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Psorbonne 14832 PDF
Psorbonne 14832 PDF
DOI : 10.4000/books.psorbonne.14832
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 24 janvier 2019
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9791035102531
http://books.openedition.org
Édition imprimée
ISBN : 9782859447700
Nombre de pages : 182
Référence électronique
LARRÈRE, Catherine (dir.) ; HURAND, Bérangère (dir.). Y a-t-il du sacré dans la nature ? Nouvelle édition
[en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2014 (généré le 26 mars 2020). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/psorbonne/14832>. ISBN : 9791035102531. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.psorbonne.14832.
Y a-t-il du sacré
dans la nature ?
sous la direction de
Bérengère Hurand et Catherine Larrère
Publications de la Sorbonne
2014
Illustration de couverture : Jean-Baptiste Laheyne.
ISBN 978-2-85944- 770-0
ISSN 1255-183X
Remerciements
Le colloque « Y a-t-il du sacré dans la nature ? », dont ce livre est extrait,
s’est tenu les 27 et 28 avril 2012, à Paris, au centre Panthéon.
S’il a pu avoir lieu, c’est grâce à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
au centre de Philosophie contemporaine, et au soutien de la mairie de Paris
et du Nouvel Observateur ; qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.
Nous tenons à remercier particulièrement Baptiste Lanaspèze, des éditions
Wildproject de Marseille, membre du comité scientifique et d’organisation,
qui nous a prêté sa précieuse assistance éditoriale et ouvert l’espace numé-
rique de Wildproject.
Dès l’été 2012, la revue en ligne Wildproject publiait en avant-première
de nombreux extraits de communications et entretiens des contributeurs
(http://www.wildproject.org/journal/).
C. Larrère et B. Hurand
Introduction
Irréductible nature
Bérengère Hurand
Paris
1. L. White Jr., « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 10, mars 1967,
p. 1203-1207.
2. Comme l’a fait en juin 2009 le colloque de Lausanne sous la direction de Dominique
Bourg. Voir D. Bourg, Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor
et Fides, 2010.
8 y a-t-il du sacré dans la nature ?
3. « Sachez donc […] que par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque
autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière
même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises
toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même
façon qu’il l’a créée », Descartes, Le Monde, chap. VII.
introduction. irréductible nature 9
4. Cette thèse reçoit un soutien de la part de Jean-Pierre Dupuy, qui explique dans La
marque du sacré (chap. II) que le mode de développement techno-scientifique qui conduit
à la surexploitation des ressources naturelles ne va pas à l’encontre du christianisme, mais
en est l’exacte continuation. Le péché d’hybris, l’interdiction de « jouer à être Dieu », sont
plutôt grecs que judéo-chrétiens : le christianisme représente au contraire l’homme comme
cocréateur du monde.
5. M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 128.
10 y a-t-il du sacré dans la nature ?
9. M. Douglas, Comment pensent les institutions, trad. fr. A. Abeillé, Paris, La Découverte,
2004 [1986], p. 37.
14 y a-t-il du sacré dans la nature ?
l’erreur des modernes ; c’est abstraire le sujet de son lien ontologique avec le
milieu. Pour réactiver le sentiment d’appartenance, il faut éviter la « décos-
misation » du sujet en renouant avec l’ancienne mésologie. Le sacré est une
notion nécessairement relative : il n’y a pas de sacré dans la nature, mais des
espaces et des êtres investis de sens par des populations. Or, l’attachement de
ces populations pour la nature, c’est-à-dire pour leur milieu de vie, n’est pas
abstrait ; il ne découle pas d’un raisonnement, mais d’une manière de vivre.
Car c’est par le moyen de son corps éco-techno-symbolique que l’homme a
accès à la réalité, qu’il faut appeler « écoumène » pour comprendre qu’elle
n’est jamais objective. Et en tant qu’animal néotène, il ressent structurelle-
ment, pour être lui-même, le besoin de s’aliéner à un Autre. S’il y a un sacré,
il ne peut donc être inscrit que dans cette relation-là, charnelle, particulière :
les sociétés, comme les individus, se découvrent symboliquement dans ce
qui les entoure. C’est ainsi que l’anthropologie identifie ce dont l’éthique
a l’intuition, à savoir que « quelque chose » se joue dans notre relation à
la nature : ce qui se joue, c’est notre humanité – non pas seulement biolo-
gique, mais aussi culturelle. Et s’il y a un lien à renouer, à réparer, ce n’est
pas avec une nature abstraite, lointaine, indifférenciée, artificielle ou sanc-
tuarisée à la manière des parcs nationaux.
Nous touchons là ce qui est peut-être la plus grande vertu du sacré, de
quelque culture qu’il provienne : il nous rappelle le rôle fondamental de l’ex-
tériorité et de la dépendance pour notre constitution individuelle ou sociale.
Augustin Berque associe le phénomène à la néoténie, et pense qu’aucune
réalité ne peut mieux tenir ce rôle que la nature comme milieu de vie. Pierre
Charbonnier le comprend à la lumière de la sociologie de Durkheim. Son
analyse du totémisme montre en effet que sans extériorité naturelle, réelle
ou fictive, les sociétés ne pourraient se donner d’elles-mêmes une représen-
tation, et les rapports sociaux seraient impossibles. La nature n’est pas « un
arrière-plan physique invariable et neutre, mais un ensemble de réalités enga-
gées dans la dynamique sociale » : « Les hommes y reconnaissent quelque
chose qui conditionne leur destin commun », et parce qu’elle leur renvoie
leur propre image, ils l’investissent d’un caractère sacré – en la mythifiant et
la symbolisant. Aujourd’hui, le sacré s’est largement déporté sur l’individu,
devenu le principe et la fin des sociétés occidentales ; mais au passage, nous
avons rompu les liens constitutifs avec l’extériorité, et c’est une compréhen-
sion essentielle du social que nous avons perdue. Pour Pierre Charbonnier, il
appartient à l’écologie politique de réaffirmer la dépendance du social et de
réactiver ainsi sa dynamique, en produisant un analogue des schèmes poli-
tiques archaïques décrits par la sociologie, sans renoncer aux acquis histo-
riques de sécularisation. Trouver le moyen de faire société avec cette nature qui
s’offre à nous, traversée par l’histoire et l’action humaines : c’est-à-dire à la
16 y a-t-il du sacré dans la nature ?
fois entretenir de bonnes relations avec elle, et se faire société, parce qu’elle
construit en retour la société que nous formons.
La nature n’est donc pas sacrée en elle-même, ni parce qu’elle signifie
autre chose qu’elle-même, mais parce qu’elle est notre demeure – c’est-
à-dire un peu nous-mêmes. Jean-Philippe Pierron part du même constat :
la nature, là où nous habitons, n’est pas « séparée » au sens physique. Elle
ne peut l’être qu’au sens symbolique : distinguée, protégée. Mais doit-on
pour autant la dire « sacrée » ? Le mot est peut-être un peu fort ; car la
nature est vécue, elle est familière. Cette évidence est à réaffirmer, et avec
elle, tout un univers symbolique à redessiner, une « poétique de la Terre »
à élaborer entre une phénoménologie de l’appartenance et une herméneu-
tique culturelle. Si « les traditions culturelles se fatiguent », la poétique
ne cesse de se réinventer à partir de l’expressivité cosmique de la nature :
symboles, poèmes, œuvres d’art en sont autant de hiérophanies séculières.
Les décrire, c’est donner à l’écologie une dimension spirituelle transconfes-
sionnelle : lui donner les moyens de penser l’expérience pathique de « l’être
humain sur la Terre », sans en faire pour autant le véhicule d’un néopaga-
nisme. Dans notre ancrage charnel à la nature, dans la « joie cosmique » de
se sentir vivant, il y a une relation essentielle à éprouver et à méditer ; tel
est le sujet de l’« écophénoménologie ».
Or, pour Jean-Philippe Pierron, cette prise de conscience pourrait bien avoir
la vertu de « [nous libérer] du caractère instrumental et fonctionnel d’un
monde unidimensionnalisé » – celui-là même que décrit Roger Gottlieb.
Prendre la décision de voir « du sacré » dans la nature, ce serait donc accepter
l’appartenance, c’est-à-dire l’hétéronomie de l’humanité, mais en même
temps se libérer d’une aliénation plus dangereuse, cette « relation addictive
au progrès » qui a des conséquences morales, politiques et sociales désas-
treuses. Stéphane Lavignotte pressent également que l’invention d’une
nouvelle forme de sacré, ce sacré « participatif et frugal » naissant de la
rencontre singulière avec le vivant, peut être en même temps la réinvention
de la liberté sauvage, hétérodoxe, la liberté de ce qui échappe à la hiérarchie,
au contrôle et au calcul. Mais de quelle liberté peut-il s’agir ? Il semble que
les choses prennent une tournure politique.
Émilie Hache fait remarquer à quel point le constat des profanations
répétées de la nature – pollutions, dégradations, maltraitances, destruc-
tions – nous met mal à l’aise. Mais ce malaise n’est pas simplement dû
au scandale de la dégradation servile d’une nature vivante et pure (image
faussée par notre pratique de la nature « de loisirs »). Ce schème a le défaut
de faire abstraction de la composante humaine : la nature, c’est un terri-
toire, un lieu de vie pour des populations ; c’est aussi un lieu d’exercice des
introduction. irréductible nature 17
pouvoirs, un enjeu politique. Il faut donc avoir une lecture plus politique
de ce « sacré » qui semble entrer en scène dès que nous parlons de profana-
tion. Nous avons tendance à mépriser les traditions archaïques des popu-
lations qui traitent certaines entités non humaines comme des partenaires
politiques. Or il suffit de se rappeler l’histoire des États-Unis pour observer
que la « sacralisation » de la nature fut aussi occidentale, et pas seulement
symbolique, puisque nombre d’espaces et d’espèces ont reçu un statut et des
droits. Cette sacralisation se révèle historiquement comme le pendant de la
profanation capitaliste dont elle est contemporaine ; au xixe siècle, au fur et à
mesure que l’industrie (agricole, minière, chimique) détruit des écosystèmes,
on déplace des populations pour créer des parcs nationaux. Cela permet à
Émilie Hache de soupçonner la « fabrication » de la nature sacrée de servir
des intérêts politiques, et inversement, d’analyser certaines pratiques spiri-
tuelles contemporaines (la Wicca, le culte rendu à la Pachamama) comme
des revendications politiques cherchant à faire entendre la voix de ceux
qui refusent l’exploitation des ressources terrestres à des fins uniquement
économiques. Ce qui est « sacré » dans l’affaire, finalement, c’est autant l’au-
thenticité d’une culture que la nature. Si une culture est menacée dans son
identité, il est légitime qu’elle réclame de la reconnaissance. Tous les vivants
sont en attente de reconnaissance, dit Christophe Boureux ; pourquoi pas les
communautés humaines ? À l’invention d’une nature sacrée confisquée, celle
du capitalisme créant des parcs nationaux, s’oppose la revendication poli-
tique d’une nature sacrée équitable, partagée – participative, dit Stéphane
Lavignotte. La sacralisation de notre rapport au monde apparaît comme une
réponse puissante aux bouleversements sociaux. Le sacré, réponse à une crise
de civilisation ? Le mouvement pourrait sembler régressif, s’il n’était décrit
ici comme un mouvement inventif de réappropriation de soi, de retrou-
vailles inédites de l’humanité avec elle-même. Le sacré n’est pas trouvé dans
la nature ; ce n’est pas elle, en effet, qui fournit les modèles, c’est nous qui
la modélisons. Le sacré est déduit de la conscience immémoriale que nous
sommes de la nature, y compris de celle que nous fabriquons.
Mais si l’extériorité naturelle est vécue comme un milieu, si elle a pour
vocation de fonder la cohésion sociale, si elle est capable de supporter des
revendications politiques et si, pour toutes ces raisons, elle peut être investie
d’un caractère sacré, est-elle encore la nature ? Bien sûr, en l’appréhendant
de toutes ces manières, nous évitons d’en faire un froid concept, et nous
réintroduisons de la chair là où la science a voulu mettre la distance de
l’abstraction. Mais cette extériorité n’est peut-être encore que de l’autotrans-
cendance. Peut-elle assez nous leurrer ? Si nous avons besoin d’air, suffit-il
de peindre le gris en vert ? Il faut peut-être aussi savoir renoncer à en faire
un objet social géré, maîtrisé, intégré de force dans nos schèmes sociaux.
18 y a-t-il du sacré dans la nature ?
dans la nature », c’est une manière de sonder cette indignation qui sourd au
travers de l’indifférence, de mesurer sa force, et d’y trouver des raisons d’agir.
Le sacré est ce qui vaut le sacrifice. Disons plutôt : il est ce qui vaut qu’on
s’engage, qu’on se batte, mais aussi qu’on s’oublie un peu soi-même, qu’on
se dépasse. L’indignation est le sentiment qui accompagne cette sortie de soi.
La question du caractère sacré de la nature serait donc une question de
sentiment. Sentiment pour le beau, l’admirable, le sublime, le vulnérable,
le familier, le proche, le prochain, le profané, l’exploité, ou tout simplement
pour ce qui est nôtre autant qu’on lui appartient. Mais s’il ne suffit pas de
s’indigner pour être citoyen, il ne suffit pas de trouver du sacré dans la nature
pour devenir écologiste, comme le dit ici Roger Gottlieb. L’éthique trouve
à la fois sa source et sa limite dans le sentiment, trop versatile, et incapable
de résister au raisonnement, quand celui-ci ressemble au calcul d’intérêt.
Le débat n’est donc pas clos ; il s’ouvre même davantage, en faisant émerger
la question de l’action politique. S’il y a du sacré dans la nature, c’est peut-
être dans le sens où elle est digne de notre admiration, de notre attention
et de notre préoccupation quotidienne, individuelle et collective. Mais c’est
certainement aussi dans le sens où elle mérite qu’on lui laisse la liberté qui
lui est propre, la spontanéité de ses mécanismes qui font d’elle cette exté-
riorité « sauvage » dont il se pourrait bien, comme le suggère Jean-Claude
Génot, que nous ayons toujours besoin.
Nous sommes heureux d’avoir ainsi pu remettre la notion de nature au
cœur de l’interrogation philosophique, pour contrebalancer le monopole
du discours scientifique sur la question, accentué par le désengagement de
la philosophie sur ce terrain, que l’on a vu se former depuis le début du
xxe siècle. Malgré tout ce que la sociologie a pu en dire, il n’est définitive-
ment pas évident que « la nature » n’existe pas. Cette extériorité, que nous
avons cru un moment déterminée par notre discours (les faits scientifiques
sont construits, la « nature » est fabriquée en laboratoire) et notre action
(la technosphère a dévoré la nature sauvage) et dont nous avons essayé de
faire, soit un phénomène social parmi d’autres, soit un concept culturel-
lement différencié dont il fallait douter de (ou oublier) la réalité objec-
tive, cette « référence molle et dangereuse », comme l’appelle Dagognet 10,
semble subsister, massive, énigmatique, et pas seulement comme objet de
notre interrogation. Certes, l’extériorité ne peut plus être radicale, car les
œuvres naturelles et humaines s’hybrident désormais. Mais si nous interagis-
sons avec la nature que nous habitons, nous ne pouvons en nier l’existence
sans risquer de tomber dans l’illusion, aussi narcissique que dangereuse, que
nous ne sommes attachés à rien.
1. Voir G. Agamben, Homo sacer, 1, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1998.
24 y a-t-il du sacré dans la nature ?
que le monde est créé par Dieu. Or, la création n’est pas la nature, et elle
n’est pas sacrée bien qu’on puisse la relier à la sphère de la divinité sainte.
La tradition chrétienne dès ses origines s’est appliquée à rendre compte
du lien entre l’ensemble des entités du monde entre elles et avec Dieu. Le
texte le plus explicite se trouve dans une lettre attribuée en grande partie à
saint Paul, l’épître aux Colossiens rédigée probablement vers 60 de notre ère :
Vous remercierez le Père qui vous a rendus capables d’avoir part à l’héri-
tage des saints dans la lumière. Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous
sommes délivrés et nos péchés pardonnés. Il est l’Image du Dieu invisible,
Premier-Né de toute créature, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur
la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes, Seigneuries, Autorités
et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et
tout subsiste en lui. Il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église. Il
est le Principe, le Premier-Né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui le
premier rang. Car Dieu s’est plu à faire habiter en lui la Plénitude et de tout
réconcilier par lui et pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en
ayant établi la paix par le sang de sa croix. (Col. 1,12-20.)
Il ne s’agit pas de commenter ici ce texte complexe. Il contient cepen-
dant les différents éléments qui constituent la manière chrétienne d’ex-
primer la dimension divine du rapport de l’humain aux entités du monde.
2. Voir Gn 1,27 : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et
femelle il les créa » et Gn 2,24 : « Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’at-
tacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. »
3. La geste d’Abraham, son rapport complexe à Sara et sa difficulté à devenir père face à son
fils Isaac, sans parler de Loth et ses filles, tout cela est annoncé dans le prologue en Gn 12,3
quand le Seigneur dit à Abraham : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre. »
28 y a-t-il du sacré dans la nature ?
de l’alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous pour
toutes les générations. J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un
signe d’alliance entre moi et la terre » (Gn 9,12-13). L’alliance matrimoniale
décrite ici unit entre eux les trois pôles que sont Dieu, les humains et tout
être vivant. Elle ne se réduit pas à une alliance entre Dieu et les humains. Le
signe de l’arc-en-ciel montre bien qu’il unit le bas de la terre et le haut du ciel,
mais aussi aux deux bouts la terre avec elle-même et tout ce qui s’y trouve.
La seconde forme institutionnelle de la Création la plus prégnante dans
l’Ancien Testament est le rituel liturgique. C’est lui qui structure le premier
récit de la Genèse avec ses six jours culminant dans le septième qui reçoit
la consécration sainte comme jour d’inactivité. Le culte liturgique est une
constante réactualisation de l’instauration des êtres par la parole nommante.
La création n’est pas un fait qui a eu lieu aux origines, in illo tempore, mais
elle est un processus permanent d’advenu des êtres à la reconnaissance, c’est-
à-dire ici à une solidarité éthique dans la parole et l’action. Le Nouveau
Testament ajoute une autre forme institutionnelle à ces deux premières :
l’adoption filiale particulièrement développée dans l’hymne de l’épître aux
Colossiens que je viens de citer. Le Christ est le « Premier-Né de toute créa-
ture, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles
comme les invisibles » (Col. 1,15-16).
Nous retrouvons ainsi les trois pôles d’une mise en institution de la
Création que sont Dieu, les humains cohéritiers du Fils, et les autres créa-
tures. C’est par le processus instaurateur qu’est la parole que s’opère cette
corrélation instituante. On peut donc parler d’un jeu mutuel entre ces
trois pôles, et s’avancer à se représenter la création comme un jeu 4, pour
reprendre la métaphore des Proverbes : « Je [c’est la Sagesse divine qui parle]
fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa
présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes
délices parmi les hommes » (Pr 8,30-31). Il ne faudra pas restreindre ce jeu
de la Création à son aspect ludique (enfantin, quasi onirique et sans consé-
quence), mais lui restituer aussi toute sa dimension sociale et politique.
La sainteté de la création s’exprime par le fait qu’elle est une réconci-
liation de tous les êtres dans la paix donnée par le Christ, par le sang de sa
croix, donc par son sacrifice unique et définitif. Le raisonnement de Paul
quand il écrit que « Dieu nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous
a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous sommes
délivrés et nos péchés pardonnés », consiste à affirmer non pas une solida-
rité dans le péché de toutes les créatures, mais une participation de toutes à
4. C’est ce que propose François Euvé dans son ouvrage Penser la création comme jeu, Paris,
Cerf, 2000.
le proche et le sacré chrétien 29
sans nom, soit nommé, identifié, reconnu dans ses potentialités. L’humain
a pour tâche de géo-graphier le monde et les entités qu’il contient, c’est-
à-dire de constituer par un lien d’écriture le plérôme des entités. Le mission-
naire chrétien s’est toujours fait un peu explorateur et décrypteur des êtres.
C’est le sens de l’expression : « Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé. » Vivre dans la
reconnaissance, être saint, c’est ouvrir un espace de vie partageable et non
étranglé par des autorités et pouvoirs invisibles occultes (Col 1,16) ; décrire
et écrire les créatures, les instituer par une trace qui rende compte du pacte
que Dieu noue avec elles.
L’émerveillement éthique, forme postmoderne
du sacré de la nature ?
Stéphane Lavignotte
Institut protestant de théologie de Paris
2. Ibid., I. 5, 5, p. 22.
3. Ibid., p. 23.
4. Ibid., I. 5, 1, p. 17.
5. Ibid., p. 18.
6. Ibid., I. 5, 3, p. 19.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 35
Rumination et responsabilité
Ainsi, dans des lignes d’un lyrisme qui étonne de la part d’un Calvin
resté dans les mémoires comme rabat-joie, le Genevois appelle à ruminer
le spectacle de la nature pour se rapprocher de Dieu. Il se fait enjoué pour
appeler l’homme à regarder et apprécier la nature :
Pensons-nous que notre Seigneur eût donné une telle beauté aux fleurs,
laquelle se représentât à l’œil, qu’il ne fût licite d’être touché de quelque
plaisir en la voyant ? Pensons-nous qu’il leur eût donné si bonne odeur,
qu’il ne voulût bien que l’homme se délectât à flairer ? Davantage : n’a-t-il
pas tellement distingué les couleurs que les unes ont plus de grâce que les
autres ? […] Finalement, ne nous a-t-il pas donné beaucoup de choses, que
nous devons avoir en estime sans qu’elles nous soient nécessaires 7 ?
Il ne s’agit pas seulement de pur plaisir, mais aussi de se rapprocher de
Dieu. La nature parle mieux de Dieu que les hommes :
Il n’y a aucune langue humaine qui fût suffisante à exprimer une telle excel-
lence, voir seulement pour la centième partie. Et il n’y a nul doute que Dieu
nous veuille occuper continuellement en cette sainte méditation : à savoir
que quand nous contemplons les richesses infinies de sa justice, sagesse,
bonté et puissance en toutes créatures, comme en des miroirs, non seulement
nous les regardions légèrement, pour en perdre incontinent la mémoire,
mais plutôt nous nous arrêtions longuement à y penser et ruminer à bon
escient, et en ayons continuelle souvenance 8.
Cette contemplation des richesses infinies de Dieu en toutes créatures
comme en des miroirs invite à une responsabilité à leur égard. Calvin précise
ainsi les limites de l’action de l’homme dans le chapitre X du troisième livre
de L’institution chrétienne où il développe une « doctrine de l’usage des biens
terrestres 9 ». Sans que nous les développions, les règles qu’il présente semblent
identité entre les lois – souvent cruelles – de la nature et des lois morales.
Mais, plus profondément, d’une communion, d’une façon juste de ressentir
la nature et l’agir humain, qui passe par la surprise :
Le plus grand plaisir que procurent les champs et les bois est la secrète rela-
tion qu’ils suggèrent entre l’homme et les végétaux. Je ne suis pas seul et
inconnu. Ils me font signe, et moi de même. Le balancement des branches
dans la tempête est nouveau pour moi et ancien. Cela me prend par surprise
et pourtant ne m’est pas inconnu. Ses effets sont semblables au sentiment qui
me submerge d’une pensée plus haute ou d’un sentiment meilleur lorsque
j’estime que j’ai bien agi ou pensé avec justesse 19.
C’est ce sentiment d’unité, de signification entre les formes de vivant, qui
feront s’engager, dès le départ, le transcendantalisme, Emerson et Thoreau
pour la cause des femmes ou la lutte contre l’esclavage.
Cette vision des choses sera traduite de manière pratique par Thoreau,
disciple d’Emerson, qui vivra dans une cabane dans les bois pendant deux ans,
donnant naissance à un des plus fameux textes de la littérature américaine,
Walden ou la Vie dans les bois. Dans ce texte comme dans De la marche 20
qui date de la même époque, on retrouve la même volonté de connaître la
vérité intuitivement, dans une communion avec la nature, en critiquant le
matérialisme et le formalisme des religions et de la science. L’ouvrage de
Thoreau est une suite de description d’actes de la vie quotidienne – critique
de la complexité des modes de vie moderne qui annonce celles d’Ellul ou
Illich – de sentiments émerveillés et contemplatifs de la nature. Thoreau s’em-
barrasse moins qu’Emerson de l’effort de faire un lien avec le théologique,
rejoignant une vision « basse » du sacré très proche de celle de nos contem-
porains, où l’auteur cherche à entrer en résonance avec la vie universelle. Il
écrit ainsi : « Quand je veux me recréer, je cherche le bois le plus sombre,
le plus épais et le plus interminable et, pour les citadins, le plus lugubre
marécage. J’entre dans un marais comme dans un lieu sacré – un sanctum
sanctorum. Il y a la force – la moelle de la Nature 21. » Étangs, champs de
haricots ou forêts sont autant d’occasions de cette communion. Encore plus
que dans le cas d’Emerson, cet émerveillement pour la diversité des formes
que prend la vie débouche sur un engagement critique et éthique : Thoreau
s’opposera à la guerre coloniale des États-Unis au Mexique et à l’esclavage,
publiera un des textes de référence de la désobéissance civile. Plus éton-
nant : il s’inquiète déjà d’un rapport violent de la civilisation à la nature.
proche de nous. Qu’elles tombent les frontières qui nous rendaient étran-
gers et isolés au milieu d’autres êtres vivants 26.
Schweitzer n’a pas une vision idyllique de la nature. Il a vu la violence de
la vie animale en Afrique, qui n’est pas la tranquille forêt du Massachusetts
d’Emerson. Il a lu Darwin – prenant sa défense contre Lamarck 27– et le
rejoint dans la vision d’une nature pleine de la cruauté la plus raffinée, loin
d’une conception intelligente de celle-ci qui en ferait un environnement
bienveillant. C’est pour cette raison qu’il est amené à « constater un échec
de la philosophie hindoue : elle reste désemparée à la vue des combats que
les êtres vivants mènent les uns contre les autres, une partie d’entre eux ne
pouvant subsister qu’au détriment des autres, en les tuant 28 ». Ce qu’il y a
de profondément commun entre toutes les formes de vie, ce n’est pas une
bienveillance réciproque mais la volonté de vivre :
Le fait le plus élémentaire qui saisisse la conscience de l’homme peut-être
exprimé comme suit : « Je suis vie qui veut vivre parmi d’autres vies qui
veulent vivre. » […]. Le monde présente le spectacle terrifiant des volontés
de vivre qui s’entre-déchirent. Une expérience ne survit qu’aux dépens des
autres, l’une détruit l’autre. Chaque volonté de vivre n’est volonté que dans
l’opposition des autres, en ne connaissant rien d’elles. Mais en moi la volonté
de vivre est devenue conscience de l’existence des autres volontés de vivre. En
moi apparaît une aspiration à devenir universel et à me fondre dans l’Un 29.
Les autres formes de vie et leur volonté de vivre saisissent Schweitzer, et
dans le même mouvement, sa surprise lui fait prendre conscience de deux
réalités contradictoires : le combat entre les formes de vie et la communion,
la fin des séparations, car toutes ces volontés tendent à l’Un, à l’universel :
« Nous vivons dans le monde et le monde vit en nous 30. » Schweitzer ne
croit pas que Dieu soit présent dans chaque plante ou animal, ni qu’ils soient
sacrés. Il ne croit pas à une volonté de vivre qui ferait du monde un système
ordonné, ni par un évolutionnisme qui irait forcément vers la perfection,
ni par une avancée graduelle et triomphale vers le Royaume. Comme l’écrit
Laurent Gagnebin :
Une conscience tragique de la finitude humaine et de la contingence du
monde le saisit. C’est là-dessus qu’il insiste : ce monde où nous sommes est
fragile, il peut finir demain, en catastrophe, bêtement, sans avoir accompli
31. L. Gagnebin, introduction à A. Schweitzer, Une pure volonté de vie, op. cit., p. 17.
32. A. Schweitzer, Une pure volonté de vie, op. cit., p. 28.
33. Id., Humanisme et mystique, op. cit., p. 25.
34. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », juin 1937, p. 2.
Texte non publié.
42 y a-t-il du sacré dans la nature ?
35. Voir S. Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, Union générale
d’Éditions, 1974.
36. Étonnamment, il ne cite pas, même pour le critiquer, le texte d’Aragon de 1926,
« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », dans L. Aragon, Le paysan de Paris,
Paris, Gallimard (Folio), 1981 [1926], p. 137-230. Aragon vient de rentrer au PCF, et y
a entraîné les surréalistes.
37. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », art. cité, p. 28.
38. Ibid., p. 38.
39. Ibid., p. 11.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 43
Dans ce contact, ils se sentent touchés par le sacré sans pouvoir le circons-
crire ou le définir. En retour, ils font comme s’il y avait quelque chose de
sacré, et développent un certain respect qui devient à son tour un moyen de
contact avec la nature. Cet émerveillement éthique rejoint avec force une
grande partie des façons de croire de nos contemporains : croire, ce n’est
pas savoir ; la foi est toujours accompagnée du doute, et de l’expérience du
contact avec Dieu que je vis dans la fragilité du sentiment spirituel intérieur.
Ces auteurs ne répondent pas de manière dogmatique ou principielle à la
question de l’existence du sacré dans la nature. Ils disent que la nature est
le lieu d’une expérience du sacré, ou plutôt, qu’eux-mêmes y ont fait l’ex-
périence d’une relation avec le sacré. Rien n’est sacré a priori ou en soi, ni
lieu, ni objet ; le sacré n’est pas essentialisé, mais tout peut l’être à l’occasion
d’une rencontre singulière avec le vivant : le sacré est relationnel. Par cette
rencontre, la transcendance circule dans notre immanence. En ce sens, ils
préfigurent un rapport moderne et postmoderne au sacré. Il n’est pas besoin
de grand récit – quand bien même on trouve dans la Bible de nombreux
récits d’expérience du sacré dans la nature, que citent nos auteurs. C’est une
expérience personnelle, même quand elle se vit en petits groupes. Elle n’a
besoin ni d’intermédiaires cléricaux, ni de lourdes institutions à entretenir.
En théologien moral, on pourrait s’inquiéter de ce que cet individualisme
débouche sur un désintérêt pour le prochain. Mais on a vu comment cette
rencontre qui nous surprend invite au contraire à une attitude éthique de
respect profond de la vie dans la diversité de ses formes, et à un engagement
politique. Charbonneau avance que le sentiment de nature est commun à
beaucoup d’hommes, et c’est pour cette raison que le personnalisme doit
s’y appuyer. Il pense qu’il doit être au personnalisme ce que la conscience
de classe a été au socialisme.
Comme je l’ai écrit dans un article pour Entropia 46, il me semble que le
sacré qui se dégage de cette approche est participatif et frugal. Il n’est plus le
sacré représentatif, qui délègue le contact avec la transcendance à un corps
spécialisé de prêtres. C’est une prise de contact directe, une participation
à la vie de l’autre, à ses vibrations, même si ce n’est que par la contempla-
tion. Il y a circulation entre l’humain et l’animal, l’humain et le naturel, le
masculin et le féminin. Cette circulation nécessite de s’investir dans cette
relation-conversation avec une autre forme de vivant dont on n’a pas peur
qu’elle nous envahisse mais espère qu’elle nous nourrisse : deux réalités
distinctes s’interprètent réciproquement, saisissent la profondeur de l’autre
et sa propre profondeur, ressentant que chacun est bien plus que lui-même,
pointant sa dimension transcendante. La part sacrée de soi et de l’autre
46. S. Lavignotte, « Sacré légal ou sacré frugal ? », Entropia, 11, 2011, p. 151-159.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 45
émergence du sacré
Quant au sacré, il se trouve également sur le chemin suivi par la Critique
de la faculté de juger puisque l’analytique du beau est suivie par l’analytique du
sublime rattachée aux propriétés de la nature par un mouvement qui dévoile
notre capacité à reconnaître la transcendance : « Nous nommons sublime ce
qui est purement et simplement grand 2. » Dès lors « est sublime ce qui du seul
fait qu’on ne puisse que le penser révèle une faculté de l’esprit qui dépasse tout
critère des sens 3. » Les deux traits décisifs sont ici l’idée que quelque chose
dépasse tout critère des sens, à l’intérieur même de ce qui est perçu dans la
1. Kant, Critique de la faculté de juger, dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), 1985, t. II, p. 950.
2. Ibid., p. 1014.
3. Ibid., p. 1018.
le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré 49
nature ; d’autre part que ce quelque chose soit une faculté de l’esprit. Mais
l’apport kantien ne prend toute sa dimension qu’avec l’examen du sublime
dynamique de la nature, le sublime qui ne se contente pas d’être mathéma-
tique (une grandeur que l’on ne peut percevoir, alors même qu’on la perçoit)
mais qui manifeste la force de la nature, sa capacité à nous écraser : « Le
surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amonce-
lant dans le ciel et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans
dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation,
l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve
puissant, etc., réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insigni-
fiante comparée à leur force. » Alors, à condition que nous soyons en sécu-
rité, nous pouvons constater en nous une capacité à résister que nous ne
connaissions pas : « Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant dès
qu’il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité ; et
c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent
les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir
en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne
le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature 4. »
On peut bien dire que c’est la nature qui est sublime, mais ce caractère ne
lui survient que par l’exaltation de l’âme, découvrant en elle-même qu’elle
est d’un autre ordre. « Ainsi le sublime n’est présent en aucune chose de la
nature, mais seulement dans notre esprit dans la mesure où nous pouvons
parvenir à la conscience de notre supériorité sur la nature en nous et hors
de nous (pour autant qu’elle ait une influence sur nous) 5. » Par le sublime,
je mesure que je suis appelé à une destination plus haute que ma simple vie
naturelle – y compris dans sa dimension mortelle. Si l’on accepte de voir,
dans ce jeu du sublime, l’émergence du sacré, alors ce n’est pas la nature qui
est sacrée, mais la destination plus haute – et, pour rester kantien, la seule
loi morale qui est, justement, cet appel. À suivre le cheminement kantien,
nous en arrivons donc à la conclusion qu’il n’y a pas de sacré dans la nature,
mais qu’elle est l’occasion de son dévoilement.
la beauté de la nature
Cependant il y a un aspect de la nature qui n’a pas été repris dans la
détermination du sacré via la Critique de la faculté de juger : il a été possible
d’articuler la nature et le sacré autour du sublime, mais pas de la beauté.
Kant déclare même l’indépendance de la beauté et du sublime : « La déduc-
tion des jugements esthétiques portant sur les objets de la nature ne doit
4. Ibid., p. 1031.
5. Ibid., p. 1035.
50 y a-t-il du sacré dans la nature ?
pas être orientée vers ce que nous appelons sublime, mais seulement vers le
beau 6. » Il n’y a pas de lien, dans la perspective kantienne, entre la beauté
de la nature et le sacré.
Mais il n’est pas obligatoire d’être kantien. Et si nous voulons nous
demander quel lien existe entre la nature et le sacré, il nous faut aussi nous
interroger sur le lien entre le sacré et la beauté (de la nature). Le texte de
référence est ici au livre X des Confessions lorsque saint Augustin se demande
ce qu’il aime, quand il aime Dieu. Il interroge les créatures : sont-elles ce
qu’il aime ? Et elles répondent non, « Nous ne sommes pas le Dieu que tu
cherches. » « De mon Dieu, que vous-mêmes n’êtes pas, dites-moi quelque
chose de lui », et les êtres lui ont « d’une grande voix crié : “Il nous a faits,
Lui !” Mon interrogation, c’est mon attention ; leur réponse, c’est leur beauté
même 7 ».
Ainsi, c’est parce qu’Augustin leur demande si elles sont Dieu et parce
qu’elles répondent « non » que les créatures sont belles. Ou encore, les créa-
tures sont belles, parce qu’elles ne sont pas Dieu. Certes, la référence au Dieu
créateur ouvre un passage apparemment facile vers le sacré – mais de quel
sacré se peut-il bien agir ? En toute hypothèse ni de celui suggéré par le
sublime kantien, tout entier enveloppé par l’âme humaine découvrant en
elle-même sa destination la plus haute, ni le sacré tel que nous l’a donné à
penser René Girard, si bien résumé par Jean-Pierre Dupuy par la formule :
« le sacré contient la violence » aux deux sens du terme contenir, car « le sacré
n’est autre que la violence des hommes expulsée, hypostasiée 8 ». Une troi-
sième sorte de sacré, qui ne proviendrait ni de la loi morale, ni de la violence
des hommes ? Le geste de la création (« Il nous a faits, Lui ! ») évoqué par
Augustin n’oriente pas du tout vers la prise en considération d’un caractère
sacré de la nature, mais tout au contraire bien plutôt vers son absence, absence
qui, pourtant, est aussi une trace – la trace de l’absence de Dieu dans les
créatures. Que cette trace soit la beauté assure à la nature son aura spéciale,
qui n’est pas sacrée, mais d’un autre ordre, celui qui nous est apparu d’en-
trée de jeu comme son caractère le plus profond : elle se donne elle-même
dans son apparaître, elle est un don qui ne signifie pas son donateur – mais
l’absence du donateur. Elle n’est ni sacrée, ni profane, elle est autre, étrange.
6. Ibid., p. 1054.
7. Augustin, Confessions X, trad. fr. L. de Mondadon, Paris, Horay/Le Livre de Poche
chrétien, 1947, p. 263.
8. J.-P. Dupuy, La marque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2008, p. 252 et 151.
le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré 51
1. Nous pouvons citer, en guise d’illustration, Le sacre de l’espèce humaine de Ph. Descamps
(Paris, PUF, 2009).
56 y a-t-il du sacré dans la nature ?
au jour des normes qui ont pour but de protéger l’ensemble de la nature et
auxquelles une politique publique pourrait se référer. L’éthique ne peut plus
être anthropocentrée : elle doit s’adresser non plus seulement à l’homme mais
à la vie ; elle ne doit plus seulement concerner le prochain mais le lointain.
Elle ne doit pas prioritairement évaluer la qualité morale de l’agir privé, mais
normer l’agir collectif. Or, au moment même où Jonas indique les attendus
de cette nouvelle éthique, il insiste sur le caractère fatal de cette « machine
infernale » qu’est la dynamique technoscientifique. Certes, il s’agit pour lui
d’insister sur la gravité du mal pour mieux prescrire et imposer un remède
éthique qui soit à sa mesure. Cependant, la fatalité même de la menace
semble décourager, chez Jonas, toute mesure de prévention. À quoi bon une
éthique si le mal est certain ? Il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner que la
peur soit l’affect privilégié par cette philosophie. Elle serait l’expression de
la catastrophe à venir et ce catastrophisme le germe d’un comportement de
révérence pour la nature. On pourrait certes objecter que la peur chez Jonas
est censée être une mise en garde contre les maux futurs. En alertant l’hu-
manité sur les risques qu’elle prend, elle peut mettre en place des mesures
préventives contre les catastrophes à venir. Mais, en vérité, cette peur est
mauvaise conseillère parce qu’elle ne permet pas de discriminer les actions
permises et défendues. Le caractère indéterminé de la peur conduit à faire
de la technique un danger potentiellement catastrophique pour l’humanité
future ce qui conduit à l’immobilisme. Comme le fait valoir Bernard Sève 2,
alors que la crainte pour la mort propre était, chez Hobbes, la condition de
naissance de la sphère politique, la crainte indéterminée pour l’avenir de
l’humanité, chez Jonas, signe au contraire l’échec de la politique, mais aussi
de la raison, faute d’indiquer des critères pratiques d’action. Hobbes s’ef-
force de détruire l’idée d’enfer, car la menace immatérielle, indéterminée,
immaîtrisable d’un mal potentiellement éternel qu’elle fait peser sur l’âme
humaine risque d’être un frein à la construction politique, qui exige que
le Léviathan, qui agit par des lois, porte sur lui le monopole de la peur. Or
la peur jonassienne semble se substituer à une telle peur religieuse et saper
dans son principe même tout raisonnement, toute action politique dont
son éthique est pourtant censée être l’étoile polaire. Puisque non seulement
le déploiement technique est irrévocable, mais qu’en outre toute technique,
quelle qu’elle soit, peut s’avérer dangereuse pour la possibilité même d’une
humanité à venir, compte tenu du caractère cumulatif des interventions
humaines sur la nature, il advient que le pire est certain et qu’une nature
dévastée, un enfer des Temps Modernes est notre horizon, sauf à s’abstenir
Il nous semble pourtant abusif de présenter la peur promue par Jonas comme
étant l’aliment d’une superstition religieuse, symptomatique d’une dévalo-
risation de la raison conduisant à une infantilisation des hommes. De fait,
Jonas affirme que son projet éthique doit être mis à l’abri des incertitudes
de la foi tout en échappant il est vrai à l’anthropocentrisme, qui fait de la
raison humaine le sujet et l’objet du respect. Les nouvelles menaces exigent
un décentrement de l’éthique afin de respecter et la nature et l’humanité.
Mais ce n’est pas parce que la raison n’est plus au fondement des valeurs
que l’éthique jonassienne trouve pour autant refuge dans son opposé, la
foi. Certes, antérieurement à la rédaction du Principe responsabilité, Jonas
voyait dans l’élaboration d’un mythe mettant en scène un Dieu vulnérable le
principe d’une éthique inédite 4. Mais même si ce souci de justifier l’éthique
par un essai de théologie est avéré, il n’en reste pas moins que Jonas recon-
naît qu’il s’agit là d’une approche spéculative pouvant exprimer, dans un
langage indirect, une conviction, mais qui n’a pas de prétention à la certi-
tude. Par ailleurs, ce mythe, construit de manière cohérente avec la biologie
philosophique de Jonas, met au jour une responsabilité tournée prioritaire-
ment vers Dieu, qui nous « impose » une responsabilité envers le monde et
Mais n’est-il pas possible d’aller au-delà des acquis de l’ontologie en propo-
sant une interprétation spéculative de l’origine de la vie qui nous conduirait
à redéfinir ce que la vie a de sacré ? Indiquons au préalable que le méta-
bolisme est, selon Jonas, l’essence même de la vie et la capacité qu’il a de
renouveler sa matière pour se perpétuer manifeste la liberté de la forme
à l’égard de ce matériau, liberté qui connaît des degrés dans l’échelle de
l’évolution. Cette attestation de la vie au plan phénoménologique peut
être complétée par une spéculation sur son origine. Puisqu’elle affirme son
autonomie à l’égard de la matière, nous sommes en droit de penser – à
défaut de savoir – qu’elle est née par un acte de sécession vis-à-vis d’elle. En
défiant la froide indifférence de la matière, elle s’est élancée hors d’elle pour
gagner son indépendance mais au prix de sa vulnérabilité, puisque faute de
satisfaire ses besoins, marques de sa liberté, elle mourra. Un tel élan de vie
n’a évidemment de sens qu’à supposer au sein de la matière une tendance
latente attendant l’occasion favorable à son déploiement. Nous pouvons
* Titre original : « If Nature is Sacred, What is to be Done? », traduit de l’anglais par
B. Hurand.
1. Starhawk, « The Goddess », dans R. S. Gottlieb (éd.), A New Creation: America’s
Contemporary Spiritual Voices, New York, Crossroad, 1990, p. 213.
2. J. Muir, Our National Parks, San Francisco, Sierra Club Books, 1991 [1901], p. 56.
3. D. Abram, « The Ecology of Magic », dans P. Sauer (éd.), Finding Home: Writing on
Nature and Culture from Orion Magazine, Boston, Beacon Press, 1992, p. 183.
4. B. Peterson, « Killing our Elders », dans P. Sauer (éd.), Finding Home…, op. cit., p. 56.
66 y a-t-il du sacré dans la nature ?
faucon, recevoir des instructions d’un ours, être inspiré moralement par une
montagne. Les chasseurs Cree prient l’esprit de leurs proies avant la chasse,
et les Aborigènes d’Australie croient que l’usage du feu pour accroître la
biodiversité n’est une méthode efficace que si c’est la Terre elle-même qui
leur donne les instructions 5.
Troisièmement, la nature peut être vue comme signe de l’œuvre d’une puis-
sance divine. La théologie protestante traditionnelle dit souvent que Dieu se
révèle dans « deux livres » – la Bible et la nature. L’image se retrouve moder-
nisée dans la réflexion de George Washington Carver : « J’aime comparer
la nature à un poste émetteur illimité, à travers lequel Dieu nous parle-
rait en permanence, si nous voulions bien nous mettre sur la fréquence 6. »
Les écothéologiens catholiques contemporains Thomas Berry et John Hart
croient que tout, dans la nature, et certainement l’univers tout entier est
un « sacrement » – une manière pour Dieu de révéler sa divine présence 7.
Le pape Jean-Paul II suggérait que « la nature est la sœur de l’humanité 8 ».
Le Conseil des évêques catholiques des États-Unis dit que « l’univers entier
est la résidence de Dieu […]. Tout au long de leur Histoire, les peuples ont
rencontré Dieu au sommet des montagnes, dans les vastes déserts, au bord
des chutes d’eau et des sources 9 ».
Selon ces trois points de vue, la nature est sacrée parce qu’elle nous relie
à quelque chose de plus large que nous-mêmes, qui apaise l’anxiété et la
solitude de l’existence moderne, qui nous fait sentir que nous sommes atta-
chés à un processus presque infini s’étendant à travers le passé et le futur, qui
révèle des mondes d’une taille inimaginable et des détails infinitésimaux,
qui peut être d’une bouleversante beauté, d’une grâce, d’une complexité
sans pareilles ; et qui fournit un modèle d’interdépendance et de récipro-
cité faisant écho aussi bien aux principes moraux religieux que séculiers
– selon lesquels il faut prendre soin de votre prochain et se sentir concerné
par le bonheur le plus large du plus grand nombre, plutôt que par le bien-
être d’un seul. Pour toutes ces raisons, la nature est sacrée ; ou du moins,
Tout cela est bel et bon. Et je suis en parfait accord avec toutes ces perspectives.
Mais ce n’est, au plus, que la moitié de l’histoire. Ici nous pointons du
doigt, nous exerçons notre œil ou notre oreille, nous respirons le Grand Autre
– les vagues sur la plage, les premières fleurs du printemps aux Tuileries, la
naissance d’un enfant ou d’un bébé gorille. Mais il y a une autre moitié,
extraordinairement plus difficile : là, nous regardons en nous-mêmes. Se
demander si la nature est sacrée n’est peut-être pas la bonne question ; ou
bien, si c’est une bonne question, ce n’est qu’une des deux questions essen-
tielles que nous devons toujours nous poser en même temps. Peut-être
devrions-nous en même temps nous demander : si le sacré est dans la nature,
comment expérimenter ce caractère sacré – et agir en conséquence ?
Par analogie : il peut y avoir de la splendeur musicale chez Beethoven
ou, peut-être plus encore, chez Bartok et Schönberg. Mais cette splendeur,
souvent, n’est pas perçue, ni sentie, si l’oreille n’est pas exercée. Pour la
plupart des gens, cela demande un effort d’apprécier les derniers quatuors
de Beethoven, ou la musique dissonante de Bartok ou de Schönberg. S’il y
a de la beauté dans leur œuvre, elle demande de l’entraînement pour être
perçue – par l’étude, l’écoute répétée, l’analyse technique, l’engagement
de l’imagination. De la même manière, mais d’une manière qui requiert
un entraînement plus complet, large et exigeant, des pratiques spirituelles
comme la méditation, la prière, le yoga, l’étude des textes sacrés et le service
désintéressé prétendent exercer l’intellect, les émotions et le corps à incarner
les vertus spirituelles comme l’attention, la compassion et la gratitude. Ces
vertus, pouvons-nous dire, nous permettent de sentir et d’exprimer le carac-
tère sacré de nos vies et de Dieu. Bien que la plupart des maîtres spirituels
croient que la capacité à vivre une vie modelée par ce genre de vertus est
accessible à tous – parce que, dirions-nous, nous contenons tous en nous-
mêmes le sacré – il est également vrai que le fait de réaliser cette dimension
sacrée demande un réel effort.
C’est la même chose avec le caractère sacré de la nature. Pour nous
– modernes, majoritairement urbains, technophiles, branchés, trop instruits,
automobilistes, résidant dans des maisons, connectés par téléphone et par
email – il faut en faire beaucoup pour que la nature nous apparaisse vrai-
ment sacrée.
On pourrait répliquer : « Mais regardez tous ces films sur les baleines,
et les livres sur les chiens, comptez le nombre d’animaux domestiques.
Pensez à Greenpeace, aux groupes de défense des droits des animaux, aux
68 y a-t-il du sacré dans la nature ?
10. Certaines estimations de l’Unesco suggèrent que d’ici 2020, la dépression sera la
« maladie » la plus répandue au monde.
70 y a-t-il du sacré dans la nature ?
animaux sur un terrain neutre, sans contrainte ni contrôle, pour voir quel
genre de communication et d’interaction peut en résulter 12. Nollman nous
apprend que ce serait un peu comme s’équiper d’un petit bateau avec des
haut-parleurs sous-marins qui joueraient de la musique : par moments, les
baleines viendraient joindre leur chant au sien.
Que va-t-il émerger de ce genre de pratiques ? Malheureusement, mais
vraisemblablement, il est possible que rien de vraiment bon n’en ressorte.
Une personne peut étudier les textes religieux, ou prier sans cesse, et en
faire le prétexte à une arrogance égoïste, ou s’en servir pour son avancement
professionnel. De la même manière, il n’y a pas de code de comportement
qui garantisse une vision sacrée de la nature. Les disciplines de la nature
dont je parle sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes. Mais si
nous entrons en elles avec une passion subjective d’absolue dévotion, alors
certaines transformations peuvent surgir. L’auteur et activiste Bill McKibben
suggère par exemple que la relation étroite avec la nature peut contrer d’autres
sources « d’informations » menaçant de nous submerger. En particulier, nous
pourrions prendre au sérieux le besoin de limiter la poursuite de nos désirs
aussi bien que la taille des mécanismes sociotechnologiques que nous utili-
sons pour satisfaire ces désirs 13. Le problème central, selon McKibben, est
que le message dominant de beaucoup de médias modernes est que nous
(nos désirs, nos buts, nos besoins autoproclamés, etc.) sommes les choses les
plus importantes de l’univers ; et qu’il n’y a pas de limites à la croissance de
nos économies pour nous donner ce que (nous pensons que) nous voulons.
Par contraste, une observation étroite de la nature, ou le fait de travailler
avec elle, peut nous en donner une image différente. Il n’y a pas d’indi-
vidu, ni d’espèce, qui ait une importance suprême. Quelques-uns peuvent
être plus gros (la baleine, l’éléphant) ou, d’un certain point de vue, plus
beaux (le tigre, le colibri). Mais aucun de ceux-là n’est aussi essentiel à un
écosystème que la bactérie microscopique qui fournit aux plantes les nutri-
ments de la terre, ou les molécules d’eau essentielles à toute forme de vie.
La société et la culture peuvent nous donner des personnages historiques
mondiaux – ce qu’il y a de plus grand, brillant, talentueux, riche et réussi.
La nature nous donne un système basé sur l’équilibre et l’interdépendance.
Au contraire de la société humaine, ou du moins de beaucoup de croyances
qui guident la société humaine, ce qui fait marcher la nature n’est pas le
triomphe d’un petit nombre (riche, puissant, agressif, intelligent) sur les
autres, mais une réciprocité complexe. Comme les arbres expirent, nous
inspirons ; quand nous mourons, notre énergie retourne à la terre ; les nutri-
ments dans l’océan sont recyclés en une sorte d’« immortalité matérielle »,
12. J. Nollman, The Man who Talks to Whales, Boulder, Sentient, 2002, p. 150-156.
13. B. McKibben, The Age of Missing Information, New York, Random House, 2006.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 73
Si on considère que la Torah est sacrée, on doit être prêt à répondre à ses
obligations religieuses (mitzvot). Si on considère que Jésus est sacré, on doit
s’efforcer d’imiter le modèle de paix, de compassion et de générosité qu’il
donne. Si nous croyons sincèrement que l’enseignement de Bouddha incarne
la vérité, alors nous nous engagerons nécessairement sur la voie d’une réduc-
tion de l’attachement, d’une culture de l’attention, et de la sympathie pour
la souffrance des autres.
Comment devons-nous vivre pour mettre en pratique le caractère sacré
de la nature ? Certains changements fondamentaux sont faciles à voir. Une
consommation modeste d’énergie, un régime bio, local et végétarien, moins
de jouets et de vêtements, un recyclage soigneux des produits technolo-
giques. Mais ce qu’une personne peut faire individuellement est ridicule-
ment petit. Un tel soin écologique dans la vie quotidienne peut être un signe
de vertu écologique, mais reste socialement impuissant tant que ce n’est pas
un moyen de relier l’individuel à un mouvement social. Le fait de recon-
naître le caractère sacré de la nature nous conduit donc inexorablement à
14. Voir la trilogie de R. Carson, Under the Sea Wind (New York, Simon & Schuster,
1941), The Sea Around Us (New York, Oxford University Press, 1951) et The Edge of the
Sea (Boston, Houghton Mifflin, 1955).
74 y a-t-il du sacré dans la nature ?
15. Mon analyse la plus poussée de ce processus peut se lire dans Joining Hands: Politics and
Religion Together for Social Change, Cambridge, Westview, 2003. J’ai examiné les relations
entre la vie politique et la spiritualité non confessionnelle dans A Spirituality of Resistance:
Finding a Peaceful Heart and Protecting the Earth, Lanham, Rowman and Littlefield, 2003.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 75
1. T. Roszak, The Voice of the Earth, New York, Simon & Schuster, 1992.
2. T. Roszak, M. Gomes, A. Kanner (éd.), Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the
Mind, San Francisco, Sierra Club Books, 1995.
80 y a-t-il du sacré dans la nature ?
C’est dans cet état d’esprit que naît l’écopsychologie ; aujourd’hui, elle multi-
plie les questionnements relatifs à notre santé mentale en lien avec ce qu’on
peut appeler, paradoxalement, notre « aliénation » (la perte du lien avec
la nature). Dès les années 1960, Robert Greenway 5, fortement impliqué
dans la psychologie transpersonnelle alors naissante (il travaille aux côtés de
Maslow), fait avec ses étudiants l’expérience de séjours de plusieurs semaines
dans une nature la plus sauvage possible (la wilderness américaine). Il s’agit
de conduire les étudiants, de manière douce et sans usage de drogues, vers
une nouvelle conscience de leur « être au monde », par le biais d’états de
conscience modifiés. C’est un travail fondé sur la présence au contact de la
nature et au sein du groupe qui partage l’expérience. L’une des perspectives
essentielles de l’écopsychologie est en effet de dépasser le dualisme dans
lequel nous vivons et qui instaure une coupure entre la nature et nous, pour
entendre la « voix de la Terre ». L’écopsychologie n’est pas une variante de la
psychologie, mais une révolution pour la psychologie : elle est l’étude (logos)
de la maison (oikos) de l’âme (psyché). La maison de l’âme dont il est ques-
tion est la Terre elle-même, et notre âme individuelle est une manifestation
de l’âme de la Terre… « Guérir la Terre » et « guérir l’homme » sont donc
indissociables ; c’est la tâche que se donne l’écopsychologie. Dans cette pers-
pective, elle tente de répondre à certaines questions essentielles : pourquoi,
comment sommes-nous capables de maltraiter la Terre à ce point ? Quelles
sont nos valeurs ? Quel est le sens de notre vie, de notre présence sur Terre ?
Comment faire pour réaliser nos fins les plus hautes ?
10. J. Macy, M. Young-Brown, Coming Back to Life: Practices to Re-Connect our Lives, our
World, Gabriola Island, New Society, 1998.
11. « Honorer » signifie ici « être en contact avec ce qui est », dans une attitude de gratitude
devant la beauté, cette envie de dire merci dans un mouvement d’ouverture, de don et d’ac-
cueil simultanés, quand nous nous sentons profondément reliés à toutes les dimensions de
la vie, de l’univers… Le fait d’honorer est souvent ritualisé. Les rituels ont deux fonctions
principales : faciliter le passage vers un état de conscience différent de la conscience ordi-
naire, et partager cette expérience avec d’autres humains. Mais honorer est avant tout une
attitude intérieure qui peut être vécue à chaque instant de la vie et en toutes circonstances.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 85
futur, guérit des peurs anciennes qui n’ont plus de raison d’être ; elle donne
confiance, elle apaise… Et grâce à tout cela, invente de nouveaux récits,
qui ne sont pas écrits d’avance mais s’écrivent toujours au présent – sont
en train de s’écrire.
Mary-Jane Rust souligne que les histoires que nous nous racontons sont
en cours de transformation 13. L’histoire la plus courante dont nous sommes
imprégnés s’appelle « mythe du progrès », et raconte comment nous sommes
sortis des ténèbres grâce à un héros, un homme qui conquiert la nature ;
nature qui se présente tour à tour comme une ennemie puissante ou une
séductrice, un élément sauvage incontrôlé ou une matière très sombre à l’in-
térieur de nous qui nous fait peur. François Terrasson, qui fut le premier en
France à introduire l’écopsychologie – bien qu’il n’utilise pas le mot – souligne
l’importance des contes dans la constitution de notre attitude inconsciente
à l’égard de la nature 14. La solution du héros est de soumettre, contrôler
et dominer tous ces aspects de la nature qui sont effrayants, y compris sa
propre nature. Souvent, il tente aussi d’échapper à son ancrage biologique
par la recherche d’une transcendance, cherchant un Dieu dans le ciel. Dans
les deux cas, il fait cela en se coupant de la « toile de la vie » (expression
très commune dans le vocabulaire de l’écopsychologie). Mais une nouvelle
histoire prend forme : elle parle d’un retour à une relation plus douce avec
la Terre, vers les joies et les difficultés d’avoir un corps, vers une relation plus
intime. Non pas une nature idéalisée ou amputée de ce qui nous déplaît,
mais la nature telle qu’elle s’offre à nous : la nature « extérieure », et notre
nature « intérieure ».
le sacré en écopsychologie
Dans le livre de Theodor Roszak de 1992, le mot sacré n’apparaît pas,
et la notion est à peine effleurée. Mais à la suite de la publication de ce
livre, deux conférences se tiennent en 1994 à l’institut Easalen de Big Sur,
en Californie. Les questions soulevées lors de ces conférences sont de cet
ordre : quel est le moyen le plus efficace pour encourager des modes de
vie plus respectueux de l’environnement ? Notre société de consommation
est-elle une forme de pathologie ? Les lois environnementales peuvent-elles
protéger le sacré dans la nature ? Ici, la question du sacré dans la nature ne
se pose pas : pour ces précurseurs de l’écopsychologie, la nature est de toute
évidence sacrée. « Rien n’a été plus vain au cours des siècles passés que de
13. M.-J. Rust, « Ecological Intimacy », dans M.-J. Rust, N. Totton, Vital Signs. Psychological
Responses to Ecological Crisis, Londres, Karnac Books, 2012, p. 149-161.
14. F. Terrasson, La peur de la nature. Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes
de la destruction de la nature, Paris, Sang de la terre, 1988.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 87
19. Voir l’article d’É. Hache dans ce volume, « Du sacré dans la nature ou dans le
capitalisme ? », p. 131-140.
20. Propos recueillis par l’auteur, Bordeaux, 2011.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 89
1. F. Saliba, « Au Mexique, les Indiens Huichols ne veulent pas des mines d’or et d’argent »,
Le Monde, 29 décembre 2011, p. 7.
mésologie du sacré 95
Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire est un cas d’école. Au mépris des enga-
gements signés avec les peuples premiers, un État moderne, descendant de
la Conquista, gère le territoire comme s’ils n’existaient pas. Comme si, en
particulier, la dimension sacrée des hauts lieux de ce territoire était éliminée,
pour n’en laisser que les dimensions physique et économique.
Autrement dit, une certaine spatialité s’est substituée à une autre, ou du
moins prétend s’y substituer. Pourtant, l’étendue concernée est strictement
la même. En quoi l’espace peut-il changer, si l’étendue ne change pas ?
2. Sur ce thème, voir A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains,
Paris, Belin, 2000.
96 y a-t-il du sacré dans la nature ?
3. « Pour les Indiens Huichols, les montagnes de ce désert sont sacrées. Elles ouvrent
un portail cosmique, concentrant des vertus magiques, où les chamanes collectent le
peyotl suscitant les rêves d’éveil qui font tenir l’univers ensemble », DGR News Service,
25 février 2012, http://dgrnewsservice.org/2012/02/25/mining-corporations-gree-
dily-eyeing-sacred-mountains-of-huichol-indians/ (notre traduction). Le même
service titre, le 27 février : « Mexican court suspends mining in the sacred territory
of the Wixárika [autre nom des Huichols] », http://dgrnewsservice.org/2012/02/27/
mexican-court-suspends-mining-in-sacred-territory-of-the-wixarika/.
4. Descartes, Discours de la méthode, IV.
mésologie du sacré 97
5. Voir A. Næss, Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF (Dehors), 2008, et Id.,
Vers l’écologie profonde. Entretiens avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.
98 y a-t-il du sacré dans la nature ?
pas des objets, c’est-à-dire des en-soi sur lesquels un sujet abstrait projette-
rait unilatéralement des vues arbitraires ; car l’être du sujet lui-même parti-
cipe concrètement de ce rapport. Watsuji nomme fûdosei 風土性 (médiance)
cette structure ontologique, et la définit comme « le moment structurel de
l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機).
« Médiance », terme dérivé du latin medietas (moitié) signifie que l’être de
l’humain ne se borne pas à son corps individuel, mais comprend nécessai-
rement un corps médial, éco-techno-symbolique, constitué des prises de
son milieu. Entre ces deux « moitiés » que sont le corps individuel et le
corps médial s’établit un couplage dynamique, ce que Watsuji appelle un
« moment », comme le rapport entre deux forces en mécanique.
médiance et sacré
C’est cette médiance inhérente aux milieux humains qui permet, entre
autres, de comprendre la valeur proprement ontologique, et même ontogé-
nétique, des sites sacrés dans les sociétés traditionnelles. En effet, ce qui est
là en jeu, c’est leur existence même – l’essence même de leur corps médial ;
et c’est justement cette médiance qu’a forclose le dualisme moderne, pour
qui de tels environnements ne seront jamais qu’une étendue physique arbi-
trairement parée des projections subjectives de peuplades crédules.
Si le paradigme moderne, dans son principe, a pu ainsi forclore le
« moment » (la dynamique ontogénétique) de la médiance, du moins ne
pouvait-il pas l’abolir ; car c’est la condition même de l’existence humaine.
Le concept en moins, cette médiance a été corroborée par de multiples
approches. C’est le cas notamment de l’interprétation que Leroi-Gourhan
a faite de l’émergence de notre espèce 8 : au cours de ce processus, certaines
des fonctions du corps animal individuel ont été peu à peu extériorisées et
déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant
ainsi un corps social dont l’effet en retour a été l’hominisation du corps
animal. En somme, il y a eu simultanément, et réciproquement, anthropi-
sation du milieu par la technique, humanisation du milieu par le symbole,
et hominisation du corps animal du fait du déploiement de ce corps médial
éco-techno-symbolique.
Concernant plus particulièrement le sacré, Dany-Robert Dufour, en
termes psychanalytiques, a donné du besoin de divinité chez les humains
une interprétation qui derechef suppose la médiance, ce moment structurel
de l’existence humaine 9 ; mais toujours le concept en moins. L’argument
8. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.
9. D.-R. Dufour, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures
de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.
100 y a-t-il du sacré dans la nature ?
part ici de la néoténie, nom scientifique moderne d’une très vieille idée, à
savoir que l’humain serait un être inachevé. Selon Dufour, c’est du fait de
cette néoténie qu’il éprouverait structurellement le besoin de s’aliéner à un
Autre ; car, ni physiquement ni psychiquement, il ne peut vivre à l’état indi-
viduel. Les religions se sont chargées, historiquement, de donner un nom
à cette part de l’être qui est au-delà de l’individuel ; par exemple, dans les
monothéismes, « Dieu ».
Pour la mésologie, la figure moderne de la « mort de Dieu » n’est qu’un
symptôme de la forclusion de notre médiance par le dualisme et l’individua-
lisme. Cette forclusion n’ayant nullement supprimé le moment structurel
qu’elle ne veut pas reconnaître – au contraire, le développement ininter-
rompu de notre corps médial nous rend toujours plus « néotènes » –, il en
résulte un manque-à-être inextinguible, dont la frénésie de consommation
des sociétés contemporaines est l’une des manifestations. Mais en achetant
toujours plus d’objets, l’individu ne recouvre pas son corps médial ; il s’en-
fonce au contraire davantage dans son incomplétude, cercle vicieux dont
il ne pourra sortir qu’en dépassant le paradigme ontologique du dualisme.
C’est ce dépassement qu’ont amorcé des penseurs comme Uexküll et Watsuji,
et que poursuit la mésologie contemporaine.
Si elles ne disposaient pas des concepts de la mésologie, les sociétés tradi-
tionnelles les ont en revanche amplement symbolisés dans leurs cosmologies,
tout spécialement dans leur sens du sacré. L’un des aspects de la médiance,
c’est en effet que les sociétés découvrent symboliquement leur être dans
leur milieu. C’est ce fait que Watsuji a baptisé du concept de jikohakkensei
自己発見性, découvrance-de-soi. Cette découverte se cristallise dans des
hauts lieux, qui deviennent des espaces sacrés. Pourquoi sacrés ? Parce qu’ils
sont obscurément ressentis comme la source même de l’être. Cette source
est la ressource entre toutes, celle où périodiquement, rituellement, l’être se
ressource dans son être-là, comme le font les Huichols dans leur pèlerinage
au cerro Quemado, ou comme le font les musulmans avec le pèlerinage de
La Mecque.
celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons pas
vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie
et détournée le manque-à-être de l’individu moderne, et qui a conduit à
l’essor de l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de
dérives dans l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident.
J’ai souligné plus haut le vice ontologique radical des théories qui prétendent
faire dériver une éthique du modèle des écosystèmes. La connaissance objec-
tive des écosystèmes et de la biosphère est certes nécessaire pour que nous
nous comportions de façon plus rationnelle ; néanmoins, elle ne peut pas
engendrer de sens moral, parce qu’elle ne concerne pas notre être mais seule-
ment les interrelations objectives de l’environnement. L’éthique, elle, se fonde
sur l’entrelien des êtres partageant un même monde, en l’occurrence sur la
médiance qui fait que les prises écouménales de notre milieu concernent notre
être même 10. C’est pour la même raison que nous sommes poussés à recréer,
sous forme de parcs et de sanctuaires divers, des aires sacrées dans la nature.
Mais « la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu, c’est-à-dire notre
corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme un objet ;
car elle est à jamais natura : « à naître 11 », avec nous-mêmes, dans le croître-
ensemble historique d’un milieu humain. Ce n’est que parce qu’elle est notre
écoumène, la demeure de notre être-là, qu’elle peut nous apparaître sacrée.
10. C’est ce que j’ai naguère argumenté dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique
de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
11. Rappelons que natura est le participe futur de gnascor, naître.
La pensée écologique comme héritage
problématique du rationalisme
La définition sociologique du sacré et ses conséquences
Pierre Charbonnier
CNRS – Laboratoire interdisciplinaire d’études
sur les réflexivités
1. É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, 2013.
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 105
sur les formes primitives de classification 3 : ils confient que la religion n’est
peut-être un thème dominant que par défaut, c’est-à-dire par manque d’élé-
ments précis concernant les autres aspects des rapports collectifs au monde
(c’est d’ailleurs ce que Mauss va travailler ensuite, avec le lien de la magie à
l’économie, c’est-à-dire entre échanges symboliques et échanges matériels).
Au fond, l’apparition de ce que l’on appelle aujourd’hui anthropologie de la
nature correspond à cette substitution : le potentiel heuristique de la caté-
gorie de sacré s’est dissipé, et ce qui reste, c’est la nécessité de ramener la
logique sociale à des formes cosmologiques, capables de piloter les dimen-
sions symboliques comme matérielles de la vie collective. Autrement dit,
si on ne parle plus explicitement de sacré dans la nature, on conserve l’idée
directrice issue de cette notion, i. e., le fait que les hommes reconnaissent
dans la nature quelque chose qui conditionne leur destin commun, quelque
chose à quoi s’adosse le fait même de faire société. Je considère que c’est là
la seule signification valide de l’idée de sacré – extériorité et dépendance.
L’abandon de la souveraineté
Il me semble donc avoir reconnecté les deux récits : écologie et socio-
logie ont en commun d’avoir mis le social face à une extériorité consti-
tutive ; toutes deux identifient au cœur du social une tendance à mettre
en relief le monde qui les entoure, pour faire ressortir en lui un domaine
réservé, sacré. Au fond, il est vrai que pour Durkheim, il importe peu que
cette extériorité soit justement la nature – c’était simplement le candidat le
plus évident, mais en aucun cas elle ne devait receler le sens du sacré pour
toujours. Preuve en est que le sacré s’est par la suite déplacé, vers des objets
rituels, vers une figure théologique transcendante, et enfin vers l’individu
– c’est ce qu’il appelle le culte de la personne, qui correspond à l’individua-
lisme moderne. C’est là que l’écologie prend le relais : on se serait trompé
en cessant d’investir l’extériorité naturelle de sa valeur référentielle, puisque
c’est sur elle que reposait la possibilité d’une société qui admet une dépen-
dance matérielle et symbolique à l’égard de la nature, et qui s’engage avec
elle dans des relations d’échange réciproque. La question, dès lors, peut
être posée directement : l’écologie politique est-elle une façon de réintro-
duire dans la vie sociale un rapport constitutif à l’extériorité ? En quoi s’agit-
il de la réactivation d’un schème de pensée religieux ? Ou encore : mettre
au cœur du social la dépendance à l’égard d’une extériorité, est-ce mettre
à terre les acquis de la sécularisation, est-ce refuser la conception moderne
de la souveraineté ? Quelles que soient les réponses à ces questions, il appa-
raît déjà que l’écologie politique doit être prise au sérieux comme la refor-
mulation de schèmes politiques archaïques (comme une définition de ce
qui est politique, si on veut), et pas seulement comme l’invention pure et
simple d’une préoccupation nouvelle venue de nulle part – ou de simples
causes locales, occasionnelles.
Les critiques de l’écologie politique ont d’ailleurs bien souvent vu le
problème : pour certains, on se trompe de sacralisation en remettant en
question la valeur exclusive de l’individu humain indépendant et souve-
rain, voire en désignant les religions modernes comme responsables de la
crise écologique ; pour d’autres, on se trompe plus radicalement encore en
renouant avec une politique du sacré, contrevenant à ce que la rationalisa-
tion et la sécularisation du politique pouvaient avoir d’irréversible histori-
quement. À mon sens, et c’est ce que la référence à Durkheim et à la science
sociale permet de faire, il faut dédramatiser l’opposition classique entre les
théologies politiques non modernes, et la glorieuse affirmation d’un parti
de l’immanence : il est possible de dire à la fois (1) que la théorie sociale
est déconnectée pour toujours d’une métaphysique de l’autorité transcen-
dante, et (2) que la réalité sociale est traversée par des dépendances, qu’elle
ne s’atteint pas elle-même comme un objet soumis à l’emprise de sa volonté.
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 111
sont ajustées à leurs natures, et qu’elles font système entre elles (c’est-à-dire
qu’elles ne résolvent que les problèmes auxquelles elles sont confrontées). À
l’inverse, il y a du sens, sociologiquement et philosophiquement, à réactiver
ce qui, à l’intérieur de notre propre histoire sociale et naturelle, a fonctionné
et fonctionne comme contre-modèle à l’objectivation totale de la nature.
Affirmer que le principe de solidarité socio-environnementale est une
vérité sociologique, c’est donc supposer qu’il joue un rôle normatif imma-
nent : nous sommes capables, de l’intérieur de notre tradition, d’identifier
ce qui menace ce principe, et d’inventer des réponses qui sont elles aussi
ajustées à ce qu’a de propre notre situation historique, et à ce que sont nos
savoirs et savoir-faire. Bref, les dieux anciens et modernes ne peuvent rien
pour nous parce qu’ils n’ont rien à nous dire sur une centrale nucléaire, sur
l’ouverture du passage du Nord-Ouest, ou sur la substitution des chauves-
souris par des pesticides. Mais répondre à ces questions, c’est sans doute
faire le même type de travail que faisaient les sociétés anciennes à travers
leurs propres pratiques et représentations.
2. A. Berque, Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard,
1996.
3. « La dialectique (du sacré et du profane) de la hiérophanie suppose un choix plus ou
moins manifeste, une singularisation. Un objet devient sacré dans la mesure où il incor-
pore (c’est-à-dire révèle) “autre chose” que lui-même. […] Une hiérophanie suppose un
choix, un net détachement de l’objet hiérophanique par rapport au reste environnant. Ce
reste existe toujours, même lorsque c’est une région immense qui devient hiérophanique :
par exemple, le Ciel, ou l’ensemble du paysage familier, ou la “patrie”. » M. Eliade, Traité
d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 24-25. D’une certaine manière, la crise écolo-
gique contemporaine, en nous faisant découvrir la précarité de la Terre – celle de la Terre
vue du ciel comme une miniature – a étendu l’idée de notre responsabilité à son égard,
de sorte qu’aujourd’hui c’est une « région immense qui devient hiérophanique ». C’est
ce que nous disons, approximativement, en disant que la nature est sacrée. Cette région
immense qui sert à parler de nature ce n’est pas l’univers en son entier avec ses galaxies
et ses milliards de soleils ; ce n’est pas non plus la planète Terre en tant qu’objet astrono-
mique. C’est un « milieu entre le rien et le tout », c’est la biosphère, une partie découpée,
un choix conceptuel et figuratif opéré dans l’ensemble du milieu terrestre.
hiérophanies séculières 117
Notre moment écologique rappelle que chaque culture élabore son hermé-
neutique de la nature sur fond d’épreuve phénoménologique. La nature ne
fait pas de modèle mais est modélisée. Parler d’une « métamorphose du sacré »
appelle donc tout d’abord à développer une herméneutique du soupçon
qui dénonce, sous les modélisations, des réifications. Mère, Horloge ou
Carrière sont des modélisations de la nature. Aujourd’hui, le mot « Terre »
sert une nouvelle modélisation symbolique, non dans l’exaltation idolâtre
d’une idéologie du sol (le pétainiste « la terre ne ment pas »), mais dans la
portée expressive de notre ancrage charnel. Se comprendre comme étant
de la nature articule à nouveaux frais une expérience phénoménologique
– faire corps avec la chair du monde 10 – et un déchiffrement herméneu-
tique de la signification culturelle accordée à cette épreuve.
Refusant la réduction du symbolisme à une signalétique dans l’interpré-
tation physico-mathématique du monde, la poétique de la Terre engagera
une anthropologie relationnelle : donner à penser les relations mutuelles
de l’homme avec les hommes, les non-humains et les milieux ; déchiffrer le
sens de cet Autre qu’est la Terre dans une ontologie relationnelle ne cessant
d’épeler le fond d’opacité qu’elle est pour nous.
9. G. Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], Paris,
José Corti, 1983, 18e éd., p. 183.
10. « La Terre est ici plus et autre chose qu’une planète. C’est le nom mythique de notre
ancrage corporel dans le monde. » P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Points
Essais), 1990, p. 178 ; voir également la revue Écologie et politique, 7, juin 1993.
120 y a-t-il du sacré dans la nature ?
11. M. Heidegger, « Séminaire du Thor 1966 », dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976,
p. 212.
hiérophanies séculières 121
Prenons l’exemple de l’eau, haut lieu des hiérophanies si l’on pense aux
sources sacrées, aux cultes rendus aux déesses des fleuves (Sequana pour
la Seine par exemple) ou des rivières dans les religions traditionnelles. La
symbolique de l’eau a fait l’objet d’une herméneutique du soupçon. Pour
nous, l’eau désacralisée est devenue l’eau pure du chimiste H2O ; sécularisée
celle de ses usages comme eau potable ou eau usée ; et déconfessionnalisée,
non plus eau bénite ou rituelle, mais eau vive, voire eau de vie expressive.
Or, si les traditions culturelles se fatiguent, la force de la poétique tient à ce
qu’elle est toujours nouvelle. Certes, la portée purificatrice de l’eau, immé-
diatement donnée comme hiérophanie cosmique archaïque, est média-
tisée par ce rapport critique que lui donnent nos savoirs de chimiste et
nos pouvoirs d’ingénieur hydraulicien. Il s’ensuit que, dans nos cultures,
la symbolique de l’eau a du mal à percer expressivement, articulée qu’elle
est à une culture, une communauté historique urbaine qui la médiatise et
cherche à s’en déprendre comme fascinante ou inquiétante. La symbolique
est bien souvent réduite à des signaux conventionnels : la maîtrise de l’eau
16. Voir B. Méheust, La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous
masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, 2009.
124 y a-t-il du sacré dans la nature ?
17. A. Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale, Louvain, Peeters, 1996, p. 105.
hiérophanies séculières 125
18. Henri Maldiney, plutôt que de parler de sublime ou d’admiration, concepts encore
trop distanciant dans notre relation à la nature et relevant d’une philosophie du jugement
trop intentionnelle, leur préfère phénoménologiquement celui d’apparition d’une appar-
tenance originaire. Dans un texte intitulé Montagne, consacré à ce qui surgit au fond de la
vallée de Zermatt, à savoir le mont Cervin, il écrit ainsi : « Le Cervin surgissant n’est pas
126 y a-t-il du sacré dans la nature ?
localisé dans l’espace ; il meut l’espace unique de tout ce qui a lieu. Son apparition ne fait
pas qu’interrompre le cours de l’expérience. Elle en réfute le style. Elle n’a pas la structure
de l’intentionnalité. » « À son apparition la volonté est toute de silence. Ce qui de lui nous
aborde, dans le saisissement, c’est sa présence nue. […] La montagne en apparition n’a
rien hors d’elle, à partir de quoi ou sur le fond de quoi elle apparaisse. […] elle ne survient
pas à son “en-soi”, mais c’est en soi que la montagne se manifeste, qu’elle resplendit de
son propre jour, dans l’Ouvert. » Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, Paris, Encre
marine, 2000, p. 35 et 41. N’est-ce pas cette épreuve de l’Ouvert qui noue le singulier de
l’homme et l’immensité du monde, qui approfondit une appartenance au moment même
où elle intensifie une singularité ?
19. P. Claudel, « Jules ou l’homme-aux-deux-cravates », dans Id., Œuvres en prose, Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965, p. 860.
hiérophanies séculières 127
20. P. Ganne, Claudel : humour, joie et liberté, Genève, Éditions du Tricorne, 2012, p. 88-89.
Politiques
Du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ?
Note sur la morale du capitalisme
en temps de crise écologique
Émilie Hache
Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense
Pour Malek B.
sur l’opposition qui semble aller de soi entre d’un côté, une conception
de la nature sacrée et, de l’autre, la modernité et son système capitaliste
(sécularisé). Opposition qui a pour conséquence que dès que l’on évoque
l’idée d’une nature sacrée, on est renvoyé vers des populations qui seraient
(encore) prises dans des croyances que l’on qualifiera d’animistes, invalidant
d’avance tout appel à une dimension sacrée de la nature autre que méta-
phorique sous peine d’accusation de retour en arrière, neutralisant ainsi son
éventuelle force critique. Or cette opposition empêche de voir un autre type
d’articulation entre le sacré et le capitalisme, qui n’est pas un lien d’oppo-
sition mais de fabrication, et qu’il est important de dénouer ici pour envi-
sager certains rapports sacrés à la nature non pas seulement comme des
refuges spirituels face au capitalisme, mais comme d’éventuelles concep-
tions proprement politiques à lui opposer, en tant que d’autres manières de
faire société avec les êtres qui composent le monde que ceux mis en place
précisément par ce dernier.
valeur, devint sans prix ; que ce qui était le contraire du bien devint le bien
lui-même ; que ce qui était ce contre quoi la civilisation du nouveau monde
devait se battre devint le symbole de cette civilisation elle-même, lui offrant
un passé et une histoire plus glorieux que ceux du continent européen.
Trevelyan, un historien anglais cité par Ramachandra Guha et Juan
Martinez-Alier dans leur introduction à Varieties of Environmentalism, s’in-
téressant au début du xxe siècle à la façon dont l’amour de la nature était
devenu une force culturelle dans le monde moderne, parle d’un « amour
nostalgique » à son égard 6. Sa mise en péril constituerait le prérequis à l’émer-
gence d’un nouveau sentiment à son égard : la nature serait aimée à la mesure
de sa destruction… Or souligner que l’attachement à – et la sacralisation
de – cette dernière s’est formé parallèlement à la révolution industrielle, c’est
une autre façon de dire que ce rapport sacré à la nature fut produit par le
capitalisme. Une fois la nature détruite (i. e. les relations traditionnelles à la
nature, aux animaux d’élevage, aux forêts, aux plantes, etc.), l’on en vient à
sacraliser ce qui reste. Autrement dit, ces deux rapports de profanation et de
sacralisation ne s’opposent pas mais sont complémentaires. Dans son article,
Cronon souligne que cet amour de la nature fut principalement inventé
par des urbains de classe aisée, ceux-là même qui profitèrent le plus de la
révolution industrielle et de la destruction de la nature attenante, regrettant
que puisse disparaître de leurs plaisirs cette halte temporaire. Cette sacra-
lisation, en effet, dénote moins quelque chose de positif qu’elle ne renvoie
à la fabrication d’un nouveau rapport avec la nature, en l’occurrence, un
rapport de loisir (opposé à un rapport de travail). La conséquence princi-
pale de cette transformation est connue : « ce qui reste » de la nature intou-
chée n’est désormais accessible qu’aux plus riches, au nord comme au sud,
et ce au détriment des plus pauvres (dont la délocalisation des populations
indigènes des territoires concernés en fut la forme la plus brutale), et se
voit devenir le prétexte à la construction d’oppositions entre la protection
de la nature et la prise en compte des populations humaines défavorisées 7.
Le capitalisme produit donc aussi sa propre forme de sacré comme le
pendant de son entreprise généralisée de profanation 8. C’est à l’aune de
cette proposition que j’aimerais à présent m’intéresser à deux autres rapports
6. G. M. Trevelyan, « The Calls and Claims of Natural Beauty », dans Id., An Autobiography
and Others Essays, Londres, Longmans, Green and Co, 1949, p. 92-106.
7. R. Guha, « L’environnementalisme américain radical : une critique de la périphérie »,
dans É. Hache (dir.), Écologie politique…, op. cit. ; pour le continent africain, voir par
exemple R. Bonner, At the Hand of Man. Peril and Hope for Africa’s Wildlife, New York,
Vintage Books, 1994.
8. Sur les liens de l’hypothèse présentée ici avec celle du capitalisme comme système
sorcier, voir I. Stengers, Ph. Pignarre, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte (Poche
Essais), 2007.
du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? 135
terrestres, etc.), résultant notamment d’un libre accès à cette dernière, mais
aussi d’un rapport païen, polythéiste, au monde naturel. Ce terme fut trans-
formé en accusation par l’Église lorsqu’elle déclara ces pratiques et celles
qui s’y adonnaient hérétiques. Se dire sorcières, pour ces activistes améri-
caines, c’est se réclamer de pratiques éradiquées à un moment de transi-
tion politique, économique et scientifique au cours duquel le capitalisme
était en train de s’inventer, revendiquant d’autres rapports au savoir comme
aux êtres (non humains). Contrairement au paganisme européen et malgré
l’imposition du christianisme en Amérique du Sud à la suite de la colo-
nisation espagnole, la religion des amérindiens n’a pas été éradiquée et
continue aujourd’hui encore à être active, en particulier dans les commu-
nautés quechuas et ayamaras en Bolivie. Cette religion s’adresse notamment
à la Pachamama, que l’on traduit communément par la Terre Mère, consi-
dérée comme l’être vivant à l’origine de toute chose qu’il faut honorer pour
ses dons, notamment celui de rendre cette vie possible 11. La Pachamama
n’est pas aussi violemment rejetée que la déesse Terre de la tradition Wicca,
bénéficiant aux yeux des modernes du fait d’être une religion ancienne et
non une création récente, mais elle est largement tenue à distance en tant
que survivance animiste (péchant par anthropomorphisme).
J’ai choisi ces deux collectifs parce qu’outre le fait que penser ensemble
une religion amérindienne et un mouvement spirituel californien prémunit,
une fois encore, contre le fait de renvoyer tout rapport sacré à la nature
à une autre culture, cette pratique religieuse amérindienne comme cette
réinvention d’une pratique sorcière se font sur un mode politique. Ils font
appel à des ressources spirituelles – héritées, ressuscitées, réinventées – à
la fois comme ce qui est à protéger et ce qui protège ; à la fois comme ce
pour quoi ils luttent et ce avec quoi ils luttent. Je prendrai deux exemples.
Le premier s’appuie sur des extraits de lettres publiées par Starhawk, l’une
des théoriciennes du mouvement des sorcières, écrites depuis la Nouvelle-
Orléans, quelques jours après le passage de l’ouragan Katrina. Le second
concerne la déclaration issue de la conférence mondiale des peuples sur le
changement climatique et les droits de la Terre Mère tenue à Cochabamba
quelques mois après la conférence de Copenhague.
Dans ces lettres, Starhawk répond précisément aux différentes objec-
tions dont ces sorcières font régulièrement l’objet : le culte new age de la
déesse serait un mouvement ultra minoritaire d’occidentaux, individualistes,
centrés sur soi et dépolitisant les problèmes – et si jamais elles se mêlaient de
du sud et réduit les positions des populations sur les questions écologiques
à celles de leur gouvernement, semble plus que jamais aussi difficilement
défendable que celle de les considérer indignes de leur propre nature (intacte)
qu’il faudrait de ce fait préserver contre elles-mêmes.
15. P. Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2010.
De la protection de la nature à la gestion
de la biodiversité : entre contrôle et mépris
Jean-Claude Génot
Syndicat de coopération pour le parc naturel régional
des Vosges du Nord
la fin de la nature
Assistons-nous en ce début de xxie siècle à la fin de la nature comme
l’avait pressenti François Terrasson dans son dernier livre 1 ? Les spécialistes
mondiaux considèrent que l’espèce humaine est responsable de la sixième
crise d’extinction des espèces qui s’amorce, et dont la vitesse de disparition
est bien supérieure à celles des autres crises survenues dans l’histoire de la
Terre. Notre emprise sur la biosphère est telle que nous allons probablement
nommer officiellement notre ère « l’anthropocène » avec un degré d’artificia-
lisation jamais atteint dû à la domination de la technologie (OGM, nano-
technologie) et à des rêves prométhéens (transhumanisme, géo-ingéniérie)
faisant écho aux propos de Jacques Ellul sur la technique : « Elle ne peut
pas laisser un domaine intact 2. » Enfin, la nature s’efface devant la biodiver-
sité, nouvel objet de la technoscience 3.
La biodiversité est une propriété de la nature bien connue des biolo-
gistes : c’est la diversité du vivant, du gène à l’écosystème. Elle recouvre
également les moyens à mettre en œuvre pour sa sauvegarde. Or, ce terme
est désormais omniprésent dans les discours et les écrits : la nature s’appau-
vrit, les espèces disparaissent, il faut réagir ; et le fait que l’homme doive
agir pour sauver la biodiversité la rend d’autant plus attractive dans notre
société du contrôle et de la maîtrise. Le terme est ainsi devenu polysémique :
il rassemble une large gamme de tendances, du jardinage le plus extrême
à la non-intervention. Mais la notion de biodiversité empêche d’avoir une
approche holistique de la nature. Celle-ci englobe pourtant bien d’autres
la nature méprisée
Si l’homme n’avait pas si peur de la nature 14 et si elle ne lui rappelait
pas à ce point sa fin inéluctable 15, il y aurait davantage de cas où le gestion-
naire de la biodiversité choisirait de ne rien faire et de laisser la nature en
libre évolution. Hélas ! Tout un pan de la nature est méprisé par une grande
partie de notre société : bois mort, friches, eaux croupissantes, marécages,
espèces invasives. De plus, cela flatte l’orgueil de l’homme de croire qu’il
est indispensable à la bonne marche de la nature. C’est au contraire la natu-
ralité qui, aujourd’hui, définit le mieux la non-intervention dans la nature
protégée. La naturalité est associée à l’état de nature spontanée, et souvent
opposée à l’artificialité. La naturalité se développe à partir du moment où
l’homme cesse d’agir volontairement : cette notion intègre donc les héritages
anthropiques. Il s’agit donc bien d’une autre nature, que nous avons la capa-
cité d’épargner au quotidien en lui laissant quelques marges de liberté, celle
que Peterken 16 qualifie, pour les forêts, de « naturalité future ». La naturalité
n’attribue pas plus de valeur à l’espèce rare qu’à l’espèce banale, à l’espèce
autochtone qu’à l’espèce exotique. Elle fait abstraction des écosystèmes en
11. N. Dudley, Authenticity in Nature. Making Choices about the Naturalness of Ecosystems,
Londres, Earthscan, 2011.
12. R. Hainard, « Faut-il “aménager” la nature ? », Protection de la nature. Revue de la Ligue
suisse pour la protection de la nature, 5, 1967, p. 134-136.
13. J.-C. Génot, La nature malade de la gestion, Paris, Sang de la Terre, 2008.
14. F. Terrasson, La peur de la nature…, op. cit.
15. R. Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992.
16. G. F. Peterken, Natural Woodland. Ecology and Conservation in Northern Temperate
Regions, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 145
changer d’approche
Comment sortir l’homme du contrôle totalitaire qu’il exerce sur la nature ?
S’il ne pense qu’à lui, il détruit la nature et s’il pense à la nature, il la gère
pour la façonner à son image. L’homme doit repenser à sa relation avec la
nature, dans le respect de cette dernière et en se concentrant sur le principal
problème : lui-même – car il lui faut maîtriser sa volonté de maîtrise de la
nature. Quand on voit l’activisme des gestionnaires, la première chose à faire
est de redonner de la valeur à l’« inaction » – telle que l’appelle la majorité.
Comme dit Gilles Clément, il faut « instruire l’esprit du non-faire comme
on instruit celui du faire 18 ».
Observer, étudier, regarder, suivre, découvrir et comprendre sont des
actions tout aussi fondamentales, pour un protecteur de la nature, que
sauver la biodiversité à tout prix à grand renfort d’interventions diverses
et variées. Il faut ensuite redonner sa vraie valeur au temps ; car le gestion-
naire a la montre et la nature a le temps. Il est également nécessaire d’aban-
donner le concept de biodiversité, trop réductionniste, qui n’aboutit qu’à
une technicisation de la nature réduite à certaines espèces. Les gestion-
naires doivent aussi pouvoir argumenter sur l’intérêt de ne rien faire dans
la nature. Car il faudra pouvoir expliquer aux élus locaux, aux aménageurs,
aux administrations de l’environnement, que des zones de nature spontanée
ne sont pas inutiles.
19. B. Boisson, « Écopsychologie. Une histoire encore récente », Silence, 254, 2000, p. 6-11.
20. H. D. Thoreau, Journal, 1837-1861, Paris, Denoël, 2001.
21. A. Leopold, A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949 [trad. fr.
Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995].
22. D. Peacock, Mes années grizzly, Paris, Gallmeister, 2012.
23. R. Bass, Le livre de Yaak. Chronique du Montana, Paris, Gallmeister, 2007.
24. E. Abbey, Désert solitaire, Paris, Payot, 1995.
25. H. Jonas, Le principe responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion (Champs),
1998 [1990].
26. C. Larrère, R. Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environne-
ment, Paris, Aubier, 1997.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 147
1. Appel publié en annexe du livre de D. Lecourt, Contre la peur, suivi de Critique de l’appel
de Heidelberg, Paris, Hachette (Pluriel), 1993, 2e éd., p. 171-172.
2. J. Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion (Champs), 1993.
152 y a-t-il du sacré dans la nature ?
vie grâce à son autorégulation. Jusqu’à quel point le fait de donner à la Terre,
conçue comme un organisme, le nom d’une déesse témoigne-t-il d’une sacra-
lisation de la nature ? Longtemps repoussée par beaucoup de scientifiques
– et le nom même de Gaïa a joué un rôle dans cette hostilité –, l’hypothèse
est maintenant considérée avec beaucoup plus de faveur au sein même
des milieux scientifiques. De leur côté, des philosophes qui s’occupent de
questions de science et d’environnement, comme John Baird Callicott ou
Mary Midgley, l’ont retenue pour les conséquences éthiques que l’on peut
en dégager 3. Dans Gaïa: The Next Big Idea (2001), Mary Midgley aborde
frontalement la question des rapports entre la science et le sacré, et, à l’en-
contre de ce que laissent supposer les signataires de l’appel d’Heidelberg,
fait voir qu’il ne s’agit pas toujours, loin de là, de relations d’opposition 4.
À sa suite, nous voudrions nous demander quelles peuvent être les bases
d’un accord entre la science et le sacré. Après une présentation générale de
la question, nous montrerons comment, en ce qui concerne la nature, l’ac-
cord se fait sur une certaine conception de l’ordre, dont nous questionne-
rons les conséquences pratiques. Il s’agit donc de s’interroger sur l’existence
d’un accord entre la science et le sacré, mais aussi de se demander si c’est
une condition nécessaire pour la protection de la nature.
appliqué à la terre, est une métaphore, mais, en même temps, comme tous
ceux qui adoptent l’hypothèse, il tient au nom de Gaïa : « Si la science n’est
pas capable de faire place à cette grande vision, si Gaïa n’ose pas dire son
nom dans la Nature, alors, honte à la science 6 ! »
Selon Mary Midgley, cet accord entre la science et le sacré n’a rien d’ex-
ceptionnel. La science a très souvent une attitude quasi religieuse à l’égard
du monde. À l’appui de son jugement, elle cite Einstein qui fait constam-
ment référence à Dieu pour expliquer sa propre façon de raisonner (« Dieu ne
joue pas aux dés », « Le Seigneur est subtil mais pas trompeur »…), et précise
que de telles références sont délibérées : « La science ne peut être créée que
par ceux qui sont tout entiers pénétrés par une aspiration vers la vérité et la
compréhension. La source d’un tel sentiment, cependant, jaillit de la sphère
religieuse 7 » et, pour ceux qui verraient là une lubie personnelle d’Einstein,
elle cite toute une série de livres de physique (pour le grand public) où Dieu
apparaît dans le titre. Si cela ne fait pas problème en physique, pourquoi
s’en indignerait-on quand il s’agit de la vie ? Serait-ce, se demande-t-elle,
que Gaïa est une déesse féminine, et qu’il y aurait là quelque misogynie ?
6. J. Lovelock, cité dans M. Midgley, The Essential Mary Midgley, op. cit., p. 360 (notre
traduction).
7. Einstein, « Science et religion », Nature, 65, 1940, cité dans ibid., p. 361 (notre traduction).
8. T. X. Thuan, Le Cosmos et le Lotus. Confessions d’un astrophysicien, Paris, Albin Michel, 2011.
9. Diogène Laerce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Paris, Flammarion (GF),
1965, t. 1, p. 105.
154 y a-t-il du sacré dans la nature ?
10. P. Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004,
p. 106.
11. Ibid., p. 176-199.
12. T. X. Thuan, Le Cosmos et le Lotus…, op. cit., p. 189.
la nature, la science et le sacré 155
17. M. Midgley, Evolution as a Religion: Strange Hopes and Stranger Fears [1985], Londres/
New York, Routledge, 2002, p. 185.
18. Ibid., p. 16.
19. D. Worster, « Restoring a Natural Order », dans Id., The Wealth of Nature. Environmental
History and the Ecological Imagination, New York, Oxford University Press, 1993, p. 171-183.
20. A. Leopold, A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949 [trad. fr.
Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995].
21. D. Worster, « Restoring a Natural Order », art. cité, p. 173 (notre traduction).
la nature, la science et le sacré 157
respect et la peur, cette terreur sacrée (awe en anglais) qui allie l’émotion
morale devant ce qui nous dépasse et l’admiration esthétique pour ce qui
nous est donné, combinaison d’éléments esthétiques, moraux et religieux
qui constituent les composantes de l’idée de sublime. Worster insiste beau-
coup sur l’importance de cette dimension esthétique, de la conscience que
nous avons de la beauté de la nature. Pour lui cette conscience est première,
c’est de là que tout procède. Elle joue en effet, en chacun, le rôle d’un opéra-
teur moral, qui nous fait passer du descriptif au normatif, qui, dans ce que
nous voyons découvre ce que nous devons faire. L’émotion esthétique est
en même temps morale, la beauté éprouvée effectue la conversion de l’être
en devoir-être que la déduction ne peut réaliser. Et elle le fait d’autant plus
que la perception esthétique de la nature, à la différence de la plupart des
approches scientifiques, n’est pas réductionniste, elle ne décompose pas le
monde, elle se rapporte à un ensemble, à une totalité.
Cette convergence des expériences esthétiques et religieuses ne se fait
nullement au détriment de la rationalité de la globalité ainsi appréhendée.
Quand les chrétiens s’extasient devant la « Création », explique Worster, ils
ont « en tête un arrangement ordonné des choses naturelles qui est à la fois
rationnel et au-delà de notre compréhension 22 ». C’est dans cette vision holiste
que s’enracine le « frisson sacré » qui, pour Worster comme pour Einstein,
pousse les scientifiques vers la connaissance d’une nature qui les dépasse et
dont ils admireront toujours, avec terreur et plaisir, « l’ordre exquis ».
22. Ibid.
158 y a-t-il du sacré dans la nature ?
Pour plastique qu’elle soit, cette vision commune est cependant remise en
cause, selon Worster, par les développements récents (à la fin des années 1970)
d’une écologie « révisionniste », pour qui l’écosystème est une fiction et qui
remet radicalement en cause toute idée d’ordre, même dynamique : pour
une telle écologie, il n’y a pas de totalité, il n’y a que des fragments, il n’y
a pas d’équilibres de la nature, pas de communautés qui se maintiennent,
pas de direction d’ensemble repérable 23. Worster y voit la conséquence de
l’historicisation de l’écologie, qui s’intéresse plus aux changements sur de
longues périodes de temps qu’à la permanence des structures. Et avec l’his-
toricisme s’introduit le relativisme, c’est-à-dire l’effacement des critères et
des repères sur lesquels s’appuyer : tout se vaut, il n’y pas d’ordre dans la
nature, c’est nous qui l’y mettons suivant nos désirs.
Comment une telle écologie du chaos pourrait-elle être compatible avec
la conviction sur laquelle est fondée la protection de la nature : celle de la
possibilité de restaurer l’ordre détruit ? Les conséquences de cette écologie
révisionniste sont tellement contraires à l’engagement sur lequel repose la
protection de la nature, que l’explication de ce changement doit être recher-
chée « en dehors du domaine de la science, défini strictement 24 ». Worster
s’emploie donc à déconstruire cette version de l’écologie qu’il récuse. Le
modèle, ou l’origine, s’en trouve dans la société où elle s’est développée,
dans le capitalisme. Comme Marx l’avait annoncé dans le Manifeste du Parti
communiste, le capitalisme ne peut exister sans révolutionner constamment
ses conditions sociales, « tout ce qui est fixe disparaît, tout ce qui est solide
fond dans l’air, tout ce qui est sacré est profané 25 ». Les sociétés industrielles,
23. Dans un autre chapitre de son livre, Worster se réfère à l’ouvrage de D. Botkin,
Discordant Harmonies. A New Ecology for the Twenty-First Century, New York, Oxford
University Press, 1990.
24. Ibid., p. 177 (notre traduction).
25. Marx, cité dans ibid., p. 179 (notre traduction).
la nature, la science et le sacré 159
26. I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2009.
27. C. Merchant, Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture, Londres/
New York, Routledge, 2004.
28. P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles, Quæ,
2009.
29. C. Larrère, R. Larrère, « Du “principe de naturalité” à la “gestion de la diversité biolo-
gique” », dans R. Larrère, B. Lizet, M. Berlan-Darqué (éd.), Histoire des parcs nationaux.
Comment prendre soin de la nature, Versailles, Quæ, 2009.
la nature, la science et le sacré 161
L’accusation portée par des scientifiques contre une écologie qui sacralise-
rait la nature repose sur l’affirmation de l’incompatibilité entre la science
et la religion. Or cette incompatibilité n’existe pas toujours : il y a conver-
gence, sinon communauté d’origine, entre la vision religieuse et la vision
scientifique de la nature. C’est ce que l’on comprend en explorant le modèle
orphique (comme le nomme Pierre Hadot) d’interprétation des secrets de
la nature. Sacraliser la nature, ce n’est donc pas nécessairement tourner le
dos à la science : l’écologie ne cesse pas d’être scientifique lorsqu’elle consi-
dère que la nature est sacrée. Mais cela suppose une certaine conception de
la nature, ou de la Terre, dans son intégralité, ou sa globalité : une vision
holiste, mettant en avant des idées d’ordre. On peut donc être amené à se
détacher de ces conceptions, sans pour autant ne voir dans la nature qu’un
matériau inerte que nous pouvons dominer à volonté. Plutôt que de sacra-
liser la nature, nous préférons faire société avec elle, en réfléchissant sur nos
façons de faire dans ou avec la nature : à un agir technique, on peut proposer
de substituer un agir environnemental.
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176 y a-t-il du sacré dans la nature ?
Maslow, Abraham 81 S
Mauss, Marcel 108-109, 165 Schelling, Friedrich 52
McKibben, Bill 72 Schweitzer, Albert 33, 39-41, 43-44
McLennan, John 107 Serres, Olivier de 36-37
Méheust, Bertrand 123 Shapiro, Elan 79
Merchant, Carolyn 152, 155, 160 Shiva, Vandana 155
Midgley, Mary 152-153, 155-156, Spinoza, Baruch 122
159 Spretnak, Charlene 152
Moscovici, Serge 41, 44, 167 Starhawk 65, 88, 136-137
Muir, John 65, 133 Stengers, Isabelle 134, 137, 160
N Swanson, John 87
Swift, Jonathan 41
Næss, Arne 14, 82-83, 96-97, 121
Nash, Roderick 132 T
Newton, Isaac 8, 154 Tansley, Arthur George 158
Nollman, Jim 71-72 Terrasson, François 86, 141,
143-144, 166
P
Thomas, Catherine 14, 66, 133,
Paul, Saint 27-30, 66, 123, 167 168
Peacock, Doug 146 Thoreau, Henry David 24, 33, 36,
Perrot, Maryvonne 122 38, 41, 43, 133, 146
Peterken, George 144 Thuan, Trinh Xuan 153-154
Peterson, Brenda 65 Trevelyan, George Macaulay 134
Pierron, Jean-Philippe 16, 87, 168 Turner, Frederick Jackson 133
Polanyi, Karl 135 Tylor, Edward 107
Pommier, Éric 13, 168
U
R Uexküll, Jakob von 98, 100, 165
Ramuz, Charles-Ferdinand 41
Ricœur, Paul 118-119, 122-123, W
167 Watsuji, Tetsuro 98-100, 165
Rilke, Rainer Maria 83 White, Lynn Jr. 7-9, 117
Robin, Charles 98 Whitehead, Alfred 29
Rose, Deborah Bird 66, 126, 162 Whitman, Walt 41
Roger, Alain 12-13, 16, 20, Wirzba, Norman 75
116-117, 166 Worster, Donald 18, 156-161
Roszak, Theodor 79-81, 86-87 Wunenburger, Jean-Jacques 117
Rousseau, Jean-Jacques 61,
161-162
Rust, Mary-Jane 86
Table des matières
Religions
Le proche et le sacré chrétien : les entités non humaines
en attente de reconnaissance............................................................................... 23
Christophe Boureux
L’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ?.................... 33
Stéphane Lavignotte
Le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré.............................................. 47
Alain Cugno
Éthiques
Le sens du sacré chez Hans Jonas........................................................................ 55
Éric Pommier
Si la nature est sacrée, que devons-nous faire ?..................................................... 65
Roger Gottlieb
Le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie................................... 79
Catherine Thomas
Anthropologies
Mésologie du sacré............................................................................................. 93
Augustin Berque
182 y a-t-il du sacré dans la nature ?
Politiques
Du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ?
Note sur la morale du capitalisme en temps de crise écologique........................... 131
Émilie Hache
De la protection de la nature à la gestion de la biodiversité :
entre contrôle et mépris.................................................................................... 141
Jean-Claude Génot
La nature, la science et le sacré......................................................................... 151
Catherine Larrère