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ENTRE DÉSENCHANTEMENT RADICAL ET RECHERCHE D’UNE AUTRE
SÉCULARISATION : LES MOTIFS THÉOLOGIQUES DANS L’ŒUVRE DE
SIEGFRIED KRACAUER

Olivier Agard

Presses Universitaires de France | « Droits »

2014/2 n° 60 | pages 95 à 106


ISSN 0766-3838
ISBN 9782130628897
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.info/revue-droits-2014-2-page-95.htm
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OLIVIER AGARD

ENTRE DÉSENCHANTEMENT RADICAL ET


RECHERCHE D’UNE AUTRE SÉCULARISATION  :
LES MOTIFS THÉOLOGIQUES DANS L’ŒUVRE
DE SIEGFRIED KRACAUER

Travailler sur un auteur comme Siegried Kracauer (1889-1966), c’est


s’exposer à être toujours hors cadre, parce qu’il s’agit de quelqu’un qui évolue
à la périphérie des disciplines instituées, ou dans les interstices qui les séparent.
Kracauer a abordé des domaines divers, tels que la sociologie, la philosophie,
l’histoire, la théorie des médias, et il fut aussi journaliste, critique de film et
romancier. Dans tous ces domaines, c’est la question de la modernité qui semble
être visée par Kracauer, une modernité pensée sous l’aspect de sa rupture avec
l’héritage religieux et de la rationalisation. Toutefois, la singularité de Kracauer
est qu’il pensait la modernité à travers des objets concrets, des phénomènes
culturels, en particulier quand, dans les années 1920, il était journaliste dans
les pages culturelles de la Frankfurter Zeitung, et excellait dans la forme brève
du « Feuilleton » (au sens allemand du terme, celui d’une forme d’écriture qui
se situe au croisement de la littérature et du journalisme). Kracauer n’est ni un
sociologue, ni un historien, ni un philosophe de la sécularisation ou de la moder-
nité : il les aborde à travers leurs formes phénoménales. Un tel positionnement
a sans doute ses limites, et prête le flanc à des critiques des spécialistes des
diverses disciplines impliquées. Il a aussi des atouts, ceux d’un regard singulier
qui identifie des enjeux transversaux, qui permettent de saisir une probléma-
tique commune à divers champs du savoir et de la culture : c’est si l’on veut
l’idée, que Kracauer a toujours défendue, d’un privilège épistémologique de
l’étranger, qui évolue dans les interstices, ce qui lui permet de mieux voir que
ceux qui sont prisonniers d’appartenances.
L’objet de la présente contribution est de montrer comment la critique de
la sécularisation est un fil conducteur dans les analyses de Kracauer. Comme
beaucoup d’auteurs qui évoluent dans et autour de la nébuleuse de la « théo-
rie critique » (Adorno, Bloch, Benjamin…), Kracauer articule deux horizons
contradictoires : celui d’une exigence radicale de rationalité, et celui d’une
critique de la rationalité dans sa forme existante, perçue comme incomplète,
voire régressive ou répressive. Comme Benjamin, Adorno ou Bloch, Kracauer
est conduit à mobiliser des motifs théologiques, mais pour les mettre au ser-
vice d’une perspective d’émancipation immanente, qui tranche toutefois avec
le progressisme optimiste du xixe siècle. Pour comprendre ce positionnement,
il faut sans doute prendre en compte le fait que la question de la sécularisation

Droits — 60, 2014


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en Allemagne se pose – d’un point de vue politique et sociologique – dans des
termes qui ne sont pas exactement ceux des débats français. Pour faire vite, on
peut dire que, dans l’Allemagne de la fin du xixe siècle et du début du xxe, dans
laquelle la pensée de Kracauer prend ses racines, le discours de la sécularisation
ne prend pas seulement la forme d’un progressisme laïque, mais qu’il est aussi
porté par un protestantisme culturel qui tente de concilier religion et modernité.
C’est donc en réaction à cette forme de sécularisation que Kracauer élabore
une critique de la modernité qui est au point de départ de sa pensée, mais qu’il
va toutefois dépasser pour fonder dans les années 1920 une critique politique
émancipatrice.

Kracauer, dont la formation intellectuelle se déroule pour l’essentiel avant


la Première Guerre mondiale, participe d’un climat intellectuel qui marque en
profondeur le tournant du siècle en Allemagne, celui de la Kulturkritik, de la
critique de la civilisation moderne au nom de valeurs culturelles. Ce type de dis-
cours est souvent porté par des essayistes ou par des figures à la périphérie du
monde académique, mais imprègne aussi les sciences sociales et humaines, sans
qu’on puisse évidemment réduire celles-ci à une simple Kulturkritik.
Klaus Lichtblau a très bien mis en évidence la pénétration des idées de
Nietzsche dans la sociologie de la culture du tournant du siècle, Nietzsche ayant
mis en circulation dès les années 1870 des thèmes kulturktritisch qui deviennent
centraux autour de 19001. Ce climat de Kulturkritik peut s’expliquer par une
sensibilité particulière de la bourgeoisie de culture allemande au coût du proces-
sus de modernisation, puisque cette bourgeoisie se définit depuis le xviiie siècle
par son identification à un certain idéal culturel de Bildung et de Kultur, dont
elle considère qu’il est remis en cause par la modernité technique et scienti-
fique, ainsi que par l’avènement des masses2. Cette inquiétude est de surcroît
alimentée par la rapidité du processus d’industrialisation et d’urbanisation en
Allemagne, par le dynamisme de la culture scientifique, et par l’échec politique
(relatif) de cette bourgeoisie après 1848 (puisque ce n’est pas un régime libéral
et parlementaire qui a réalisé l’unité allemande). Tout ce contexte explique en
partie l’intérêt de la sociologie allemande pour l’analyse du processus de ratio-
nalisation, que ce soit chez Tönnies, Simmel ou Max Weber, processus étudié
non pas sur un mode affirmatif et triomphant, mais comme un processus pro-
fondément ambivalent3.
La question de la sécularisation, en tant qu’émancipation ou sortie du reli-
gieux, fait partie de l’horizon de cette Kulturkritik. Chez un penseur aujourd’hui
oublié, comme Rudof Eucken, qui fut un Kulturkritiker influent en Allemagne et

1.  Klaus Lichtblau, Kulturkrise und Soziologie um die Jahrhundertwende. Zur Genealogie
der Kultursoziologie in Deutschland, Frankfurt am Main, Surhkamp, 1996.
2. Voir à ce sujet les travaux de Georg Bollenbeck : Eine Geschichte der Kulturkritik:Von
Rousseau bis Günther Anders, München, Beck, 2007 ; Bildung und Kultur: Glanz und Elend
eines deutschen Deutungsmusters, Frankfurt/Main, Leipzig, Insel, 1994.
3. Voir à ce sujet : Aurélien Berlan, La Fabrique des derniers hommes, Paris, La
Découverte, 2012.
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en Europe, dans les années 1900, et obtint même le prix Nobel en 1908, l’inten-
tion de retrouver un horizon religieux de la culture est clairement affirmée, par
exemple dans l’ouvrage Le Contenu de vérité de la religion [Der Wahrheitsgehalt der
Religion], dans lequel Eucken déplore la constitution de la religion comme un
domaine à part, séparé de la culture1. Toutefois, la religion d’Eucken est une reli-
gion universelle, une « piété mondaine » [Weltfrömmigkeit]. De façon générale, la
Kulturkritik plaide, contre un monde prosaïque dominé par l’utilitarisme, pour
une sorte de régénération culturelle, qui ne saurait ignorer l’apport spirituel des
religions.
Dans son œuvre de jeunesse, Kracauer se situe à certains égards dans le
sillage de cette Kulturkritik. Il reprend notamment à la Philosophie de l’argent
de Simmel sa caractérisation de la modernité – incarnée dans la grande ville –
comme règne de l’abstraction placé sous le signe de la mélancolie, et lieu d’une
tragédie de la culture (les formes culturelles se retournant contre la vie)2. À ce
monde atomisé, et déréalisé, Kracauer oppose volontiers la vision fantasmée
d’un ordre englobant, d’un Moyen âge catholique idéalisé, et il lui est par la
suite resté de cette époque une certaine attirance pour le catholicisme, qu’il met
en scène dans le roman Georg3. Dans ce roman, le héros a plusieurs entretiens
avec un Jésuite et envisage une conversion au catholicisme. Dans un monde
intellectuel dominé par le protestantisme culturel, il y a un lien entre catholi-
cisme et Kulturkritik, qu’on voit bien à l’époque dans les écrits de Max Scheler
– que Troeltsch appelait le « Nietzche catholique » – sur l’« homme du ressen-
timent », c’est-à-dire le bourgeois moderne, qui place les valeurs d’utilité en
haut de la hiérarchie des valeurs, au détriment des valeurs vitales et des valeurs
spirituelles4.

Toutefois, il est clair pour Kracauer qu’il n’est pas possible de revenir au
Moyen âge. Le religieux ne peut plus revenir sous la forme englobante de jadis,
il ne peut plus irriguer la société. Il faut également renoncer à l’idéal d’un savoir
absolu. Dès les années 1910, il apparaît à Kracauer que le simple plaidoyer
en faveur d’une régénération culturelle, sous les auspices d’une synthèse entre
néo-idéalisme et philosophie de la vie, comme on la trouve chez Eucken, ou
sous d’autres formes chez Simmel ou Max Scheler, ne prend pas la mesure du
problème que pose la société moderne et l’absence d’abri transcendantal (trans-
zendentale Obdachlosigkeit, une expression que Kracauer emprunte à Lukács).
La sécularisation est irréversible, et les tentatives de réinjecter une dimension
spirituelle sont artificielles et vouées à l’échec.

1.  Rudolf Eucken, Der Wahrheitsgehalt der Religion, Leipzig, Veit, 1905.
2.  Georg Simmel, La philosophie de l’argent, Paris, Puf, 1987. Voir aussi : La tragédie
de la culture et autres essais (trad. de l’allemand par Sabine Cornille et Philippe Ivernel,
précédé d’un essai de Vladimir Jankélévitch), Paris, Rivages, 1993.
3.  Siegfried Kracauer, Werke 7, Romane und Erzählungen, Frankfurt/Main, Suhrkamp,
2004, pp. 257-516.
4.  Max Scheler, L’Homme du ressentiment, Paris, Gallimard, 1970.
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C’est sans doute à partir du texte intitulé Die Wartenden [« Ceux qui atten-
dent1 »] qu’on peut le mieux comprendre le discours de Kracauer. La sécula-
risation moderne lui apparaît à l’époque comme le règne du relativisme. Cette
question du relativisme est au centre de ce qu’on peut appeler à la suite d’Ernst
Troeltsch, la « crise de l’historisme » à la fin des années 19102, dans le sillage de
la conférence « Wissenschaft als Beruf » [« La science comme vocation »] de Max
Weber3. Kracauer parle à ce sujet de Wissenschaftskrisis [« crise de la science »],
une crise attisée par le contexte d’effondrement de l’ordre politique autoritaire
de l’empire wilhelminien, et le passage à une démocratie pluraliste et parlemen-
taire4. Alors que l’historisme, sous l’aspect de l’école historique allemande qui
imprégnait toutes les sciences de la culture, pensait trouver un équilibre entre
historicité d’une part et horizon normatif de l’autre, le sentiment désormais
dominant chez beaucoup d’intellectuels à la fin des années 1910 est qu’on ne
peut plus échapper à un relativisme sans fond, qui se traduit dans la concurrence
des visions du monde et des perspectives. Pour Kracauer également, un savoir
absolu n’est plus possible, et la phénoménologie ne légitime pas les espoirs que
certains placent à cet égard en elle5.
Dans Die Wartenden, Kracauer définit trois attitudes possibles face à cette
crise : l’une est celle de Max Weber qui prend selon Kracauer son parti du rela-
tivisme des visions du monde et renonce à toute ambition normative pour les
sciences de la culture. C’est l’attitude de ceux que Kracauer appelle les « des-
perados intellectuels6 ». L’attitude symétrique, tout aussi problématique pour
lui est celle des « hommes de court-circuit » [Kurzschluss-Menschen], c’est-à-dire
de ceux qui se réfugient trop vite dans un abri transcendantal, attitude qui
peut prendre la forme d’un activisme prophétique et révolutionnaire, comme
chez Ernst Bloch ou bien encore celle d’une démarche de redécouverte de la
tradition, comme chez Buber et Rosenzweig. La troisième attitude, à laquelle
Kracauer semble adhérer, est celle de « Ceux qui attendent ». Comme le despe-
rado intellectuel à la Weber, celui qui attend  n’a pas beaucoup de sympathie
pour les prophètes, et Kracauer n’a effectivement de cesse à l’époque de polé-
miquer contre des gens comme Keyserling ou Rudolf Steiner. Cependant, ce

1.  Siegfried Kracauer, « Ceux qui attendent », L’Ornement de la masse (éd. par Olivier
Agard et Philippe Despoix, traduction de Sabine Cornille, préface et notes d’Olivier
Agard), Paris, la Découverte, 2008, pp. 107-118 [initialement paru dans la Frankfurter
Zeitung, 12 mars 1922].
2. Voir Otto Gerhard Oexle, L’Historisme en débat : De Nietzsche à Kantorowicz, Paris,
Aubier, 2001.
3.  Max Weber, La Science, profession et vocation (traduit de l’allemand par Isabelle
Kalinowski. Suivi de Leçons wébériennes sur la science et la propagande), Marseille, Agone,
2005.
4.  Siegfried Kracauer, « La crise de la science », L’Ornement de la masse, op. cit.,
pp. 185-194 [FZ, 8 mars 1923 et 22 mars 1923].
5.  Cette critique de la phénoménologie est l’objet de l’ouvrage Soziologie als
Wissenschaft, in Siegfried Kracauer, Werke 1, Soziologie als Wissenschaft / Der Detektiv-
Roman / Die Angestellten, Werke 1 Frankfurt/Main, Suhrkamp 2006.
6.  Siegfried Kracauer, « Ceux qui attendent », op. cit., p. 114.
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scepticisme envers les prophètes reste ouvert et n’a pas abandonné la perspec-
tive d’un sens, ce qui lui permet de vivre dans la tension : l’attente est avant tout
une attitude existentielle (Kierkegaard n’est pas loin).

Kracauer est dans la première moitié des années 1920 proche du jüdisches
Lehrhaus de Buber et Rosenzweig, et son œuvre porte alors la marque du cli-
mat à la fois existentialiste et religieux typique de l’époque. Certains thèmes le
rapprochent de Rosenzweig, comme la valorisation de la conscience tragique
de l’existence, et du « temps du maintenant », la méfiance envers la philosophie
de l’histoire. De fait, chez tous les auteurs qui sont dans l’entourage amical
et intellectuel de Kracauer (Adorno, Bloch, Buber, Rosenzweig, Benjamin,
Leo Löwenthal…), on trouve des motifs théologiques. Il s’agit d’un phéno-
mène caractéristique de cette génération judéo-allemande qui a grandi dans
le contexte d’un judaïsme « assimilé » ou « acculturé », dans lequel les valeurs
libérales sont dominantes. Cette nouvelle génération exprime par la suite une
insatisfaction (plus ou moins marquée) par rapport à ces valeurs, notamment
à cause de la Première Guerre mondiale qui marque à ses yeux l’échec d’une
certaine vision progressiste et optimiste. Toutefois, ce serait une erreur de voir
dans ce type d’attitude une démarche politiquement réactionnaire. Chez la plu-
part des intellectuels juifs allemands de cette génération, la recherche de repères
religieux n’est pas à comprendre comme un traditionalisme de type orthodoxe :
c’est une critique de la sécularisation qui s’accompagne bien souvent de l’aspi-
ration à une société plus solidaire.
Tout en s’inscrivant dans ce contexte, Kracauer se singularise à plusieurs
égards. À la différence de qui ce passe chez Buber ou Rosenzweig, le religieux
n’est pas pour lui un contenu positif, une tradition à redécouvrir, mais une sorte
de point d’ancrage normatif devenu inconnaissable, un point de fuite, sur lequel
peut s’appuyer la critique d’un monde mécanisé, dominé par la raison instru-
mentale (la Ratio). Il n’est en effet plus possible pour Kracauer de retrouver
un rapport affirmatif à la tradition : il est plus pertinent de flâner dans les halls
d’hôtels et de lire des romans policiers que de vouloir relire des textes sacrés
devenus indéchiffrables.
L’ouvrage le plus représentatif de cette phase de la pensée de Kracauer est
l’étude sur le roman policier, sans doute rédigée en 1925-1926 et parue de façon
posthume1. Selon Kracauer, la sociologie de la culture doit prendre pour point
de départ la réalité morcelée et chaotique du monde moderne, celle de la grande
ville, qui est mise en scène dans le roman policier. Toutefois cette réalité doit
être considérée dans une perspective ironique et mélancolique, comme le reflet
négatif d’un absolu qui a été perdu, et qu’on ne peut plus dire. Les formes cultu-
relles modernes doivent être lues comme les indices d’un manque vers lequel
elles font signe. Kracauer essaie ainsi de montrer comment le roman policier
est paradoxalement relié à la sphère du sens, comme son reflet inversé : le hall
d’hôtel est le lointain reflet de l’Église, et le détective est un prêtre sécularisé.

1.  Siegfried Kracauer, Le Roman policier, Paris, Payot 1981.


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Au milieu des années 1920, le fossé se creuse avec Buber et Rosenzweig,
lorsque Kracauer publie une critique de leur traduction de la Bible. Non seule-
ment, Kracauer considère que la démarche consistant à retourner à l’inspiration
première de la parole biblique, démarche que manifeste sur le plan linguis-
tique l’intention de retrouver derrière l’allemand les inflexions de l’hébreu, est
vouée à l’échec, mais il ajoute à cette objection une critique d’ordre politique.
Kracauer évolue en effet lui-même, à l’époque, d’une critique de type cultu-
rel (cette Kulturkritik évoquée plus haut) vers une critique de type politique et
social. Si l’existence est aliénée dans un monde dominé par la raison instrumen-
tale, c’est pour lui aussi le fait d’une structure de domination, face à laquelle
Kracauer réactive l’idéal d’émancipation de l’Aufklärung. À la raison instrumen-
tale, qui correspond à une rationalisation inachevée, insuffisante, il oppose une
raison émancipatrice. De ce point de vue, la quête d’authenticité de Buber et
Rosenzweig lui apparaît comme objectivement réactionnaire. Non seulement,
elle tourne le dos à la réalité sociale, mais elle réactive des mythes douteux.
Kracauer, en comparant la langue de Buber et de Rosenzweig à celle de Wagner
suggère – de façon discutable et provocante, compte tenu des engagements de
Buber – une proximité entre le sionisme culturel de Buber et Rosenzweig et un
nationalisme völkisch.
À l’entreprise de Buber et de Rosenzweig, Kracauer oppose significative-
ment la traduction du Pentateuque par Moses Mendelssohn, qui fut le point de
départ de la Haskalah, les Lumières juives. Par ailleurs, Kracauer fait également
allusion à la traduction de Luther : en traduisant la Bible dans la langue de
son temps (sans reculer devant ses aspects populaires), Luther a ouvert la voie
à un usage critique des contenus théologiques : cette traduction était adaptée
au contexte de protestation sociale dans laquelle elle a vu le jour, d’où l’écho
qu’elle a rencontré chez les paysans (et c’est à cet écho que s’intéresse Ernst
Bloch dans son ouvrage sur Thomas Münzer). Aujourd’hui cependant, le pro-
fane s’est autonomisé, échappe aux catégories théologiques, et la mystique du
langage de Buber et Rosenzweig n’atteint pas la réalité. La vérité passe par le
profane : c’est pourquoi ce qui est à l’ordre du jour est plutôt une édition cri-
tique de la Bible.
On pourrait avoir le sentiment que cette façon de rapatrier le religieux dans
le profane, cette aspiration à une réalisation immanente des promesses de la
religion rapproche Kracauer d’Ernst Bloch. Mais, d’un autre côté, Kracauer
conteste la manière dont Bloch fusionne la version apocalyptique du messia-
nisme et la perspective d’une révolution politique. Pour Kracauer, on ne saurait
plaquer sur le devenir historique le schéma de l’histoire du salut et l’interruption
messianique de l’histoire ne peut être qu’un miracle et non un événement pro-
voqué, alors que pour Bloch, l’homme peut d’une certaine façon réaliser lui-
même le royaume de Dieu.
S’il partage avec tous les auteurs évoqués la critique de la forme qu’a prise la
sécularisation/rationalisation, Kracauer retient de l’héritage religieux avant tout
une impulsion critique. La religion est une sorte d’ombre portée, une exigence
de sens qui permet de contester le système culturel moderne. La référence à
un absolu, qui n’existe plus que par le manque qu’il a laissé, fonctionne donc
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essentiellement comme un levier cognitif, dans le cadre d’une critique de l’alié-
nation moderne, d’abord perçue sur le mode existentiel, puis politique et social.
Elle est l’instrument de ce qu’on pourrait appeler une ironisation de la réalité.
Ce que Kracauer retient de la théologie, c’est donc une sorte d’intensité des-
tructrice du regard qui ouvre toutefois la perspective d’un ordre alternatif à celui
qu’a instauré une sécularisation insuffisante, incomplète.

Lorsque la vision de Kracauer se fait – au milieu des années 1920 – plus


politique et plus mondaine, les motifs théologiques sont paradoxalement mis au
service d’une exigence de rationalisation radicale, telle qu’elle est formulée dans
l’essai programmatique « L’ornement de la masse » (1927). Comme il l’explique
alors à Ernst Bloch, qui est pour lui un interlocuteur privilégié sur ces questions,
il s’agit de mettre les catégories théologiques au service d’une action dans le
profane, et non plus de les contempler dans la révélation : « Les formulations
dans la Bible ne sont pas la parole ultime : le messianique est pensé dans des
images purement naturalistes. Il faudrait aller à la rencontre de la théologie
dans le profane, dont il faudrait montrer les fissures et les trous, dans lesquels
la Vérité a chuté. Il faudrait piller la religion, et la laisser, une fois détroussée, à
son sort1. » Le modèle que propose Kracauer est celui d’une « dialectique réelle »
entre le théologique et le profane2.
Il est permis de penser que ce dispositif de pensée a laissé des traces chez
Adorno, auquel Kracauer était très lié à l’époque, et dont on peut rappeler qu’il a
été proche – comme le personnage de Georg – d’une conversion au catholicisme
(Adorno apparaît d’ailleurs dans le roman Georg sous les traits du personnage
Fred). Dans les Minima Moralia, Adorno instrumentalise lui aussi la théologie
et en fait comme Kracauer un levier cognitif, le principe d’une perspective cri-
tique sur la réalité : « […] la seule philosophie dont on puisse encore assumer la
responsabilité face au désespoir serait la tentative de considérer toutes les choses
telles qu’elles se présenteraient du point de vue de la rédemption3. »
Un point de rencontre entre Adorno et Kracauer est à cet égard une certaine
façon de lire Kafka. Pour Adorno comme pour Kracauer, l’écriture kafkaïenne
décrit le monde du point de vue de la vérité, sans toutefois révéler son contenu,
et déconstruit et recompose le réel, pour le faire apparaître sous un nouveau
jour. C’est ce qu’exprimait Adorno dans une lettre à Benjamin : l’œuvre de
Kafka est « une photographie de la vie terrestre prise à partir de la perspective
de la rédemption4 ». Cette analyse rejoint celle de Kracauer, selon lequel Kafka

1.  Lettre de Kracauer à Bloch du 27  mai 1926, in Ernst Bloch, Briefe 1903-1975,
Frankfurt/ Main, Suhrkamp, 1985, p. 274.
2.  Siegfried Kracauer, « Zwei Arten der Mitteilung », Essays, Feuilletons, Rezensionen
(dir. Inka Mülder-Bach, collab. de Sabine Biebl), Werke 5.3 (1928-1931), Berlin,
Suhrkamp, 2011, p. 187.
3.  Theodor W. Adorno, Minima Moralia. Réflexions sur la vie mutilée (traduction par
Eliane Kaufholz et Jean-René Ladmiral), Payot, 1980, p. 230.
4.  Lettre d’Adorno à Benjamin du 17 déc. 1934, in  T. W.  Adorno, W.  Benjamin,
Correspondance, 1928-1940, Paris, La Fabrique, 2002, p. 114.
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subvertit, en particulier dans le Procès, l’expérience ordinaire de la réalité, en
dépeignant l’univers tel qu’il se présente au regard du dormeur qui s’éveille.
Le procès est à l’image de notre propre réalité, tandis que la vie quotidienne,
que nous tenons pour réelle, apparaît sous l’aspect d’un rêve confus, et se dis-
sipe devant nos yeux1. Toutefois, le contenu positif de la vérité n’est chez Kafka
à aucun moment affirmé. S’il y a chez lui une théologie, c’est une théologie
négative. Dans la recension du Château, Kracauer conteste toute interprétation
théologique affirmative de Kafka : « Ce qu’il vise se situe au-delà et en deçà
des catégories théologiques du jugement, du paradis, de l’enfer, qui sont dotées
d’une forme : c’est la coupure entre l’homme et la vérité2. »
Dans une lettre bien ultérieure à Adorno, Kracauer met en rapport la méta-
phore du déchet, qu’Adorno détecte chez Kafka, avec Les Employés3, l’enquête
sociologique que Kracauer avait publiée en 1929-1930, et qui analysait la culture
de ce groupe social en expansion, à partir d’une série de micro-analyses s’atta-
chant à des faits d’apparence insignifiants, des scènes de la vie quotidienne.
Kracauer rappelle dans cette même lettre à Adorno que Benjamin avait alors
dressé son portrait en « chiffonnier », qui récupère les déchets de la réalité, pour
mettre l’ordre social en accusation, à partir de la perspective de la vérité, c’est-
à-dire selon Benjamin, de la révolution (Benjamin voit Kracauer comme « […]
un chiffonnier dans l’aube blafarde, ramassant avec son bâton des lambeaux de
discours et des bribes de parole, qu’il jette dans sa charrette, en grommelant,
tenace, un peu ivre, non sans laisser, de temps à autre, flotter ironiquement
au vent du matin quelques-uns de ses calicots défraîchis : “humanité”, “inté-
riorité”, “profondeur”. Un chiffonnier, à l’aube – dans l’aurore du jour de la
révolution4 ».).
Pour Kracauer le regard critique sur la réalité, qui en révèle la négativité du
point de vue de la vérité, doit aussi ouvrir la perspective d’une recomposition
de la réalité, un thème que l’on trouve notamment dans un célèbre texte sur la
photographie qui se termine par un éloge du cinéma. En tant qu’art du mon-
tage, le cinéma préfigure un ordre alternatif, un monde recomposé, il casse la
surface de la mauvaise réalité du monde désenchanté. Il fonctionne de ce point
de vue comme un rêve qui reconstruit le monde à partir de fragments de réalité
(comme le fait Kafka, qui est cité dans ce texte) : « Le désordre des déchets
reflétés dans la photographie ne peut être plus nette­ment explicité que par la
suppression de toute relation habituelle entre les éléments naturels. Déranger

1.  Selon l’analyse développée in « L’univers de Franz Kafka », 1934, 17, p. 9.
2.  Siegfried Kracauer, « Das Schloß. Zu Franz Kafkas Nachlaßroman », Essays,
Feuilletons, Rezensionen, in Werke 5.2 (1924-1927) Berlin, Suhrkamp, 2011, p. 492.
3.  Lettre de Kracauer à Adorno du 28 oct.1954, in Theodor W. Adorno, Siegfried
Kracauer, Briefwechsel 1923-1966, op. cit., pp. 469-472.
4. Walter Benjamin, « Un outsider attire l’attention. Sur Les Employés de Siegfried
Kracauer », in Siegfried Kracauer, Les Employés. Aperçus de l’Allemagne nouvelle, 1929
(suivi des commentaires de Walter Benjamin, Ernst Bloch et Theodor W. Adorno – trad. de
l’allemand par Claude Orsini ; édité et présenté par Nia Perivolaropoulou), Paris, Belles
lettres, 2012, p. 136.
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ceux-ci est une des possibilités du cinéma. Il la réalise partout où il associe
fragments et séquences dans des montages inattendus. Si le pêle-mêle dans les
journaux illustrés est confusion, ce jeu avec la nature morcelée rappelle le rêve,
dans lequel les fragments de la vie diurne se troublent. Le jeu montre qu’on
ignore quelle organisation valable présidera un jour à la mise en place des restes
de la grand-mère et de la star enregistrés dans l’inventaire général1. »
Cette vision d’une recomposition des fragments disjoints de la réalité en
un nouvel ordonnancement rappelle le Tikkun2 de la tradition kabbalistique,
la restitution finale, qui n’est pas seulement restauratrice, en particulier pour
Louria : l’harmonie atteinte à la fin des temps devait être infiniment plus par-
faite que l’ordre originel. Michael Löwy a montré comment cette idée avait pu
être une source d’inspiration pour toute une pensée révolutionnaire au début
du xxe siècle3.
Si Kracauer, comme on l’a vu à propos de Bloch, manifeste cependant une
certaine réticence envers un messianisme politique actif, et envers le milléna-
risme, il ne ferme pas la porte à l’utopie (et, de ce point de vue, Kracauer se
distingue de la dialectique négative d’Adorno, hostile à toute figuration d’une
utopie, en vertu d’une sorte d’interdit de l’image). Il s’agit d’ouvrir la per-
spective d’une transformation du monde, contre une mauvaise sécularisation-
rationalisation. La perspective reste celle d’une rationalisation vue comme une
émancipation, mais cette émancipation est aussi la réalisation d’une promesse
qui était donnée à l’origine. Les grands mythes, tels qu’ils sont repris dans les
contes, anticipent le règne de la vérité, et on retrouve ici l’idée d’une conscience
anticipante, telle qu’elle a été formulée par Ernst Bloch, en particulier dans Le
Principe espérance4. Kracauer écrit dans « L’ornement de la masse » : « Ce n’est
pas dans le cercle de la vie naturelle qu’évolue la raison. Son but est d’instituer
la vérité dans le monde. Son empire est préfiguré en rêve dans les véritables
contes, qui ne sont pas des histoires merveilleuses mais visent le merveilleux
avènement de la justice. Il y a une profonde signification historique dans le fait
que Les Mille et une nuits ont justement trouvé leur chemin dans la France des
Lumières, que la raison du xviiie siècle a reconnu la raison des contes comme
son égale. Dans les tout premiers temps de l’histoire déjà, le conte supprime la
simple nature pour faire triompher la vérité. La puissance naturelle est vaincue
par l’impuissance du bien, la fidélité triomphe des effets de la magie5. » S’il s’agit
bien de radicaliser le désenchantement du monde, en combattant la tendance
de la modernité à produire de nouveaux mythes, la raison sécularisée retrouvera
sous une nouvelle forme, universelle, des contenus qui ont été anticipés dans
l’imaginaire des religions, des mythes, des contes : « C’est dans les contes des

1.  Siegfried Kracauer, « La photographie », L’Ornement de la masse, op. cit., p. 50.
2.  Gershom Scholem, Les Grands Courants de la mystique juive, Paris, Payot, 1983,
p. 345.
3.  Michael Löwy, Rédemption et utopie. Le judaïsme libertaire en Europe centrale : une
étude d’affinité élective, Paris, Puf, 1988.
4.  Ernst Bloch, Le Principe espérance, Paris, Gallimard, 1976-1991.
5.  Siegried Kracauer, « L’ornement de la masse », op. cit., p. 64.
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peuples que la vérité, à la fin, se manifeste1. » Pour Ernst Bloch également, les
légendes, les productions artistiques figurent le non encore advenu. On peut
aussi penser à ce passage de la lettre célèbre de Marx à Ruge de septembre 1843,
à laquelle Ernst Bloch aimait se référer (et que Benjamin cite dans Paris, capi-
tale du xixe siècle : « Il apparaîtra alors que le monde possède depuis longtemps
le rêve d’une chose dont il suffira d’avoir la conscience pour la posséder réel-
lement. Il apparaîtra qu’il ne s’agit pas d’un grand tiret entre le passé et l’avenir,
mais de l’accomplissement des idées du passé2. »
La conclusion de l’« ornement de la masse » est révélatrice de cette combi-
naison d’une exigence de rationalisation radicale et, en même temps, d’une
actualisation de promesses anciennes, y compris religieuses. L’« ornement de la
masse », ce sont pour Kracauer ces figures géométriques que forment les corps
dans certains spectacles modernes : Kracauer évoque les jambes des Tiller girls,
ou les foules rassemblées dans les stades. Pour Kracauer, ces ornements ont
un statut ambivalent : ils témoignent d’une rationalisation, par leur caractère
géométrique et épuré, mais en même temps, cette réapparition de l’ornement,
dont la modernité avait prétendu s’affranchir, en privilégiant – par exemple dans
l’architecture – la forme au détriment de l’ornement, nous donne à penser que
la modernité évolue vers une régression dans le mythe. La seule réponse est de
poursuivre le processus de modernisation et de rationalisation, en complétant
cette rationalisation inachevée, lourde de menaces de régression, par une ratio-
nalisation substantielle et émancipatrice. C’est pourquoi, pour Kracauer, le
chemin passe par l’ornement de la masse lui-même : « Le processus conduit à
traverser carrément l’ornement de la masse, non à faire retour en arrière. Il ne
peut avancer que si la pensée limite la nature et construit l’humain tel qu’il est
en vertu de la raison. Alors la société se transformera. Alors aussi l’ornement
de la masse disparaîtra, et la vie humaine prendra elle-même les traits de cet
ornement en lequel elle s’exprime, dans les contes en présence de la vérité3. »

Donc, en conclusion, si le discours de Kracauer semble aller dans le sens


d’une critique du monde sécularisé au nom d’un horizon religieux, il s’oppose
en réalité à une théorie de la sécularisation qui viserait à délégitimer le monde
moderne, au nom de la nostalgie du monde d’hier, de l’âge d’or. Mais il s’oppose
aussi au scénario d’une sécularisation prosaïque et superficielle, qui abolit toute
espérance et toute tension. Contre cette vision, qui débouche selon lui sur
un progressisme auto-satisfait, et une rationalité incomplète, voire régressive,
Kracauer mobilise des éléments théologiques qui sont hétérogènes à ce moder-
nisme affadi, et réintroduisent de la tension, une tension qui est mise au service

1.  Siegfried Kracauer. « Das Schloß. Zu Franz Kafkas Nachlaßroman », op. cit.,
p. 492.
2.  Lettre de Karl Marx à Arnold Ruge, sept. 1843, cité in Frank Paul Bowman, « Ernst
Bloch et l’eschatologie », in Gérard Raulet (éd.), Utopie, marxisme, selon Ernst Bloch : un
système de l’inconstructible. Hommages à Ernst Bloch pour son 90e anniversaire, Paris, Payot,
1976, p. 215.
3.  Siegfried Kracauer, « L’Ornement de la masse », op. cit, p. 71.
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d’une rationalisation substantielle qui retrouvera les promesses cristallisées dans
l’imaginaire.
Il est impossible de suivre ici les méandres de l’évolution ultérieure de
Kracauer. Les liens entre les écrits de la République de Weimar et l’œuvre tar-
dive sont extrêmement complexes, et il n’est pas possible de les restituer inté-
gralement. Nous nous contenterons de signaler que le cadre qui a été défini ici
reste à certains égards présent et valable. On retrouve la perspective d’un désen-
chantement radical et la volonté de ne pas délégitimer le monde moderne1, mais
aussi la mobilisation conjointe de motifs théologiques : en tant que dispositif
mécanique, qui comporte une part d’impersonnalité, et enregistre des traces
réelles, le cinéma – tel que Kracauer le comprend dans la Théorie du film de 1960
– est un medium apte à saisir une réalité désenchantée, qui n’est plus informée
par des visions du monde englobantes, des systèmes de références religieux.
En même temps, en nous donnant accès au substrat matériel de la réalité, au
flux de la vie, il est le medium d’une « rédemption » de cette réalité matérielle.
L’ouvrage a été rédigé en langue anglaise, et cette notion de rédemption qui
apparaît dans le titre, a été traduite de façon plus neutre par « Errettung » [sauve-
tage] en allemand, mais ce n’est qu’au terme d’une discussion avec son éditeur
et avec Adorno que Kracauer renoncera au terme d’« Erlösung » [rédemption],
qu’il aurait préféré. Dans History. The Last Things Before the Last, l’univers histo-
rique, vu comme une sorte de monde vécu, irréductible à de grands récits, est
néanmoins défini comme une « antichambre » [« Anteroom »,] le lieu des avant-
dernières choses, qui s’inscrit dans l’horizon des dernières choses, par définition
inconnaissables. Ainsi, on retrouve, avec d’autres accents, le double positionne-
ment consistant en une rupture avec une nostalgie qui délégitimerait le monde
moderne, et un réinvestissement profane de catégories théologiques.

1. Voir à ce sujet : « La Légitimité des avant-dernières-choses : la discussion Hans


Blumenberg/Siegfried Kracauer sur la modernité », Archives de Philosophie [ « Les mondes
de Hans Blumenberg »], été 2004, pp. 227-247.
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10 octobre 2010
2015 - 50- -Revue
09:33 2010 -droits
Revuen°francaise - Droits
60 - Collectif - 150droits
- Revue x 217 - 150
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217 /- 272
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