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2009/2 - N° 28
pages 96 à 104
ISSN 1621-5338
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HENRI AGNEL*
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Une expérience personnelle de l’art des troubadours…
J’ai rendez-vous avec Shah Wali, poète et chanteur afghan. Nous sommes
en 1983, et je marche dans la rue principale du bazar de Peshawar, au
Pakistan. Au rez-de-chaussée des maisons de trois étages logent des lu-
thiers qui fabriquent des instruments traditionnels, des robabs, des sa-
rindas, des tunburs, des tablas, des zerbaghalis. On peut voir, à travers
les fenêtres des étages supérieurs, des instruments de musique accrochés
aux murs, mais ceux-là appartiennent à des musiciens professionnels qui
habitent ici. La guerre entre les Russes et les Afghans bat son plein à seu-
lement quelques kilomètres, et pourtant je ne ressens aucune tension,
les visages sont sereins, souriants à mon égard. La population est essen-
tiellement afghane : des réfugiés. Des artistes réfugiés. Je viens de pas-
ser huit années à interpréter des musiques médiévales avec un ensemble
de musiques anciennes, Les Ménestriers. Ils m’ont engagé parce qu’ils
me trouvaient un talent particulier. J’étais alors jeune guitariste et man-
doliniste, et entamais une carrière de soliste dans les musiques classiques
et contemporaines. Ce n’est pas cela qui les a le plus intéressés, mais plu-
tôt ce qui m’avait imprégné, malgré moi, depuis mon enfance. Je suis
né au Maroc dans une famille de musiciens qui nourrissait un amour
inconditionnel pour les arts marocains, pour les musiques tradition-
nelles savantes arabo-andalouses autant que pour les musiques populaires
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des Gnaoua, des Aïssaoua, des Hamadcha, des Berbères des différentes
régions et des Guedra du désert. En plus de nos instruments classiques,
nous pratiquions des percussions et le oud, par plaisir, pour partager des
soirées avec nos amis musiciens marocains, à la maison ou lors des fêtes
et des mariages. Cela me donnait, aux yeux des Ménestriers, des capa-
cités particulières pour chanter les troubadours et les trouvères, jouer sur
des instruments d’époque, pratiquement les mêmes que ceux des mu-
siques arabo-andalouses, improviser et interpréter les danses instrumen-
tales : les estampies(1) françaises et italiennes. Il me fallait m’imprégner
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de ces poésies et développer mes connaissances sur les instruments et leurs
techniques.
Au début des années soixante-dix, en France, Djamchid Chemirani
était le maître de zarb iranien qui pouvait m’enseigner un instrument
proche de la derbouka que je pratiquais et m’enrichir d’une étude ap-
profondie des rythmes. Lui aussi s’intéressa aux estampies que je jouais
sur le oud et le cistre, et aux poésies des troubadours que je chantais. Il
me récita des poésies persanes qui avaient une parenté étonnante avec
celles de mes poètes occitans. Il les disait d’une voix sensuelle tellement
chargée d’émotion qu’on aurait dit qu’il les chantait. Il exprimait un réel
plaisir à me faire goûter la subtilité avec laquelle ces poètes choisissaient
l’ordonnancement de mots raffinés pour dire leur sentiment. Il me mon-
tra à quel point les musiques qui les soutenaient et les répertoires mé-
lodiques joués aux instruments étaient imprégnés de la même profondeur
poétique. Il m’indiqua que dans sa tradition, on considérait les poètes
comme les fleurons de la culture et qu’ils étaient liés au soufisme, cette
philosophie musulmane née de la rencontre des Arabes avec les Per-
sans, prônant la tolérance, l’humilité, la libre-pensée, la vénération de
l’amour, des arts et des sciences. Il me fallait comprendre pourquoi les
poésies des troubadours et leurs musiques rappelaient tant à un maître
de musique persane les poésies et les musiques de sa culture. Et me
voilà, suivant le parcours de ces artistes, philosophes et scientifiques
arabes et persans qui partent à la rencontre de peuples à qui ils offrent
de nouvelles voies de développements culturels. Ceux qui voyagent vers
l’est jusqu’en Inde du Nord et s’installent plus à l’Ouest, en Andalou-
sie, une société qui verra la création des arts andalous musulmans, chré-
tiens et juifs. Je découvrais que les Occitans, au XIIe siècle, s’inspirèrent
de cette Andalousie débordante de créativité pour créer leur nouvelle ex-
pression poétique et musicale. Leur art est l’alchimie qui associe les
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influences venues d’Orient à celles des cultures celtes qui font déjà par-
tie de leur patrimoine. Ils se nomment troubadours. Un demi-siècle
plus tard, le nord de la France est touché par la mouvance, et les trou-
vères font leur apparition, suivis de près par les minnesänger allemands,
qui transmettent cette culture, à travers les cours royales, jusqu’en Scan-
dinavie. Le troubadour devient un maillon important d’une chaîne cul-
turelle et scientifique fabuleuse. La Grande Méditerranée s’étend alors
de l’Inde du Nord à la Scandinavie.
Troubadour signifie “trouveur”. Certaines théories voudraient que le
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jeu de mot avec le terme arabe tarrab, que l’on traduit par “chant ins-
piré”, ne soit pas fortuit. Il marquerait la volonté des troubadours de
manifester leur filiation avec les Arabes, vecteurs des valeurs qu’ils se sont
appropriés. Quoi qu’il en soit, “trouver” signifie ici “créer”, “inventer”.
Le terme “créateur” étant réservé à Dieu, par humilité, celui de “trou-
veur” aurait été préféré. Le prologue des Cantigas de Santa Maria est at-
tribué à un troubadour anonyme. Il est écrit en préambule : “L’art du
troubadour exige de l’entendement et de la raison, et bien que je ne pos-
sède pas ces facultés au degré que je voudrais, j’espère que Dieu me per-
mettra de dire un peu ce que je désire. Et ce que je désire, c’est que la
Vierge fasse de moi son troubadour.” Sa foi lui impose la modestie et il
veut mettre tout son talent de trouveur au service de l’expression de l’amour
sous tous ses aspects. Son adulation pour la dame, objet principal de son
inspiration, annonce une période d’évolution pour l’émancipation de
la femme, qui devient à son tour poétesse de libre expression : trobai-
ritz. Il met en place une classification des chants par genres.
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“Lan quan li jorn”, serena de Jaufré Rudel, prince de Blaye, né vers
1120 en Gironde.
Lorsque les jours sont longs, j’aime le chant des oiseaux lointains, et
quand je m’éloigne, je me souviens d’un amour de loin. Je vais sans goût,
maussade, tête baissée, à tel point que ni chants, ni fleurs d’aubépine ne me
plaisent, pas plus que l’hiver glacé.
Je connaîtrai grande joie quand, pour l’amour de Dieu, je lui deman-
derai la lointaine hospitalité, et s’il lui plaît, près d’elle je logerai, moi qui
suis si loin ! Alors on entendra de doux propos, quand les lointains amants
seront proches voisins, et qu’en délassement courtois sera leur plaisir.
(2) Tous les extraits cités des chants présentés ici sont issus de différentes traductions re-
vues par l’auteur. (NDLR.)
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que jamais fut née de mère ; aussi n’ai-je cure des stupides jaloux ni de
l’aube.
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né à Toulouse vers 1175, et Elias d’Ussel, né à la même époque à Ussel,
en Corrèze, à qui il demande conseil.
Sire Elias, je vous demande conseil au sujet de celle que j’aime plus qu’au-
trui et que moi-même. Elle m’a dit qu’elle me ferait coucher avec elle une
nuit, pourvu que je lui jure et lui promette de ne pas lui faire violence
contre son gré et de me contenter de l’étreindre et de lui donner des baisers ;
donnez-moi votre opinion à propos du Fait et dites-moi s’il me vaut mieux
patienter et jeûner ou me parjurer en enfreignant sa volonté.
– Aimeric, je vous conseille, si elle vous fait coucher avec elle, de bien le
lui faire, si je suis au lit avec celle que j’aime mieux que moi-même, je me
garderai bien de lui demander quoi que ce soit de plus, mais doucement,
en riant et en jouant, je le lui ferai puis j’en pleurerai jusqu’à ce qu’elle me
pardonne d’avoir manqué à ma parole, après quoi j’irai en pèlerinage jus-
qu’au-delà de Tyr et demanderai à Dieu pardon de mon parjure.
– Elias, vous me donnez maintenant et toujours des conseils de fripon.
Mal en prend à celui qui suit votre conseil. Oh ! Je sais bien que les faux
amants vous croiront, les gens qui n’aiment pas du tout. En vérité, celui qui
trahi son serment envers celle qu’il aime, perd à la fois Dieu et sa Dame.
Aussi persisterai-je dans ma résolution, je m’en tiendrai à l’enlacement et
aux baisers, j’aurai à cœur d’éviter le Fait et à cause de lui je ne me parju-
rerai point.
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un écu sans jamais avoir reçu un seul coup dessus, chapelain ou moine bar-
bus ou médisants à la langue mielleuse, la viande mal cuite et dure, un prêtre
qui ment, une vieille cocotte qui vit trop longtemps, un homme stupide qui
a trop de plaisir, les paroles ordurières des joueurs de dés, une assemblée
avec de mauvais vielleurs, deux capuches sur un seul manteau.
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tains jongleurs parviennent à un tel niveau qu’ils deviennent troubadours.
Nous avons eu l’audace de nommer une période de notre histoire longue
de mille ans Moyen Age. On aurait peut-être dû choisir entre Age d’or
et Age des lumières.
J’arrive enfin chez Shah Wali. Il m’accueille avec ses musiciens. Je vais
rester auprès d’eux pendant toute une année, durant laquelle ma vie sera
comparable à celle des artistes du Moyen Age. Chaque jour, nous com-
mentons la guerre et ses abominations, puis quand la porte de la mai-
son se referme, la place est entièrement réservée à la poésie et à la
musique. Il me chante ses poésies soufies, je lui réponds par des chants
de troubadours et nous improvisons des joutes instrumentales. Un
matin, je le trouve seul devant son harmonium, et il me dit qu’il est en
train de composer. Il me propose de rester près de lui, silencieux. Il joue
quelques notes, marmonne quelques mots, recommence à plusieurs re-
prises, et soudain il s’exclame : “Ah ! ah !” Il a trouvé le mot juste. Il s’em-
presse de noter le vers et se met à le chanter dix fois de suite toujours
suivies de ce grand “Ah ! ah !” Puis il cherche le vers suivant. Quand il
a fini tout un couplet, il me fait signe d’approcher, et l’interprète pour
moi le visage illuminé avant de fondre en larmes. J’ai vu, de mes yeux,
naître un chant de troubadour.
Illustration sonore :
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bafoué et trahi, / Je vous prie de me donner si bon conseil / Que je sache
mieux aimer, / Haïr le péché, / Et vivre selon votre volonté.
Roi Glorieux, vraie lumière de clarté, / Seigneur tout puissant, s’il vous
plait, / Soyez d’une aide fidèle à mon compagnon, / Car je ne l’ai pas
vu depuis la tombée de la nuit, / Et bientôt poindra l’aube. / Beau com-
pagnon, si vous dormez ou veillez / Ne dormez plus maintenant seigneur,
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s’il vous plait / Car à l’Orient je vois croître l’étoile / Qui conduit le jour
et je l’ai bien reconnue / Et bientôt poindra l’aube. / Beau compagnon,
En chantant vous appelle, / Ne dormez plus ! / J’entends dans le bo-
cage / Chanter l’oiseau qui va cherchant le jour / Et je crains que vous
assaillent les félons, / Et bientôt poindra l’aube. [Réponse de l’ami] / Beau
doux compagnon, je suis en telle bonne fortune, / Que je voudrais que
jamais ne reviennent l’aube et le jour, / Car je tiens embrassée la meilleur
que jamais fut née de mère, / Aussi n’ai-je cure / Des stupides jaloux ni
de l’aube.
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