à la volonté de tous les partenaires dans le déve-
loppement. C’en est une autre que d’envisager les bouleversements considé-
rables, les changements dans les mentalités et les politiques indispensables si
ces intentions ont vocation à ne pas rester de simples bonnes intentions. Mais
tout se passe comme si déclarer, dire, était mieux que de ne rien dire, et que fina-
lement, dans ces cas-là, dire équivaut à accomplir. L’acte ne sera alors « que »

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de langage, la langue comme « système de suppléance23 » se sera substituée à
l’action. L’effet de l’énonciation est un ersatz d’action. En d’autres termes,
tout se passe comme si l’effet d’énonciation se substituait à l’action elle-
même, considérée comme réalisée parce qu’énoncée.
Par ailleurs, ce qui a été écarté du texte – à savoir, les acteurs concrets, les
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définitions précises, l’analyse des causalités, celle des logiques à l’œuvre, la


conceptualisation nécessaire, les notions de rapport de force, de justice et
d’injustice sociale, etc. – invalide à l’avance non seulement la possible réali-
sation de la promesse contenue dans le titre, mais aussi la capacité d’une
compréhension du monde dont nous faisons partie.
En cela, les lacunes permettent de laisser dire pour ne rien avoir à faire, de
laisser faire sans que rien ne soit dit, de dire pour ne rien avoir à faire. Ce sont
de véritables trous qui, dans le texte, font office de trappes dans lesquelles tombe
tout ce qui pourrait donner sens au reste, à l’ensemble.
Au terme de ces quelques pages, certains lecteurs objecteront : après tout, il
ne s’agit que d’un texte, un parmi beaucoup d’autres; n’est-ce pas lui accorder
trop d’importance que de le prendre ainsi pour cible de la critique? Le docu-
ment n’est-il pas de toute façon déjà oblitéré par d’autres discours écrits ou pro-
férés à la faveur d’un autre sommet mondial, d’une nouvelle décennie internationale,
d’une déclaration solennelle proclamée à l’aube (sic) du troisième millénaire?
Il faut donc en conclusion relever brièvement deux points à propos de ce qui
est en jeu ici. Premièrement, c’est du langage qu’il s’agit. Les mots creux, les
formules stéréotypées24, le vocabulaire indigent ou formaté du parler mondial
portent atteinte à la richesse et à la complexité du réel, drapent les probléma-
tiques dans un voile d’indifférence. Forme et contenu s’annulent l’un l’autre.
Cette atteinte au langage comme créateur et véhicule du sens menace la fragile

23. L’expression est de Berrendonner. Nous ne souscrivons pas pour autant à son analyse de
la performativité qui tente de faire pièce à celle de J.-L. Austin et de Searle.
24. Un tour sur les sites informatiques où se trouvent ces documents internationaux est
édifiant à et égard. On y découvre un véritable kit de formules qui valent pour les situations et les
organisations les plus diverses.
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faculté des hommes à vivre en société. Le second est relatif au mépris des
sujets sociaux que le texte expose, conséquence de son refus de s’ouvrir au
réel. C’est à ce prix que le consensus recherché est finalement obtenu.
Restent une série de questions qui ouvrent sur d’autres problématiques : y a-
t-il des lecteurs pour ce genre de « littérature »? Comment se fait-il que ce type
de document continue à foisonner alors que leurs auteurs institutionnels ne croient
pas vraiment à ce qu’ils écrivent? Qui est dupe dans cette affaire, qui y croit?
On sait bien que les institutions internationales cherchent d’abord à se reproduire
comme institutions; mais alors, quel est le rôle exact du parler mondial dans cette
entreprise? Un rôle similaire à celui du Grand Parler du chef guarani dont est
par définition exclu le sens mais qui – socialement – fait sens? Cette explication
fonctionnaliste suffit-elle à expliquer l’impunité du parler mondial? Y a-t-il une
autre raison, et si oui laquelle, à écrire des textes qui ne sont pas lus?

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Mais d’abord, retrouver le courage d’une pensée à risque qui fasse tourner
les évidences sur leurs gonds et ouvre un horizon cognitif et politique différent.
Et dans les pays dits développés, réfléchir aux promesses contenues non dans
la croissance infinie, mais dans une démobilisation qui serait préalable à l’éta-
blissement d’une autre répartition des richesses et à des rapports différents
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avec la nature. Reste à chercher, comme y incite le philosophe allemand, une


« langue de la démobilisation » pour casser le moule d’une pensée prise dans
les rets d’une fable obligatoire et mortifère.

BIBLIOGRAPHIE
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éditoriale », in Le Cahier du Refuge, n° 94, mars, Centre international de poésie, Marseille.

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