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INTERACTIONS HOSPITALIÈRES AU MAROC : LES POLITIQUES D’ACCÈS

AUX SOINS DANS LA PERSPECTIVE DES PATIENTS


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Saadia Radi

De Boeck Supérieur | « Mondes en développement »

2019/3 n° 187 | pages 71 à 84


ISSN 0302-3052
ISBN 9782807392861
Article disponible en ligne à l'adresse :
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https://www.cairn.inforevue-mondes-en-developpement-2019-3-page-71.htm
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DOI : 10.3917/med.187.0071
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Interactions hospitalières au Maroc :
les politiques d’accès aux soins dans la perspective
des patients
Saadia RADI1
L’article soutient que les politiques de santé doivent être élaborées et évaluées
du point de vue des patients. Ce point de vue met en évidence leurs
dysfonctionnements et leurs incohérences. Il permet de saisir les défauts
d’articulation entre les différents secteurs de l’activité de l’État. Les exemples
sont tirés de trois enquêtes qualitatives conduites au Maroc, sur le Régime
d’assistance médicale (RAMed), l’accès aux soins des migrantes subsahariennes
et l’accès à la gratuité des malades atteints d’un cancer.

Mots-clés : politique de santé, accès aux soins, vécu des patients, migrantes
subsahariennes, cancer, Maroc

Classification JEL : I 18, I 38

Hospital interactions in Morocco :


Access to health care policies from a patient perspective
This article argues that health care policies need to be developed and evaluated
from a patient’s point of view, because this point of view highlights the policies’
shortcomings and inconsistencies. Doing so makes it possible to grasp the lack
of articulation between the various sectors of the state’s activity. The examples
are drawn from three qualitative surveys conducted in Morocco, on the
RAMED (Medical Assistance Plan), on access to health care for sub-Saharan
migrants, and on access to free health care for cancer patients.

Keywords: Public policy, access to healthcare, patient experience, sub-Saharan


migrants, cancer, Morocco

1 Université internationale de Rabat, Laboratoire d’études politiques et de sciences humaines


et sociales (LEPOSH). saadia.radi@uir.ac.ma

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L’ hôpital est a priori un lieu hospitalier. Cependant, l’observation des


interactions entre les personnels de celui-ci, les patients et leurs
accompagnants entraîne à penser qu’il ne l’est pas forcément et qu’il est,
parfois, de toute évidence, inhospitalier (Jaffré et Olivier de Sardan, 2003). Ces
situations peuvent découler de multiples raisons et sont observables dans les
pays en développement comme dans les pays développés, mais évidemment
plus dans les premiers que dans les seconds. Il peut y avoir des raisons
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psychologiques à cette inhospitalité et à sa perception, mais les sciences sociales
ne s’intéressent pas à cette question, tout au moins posée en ces termes. Elles
recherchent de préférence les propriétés contextuelles qui déterminent un
certain type d’interactions. D’un point de vue pratique, c’est en faisant
apparaître les origines contextuelles d’un dysfonctionnement qu’il est plus facile
de le résoudre. C’est important, car il est impossible de faire de l’anthropologie
de la santé dans les pays en développement sans s’intéresser au développement
lui-même. Il est donc impossible de faire de l’anthropologie de la santé sans
s’intéresser à un ensemble complexe de politiques publiques, c’est-à-dire sans se
placer dans une perspective holiste. Toutefois, cette perspective holiste est
construite à partir de l’observation de leurs effets ressentis par ceux à qui elles
sont destinées (Revillard, 2018). C’est là qu’elles sont mises à l’épreuve et
qu’apparaissent les tensions auxquels elles sont soumises. Il est étonnant
qu’aujourd’hui encore, il faille insister sur l’importance de cette perspective dans
l’évaluation et, postérieurement, sur le rôle qu’elle devrait tenir dans la
détermination et la réforme des politiques publiques. Il est ainsi flagrant que les
organismes publics, au Maroc, commandent de nombreuses études et
évaluations et qu’ils ont une préférence marquée pour les études quantitatives
ou actuarielles. Pour beaucoup de spécialistes, d’experts ou de décideurs la
méthode quantitative l’emporte sur les méthodes qualitatives, en ce sens que ces
dernières montreraient plus facilement les problèmes qu’elles ne
détermineraient les variables permettant de les régler (Brunet-Jailly, 2018)2.
À cette préférence, s’ajoute la tendance actuelle, qu’on retrouve bien
évidemment au Maroc, à vouloir apporter des solutions précises et
fonctionnelles à des problèmes comme l’accès aux soins ou l’abandon scolaire
(par exemple, Banerjee et Duflo, 2012). Cette tendance s’oppose à l’idée qu’il
faille nécessairement entreprendre des politiques (censément) structurelles
coûteuses et incertaines, que l’Afrique du Nord et l’Afrique de l’Ouest ont
connues dans les années soixante et soixante-dix, notamment (mais pas
uniquement) dans le domaine de la santé. Ces approches orientées vers des
solutions fonctionnelles inspirées par des démarches réductionnistes3 semblent

2 L’article est une attaque polémique contre l’ouvrage d’Olivier de Sardan et Ridde (2014) sur
la gratuité des soins. Voir Olivier de Sardan et Ridde (2018) pour la réponse des auteurs.
3 À proprement parler, toutes les démarches scientifiques sont réductionnistes, mais certaines

le sont plus que d’autres, en ce sens qu’elles recherchent un plus haut degré d’abstraction et
de stylisation des conduites humaines.

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alors se heurter au fait que l’accès aux soins ainsi que la déperdition scolaire
sont liés à de nombreux facteurs qu’un seul dispositif ne peut englober pour
leur apporter une solution d’ensemble. Une simple petite série d’exemples : si la
prise en charge à l’hôpital est gratuite mais si le transport est payant, il peut en
résulter un non-recours ; si le transport est gratuit mais qu’il n’y a pas de route,
il en résultera aussi un non-recours ; il en sera de même s’il y a une route, une
ambulance mais pas de chauffeur payé pour conduire l’ambulance et encore de
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même s’il y a tout mais que le chauffeur n’est pas habilité à prendre en charge
les patients. Le fait qu’il y ait des routes n’est pas lié au fait qu’il y ait des
hôpitaux ; l’absence d’ambulance ne découle pas de l’existence d’un système de
gratuité des soins ; la non-qualification des conducteurs d’ambulance relève
plutôt du plan de formation des ressources humaines des collectivités
territoriales (Gruénais, 2015). En fait, les problèmes qui se manifestent dans la
vie des gens sont liés à des dynamiques et à des mécanismes distincts, même
s’ils se cumulent et rendent particulièrement difficile la vie d’une seule
personne, pour qui c’est une unique et douloureuse expérience. D’un point de
vue analytique, c’est toutefois à partir de ces expériences qu’on peut le mieux
considérer l’articulation et la non-articulation des politiques et des dispositifs
publics. Ne pas tenir compte des parcours des gens ordinaires, et donc de leurs
perceptions et de leurs expériences, c’est rater cette articulation concrète des
politiques, des niveaux et des secteurs. C’est donc, en définitive, perdre de vue
ce qu’il faudrait faire ou réformer.
Cet article est focalisé sur les interactions hospitalières au Maroc, considérées
dans une perspective comparative avec le restant de l’Afrique de l’Ouest,
autrement dit en insérant le Maroc dans son contexte africain, remettant en
cause la tendance à traiter séparément les questions relevant de l’Afrique du
Nord – généralement rattachée au « Monde arabe » et alors dénommée
« Maghreb » – de celles du restant et de la plus grande part de l’Afrique. Le nord
de l’Afrique et l’Afrique sahélienne sont, en effet, largement comparables par
les problèmes que rencontrent les politiques de santé : accès aux soins pour les
très nombreux démunis, insuffisance des structures de santé, pénuries, faibles
salaires des professionnels et démotivations, corruption, insuffisance de la
logistique générale (réseaux routiers, transports) permettant l’accès aux
infrastructures. À de nombreux égards, les pressions s’exerçant sur le système
de santé, de part et d’autre, et leurs conséquences se ressemblent (Streefland,
2005). Cette proximité est parlante, si l’on observe les PIB des pays de la
région : même s’ils sont différents d’un pays à l’autre et si globalement les PIB
des pays de l’Afrique du Nord sont supérieurs à ceux de nombreux pays
subsahariens (particulièrement en Afrique de l’Ouest), les PIB des deux régions
s’avèrent bien plus proches les uns des autres que les plus élevés d’entre eux ne
le sont des pays du Nord de la Méditerranée. Le fond de la question est que la
médecine a un prix, que celui-ci ne cesse d’augmenter, et que les ressources
budgétaires des États de la région sont limitées.
Cette augmentation des coûts et des dépenses de santé est la conséquence de
deux évolutions provenant paradoxalement de l’amélioration des conditions de

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vie et donc, jusqu’à un certain point, des ressources disponibles dans les
sociétés concernées : le développement de la vaccination comme de la santé
maternelle et infantile a favorisé la transition démographique, de sorte que
globalement les individus échappent aux maladies virales et vivent de plus en
plus vieux. Simultanément, le changement social a provoqué la transition
épidémiologique qui fait que l’essentiel des maladies pour lesquelles on recourt
à la médecine sont des maladies chroniques, c’est-à-dire des maladies coûteuses,
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notamment parce qu’elles ne guérissent pas, et parce qu’elles entraînent, avec le
vieillissement, des polypathologies. On pourrait dire, de manière sans doute un
peu imagée, que les populations du Sud contractent de plus en plus des
maladies de riches, tout en continuant à ne pouvoir les prendre en charge
qu’avec des ressources de pauvres. Il en découle une position inconfortable
pour les pouvoirs publics consistant à gérer la pénurie, c’est-à-dire à essayer de
faire le mieux possible sans pouvoir faire bien.
Parallèlement, les attentes des populations ont augmenté, tout d’abord parce
que les États, en prenant en charge l’impératif de développement au lendemain
des indépendances, ont simultanément traité de la protection sociale, la liaison
entre le développement en général et le développement humain se renforçant
au fil du temps. Ce faisant, les gouvernants ont à la fois assumé et suscité des
attentes. Celles-ci se sont ensuite accrues parce que les populations se sont de
plus en plus familiarisées avec la biomédecine et ses capacités de prise en charge
des pathologies. De ce point de vue, la question des échelles semble
primordiale, si l’on veut bien comprendre ce qui est en jeu. Sur une large échelle
– celle des données démographiques comme celle des plans de développement
des infrastructures, – bien des choses se sont améliorées, particulièrement avec
les campagnes vaccinales et l’amélioration de la santé maternelle et infantile. Les
décideurs et les responsables gouvernementaux des politiques de santé sont
ainsi fondés à se prévaloir de l’augmentation globale de l’espérance de vie.
Pourtant, sur une échelle réduite, ces évolutions semblent beaucoup moins
présentes et, à vrai dire, beaucoup moins évidentes. À l’échelle des interactions
hospitalières, les mécontentements se manifestent et sont, sinon largement
majoritaires, du moins importants. Jusqu’à quel point faut-il en tenir compte ?
Sont-ils secondaires ou révèlent-ils des erreurs, voire un biais, dans la
conception des dispositifs ?
Pour donner une importance déterminante au ressenti des usagers, il faut
s’inscrire dans une perspective selon laquelle les politiques sociales au sens
large, dont relèvent les politiques de santé, ne peuvent être valablement évaluées
qu’à partir du point de vue de leurs ressortissants (Revillard, 2018). Beaucoup
de travaux de sciences sociales nous y incitent, et pas seulement des travaux
d’anthropologie. La raison de fond est la suivante : ces politiques visent à
améliorer une situation globale en réglant une multitude de cas individuels. On
ne peut donc éviter de partir de ceux-ci, puisqu’en bonne logique c’est la qualité
de leur résolution pour les bénéficiaires qui validera l’efficacité des politiques.
Le phénomène du non-recours en offre un exemple des plus parlants (Warin,
2006). Si des portions significatives de ressortissants d’une politique publique

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n’y recourent pas, ou n’y recourent que de manière intermittente, c’est qu’ils
sont individuellement insatisfaits de la façon dont celle-ci les prend en charge. Il
en résulte qu’elle est, d’une manière ou d’une autre, biaisée, voire ratée, dans sa
conception ou dans sa mise en œuvre. À ceci s’ajoute un autre phénomène, plus
politique : l’évaluation que les citoyens concernés par une politique publique
qu’ils jugent insatisfaisante font des acteurs gouvernementaux et, plus
largement, des institutions publiques. Cette priorité accordée aux destinataires
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n’implique cependant pas de se désintéresser des autres acteurs des politiques
de santé et plus spécifiquement de l’hôpital. Au demeurant, ces autres acteurs se
situent à la même échelle que les destinataires, puisqu’ils interagissent avec eux.
C’est à partir de cette interaction que l’on peut valablement juger de la qualité,
du succès, ou de l’insuccès, d’une politique de santé.
Cependant, si cette ligne d’évaluation est claire, elle est loin d’être la seule. De
fait, les politiques hospitalières et d’accès aux soins hospitaliers ne sont pas
seulement jugées à leur capacité à satisfaire les patients et leurs familles. Elles le
sont aussi par rapport à leur coût pour les finances publiques. La santé est un
bien qui, selon la raison populaire, « n’a pas de prix mais revient cher ». La
plupart des réformes des systèmes de santé sont ainsi des réformes destinées à
contenir les coûts et la progression des dépenses. On ne discutera pas de la
pertinence de cette orientation. Constatons simplement qu’elle est massive. La
mise en œuvre de ce principe général peut prendre différents aspects, lesquels
ont, bien sûr, un impact sur l’accès aux soins. Une autre ligne d’évaluation
s’imposant aux politiques de santé est leur capacité à respecter des lois, des
règlements et des principes de management qui n’ont qu’une relation indirecte,
voire aucune relation avec les impératifs de soins, ou pas de relation du tout.
C’est le cas de la prise en charge des étrangers, et notamment des migrants en
situation irrégulières. Mais c’est aussi le cas du respect des horaires de travail, de
la carrière des personnels hospitaliers. Autrement dit, l’hôpital met ensemble
des catégories d’actions qui renvoient à diverses contraintes et à différentes
règles. Il faut en tenir compte, parce qu’elles participent à la construction du
contexte. Cette complexité des interactions hospitalières doit, en outre, être
mise en relation avec les dispositifs d’accessibilité et avec l’existence, ou non, de
soutiens et d’accompagnement des patients dans leur vie ordinaire. Il n’est pas
certain, en effet, qu’une personne malade mais n’ayant pas suffisamment de
ressources pour se nourrir puisse dégager des ressources pour se soigner. De
toutes ces choses, diverses dans leur origine comme dans leur but, le patient
opère la synthèse ; il en vit les tensions dans son parcours de soins.
On présentera successivement ces contextes et les interactions qui en résultent
au Maroc (partie 1). On montrera, ensuite, comment ces situations observées
impliquent des systèmes de références et des dispositifs publics qui ne sont pas
toujours cohérents, de sorte qu’y remédier ne saurait passer par une seule
politique ou n’impliquer qu’un seul mécanisme (partie 2). La conclusion
soulignera l’importance que devrait revêtir pour les décideurs des politiques
publiques ce type d’approches

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1. INTERACTIONS HOSPITALIÈRES

L’observation des interactions hospitalières marocaines a eu lieu à trois


occasions : à l’occasion d’une enquête conduite en milieu hospitalier sur l’accès
aux soins des bénéficiaires du Régime d’assistance médicale (RAMed)4 – le
dispositif de gratuité des soins à l’hôpital pour les démunis –, à l’occasion d’une
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deuxième enquête plus spécifique sur l’accès aux soins des bénéficiaires du
RAMed atteints d’un cancer5 et, enfin, à propos de l’accès aux soins de santé
sexuelle et reproductive des migrantes subsaharienne au Maroc6. Les
interactions hospitalières se caractérisent par une importante inadéquation entre
la structure de la demande et la structure de l’offre. La mise en œuvre du
RAMed a entraîné, à partir de 2012, un afflux de patients alors que la capacité
des infrastructures à les prendre en charge n’avait pas été développée. La
Stratégie sectorielle de santé 2012-2016 proposée par le ministère de la Santé en
mars 2012 – c’est-à-dire au moment de la mise en œuvre du RAMed –
identifiait deux contraintes pesant sur le système de santé : l’accès aux soins et la
pénurie aiguë en ressources humaines (Ministère de la Santé, 2012, 13-18). En
même temps, elle décrivait les actions permettant de remédier aux insuffisances
du système, insistant sur le renforcement de l’accueil (Ibid., 24), la disponibilité
effective des médicaments (Ibid.) et faisait de l’amélioration de l’accès aux soins
le premier axe de la politique à suivre (Ibid., 34 et suivantes), notamment en
renforçant l’offre hospitalière (Ibid., 37), la dotation des pôles régionaux en
plateaux techniques : IRM et scanners (Ibid., 38), en achevant la mise à niveau
des pharmacies hospitalières (Ibid.) et en généralisant la prise de rendez-vous
par Internet et par téléphone (Ibid.). En d’autres termes, les structures
hospitalières n’étaient pas en mesure de gérer l’afflux des bénéficiaires de la
gratuité.
Il en découla des frictions dès l’accueil, puisque le personnel hospitalier se
retrouva d’emblée à devoir gérer une pénurie accrue du fait de l’afflux. À ceci
s’ajouta le respect de la filière de soin et de la prise en charge administrative. Le

4 Enquête qualitative conduite entre 2015 et 2016, par le LEPOSHS et le Laboratoire


internationation associé (LIA) « Inégalités, développement et équilibres politiques » (IDE)
du Centre nationale de la recherche scientifique (CNRS, France), dans le cadre de
l’évaluation du RAMed pour l’Observatoire national du développement humain (Maroc).
Elle a été menée auprès des patients du CHU de Rabat et du CHU de Fès. Elle a été
autorisée par le Comité d’éthique de la Faculté de Médecine de Rabat. Elle a impliqué
l’observation du fonctionnement des services et des entretiens semi-directifs avec
différentes catégories du personnel hospitalier (N = 25) et de bénéficiaires (N = 35).
5 Enquête conduite entre 2016 et 2018, par le LEPOSHS et le LIA IDE du CNRS, dans le

cadre d’un projet financé par l’Institut de recherche sur le cancer (Maroc). Elle a été menée
auprès des patients du CHU de Fès et des hôpitaux provinciaux de Meknès et de Khénifra
(N = 52). Elle a été autorisée par le Comité d’éthique de la Faculté de Médecine de Fès.
6 Enquête conduite en 2018, par le LEPOSHS, auprès de migrantes subsahariennes (N = 170)

ayant fréquenté des structures de soins à Rabat, Casablanca, Fès, Oujda et Agadir. Elle a été
autorisée par le Comité d’éthique de la Faculté de Médecine de Casablanca.

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Interactions hospitalières au Maroc : accès aux soins et perspective des patients 77

respect de la filière implique de n’aller à l’hôpital provincial ou régional qu’en y


étant envoyé par le centre de santé, qui prend en charge gratuitement la santé
primaire, et de n’aller au CHU qu’en y étant envoyé par l’hôpital provincial ou
régional. S’agissant des contraintes administratives, il y a principalement la
présentation des documents attestant du bénéfice de la gratuité, du
référencement7 et de la prise de rendez-vous, puisqu’un patient envoyé par le
centre de santé à l’hôpital ou par l’hôpital au CHU s’y rend d’abord pour
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prendre rendez-vous. Dès ce stade rien n’est donc aisé :
« La préposée à l’accueil prend les dossiers par une fenêtre et les patients n’ont pas accès au
bureau. La réception des dossiers est de 8h30 à 11h. Les patients déposent les dossiers pour
obtenir un rendez-vous et reviennent entre 14h et 16 h pour connaître quand leur rendez-vous
aura lieu (en général entre deux et trois mois). Cette manière d’organiser a pour but d’éviter
que les usagers s’entassent devant le guichet. La réceptionniste reçoit les dossiers et les passe à
sa collègue qui introduit la demande dans son ordinateur. Une remarque : les deux employées
ont un seul ordinateur. Ainsi, lorsque celle qui reçoit les dossiers termine son travail de
réception à 11h, elle ne peut pas travailler sur le même ordinateur que sa collègue qui continue
à introduire les demandes. Elle prend donc une partie des dossiers et elle va les traiter dans un
autre service, en cherchant un ordinateur libre. De même, il n’y a qu’une seule imprimante
pour cinq services. Ceci explique que les rendez-vous ne sont pas toujours prêts à 14 h, quand
les patients reviennent pour les connaître. Les patients qui habitent dans la ville partent et
ceux qui habitent loin restent jusqu’au lendemain ou partent et reviennent un autre jour. Des
personnes peuvent venir à 8h30 et partent à 16h30. Après une longue attente, des patients
peuvent partir sans avoir de rendez-vous parce qu’un document manque ou parce que le
médecin qui a rempli le document pour les envoyer au CHU a porté un examen sur
l’ordonnance et un autre sur la fiche de renvoi, ou tout simplement parce que le médecin de
l’hôpital provincial n’a pas mis sur la fiche la fameuse phrase « non disponible » avec
l’indispensable tampon. Les patients sont crispés et inquiets, ils ont peur d’un refus pour telle
ou telle raison, les uns s’énervent et d’autres prient. Un jeune homme a insulté la préposée à
l’accueil. Durant cette matinée trois ou quatre dossiers étaient refusés. »8
Les interactions suivantes s’avèrent également très problématiques à cause de
l’attente induite par l’insuffisance des ressources humaines et matérielles
(équipements d’imagerie médicale, des blocs opératoires, etc.) et la pénurie de
médicaments ou de dispositifs médicaux. Les patients ont du mal à comprendre
cette situation, qui contredit à leur yeux le principe de gratuité :
« Je suis de Rabat et je suis diabétique. Je viens faire les analyses. J’attends depuis longtemps.
Je ne sais pas depuis combien de temps, parce que je ne sais pas lire. Regarde les papiers. Les
gens qui ont le RAMed attendent longtemps. Je dois faire un scanner depuis un an. Chaque
fois on reporte le rendez-vous. C’est un scanner pour les poumons. Chaque fois on me dit que
le scanner est en panne, cela me rend malade. Quand je suis allée me renseigner dehors sur le

7 Le document par lequel une structure de soins envoie le patient à la structure immédiatement
supérieure.
8 Extrait du carnet de terrain, CHU de Fès, juin 2015.

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prix on m’a dit 1 500 DH [aux alentours de 130 €] et moi je ne peux pas payer cette
somme. »9
Les patients se rendent rapidement compte que la gratuité a un coût, dans la
mesure où les pénuries les obligent à quitter ponctuellement le parcours de
soins gratuit. Nous citons un cas un peu long mais très éclairant et parfaitement
représentatif :
« C’est ma mère qui est malade, elle a le RAMed. Elle a un cancer du foie et je l’ai amenée
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pour une hospitalisation. J’attends depuis huit heures et demie et on vient de me dire
qu’aujourd’hui il n’y a pas d’hospitalisation. Nous sommes de Khémisset. Ma mère a eu le
RAMed avant qu’elle sache qu’elle a le cancer. Elle avait mal et elle est allée à l’hôpital du
quartier plusieurs fois et chaque fois on lui donnait des comprimés qui ne servaient à rien.
Après six mois, elle est allée voir un médecin privé, un spécialiste à Khémisset qui l’a suivie
pendant un an et chaque fois il lui dit des choses différentes : tu as un microbe aux intestins,
etc. Pendant ce temps, moi je n’étais pas là. Quand je suis revenu je suis allé voir le spécialiste
qui m’a dit qu’il faut lui faire un scanner abdominal et m’a demandé d’aller après voir un
spécialiste à l’hôpital provincial de Khémisset. Je suis allé à Salé et je lui ai fait le scanner à 1
600 DH. Je ne suis pas venu le faire ici, parce que ma mère risque de mourir avant d’avoir le
rendez-vous, c’est ça la vérité. On a fait aussi toutes les analyses et je suis retourné à l’hôpital
provincial de Khémisset qui m’a envoyé voir le spécialiste ici. Quand je suis allé, j’ai montré le
dossier de ma mère et on m’a donné un rendez-vous pour une hospitalisation aujourd’hui et là
on me dit qu’on ne peut pas l’hospitaliser. C’est la première fois que je l’amène ici. Quand on
m’a donné le rendez-vous et on m’a dit d’acheter une seringue, une aiguille de ponction qui
coûte 350 DH et une bouteille d’alcool à 90° qui coûte 35 DH. Moi je travaille en Afrique,
dans une société de génie civil, c’est pour cela que je peux payer pour ma mère et je fais mon
devoir en tant que fils. Je viens de rentrer définitivement au Maroc à cause de la maladie de
ma mère. Heureusement que je peux aider ma mère, sinon elle, parce qu’elle ne pourrait rien
payer, elle ne peut même pas payer la seringue. Dans le cas de ma mère le RAMed n’offre que
les médecins. »10
En fait, les bénéficiaires du RAMed se retrouvent à toujours devoir supporter,
par leurs paiements, les failles de la gratuité. Cette situation reproduit
partiellement la situation précédant l’instauration du RAMed, où chaque acte
médical impliquait la recherche d’une gratuité ponctuelle – par l’octroi d’un
certificat d’indigence11 – et de ressources permettant de compléter les parcours
de soin (Ferrié et Radi, 2015). Cette obligation de payer suscite
l’incompréhension des malades et de leurs accompagnants, puisqu’elle contredit
le principe affirmé de gratuité. De fait, la loi instituant le RAMed avait précisé
que ce principe n’était engagé qu’en fonction de ce qui était disponible dans les
liens de soin, mais c’est aspect des choses a bien sûr été moins publicisé que la

9 Entretien avec une patiente, CHU de Rabat (Avicenne), avril 2015. Tous les entretiens, qui
suivent, ont été enregistrés et retranscrits.
10 Entretien avec le fils d’une patiente, CHU de Rabat (Avicenne), avril 2015.
11 Donné par les agents d’autorité pour assurer la gratuité d’un acte spécifique. Il y a donc

autant de certificats que d’actes (ou au moins de séquences d’actes dans un lieu de soin).

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Interactions hospitalières au Maroc : accès aux soins et perspective des patients 79

gratuité. À ceci, s’ajoutent les délais pour accéder aux consultations, aux
examens et aux soins :
« J’ai le RAMed depuis un an. Quand je suis tombée malade et comme je suis pauvre et que
je n’ai rien, on m’a dit d’amener le RAMed. J’ai le goitre. Quand j’ai demandé le RAMed,
c’était long, j’ai attendu longtemps. Les papiers sont allés à Khémisset. Un monsieur est allé
les supplier, en leur disant que j’étais malade et que je n’avais rien. Depuis que j’ai le
RAMed, le médecin du quartier me remplit le papier pour l’hôpital ; après je vais à l’hôpital
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de Khémisset pour faire tamponner le papier. Ils m’ont torturé. Ils me disent de tamponner
avant de venir ici (au CHU de Rabat). Quand je viens ici, on me renvoie parce qu’il manque
quelque chose ou on me demande de faire deux copies de la carte d’identité et de la carte du
RAMed ou d’aller ailleurs, au CHU de Fès. Ceux qui payent passent rapidement et ceux
qui ont le RAMed, on les retarde. Ceux qui ont un piston et ceux qui ont de l’argent ont les
fait passer rapidement. Je suis ici depuis huit jours. »12
Ces paiements et ces délais suscitent, auprès des bénéficiaires, l’idée de
discrimination et de corruption, qui s’ancre dans l’expérience directe ou
indirecte et plus ou moins répétée de ce mal endémique au Maroc (Akesbi,
2008). Spontanément (mais non sans raisons), les patients et leurs familles sous-
déterminent les difficultés objectives des structures de soins et de leurs
personnels. On a pu observer la même attitude chez les migrantes
subsahariennes. En cas de malaise ou de maladie, elles se rendent dans les
centres de santé où elles sont reçues par un médecin généraliste qui peut
également les renvoyer vers une structure hospitalière, s’il considère que la
patiente doit faire l’objet d’une consultation spécialisée. Nombre de ces
migrantes se plaignent du déroulement des consultations et de l’accueil dans les
structures hospitalières. Elles disent ne pas avoir été auscultées par le médecin
et que la consultation se limite, dans la plupart des cas, à un court interrogatoire
pour faire le diagnostic de la maladie. Ce comportement est perçu par les
migrantes comme une forme de discrimination, voire du racisme, de la part des
médecins qui « s’en foutent pas mal ». Certaines pensent que c’est une manière de
les décourager : « Je suis allée au centre de santé, le médecin ne m’a pas touché, il n’a pas
posé la main sur moi et il m’a prescrit des médicaments ». Plusieurs migrantes croient
que le comportement des médecins est dû principalement au racisme : « Ils ne
veulent pas toucher la peau noire »13. De fait, la rapidité de la consultation tient
d’abord à l’adaptation des médecins à un nombre de patients particulièrement
important. Toutefois, l’essentiel de ce qui ne va pas se retrouve aussi bien dans
les consultations des marocaines que dans celle des migrantes. En fait, la prise
en charge des migrantes ne fait que souligner les dysfonctionnements du
système marocain. Ceci a été également observé dans ce grand pays
d’émigration intra-africaine qu’est le Kenya (Arnold et al., 2014).
Il découle de cet ensemble de perceptions des difficultés et des frictions avec les
personnels soignants. Ceux-ci font montre d’un évident énervement dans

12 Entretien avec une patiente, CHU de Rabat (Avicenne), avril 2015.


13 Entretien avec une migrante originaire de Côte-d’Ivoire, Casablanca, mars 2018.

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80 Saadia RADI

plusieurs situations où ils doivent, à la fois, gérer l’afflux et subir le


mécontentement légitime des patients consécutifs aux conditions pratiques de
leur prise en charge. Ils subissent alors un véritable stress, qui peut entraîner des
débordements (Jewkes, Abrahams et Mvo, 1998). À tout le moins, ressentent-ils
souvent l’attitude des patients comme particulièrement problématique et
agressive :
« Les gens sont impatients. Parfois, quand je suis avec un malade stressé, il faut que je discute
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avec lui afin de le calmer, mais les personnes qui attendent s’énervent et montrent leur
mécontentement. Elles peuvent devenir agressives. Moi aussi je suis un être humain et il
m’arrive de crier. Je les comprends, ils sont malades, mais il y a des limites. Les gens, quand
ils viennent ici, ils viennent avec des a priori, ils pensent qu’on ne fait pas notre travail, qu’on
est des corrompus, donc ils s’énervent vite et ils peuvent devenir agressifs. Il suffit d’un petit
geste qui ne leur plait pas et ils explosent. »14
Au-delà donc de la corruption ordinaire (Akesbi, 2008) et de la discrimination,
on constate une tension provenant des conditions matérielles de l’accès aux
soins découlant de la pénurie et, plus largement, de problèmes d’infrastructure,
dont les effets sont ressentis de part et d’autre de l’interaction médicale.

2. LA PÉNURIE ET L’INSUFFISANCE DES


INFRASTRUCTURES

Dans un article portant sur la gratuité des soins au Mali, Touré (2012) a montré
comment celle-ci y provoquait justement un antagonisme entre les personnels
de santé et les patients, qui suspectaient ces personnels de ne pas délivrer, sous
différents prétextes (notamment la pénurie), les soins disponibles, dès lors que
les patients ne payaient pas. Symétriquement, les personnels faisaient porter à la
gratuité la responsabilité d’une dégradation sensible de leurs conditions de
travail (Ibid.). Si l’on considère simultanément les deux attitudes, les personnels
de santé vivraient mal qu’on prenne en considération la situation des soignés
tout en prenant pas du tout en considération celle des soignants. Les
professionnels de santé, ont en effet des intérêts catégoriels. Ces intérêts sont
totalement distincts de ceux des usagers mais inséparables des logiques
d’acteurs dans lesquels les place l’interaction hospitalière (Ridde, 2011).
L’insuffisance des rémunérations se présente clairement comme l’un des
éléments dénaturant cette interaction hospitalière en Afrique de l’Ouest (Van
Lerberghe et al., 2002). Le constat est le même dans le cas du Maroc.
Jusqu’à un certain point, le terrain marocain tend à valider une partie des
observations conduites en Afrique subsaharienne. Toutefois, si l’on a pu
observer l’énervement des personnels hospitaliers marocains consécutif à
l’afflux, il est apparu davantage lié à l’alourdissement du travail qui en résultait

14 Entretien avec une ancienne assistante sociale du CHU de Fès, juin 2015.

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Interactions hospitalières au Maroc : accès aux soins et perspective des patients 81

et à l’agressivité des usagers qu’à un défaut de rémunération. C’est l’état de


pénurie de l’hôpital qui est d’abord mis en cause. En d’autres termes, il y a une
articulation entre l’afflux produit par la politique de gratuité et l’état initial
d’insuffisance des structures publiques de santé. Il s’agit d’un point
d’achoppement du dispositif du RAMed qui n’a pas été conçu en fonction de la
réalité observable du système mais de la volonté d’améliorer la situation
sanitaire des pauvres et des vulnérables, en tant que catégories sociales, sans
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commencer par améliorer les capacités de prise en charge des hôpitaux. Ainsi,
plus que la logique des acteurs de ce système, faudrait-il interroger la logique
des décideurs de la réforme. Ceux-ci, contrairement aux décideurs de l’Afrique
subsaharienne, n’ont pas vu leur décision influencée par les pressions
extérieures provenant des agences internationales (Olivier de Sardan et Ridde,
2012). Elle a, en revanche, résulté d’attentes et de nécessités intérieures, les
conduisant à sous-déterminer les difficultés du contexte infrastructurel.
Ce qui est intrinsèquement intéressant dans l’observation ethnologique, c’est-à-
dire dans la lecture des politiques de santé à partir des interactions hospitalières
à laquelle on vient de se livrer, c’est que les réactions et les comportements des
parties prenantes, et en particulier celles des patients, sont directement
déterminées par ce qui n’a pas été fait, ou a été mal fait, au moment de la
conception et, plus largement, des insuffisances documentables d’autres
politiques publiques. C’est le cas, notamment, des difficultés d’accès
géographique. Nous avons pu noter, lors de nos enquêtes, que les patients se
plaignaient particulièrement de l’insuffisance et du coût des transports. Ceci
provient de ce qu’il n’existe pas au Maroc un système efficace d’ambulances et
de transports sanitaires (Gruénais, 2015). Lors d’une enquête conduite en 2015
auprès d’un échantillon de patients et d’anciens patients du CHU de Fès (N = 2
417), il est apparu que seulement 10% d’entre eux, toutes pathologies
confondues, étaient arrivés au CHU par ambulance15. Les autres y étaient
arrivés en « grand taxi » (63%), en car (13%), en voiture conduite par un proche
(9%) ou en faisant de l’auto-stop (6%). Ces difficultés de prise en charge ne
sont pas directement liées au RAMed mais aux politiques d’aménagement du
territoire et à la politique générale de la santé. La connexion entre inégalités
d’aménagement et difficultés d’accès se retrouve dans beaucoup d’autres
situations que la situation marocaine et n’est pas propre aux espaces ruraux.
Elle a pu être observée avec toutes ses conséquences à Dakar, en fonction des
quartiers (Ndonky et al., 2015).
Une partie des problèmes caractéristiques de l’insuffisance hospitalière, tels que
perçus du point de vue des patients et de leurs accompagnants, ne tient pas au
dispositif de gratuité en lui-même, en ce sens qu’il serait trop restrictif ou

15 Il s’agit du volet quantitatif de l’enquêté déjà citée, conduite entre 2015 et 2016, par le
LEPOSHS et le LIA IDE du CNRS, dans le cadre de l’évaluation du RAMed pour
l’Observatoire national du développement humain (Maroc). Le volet quantitatif a été dirigé
par le Professeur Saïd Hanchane.

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82 Saadia RADI

particulièrement difficile à mettre en œuvre, mais à la situation dans laquelle ils


se trouvent ou dans la situation – y compris géographique – dans laquelle se
trouvent les structures de soin. La difficulté pour se déplacer et, selon les cas,
pour séjourner à proximité de l’hôpital dans l’attente d’un rendez-vous, est
d’abord une difficulté parce qu’il s’agit de populations pauvres qui n’ont pas les
moyens de pallier ce que la RAMed ne prend pas en charge. L’état des
transports et des route est aussi en cause, indépendamment du dispositif et de
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l’état de l’hôpital. Dans les lieux éloignés des réseaux routiers et enneigés en
hiver, les patients suivant une chimiothérapie sont parfois contraints de
renoncer à des séances. L’absence de matériel ou le mauvais état de celui-ci est
directement lié à l’insuffisante part du budget de l’État consacrée à la santé. Il
s’agit de choix politiques, qui répondent à des priorités. On ne le discute pas ici,
mais on pointe leurs conséquences pratiques. Ce qui est certain concernant la
lisibilité des politiques publiques, c’est que les patients et leurs familles ont du
mal à distinguer que ce qui va mal, alors qu’ils entendent bénéficier d’un
dispositif précis de gratuité, provient souvent, non du dispositif lui-même, mais
d’autres politiques conduites ou de situations n’étant prises en charge par aucun
dispositf. L’éclatement des politiques publiques ne correspond pas à la saisie
individuelle des problèmes. Ce biais de perception (qui n’en est pas un du point
de vue des individus concernés) accroît nettement la conflictualité dans les
interactions. C’est à ce biais qu’il faut raccrocher partiellement la perception des
migrantes, qui voient dans l’absence d’auscultation autre chose que le fait que la
plupart des médecins des centres de santé n’ont tout simplement pas le temps
d’ausculter ou d’interagir longuement avec les patients à cause de l’afflux. On
parle, ici, de 30 patients, ou plus, pour une matinée de consultation.
Un autre enseignement de l’observation des interactions, lorsqu’elles sont liées à
l’application d’un dispositif de gratuité précis, c’est que l’ingéniosité d’un
dispositif ne pallie pas – sans même parler de la qualité de sa mise en œuvre –
les insuffisances du développement ou du modèle de développement choisi, car
cela ressemble « à bien réparer une partie d’un moteur tout en ne remédiant pas
à la vétusté des autres ». Si beaucoup de patients se rendent au CHU, c’est aussi
parce que les structures inférieures sont insuffisamment équipées et
insuffisamment dotées de ressources humaines. La gratuité ne change rien à
cela. Durant les enquêtes citées, nous avons pu observer que nombre de
patients étaient renvoyés dans les structures supérieures parce que les structures
dont ils relevaient normalement n’avaient pas les ressources qu’elles auraient dû
avoir pour les traiter. Ceci pose une question sans doute plus large concernant
l’idée selon laquelle la mise en place de mécanismes précis peut améliorer une
situation globale, si les mécanismes ont été bien étudiés en amont. On retrouve
largement cette idée dans de nombreuses politiques sociales fondées sur les
essais randomisés contrôlés (ERC), qui tendent à isoler une variable suffisante
pour régler une situation. Elle implique une simplification problématique du
réel (Abdelghafour, 2017) alors qu’une simple observation analytique de la
situation et du ressenti des ressortissants d’une politique publique montre bien
les limites de la spécialisation ou de la sectorisation des dispositifs d’aide.

Mondes en Développement Vol.47-2019/3-n°187


Interactions hospitalières au Maroc : accès aux soins et perspective des patients 83

CONCLUSION

La question se pose, pour conclure, de ce que peuvent faire de ces observations


les décideurs des politiques de santé. Dans l’idéal, en effet, une politique de
santé devrait être conçue en fonction des attitudes et des besoins concrets de
ses bénéficiaires, à condition, toutefois, de ne pas les rattacher à une seule
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variable et d’admettre que certaines politiques sont concrètement
intersectorielles, en d’autres termes, que les bénéficiaires relient par leurs actions
les résultats de différentes politiques publiques. C’est ainsi que pour aller à
l’hôpital, il faut des moyens de transport, et ceux-ci impliquent des routes, des
systèmes de maintenances, des formations pour ambulanciers, autrement dit un
ensemble de politiques publiques envisagées et conduites dans des secteurs
différents. Dans les politiques évoquées, la prise en charge des malades par le
RAMed et l’accès aux soins des migrantes subsahariennes, l’intersectorialité
inhérente à la prise en charge est insuffisamment prise en compte par les
décideurs. Se manifeste aussi un problème de convergence des politiques
publiques. En fait, les dysfonctionnements, les incertitudes et les
mécontentements qu’on peut percevoir au cœur de l’interaction hospitalière
résultent de dysfonctionnements, d’incertitudes et d’ambiguïtés se jouant sur
d’autres échelles mais s’incarnant dans des interactions ordinaires.
L’observation de celles-ci permet, notamment, de pointer les défauts
d’articulation entre les politiques publiques. Dans le cas des migrantes
subsahariennes, le principe d’humanisme de l’accueil, mis en avant par le
gouvernement marocain, à propos de sa politique migratoire, se trouve
contredit par les difficultés d’accueil des mêmes migrantes dans le système
hospitalier. Le principe de gratuité des soins hospitaliers pour les pauvres se
trouve, quant à lui, contredit par l’inadaptation du système hospitalier comme
par l’inexistence d’un dispositif efficace de prise en charge des transports.
Comprendre ce que les gens font, en développant les approches qualitatives
dans l’évaluation et la conception des politiques de santé, ne consiste pas
seulement à mieux appréhender les besoins et les biais inhérents aux individus
et aux contextes, afin d’adapter les dispositifs de prise en charge ou de soins à
ceux-ci, mais à découvrir les défaillances internes de l’action publique, dont le
malaise des bénéficiaires est d’abord le symptôme.

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