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La Problématique de La Transitivité Dans La Tradition Grammaticale Latine PDF
La Problématique de La Transitivité Dans La Tradition Grammaticale Latine PDF
Bernard COLOMBAT
ENS Lettres & Sciences Humaines, Lyon – UMR CNRS 7597
RÉSUMÉ : Cet article étudie l’évolution du ABSTRACT : This article examines the
concept de transitivité (transitio) tel qu’il est evolution of the concept de transitivity
appliqué au verbe, dans la tradition (transitio) as applied to the verb in the
grammaticale latine, depuis Priscien jusqu’au Latin grammatical tradition, from Priscian
XVe siècle. Chez Priscien, la transitivité est to the XVth century. With Priscian,
une notion essentiellement sémantique, qui transitivity is essentially a semantic
désigne avant tout le passage de personne à notion, which primarily indicates a
personne et qui s’applique à tous les cas transition from person to person and
adverbaux. Cette conception large se retrouve which applies to all adverbal cases. This
dans le Catholicon de Johannes Balbi qui wide conception can be found again in
considère que la rection ex natura ou ex ui Johannes Balbi’s Catholicon, Balbi
transitionis peut s’appliquer à tous les cas, la considering that the rection ex natura or
préposition n’empêchant pas la transition. À ex ui transitionis can be applied to all
la fin du Moyen Âge et au début de cases, the use of the preposition not ruling
l’Humanisme, apparaissent des présentations out the transition. In the late Middle Ages
intégrant le ‘genre’ verbal (la voix verbale) et and among the first humanists arise
la transitivité : cette dernière domine et presentations that integrate verbal voice
organise la division en genres chez Sponcius (genus uerborum) and transitivity : the
de Provence ; dans la grammaire italienne du latter dominates and organises the
XVe siècle, la transitivité est fortement liée à division into genera uerborum with
l’accusatif, dont elle désigne toutes les Sponcius of Provence. In XVth century
constructions particulières à l’intérieur de Italian grammar, transitivity is strongly
chaque genus uerborum. Les Remigius linked to the accusative, of which it
distinguent des degrés dans la transitivité designates all the particular constructions
__________
1. Cet article est issu d’une communication au 11th International Colloquium on Latin
Linguistics (Amsterdam, June 24-29, 2001). L’histoire de la transitivité a fait l’objet de
mon séminaire en Histoire des théories et des outils linguistiques (ENS-LSH, Lyon)
durant l’année 2001-2002, de deux conférences données à Bruxelles (mars 2002) et
Bordeaux (avril 2002) et d’un cours fait au XVI Instituto Internacional de Lingüística de
l’ABRALIN (Rio de Janeiro, mars 2003). Je remercie tous mes auditeurs pour leurs
remarques et suggestions, ainsi que W. K. Percival qui m’a procuré sa working edition
de la grammaire de Guarinus et J.-L. Chevillard pour la relecture attentive de cet article.
(faible, forte, très forte), mais cette hiérarchie inside each genus uerborum. The
recouvre deux conceptions différentes, Remigius distinguish degrees in
limitée au seul accusatif vs s’appliquant à transitivity (weak, strong, very strong),
tous les cas. De sémantique au départ, la but this hierarchy covers two different
transitivité verbale a eu tendance à devenir conceptions, one limited solely to the
un concept purement grammatical fortement accusative, the other applying to all cases.
associé à l’accusatif, sans que les From semantic at the beginning, verbal
grammairiens parviennent à une présentation transitivity has tended to become a purely
cohérente et homogène. grammatical concept strongly associated
with the accusative, although
grammarians did not achieve a coherent
and homogeneous presentation of it.
1. INTRODUCTION
LA ‘TRANSITIVITÉ’, qui est issue de l’ensemble des notions recouvertes par les
termes latins transire, transitio, transitiuus, a ceci de particulier d’être au
fondement de la syntaxe occidentale et d’avoir perduré jusqu'à aujourd’hui, tout
en étant contestée 2. En fait, la question de son efficience est une question
difficile, et on peut espérer qu’une meilleure connaissance de son histoire
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2. Voir par exemple les actes d’un colloque sur la notion qui s’est tenu à Lille en 1995
(Rousseau (éd.) 1998). Dans deux articles qui se suivent immédiatement, celui
d’A. Lemaréchal et celui de G. Serbat, on trouve ces deux avis complètement
divergents : « Je ne suis pas loin de partager l’avis de Maurice Gross sur la transitivité,
une notion qui ne sert à rien : elle propose une catégorisation insuffisante, elle comporte
un fort risque d’ethnocentrisme ; elle repose sur des critères hétérogènes, caractères
obligatoires ou non de tel complément, transformation ‘passive’, contrôle de
l’interprétation par le verbe, type de marquage des compléments (séquentiel vs
segmental), etc. » (Lemaréchal 1998, p. 203) / « On admettra pour commencer que la
transitivité existe ; qu’il y a bien des verbes suivis de ce que l’usage scolaire appelle
‘C.O.D’ — que j’aime mieux nommer ‘nominal objet’, ou ‘n1 objet’ — marqué en latin
par l’Ac[cusatif]. Cette relation paraît fondamentale, au rebours de l’opinion parfois
exprimée que les “notions de ‘transitif’ et ‘d’objet direct’ sont complètement inutiles
pour la description grammaticale” (M. Gross 1969, dans Langue française, p. 72). »
(Serbat 1998, p. 219).
éclaire les discussions actuelles. Nous voudrions ici apporter quelques éléments
fournis à ce long développement par la tradition grammaticale latine 3.
1. La transitivité (transitio) est en effet une notion ancienne. Héritière de la
metabasis grecque (voir Ildefonse 1998, Luthala 1990), elle est transférée au
latin par Priscien qui en fait un concept fondamental de sa syntaxe. Les
Institutions grammaticales seront donc la source principale des développements
ultérieurs dans la syntaxe latine.
2. C’est une notion sémantique au départ. Il s’agit initialement de la
transitio, c’est-à-dire du ‘passage’ qui s’effectue, ou qui ne s’effectue pas,
d’une persona (personne) à une autre à l’occasion du procès exprimé par le
verbe (ex. Aristophanes Aristarchum docuit, ‘Aristophane a instruit
Aristarque’) 4.
3. Les grammairiens semblent avoir hésité depuis toujours entre une
conception large, plutôt sémantique, de la transitivité et une conception étroite
restreignant son champ à des phénomènes syntaxiques parfaitement délimités.
4. La transitivité a été généralement traitée dans un cadre double : celui,
général, des types de construction ; celui, plus spécifique, des types de verbes.
Priscien reconnaît déjà, outre une constructio transitiua, des verbes transitiua
qui s’opposent à des verbes absoluta. Dès lors, la notion est imbriquée dans les
catégories appliquées au verbe, et notamment ce qu’on nommera plus tard la
voix verbale et qu’on a d’abord appelé sa significatio ou son genus (‘genre’).
Le genus uerborum est en fait une notion complexe (Hovdhaugen 1986 ;
Luthala 1990, p. 33 sq.) qui fait intervenir :
a. la morphologie verbale (finale en o ou or, la catégorie des ‘déponents’
latins a évidemment joué un rôle déterminant) ;
b. des caractéristiques sémantiques signalées par les termes actio et de
passio ;
c. des propriétés syntaxiques (transformation passive et construction des
verbes).
Il y a certes objectivement une corrélation forte entre la transitivité et la
voix verbale et il est donc légitime de vouloir les associer ; mais les difficultés
sont apparues quand on a voulu en donner une description intégrée.
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8. Sur ces points, voir par ex. Lecointre 1998, p. 25-27 ; Libera & Rosier 1992, p. 161-162 ;
Rosier 1983, p. 171-193. On retrouve la quadripartition dans le Catholicon et encore
dans certaines grammaires humanistes, sous sa forme simple initiale par exemple chez
Sulpitius (1475), ou sous une forme dédoublée par ex. dans les Remigius (Münster, 1494,
f. 88 sq.) ou chez Despautère (1537, p. 349-350), qui met cependant en garde devant ces
survivances de la grammaire médiévale qu’il dit devoir intégrer pour satisfaire l’attente
des parents. Mais c’est alors une nouvelle partition de la syntaxe, en concordance et
régime, qui s’impose dans la tradition scolaire.
9. Cf. par exemple Joffre 1995, p. 18-21 et Serbat 1998, p. 220, note 1 : « Avec le même
souci de bien distinguer charpente syntaxique et interprétations sémantico-logiques, nous
écarterons la conception antique de la transitivité comme ‘transit’ d’une action de l’agent
sur le patient par l’intermédiaire du verbe. Cette vue laisse de nombreuses séquelles de
nos jours, par exemple dans certaines théories logiciennes raffinées, ou dans les images
de la ‘cible’ ou de la ‘source’. »
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14. Passiua ablatiuo uel datiuo transitiue adiunguntur, ut ‘doceor a te’ et ‘tibi’, ‘uideor ab
illo’ et ‘illi’ (GL 3, p. 269.25-26). Pour le complément d’agent, Priscien pose
l’équivalence ab + ablatif = datif, que nous n’admettons pas, réservant la construction
avec le datif au seul adjectif verbal (de sens passif) en -ndus.
15. Ainsi dans Facio te doctum ‘je te fais savant’, exemple que propose plus bas Priscien
(GL 3, p. 271.16) et que reprendra Pierre Hélie (1993, p. 456).
16. Sic, et non dans une personne. Pour Priscien (VIII, 10, GL 2, p. 375-376) comme pour
Apollonius (De la construction, § 152, éd. Lallot, p. 256), le verbe proprement actif
passe dans une personne, c’est-à-dire un agent humain, qui, au passif, peut attester qu’il
subit l’action, et si tel n’est pas le cas, on n’a pas affaire à un vrai actif.
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17. Excipiuntur [...] pauca, quae quamuis sint actiua et transitiue dicantur in hominem,
tamen non habent passiua, usu deficiente, ut ‘noceo tibi’... (GL 3, p. 271.14-16) Baratin
(1989, p. 474-475) remarque que ce sont les constructions avec le datif qui posent le plus
de problèmes à Priscien ; par ailleurs, le datif ne permet pas toujours la transitivité : par
exemple les impersonnels licet, uacat, libet mihi ‘il m’est permis de, j’ai le temps de, il
me plaît de’ sont associés au datif et sont intransitifs (GL 3, p. 158.29-30).
18. À noter que, les termes transitiuus, transitiue n’entrant pas dans l’hexamètre à cause du
crétique, Alexandre utilise uerbum quod transit / transeat (vers 1156, 1263). En
revanche, il utilise transitio (1248, 1253, 1259) et intransitio (1075) qui peuvent être
intégrés dans l’hexamètre grâce au dactyle.
19. Doctrinale, vers 1238-1252. Le commentaire de Ludovicus de Guaschis (première
moitié du XVe siècle) permet d’éclairer un peu le sens de ces vers.
Parmi les six modes de rection de l’accusatif 20, celle ex natura transitionis
est la quatrième seulement. Johannes donne comme exemples de constructions
de ce type :
– les actifs : amo te ‘je t’aime’ ;
– les communs quand ils marquent l’action : criminor te ‘je t’accuse’ ;
– les déponents transitifs : sequor te ‘je te suis’ ;
– les ‘neutres transitifs’ (on notera l’expression) : aro terram ‘je cultive la
terre’, bibo uinum ‘je bois du vin’ ;
– les passifs quand ils sont issus d’actifs régissant deux accusatifs : doceor
grammaticam ‘on m’apprend la grammaire’ ;
– il faut y adjoindre la rection de l’accusatif par les passifs par
synecdoque21 : iste truncatur caput ‘on lui coupe la tête’ ;
– il faut y ajouter aussi la rection de l’accusatif par les passifs « qui ont un
acte adjoint à leur passion » : pascor panem ‘je me nourris de pain’ = pascendo
comedo panem ‘en me nourrissant, je mange du pain’ ;
– en cas de double accusatif après les verbes « relatifs à l’enseignement,
l’imprécation ou la supplication », Balbi distingue une transitio dependens et
une transitio proficiens, sans dire auquel des deux accusatifs elles s’appliquent
respectivement, mais d’après la précision qu’il ajoute (Quidam autem dicunt
quod primus regitur ex natura transitionis, alius ex ui causae materialis
« Certains cependant disent que le premier est régi d’après la nature de la
transition, le second en vertu de la cause matérielle »), on peut supposer que le
premier accusatif est celui de la personne, et le second celui de la chose, cette
double dénomination se retrouvant dans la partie lexicale de l’œuvre, à l’article
doceo ;
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20. Ces six modes sont les suivants : per synodochen, per synthesim, ex ui copule infinite, ex
natura transitionis, ex ui acquisitionis, et ex ui cause « par synecdoque, par synthèse, en
vertu de la copule indéfinie, d’après la nature de la transition, en vertu de l’acquisition, et
en vertu de la cause ».
21. C’est-à-dire dans le cas d’un verbe construit avec l’accusatif de la partie ; sur le
développement de l’utilisation syntaxique de la synecdoque, voir Grondeux 2002.
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22.Chez Sponcius de Provence, les uerba substantiua sont sum, existo ‘je suis, j’existe’, les
uerba uocatiua sont ceux qui sont suivis du même cas que celui qui les précède (c’est-à-
dire ceux qui se construisent avec un attribut du sujet), uocor, dicor, nominor, nuncupor,
appellor ‘je suis appelé, dénommé’, les uerba accidentalia sont tous les autres.
>W4.1. Chez Sponcius de Provence (ca. 1250 ; éd. Fierville, Appendix II, 1886,
p. 184-186), la transitivité, qui concerne tous les cas, englobe le genre selon
l’organisation suivante :
SPONCIUS DE PROVENCE
Verbum
absolutum transitiuum
Verbum :
A. actiuum P. passiuum N. neutrum C. commune D. deponens
A1. simplex P1. simplex N1. similium D1. possessiuum
copulatiuum
A2. possessiuum P2. possessiuum N2. possessiuum D2. acquisitiuum
A3. acquisitiuum P3. acquisitiuum N3. acquisitiuum D3. transitiuum
A4. transitiuum P4. transitiuum N4. transitiuum D4. effectiuum
A5. effectiuum P5. effectiuum N5. effectiuum D5. passiuum
A6. separatiuum P6. separatiuum N6. absolutum D6. absolutum
N7. passiuum
‘simple’ : + accusatif
‘possessif’ : + accusatif + génitif ou ablatif de prix
‘acquisitif’ : + accusatif + datif
‘transitif’ : + accusatif + accusatif
‘effectif’ : + accusatif + ablatif sans préposition
‘séparatif’ : + accusatif + ablatif avec préposition
Dans ce dispositif, les neutres sont particulièrement intéressants (nous
traduisons) :
Remarque que le verbe neutre (uerbum neutrum) est celui qui se termine en
-o et ne forme pas de passif en -or.
Remarque que le verbe neutre copulatif d’éléments semblables (uerbum
neutrum similium copulatiuum) est celui qui veut après lui le même cas que
celui qu’il veut avant, par ex. ego sum bonus ‘je suis bon’.
Remarque que le verbe neutre possessif (uerbum neutrum possessiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui le
génitif ou l’ablatif de la personne agissant, par ex. ego egeo denariorum ou
denariis ‘j’ai besoin d’argent’... 23
Remarque que le verbe neutre acquisitif (uerbum neutrum acquisitiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et après lui le
datif de la personne subissant, par ex. ego seruio tibi ‘je suis à ton service’...
Remarque que le verbe neutre transitif (uerbum neutrum transitiuum) est
celui qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et après lui
l’accusatif de la personne subissant, par ex. ego aro terram ‘je cultive la
terre’,
e
et il forme son passif aux troisièmes personnes [c’est-à-dire à la
3 pers. du sing. et du plur.], par ex. terra aratur a me ‘la terre est cultivée
par moi’...
Remarque que le verbe neutre effectif (uerbum neutrum effectiuum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui l’ablatif
sans préposition de la personne agissant, par ex. ego gaudeo bonis nouis ‘je
me réjouis des bonnes nouvelles’...
Remarque que le verbe neutre absolu (uerbum neutrum absolutum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne agissant et qui ne régit après
lui aucun cas si ce n’est avec l’aide d’une préposition exprimée ou sous-
entendue, par ex. ego uado ad scholas ‘je vais aux écoles’...
Remarque que le verbe neutre passif (uerbum neutrum passiuum) est celui
qui veut avant lui le nominatif de la personne subissant et après lui l’ablatif
de la personne agissant avec la médiation de a ou ab (a uel ab mediante), par
ex. ego uapulo a magistro ‘je suis frappé par le maître’...
Remarque qu’il y a certains verbes neutropassifs (quaedam uerba
neutropassiua) qui, aux prétérits parfait et plus-que-parfait, gardent la forme
(uox) des passifs, mais celle des neutres à tous les autres <temps> [gaudeo,
__________
23. Ici comme dans la suite de la citation, les passages supprimés correspondent à des vers
mnémotechniques.
fio, soleo, audeo, fido ‘je me réjouis, je suis fait / je deviens, j’ai l’habitude,
je fais confiance’ 24].
On remarquera les points suivants :
– le classement intègre la copule (neutrum similium copulatiuum) ;
– il y a un parallélisme des appellations entre les différents genres :
possessiuum signale une construction avec le génitif, acquisitiuum une
construction avec le datif, transitiuum une construction avec l’accusatif, etc. ;
– si la désémantisation du terme persona, déjà observée (cf. ici aussi
persona appliquée à denarii, terra, etc.) est complète, celle des expressions
persona agens / persona patiens ne l’est pas : le nominatif du verbe neutre
possessif, illustré par un verbe exprimant le manque et construit avec un génitif
ou un ablatif (egeo), celui du verbe neutre effectif (gaudeo et autres verbes
d’état) sont considérés comme des ‘nominatifs de la personne subissant’, mais
celui du verbe neutre acquisitif reste un ‘nominatif de la personne agissant’
malgré la dépendance (sur le plan sémantique) exprimée par le verbe seruio ‘je
suis au service’ / ‘je suis esclave’, que les vers mnémotechniques associent, il
est vrai, à noceo et à obsum ‘je nuis’ : en fait, il est difficile de trouver une unité
sémantique à une telle association ;
– la présentation du ‘neutre absolu’ est remarquable en ce que, d’une part, il
intègre les deux classements, celui fondé sur la transitivité et celui sur le genre,
d’autre part il est présenté non pas comme se suffisant dans l’énoncé, mais
comme ne pouvant régir un cas après lui ‘qu’avec l’aide d’une préposition
exprimée ou sous-entendue’25 ;
– le neutre passif (distingué du ‘neutropassif’, notre semi-déponent)
récupère la catégorie déjà signalée par Priscien des neutres à sens passif,
comme uapulo.
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24. Verbes qui font au parfait gauisus sum, factus sum, solitus sum, ausus sum, fisus sum,
que la tradition latine appelle depuis l’antiquité ‘neutropassifs’ et que nous appelons
aujourd’hui ‘semi-déponents’.
25. Même définition pour le ‘déponent absolu’ illustré par ego gradior ad scholas ‘je marche
vers les écoles’.
26. « Remarque que le verbe actif transitif est celui qui veut avant lui le nominatif de la
personne agissant et après lui l’accusatif de la personne subissant, et en outre un autre
accusatif d’après la nature d’une forte transition (ex natura uehementis transitionis), par
ex. ego doceo te grammaticam ‘je t’enseigne la grammaire’. » (Guarinus, 2e version)
Verbum
a) actiuum passiuum
Verbum
actiuum passiuum
Le verbe de transition très forte est celui pour lequel un seul accusatif ne
suffit pas à spécifier la dépendance, c’est-à-dire qu’il lui faut au moins deux
accusatifs, par ex. doceo te grammaticam ‘je t’enseigne la grammaire’,
induo te tunicam ‘je te revêts de ta tunique’, calceo te calceos ‘je te chausse
de tes chaussures’.
Dans les deux textes, les verbes transitifs sont subdivisés selon la nature de
la transition, qui peut être ‘forte’, très forte’ ou ‘faible’, mais l’interprétation est
différente, voir contradictoire entre les deux éditions :
– dans celle de Münster, la transition est ‘forte’ quand un verbe se construit
avec un accusatif, ‘très forte’ quand un verbe se construit avec deux accusatifs,
‘faible’ quand un verbe se construit avec un cas autre que l’accusatif ;
– dans celle de Schleswig, elle est faible quand le verbe se construit avec ce
que nous appelons aujourd’hui un accusatif d’objet interne, forte quand le verbe
est construit avec un accusatif qu’on pourrait appeler ‘ordinaire’, très forte
quand il se construit avec deux accusatifs.
Les deux présentations relèvent donc d’une optique toute différente puisque,
dans le premier cas, on a encore affaire à la conception large de la transitivité
qui implique tous les cas, mais les hiérarchise (l’accusatif d’un côté, les autres
cas obliques de l’autre), tandis que la transitivité dans le second relève de la
conception étroite centrée sur le seul accusatif, la transitivité ‘faible’ désignant
l’accusatif employé avec les absolus.
5. CONCLUSIONS
a) La transitivité, notion diffuse au départ, de nature fondamentalement
sémantique, tend à se techniciser, se grammatiser, au fil du temps. Dès le départ
(chez Priscien), la transitivité a été reliée à la voix verbale, ou plus exactement
au ‘genre’ verbal avec lequel elle entretient des rapports étroits, mais difficiles
à démêler. On a cherché à donner une présentation intégrée des deux
catégories : la transitivité peut englober le genre, et le genre peut englober la
transitivité.
b) Selon le mode d’intégration, on a obtenu deux conceptions principales,
large (selon laquelle transitif s’oppose à absolu et implique la construction du
verbe avec un cas quelconque) et étroite (qui implique la construction du verbe
exclusivement avec l’accusatif), conceptions qui sont restées longtemps en
concurrence. La première est celle qu’on a chez Priscien, qu’on retrouve, avec
des variantes, dans le Catholicon, dans le Remigius de Münster. La seconde est
représentée explicitement chez les humanistes italiens, qui raffinent les sous-
catégories du chaque genre, mais réservent le terme transitif pour les
constructions avec l’accusatif. On la retrouvera implicitement chez beaucoup
de grammairiens du XVIe siècle (Érasme, Melanchthon, Saturnius), mais il
faudra ajouter une troisième position, celle de Sanctius (1587), qui relève de ce
qu’on pourrait appeler une transitivité généralisée : tout verbe est transitif, ou
plus exactement actif, si bien que la notion même se dilue complètement (voir
Colombat 2003).
c) Certains grammairiens ont suggéré des degrés dans la transitivité. Ainsi
les trois types de transitivité (faible, forte, très forte), mais il y a aussi la rection
ex natura transitionis minus proprie du Catholicon. En fait la transition ‘faible’
peut recouvrir des phénomènes fort différents : une infériorité des cas autres
que l’accusatif par rapport à ce dernier (Remigius de Münster), ou une
construction moins propre, quand un verbe absolu se construit avec l’accusatif.
Au contraire, la transition ‘très forte’ de Guarinus ou des Remigius s’applique
toujours à des cas de double accusatif et jamais à des constructions doubles
faisant intervenir un accusatif et un autre cas.
d) Il a été toujours difficile de distinguer neutres et absolus. Déjà Priscien
remarque qu’un absolu comme uiuere peut se construire avec un ablatif (uita),
mais aussi un accusatif (uitam), et le glissement a été constant entre les deux
catégories, avec ce paradoxe que l’absolu est d’une certaine façon plus proche
du transitif au sens strict que le neutre, puisque le cas qu’on lui associe le plus
naturellement, c’est précisément l’accusatif. Sanctius tranchera au XVIe siècle
en décidant que tous les absolus peuvent recevoir un accusatif et que les
prétendus neutres n’existent pas, puisque le cas oblique autre que l’accusatif
qu’on leur attribue ne dépend en fait pas d’eux.
e) Que peuvent tirer les Modernes de cette lecture du passé ? Que les choses
étaient embrouillées et compliquées dès le départ et que les tenants d’une
transitivité généralisée comme les partisans d’une transitivité restreinte peuvent
trouver dans les textes anciens des arguments pour leur thèse respective. Mais
l’essentiel est de comprendre que d’emblée deux interprétations ont existé et
que la difficulté est venue moins de leur coexistence que la volonté de donner
une présentation intégrée de la voix verbale et de la transitivité.
RÉFÉRENCES
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