Académique Documents
Professionnel Documents
Culture Documents
Marie-Dominique Perrot
DOI 10.3917/rdm.020.0204
--------------------------------------------------------------------------------------------------------------------
La reproduction ou représentation de cet article, notamment par photocopie, n'est autorisée que dans les
limites des conditions générales d'utilisation du site ou, le cas échéant, des conditions générales de la
licence souscrite par votre établissement. Toute autre reproduction ou représentation, en tout ou partie,
sous quelque forme et de quelque manière que ce soit, est interdite sauf accord préalable et écrit de
l'éditeur, en dehors des cas prévus par la législation en vigueur en France. Il est précisé que son stockage
dans une base de données est également interdit.
MONDIALISER LE NON-SENS*
que les symptômes? Il est infiniment plus facile de faire semblant de dire pour
éviter d’avoir à faire. L’essentiel est alors, pour les auteurs de textes mondiaux,
épris de consensus ou condamnés à se mettre d’accord, que ces textes passent
pour communs et donc autorisés. S’ils ne soulèvent aucune protestation ni même
la moindre réaction, c’est qu’à l’aune de la diplomatie mondiale, le succès est
au rendez-vous. Nul sens, nulle vague.
Plutôt que de dénoncer le caractère vide et verbeux du texte international,
et contribuer ainsi à son corps défendant à la logorrhée généralisée, le parti est
ici pris d’approcher les raisons du vertige et de l’ennui crépusculaire qui nous
saisissent à leur lecture. À travers eux, qu’est-ce qui se cache, qu’est-ce qui se
montre, qu’est-ce qui est méprisé, promis, ordonné, exhibé, soustrait?
L’intention ici à l’œuvre est d’indiquer en quelques touches comment le
comble du comble pour cette langue passe-partout, c’est de n’aller nulle part.
1. À savoir, le secrétaire général de l’ONU, Kofi Annan, celui de l’OCDE, Donald Johnston,
le directeur général du FMI, Hörst Köhler, le président de la Banque mondiale, James Wolfensohn.
2. L’argumentaire développé par les ONG contre le contenu et les conditions de légitimation
du texte est le suivant : 1) le secrétaire général des Nations Unies n’aurait jamais dû co-signer le
texte d’introduction à cette brochure diffusée au moment du bilan intervenant cinq ans après la
conférence de Copenhague (l995) sur le développement social; en le faisant, Kofi Annan cautionne
les analyses et les pratiques des institutions financières et économiques dominées par les pays du
Nord, et engage ainsi l’ONU sans tenir compte de l’opinion des pays du Sud, bien qu’elle soit
l’organisation universelle par excellence; 2) comment accepter, sans protester, un texte qui fait de
la pauvreté un problème uniquement présent au Sud et qui occulte la responsabilité des institutions
financières internationales dans la perpétuation et l’accentuation de cette pauvreté? 3) Le rapport
« responsabilise » surtout les « pauvres » pour leur enjoindre d’alimenter la croissance et d’augmenter
leur productivité; ses auteurs soulignent par ailleurs la nécessité d’amplifier l’ouverture des marchés
des pays du Sud comme un des moyens d’éradiquer la pauvreté. L’ensemble de ce dernier point est
inacceptable pour les représentants des ONG.
RdM20 13/05/05 12:20 Page 206
3. Cette expression ne renvoie pas qu’aux discours rigides et codifiés propres à l’URSS de la
guerre froide, mais de façon plus générale aux propos tenus par l’adversaire. La langue de bois,
c’est le parler de l’autre. « Résumons les griefs [contre la langue de bois] : troubles de la référence
(parler pour ne rien dire), rabâchage (réciter des formules toutes faites), incompréhension de l’auditoire
(parler chinois, parler dans le vent), absence de toute possibilité dialogale et critique. Chargée de
caractériser un certain discours politique, l’expression langue de bois ne veut-elle pas marquer,
tout simplement aujourd’hui, l’échec même du discours? », écrit Maurice Tournier [l997, p. 174].
4. « Elle a réponse à tout parce qu’elle n’énonce presque rien. Ou trop, ce qui revient au
même. C’est surtout la langue sans réplique. […] C’est une langue du pouvoir […]. Consensuelle
par excellence […], elle sait respecter l’essentiel », écrit François-Bernard Huyghe [1991, p. 12].
RdM20 13/05/05 12:20 Page 207
mets mondiaux organisés par l’ONU dans les années 90, les objectifs de déve-
loppement présentés ici sont des objectifs généraux pour le monde entier. Ils
visent certains des nombreux aspects de la pauvreté, et ses effets sur la vie des
êtres humains. En les faisant siens, la communauté internationale s’engage vis-
à-vis des personnes les plus pauvres et les plus vulnérables du monde – et aussi
vis-à-vis d’elle-même. »
Ainsi les trois forces majeures dans la lutte contre la pauvreté sont présentes
d’entrée de jeu : la promesse, le défi et la mobilisation. Elles mettent en
quelque sorte le texte en mouvement5.
Significativement, Un monde meilleur pour tous fait écho au classique de
l’utopie mortifère, Le meilleur des mondes d’Aldous Huxley6. Non qu’Un monde
5. Nous partirons de cet extrait pour dégager certaines des caractéristiques du texte en faisant
l’hypothèse que celles-ci (ou certaines d’entre elles) se retrouvent de façon générale dans les
documents à vocation mondiale. Chemin faisant, et pour illustrer ces particularités, nous nous
référerons à d’autres citations tirées du même texte qui sera abrégé en MMPT (un Monde Meilleur
Pour Tous).
6. Publié en langue anglaise sous le titre A Brave New World, le roman fantastique d’Aldous
Huxley est une charge contre le régime stalinien de l’URSS de l’époque, une satire féroce contre
l’anti-utopie que représente le totalitarisme; ce que l’on retient moins, c’est que Huxley donne à
Ford (Henry, l’initiateur du fordisme, qui mit en œuvre le taylorisme) un rôle central. Prophète
d’un monde où s’installe le culte de la science et de la technique, c’est en son nom que jurent les
personnages : « Nom de Ford! » Le meilleur des mondes est le monde du progrès indéfini : « Mais
la civilisation industrielle n’est possible que lorsqu’il n’y a pas de renoncement. La jouissance
jusqu’aux limites extrêmes que lui imposent l’hygiène et les lois économiques. Sans quoi les rouages
cessent de tourner », rétorque Mustapha Menier au personnage nommé « le sauvage » [Huxley,
1994, p. 262].
En anglais contemporain, s’exclamer « it’s a brave new world » signifie « on n’arrête pas le
progrès! ». L’expression choisie par Huxley pour intituler son roman est tirée d’une citation du ¤
RdM20 13/05/05 12:20 Page 208
meilleur pour tous soit un texte que l’on puisse qualifier d’utopique, car l’uto-
pie (bonne ou mauvaise) propose toujours un changement extraordinaire assorti
d’un choix possible de société et c’est « par cette proposition que l’utopie consti-
tue la réplique la plus radicale à la fonction intégrative de l’idéologie » [Ricœur,
1986, p. 389]. Ce n’est pas le cas du texte en question. Ce dernier ne remplit
pas non plus une fonction intégrative. Le seul fait de s’adresser à tous de la même
façon ne produit pas d’effet notoire sur une identité globale fantasmée, n’en-
joint à nulle puissance particulière, à nulle entité politique significative, à nulle
alliance sociale de se mobiliser pour atteindre ce fameux horizon qui recule. La
promesse contenue n’engagerait-elle que ceux qui l’écoutent, ou tout le
monde, c’est-à-dire personne?
elle semble en revanche ne pas avoir de causes. Le défi que constitue la pau-
vreté et la lutte à laquelle il est censé engager est une figure commode des dis-
cours qui traitent d’un problème grave et/ou mondial : le défi de l’effet de serre,
le défi des inégalités, le défi du développement, le défi de la démographie, le
défi de la violence, les défis du troisième millénaire… Avant même d’avoir été
lancé à la face du monde, le défi est orphelin. Un défi est devenu, en langage
mondial, un problème à résoudre dont on se garde de chercher l’origine7. Ainsi
en va-t-il de la pauvreté, défi « auquel doit faire face la communauté interna-
tionale ». Le défi est en fait lancé par une entité inconnue, vaguement assimi-
lable à un destin, à une « nature » ou à la force des choses. Le défi est le plus
souvent « incontournable8 », comme on le dit de la mondialisation 9, d’où
l’accentuation du caractère fatal de sa nature.
¤ Shakespeare de la Tempête et renvoie d’un seul coup au drame de l611 et aux États-Unis de
l932, le fameux Nouveau Monde.
« How many goodly creatures are there here!
How beauteous mankind is! O brave new world!
That has such people in’t! » (Tempest, V, l).
7. On notera qu’il s’agit ici de tendances et non de traits absolutisés du langage.
8. « Pour le meilleur et pour le pire » est l’une des formules vides, donc passe-partout, qui
accompagnent fréquemment le postulat de l’inéluctabilité de la mondialisation. Parmi ces
formules consternantes de niaiserie, on trouve aussi « la mondialisation [mais tout aussi bien les
biotechnologies, Internet, etc.] sera ce que nous en ferons »…
9. Même si certains ultralibéraux tiennent le discours inverse lorsqu’ils nous mettent en garde
vis-à-vis du caractère fragile et réversible de la mondialisation : « Globalization already has its
“human face”; it wears the smile of opportunities created by the lowering of geographical, financial
and technological barriers. […] Globalization, far from being a conquering giant, is a tender plant.
[…] For the poors of the world, that is nothing but bad news » (Rosemary Righter, Seattle and
after, communication au colloque sur la contestation et la gouvernance globale, université de Lausanne,
novembre 2000, p. 18).
RdM20 13/05/05 12:20 Page 209
« La pauvreté sous toutes ses formes est le plus important défi… » : asser-
tion, fondée sur un argument d’autorité implicite. Les phrases de cet extrait
ont, pour sujet, une notion abstraite et générale : « la pauvreté est…. », « une
cause particulière de préoccupations est… », « le progrès passe nécessairement
par la définition…. », « les objectifs de développement sont… ». Elles adop-
tent le verbe être qui convient bien à la naturalisation des phénomènes; seul le
progrès a droit à un verbe d’action, de mouvement, car « il passe nécessaire-
ment par… ». Ces affirmations ne sont pas agressives ou intensives (contraire-
ment à ce qui se produit dans le genre propre au pamphlet), elles décrètent tout
naturellement, et c’est de l’évidence trompeuse qu’elles tirent leur force tran-
quille. Elles confondent « la preuve et l’aplomb » [Angenot, 1982, p. 238].
La pauvreté n’occupe pas la place de complément d’objet direct d’un verbe
qui ferait intervenir une cause ou un acteur social et partant provoquerait un
par jour pour vivre. Être pauvre, c’est entrer dans une catégorie prédéterminée
par le destin : un ou deux dollars par jour pour vivre. Le pauvre est un survi-
vant défini par sa valeur en dollar(s). En l’absence de sujets sociaux et d’élé-
ments de causalité, ces personnes sont présentées comme « tout simplement »
démunies sans que l’on sache à quoi ou à qui elles doivent imputer leur sort.
Tout se passe comme si la pauvreté était à elle-même sa propre cause.
10. Statement by the Development Caucus to the Committee of the Whole at UNGASS on June
26, 2000 : « Better World for all or Bretton Woods for all? » Le point d’interrogation est ici purement
rhétorique, il simule le choix à faire entre les deux termes d’une alternative tout en exposant le
dispositif de ce qui est implicitement présenté comme relevant du piège, ou de la tromperie.
RdM20 13/05/05 12:20 Page 211
Le texte fait alterner le clair et le flou. Le clair est ce qui paraît évident; il
est présenté sous forme de statistiques, de graphiques, et par une abondance
de tableaux (39!) qui sont autant d’affiches d’expertise et de scientificité11.
Le flou, quant à lui, naît de l’usage généreux qui est fait de « vocables à
faible définition » [Huyghe, 1991, p. 27], c’est-à-dire d’une part, de termes
dont le signifié est général, indécidable, équivoque et vague, et qui, d’autre
part, sont d’ordinaire mobilisés par tous les bords confondus. Signifiants à
valeur phatique, sans contenu spécifique, ils se nomment ici « communauté
internationale », « progrès », « concertation nationale », « développement
durable », « partenariat authentique », « engagement soutenu », « utilisation
efficace et équitable des ressources aux fins du développement », dépenser
« de manière effective », « avec sagacité », « à bon escient », « dur labeur »,
« monde meilleur pour tous », « plus de voix pour les pauvres », « croissance
favorable aux pauvres », etc. Une des particularités de ces vocables ou
expressions à faible définition est leur connotation positive acquise d’office.
Il est donc facile de les débusquer : il suffit de s’y opposer en décrétant que
l’on est contre (le progrès, le partenariat, la concertation, la sagesse, l’effort)
pour se voir d’un seul coup désavoué par les tenants de la bienséance inter-
nationale valable pour tous.
Un flou, gage de consensus, et une clarté, à la fois nécessaire et convain-
cante, un équilibre entre un texte par endroit incantatoire, agrémenté de pho-
tos d’êtres humains des deux sexes de différentes provenances, générations et
cultures, et un nombre adéquat de tableaux munis de leurs courbes, de leurs
11. « Clairs et transparents, ces chiffres serviront de repères pour tracer l’itinéraire menant vers
la réalisation des objectifs et suivre les progrès » [MMPT, p. 2].
RdM20 13/05/05 12:20 Page 213
en plein cœur. Dire que les objectifs sont ambitieux ne contribue d’habitude
pas à les décrédibiliser; au contraire, le sens commun mondial veut que tout
objectif soit par nature ambitieux : « L’objectif […] de réduire de moitié la
proportion de la population vivant dans une pauvreté extrême d’ici à 2015 est
ambitieux, concède le G713. »
12. « Ces objectifs sont définis de manière précise, et chiffrés pour garantir que nul n’élude
ses responsabilités » [MMPT, p. 2] ; mais aussi, pour faire bonne mesure consensuelle : « Des
objectifs ne s’imposent pas, ils doivent être choisis de tout cœur. Il appartient à chaque pays de
définir les siens, de choisir les voies de son développement, et de prendre ses propres engagements,
par la concertation nationale » [ibid.]. Un coup de mondialisation suivi d’un coup de barre souverainiste.
13. Christian Losson, « Contorsions sur la dette », Libération, 22-23 juillet 2000.
14. L’expression est de Chaïm Perelman.
15. « Il est essentiel que tous les partenaires de cet effort de développement poursuivent des
stratégies de croissance durable plus rapide, qui favorisent les pauvres » [MMPT, p. 2]. « Ce combat
contre la pauvreté, il nous faut en sortir vainqueurs, et c’est par notre détermination que tous
ensemble nous y parviendrons, pour le bien de tous » [p. 3]. « La démocratie doit […] inclure les
minorités dans tous les aspects de la vie politique » [p. 20], « tous les efforts entrepris doivent être
guidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de la société progressent » [p. 21] (nous
soulignons).
RdM20 13/05/05 12:20 Page 214
d’un marabout sénégalais, d’un nomade touareg, d’une nonne sicilienne, d’un
entrepreneur japonais, d’un maire de commune basque, d’un chaman kogi, d’un
retraité texan et ainsi de suite à l’infini et en introduisant systématiquement les
variables de sexe, d’âge, de classe, de religion – à supposer qu’on le leur
demande?
Que serait un monde meilleur, et meilleur que quoi, par rapport à quoi, en
quoi et pour qui? Aucune de ces questions ne se pose lorsque l’on parle d’un
seul monde, car la complexité est évacuée et d’abord celle qui relève des avis
divers et divergents des premiers concernés. Mais qui est concerné? Tout le
monde « en bloc », ou tous « les pauvres » amalgamés dans une même catégorie,
ceux qui ont été homogénéisés à l’intérieur de la catégorie « dollar »? « On
peut tout faire, tout utiliser, et finalement la langue est dégradée à tel point qu’elle
est devenue inutilisable. Et alors, en définitive, on devient la proie de toutes les
un monde meilleur pour tous. De toute façon, les objectifs qui définissent
l’augmentation de la qualité de vie sont établis selon les critères fixés par les
organisations internationales.
Il y a des questions apparemment toutes simples qui débouchent sur des pro-
blématiques complexes. C’est précisément ce qu’un texte consensuel se doit
d’éviter à tout prix puisque sa mission consiste à déproblématiser le réel pour
le rendre consommable par n’importe qui. Mission impossible car le parler mon-
dial, tout mondial qu’il prétende être, est pourtant culturellement marqué.
L’auditoire universel comme tel n’existe pas, il correspond à une vue (ethno-
centrique) de l’esprit.
Si donc, en regard de chaque énonciation d’objectif, on s’avisait d’adjoindre
les questions suivantes : pourquoi cet objectif plutôt que tel autre? Qui en a
décidé? Qui sont les premiers concernés? par quoi? Comment le réaliser? au
bénéfice de qui? au détriment de quoi? de qui? à quel prix et pourquoi? avec
quelles ressources? mises à disposition par qui? pendant combien de temps?
avec quel contrôle? etc., l’exercice serait très instructif. Cela dit, on n’aurait pas
pour autant reproblématisé la question des objectifs à atteindre dans la lutte
contre la pauvreté ni énoncé les moyens d’y parvenir.
Il est également possible de déproblématiser une question quelconque en
recourant à cette figure paradoxale qu’est l’autoréférentialité sans référents. À
titre d’exemple de cette sorte de tautologie élargie, la notion d’ouverture, axiome
fondamental du texte. Cette notion (dans le cadre de la lutte contre la pauvreté,
RdM20 13/05/05 12:20 Page 215
16. Il faudra « […] des marchés ouverts pour le commerce et la technologie » [p. 4], « ouverture
des marchés aux échanges, à la technologie et aux idées » [p. 22], « les pays doivent réduire leurs
tarifs douaniers et autres barrières commerciales » [p. 22]. Il faut donner des moyens d’action aux
pauvres – offrir des possibilités aux femmes, ouvrir l’espace politique pour permettre aux pauvres
de s’organiser : « […] Ce type de démocratie ouverte à la participation de tous favorise l’indépendance
du pouvoir judiciaire, l’ouverture de la société civile et la liberté des médias – ce qui peut assurer
le respect des droits de l’homme et obliger les gouvernements à tenir leurs promesses et à rendre
compte de leurs actions » (nous soulignons).
17. « Tous les efforts doivent être guidés par un souci d’équité, afin que tous les groupes de la
société progressent » [MMPT, p. 21].
18. « Or, l’existence d’un référent, identifiable avec plus ou moins d’évidence, a dans le
procès de communication une fonction pragmatique essentielle : celle de valider l’énoncé. Elle
permet en effet au destinataire d’accepter l’énoncé comme un discours vrai, en constatant la conformité
de son contenu avec l’état des choses » [Berrendonner, 1981, p. 110-111]. C’est précisément ce
qu’ont contesté les représentants des ONG à Genève à propos de l’ensemble du texte. Il y avait
désaccord sur la nature des référents et leur existence.
RdM20 13/05/05 12:20 Page 216
facteur absolument essentiel pour la soutenir à long terme. Il faut que la [cette]
croissance soit favorable aux pauvres. Il faut qu’elle crée davantage de possi-
bilités d’emploi productif et bien rémunéré pour les pauvres. Il faut qu’elle donne
aux pauvres un accès plus large aux ressources pour qu’ils puissent exploiter
leur potentiel productif et subvenir à leurs besoins. Il faut aussi qu’elle soit équi-
table et crée de meilleures possibilités pour les femmes pauvres. Des mesures
devront donc être prises pour renforcer les droits fonciers des femmes, accroître
leur pouvoir de négociation et élargir leur accès au crédit, à la formation et aux
technologies nouvelles » [MMPT, p. 21].
L’extrait qui porte sur la « croissance favorable aux pauvres » est composé
dans son entier de douze phrases, qui sont toutes normatives à l’exception de
la première. Six débutent par « il faut », « il faudra » ou « il importe », quatre
utilisent le verbe « devoir ». Dans l’ensemble de cette section relative aux objec-
19. « Là encore le langage, en l’espèce le discours politique, traduit bien ce phénomène dans
le passage de l’indicatif (“je pense que”) à l’impératif (“il faut que”). Toute contestation de la parole
de l’élu équivaut alors à une mise en cause de l’unité du groupe (le Peuple, la Nation). Cette stratégie
rhétorique – “l’effet d’oracle” – est révélatrice : elle offre au porte-parole la possibilité de prendre
à son compte la transcendance du groupe, tout en jouant de la dénégation (“ce n’est pas moi qui
parle…”) » [Abélès, 1990, p. 247].
20. Qui sont : réduire de moitié, entre l990 et 2015, la proportion de la population qui vit dans
l’extrême pauvreté; scolariser tous les enfants dans l’enseignement primaire d’ici à 2015; progresser
vers l’égalité des sexes et l’autonomisation des femmes; éliminer les disparités entre les sexes dans
l’enseignement primaire et secondaire d’ici à 2005; réduire des deux tiers les taux de mortalité
infantile et juvénile entre 1990 et 2015; mettre les services de santé en matière de reproduction à
la disposition de tous ceux qui en ont besoin d’ici à 2015; appliquer des stratégies nationales axées
sur le développement durable d’ici à 2005 de manière à réparer les dommages causés aux ressources
environnementales » [MMPT, p. 5].
RdM20 13/05/05 12:20 Page 217
Se voulant par endroits descriptif et affirmatif dans sa forme, le texte est aussi
– nous l’avons vu – normatif de part en part. « La mondialisation offre d’im-
menses possibilités aux pays en développement – de meilleurs moyens d’utiliser
RdM20 13/05/05 12:20 Page 218
sible, pour avoir plus de croissance, il faut plus d’ouverture économique (sur
les marchés) et politique (davantage de démocratie), plus de libertés (droits de
l’homme et médias), mais aussi plus de productivité (économique) et plus de
participation (des femmes, des minorités, des pauvres). Les pauvres, les femmes
participeraient moins que les autres, mais à quoi? Ou est-ce que les femmes et
les pauvres devraient participer plus, sous-entendu : à la vie démocratique?
Ainsi le texte est en conformité totale avec les valeurs essentielles de la
culture occidentale. Comme le montrent Lakoff et Johnson [1985], les valeurs
fondamentales d’une culture se retrouvent mobilisées par des métaphores indé-
tectables parce que complètement intégrées au langage, au même titre que des
présupposés. Ils citent entre autres les métaphores de spatialisation (le haut est
privilégié, le bon est en haut, le vrai aussi ainsi que le plus de…, avec pour ce
dernier cas des restrictions : en effet, nous ne saurions vouloir plus de ce qui est
mauvais). « L’avenir sera meilleur » est une des formulations du concept de pro-
grès. « Vous en aurez plus à l’avenir » s’applique aussi bien à l’accumulation
des biens qu’à l’augmentation des salaires [p. 32]. Les métaphores structu-
relles proviennent de comportements liés à des pratiques et à des expériences
culturellement déterminées. Tout ce qui ne correspond pas à ces axiomes cachés
dans les métaphores structurelles propres à une culture sera par conséquent
absent, masqué ou émasculé.
La prévalence de métaphores guerrières (ainsi que l’omniprésence dans le
document de cibles stylisées) est structurelle du parler mondial comme l’est le
« toujours plus, c’est toujours mieux ». Elles constituent une façon de mimer la
21. Le n° 9 (1er semestre 2000) des Cahiers de médiologie, « Less is more : stratégies du moins »,
traite des stratégies de la médiation qui consistent à « mettre plus dans le moins » [p. 3] plutôt qu’il
ne fait l’apologie du « moins » en tant que tel… Le « moins » dans ce cahier s’apparente au light,
à la légèreté.
RdM20 13/05/05 12:20 Page 219
« Quand dire, c’est faire » et que « dire, c’est aussi ne pas faire22 » : le texte
pourrait répondre à ces deux descriptions apparemment antithétiques. Il est en
effet performatif (il fait en disant) notamment par le biais de la promesse impli-
cite, mais il substitue parfois le dire au faire lorsqu’il dit pour ne pas avoir à faire.
En intitulant la plaquette Un monde meilleur pour tous, les auteurs avancent
une affirmation qui tient lieu de promesse, savant mélange de bienfaisance et
de bienséance internationales. D’une part, ils font acte de foi à l’égard d’un
tour de force (un monde meilleur pour tous), et de l’autre, ils énoncent une
22. Cf. J.-L. Austin, Quand dire, c’est faire [l962], et Alain Berrendonner, Éléments de pragmatique
linguistique [1981] : le chapitre 3 est intitulé « Quand dire, c’est ne rien faire, ou Actes de langage,
gestes, et métacommunication ».
RdM20 13/05/05 12:20 Page 220
promesse implicite : si ce que nous préconisons est mis en œuvre, alors un monde
meilleur pour tous verra le jour. Tel est le performatif majeur du texte dont
découlent tous les autres.
Selon Berrendonner [1981, p. 23], « si un acte est impossible à accomplir,
alors, dire qu’on l’accomplit équivaut à l’accomplir ». Ce cas très particulier de
performatif nous renvoie à de nombreuses déclarations et à certains documents
émanant des organisations internationales. C’est une chose que de déclarer des
intentions, et de faire appel à la volonté de tous les partenaires dans le déve-
loppement. C’en est une autre que d’envisager les bouleversements considé-
rables, les changements dans les mentalités et les politiques indispensables si
ces intentions ont vocation à ne pas rester de simples bonnes intentions. Mais
tout se passe comme si déclarer, dire, était mieux que de ne rien dire, et que fina-
lement, dans ces cas-là, dire équivaut à accomplir. L’acte ne sera alors « que »
23. L’expression est de Berrendonner. Nous ne souscrivons pas pour autant à son analyse de
la performativité qui tente de faire pièce à celle de J.-L. Austin et de Searle.
24. Un tour sur les sites informatiques où se trouvent ces documents internationaux est
édifiant à et égard. On y découvre un véritable kit de formules qui valent pour les situations et les
organisations les plus diverses.
RdM20 13/05/05 12:20 Page 221
faculté des hommes à vivre en société. Le second est relatif au mépris des
sujets sociaux que le texte expose, conséquence de son refus de s’ouvrir au
réel. C’est à ce prix que le consensus recherché est finalement obtenu.
Restent une série de questions qui ouvrent sur d’autres problématiques : y a-
t-il des lecteurs pour ce genre de « littérature »? Comment se fait-il que ce type
de document continue à foisonner alors que leurs auteurs institutionnels ne croient
pas vraiment à ce qu’ils écrivent? Qui est dupe dans cette affaire, qui y croit?
On sait bien que les institutions internationales cherchent d’abord à se reproduire
comme institutions; mais alors, quel est le rôle exact du parler mondial dans cette
entreprise? Un rôle similaire à celui du Grand Parler du chef guarani dont est
par définition exclu le sens mais qui – socialement – fait sens? Cette explication
fonctionnaliste suffit-elle à expliquer l’impunité du parler mondial? Y a-t-il une
autre raison, et si oui laquelle, à écrire des textes qui ne sont pas lus?
BIBLIOGRAPHIE
ABÉLÈS Marc, 1990, « Mises en scène et rituels politiques : une approche critique », Hermès 8-9.
— 1999, « Pour une exploration des sémantiques institutionnelles », Ethnologie française,
XXIX, n° 4.
ANGENOT Marc, 1982, La Parole pamphlétaire : typologie des discours modernes, Payot,
Paris.
BERRENDONNER Alain, 1981, Éléments de pragmatique linguistique, Minuit, Paris.
HUXLEY Aldous, [1932] 1994, Le Meilleur des mondes, traduit par Jules Castier, Plon, Paris.
HUYGHE François-Bernard, 1991, La Langue de coton, Laffont, Paris.
JOHNSON Mark, LAKOFF George, [1980] 1985, Les Métaphores dans la vie quotidienne,
Minuit, Paris.
LECERCLE Jean-Jacques, 1996, La Violence du langage, PUF, Paris.
MAYER Michel, 1993, Questions de rhétorique : langage, raison et séduction, Librairie
générale française, Paris.
RICŒUR Paul, 1986, Du texte à l’action : essais d’herméneutique II, Seuil, Paris.
RYKNER Arnaud, 2000, Paroles perdues : faillite du langage et représentation, José Corti,
Paris.
SLOTERDIJK Peter, [1989] 2000, La Mobilisation infinie. Vers une critique de la cinétique
politique, Bourgois, Paris.
TOURNIER Maurice, 1997, Des mots en politique. Propos d’étymologie sociale, vol. 2,
Klincksieck, Paris.
VALENTIN Lorenzo, 2001, « Question de politique éditoriale, questions d’une politique
éditoriale », in Le Cahier du Refuge, n° 94, mars, Centre international de poésie, Marseille.