Il
semble
parfois
que
les
œuvres
de
Julien
Crépieux
résonnent
avec
les
interrogations
métaphysiques
des
philosophes
grecs
et
les
réponses
mythologiques
des
poètes
latins.
Quand
rétrospectivement
nous
pensons
qu’ils
établissaient
les
bases
d’une
rationalité,
ils
donnaient
en
fait
forme
à
une
rêverie
liée
aux
éléments,
tâchaient
de
donner
sens
au
changement,
et
produisaient
des
traités
dans
lesquels
l’intelligence
le
dispute
à
la
poésie
(Aristote
n’expliquait-‐il
pas
que
«
les
oiseaux
ferment
les
yeux
par
le
bas
?
»).
Peut-‐être
la
perte
de
nombre
de
leurs
traités,
leur
forme
essentiellement
fragmentaire
devrait-‐elle
nous
inciter
à
en
partager
des
intuitions
et
à
réaliser
de
nos
jours
de
vraies
expériences
de
pensée.
On
saura
gré
aux
œuvres
de
Julien
Crépieux
d’en
proposer
des
actualisations
d’autant
plus
pertinentes
qu’elles
n’en
partagent
pas
une
forme
antique
:
informées
par
des
connaissances
sur
l’histoire
des
techniques
et
des
formes
de
la
culture
qu’une
poésie
légère
n’hésite
pas
à
renverser,
elles
invitent
leur
spectateur
à
partager
des
intuitions
créatrices
de
nouvelles
catégories
autant
que
déstabilisatrices
d’anciennes.
L’artiste
s’attache
à
épouser
les
formes
du
mouvement
et
du
changement,
objet
de
prédilection
des
Anciens,
à
partir
de
l’histoire
des
formes
culturelles
et
techniques
contemporaines.
Principalement
en
jouant
de
l’écart
entre
un
enregistrement
et
sa
restitution,
il
propose
autant
d’œuvres
dont
la
mise
en
forme
est
aussi
mise
en
abîme.
L’exposition
Corpusculum
Flotans
dans
le
nouvel
espace
de
la
galerie
Jérôme
Poggi
accueille
en
son
centre
l’installation
vidéo
L’Opérateur,
consistant
en
un
grand
mobile
portant
à
chacune
ses
extrémités
un
vidéoprojecteur
et
un
écran.
Le
film
projeté
a
été
réalisé
dans
un
studio
de
danse
:
la
caméra
est
portée
par
une
danseuse
qui
réalise
autant
de
mouvements
nécessaires
à
l’épuisement
des
mouvements
possibles
d’une
caméra
(travelling
/
panoramique,
avant
/
arrière,
de
la
gauche
vers
la
droite
/
de
la
droite
vers
la
gauche),
accompagnée
d’un
pianiste
interprétant
les
Vexations
de
Satie,
composition
musicale
également
basée
sur
une
combinatoire.
Le
mobile
devient
par
analogie
ballerine
:
au
mouvement
du
film
se
surimpose
le
mouvement
du
mobile,
porté
par
le
mouvement
des
spectateurs.
Filmant
éventuellement
le
miroir
de
la
salle
de
danse,
le
spectateur
peut
faire
face
à
la
caméra
tenue
par
la
danseuse,
et
portée
par
le
bras
du
mobile…
autant
de
médiations
qui
transmettent
un
mouvement
continu,
éventuellement
contradictoire,
au
travers
des
médiations
que
sont
la
caméra,
l’écran,
le
mobile…
donnant
à
L’Opérateur,
en
dépit
de
son
imposante
taille,
les
qualités
flottantes
de
nuages
:
ces
derniers
ne
sont-‐ils
pas
aussi
«
suspendus
au
milieu
du
ciel
»
(Virgile,
Géorgiques,
I,
214)
?
Dans
la
seconde
série
d’œuvres
de
l’exposition,
le
nuage
ne
détermine
plus
le
mouvement
de
l’œuvre,
mais
sa
forme
finale
–
encore
effet
d’une
continuité,
que
l’artiste
a
brillamment
orchestrée.
Au
travers
de
médiations
techniques
simples,
qui
copient
un
mode
de
production
naturel,
Julien
Crépieux
réalise
un
ensemble
de
sérigraphies
sur
mdf
noir
teinté
dans
la
masse.
Leurs
images
reprennent
des
dessins
de
ciel
que
l’artiste
a
empruntés
à
des
gravures
effectuées
lors
des
voyages
de
Lapérouse
et
du
Capitaine
Cook.
Il
rapproche
ces
images
du
traité
de
Luke
Howard
On
the
Modifications
of
Clouds
(1803)
qui
leur
est
presque
contemporain,
dans
lequel
l’auteur
tentait
une
classification
des
nuages,
non
pas
sur
leur
forme,
mais
sur
leurs
modifications.
«
Par
modifications
des
nuages
nous
entendons
simplement
leur
structure
ou
manière
de
s'agréger
»,
indiquait
Howards
:
Crépieux
conserve
ce
mode
de
production
du
nuage,
à
même
leur
image,
puisqu’il
recourt
à
l’évaporation
d’eau
salée,
et
au
dépôt
de
sel
qu’elle
occasionne
sur
le
bois,
et
dont
le
dessin
fait
apparaître,
en
négatif,
les
traits
de
gravure
qui
les
représentent
-‐
sels
non
plus
argentiques
mais
sels
tout
court.
Un
même
mouvement
(agrégation
/
évaporation)
donne
lieu
au
nuage
et
à
son
dessin,
mais
explique
aussi
le
passage
entre
deux
formes
de
nuages.
La
nomenclature
de
Howard,
indéterminée
dans
l’espace
du
ciel,
puisque
les
nuages
ne
sont
que
mouvement,
renvoie
ici
à
un
espace
géographique
vierge
que
seul
le
titre
de
la
sérigraphie
indique.
L’intuition
de
Crépieux
de
lier
le
nuage
à
une
portion
de
terre
retrouve
un
sens
également
ancien
:
selon
Aristote,
«
il
reste
encore
beaucoup
de
la
chaleur
venant
du
feu
qui
a
vaporisé
le
liquide
enlevé
de
la
terre
»
(Météorologiques,
I,
XI,
3).
Le
déplacement
est
à
nouveau
multiple
:
mouvement
dans
le
mouvement,
continuité
et
contiguïté.
C’est
aussi
à
un
double
mouvement
que
renvoie
le
titre
de
l’exposition,
Corpusculum
Flotans,
qui
emprunte
celui
d’une
œuvre
vidéo
plus
ancienne
de
l’artiste,
qui
combine
les
propriétés
des
deux
œuvres
présentées
ici
en
vis-‐à-‐vis
:
à
des
plans
sur
des
nuages
en
mouvements
se
succédant
les
uns
aux
autres,
ainsi
les
mouvements
du
regard
sur
le
ciel,
l’artiste
a
surimposé
des
corps
flottants,
propres
au
sujet
regardant,
présents
par
l’effet
de
persistance
rétinienne.
Un
double
mouvement
dont
l’agent
est
dans
cette
vidéo
le
regardeur,
dans
L’Opérateur
le
mobile,
et
dans
les
sérigraphies
de
ciel
le
récit
gravé
de
l’explorateur.
L’œuvre
absente
de
l’exposition
indique
que
le
corps
flottant,
source
non
pas
du
mouvement,
mais
du
mouvement
dans
le
mouvement,
c’est
mon
propre
corps,
mètre-‐étalon
de
ma
découverte
du
monde.
On
ne
saurait
dire
si
Julien
Crépieux
détourne
des
contenus
de
connaissance
scientifique
en
poésie
scientifique
ou
s’il
y
parvient
en
les
prolongeant.
Quoi
qu’il
en
soit,
ses
œuvres
ont
en
commun
ce
même
effet
de
participation
au
monde
:
non
pas
de
redoublement
mais
de
poursuite
d’un
mode
de
production
dont
la
beauté
se
révèle
à
mesure
que
l’on
prend
conscience
qu’elle
est
aussi
fonction
de
nos
moyens
humains,
techniques
et
culturels
de
perception.
À
l’instar
de
la
rêverie
que
selon
Jackie
Pigeaud,
partagent
Homère,
Platon,
Virgile,
Epicure,
Galien,
Winckelmann
et
quelques
autres,
c’est
là
un
mouvement
qui
«
traverse
les
frontières
des
disciplines
partagées,
(…)
saisit
la
fluidité
des
choses,
la
labilité
du
monde
lorsque
celui-‐ci
vient
à
paraître,
moment
d'indécision
dans
le
temps
et
dans
l'espace
où
la
forme
surgit,
déjà
discernable
et
dicible,
pas
encore
figée
»
(Jackie
Pigeaud,
L’Art
et
le
vivant,
Paris,
Gallimard,
coll.
«Nrf
essais»,
1995,
p.
11.).
Crépieux
prolonge
indéniablement
cette
liste.