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LA PROBLÉMATIQUE DE LA « TRANSITIVITÉ »

DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE.


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QUELQUES JALONS DE PRISCIEN AUX PREMIERS HUMANISTES

Bernard COLOMBAT
ENS Lettres & Sciences Humaines, Lyon – UMR CNRS 7597

RÉSUMÉ : Cet article étudie l’évolution du ABSTRACT : This article examines the
concept de transitivité (transitio) tel qu’il est evolution of the concept de transitivity
appliqué au verbe, dans la tradition (transitio) as applied to the verb in the
grammaticale latine, depuis Priscien jusqu’au Latin grammatical tradition, from Priscian
XVe siècle. Chez Priscien, la transitivité est to the XVth century. With Priscian,
une notion essentiellement sémantique, qui transitivity is essentially a semantic
désigne avant tout le passage de personne à notion, which primarily indicates a
personne et qui s’applique à tous les cas transition from person to person and
adverbaux. Cette conception large se retrouve which applies to all adverbal cases. This
dans le Catholicon de Johannes Balbi qui wide conception can be found again in
considère que la rection ex natura ou ex ui Johannes Balbi’s Catholicon, Balbi
transitionis peut s’appliquer à tous les cas, la considering that the rection ex natura or
préposition n’empêchant pas la transition. À ex ui transitionis can be applied to all
la fin du Moyen Âge et au début de cases, the use of the preposition not ruling
l’Humanisme, apparaissent des présentations out the transition. In the late Middle Ages
intégrant le ‘genre’ verbal (la voix verbale) et and among the first humanists arise
la transitivité : cette dernière domine et presentations that integrate verbal voice
organise la division en genres chez Sponcius (genus uerborum) and transitivity : the
de Provence ; dans la grammaire italienne du latter dominates and organises the
XVe siècle, la transitivité est fortement liée à division into genera uerborum with
l’accusatif, dont elle désigne toutes les Sponcius of Provence. In XVth century
constructions particulières à l’intérieur de Italian grammar, transitivity is strongly
chaque genus uerborum. Les Remigius linked to the accusative, of which it
distinguent des degrés dans la transitivité designates all the particular constructions
__________

1. Cet article est issu d’une communication au 11th International Colloquium on Latin
Linguistics (Amsterdam, June 24-29, 2001). L’histoire de la transitivité a fait l’objet de
mon séminaire en Histoire des théories et des outils linguistiques (ENS-LSH, Lyon)
durant l’année 2001-2002, de deux conférences données à Bruxelles (mars 2002) et
Bordeaux (avril 2002) et d’un cours fait au XVI Instituto Internacional de Lingüística de
l’ABRALIN (Rio de Janeiro, mars 2003). Je remercie tous mes auditeurs pour leurs
remarques et suggestions, ainsi que W. K. Percival qui m’a procuré sa working edition
de la grammaire de Guarinus et J.-L. Chevillard pour la relecture attentive de cet article.

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(faible, forte, très forte), mais cette hiérarchie inside each genus uerborum. The
recouvre deux conceptions différentes, Remigius distinguish degrees in
limitée au seul accusatif vs s’appliquant à transitivity (weak, strong, very strong),
tous les cas. De sémantique au départ, la but this hierarchy covers two different
transitivité verbale a eu tendance à devenir conceptions, one limited solely to the
un concept purement grammatical fortement accusative, the other applying to all cases.
associé à l’accusatif, sans que les From semantic at the beginning, verbal
grammairiens parviennent à une présentation transitivity has tended to become a purely
cohérente et homogène. grammatical concept strongly associated
with the accusative, although
grammarians did not achieve a coherent
and homogeneous presentation of it.

MOTS-CLÉS : Tradition latine ; Cas ; KEY WORDS : Case ; Person ;


Personne ; Rection ; Syntaxe ; Transitivité ; Government ; Syntax ; Transitivity ;
Verbe ; Voix verbale (genus / significatio Verb ; Verbal voice (genus / significatio
uerborum) ; Grammaire latine ; Antiquité ; uerborum) ; Latin grammar ; Antiquity ;
Moyen Âge ; Renaissance. Middle Age ; Renaissance.

1. INTRODUCTION
LA ‘TRANSITIVITÉ’, qui est issue de l’ensemble des notions recouvertes par les
termes latins transire, transitio, transitiuus, a ceci de particulier d’être au
fondement de la syntaxe occidentale et d’avoir perduré jusqu'à aujourd’hui, tout
en étant contestée 2. En fait, la question de son efficience est une question
difficile, et on peut espérer qu’une meilleure connaissance de son histoire

__________

2. Voir par exemple les actes d’un colloque sur la notion qui s’est tenu à Lille en 1995
(Rousseau (éd.) 1998). Dans deux articles qui se suivent immédiatement, celui
d’A. Lemaréchal et celui de G. Serbat, on trouve ces deux avis complètement
divergents : « Je ne suis pas loin de partager l’avis de Maurice Gross sur la transitivité,
une notion qui ne sert à rien : elle propose une catégorisation insuffisante, elle comporte
un fort risque d’ethnocentrisme ; elle repose sur des critères hétérogènes, caractères
obligatoires ou non de tel complément, transformation ‘passive’, contrôle de
l’interprétation par le verbe, type de marquage des compléments (séquentiel vs
segmental), etc. » (Lemaréchal 1998, p. 203) / « On admettra pour commencer que la
transitivité existe ; qu’il y a bien des verbes suivis de ce que l’usage scolaire appelle
‘C.O.D’ — que j’aime mieux nommer ‘nominal objet’, ou ‘n1 objet’ — marqué en latin
par l’Ac[cusatif]. Cette relation paraît fondamentale, au rebours de l’opinion parfois
exprimée que les “notions de ‘transitif’ et ‘d’objet direct’ sont complètement inutiles
pour la description grammaticale” (M. Gross 1969, dans Langue française, p. 72). »
(Serbat 1998, p. 219).

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éclaire les discussions actuelles. Nous voudrions ici apporter quelques éléments
fournis à ce long développement par la tradition grammaticale latine 3.
1. La transitivité (transitio) est en effet une notion ancienne. Héritière de la
metabasis grecque (voir Ildefonse 1998, Luthala 1990), elle est transférée au
latin par Priscien qui en fait un concept fondamental de sa syntaxe. Les
Institutions grammaticales seront donc la source principale des développements
ultérieurs dans la syntaxe latine.
2. C’est une notion sémantique au départ. Il s’agit initialement de la
transitio, c’est-à-dire du ‘passage’ qui s’effectue, ou qui ne s’effectue pas,
d’une persona (personne) à une autre à l’occasion du procès exprimé par le
verbe (ex. Aristophanes Aristarchum docuit, ‘Aristophane a instruit
Aristarque’) 4.
3. Les grammairiens semblent avoir hésité depuis toujours entre une
conception large, plutôt sémantique, de la transitivité et une conception étroite
restreignant son champ à des phénomènes syntaxiques parfaitement délimités.
4. La transitivité a été généralement traitée dans un cadre double : celui,
général, des types de construction ; celui, plus spécifique, des types de verbes.
Priscien reconnaît déjà, outre une constructio transitiua, des verbes transitiua
qui s’opposent à des verbes absoluta. Dès lors, la notion est imbriquée dans les
catégories appliquées au verbe, et notamment ce qu’on nommera plus tard la
voix verbale et qu’on a d’abord appelé sa significatio ou son genus (‘genre’).
Le genus uerborum est en fait une notion complexe (Hovdhaugen 1986 ;
Luthala 1990, p. 33 sq.) qui fait intervenir :
a. la morphologie verbale (finale en o ou or, la catégorie des ‘déponents’
latins a évidemment joué un rôle déterminant) ;
b. des caractéristiques sémantiques signalées par les termes actio et de
passio ;
c. des propriétés syntaxiques (transformation passive et construction des
verbes).
Il y a certes objectivement une corrélation forte entre la transitivité et la
voix verbale et il est donc légitime de vouloir les associer ; mais les difficultés
sont apparues quand on a voulu en donner une description intégrée.

__________

3. Dans le développement ultérieur de cette recherche, nous étudierons de plus près le


transfert de la notion du grec au latin et les problèmes spécifiques au latin qu’elle permet
d’aborder, comme celui du réfléchi indirect.
4. Ultérieurement la transitio pourra être utilisée dans d’autres contextes, comme dans le
syntagme nominal (filius Petri ‘le fils de Pierre’). Sur l’extension de la transitio et son
fonctionnement dans la grammaire médiévale, voir notamment Kneepkens 1990, Libera
& Rosier 1992 (p. 159-168), Rosier 1983 (p. 166-193).

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L’objet de notre étude sera de montrer comment la notion, au départ


sémantique, de transitivité a été grammatisée 5 pour servir à l’étude spécifique
des constructions du verbe avec les cas obliques. Le présent article relève de ce
qu’on peut appeler l’histoire de la « technologie grammaticale » : il y a eu
création d’un outil et il s’agit de voir dans quelles conditions a eu lieu cette
création, puis comment l’outil a fonctionné et évolué. Notre thèse est la
suivante : si la notion moderne de ‘transitivité’ donne lieu à tant de débats et de
malentendus, c’est notamment parce qu’elle a reçu au cours de son élaboration
des interprétations divergentes, voire contradictoires. Nous tâcherons
d’apporter ici quelques témoignages sur ces contradictions. Naturellement, dans
l’immense production grammaticale qui traite de la transitivité, nous ne
pourrons donner que quelques illustrations, pour nous particulièrement
symptomatiques. Nous retiendrons donc trois textes ou ensembles de textes :
1. les Institutions grammaticales de Priscien ; 2. un texte représentatif de la fin
du Moyen Âge, le Catholicon de Johannes Balbi ; 3. des présentations — bien
représentées à la fin du Moyen Âge et au début de la Renaissance — intégrant
le traitement de la transitivité et celui du genre verbal 6.

2. VERBE ET TRANSITIVITÉ CHEZ PRISCIEN


À partir des Institutions grammaticales de Priscien, et notamment de
plusieurs passages du livre XVII consacrés à la construction des pronoms, a été
élaborée au Moyen Âge une quadripartition de la construction en : transitiua
(transitive), intransitiua (intransitive), reciproca (réfléchie, et non
‘réciproque’), retransitiua (‘retransitive’), selon que l’action exprimée par le
verbe passe, ou ne passe pas, d’une personne sur une autre, ou revient sur la
personne, soit directement, soit indirectement 7. Cette quadripartition se trouve
par exemple chez Pierre Hélie (éd. Reilly, p. 897 sq.) et va connaître un grand
succès. Elle est affinée au cours du Moyen Âge, où l’on distingue transitio
personarum (transition des personnes) et transitio actus (transition de l’acte),
ce qui permet, entre autres, de traiter séparément les syntagmes nominaux et les

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5. Nous reprenons le terme à Auroux (1994) qui appelle ‘grammatisation’ l’outillage


linguistique des langues. Nous le prenons ici au sens de spécialisation d’un concept dans
un rôle spécifique et technique. La transitivité a aussi donné lieu à des interprétations
plus générales, d’ordre sémantico-logique ; par exemple on l’a mise en rapport avec la
théorie du mouvement développée par Aristote et redécouverte au Moyen Âge. Nous
laisserons ici de côté ces questions.
6. Le tableau doit être complété par les modèles radicalement novateurs proposés par les
grammairiens du XVIe siècle, que nous avons étudiés ailleurs (voir Colombat 2003).
7. Voir Baratin 1989, p. 471-473. Kneepkens (1990, p. 163) fait justement remarquer qu’il
n’y a pas encore chez Priscien de définition claire de la constructio, ni de ses espèces, ce
qui a compliqué d’autant la tâche de ses successeurs.

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constructions des verbes et de mettre en rapport la construction avec la notion,


originellement aristotélicienne, de motus 8.
Priscien présente par ailleurs un classement des verbes en fonction de la
transitio, classement qui se superpose à un classement selon le genus ou
significatio (voir supra), mais sans qu’il y ait encore d’articulation explicite
entre les deux, comme ses successeurs tenteront de la faire par la suite.
Selon un critère que je qualifierais de ‘complétude sémantique’, les verbes
sont classés en deux catégories : les transitifs (transitiua) et les ‘absolus’
(absoluta). M. Baratin rappelle que la transitivité est très liée à la notion de
persona : dans la transitio personarum, il y a ‘passage’ (trans-ire) d’une
personne à une autre et ce passage s’effectue par le verbe « qui, placé entre cas
direct et cas oblique, indique comment les personnes se disposent dans le
procès décrit » (1998, p. 16). Ainsi envisagée, la ‘transitivité’ dépasse
largement la conception étroite utilisée par certains modernes, qui restreignent
la transitivité à la construction avec l’accusatif réversible dans la tournure
passive 9 : « Tous les cas obliques sont présentés comme susceptibles de se
construire avec un verbe transitif, dans une conception graduelle de la
transitivité » (Baratin 1998, p 17).
Quant au classement selon la significatio uel genus (VIII, 7 sq., GL 2,
p. 373 sq.) qui figure également, sous une forme qui varie un peu, chez les
autres artigraphes latins, il recouvre un classement en cinq species (‘espèces’).
Priscien utilise d’abord un critère purement morphologique en opposant formes
en o et formes en or :
– dans les formes en o, il reconnaît deux espèces : l’active (actiua) et la
neutre (neutralis) : l’espèce active se termine en o, signifie toujours un acte et
fait à partir d’elle la passive ; un petit développement est consacré aux verbes
qui ne signifient pas proprement une action mais peuvent être tournés au passif,
comme les verbes de crainte metuo, timeo ; quant aux verbes neutres, ils ne
produisent pas à partir d’eux-mêmes des passifs, « bien qu’ils aient des
significations variées » sur lesquelles Priscien reviendra ;
__________

8. Sur ces points, voir par ex. Lecointre 1998, p. 25-27 ; Libera & Rosier 1992, p. 161-162 ;
Rosier 1983, p. 171-193. On retrouve la quadripartition dans le Catholicon et encore
dans certaines grammaires humanistes, sous sa forme simple initiale par exemple chez
Sulpitius (1475), ou sous une forme dédoublée par ex. dans les Remigius (Münster, 1494,
f. 88 sq.) ou chez Despautère (1537, p. 349-350), qui met cependant en garde devant ces
survivances de la grammaire médiévale qu’il dit devoir intégrer pour satisfaire l’attente
des parents. Mais c’est alors une nouvelle partition de la syntaxe, en concordance et
régime, qui s’impose dans la tradition scolaire.
9. Cf. par exemple Joffre 1995, p. 18-21 et Serbat 1998, p. 220, note 1 : « Avec le même
souci de bien distinguer charpente syntaxique et interprétations sémantico-logiques, nous
écarterons la conception antique de la transitivité comme ‘transit’ d’une action de l’agent
sur le patient par l’intermédiaire du verbe. Cette vue laisse de nombreuses séquelles de
nos jours, par exemple dans certaines théories logiciennes raffinées, ou dans les images
de la ‘cible’ ou de la ‘source’. »

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– dans les formes en or, Priscien distingue trois espèces : la ‘passive’


(passiua) « qui naît des actifs et signifie toujours la passion, excepté les verbes
déjà donnés » ; la ‘commune’ (communis), « qui sous une même terminaison
signifie tant l’action que la passion » et dans laquelle les modernes voient les
« déponents susceptibles d’un emploi passif » (Flobert 1975, p. 9 : criminor te
et criminor a te, ‘je t’accuse’ et ‘je suis accusé par toi’) ; la ‘déponente’
(deponens) assimilable, selon Priscien, à la forme en or des communs.
Ce que cherche Priscien avant tout, c’est la valeur sémantique, comme le
montre cette phrase de conclusion : « Les actifs, les passifs et les communs ont
toujours une signification déterminée et prédéfinie, alors que celle des neutres
et des déponents est variée. » 10

La transitio et la significatio étant des notions sémantiques bâties l’une sur


la notion de passage de personne à personne, l’autre sur celle d’action / passion,
il était inévitable qu’elles se rencontrent, et c’est effectivement le cas dans un
passage du livre XVIII consacré à la construction des verbes en fonction de
leurs « genres ou significations » 11. Nous ferons les remarques suivantes, qui
s’appuient sur celles de Baratin (1989, p. 474-475) analysant le même passage.
– Les termes transitio, transire, transitiue sont très fréquents dans cette
partie comme dans le reste du texte 12 ; parmi leurs antonymes préfixés en in-
privatifs, c’est surtout intransitiue qui est attesté, le contraire de transitiuum
étant absolutum 13. Ils sont régulièrement associés à actus, à homo ou persona
dans des expressions, parfois elliptiques et difficiles à traduire, comme
transitiua in homines (GL 3, p. 267.13), transitiue dici in hominem (271.15), a
nominatiuo actum transitiue ad homines facientia (271.30-272.1), transitionem
ab homine in hominem (277.20), mais aussi actum significantia cum transitione
in quodcumque (267.19-20, cf. infra). Il faut noter que le terme transitiue est
utilisé également et en quelque sorte réciproquement pour évoquer la
construction des passifs avec ab + ablatif et le datif : « Les passifs sont adjoints

__________

10. Actiua igitur et passiua et communia certam et praefinitam habent significationem,


neutra uero et deponentia uariam (GL 2, p. 374.11-12)
11. Quae genera uel significationes uerborum quibus casibus construuntur (GL 3, p. 267-
277).
12. Transitiue et intransitiue se trouvent une vingtaine de fois chacun dans la totalité du
texte des Institutions grammaticales, transitio une quarantaine de fois (mais intransitio
n’apparaît jamais). Transitiuus, -a, -um et intransitiuus, -a, -um peuvent qualifier, outre
les mots uerbum et constructio, des termes aussi différents que casus (nominatif et
vocatif sont intransitifs, accusatif et ablatif transitifs), pronomen (les pronoms possessifs
sont toujours transitifs), compositio (composition), dictio (mot), elocutio (expression),
voire le terme persona lui-même (transitiuae / intransitiuae personae).
13. Intransitiuus se trouve employé surtout dans le livre XI, consacré au participe.

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transitivement à un ablatif ou à un datif, par ex. doceor a te et tibi ‘je suis


éduqué par toi’, uideor ab illo et illi ‘je suis vu par lui’. » 14
– Le classement est avant tout sémantique, plutôt que morphologique : ainsi
un déponent comme sequor ‘je suis’ est rapproché des actifs alors que tel autre,
comme nascor ‘je nais’ l’est des passifs ; malgré sa forme, uapulo ‘je suis
battu’ est traité avec les passifs, à cause de son sens ; de même Priscien fait une
place particulière aux verbes qui ne peuvent être utilisés au passif qu’à la
3e personne : laboratur uestis, ‘un tissu est travaillé’, cenatur piscis, ‘un
poisson est mangé’ (269.10-23) ; et Priscien n’hésite pas à multiplier les sous-
classes sémantiques (28 selon Baratin 1989, p. 475).
– Néanmoins les propriétés morphologiques ou constructionnelles ne sont
pas complètement absentes : facio (269.3-9) est considéré comme neutre, et
non actif, « bien que l’acte passe dans une autre personne » 15, parce qu’il n’a
pas de passif (où il est suppléé par fio) ; uapulo ou nascor ont en commun avec
les passifs non seulement leur sens, mais aussi leur construction
(uapulo / nascor a te ‘je suis frappé par toi / je nais de toi’).
– Le cas le plus naturellement associé aux verbes actifs est l’accusatif, mais
il n’est pas leur apanage :
Similiter etiam neutra uel deponentia actum significantia cum transitione in
quodcumque accusatiuum sequuntur, ut facio domum, eo iter, navigo
Pontum, ardeo uxorem quando pro amo accipitur. (GL 3, p. 267.19-21)
De la même manière, les neutres et déponents signifiant l’acte avec
transition dans n’importe quoi 16 suivent aussi [c'est-à-dire se construisent
aussi avec] l’accusatif, comme ‘je fais une maison’, ‘je fais [litt. je vais]
route’, ‘je navigue <sur> le Pont’, ‘je brûle d’amour <pour> ma femme’,
quand ardeo est pris pour amo.
De même peuvent se construire avec un accusatif les verbes passifs « pour
lesquels la passion se produit d’ordinaire par diverses choses » (quibus per
diuersas res fieri solet passio, 269.28) comme doceor a te litteras (litt. ‘je suis
instruit par toi quant aux lettres’ = ‘tu m’enseignes les lettres’).
– Le datif est impliqué dans la transitivité : il entre dans les constructions
des actifs, appelés acquisitiua, avec un accusatif et un datif (do tibi aurum ‘je te
donne de l’or’, dono illi seruum ‘je lui donne un esclave’, 268.14), Priscien
__________

14. Passiua ablatiuo uel datiuo transitiue adiunguntur, ut ‘doceor a te’ et ‘tibi’, ‘uideor ab
illo’ et ‘illi’ (GL 3, p. 269.25-26). Pour le complément d’agent, Priscien pose
l’équivalence ab + ablatif = datif, que nous n’admettons pas, réservant la construction
avec le datif au seul adjectif verbal (de sens passif) en -ndus.
15. Ainsi dans Facio te doctum ‘je te fais savant’, exemple que propose plus bas Priscien
(GL 3, p. 271.16) et que reprendra Pierre Hélie (1993, p. 456).
16. Sic, et non dans une personne. Pour Priscien (VIII, 10, GL 2, p. 375-376) comme pour
Apollonius (De la construction, § 152, éd. Lallot, p. 256), le verbe proprement actif
passe dans une personne, c’est-à-dire un agent humain, qui, au passif, peut attester qu’il
subit l’action, et si tel n’est pas le cas, on n’a pas affaire à un vrai actif.

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remarquant que dans ce dernier cas on peut inverser la construction « à la façon


attique » (dono illum seruo ‘je le gratifie d’un esclave’) ; mais il y a également
« quelques verbes de forme active (actiua uoce) qui se construisent
transitivement avec le seul datif, comme noceo tibi ‘je te nuis’ » (268.20-21) ;
plus bas, noceo sera décrit comme un actif transitif : « Font exception [...]
quelques verbes qui, bien qu’ils soient actifs et utilisés transitivement sur un
homme, n’ont pourtant pas de passifs, par défaut de l’usage, comme noceo tibi
‘je te nuis’. » 17
– Priscien évoque enfin (270.10 sq.) les absolus (absoluta), qu’on peut
appeler aussi ‘réfléchis ou passifs d’eux-mêmes’ (reciproca siue sui passiua) :
ces verbes, de voix active ou passive, « ont avec le nominatif une construction
parfaite » (Plato uiuit ‘Platon vit’), mais peuvent se construire avec un ablatif
indiquant la cause de l’acte ou de la passion (Plato uiuit anima ‘Platon vit grâce
à son souffle vital’). Il ne faut pas s’étonner du fait que les absolus peuvent se
construire avec des cas obliques, puisqu’il est possible d’utiliser des transitifs
absolument : hic amat ‘celui-ci aime’ ; à l’inverse, les absolus peuvent se
construire non seulement avec l’ablatif, mais ‘de façon figurée’ (figurate) avec
l’accusatif (securam uiuit uitam ‘il vit une vie tranquille’, 271.9-10).

On a là pour la suite un ensemble de données extrêmement riche, mais


difficile à interpréter du point de vue de la transitivité :
– la transitivité est constamment présente, mais en tant que critère
sémantique, elle n’est que seconde, derrière le critère essentiel, à savoir celui de
l’action et la passion évoquées par le verbe ;
– son statut n’est d’ailleurs pas uniquement sémantique ; il est syntaxique
aussi, ce qui apparaît dans la définition, purement syntaxique, des verbes
absolus ;
– il n’y a pas de frontière étanche pour Priscien entre verbes absolus et
verbes transitifs puisque les premiers peuvent se construire avec un cas oblique,
qui peut varier, et les seconds absolument ;
– pour les transitifs, la construction la plus normale semble l’accusatif, mais
le datif entre de plein droit dans la transitivité, que ce soit avec les actifs, ou
avec les passifs, avec lesquels son usage jugé équivalent de la construction ab +
ablatif est considéré comme marque de transitivité ;
– la transitivité reste liée à la notion de passage d’une personne, c’est-à-dire
d’un agent humain, à une autre, mais les signes d’un desserrement de cette

__________

17. Excipiuntur [...] pauca, quae quamuis sint actiua et transitiue dicantur in hominem,
tamen non habent passiua, usu deficiente, ut ‘noceo tibi’... (GL 3, p. 271.14-16) Baratin
(1989, p. 474-475) remarque que ce sont les constructions avec le datif qui posent le plus
de problèmes à Priscien ; par ailleurs, le datif ne permet pas toujours la transitivité : par
exemple les impersonnels licet, uacat, libet mihi ‘il m’est permis de, j’ai le temps de, il
me plaît de’ sont associés au datif et sont intransitifs (GL 3, p. 158.29-30).

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contrainte sont déjà visibles, comme le montrent l’expression déjà évoquée


transitio in quodcumque ou les exemples du type amo clementiam ‘j’aime la
clémence’ (271.6) ; les constructions impliquant un datif sont à cet égard
intéressantes : alors que, stricto sensu, Priscien pourrait parler de transitivité au
sens de passage de personne à personne entre le nominatif du verbe et le datif
dans des expressions comme do tibi aurum, il ne le fait pas, réservant le terme
transitiue pour la construction avec le seul datif (268.20, 271.15) ; de même les
constructions impliquant un double accusatif pouvaient être l’occasion de
préciser la nature de la transitivité ; or si Priscien traite de doceo te en termes de
transitivité (271.29-272.2), il n’aborde pas la question de l’autre accusatif
possible, évoqué seulement à propos de la construction passive (doceor a te
litteras, 269.29) ;
– mais l’incertitude la plus grande semble la difficulté à établir une frontière
entre neutres et absolus ; on est en droit d’attendre une distinction puisque les
neutres sont normalement ceux qui ne peuvent être ni actifs, ni passifs : la
transformation passive étant liée à l’accusatif, le seul cas qui leur semble
interdit, c’est l’accusatif, alors que les constructions avec les autres cas
obliques leur sont accessibles ; mais en traitant ensemble neutres et déponents
transitifs, en disant qu’ils peuvent se construire avec l’accusatif (267.19-21), et
en disant la même chose des absolus, Priscien entretient l’indétermination ;
– la postérité n’oubliera pas la contrainte établie par Priscien sur les verbes
du type arare ‘labourer’ qui ne peuvent être utilisés au passif qu’à la
3e personne ;
– elle n’oubliera pas non plus ces verbes appelés ‘neutres’ comme uapulo
‘je suis frappé’ ou exulo ‘je suis exilé’ et qui se construisent comme des
passifs ; à noter que ces verbes sont, sur le plan sémantique, éminemment
‘transitifs’ puisque uapulo a te ‘je suis frappé’, pendant exact de ferio te ‘je te
frappe’, établit bien une transition de personne à personne.

3. LA CONSTRUCTION DES VERBES ET LA RECTION DES CAS


DANS LA GRAMMAIRE MÉDIÉVALE

La Summa super Priscianum (ca. 1140) de Pierre Hélie nous fournit un


premier maillon : l’auteur propose une utilisation large de la transitivité, dans
un exposé fidèle à la fois à l’esprit et à l’ordre d’exposition de Priscien. Selon
Pierre Hélie (1993, p. 1034.45-48), « les verbes transitifs se construisent avec
n’importe quel cas oblique » : génitif (Misereor illius ‘J’ai pitié de lui’), datif
(Noceo tibi ‘Je te nuis’), accusatif (Video te, ‘Je te vois’), ablatif (Fruor illa re
‘Je jouis de cette chose’), sans donc une quelconque prédilection pour
l’accusatif. Pierre Hélie rappelle aussi la construction possible du verbe absolu
avec l’accusatif (Viuit uitam ‘Il vit sa vie’) et l’opinion de Priscien selon
laquelle la chose est normale puisque parallèlement les verbes transitifs peuvent
se construire absolument (Ille legit ‘Il lit’, 1993, p. 1044.62-74).

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160 B. COLOMBAT

Dans beaucoup d’ouvrages médiévaux, la transitivité au sens spécifique qui


nous intéresse ici est à chercher non dans la construction des verbes, mais dans
celle des cas. En effet ces grammaires bâtissent leur syntaxe autour de la notion
de régime en prenant comme point de départ l’élément régi, et non plus
l’élément régisseur. Tel est le cas dans la grammaire pédagogique en vers
d’Alexandre de Villedieu, le Doctrinale (ca. 1200). Dans son exposé de la
construction des cas, Alexandre utilise assez souvent la notion de transitivité 18.
Le nominatif est construit intransitivement avec le verbe (vers 1075), alors que
la transitivité est liée à la construction du verbe avec l’accusatif (vers 1253).
Plusieurs vers — fort obscurs — traitent du double accusatif, vers d’où il
ressort que « celui qui reçoit l’enseignement est régi en vertu de la
transition » (vers 1248 : Doctrinam capiens regitur ui transitionis), alors que
l’autre accusatif dépend d’un gérondif tradendo sous-entendu 19.
Une grammaire de la fin du XIIIe siècle, le Catholicon de Johannes Balbi
(achevé en 1286, chapitres 104-109), permet de voir quel usage est fait de la
transitio dans la syntaxe des cas obliques. Cette dernière est présentée en
termes de rection de ces cas ‘en vertu de’ (ex ui) ou ‘d’après la nature’ (ex
natura) de divers principes, au nombre desquels figure la transitio. On trouve à
plusieurs reprises l’expression selon laquelle tel cas est régi ex natura
transitionis pour certaines constructions des différents cas avec un verbe : cette
expression est glosée plusieurs fois scilicet quando designat rem in quam
transit actus uerbi (« d’après la nature de la transition, c’est-à-dire quand il
désigne la chose dans laquelle passe l’action du verbe »). Il est à noter que res a
ici remplacé les termes homo ou persona utilisés par Priscien.
La rection ex natura transitionis concerne tous les cas obliques, présentés
dans leur ordre traditionnel (génitif, datif, accusatif, ablatif). On évoquera les
deux premiers et le dernier, en gardant l’accusatif pour la fin.
– pour le génitif, la rection ex ui transitionis s’applique aux verbes relatifs
au souvenir ou à l’oubli : ex. memini lectionis ‘je me souviens de la leçon’ ;
– pour le datif, cette rection est marginale par rapport à la rection principale
du datif qui est ex natura acquisitionis ; il faut en distinguer deux sortes : il y a
rection ex ui transitionis : a) de façon appropriée (proprie), lorsque le datif est
utilisé d’après sa valeur spécifique (in vi sua, id est in vi dativi) : ex. benedico
tibi ‘je te bénis’ ; b) de façon impropre (improprie), lorsque le datif est utilisé
comme équivalent de ab + ablatif derrière un verbe passif : ex. diligor tibi,
inuideor tibi, au lieu de diligor a te, inuideor a te (je suis chéri, je suis envié par
__________

18. À noter que, les termes transitiuus, transitiue n’entrant pas dans l’hexamètre à cause du
crétique, Alexandre utilise uerbum quod transit / transeat (vers 1156, 1263). En
revanche, il utilise transitio (1248, 1253, 1259) et intransitio (1075) qui peuvent être
intégrés dans l’hexamètre grâce au dactyle.
19. Doctrinale, vers 1238-1252. Le commentaire de Ludovicus de Guaschis (première
moitié du XVe siècle) permet d’éclairer un peu le sens de ces vers.

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LA ‘TRANSITIVITÉ’ DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE 161

toi’) ; on se souvient que les deux constructions étaient présentées comme


équivalentes par Priscien (cf. supra) ;
– pour l’ablatif, la rection ex natura transitionis peut se faire de deux
façons : a) « avec la médiation de la préposition » (mediante praepositione)
dans amor a te ‘je suis aimé par toi’, ce qui fait écho au transitiue que Priscien
(cf. supra) utilisait pour la construction du passif tant avec l’ablatif avec ab
qu’avec le datif, mais sans préciser le rôle de la préposition ; b) « sans
préposition » (sine praepositione) dans careo pane ‘je manque de pain’, gaudeo
societate tua ‘je me réjouis de ta compagnie’.

Parmi les six modes de rection de l’accusatif 20, celle ex natura transitionis
est la quatrième seulement. Johannes donne comme exemples de constructions
de ce type :
– les actifs : amo te ‘je t’aime’ ;
– les communs quand ils marquent l’action : criminor te ‘je t’accuse’ ;
– les déponents transitifs : sequor te ‘je te suis’ ;
– les ‘neutres transitifs’ (on notera l’expression) : aro terram ‘je cultive la
terre’, bibo uinum ‘je bois du vin’ ;
– les passifs quand ils sont issus d’actifs régissant deux accusatifs : doceor
grammaticam ‘on m’apprend la grammaire’ ;
– il faut y adjoindre la rection de l’accusatif par les passifs par
synecdoque21 : iste truncatur caput ‘on lui coupe la tête’ ;
– il faut y ajouter aussi la rection de l’accusatif par les passifs « qui ont un
acte adjoint à leur passion » : pascor panem ‘je me nourris de pain’ = pascendo
comedo panem ‘en me nourrissant, je mange du pain’ ;
– en cas de double accusatif après les verbes « relatifs à l’enseignement,
l’imprécation ou la supplication », Balbi distingue une transitio dependens et
une transitio proficiens, sans dire auquel des deux accusatifs elles s’appliquent
respectivement, mais d’après la précision qu’il ajoute (Quidam autem dicunt
quod primus regitur ex natura transitionis, alius ex ui causae materialis
« Certains cependant disent que le premier est régi d’après la nature de la
transition, le second en vertu de la cause matérielle »), on peut supposer que le
premier accusatif est celui de la personne, et le second celui de la chose, cette
double dénomination se retrouvant dans la partie lexicale de l’œuvre, à l’article
doceo ;

__________

20. Ces six modes sont les suivants : per synodochen, per synthesim, ex ui copule infinite, ex
natura transitionis, ex ui acquisitionis, et ex ui cause « par synecdoque, par synthèse, en
vertu de la copule indéfinie, d’après la nature de la transition, en vertu de l’acquisition, et
en vertu de la cause ».
21. C’est-à-dire dans le cas d’un verbe construit avec l’accusatif de la partie ; sur le
développement de l’utilisation syntaxique de la synecdoque, voir Grondeux 2002.

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162 B. COLOMBAT

– il y a une rection ex natura transitionis, sed minus proprie « d’après la


nature de la transition, mais de façon moins propre » : ex. hic ardet quamdam
‘il brûle d’amour pour une femme’ (cf. le Corydon ardebat Alexin de Virgile) :
l’absence de rection propre de l’accusatif fait qu’il n’y a pas de « conversion de
la locution », c'est-à-dire pas de mise au passif.
– enfin « l’accusatif peut être régi transitivement par la préposition »
(regitur accusatiuus a praepositione transitiue), dans uado ad urbem ‘je vais à
la ville’ par exemple.

La notion de rection a pris le pas sur celle de transitivité, cette dernière


n’étant désormais plus qu’une variété de la première. Mais l’association des
deux termes dans l’expression regere / regi ex natura transitionis ‘régir / être
régi d’après la nature de la transition’ est largement employée et sert à couvrir
une bonne partie des constructions verbales. Dans une optique tout à fait
conforme à la visée initiale de Priscien, la transitivité est conçue comme une
notion large touchant tous les cas. Pour le génitif, le datif, l’ablatif, la rection ex
natura transitionis sert en particulier à décrire les constructions dans lesquelles
on ne peut attribuer une valeur propre au cas. On y reconnaît les verbes que
nous isolons nous aussi pour leur construction spécifique.
Pour l’accusatif, elle correspond d’abord à l’objet direct, qu’elle déborde
largement cependant. On remarquera en particulier : l’analyse des verbes du
type arare comme des ‘neutres’ ; le dédoublement de la transition en cas de
double accusatif, sans que les termes employés soient très clairs ; la notion de
rection ex natura transitionis minus proprie, qui s’applique à la rection de
l’accusatif par les verbes que Priscien appelait ‘absolus’ ; le rôle dévolu à la
préposition qui n’empêche pas la transition et reçoit même un rôle explicite de
médiation entre certains verbes et l’accusatif.

4. LES PRÉSENTATIONS INTÉGRÉES

On trouve dans la dernière partie du Moyen Âge et au XVe siècle, en


particulier dans des ouvrages à visée plus pratique que théorique, des
présentations intégrant la notion de transitivité, le classement en ‘genres’ et
d’autres paramètres, comme la division des verbes en verbes ‘substantifs’,
verbes ‘vocatifs’ et verbes ‘accidentels’ 22, ou l’opposition entre verbes
personnels et impersonnels. On retiendra les suivantes, en étant attentif à la
hiérarchisation des concepts.

__________

22.Chez Sponcius de Provence, les uerba substantiua sont sum, existo ‘je suis, j’existe’, les
uerba uocatiua sont ceux qui sont suivis du même cas que celui qui les précède (c’est-à-
dire ceux qui se construisent avec un attribut du sujet), uocor, dicor, nominor, nuncupor,
appellor ‘je suis appelé, dénommé’, les uerba accidentalia sont tous les autres.

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LA ‘TRANSITIVITÉ’ DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE 163

>W4.1. Chez Sponcius de Provence (ca. 1250 ; éd. Fierville, Appendix II, 1886,
p. 184-186), la transitivité, qui concerne tous les cas, englobe le genre selon
l’organisation suivante :

SPONCIUS DE PROVENCE
Verbum

substantiuum vocatiuum accidentale

absolutum transitiuum

actiuum passiuum neutrum commune deponens

absolutum : illud quod non eget adiunctione obliqui ad perfectionem sensum


« celui qui n’a pas besoin de l’adjonction du cas oblique pour l’obtention
d’un sens complet ».
transitiuum : illud quod eget adiunctione obliqui ad perfectionem sensum
« celui qui a besoin de l’adjonction du cas oblique pour l’obtention d’un
sens complet ».
actif : + accusatif
+ accusatif + infinitif
+ accusatif + génitif ou ablatif
+ accusatif + datif
+ deux accusatifs
+ accusatif + ablatif
passif : la construction avec l’accusatif est possible de trois façons :
1. par synecdoque (ista truncatur nares ‘elle a le nez coupé’) ;
2. en vertu d’un verbe transitif sous-entendu (ex vi verbi transitiui
subintellecti), par ex. capre pascuntur silvas, id est pascendo
mandunt silvas ‘les chèvres paissent les forêts’, c’est-à-dire ‘en
paissant, les chèvres dévorent les forêts’ ;
3. dans le cas d’un verbe se construisant avec deux accusatifs utilisé
au passif ;
neutres et déponents : constructions possibles avec génitif, datif, accusatif
(facio ‘je fais’, sequor ‘je suis’), ablatif ;
communs : deux constructions possibles : à la façon des actifs (criminor te
‘je t’accuse’), à la façon des passifs (criminor a te ‘je suis accusé par
toi’).
On remarquera la hiérarchisation de la présentation : la transitivité, conçue
au sens large, domine et intègre le classement en genres. De ce fait l’actif n’est
qu’une variété de transitif, au même titre que les quatre autres genres. Il est
spécialisé dans les constructions avec l’accusatif, plus éventuellement un autre
cas. Le passif lui fait pendant, alors que neutres et déponents peuvent se
construire avec tous les cas.

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164 B. COLOMBAT

4.2. La grammaire italienne du XVe siècle


On s’appuiera sur l’ouvrage pédagogique de Guarinus (2e rédaction,
posthume, attestée à partir de 1475), mais on trouve une présentation assez
similaire chez des auteurs comme Perotti (1473) et Sulpizio (1475). Les genres
sont subdivisés en fonction de critères déjà utilisés par Priscien, dont la
transitivité, qui est fortement liée à l’accusatif.

Verbum :
A. actiuum P. passiuum N. neutrum C. commune D. deponens
A1. simplex P1. simplex N1. similium D1. possessiuum
copulatiuum
A2. possessiuum P2. possessiuum N2. possessiuum D2. acquisitiuum
A3. acquisitiuum P3. acquisitiuum N3. acquisitiuum D3. transitiuum
A4. transitiuum P4. transitiuum N4. transitiuum D4. effectiuum
A5. effectiuum P5. effectiuum N5. effectiuum D5. passiuum
A6. separatiuum P6. separatiuum N6. absolutum D6. absolutum
N7. passiuum

Observons d’abord le mode de présentation. Soit la définition du verbe actif


acquisitif :
Nota quod uerbum actiuum acquisitiuum est illud quod uult ante se
nominatiuum personae agentis et post se accusatiuum personae patientis, et
ultra datiuum ex natura acquisitionis, ut ‘ego do panem pauperi’.
Remarque que le verbe actif acquisitif est celui qui veut avant lui le
nominatif de la personne agissant et après lui l’accusatif de la personne
subissant, et en outre un datif d’après la nature de l’acquisition, par ex. ‘je
donne du pain au pauvre’.
la définition fait intervenir la notion de rection ou de dépendance (exprimée par
le terme uelle) et intègre la rection du nominatif par le verbe ; on remarquera
l’utilisation des termes persona agens ‘personne agissant’, persona patiens
‘personne subissant’, qui sont en l’occurrence désémantisés (‘l’accusatif de la
personne subissant’, c’est panem dans l’exemple donné).
Mais le point le plus intéressant est la reconnaissance de sous-classes pour
certains genres, dans une présentation qui a certainement eu du succès, comme
le montrent l’extension des sous-classes dans la 2e version de Guarinus (la
première ne subdivisait que les neutres et les déponents) et sa réutilisation
partielle par Perotti (1475) qui classe les genres en ‘ordres’ numérotés (premier
ordre, deuxième ordre, etc.), mais, pour les neutres et les déponents, propose en
parallèle une terminologie semblable à celle de Guarinus (verbe neutre de
premier ordre = substantif, verbe neutre de deuxième ordre = possessif, etc.).
Ces sous-genres permettent de retrouver les verbes dont Priscien avait
mentionné une particularité, sans leur donner un nom spécifique. Ainsi, les
actifs se subdivisent-ils en :

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LA ‘TRANSITIVITÉ’ DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE 165

‘simple’ : + accusatif
‘possessif’ : + accusatif + génitif ou ablatif de prix
‘acquisitif’ : + accusatif + datif
‘transitif’ : + accusatif + accusatif
‘effectif’ : + accusatif + ablatif sans préposition
‘séparatif’ : + accusatif + ablatif avec préposition
Dans ce dispositif, les neutres sont particulièrement intéressants (nous
traduisons) :
Remarque que le verbe neutre (uerbum neutrum) est celui qui se termine en
-o et ne forme pas de passif en -or.
Remarque que le verbe neutre copulatif d’éléments semblables (uerbum
neutrum similium copulatiuum) est celui qui veut après lui le même cas que
celui qu’il veut avant, par ex. ego sum bonus ‘je suis bon’.
Remarque que le verbe neutre possessif (uerbum neutrum possessiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui le
génitif ou l’ablatif de la personne agissant, par ex. ego egeo denariorum ou
denariis ‘j’ai besoin d’argent’... 23
Remarque que le verbe neutre acquisitif (uerbum neutrum acquisitiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et après lui le
datif de la personne subissant, par ex. ego seruio tibi ‘je suis à ton service’...
Remarque que le verbe neutre transitif (uerbum neutrum transitiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et après lui
l’accusatif de la personne subissant, par ex. ego aro terram ‘je cultive la
terre’,
e
et il forme son passif aux troisièmes personnes [c’est-à-dire à la
3 pers. du sing. et du plur.], par ex. terra aratur a me ‘la terre est cultivée
par moi’...
Remarque que le verbe neutre effectif (uerbum neutrum effectiuum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui l’ablatif
sans préposition de la personne agissant, par ex. ego gaudeo bonis nouis ‘je
me réjouis des bonnes nouvelles’...
Remarque que le verbe neutre absolu (uerbum neutrum absolutum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et qui ne régit après
lui aucun cas si ce n’est avec l’aide d’une préposition exprimée ou sous-
entendue, par ex. ego uado ad scholas ‘je vais aux écoles’...
Remarque que le verbe neutre passif (uerbum neutrum passiuum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui l’ablatif
de la personne agissant avec la médiation de a ou ab (a uel ab mediante), par
ex. ego uapulo a magistro ‘je suis frappé par le maître’...
Remarque qu’il y a certains verbes neutropassifs (quaedam uerba
neutropassiua) qui, aux prétérits parfait et plus-que-parfait, gardent la forme
(uox) des passifs, mais celle des neutres à tous les autres <temps> [gaudeo,

__________

23. Ici comme dans la suite de la citation, les passages supprimés correspondent à des vers
mnémotechniques.

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166 B. COLOMBAT

fio, soleo, audeo, fido ‘je me réjouis, je suis fait / je deviens, j’ai l’habitude,
je fais confiance’ 24].
On remarquera les points suivants :
– le classement intègre la copule (neutrum similium copulatiuum) ;
– il y a un parallélisme des appellations entre les différents genres :
possessiuum signale une construction avec le génitif, acquisitiuum une
construction avec le datif, transitiuum une construction avec l’accusatif, etc. ;
– si la désémantisation du terme persona, déjà observée (cf. ici aussi
persona appliquée à denarii, terra, etc.) est complète, celle des expressions
persona agens / persona patiens ne l’est pas : le nominatif du verbe neutre
possessif, illustré par un verbe exprimant le manque et construit avec un génitif
ou un ablatif (egeo), celui du verbe neutre effectif (gaudeo et autres verbes
d’état) sont considérés comme des ‘nominatifs de la personne subissant’, mais
celui du verbe neutre acquisitif reste un ‘nominatif de la personne agissant’
malgré la dépendance (sur le plan sémantique) exprimée par le verbe seruio ‘je
suis au service’ / ‘je suis esclave’, que les vers mnémotechniques associent, il
est vrai, à noceo et à obsum ‘je nuis’ : en fait, il est difficile de trouver une unité
sémantique à une telle association ;
– la présentation du ‘neutre absolu’ est remarquable en ce que, d’une part, il
intègre les deux classements, celui fondé sur la transitivité et celui sur le genre,
d’autre part il est présenté non pas comme se suffisant dans l’énoncé, mais
comme ne pouvant régir un cas après lui ‘qu’avec l’aide d’une préposition
exprimée ou sous-entendue’25 ;
– le neutre passif (distingué du ‘neutropassif’, notre semi-déponent)
récupère la catégorie déjà signalée par Priscien des neutres à sens passif,
comme uapulo.

Quant au terme transitif, il implique ‘construit avec l’accusatif’ et


s’applique à une catégorie de chaque genre :
– tous les actifs étant construits avec un accusatif, l’actif transitif est l’actif
construit avec deux accusatifs 26 ; on notera l’expression ex natura uehementis
transitionis ;

__________

24. Verbes qui font au parfait gauisus sum, factus sum, solitus sum, ausus sum, fisus sum,
que la tradition latine appelle depuis l’antiquité ‘neutropassifs’ et que nous appelons
aujourd’hui ‘semi-déponents’.
25. Même définition pour le ‘déponent absolu’ illustré par ego gradior ad scholas ‘je marche
vers les écoles’.
26. « Remarque que le verbe actif transitif est celui qui veut avant lui le nominatif de la
personne agissant et après lui l’accusatif de la personne subissant, et en outre un autre
accusatif d’après la nature d’une forte transition (ex natura uehementis transitionis), par
ex. ego doceo te grammaticam ‘je t’enseigne la grammaire’. » (Guarinus, 2e version)

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LA ‘TRANSITIVITÉ’ DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE 167

– symétriquement le passif transitif est le passif des verbes construits avec


deux accusatifs dont un subsiste dans la transformation passive : tu doceris a
magistro grammaticam¸ litt. ‘tu es instruit par le maître quant à la grammaire’ ;
– le neutre transitif désigne cette catégorie particulière de verbes actifs qui
ne peuvent s’employer au passif qu’à la 3e personne (arare ‘cultiver’) ;
– le déponent transitif est le verbe que Priscien appelait déjà ainsi et pour
lequel nous avons gardé la même dénomination : ego sequor Petrum ‘je
[pour]suis Pierre’.

Cette présentation intégrée combine genres et transitivité, en subordonnant,


à l’inverse de Sponcius de Provence, la seconde aux premiers. Dès lors, la
transitivité est cantonnée dans les constructions avec l’accusatif, dès lors qu’il
ne s’agit pas de l’accusatif normalement régi par l’actif. Elle désigne une
construction particulière avec l’accusatif.
4.3. Les Remigius
Les Remigius sont de petits ouvrages pédagogiques anonymes surtout
représentés dans l’Europe du Nord, et comportant sous ce nom générique des
variantes. Nous comparerons l’édition de Schleswig, 1486 (Pinborg éd. 1982)
et celle de Münster, 1486.

PRÉSENTATION DE LA VERSION DE MÜNSTER 1486

Verbum

1re division : substantif vocatiuum adiectiuum

2e division : personale impersonale

3e division : transitiuum absolutum

a) actiuum passiuum

b) vehementis transitionis vehementissime transitionis debilis transitionis

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168 B. COLOMBAT

PRÉSENTATION DE LA VERSION DE SCHLESWIG 1486

Verbum

1re division : personale impersonale

actiuum passiuum

2e division : le ‘personnel’ est en outre subdivisé en :

substantiuum vocatiuum adiectiuum

3e division : transitiuum absolutum

debilis transitionis vehementis transitionis vehementissime transitionis

Les ‘transitifs’ sont ainsi présentés dans les deux éditions :


Est triplex transitiuum, scilicet uehementis transitionis, uehementissime et
debilis transitionis. Vehementis est, quod requirit accusatiuum appositum.
Vehementissime, quod requirit duos accusatiuos, primum subiecti patientis,
et alterum obiecti terminantis, ut ‘doceo te loycam’. Debilis uero, quod nisi
obliquum alium ab accusatiuo regit, ut ‘ego misereor tui’. (Münster, 1486,
f. 33r)
Le <verbe> transitif est triple, à savoir de transition forte, très forte et de
transition faible. Le verbe de transition forte est celui qui réclame un
accusatif apposé. Le verbe de transition très forte est celui qui réclame deux
accusatifs : le premier est celui du sujet subissant, le second celui de l’objet
terminant, par ex. doceo te logicam ‘je t’apprends la logique’. Quant au
verbe de transition faible, il ne régit rien d’autre qu’un cas oblique différent
de l’accusatif, par ex. ego misereor tui ‘j’ai pitié de toi’.
Verbum transitiuum est quod regit post se obliquum casum : et tale est
triplex.
Debilis transitionis est, cuius condependentia tantum potest specificari per
accusatiuum sue proprie significationis, ut ‘curro uiam, sto stationem’.
Vehementis transitionis est, cuius condependentia est satis specificabilis per
unum accusatiuum, ut ‘amo deum, diligo katerinam, lego librum’.
Vehementissime transitionis est, cuius condependentia non sufficit
specificari per unum accusatiuum, scilicet per duas [sic] ad minus, ut ‘doceo
te grammaticam, induo te tunicam, calceo te calceos’. (Schleswig, 1486,
f. xviiir, éd. Pinborg 1982, p. 43)
Le verbe transitif est celui qui régit après lui un cas oblique, et en tant que
tel, il est triple.
Le verbe de transition faible est celui dont la dépendance ne peut être
spécifiée que par un accusatif de sa propre signification, par ex. curro uiam
‘je cours la route’, sto stationem ‘je tiens la position’.
Le verbe de transition forte est celui dont la dépendance est suffisamment
spécifiable par un seul accusatif, par ex. amo deum ‘j’aime Dieu’, diligo
katerinam ‘je chéris Catherine’, lego librum ‘je lis le livre’.

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LA ‘TRANSITIVITÉ’ DANS LA TRADITION GRAMMATICALE LATINE 169

Le verbe de transition très forte est celui pour lequel un seul accusatif ne
suffit pas à spécifier la dépendance, c’est-à-dire qu’il lui faut au moins deux
accusatifs, par ex. doceo te grammaticam ‘je t’enseigne la grammaire’,
induo te tunicam ‘je te revêts de ta tunique’, calceo te calceos ‘je te chausse
de tes chaussures’.
Dans les deux textes, les verbes transitifs sont subdivisés selon la nature de
la transition, qui peut être ‘forte’, très forte’ ou ‘faible’, mais l’interprétation est
différente, voir contradictoire entre les deux éditions :
– dans celle de Münster, la transition est ‘forte’ quand un verbe se construit
avec un accusatif, ‘très forte’ quand un verbe se construit avec deux accusatifs,
‘faible’ quand un verbe se construit avec un cas autre que l’accusatif ;
– dans celle de Schleswig, elle est faible quand le verbe se construit avec ce
que nous appelons aujourd’hui un accusatif d’objet interne, forte quand le verbe
est construit avec un accusatif qu’on pourrait appeler ‘ordinaire’, très forte
quand il se construit avec deux accusatifs.
Les deux présentations relèvent donc d’une optique toute différente puisque,
dans le premier cas, on a encore affaire à la conception large de la transitivité
qui implique tous les cas, mais les hiérarchise (l’accusatif d’un côté, les autres
cas obliques de l’autre), tandis que la transitivité dans le second relève de la
conception étroite centrée sur le seul accusatif, la transitivité ‘faible’ désignant
l’accusatif employé avec les absolus.

5. CONCLUSIONS
a) La transitivité, notion diffuse au départ, de nature fondamentalement
sémantique, tend à se techniciser, se grammatiser, au fil du temps. Dès le départ
(chez Priscien), la transitivité a été reliée à la voix verbale, ou plus exactement
au ‘genre’ verbal avec lequel elle entretient des rapports étroits, mais difficiles
à démêler. On a cherché à donner une présentation intégrée des deux
catégories : la transitivité peut englober le genre, et le genre peut englober la
transitivité.
b) Selon le mode d’intégration, on a obtenu deux conceptions principales,
large (selon laquelle transitif s’oppose à absolu et implique la construction du
verbe avec un cas quelconque) et étroite (qui implique la construction du verbe
exclusivement avec l’accusatif), conceptions qui sont restées longtemps en
concurrence. La première est celle qu’on a chez Priscien, qu’on retrouve, avec
des variantes, dans le Catholicon, dans le Remigius de Münster. La seconde est
représentée explicitement chez les humanistes italiens, qui raffinent les sous-
catégories du chaque genre, mais réservent le terme transitif pour les
constructions avec l’accusatif. On la retrouvera implicitement chez beaucoup
de grammairiens du XVIe siècle (Érasme, Melanchthon, Saturnius), mais il
faudra ajouter une troisième position, celle de Sanctius (1587), qui relève de ce
qu’on pourrait appeler une transitivité généralisée : tout verbe est transitif, ou

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plus exactement actif, si bien que la notion même se dilue complètement (voir
Colombat 2003).
c) Certains grammairiens ont suggéré des degrés dans la transitivité. Ainsi
les trois types de transitivité (faible, forte, très forte), mais il y a aussi la rection
ex natura transitionis minus proprie du Catholicon. En fait la transition ‘faible’
peut recouvrir des phénomènes fort différents : une infériorité des cas autres
que l’accusatif par rapport à ce dernier (Remigius de Münster), ou une
construction moins propre, quand un verbe absolu se construit avec l’accusatif.
Au contraire, la transition ‘très forte’ de Guarinus ou des Remigius s’applique
toujours à des cas de double accusatif et jamais à des constructions doubles
faisant intervenir un accusatif et un autre cas.
d) Il a été toujours difficile de distinguer neutres et absolus. Déjà Priscien
remarque qu’un absolu comme uiuere peut se construire avec un ablatif (uita),
mais aussi un accusatif (uitam), et le glissement a été constant entre les deux
catégories, avec ce paradoxe que l’absolu est d’une certaine façon plus proche
du transitif au sens strict que le neutre, puisque le cas qu’on lui associe le plus
naturellement, c’est précisément l’accusatif. Sanctius tranchera au XVIe siècle
en décidant que tous les absolus peuvent recevoir un accusatif et que les
prétendus neutres n’existent pas, puisque le cas oblique autre que l’accusatif
qu’on leur attribue ne dépend en fait pas d’eux.
e) Que peuvent tirer les Modernes de cette lecture du passé ? Que les choses
étaient embrouillées et compliquées dès le départ et que les tenants d’une
transitivité généralisée comme les partisans d’une transitivité restreinte peuvent
trouver dans les textes anciens des arguments pour leur thèse respective. Mais
l’essentiel est de comprendre que d’emblée deux interprétations ont existé et
que la difficulté est venue moins de leur coexistence que la volonté de donner
une présentation intégrée de la voix verbale et de la transitivité.

reçu mai 2003 adresse de l’auteur :


UMR CNRS 7597
ENS Lettres & Sciences Humaines
15, Parvis René Descartes
BP 7000
69342 – Lyon Cedex 07

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