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POUR UN USAGE DU STÉRÉOTYPE EN HISTOIRE

Julien Edrom, Raphaël Guérin, Witold Griot, Ksenia Smolovic et Flavien Villard

Éditions de la Sorbonne | « Hypothèses »

2018/1 21 | pages 93 à 102


ISSN 1298-6216
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-hypotheses-2018-1-page-93.htm
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Pour un usage du stéréotype en Histoire
Julien Edrom, Raphaël Guérin, Witold Griot, Ksenia Smolović,
Flavien Villard*

Affirmer qu’on n’aime pas les extra-terrestres alors qu’on ne les connaît
pas est un préjugé. Associer un appartement de garçon au désordre est un
lieu commun. Dire que les femmes blondes sont idiotes est un stéréotype1.
De prime abord, les nombreux synonymes qui existent pour le terme « sté-
réotype » nous indiquent son caractère équivoque qui invite à la réflexion.
L’étymologie du mot stéréotype renvoie à une connotation péjorative. En
effet, le terme est formé à partir de deux mots grecs, le nom tupos, qui
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désigne le caractère d’imprimerie ou l’image imprimée, et l’adjectif stereos,
qui signifie « solide », ou, au sens figuré, « opiniâtre ». Pour le xixe siècle
durant lequel ce néologisme a été formé, le stéréotype renvoie au domaine
de l’imprimerie et à la reproduction en série2. Le terme a pris le sens actuel
d’« opinion toute faite réduisant les singularités, cliché3 », « formule banale,
opinion dépourvue d’originalité4 ». Le stéréotype fait appel aux représen-
tations collectives et aux imaginaires, c’est une construction de l’esprit qui
n’existe pas en soi. Ruth Amossy, spécialiste de l’analyse du discours, précise
qu’il ne peut apparaître qu’à celui qui reconnaît spontanément les modèles
de sa collectivité5.

* Nous tenons à remercier les professeurs qui nous ont accompagnés dans ce travail :
François Chausson, Christine Lebeau et Jean-Charles Geslot qui a gentiment accepté d’être
notre discutant, ainsi que Christine Ducourtieux et nos directeurs et directrices respectifs.
1. Exemples tirés de G. Flaubert, Dictionnaire des idées reçues, Paris, 1997, p. 49 ; et du
site « Préjugés et stéréotypes », Association francophone de psychologie sociale [en ligne :
http://www.prejuges-stereotypes.net/indexFlash.htm, consulté le 17 avril 2017].
2. On le retrouve même en tant qu’adjectif pour désigner des ouvrages imprimés dont
les planches comprennent des caractères immobiles pour réaliser plus aisément de nou-
veaux tirages.
3. Petit Robert, Paris, 2010, p. 2433.
4. Petit Larousse, Paris, 1999, p. 965.
5. R. Amossy, Les Idées reçues. Sémiologie du stéréotype, Paris, 1991, p. 21.
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Robert Frank établit plusieurs caractéristiques qui permettent d’appro-


fondir la définition du stéréotype : sa réduction simplificatrice, sa dimension
sociale et collective, sa durée et sa répétition dans le temps, ainsi que son
expression d’un jugement6. Ce jugement est tiré de l’observation et implique
que le stéréotype repose sur une part de réalité, dont il peut tirer sa force7.
C’est la durée du phénomène qui sépare souvent le stéréotype de la caricature,
de même que la part jouée par la collectivité qui intériorise ces représenta-
tions. Le fait d’émettre un jugement distingue donc le stéréotype du lieu
commun. Et, comme il se rapproche plus du réflexe que de la réflexion, le
« stéréotype est à la fois un préjugé et un cliché : un préjugé sous forme de
cliché, c’est-à-dire d’une image sans cesse répétée, ou un cliché sous la forme
d’un jugement péremptoire le plus souvent négatif8 ». Néanmoins, les fron-
tières mouvantes entre ces différents termes interdisent tout cloisonnement
définitif du stéréotype dans une définition figée. Certains sont plus proches
du topos littéraire, d’autres du cliché ou du préjugé. Car, si l’étymologie et la
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définition du stéréotype renvoient à un caractère fixé et à un procédé sériel,
une collectivité ne s’accorde pas forcément sur des images stéréotypées et
celles-ci peuvent évoluer dans le temps.
Plusieurs autres ambivalences finissent de compléter ces définitions. Une
première ambivalence s’insinue dans la relation entre le positif et le négatif
qui cohabitent dans les imaginaires sociaux. En effet, des représentations
stéréotypées peuvent contenir des sentiments opposés, comme l’admiration
et la haine. Parfois, ces binômes peuvent servir une complémentarité. On
note également une ambivalence entre la projection de soi et la représentation
de l’autre. De cette façon, le stéréotype joue un rôle dans la construction
de soi et de l’identité collective. Les stéréotypes identitaires sont parmi les
plus courants : lorsqu’une communauté établit des représentations sté-
réotypées de l’autre, c’est elle-même qu’elle caractérise. On peut utiliser
ces représentations pour se renseigner sur le groupe qui les a produites.
Mais les stéréotypes peuvent également constituer le premier vecteur de
connaissance de l’autre, même s’ils fournissent en fait plus de confort que
de connaissance. Le philologue et philosophe Heinz Wismann estime que

6. R. Frank, « Qu’est-ce qu’un stéréotype ? », dans Une idée fausse est un fait vrai. Les
stéréotypes nationaux en Europe, J.-N. Jeannenay dir., Paris, 2000, p. 20-21.
7. H. Wismann, « Un regard philosophique », dans Une idée fausse est un fait vrai…,
op. cit., p. 28.
8. R. Frank, « Qu’est-ce qu’un stéréotype ? », art. cité, p. 20-21.
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le stéréotype est la conséquence d’un désir de connaissance, qui, ensuite, se


fige et s’annule lui-même9. Les stéréotypes constituent donc un lien entre
deux entités. Mais l’étude de ces deux acteurs implique l’intervention de
l’historien qui devient partie prenante de l’étude, en apportant ses propres
représentations10. Il faut donc travailler avec le caractère poreux de ce sujet
et proposer des interprétations, sans négliger les clichés sous-jacents et les
grilles de lecture du chercheur.
Le terme de stéréotype n’est pas originellement un concept historien :
il s’agit d’un emprunt au champ des sciences sociales, notamment à celui
de la psychologie sociale, discipline dont le but est l’étude des relations et
processus ayant cours dans la vie sociale. L’ouvrage pionnier dans la théo-
risation de ce terme est celui de Walter Lippmann, Opinion publique, qui
paraît en 1922. Le journaliste et écrivain américain y étudie notamment
la place qu’a l’opinion publique dans le fonctionnement des démocraties
modernes, et met en évidence le fait que les stéréotypes, les « images dans
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notre tête », sont au fondement de la perception que nous nous faisons du
monde et proviennent de sa compréhension et de son interprétation. Le
stéréotype est ainsi ancré, à l’origine, dans les interactions sociales, et révèle
l’image que les membres d’un groupe se font d’eux-mêmes et des autres11.
Durant l’entre-deux-guerres, de nombreuses études sur les stéréotypes
paraissent, notamment outre-Atlantique. Elles partent du point de vue
théorique de la psychologie sociale tout en adoptant certaines approches
empiriques de la sociologie. Des chercheurs s’efforcent alors de détecter les
stéréotypes. On peut ici mettre en évidence la « méthode de la liste des traits »
de Daniel Katz et Kenneth Braly, datant de 1933. Ayant soumis à un échan-
tillon d’étudiants un questionnaire demandant de qualifier par des adjectifs
dix nationalités ou groupes ethniques, les résultats démontrent la rigidité et
la capacité de résistance des stéréotypes. Le stéréotype est ici envisagé comme
un phénomène purement social. Cette méthode, si elle permet d’en donner
le contenu général, ne permet pas de déterminer l’intensité avec laquelle un
individu réduit à des stéréotypes tel ou tel groupe, ce que permet la méthode
des pourcentages d’attributs partagés de John C. Brigham établie en 1971.
Cette approche, qui ne perçoit pas les stéréotypes comme un phénomène

9. H. Wismann, « Un regard philosophique », art. cité, p. 27.


10. Ibid., p. 29.
11. Cf. Stéréotypes, discrimination et relations intergroupes, R. Bourhis et J.-P. Leyens
éd., Bruxelles, 1999.
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social mais comme une croyance individuelle, permet de comprendre à quel


point leur emploi varie selon les individus. Ces approches permettent aux
historiens d’envisager le stéréotype sous ces deux angles, phénomène collectif
ou individuel. Les travaux réalisés par un certain nombre de psychologues
sociaux après la Seconde Guerre mondiale conduisent peu à peu à définir le
stéréotype comme outil de cognition sociale12. Le stéréotype serait alors la
composante cognitive des croyances, opinions, représentations, concernant
un groupe et ses membres, alors que le préjugé en serait la composante affec-
tive et la discrimination la composante comportementale. Ainsi, nombre
de chercheurs tendent à neutraliser le terme pour lui ôter sa connotation
négative. Il devient ainsi un véritable objet de recherche scientifique. L’un des
axes majeurs de la recherche sur les stéréotypes est alors celui de son origine.
À ce sujet, on retrouve la dichotomie entre une approche sociologique
interactionnelle du stéréotype et l’approche psychologique individuelle.
Dans les années 1940 et 1950, c’est la théorie psychodynamique de Theodor
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W. Adorno qui domine. Selon ce modèle, le stéréotype provient de pro-
blèmes individuels et de conflits intrapersonnels. Dans son livre La person-
nalité autoritaire de 1950, le chercheur voit dans le syndrome autoritaire le
principe responsable des stéréotypes aux sources de la pensée fasciste et des
comportements antisémites. Parallèlement, d’autres chercheurs envisagent
des explications concurrentes à propos de l’origine des stéréotypes. Selon
la théorie des conflits sociaux du psychologue social turc Muzafer Sherif, il
faut plutôt la chercher dans les tensions sociales. En 1961, il fait l’expérience
de la « caverne des voleurs13 », mettant en compétition deux groupes de
jeunes garçons pour des ressources : la rivalité serait alors un facteur décisif
conduisant à l’émergence de stéréotypes négatifs, dans des groupes opposés.
Modulable en fonction des individus, le stéréotype n’en reste pas moins
une représentation collective figée. La recherche en sciences sociales s’est
donc orientée vers l’étude de son rôle fondamental dans la cohésion d’un
groupe. Dans cette perspective, les stéréotypes peuvent émerger dans un
contexte non-conflictuel. Cette approche est plus spécifique à la psychologie
culturelle ou interculturelle. Une « théorie de l’identité sociale » est ainsi

12. Cf.  J.-P.  Leyens, V.  Yzerbit et G.  Schadron, Stéréotypes et cognition sociale,
Bruxelles, 1996.
13. O. J. Harvey, B. J. White, W. R. Hood et C. W. Sherif, Intergroup Conflict and
Cooperation. The Robbers Cave experiment, Middletown, 1961.
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formulée par Henri Tajfel en 196914. Selon lui, contrairement à ce que pense
les théoriciens du conflit social, nul besoin de compétition pour susciter des
images défavorables au sujet d’un autre groupe. Le seul fait d’appartenir à
un « endogroupe » conduit souvent à le valoriser et à accentuer les similitudes
entre ses membres au détriment des personnes membres d’un « exogroupe »,
perçues comme différentes. La poursuite de ces recherches permet de consi-
dérer les problématiques de l’ethnopsychologie : une psychologie des groupes
qui présentent une homogénéité linguistique, culturelle et historique. Elle
conduit également à analyser le contenu des représentations qu’un peuple
se fait d’un autre : l’imagologie15.
La psychologie sociale met en avant l’importance des stéréotypes dans la
cognition sociale. Dès les années 1950, un des pionniers dans ce domaine,
Solomon Asch, fait du stéréotype un passage obligé dans le processus de
cognition sociale16. Il permet d’ordonner la connaissance humaine qui serait
trop confuse car elle est incapable de saisir simultanément une multitude
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de détails. À sa suite, bien qu’ils soient conscients du caractère réducteur et
subjectif des stéréotypes, de nombreux chercheurs y recourent comme une
démarche schématique de catégorisation qui se révèle être indispensable
à la cognition. En suivant l’exemple des sciences sociales, les historiens
peuvent donc utiliser le stéréotype comme un outil qui permet d’étudier les
représentations et les expressions des identités, tout en les déconstruisant.
Différents chercheurs en histoire ont suivi cette démarche. Ainsi, Haïm
Burstin essaie de comprendre ce qu’est un sans‑culotte17, Anne-Marie Thiesse
étudie la création des identités nationales en Europe18 et Edward Saïd ana-
lyse la construction de l’orientalisme19. Cependant, bien que des travaux
historiques majeurs s’intéressent aux stéréotypes, ce n’est pas l’objet central
de leur étude et les ouvrages qui font figurer le mot stéréotype dans leur
titre sont peu nombreux. S’agirait-il d’une précaution quant à l’utilisation
d’un terme à l’usage anachronique et par là inopérant pour comprendre les

14. Notamment dans H. Tajfel, « Coginitive aspects of prejudice », Journal of social


issues, 25 (1969), p. 79-97.
15. À ce sujet, voir notamment M.  Beller et J.  Leersen, Imagology, the Cultural
Construction and Literary Representation of National Characters, Leiden, 2007.
16. Cf. S. Asch, Social psychology, New York, 1952.
17. H.  Burstin, L’Invention du sans-culotte. Regard sur le Paris révolutionnaire, Paris,
2005.
18. A.-M. Thiesse, La Création des identités nationales. Europe, xixe-xxe siècle, Paris, 1999.
19. E. W. Saïd, Orientalism, New York, 1978.
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sociétés du passé20 ? L’anachronisme n’est plus tout à fait considéré comme


le « péché entre tous irrémissible » contre lequel Lucien Febvre nous mettait
en garde21, et on considère désormais les anachronismes avec bienveillance,
pourvu qu’ils soient contrôlés22. Il est possible que le désamour relatif des
historiens pour le stéréotype tienne à sa dynamique temporelle propre, ou
plutôt à son absence de dynamique. On l’a dit, dans les études en psychologie
sociale, on le définit comme une représentation collective figée. À cet égard,
Krzysztof Pomian reconnaît ne pas savoir si les stéréotypes sont capables
d’« évoluer avec le temps23 ». N’y a-t-il donc pas alors une contradiction à
ce que l’histoire, science du changement par définition, s’attarde à décrire
des représentations sociales considérées comme immobiles ?
Pourtant, à partir des années 2000, plusieurs ouvrages collectifs s’at-
tachent à historiciser le stéréotype. Pour Marcel Grandière, il est « beaucoup
plus actif et dynamique que ne le laisse supposer l’effet de répétition rigide
et figé de ses origines professionnelles. C’est un instrument de régulation
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entre les groupes culturels, nationaux et sociaux, qui les produisent, et qui
informent de cette manière sur eux-mêmes24 ». Laurence Van Ypersele et
Olivier Klein vont plus loin en affirmant que « loin des clichés fixistes, les
stéréotypes [sont] de véritables machines à penser le changement : poli-
tique, social, économique, religieux25 » et que « les recherches actuelles
[…] montrent qu’il est impossible de faire l’économie des stéréotypes26 ».
Sans défendre cette assertion excessive, on peut reconnaître la valeur de
deux types d’approches qui donnent au stéréotype une place légitime dans
l’investigation historienne.

20. En effet, l’utilisation du terme stéréotype dans les études portant sur l’Antiquité ou
le Moyen Âge est encore plus restreinte que pour les autres périodes.
21. L. Febvre, Le Problème de l’incroyance au xvie siècle : la religion de Rabelais, Paris,
2003, p. 15 (1re éd. 1942).
22. Cf.  N.  Loraux, «  Éloge de l’anachronisme en histoire  », Le Genre humain,
27 (1993), p.  23-39, cité par P.  Boucheron, Faire profession d’historien, Paris, 2010,
p. 156-157.
23. Cf. K. Pomian, La France et la Pologne au-delà des stéréotypes, Paris, 2004, p. 19.
24. M. Grandière, « La notion de stéréotype », La Fuente de Mnemosine, 29 octobre
2010 [en ligne  : https://docs.google.com/document/d/16b0PJIyraae_-Lv5cN_X5AsO-
J82mmlsyk9W8YhyccAk/edit, consulté le 16 janvier 2018].
25. L. Van Ypersele et O. Klein, « Les stéréotypes », dans Questions d’histoire contem-
poraine ; conflits, mémoires et identités, L. Van Ypersele dir., Paris, 2006, p. 18.
26. Ibid., p. 65.
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Une première démarche consiste à relever les motifs constitutifs du


stéréotype, à les distinguer de la réalité historique, avant d’envisager leurs
évolutions possibles. C’est dans cette perspective que s’inscrit le travail sur
les Stéréotypes nationaux et les préjugés raciaux aux xixe et xxe siècles mené sous
la direction de Jean Pirotte ainsi que l’ouvrage collectif Pride and Prejudice,
National Stereotypes in 19th and 20th Century Europe East to West27. Les contri-
butions de ces deux ouvrages décrivent essentiellement le processus de fabri-
cation de la figure de l’autre ou bien démontrent, à l’inverse, comment les
sociétés construisent des identités de soi, qui sont stéréotypées en opposition
à celles de l’autre.
Une seconde démarche consiste à s’intéresser aux acteurs qui fabriquent
ces stéréotypes, à mettre à jour leurs vecteurs de diffusion avant de s’inté-
resser à ceux qui y adhèrent, ainsi qu’à leurs usages sociaux et politiques.
C’est dans cette perspective qu’Henrietta Mondry a étudié la construction
du stéréotype physique du juif en Russie et montré, qu’en dépit d’une
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continuité certaine, des acteurs successifs ont puisé dans le répertoire des
stéréotypes pour atteindre des buts politiques très divers entre les années
1880 et aujourd’hui28. On retrouve le même type d’ambivalence diachro-
nique et politique du stéréotype dans le travail de Stephen David Reicher,
Nick Hopkins et Susan Condor29. Ces chercheurs ont démontré comment
le stéréotype de l’Écossais « attentionné » (caring) a été employé de façon
différenciée par les parlementaires travaillistes, qui justifient par ce biais une
politique d’accompagnement social et, par les parlementaires conservateurs,
pour qui la solidarité intrinsèque de l’Écossais rend inutile toute solida-
rité organisée par l’État. Un travail important est également mené depuis
quelques années par Hélène Ménard et Cyril Courrier sur les stéréotypes qui
structurent et sous-tendent les dynamiques sociales et politiques du monde
romain30, tandis qu’Alain Chauvot étudie en détail les stéréotypes véhiculés

27. Stéréotypes nationaux et les préjugés raciaux au xixe et xxe  siècles, J.  Pirotte dir.,
­Louvain‑la‑Neuve, 1982 ; Pride and Prejudice, National Stereotypes in 19th and 20th Century
Europe East to West, L. Kontler dir., Budapest, 1995.
28. H. Mondry, Exemplary Bodies. Constructing the Jew in Russian Culture, since the
1880s, Brighton, 2009.
29. S. D. Reicher, N. Hopkins et S. Condor, « Stereotype construction as a strate-
gy of influence  », dans The Social Psychology of Stereotyping and Group Life, R.  Spears,
P. Oakes, N. Ellemers et S. A. Haslam dir., Oxford, 1997, p. 94-118.
30. Miroir des autres, reflet de soi : stéréotypes, politique et société dans le monde romain,
H. Ménard et C. Courrier dir., Paris, 2012.
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sur les Barbares par les Romains du ive siècle31. À l’époque médiévale, le


stéréotype concerne surtout le discours porté sur les minorités dans le cadre
d’une société chrétienne : les juifs, les hérétiques, les païens, les infidèles ou
encore les femmes. Le premier cas a été beaucoup étudié, notamment dans
une perspective d’histoire intellectuelle32.
Pour terminer de défendre la dimension historique du stéréotype, on
peut affirmer que, loin d’être seulement un outil de reproduction sociale,
comme le dénonce Homi Bhabba, le stéréotype peut aussi participer à
transformer la société33. Olivier Klein et Laurent Licata ont ainsi relevé que
le stéréotype du colon, présenté comme cupide et hypocrite par Patrice
Lumumba dans ses discours, permet de mieux appréhender les processus
politiques qui conduisent à l’indépendance congolaise34.
Chacun des cinq articles se propose donc d’explorer un ou plusieurs
aspects de la notion de stéréotype. Leur point commun est de démontrer
son caractère construit. Le stéréotype n’est pas une opinion fournie par
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la doxa et répétée sans jamais être soumise à un examen critique. Il est le
produit d’une construction réfléchie, qu’il soit scientifique, dans le cas des
topographies médicales, littéraire (la littérature comme premier mode de
connaissance), religieux (les motifs hagiographiques médiévaux) ou politique
(création d’identités nationales ou ethniques). Le stéréotype est élaboré,
réfléchi et motivé. Il n’est jamais innocent ou gratuit. Il nourrit une pensée,
un discours, une idéologie, une représentation. C’est à ce titre seulement
que le stéréotype devient une croyance collective et prend directement part
aux représentations des communautés. Il se remarque dans les sources par
son caractère systématique et sériel.
La part que joue le stéréotype dans la construction des identités sociales
et politiques est connue. En revanche, les différents développements tentent

31. A. Chauvot, Opinions romaines face aux Barbares au ive siècle ap. J.‑C., Paris, 1998.


32. G. Dahan, La Polémique chrétienne contre le judaïsme au Moyen Âge, Paris, 1991.
On y trouve réunis beaucoup des préjugés et caractéristiques supposés du peuple déicide.
Voir aussi C. Gauvard, « Rumeur et stéréotypes à la fin du Moyen Âge », dans La Circu-
lation des nouvelles au Moyen-Âge. Actes des congrès de la Société des historiens médiévistes de
l’enseignement supérieur public, 24e congrès, Avignon, Paris / Rome, 1993, p. 157-177.
33. H. Bhabha, The Location of Culture, 1994. Homi Bhabba a ainsi montré que la do-
mination des colons reposait en partie sur leur capacité à connaître et à identifier « l’autre ».
34. O.  Klein et L.  Licata, «  When group representations serve social change. The
speeches of Patrice Lumumba during the congolese decolonization  », British Journal of
Social Psychology, 42-4 (2003), p. 571-594.
POUR UN USAGE DU STÉRÉOTYPE EN HISTOIRE 101

précisément de sortir de l’ambivalence qui sous-tend tout stéréotype. Car,


s’il permet de construire un modèle identitaire, il peut aussi fonctionner
comme un repoussoir. L’une des questions est précisément de comprendre
comment le stéréotype acquiert une valeur d’autorité et comment il est reçu
comme une vérité par ses contemporains. Lorsque le stéréotype est un « fait
vrai », pour reprendre le titre de l’ouvrage de Jean-Noël Jeanneney, c’est
précisément parce qu’il n’est pas pensé comme un stéréotype. Le stéréotype
tire sa force du fait qu’il n’est ni considéré ni présenté comme tel, mais
présenté comme une donnée objective, une analyse juste du réel. Aussitôt
débusqué, il perd une partie de son influence. Cette reconnaissance comme
une déformation de la réalité le met à bas, puisqu’il n’est rien d’autre qu’une
information fausse. Il s’agit donc moins de juger l’écart entre la réalité et
le stéréotype que d’étudier la construction par laquelle il a été reçu comme
une vérité, c’est-à-dire comme un outil de connaissance du réel. Dans le cas
de l’Antiquité ou du Moyen Âge où l’assentiment donné au stéréotype est
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avant tout idéologique, cette vérité n’est pas nécessairement cognitive mais
s’insère dans une représentation schématique de l’autre et du monde. Qu’il
s’agisse de l’art dramatique ou des légendes, le stéréotype s’assume comme
tel et ne prétend pas être autre chose qu’un code donné au spectateur, ou au
lecteur, pour interpréter des réalités transformées par les récits.
Les études que nous proposons suivent deux perspectives. Un premier
temps insiste sur la fonction cognitive du stéréotype. Car celui-ci peut être
un vecteur de connaissance, comme ce fut le cas pour la Serbie en France
au xixe siècle. En effet, avant la construction des savoirs académiques sur
le pays qui apparaissent dans la deuxième moitié du siècle, ces stéréotypes,
essentiellement transmis par le mouvement romantique, sont le premier
mode de connaissance de la Serbie. Les images stéréotypées nous informent
ainsi sur une volonté de connaître la population serbe et sur la position fran-
çaise par rapport à la question d’Orient (K. Smolović). Dans le cadre d’un
discours scientifique, le stéréotype est une catégorisation commode pour
transmettre des savoirs et qui joue à plein régime dans le cas des topographies
médicales, en pleine évolution entre la Révolution et l’Empire. Les médecins
qui rédigent des topographies médicales à cette époque réinvestissent des
stéréotypes régionaux et en fabriquent de nouveaux fondés sur les métiers,
les classes sociales et le genre (J. Edrom).
Un deuxième temps met l’accent sur la fonction idéologique du sté-
réotype. Cet usage est loin d’être exclusivement contemporain, comme le
montre l’exemple du théâtre athénien qui, dans le contexte conflictuel de
102 J. EDROM, R. GUÉRIN, W. GRIOT, K. SMOLOVIĆ, F. VILLARD

la guerre du Péloponnèse, utilise des connaissances partagées pour présenter


un stéréotype vraisemblable, dans le but de diffuser un message politique.
Deux extraits de pièces de la fin du ve siècle avant J.-C., l’un d’une comédie
et l’autre d’une tragédie, permettent de voir comment les auteurs permettent
une concentration des tensions politiques du quotidien, en réduisant les
ennemis que sont les Spartiates à un stéréotype, pour engager l’audience à
affronter la guerre de façon unie sur le plan idéologique (F. Villard). Mais le
discours peut aussi s’affubler d’une certaine scientificité lorsqu’il milite pour
une cause politique. Le cas du regard polonais sur les Serbes de Lusace dans
le cadre d’une construction du panslavisme de la Pologne dans les années
1940 permet d’approfondir cet aspect. Dans l’Europe d’après-guerre, la
représentation stéréotypée des Serbes de Lusace chez les Polonais est avant
tout un prétexte pour avancer des revendications politiques (W. Griot). Le
stéréotype joue alors le rôle de code dont la valeur idéologique est assumée.
Cette fonction se retrouve dans le cas de l’hagiographie médiévale, genre
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littéraire normatif dont le recourt aux motifs stéréotypés est systématique.
Ainsi, les hagiographes du xie et xiie siècles ont « apostolisé », c’est-à-dire
transformé en apôtres, des saints évangélisateurs de l’Aquitaine, par l’intro-
duction de motifs stéréotypés, comme la naissance en Palestine, la fondation
de diocèses, ou encore la lutte contre le paganisme, afin d’augmenter le
prestige du saint fondateur de leur institution, qu’il soit un monastère ou
un évêché (R. Guérin). Pour conclure, Jean-Charles Geslot reprend et rap-
proche ces différentes analyses, afin de souligner l’intérêt de l’appréhension
du stéréotype en histoire culturelle.

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