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À l’heure où d’aucuns parlent du conflit des civilisations, le

philosophe Daryush Shayegan (2001) apporte la réfutation


suivante :
il n’y a plus de nos jours de blocs de civilisation homogènes opposés à
d’autres… Nous vivons tous déjà dans cette civilisation universelle qui
recouvre le globe… Mais attention ! celle-ci n’est sans doute même
plus une civilisation au sens ancien du terme, c’est quelque chose de
nouveau que certains appellent, faute de mieux, le village global, et qui
est le produit de la fameuse « mondialisation » dont on nous parle sur
tous les tons… Les civilisations non occidentales, la chinoise, la
japonaise, l’islamique ne sont plus des mondes se suffisant à eux-
mêmes. Elles ne gravitent plus dans l’orbite de leur propre histoire…
En un mot, faute de protagonistes, il n’y aurait plus désormais de
conflit de civilisations.

2Les échanges économiques et par conséquent le discours


économique s’inscrivent dans ce contexte global.
3L’ensemble des contributions scientifiques relatives aux
questions de traduction et d’arabisation parues dans la
revue  Arabisation (Alecso/Damas) de 1991 à nos jours
s’accordent sur le rôle vital joué par la traduction dans le transfert
des connaissances et le développement endogène. Il se dégage
donc une corrélation entre développement économique et
développement linguistique et plus particulièrement son volet
terminologique.
4C’est en produisant dans la langue que l’on contribue à son
développement, évitant ainsi de la réduire à l’état de dépendance
vis-à-vis de la langue dominante. La traduction est ainsi la voie
toute désignée pour moderniser et promouvoir la langue d’une
part, contrecarrer la substitution pure et simple de l’enseignement
et de l’usage des langues véhiculaires des sciences et techniques,
comme le français ou l’anglais, en lieu et place de l’arabe
scientifique et technique, d’autre part.
5Vue sous cet angle, la traduction ne peut se concevoir que
comme un enrichissement de la culture d’accueil : appropriation
de textes nouveaux, de concepts nouveaux, de terminologie
nouvelle, voire de langue renouvelée.
6C’est précisément dans les textes spécialisés que l’évolution de
la langue arabe est la plus remarquable, car le contact linguistique
entre la langue véhiculaire du savoir spécialisé et l’arabe ne
concerne pas exclusivement l’emprunt en tant qu’élément isolé,
mais plus encore l’emprunt global à un modèle de discours qui
n’est pas sans effets sur certains aspects de la structure même de
la langue.
7Par ailleurs, l’efficacité de la communication et, partant, de la
transmission des connaissances est tributaire d’une certaine
cohérence linguistique dont l’objectif est de réduire, voire de
supprimer, les trop nombreuses variations. Nous verrons
comment cela se traduit par rapport à l’arabe, où cohabitent les
différents dialectes régionaux du monde arabe et la langue arabe
standard.
8Notre objectif est d’examiner les divers procédés linguistiques à
l’œuvre dans des textes économiques de vulgarisation, tels que la
néologie, l’euphémisme, la métaphore, l’ellipse, généralement
identifiés comme n’ayant pas la même précision requise en
terminologie. Les textes étudiés sont tirés de la presse
économique visant un lectorat plus large que les publications
hyperspécialisées et se prêtant à la stéréotypisation linguistique.
Les signataires des différents articles du corpus sont des
journalistes, des économistes, des hommes politiques ou des
chefs d’entreprise. La tendance qui se dégage est la suivante : soit
ces textes réutilisent les termes sur lesquels il y a consensus, soit
ils ont recours à des procédés permettant aux lecteurs d’accéder
plus facilement aux concepts économiques, évitant du coup le
recours aux termes techniques.
9L’étude des termes, des solutions néologiques intéressantes, des
images inédites en langue sera fondée sur l’observation et
l’analyse de leurs occurrences dans les textes, c’est-à-dire dans
des contextes discursifs actualisés.
10C’est dans les textes que l’on repère aussi les collocations
intéressant le traducteur. Par ailleurs, l’emploi répété du terme
dans des textes différents conduit peu à peu à son implantation et
à sa terminologisation.
Éponger/absorber la dette :  imtisas al dayn
Mobilisation de l’épargne :  hashd/ta’biat al iddikhar

11L’analyse textuelle des termes est par ailleurs un moyen fiable


permettant de déterminer l’état actuel de l’usage et de présenter
la description du terme. De même, c’est dans les textes que l’on
s’aperçoit de la brièveté du terme, de l’avancement du savoir, de
l’obsolescence des terminologies. Jusqu’à une certaine époque, on
utilisait une périphrase dans les textes économiques arabes pour
exprimer la notion nouvelle de privatisation : « transférer au
secteur privé », jusqu’au jour où les spécialistes ont forgé un
terme dans la presse :  khawsasat (Maghreb)
et  khaskhasa (Machreq), tous deux dérivés de la
racine  khaas (privé) mais basés sur deux schèmes différents.
D’autres problèmes terminologiques peuvent être résolus par une
approche textuelle car le texte possède une capacité
métalinguistique définitoire et redéfinitoire grâce à un jeu de
reprises et d’explications, dont le but est de préciser des notions,
bref de combler la distance sémantique existant entre le texte
source et le texte cible. Dans le cas spécifique de l’arabe
économique, de nouveaux termes se créent tous les jours sous
l’effet des progrès des techniques du commerce international et
de la mondialisation. Or, les procédés adoptés pour arabiser les
termes ne sont pas toujours conformes au système de
dénomination de la langue arabe. La dérivation en arabe est un
procédé intéressant de création néologique et de fertilisation de la
langue sans altération de son identité. Basée sur une racine
triconsonantique exprimant un sens plus ou moins précis, il suffit
de lui ajouter des préfixes, des suffixes et des voyelles diverses
sous certaines conditions pour former des schèmes dotés de
sens. L’avantage pour le lecteur est un accès plus facile au sens
du terme, grâce au sens inhérent de sa racine et de son schème. À
titre d’exemple, les schèmes  fa’lala et  taf‘īl traduisent les noms
d’action formés avec le suffixe -ation :
Schème taf’īl  :
Industrialisation,  tasnii/Libéralisation,  tahr’īr/Dévaluation,takhf’īd/
Schème  fa‘lala  :
Capitalisation  rasmala/Privatisation  khawsasa/Entrée en
bourse  bawrasa.

12Il en résulte parfois des solutions heureuses, mais souvent


beaucoup de créations néologiques ne sont pas conformes à ce
procédé. Un même terme peut faire l’objet de définitions
explicites dans différents discours. Le traducteur se voit alors
confronté au problème de la synonymie alors que les termes à ce
niveau doivent tendre le plus souvent possible à l’univocité pour
ne pas entraver la communication. L’origine de ce foisonnement
synonymique est double :
131) les synonymes créés par voie d’emprunt ou de traduction
proviennent soit de l’anglais, soit du français : Emprunt portant
sur des formes abrégées : UNCTAD/CNUCED : KNUCID/UNKTAD,
OPEC/OPEP traduction à partir de l’anglais ou du français :
Dépenses publiques :  masrúfàt ‘umúmiyya
Public expenditure :  infàq ‘amm
Liberté des échanges :  hurriyat al mubàdalàt
Freedom of trade :  hurriyat al tijàra

142) la mise à disposition du public non averti d’une variation


lexicale même si elle risque parfois de produire un brouillage
conceptuel : ainsi ce titre relevé dans la presse
marocaine :  wazīrul khawsasa  : tafwīt funduk Hyatt Regency lam
ya‘ud amran mulihhan qui aligne deux occurrences du terme de
privatisation dont le premier est une variante
régionale,  khawsasa (Maghreb), et le second,  tafwīt, indique le
processus de transfert au privé. Ou encore dans le titre de
l’article :  sharikatu ta ‘mīr tadkhulu bursat albahrayn.
15Et dans le début de l’article/ indammat sharikatu ta‘ mīr ilà sùki
alawraqi almaliya.
16À noter, pour désigner le terme de Bourse, l’emploi de
l’emprunt  bursa et du terme arabisé désignant le marché des
valeurs  sùq alawraqi almàliya. Pour répondre aux besoins de
désignation, l’arabe exploite non seulement les ressources
propres de ses systèmes de nomination et de communication,
mais aussi les moyens externes, l’emprunt intégral ou partiel.
Ainsi, l’arabe économique emprunte aux langues sources des
formes pleines, abrégées, des suffixes ou préfixes utilisés pour
former de nouvelles unités de nomination (Elias, 1994), par
exemple :
Bourse/bursa/bawrasa/sùk alawraqi almàliya/asùqu almàliya

17les deux derniers étant des formes concurrentes présentes dans


la langue.
18Quant aux préfixes, l’arabe emprunte des préfixes étrangers
pour ses besoins de désignation, rompant ainsi avec son système
de nomination :
Macro-économie :  macru iqtisàd/Iqtisàd jam‘i (synonyme créé par voie
de traduction)
Micro-économie :  micru iqtisàd/iqtisad juzii (synonyme créé par voie
de traduction)

19Un autre moyen de création terminologique est la création de


racines dans des emprunts :
Dollarisation :  dawlara
Facturation :  fawtara
Recyclage :  raskala (Maghreb)

20Les intégrations phonétiques de ces emprunts sont dues aux


possibilités de dérivations que leur intégration dans la langue leur
permet. Les exemples précédents sont basés sur le
schème  fa’lala qui se spécialise en arabe dans la désignation du
processus économique.
21Autres procédés : les emprunts lexicaux, première étape de la
dénomination des choses et des notions, sont des emprunts
formels qui s’intègrent avec leur forme et leur signification. C’est
ainsi que nous trouvons dans les textes économiques : « L’Egypte
s’intéresse à la Haute Technologie »  «  misr tahtamu
bilhàytik  », ou encore « Un cartel international perturbe
constamment les marchés »,  «  kartil ‘àlami yatalà’bu bisifa dàīma
filaswaq  », « mall commercial »,  «  mùl tijàrī  ».
22Par ailleurs, les calques sémantiques dus aux phénomènes
d’attraction paronymique (Meunier-Crespo, 1987) participent
aussi au renouvellement des significations.
23Ainsi, dans le vocabulaire des produits financiers, l’anglais est
pourvoyeur de la terminologie :
Position taking, avoir une position sur un marché,  takwīn al maràkiz.

24Il s’agit là d’un calque sémantique et morphologique car le


terme  position est utilisé au pluriel en arabe.
Derivatives on derivatives, les produits dérivés de produits
dérivés,  ‘ukùd mushtaqàt al mushtaqàt.

25Dans les textes où ces calques sémantiques sont utilisés, nous


remarquons la présence du terme anglais accolé au terme arabe.
Mais le plus souvent, le lecteur comprend le terme nouveau grâce
à la capacité métalinguistique définitoire du texte. Les termes
sont ainsi compris dans le contexte de la communication
spécialisée originale :
On définit les produits dérivés comme étant des produits
d’investissement nouveaux et variés. On les appelle ainsi parce qu’ils
sont issus (dérivés) de produits d’investissement classiques telles que
les actions ou obligations.
Muqawimu almushtaqàt almàliya  : yumkinu ta’rīfu almushtaqàt
bianaha adawàt istismariya jadīda wa mutanawi’a wa sumiyat bihadha
alismi lianaha mushtaqa min adawàt istithmària taqlīdia kalashum wa
asanadàt.

26Les figures et procédés stylistiques sont un autre moyen de


fertilisation de la langue économique. Dans le discours de la
presse économique, la métonymie assure l’efficacité de la
communication et nous renseigne sur les multiples facettes du
référent : le dollar/le billet vert,   adulàr/alwaraqa alkhadhra. Cette
variation métonymique permet d’éviter la répétition des mêmes
unités lexicales.
27La traduction de la métonymie ne pose pas de problème au
traducteur du fait de l’internationalisation du discours
économique. Ainsi Wall Street ou Paris (pour Bourse de Paris) ne
devraient pas poser de problèmes dans le cadre d’un acte de
communication. Cependant, certains emplois métonymiques
peuvent s’avérer difficiles à transposer, en raison de leur
enracinement dans une sphère culturelle particulière.
Ainsi,  Bercy pour signifier le ministère de l’Économie et des
Finances français n’est pas transposable tel quel en arabe. Le
traducteur a recours ici aux dénominations standards du référent.
28Les textes révèlent parfois des créations métonymiques
obtenues par calque sémantique et qui désignent des notions
nouvelles.
29Ainsi,  hītàn almàl signifie littéralement  les requins de la
finance et n’est compréhensible qu’en discours.
30Autre figure, la métaphore est présente à tous les niveaux du
discours économique et notamment dans les discours de
vulgarisation. Elle rend l’information spécialisée moins rébarbative
et parfois plus accessible, même si elle contribue parfois au flou
terminologique. Parler par des
exemple de  dérapage
prix, de  gonflement des prix ou de  spirale des prix et salaires a
l’avantage de traduire la hausse sans préciser l’étendue de la
crise.
31On retrouve dans le discours économique arabe les mêmes
réseaux métaphoriques dans lesquels puise la presse économique
en général, (médical, psychologique, militaire, etc.), ce qui
favorise la lexicalisation des métaphores et leur
« internationalisation » :
l’économie est en voie de rétablissement le temps des
a l iqtisàd fīhalat ta’àfī jaw ‘àsif mutaqalib
bourrasques

shahidat as’àru anafti fitrata hudna fī


trêve sur les marchés pétroliers
alaswaqi

qitàru alkhawsasati yamdhi bibutin le train des privatisations avance lentement

 1 Cet exemple est tiré de l’ouvrage de BARRADA/ELIAS, 1992.

32Les concepts ainsi désignés sont plus accessibles au grand


public. Le traducteur est tenu de transférer dans la culture
d’accueil la dénotation et l’effet produit sur le destinataire.
Certains transferts métaphoriques peuvent se révéler délicats, soit
en raison de leur nouveauté, soit à cause de leur enracinement
culturel. Il en est ainsi du titre : « Sony, une belle japonaise
accessible1 ». En raison de la pudeur généralement de mise dans
la culture arabe, le traducteur optera pour une solution qui tienne
compte de cette donnée culturelle. Au lieu de parler de la femme,
il parlera de la société, obtenant ainsi un glissement
métaphorique inanimé/animé :  sùni sharika mughriya wa sahla
almanàl.
33Par ailleurs, l’ellipse est un autre procédé linguistique
caractérisant le discours économique. Elle peut affecter les unités
terminologiques complexes (la base des unités terminologiques
complexes ou leur expansion), et permet de remplacer les unités
complexes par des synonymes contextuels abrégés. Le contexte
permet au lecteur d’identifier les éléments manquants.
34Certaines ellipses peuvent se révéler difficiles à transposer. Dire
par exemple  les pétrolières, les chimiques, pour désigner les
industries, contraindra le traducteur à restituer les éléments
manquants, évitant ainsi toute ambiguïté référentielle.
35À l’inverse, et sous l’effet de l’anglais et du français, nous
voyons apparaître dans le discours économique arabe certaines
formes elliptiques qui n’existaient pas jusque-là.
Ainsi  muatamaru almàniha, conférence des donateurs, sous-
entend en arabe « des pays donateurs ». La présence de cette
figure est reprise plus loin par une formule métalinguistique
rétablissant l’élément manquant.
36Autre exemple : « les ministres des Sept » alors que la formule
consacrée en arabe est de dire des sept pays les plus
industrialisés.
37Mais de manière générale, nous pouvons dire que la phrase
arabe, tout comme la française, se conforme aux particularités
syntaxiques du discours économique : objectivation, cohésion par
l’emploi de connecteurs et d’anaphores.
38Hélas, tel n’est pas toujours le cas. Il importe en effet de faire la
part entre les contraintes de la langue et les choix du discours à la
disposition du traducteur : choix stylistiques : paraphrases,
redondance ou concision, ellipse, etc.
39Le discours économique spécialisé, portant par exemple sur la
Bourse ou les produits dérivés disponibles, dans la presse arabe
est déjà en soi une première tentative de traduction par le
journaliste. Celle ci se caractérise généralement par sa prolixité
due à l’emploi de pléonasmes, de redondances, de calques. De
même, l’environnement linguistique immédiat du terme, à savoir
les contraintes lexicales telles que les collocations, la
phraséologie, dans lesquelles le terme est appelé à s’insérer, sont
souvent en arabe des calques structurels qui entachent la
compréhension et contrecarrent l’acquisition de l’expression à la
fois idiomatique et non répétitive. Le rédacteur prolixe ne tient
pas suffisamment compte de la situation qui a donné naissance à
l’acte de communication pour aboutir à un discours précis et
idiomatique. Résultat : « le lecteur porte son attention sur la
langue et réagit contre ses incorrections » (Lederer, 1992a).
40Sur le plan pédagogique, il importe de mettre l’accent sur la
situation laquelle fait évidemment appel à la connaissance du
domaine non seulement encyclopédique mais aussi stylistique. En
effet, la compréhension du sujet doit s’accompagner de la
maîtrise du technolecte, d’où l’importance de la recherche
documentaire et de la lecture de textes authentiques pour
s’imprégner du style.
41Comme le dit Marianne Lederer (1992b), « l’évolution des
modes d’expression, les calques sémantiques et lexicaux, les
emprunts, les conventions implicites de langage dans les
organisations internationales, sont tous des procédés acceptables
de fertilisation terminologique, même s’ils sont considérés
comme des déviations par rapport à la norme linguistique. »
42En conclusion, nous dirons que ce qui est en cause concerne
plutôt les calques structurels, l’illisibilité de l’information, « la
babélisation de la terminologie » qui sont autant d’obstacles à la
diffusion d’un savoir homogène et conforme aux normes de
réception du public.
43L’harmonisation de la terminologie parallèlement à
l’enseignement de l’arabe de spécialité et de la rédaction
technique sont à même de remédier aux lacunes de la traduction
spécialisée.
BIBLIOGRAPHIE

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