Vous êtes sur la page 1sur 184

Y a-t-il du sacré dans la nature ?

Catherine Larrère et Bérangère Hurand (dir.)

DOI : 10.4000/books.psorbonne.14832
Éditeur : Éditions de la Sorbonne
Année d'édition : 2014
Date de mise en ligne : 24 janvier 2019
Collection : Philosophie
ISBN électronique : 9791035102531

http://books.openedition.org

Édition imprimée
ISBN : 9782859447700
Nombre de pages : 182
 

Référence électronique
LARRÈRE, Catherine (dir.) ; HURAND, Bérangère (dir.). Y a-t-il du sacré dans la nature ? Nouvelle édition
[en ligne]. Paris : Éditions de la Sorbonne, 2014 (généré le 26 mars 2020). Disponible sur Internet :
<http://books.openedition.org/psorbonne/14832>. ISBN : 9791035102531. DOI : https://doi.org/
10.4000/books.psorbonne.14832.

© Éditions de la Sorbonne, 2014


Conditions d’utilisation :
http://www.openedition.org/6540
Y a-t-il du sacré
dans la nature ?
Série Philosophie – 36
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Y a-t-il du sacré
dans la nature ?
sous la direction de
Bérengère Hurand et Catherine Larrère

Ouvrage publié avec le concours du Conseil scientifique


de l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

Publications de la Sorbonne
2014
Illustration de couverture : Jean-Baptiste Laheyne.

© Publications de la Sorbonne, 2014


212, rue Saint-Jacques, 75005 Paris
www.univ-paris1.fr

Loi du 11 mars 1957


Les opinions exprimées dans cet ouvrage n’engagent que leurs auteurs.
« Aux termes du Code de la propriété intellectuelle, toute reproduction ou représentation,
intégrale ou partielle de la présente publication, faite par quelque procédé que ce soit
(reprographie, microfilmage, scannérisation, numérisation…) sans le consentement de
l’auteur ou de ses ayants droit ou ayants cause est illicite et constitue une contrefaçon
sanctionnée par les articles L. 335-2 et suivants du Code de la propriété intellectuelle. Il
est rappelé également que l’usage abusif et collectif de la photocopie met en danger l’équilibre
économique des circuits du livre. »

ISBN 978-2-85944- 770-0
ISSN 1255-183X
Remerciements

Le colloque « Y a-t-il du sacré dans la nature ? », dont ce livre est extrait,
s’est tenu les 27 et 28 avril 2012, à Paris, au centre Panthéon.
S’il a pu avoir lieu, c’est grâce à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne,
au centre de Philosophie contemporaine, et au soutien de la mairie de Paris
et du Nouvel Observateur ; qu’ils en soient ici chaleureusement remerciés.
Nous tenons à remercier particulièrement Baptiste Lanaspèze, des éditions
Wildproject de Marseille, membre du comité scientifique et d’organisation,
qui nous a prêté sa précieuse assistance éditoriale et ouvert l’espace numé-
rique de Wildproject.
Dès l’été 2012, la revue en ligne Wildproject publiait en avant-première
de nombreux extraits de communications et entretiens des contributeurs
(http://www.wildproject.org/journal/).
C. Larrère et B. Hurand
Introduction
Irréductible nature
Bérengère Hurand
Paris

Ce ne sont pas à des problèmes seulement techniques que la crise environne-


mentale actuelle confronte les sociétés ; il s’agit aussi de problèmes de fond,
qui touchent à l’ensemble de la civilisation. Les sociétés sont fermement invi-
tées à reconfigurer leur pratique de la nature et à repenser son usage. Elles
sont également mises en demeure de répondre de nouveau à une question
métaphysique ancienne : quelle place pour l’humanité dans la nature ? Or,
si la fascination pour le progrès et l’arrachement aux déterminismes tend
à garder son emprise, il semble qu’émerge parallèlement en Occident un
mouvement inverse de sacralisation de la nature, suspecté de renouer avec
une vision religieuse qu’on croyait périmée, ou trop fantaisiste pour être
prise au sérieux. C’est ce phénomène que nous avons voulu analyser, dont
nous avons voulu chercher les racines et les implications.
Notre question pouvait s’entendre de plusieurs manières : cette crise
environnementale a-t-elle une dimension spirituelle ? Plus largement : est-
elle de nature religieuse ? Ou bien : peut-elle trouver dans les religions insti-
tuées des réponses adéquates ? Ou encore : les réponses que nous inventons
relèvent-elles du « religieux » ? Et si ce n’est pas le cas, gagneraient-elles à
puiser dans des ressources spirituelles, plutôt que de rester strictement scien-
tifiques – une forêt est-elle mieux protégée si elle est considérée comme sacrée
que pour sa biodiversité ? Il s’agissait donc de poursuivre le débat amorcé
en 1967 par Lynn White Jr. à propos des racines judéo-chrétiennes de la
crise écologique 1, et en même temps de déborder ce cadre initial. Pour ce
faire, nous avons choisi d’aborder de front le reproche que l’on fait couram-
ment à l’écologie d’être une « nouvelle religion » – sous forme d’eschato-
logies catastrophistes, de métaphysiques holistes ou de syncrétismes spiri-
tuels farfelus – plutôt que d’explorer à nouveau 2 le contenu écologique

1. L. White Jr., « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 10, mars 1967,
p. 1203-1207.
2. Comme l’a fait en juin 2009 le colloque de Lausanne sous la direction de Dominique
Bourg. Voir D. Bourg, Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor
et Fides, 2010.
8 y a-t-il du sacré dans la nature ?

latent des religions monothéistes auxquelles on compare volontiers, par


souci d’exotisme, les sagesses orientales et amérindiennes pour aboutir à
un inventaire ethnologique des conceptions de la nature. Quand on accuse
l’écologie de sacraliser la nature, que veut-on dire exactement ?
D’où la question, volontairement brutale : « Y a-t-il du sacré dans la
nature ? » L’utilisation de ce mot chargé de sens et lourd d’héritages divers
n’a rien d’évident. C’est pourquoi nous avons mis les chercheurs au défi
de l’appliquer méthodiquement à leur champ d’étude. Posée ainsi, la ques-
tion avait l’avantage de les attirer sur des chemins encore très peu explorés.
Si nous l’admirons et aimons y méditer, si nous l’appelons « création », si
nous y décelons des fins et ressentons entre elle et nous des liens d’appar-
tenance, si nous en condamnons la profanation, reconnaissons sa dignité
et appelons à défendre son intégrité, si nous préférons la laisser faire plutôt
que de chercher à nous y substituer, sacralisons-nous la nature ? Et cela
nous place-t-il nécessairement dans une posture obscurantiste contraire au
progrès scientifique et technique, comme semblent le croire les signataires
de l’appel d’Heidelberg de 1992 ?
La question initiale ainsi ramifiée, nous avons vu nos débats dépasser
la stricte signification ethnologique du « sacré ». Il ne s’agissait plus (seule-
ment) de savoir si la réalité naturelle était susceptible d’ouvrir l’accès à une
réalité surnaturelle, mais plus largement, de sonder l’importance symbolique
que nous (individuellement et collectivement) lui accordons, et ses impli-
cations pratiques. À rebours de Descartes qui ne voulait plus voir dans la
nature que matière 3, nous avons cherché quel sens, théologique, anthropo-
logique, psychologique, éthique et même politique on peut donner à notre
ancrage terrestre.

Selon une analyse devenue classique, la société moderne s’est pensée et


construite contre le sacré, en dehors du sacré. D’où le « désenchantement
du monde », processus que l’on fait généralement démarrer avec la science
moderne de Galilée, Descartes et Newton. Mais Lynn White Jr., en mettant
l’accent sur la transformation, dès le Moyen Âge, du rapport à la nature que
ce soit dans l’usage de la charrue, ou dans le développement des moulins
à eau, suggérait que le christianisme avait une part importante dans cette
désacralisation. Cette intuition a été reprise par Marcel Gauchet, qui voit
dans le christianisme une « religion de la sortie de la religion », religion de

3. « Sachez donc […] que par la Nature, je n’entends point ici quelque Déesse, ou quelque
autre sorte de puissance imaginaire, mais que je me sers de ce mot pour signifier la Matière
même en tant que je la considère avec toutes les qualités que je lui ai attribuées comprises
toutes ensemble, et sous cette condition que Dieu continue de la conserver en la même
façon qu’il l’a créée », Descartes, Le Monde, chap. VII.
introduction. irréductible nature 9

la liberté et de la transgression, qui refuse l’aliénation aux tabous et aux


interdits, aux menaces des puissances naturelles ou surnaturelles. Devenir
moderne, quitter l’hétéronomie pour l’autonomie, la pensée magique pour
la rationalité, l’interdit pour le possible : c’est bien le christianisme qui
aurait inauguré et accompagné cette mutation, en remplaçant le « sacré »
par le « saint ». Christophe Boureux, dans ce volume, rejoint cette analyse :
« Pour le christianisme en effet, le sacré n’est pas aboli, mais accompli. Le
processus sacrificiel a été assumé et a eu lieu une fois pour toutes par le
sacrifice de Jésus sur la croix, il n’a plus besoin d’être honoré, sinon dans
le faire-mémoire. Il est désormais supplanté par la sainteté », à laquelle
tous les hommes sont appelés. Dès lors, étonnamment, le dépassement
de « l’âge religieux » de l’humanité encouragé par Comte et par la science
moderne serait historiquement précédé et secondé par la religion qu’on a
le plus accusée d’obscurantisme 4 ; et Lynn White Jr. aurait raison. Le sacré
déplacé de la Terre au Ciel, et remplacé par le saint, l’objectivation de la
nature n’aurait donc plus d’obstacle. Certes, d’une part, on peut objecter
que si la racine est commune, les branches ont poussé dans des directions
opposées et que le christianisme est souvent apparu comme un frein au
processus de libération de l’humanité par la raison et la technique dont la
science moderne est le moteur. D’autre part, on peut nuancer avec Marcel
Gauchet le « cliché dénonciateur d’une prédation irresponsable enclenchée
par la perte […] du sentiment de solidarité avec l’englobant naturel 5 » en
rappelant que l’objectivation de la nature en est aussi la connaissance et
l’humanisation, et que d’une certaine manière, nous nous faisons proches
de la nature en explorant ses lois. La science, en désacralisant le monde, ne
l’a pas mis froidement à distance. Il n’en demeure pas moins urgent d’exa-
miner le bien-fondé de cette façon de se rapporter à la réalité naturelle,
comme de redonner à la science et au christianisme l’occasion de la justi-
fier ; car nous faisons aujourd’hui face à une crise environnementale dont
on peut raisonnablement supposer que la « désacralisation du monde » ne
lui est pas étrangère. Avons-nous encore raison et intérêt à nous considérer
comme les despotes d’une nature asservie, ou même comme les intendants
d’une nature objet de notre sollicitude et de notre responsabilité ? N’y a-t-il
rien à gagner à penser la nature aussi comme un sujet, ou comme une entité
qui exigerait de notre part du respect, mais également de la soumission, la

4. Cette thèse reçoit un soutien de la part de Jean-Pierre Dupuy, qui explique dans La
marque du sacré (chap. II) que le mode de développement techno-scientifique qui conduit
à la surexploitation des ressources naturelles ne va pas à l’encontre du christianisme, mais
en est l’exacte continuation. Le péché d’hybris, l’interdiction de « jouer à être Dieu », sont
plutôt grecs que judéo-chrétiens : le christianisme représente au contraire l’homme comme
cocréateur du monde.
5. M. Gauchet, Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985, p. 128.
10 y a-t-il du sacré dans la nature ?

limitation de nos actes et de nos entreprises, le renoncement à certains vieux


rêves de l’humanité ? Devant les bouleversements écologiques qui mettent
nos certitudes à l’épreuve, devant « le manque-à-être de l’homme moderne »
(selon l’expression d’Augustin Berque) réduit à se chercher dans l’avoir, il
ne paraît pas insensé d’essayer de revitaliser l’attachement de l’homme à la
nature, et par la contemplation de ce qui est, tâcher de faire contrepoids à
l’asservissement des ressources naturelles qui, s’il a encore de l’utilité, n’a
peut-être plus beaucoup de sens. L’éthique environnementale s’est depuis
longtemps attelée à ce projet ; mais elle a davantage parlé de valeur – valeur
intrinsèque, opposée à la valeur instrumentale. Pourquoi ne pas réactiver à
cette fin le vieux concept de « sacré », au risque de choquer les incroyants
qui pensaient en avoir fini avec l’aliénation religieuse, comme les croyants
pour qui le sacré, toujours hérité, ne peut ni s’inventer ni faire l’objet d’une
délibération ?
Mais il n’est pas si sûr que les civilisations modernes se soient complè-
tement désacralisées. Le sacré, selon sa définition anthropologique, est un
objet mis à part, protégé ; il appartient à un domaine séparé, avec lequel on
ne peut entretenir de relations que dans un cadre rituel. Le sacré enveloppe
et exprime le mystère de l’existence, la vie et la mort ; il ouvre l’accès à un
ordre cosmique qui nous dépasse, nous englobe et nous détermine. Le sacré
est une constante : dans tout groupe humain, il est la ressource de sens qui
structure la conception du monde, justifie l’existence biologique et fonde
la normativité. Selon Durkheim, comme le rappelle ici Pierre Charbonnier,
le sacré représente l’idée que la société se fait d’elle-même : cette extério-
rité sans laquelle elle ne peut se constituer, cet au-delà du social. Or, si le
christianisme mais aussi le matérialisme moderne ont incité les peuples à
laisser de côté la sacralité de la nature qui, d’une manière bien compréhen-
sible, structurait encore les civilisations anciennes rythmées par le cours
naturel des choses, il n’est pas impossible que ce « désenchantement » se
soit accompagné d’un nouvel « enchantement » ; que le sacré se soit simple-
ment déplacé, pour s’incarner dans l’individu, le progrès technique ou le
système économique comme ont su le voir Jean-Pierre Dupuy (parlant de
bootstrapping 6) ou Bruno Latour (qui invente le terme faitiche 7). Le sens de
l’histoire n’irait donc pas vers la désacralisation, mais suivrait le déplace-
ment des dieux. Si l’on suit cette hypothèse, il s’agirait moins de réactiver le
sacré que d’adopter un point de vue lucide sur la religiosité sous-jacente de
notre civilisation – c’est ce que font ici, par exemple, Christophe Boureux,
Jean-Claude Génot ou Émilie Hache en pointant du doigt, après Georges

6. J.-P. Dupuy, La marque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2008, p. 9, n. 1.


7. B. Latour, Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond, 1996.
introduction. irréductible nature 11

Bataille, la sacralisation/sanctuarisation/confiscation de la nature comme


terrain de loisirs –, opérer la critique des fondements de notre métaphy-
sique, et revoir l’ordre de nos priorités. À l’arrière-plan de notre question
se devine en effet une inquiétude persistante sur les limites objectives du
progrès et le devenir de notre civilisation, dont certains affirment, à la suite
de Hans Jonas, qu’elle s’est engagée dans une impasse, compromettant ainsi
les conditions de la perpétuation d’une espèce humaine authentique et libre.
Notre question, qui semblait au départ exclusivement orientée vers le
diagnostic d’une crise spirituelle, s’est révélée contenir tous les éléments
d’une crise de civilisation, crise de la rationalité, de notre rapport au temps,
à l’espace, à la matière et au vivant ; crise de sens qui est aussi une crise poli-
tique. Que veut dire « habiter » la Terre, en quoi cela lui donne-t-il une
valeur particulière ? De quel type sont et doivent être (puisque les liens sont
également à faire et que rien n’est jamais sacré une fois pour toutes) les rela-
tions éthiques, sociales et politiques établies avec la nature ? Nous n’avons
pas cherché à élaborer un catéchisme ; nous avons voulu explorer les raisons
qui pourraient nous pousser à intégrer la notion de sacré dans nos modèles.
Bien plus que la « religiosité » de l’écologie, ce sont de multiples modes
d’être individuels et collectifs qui ont ainsi été mis en relief.

On ne s’attendait pas à voir l’immanent prendre autant de place dans une


religion de la transcendance dont on pensait qu’elle avait définitivement
réglé ses comptes avec la nature en la désacralisant. Or, s’il est vrai, comme
le montre Christophe Boureux, que le christianisme a délaissé le sacré
pour le saint – puisqu’avec l’incarnation, le sacré s’est accompli – et que
la « nature » n’est pas un terme biblique, il faut se garder d’en déduire un
désintérêt évangélique pour la nature. L’humanité n’est pas dans un face-à-
face avec Dieu : elle doit compter avec l’ensemble des espèces vivantes qui,
loin d’être à son service, sont solidaires de sa souffrance et de sa rédemp-
tion. Il n’y a pas de « sacré » dans la nature, mais une multitude de vivants
en attente d’une reconnaissance actualisant l’alliance initiale entre le créa-
teur et sa créature. Il y a donc quelque chose à faire : reconnaître, c’est-
à-dire non seulement louer et respecter, mais également dire et décrire la
nature dans sa spontanéité. Quelque chose à faire, à rebours de la sacralisa-
tion de cette nature où on entreprend des voyages initiatiques, où on passe
ses vacances et où on laisse ses déchets, nature usée, consommée, et finale-
ment sacrifiée dans le culte même qu’on lui rend. Mais également à rebours
de la sanctuarisation, qui fige la nature dans l’image artificielle qu’on veut
lui donner : une nature humanisée qui devient parc sans pour autant cesser
d’être un territoire.
12 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Un appel à l’action auquel se joint Stéphane Lavignotte, revenant sur


l’histoire des relations étroites du protestantisme avec la nature. Ce dernier
s’est méfié du « sacré » davantage encore que le catholicisme. Bien sûr, le
contact de l’âme avec la nature est l’occasion d’un émerveillement ; mais il
faut refuser l’idée qu’elle héberge Dieu lui-même, ou quelque chose de divin :
il n’y a pas, chez Calvin, de connaissance naturelle de Dieu. Cependant, la
nature nous enseigne qu’il y a un Dieu. Et sa contemplation ouvre la voie,
non pas seulement à une vision esthétique du monde, mais à une « surprise
éthique » : nous nous retrouvons étonnamment proches des autres vivants.
Ce sentiment commande un double impératif : « Ruminer le spectacle de
la nature, et se rendre responsable vis-à-vis des biens terrestres. » Ce n’est
donc pas « du sacré » qu’on trouve dans la nature, mais plutôt la conscience
de cette vie universelle en laquelle on se trouve entièrement engagé, au sens
physique et métaphysique. D’où l’appel à un autre engagement, à « l’éthique
de la frugalité » : il faut faire comme si la nature était sacrée. On voit alors
se réinventer la signification de « sacré » : de représentatif mais sanctua-
risé (un inaccessible renvoyant à un inaccessible), à participatif, accessible
et relationnel – car « rien n’est sacré a priori, tout peut l’être à l’occasion
d’une rencontre ». Et Stéphane Lavignotte de citer Charbonneau : « Ce
n’est pas d’un dimanche à la campagne que nous avons besoin, mais d’une
vie moins artificielle 8. »
La nature et l’homme sont donc en tête-à-tête. Dieu n’est-il plus, alors, que
l’horizon lointain de cette relation intime, le bruit de fond de la symphonie ?
Ce serait oublier le rôle de révélation du « sublime », telle la wilderness au
cœur de l’environnementalisme américain qui a pu y voir le symbole de
la présence de Dieu sur terre. Alain Cugno se fait d’abord kantien pour
examiner la question, mais s’il s’avance un moment vers le sublime, c’est
pour se retourner vers le beau, plus ordinaire, qui semble davantage renvoyer
à l’absence de Dieu qu’à sa présence. L’apparaître des choses naturelles, leur
monstration gratuite séparée de l’acte de création, leur donnent la valeur
d’une œuvre d’art ; leur caractère « sacré » ne vient pas tant du fait qu’elles
rappellent d’où elles viennent que du fait qu’elles sont, indépendamment
de cet acte. Et par gratitude, nous devons les dire, redoubler l’esprit par
le langage. « Nous n’avons rien d’autre à nous dire que le monde. » Cette
idée du caractère sacré de ce qui est, indépendamment de la façon dont il
est advenu à l’être et de la manière dont il est, nous la retrouverons sous la
plume d’Émilie Hache ou de Roger Gottlieb : c’est l’intuition que l’absolue
gratuité de ce qui se donne « sans donateur » doit être protégée contre ce
qui le profane, c’est-à-dire le réduit à sa réalité matérielle, transformable,

8. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », juin 1937. Texte


non publié, cité par S. Lavignotte dans le présent ouvrage.
introduction. irréductible nature 13

exploitable ou consommable. Apparaît alors une nouvelle signification du


sacré : chaque chose offre plus que sa réalité matérielle, sans que ce « plus »
soit identifié au divin ou au surnaturel.

La question, de religieuse et d’esthétique, devient proprement éthique. Il


ne s’agit plus tant de dire, de décrire ou d’admirer que d’agir, ici et main-
tenant : se rendre responsable, et s’en donner les raisons. Pour Hans Jonas,
relu par Éric Pommier, nous sommes responsables de la vie parce qu’elle est,
de façon immanente ; parce que sa valeur, mesurée à l’aune de sa capacité
à poser des fins, ne peut être moindre que celle d’un être vivant particulier
(l’homme). La notion de sacré peut alors intervenir comme garantie morale
du respect de cette valeur : si la vie est sacrée, non seulement son authenti-
cité, sa diversité, sa spontanéité et ses lois propres pourront être protégées
contre les menaces de dénaturation vécues comme des profanations, mais
surtout la possibilité de l’esprit, donc de la transcendance, de la séparation
d’avec la matière, que la dynamique vitale héberge aussi. C’est donc nous-
mêmes que nous sacralisons en sacralisant la nature ; nous nous protégeons
contre nous-mêmes, et nous garantissons notre propre authenticité. Le sacré
prend alors une dimension particulière : il nous englobe, nous dépasse, mais
ne cesse d’être soumis à notre action. Sa vulnérabilité se lit comme le rappel
du devoir que nous avons envers nous-mêmes. C’est peut-être à cette vérité
simple que nous devons nous ouvrir. Vérité qui se décline en deux proposi-
tions : la première, antique, certainement oubliée de la modernité, est que
nous ne sommes pas en dehors de la nature, mais pris dans sa dynamique.
La deuxième, que les forces naturelles qui ont toujours exercé sur les civi-
lisations une fascination mêlée de terreur peuvent elles-mêmes être mena-
cées ; nous ne sommes donc pas en dehors de la nature, mais dépendant de
ses faiblesses, et affaiblis par ses déséquilibres.
Fragile, la nature ; fragile, la relation que nous entretenons avec elle,
et fragiles, nous-mêmes – puisque nous lui appartenons. « Le propre du
sacré est d’être à la fois menaçant et menacé, et d’appeler tout bon citoyen
à défendre sa cause 9 », écrivait Mary Douglas. Mais comment parler d’un
sacré fragile, alors que jusqu’ici, toutes les traditions religieuses ont célébré
la puissance divine – afin d’obtenir, pour le dire vite, sa protection ? On peut
se demander si nous sommes à la hauteur de ce nouveau devoir ; si nous
serions capables de « défendre la cause » dont il est question. Pour Roger
Gottlieb, la question « y a-t-il du sacré dans la nature ? » a déjà reçu assez
de réponses. Il faut la prendre à rebours : s’il y avait du sacré dans la nature,

9. M. Douglas, Comment pensent les institutions, trad. fr. A. Abeillé, Paris, La Découverte,
2004 [1986], p. 37.
14 y a-t-il du sacré dans la nature ?

pourrions-nous le percevoir ? D’ailleurs, sommes-nous capables de percevoir


la nature, sacrée ou pas ? Partant du principe que le sacré ne se démontre
pas et qu’on ne peut qu’en suivre les traces culturelles, Roger Gottlieb refuse
de prouver l’existence d’une nature sacrée, et même d’en donner une défi-
nition. Il délaisse les formes abstraites de la déduction philosophique pour
une expérience de pensée, une mise en situation éthique : en supposant que
la nature soit sacrée, quel pourrait être son pouvoir normatif ? Le raison-
nement hypothétique, tirant intuitivement les implications de ce qui n’a
pas été prouvé, fonctionne néanmoins comme un révélateur : nous autres
Occidentaux y apparaissons malades d’une modernité qui occulte la réalité
naturelle (qu’elle soit belle ou difficile) derrière l’artifice. Or, c’est justement
notre incapacité à percevoir la nature, renvoyant à une incapacité morale,
à une faiblesse éthique mal vécue, qui indique que quelque chose de parti-
culièrement important se joue dans la relation à la nature, et laisse appa-
raître la nécessité d’une conversion.
C’est en partant d’un diagnostic similaire que s’est développée la toute
jeune écopsychologie, comme en témoigne Catherine Thomas. Cette disci-
pline émergente part du constat d’une altération des conditions psycholo-
giques de notre rapport au monde ; de l’atrophie, physique et morale, de
notre sensibilité. Elle se propose de les rénover, et à cette fin, de commencer
par réformer les bases de la psychologie. Catherine Thomas met cette visée,
qui n’est pas encore devenue un programme, dans la continuité de l’éco-
logie profonde d’Arne Næss : de même que cette dernière propose de faire
l’expérience de l’élargissement de soi, l’écopsychologie offre d’expérimenter
in situ notre lien profond avec la nature, par l’imprégnation et la méditation.
Or, les différents témoignages rapportent que l’émotion provoquée par cette
mise en situation, qu’on peut décrire comme un sentiment de gratitude, de
crainte et d’émerveillement, peut nous conduire à parler d’expérience du
« sacré », sans qu’il soit besoin de conceptualiser l’expression. Vivants parmi
les vivants, nous ressentirions simplement notre appartenance à quelque
chose qui nous excède, nous précède, nous détermine et coexiste avec nous.

Mais le concept d’appartenance ne va pas de soi. Il est d’autant plus difficile


à comprendre dans le contexte d’une civilisation qui s’est volontairement
privée de ce sacré archaïque, celui des forces cosmiques, pour affirmer l’au-
tonomie de l’humain. À quel point la modernité a pu se tromper sur cette
autonomie conquise, on n’y reviendra pas. On peut simplement remarquer,
avec Augustin Berque, que s’il n’y a plus de sacré que dans l’individu, il est
possible qu’on ressente pour toujours le manque de ce qui, anthropologi-
quement, assume le rôle symbolique de la source de l’être qui donne sens
à la vie. Élargir le soi à un Soi, comme le fait Arne Næss, c’est reproduire
introduction. irréductible nature 15

l’erreur des modernes ; c’est abstraire le sujet de son lien ontologique avec le
milieu. Pour réactiver le sentiment d’appartenance, il faut éviter la « décos-
misation » du sujet en renouant avec l’ancienne mésologie. Le sacré est une
notion nécessairement relative : il n’y a pas de sacré dans la nature, mais des
espaces et des êtres investis de sens par des populations. Or, l’attachement de
ces populations pour la nature, c’est-à-dire pour leur milieu de vie, n’est pas
abstrait ; il ne découle pas d’un raisonnement, mais d’une manière de vivre.
Car c’est par le moyen de son corps éco-techno-symbolique que l’homme a
accès à la réalité, qu’il faut appeler « écoumène » pour comprendre qu’elle
n’est jamais objective. Et en tant qu’animal néotène, il ressent structurelle-
ment, pour être lui-même, le besoin de s’aliéner à un Autre. S’il y a un sacré,
il ne peut donc être inscrit que dans cette relation-là, charnelle, particulière :
les sociétés, comme les individus, se découvrent symboliquement dans ce
qui les entoure. C’est ainsi que l’anthropologie identifie ce dont l’éthique
a l’intuition, à savoir que « quelque chose » se joue dans notre relation à
la nature : ce qui se joue, c’est notre humanité – non pas seulement biolo-
gique, mais aussi culturelle. Et s’il y a un lien à renouer, à réparer, ce n’est
pas avec une nature abstraite, lointaine, indifférenciée, artificielle ou sanc-
tuarisée à la manière des parcs nationaux.
Nous touchons là ce qui est peut-être la plus grande vertu du sacré, de
quelque culture qu’il provienne : il nous rappelle le rôle fondamental de l’ex-
tériorité et de la dépendance pour notre constitution individuelle ou sociale.
Augustin Berque associe le phénomène à la néoténie, et pense qu’aucune
réalité ne peut mieux tenir ce rôle que la nature comme milieu de vie. Pierre
Charbonnier le comprend à la lumière de la sociologie de Durkheim. Son
analyse du totémisme montre en effet que sans extériorité naturelle, réelle
ou fictive, les sociétés ne pourraient se donner d’elles-mêmes une représen-
tation, et les rapports sociaux seraient impossibles. La nature n’est pas « un
arrière-plan physique invariable et neutre, mais un ensemble de réalités enga-
gées dans la dynamique sociale » : « Les hommes y reconnaissent quelque
chose qui conditionne leur destin commun », et parce qu’elle leur renvoie
leur propre image, ils l’investissent d’un caractère sacré – en la mythifiant et
la symbolisant. Aujourd’hui, le sacré s’est largement déporté sur l’individu,
devenu le principe et la fin des sociétés occidentales ; mais au passage, nous
avons rompu les liens constitutifs avec l’extériorité, et c’est une compréhen-
sion essentielle du social que nous avons perdue. Pour Pierre Charbonnier, il
appartient à l’écologie politique de réaffirmer la dépendance du social et de
réactiver ainsi sa dynamique, en produisant un analogue des schèmes poli-
tiques archaïques décrits par la sociologie, sans renoncer aux acquis histo-
riques de sécularisation. Trouver le moyen de faire société avec cette nature qui
s’offre à nous, traversée par l’histoire et l’action humaines : c’est-à-dire à la
16 y a-t-il du sacré dans la nature ?

fois entretenir de bonnes relations avec elle, et se faire société, parce qu’elle
construit en retour la société que nous formons.
La nature n’est donc pas sacrée en elle-même, ni parce qu’elle signifie
autre chose qu’elle-même, mais parce qu’elle est notre demeure – c’est-
à-dire un peu nous-mêmes. Jean-Philippe Pierron part du même constat :
la nature, là où nous habitons, n’est pas « séparée » au sens physique. Elle
ne peut l’être qu’au sens symbolique : distinguée, protégée. Mais doit-on
pour autant la dire « sacrée » ? Le mot est peut-être un peu fort ; car la
nature est vécue, elle est familière. Cette évidence est à réaffirmer, et avec
elle, tout un univers symbolique à redessiner, une « poétique de la Terre »
à élaborer entre une phénoménologie de l’appartenance et une herméneu-
tique culturelle. Si « les traditions culturelles se fatiguent », la poétique
ne cesse de se réinventer à partir de l’expressivité cosmique de la nature :
symboles, poèmes, œuvres d’art en sont autant de hiérophanies séculières.
Les décrire, c’est donner à l’écologie une dimension spirituelle transconfes-
sionnelle : lui donner les moyens de penser l’expérience pathique de « l’être
humain sur la Terre », sans en faire pour autant le véhicule d’un néopaga-
nisme. Dans notre ancrage charnel à la nature, dans la « joie cosmique » de
se sentir vivant, il y a une relation essentielle à éprouver et à méditer ; tel
est le sujet de l’« écophénoménologie ».

Or, pour Jean-Philippe Pierron, cette prise de conscience pourrait bien avoir
la vertu de « [nous libérer] du caractère instrumental et fonctionnel d’un
monde unidimensionnalisé » – celui-là même que décrit Roger Gottlieb.
Prendre la décision de voir « du sacré » dans la nature, ce serait donc accepter
l’appartenance, c’est-à-dire l’hétéronomie de l’humanité, mais en même
temps se libérer d’une aliénation plus dangereuse, cette « relation addictive
au progrès » qui a des conséquences morales, politiques et sociales désas-
treuses. Stéphane Lavignotte pressent également que l’invention d’une
nouvelle forme de sacré, ce sacré « participatif et frugal » naissant de la
rencontre singulière avec le vivant, peut être en même temps la réinvention
de la liberté sauvage, hétérodoxe, la liberté de ce qui échappe à la hiérarchie,
au contrôle et au calcul. Mais de quelle liberté peut-il s’agir ? Il semble que
les choses prennent une tournure politique.
Émilie Hache fait remarquer à quel point le constat des profanations
répétées de la nature – pollutions, dégradations, maltraitances, destruc-
tions – nous met mal à l’aise. Mais ce malaise n’est pas simplement dû
au scandale de la dégradation servile d’une nature vivante et pure (image
faussée par notre pratique de la nature « de loisirs »). Ce schème a le défaut
de faire abstraction de la composante humaine : la nature, c’est un terri-
toire, un lieu de vie pour des populations ; c’est aussi un lieu d’exercice des
introduction. irréductible nature 17

pouvoirs, un enjeu politique. Il faut donc avoir une lecture plus politique
de ce « sacré » qui semble entrer en scène dès que nous parlons de profana-
tion. Nous avons tendance à mépriser les traditions archaïques des popu-
lations qui traitent certaines entités non humaines comme des partenaires
politiques. Or il suffit de se rappeler l’histoire des États-Unis pour observer
que la « sacralisation » de la nature fut aussi occidentale, et pas seulement
symbolique, puisque nombre d’espaces et d’espèces ont reçu un statut et des
droits. Cette sacralisation se révèle historiquement comme le pendant de la
profanation capitaliste dont elle est contemporaine ; au xixe siècle, au fur et à
mesure que l’industrie (agricole, minière, chimique) détruit des écosystèmes,
on déplace des populations pour créer des parcs nationaux. Cela permet à
Émilie Hache de soupçonner la « fabrication » de la nature sacrée de servir
des intérêts politiques, et inversement, d’analyser certaines pratiques spiri-
tuelles contemporaines (la Wicca, le culte rendu à la Pachamama) comme
des revendications politiques cherchant à faire entendre la voix de ceux
qui refusent l’exploitation des ressources terrestres à des fins uniquement
économiques. Ce qui est « sacré » dans l’affaire, finalement, c’est autant l’au-
thenticité d’une culture que la nature. Si une culture est menacée dans son
identité, il est légitime qu’elle réclame de la reconnaissance. Tous les vivants
sont en attente de reconnaissance, dit Christophe Boureux ; pourquoi pas les
communautés humaines ? À l’invention d’une nature sacrée confisquée, celle
du capitalisme créant des parcs nationaux, s’oppose la revendication poli-
tique d’une nature sacrée équitable, partagée – participative, dit Stéphane
Lavignotte. La sacralisation de notre rapport au monde apparaît comme une
réponse puissante aux bouleversements sociaux. Le sacré, réponse à une crise
de civilisation ? Le mouvement pourrait sembler régressif, s’il n’était décrit
ici comme un mouvement inventif de réappropriation de soi, de retrou-
vailles inédites de l’humanité avec elle-même. Le sacré n’est pas trouvé dans
la nature ; ce n’est pas elle, en effet, qui fournit les modèles, c’est nous qui
la modélisons. Le sacré est déduit de la conscience immémoriale que nous
sommes de la nature, y compris de celle que nous fabriquons.
Mais si l’extériorité naturelle est vécue comme un milieu, si elle a pour
vocation de fonder la cohésion sociale, si elle est capable de supporter des
revendications politiques et si, pour toutes ces raisons, elle peut être investie
d’un caractère sacré, est-elle encore la nature ? Bien sûr, en l’appréhendant
de toutes ces manières, nous évitons d’en faire un froid concept, et nous
réintroduisons de la chair là où la science a voulu mettre la distance de
l’abstraction. Mais cette extériorité n’est peut-être encore que de l’autotrans-
cendance. Peut-elle assez nous leurrer ? Si nous avons besoin d’air, suffit-il
de peindre le gris en vert ? Il faut peut-être aussi savoir renoncer à en faire
un objet social géré, maîtrisé, intégré de force dans nos schèmes sociaux.
18 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Jean-Claude Génot voit avec dépit le concept de « biodiversité » servir une


compréhension de la protection de la nature très économiste, et un inter-
ventionnisme conservatoire laissant peu de place aux dynamiques natu-
relles. La nature avec laquelle nous aimerions avoir des liens est largement
fantasmée, diverse comme une société mais sans mélanges incongrus, sans
espèces invasives, une nature toujours belle et agréable, propice à la prome-
nade et à l’édification. Or, la nature réelle n’est pas un jardin ; et dans les
parcs nationaux, les réserves naturelles comme dans les friches urbaines, nous
gagnerions à laisser faire la nature spontanée. D’une part, parce que notre
activisme gestionnaire reste « sans références et sans garanties » ; d’autre part,
parce qu’il y a de nombreux intérêts à ne rien faire dans la nature. Laisser
faire les mécanismes spontanés, c’est redonner une place à cette « nature
sauvage » qui, même hybride, est le complément indispensable de notre
identité sociale et individuelle. La politique, si elle se veut écologique, doit
assurer les conditions d’existence de cette altérité naturelle, non seulement
dans l’enceinte des parcs, mais surtout aux portes des villes, afin, de refami-
liariser l’homme avec une nature étrangère et hostile. L’aménagement de la
nature est peut-être une erreur dont il faut que nous revenions, sous peine
de perdre le peu de recul que nous avons encore sur nous-mêmes, dans un
monde déjà largement anthropisé. Renoncer à intervenir, c’est laisser une
dernière chance à la nature de nous apporter équilibre et liberté.
Or, parmi les reproches faits à l’écologie, il y a justement, rappelle Catherine
Larrère, celui de l’immobilisme pratique. Parce que la nature est sacrée, il
serait impossible d’y agir. Ce lien causal mérite examen : la méfiance de
l’écologie à l’égard de l’attitude prométhéenne de domination de la nature,
son penchant pour la contemplation et son attitude respectueuse du vivant
l’entraînent-elles mécaniquement vers l’idolâtrie régressive ? Catherine
Larrère répond d’abord que le fait de donner un nom de déesse à la Terre,
ou d’invoquer Dieu pour décrire les lois de la nature, est finalement assez
courant en science : c’est ce que Pierre Hadot a appelé l’orphisme. On peut
le rapprocher du holisme, efficace pour appréhender un système dans sa
globalité. Le fait de prendre conscience de l’existence d’un ordre naturel et
de sentir sa propre appartenance à cet ordre, que cet ordre vienne de Dieu
ou pas, procure en chacun de nous un « frisson sacré ». Il ne faut donc pas
s’inquiéter par principe de la sacralisation ou de la déification de la nature :
elles sont d’autant plus compatibles avec le progrès de la science que, bien
souvent, c’est de cette dernière qu’elles procèdent. En revanche, quand on
constate que l’écologie des perturbations, position théorique récente, peut
représenter un danger pour un Donald Worster en ce qu’elle ouvre la voie à
la destruction sans remords des équilibres naturels, on peut s’interroger sur
la pertinence d’une telle position. La sacralisation de la nature n’est-elle pas
introduction. irréductible nature 19

une manière erronée de se la représenter, une autre façon de l’anthropiser


– en la faisant entrer de force dans des schémas artificiels, scientifiques ou
métaphysiques ? Parallèlement, se pose la question de la sanctuarisation de
la nature, et l’exigence du respect absolu de ses équilibres. L’analyse critique
de Catherine Larrère offre à l’écologie de changer de regard : car le promé-
théisme et l’orphisme n’ont jamais vraiment été deux positions antagonistes,
elles se sont souvent mélangées. Plutôt que de chercher à tout prix à réta-
blir l’ordre naturel perturbé, peut-être gagnerions-nous à adopter une vision
rousseauiste des rapports avec la nature : comme Julie dans son jardin, inter-
venir sans imposer, coopérer avec la nature, la piloter ; faire avec. « Plutôt
que de sacraliser la nature, nous préférons faire société avec elle […] : à un
agir technique, on peut proposer de substituer un agir environnemental. »
La nature existe indépendamment de l’humain : cela ne la rend pas sacrée,
mais respectable.

Nous espérons que la pratique rationnelle de la nature ne nous a pas trans-


formés en gestionnaires froids des bases matérielles de notre civilisation. Pour
réactiver notre attachement affectif à la nature, nous pouvons chercher à lui
accorder une valeur qui ne soit pas seulement instrumentale ; mais rien ne
s’impose de façon décisive, rien n’emporte vraiment le raisonnement – si ce
n’est l’argument anthropocentrique de l’impossibilité d’une survie de l’hu-
manité dans un contexte de dégradation de son milieu, argument qui n’a
pas besoin de la valeur intrinsèque de la nature. En revanche, le fait de faire
référence au caractère « sacré » de la nature a le mérite de nous placer sur
un terrain où il est difficile de tricher – peut-être, paradoxalement, parce
que le raisonnement y a moins de part. Prenons l’exemple de l’extraction
des gaz de schiste : l’indignation que l’on peut ressentir devant la mise en
balance des exigences énergétiques d’un pays développé dont l’équipement
a dépassé depuis longtemps le seuil du besoin, d’une part, avec l’intégrité
et la santé de son sous-sol d’autre part, n’a rien à voir avec un sentiment
religieux. Et pourtant, comme l’écrit Émilie Hache, nous pouvons avoir
l’impression d’assister à une profanation : la pollution lourde des nappes
phréatiques et leurs conséquences prévisibles sur les écosystèmes qui s’en
nourrissent, comme toute destruction massive, ne devrait pas laisser indif-
férent – d’autant moins que la logique économique à l’origine d’une telle
destruction, on le sait, relève parfois davantage de la folie que de la raison.
C’est peut-être devant le spectacle de la folie de notre civilisation (qui est
aussi la nôtre) que nous devrions sursauter – et dans ce cas, il ne serait ques-
tion ni de calcul d’intérêt ni de profession de désintérêt, mais d’un réflexe
éthique. L’indignation est le commencement de la justice : une évidence que
notre époque redécouvre tout doucement. Se demander s’il y a « du sacré
20 y a-t-il du sacré dans la nature ?

dans la nature », c’est une manière de sonder cette indignation qui sourd au
travers de l’indifférence, de mesurer sa force, et d’y trouver des raisons d’agir.
Le sacré est ce qui vaut le sacrifice. Disons plutôt : il est ce qui vaut qu’on
s’engage, qu’on se batte, mais aussi qu’on s’oublie un peu soi-même, qu’on
se dépasse. L’indignation est le sentiment qui accompagne cette sortie de soi.
La question du caractère sacré de la nature serait donc une question de
sentiment. Sentiment pour le beau, l’admirable, le sublime, le vulnérable,
le familier, le proche, le prochain, le profané, l’exploité, ou tout simplement
pour ce qui est nôtre autant qu’on lui appartient. Mais s’il ne suffit pas de
s’indigner pour être citoyen, il ne suffit pas de trouver du sacré dans la nature
pour devenir écologiste, comme le dit ici Roger Gottlieb. L’éthique trouve
à la fois sa source et sa limite dans le sentiment, trop versatile, et incapable
de résister au raisonnement, quand celui-ci ressemble au calcul d’intérêt.
Le débat n’est donc pas clos ; il s’ouvre même davantage, en faisant émerger
la question de l’action politique. S’il y a du sacré dans la nature, c’est peut-
être dans le sens où elle est digne de notre admiration, de notre attention
et de notre préoccupation quotidienne, individuelle et collective. Mais c’est
certainement aussi dans le sens où elle mérite qu’on lui laisse la liberté qui
lui est propre, la spontanéité de ses mécanismes qui font d’elle cette exté-
riorité « sauvage » dont il se pourrait bien, comme le suggère Jean-Claude
Génot, que nous ayons toujours besoin.
Nous sommes heureux d’avoir ainsi pu remettre la notion de nature au
cœur de l’interrogation philosophique, pour contrebalancer le monopole
du discours scientifique sur la question, accentué par le désengagement de
la philosophie sur ce terrain, que l’on a vu se former depuis le début du
xxe siècle. Malgré tout ce que la sociologie a pu en dire, il n’est définitive-
ment pas évident que « la nature » n’existe pas. Cette extériorité, que nous
avons cru un moment déterminée par notre discours (les faits scientifiques
sont construits, la « nature » est fabriquée en laboratoire) et notre action
(la technosphère a dévoré la nature sauvage) et dont nous avons essayé de
faire, soit un phénomène social parmi d’autres, soit un concept culturel-
lement différencié dont il fallait douter de (ou oublier) la réalité objec-
tive, cette « référence molle et dangereuse », comme l’appelle Dagognet 10,
semble subsister, massive, énigmatique, et pas seulement comme objet de
notre interrogation. Certes, l’extériorité ne peut plus être radicale, car les
œuvres naturelles et humaines s’hybrident désormais. Mais si nous interagis-
sons avec la nature que nous habitons, nous ne pouvons en nier l’existence
sans risquer de tomber dans l’illusion, aussi narcissique que dangereuse, que
nous ne sommes attachés à rien.

10. F. Dagognet, Nature, Paris, Vrin (Pour demain), 1990, p. 231.


Religions
Le proche et le sacré chrétien : les entités
non humaines en attente de reconnaissance
Christophe Boureux
Université catholique de Lyon

Dans la société française contemporaine, le lien entre la nature et le sacré


est assuré par la religion civique que sont les vacances. Gérées par l’État, les
vacances constituent un ensemble de pratiques rituelles qui visent à la paix
sociale et au bien-être de la cité. En fixant, dans le calendrier annuel, des
périodes de vacances scolaires, en déterminant le nombre de jours chômés
rémunérés, en facilitant les transports vers des espaces géographiques et des
pays déterminés et en aménageant certains territoires pour les vacances, l’État
organise un culte dont la finalité n’est ni personnelle, ni dans un au-delà, mais
collective et terrestre. Or, en assurant aux travailleurs des périodes de repos,
les vacances permettent un contact avec un ailleurs sublimé de la cité : ce
qu’on appelle « la nature ». La nature n’est pas sacrée en elle-même, elle est
le support du rapport au sacré qu’organisent symboliquement les vacances.
Toute société doit nécessairement organiser le rapport au sacré. Mon
hypothèse de départ est que le sacré est ce pour quoi une société estime que
certains de ses membres peuvent mourir sans que quiconque soit accusé de
crime 1. Le sacré est donc une cause pour laquelle il est légitime que certains
membres et éléments de la société meurent, sans que cela porte atteinte au
consensus social. Les monuments aux morts de nos villes et villages viennent
nous rappeler que la patrie a longtemps été désignée comme sacrée : il
était légitime de mourir et de faire mourir pour la patrie dans le cadre de
la pratique guerrière. Les sacrifices religieux d’êtres humains ou d’animaux
fonctionnent sur ce principe de la sacralisation de divinités à honorer ; le
mythe antique d’Antigone continue à désigner la conscience personnelle
comme un bien sacré.
Pour nous, Français du xxie siècle, ce sont les vacances qui sont la pratique
sacrée dominante.
Nous le constatons lorsque leur rituel tend à l’emporter sur tout autre
rituel. Au premier titre, le rituel de la mort elle-même qu’est la sépulture. Il

1. Voir G. Agamben, Homo sacer, 1, Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1998.
24 y a-t-il du sacré dans la nature ?

vaut mieux ne pas mourir en période de vacances pour réussir à rassembler


familles et amis à son enterrement. De même, l’autocélébration et la réins-
tauration de la République par elle-même dans la pratique du vote démo-
cratique pour la désignation de ses dirigeants doivent s’effacer devant le
culte des vacances, ou se subordonner à lui pour s’exercer. Dans le contexte
de notre civilisation urbaine, les vacances permettent de constituer le lien
social le plus englobant en désignant par la notion de nature un ailleurs
revêtu d’une connotation sacrale. Cette nature sacralisée et sacralisante est
apparue avec l’invention de la montagne au xviiie siècle, celle de la mer
au xixe, en complément avec l’identification de la campagne au milieu du
xxe siècle, puis avec la constitution de l’hyper-nature (la nature non déna-
turée, sauvage, la wilderness) dans la seconde partie du xxe siècle, grâce à la
banalisation des voyages en avion qui ont permis au plus grand nombre de
se rendre dans l’Himalaya, les Seychelles, la forêt amazonienne, le Sahara
ou le pôle Nord.
Véritable religion sans dieu, les vacances relient les hommes entre eux
et avec les autres entités. Comme toute religion, les vacances ont leurs
officiants (guides et agences de tourisme), leur littérature (les récits de
voyage et les livres-guides), leur logistique et leur infrastructure (princi-
palement de transport et d’hôtellerie, mais aussi les parcs naturels), leurs
lieux mythiques (les pyramides ou les chutes du Niagara), leurs pratiques
initiatiques (les colonies de vacances puis Katmandou ou Saint-Jacques de
Compostelle). L’industrie vacancière d’État et privée fonctionne avec des
stratégies et un personnel « de la culture et du tourisme », avec des finan-
cements, des supports médiatiques pour gérer des enjeux économiques et
politiques. Elle a ses ancêtres (Henry David Thoreau avec ses vingt-six mois
de vacances dans les bois à Walden ; Monsieur Hulot de Jacques Tati), ses
héros médiatiques (le commandant Cousteau et un autre Hulot, Nicolas),
ses récits légendaires (un autre Nicolas, Bouvier), ses conquêtes et ses
défaites (la conquête de l’Anapurna), ses rendez-vous d’intenses pratiques
(le Paris-Dakar et les marathons de l’extrême). Parce qu’elles se recentrent
sur des activités habituellement connexes à la vie quotidienne (comme le
sport, ou la découverte de lieux d’histoire et de culture), les vacances sont
l’envers ou le verso de la pratique quotidienne : moment d’intensification
de la consommation, les vacances consistent à dépenser le maximum de
biens au moment où on en produit le moins. On se sacrifie pour elles tout
le reste de l’année. C’est précisément dans la nature vierge de la société de
consommation que s’opérera le mieux l’acte du sacrifice : au milieu d’un
désert inhabité, sur une plage indemne de toute installation technologique,
au fond d’une forêt vide d’habitants, sur les sentiers perdus de montagnes
oubliées dans des territoires méconnus. L’entrée dans le sanctuaire de la
le proche et le sacré chrétien 25

« Nature sacrée » s’identifie à un processus de ressourcement et de purifica-


tion assumée. Mais il s’agit bien d’un sacrifice dans la mesure où cette puri-
fication se fait au détriment assumé des terroirs et des populations, de leurs
cultures et de leurs langues, de l’exploitation de leurs ressources vivrières
et de la déstructuration de leur mode de vie ainsi que de la destruction des
espèces animales et végétales qui, si elles sont trop endémiques, ne résis-
teront pas au brassage de population que le tourisme vacancier induit. Il
y a bien là le choix de mettre à mort certaines entités sans que quiconque
(jusqu’à présent de manière coercitive) soit accusé. Certes tous les vacanciers
n’ont pas dans leurs bagages Tristes tropiques de Lévi-Strauss, mais tous sont
concernés par l’angoisse des experts de l’Unesco qui savent qu’au moment
même où un site naturel est classé comme patrimoine mondial, il encourt
sa destruction sous le coup de la pression touristique et des enjeux écono-
miques qui lui sont afférents. Dans l’industrie vacancière, les entités non
humaines sont érigées symboliquement sous forme de choses sacrées pour
être sacrifiées dans un rapport ambivalent d’admiration fascinée et d’acca-
parement dévorant. Il y a là une différence notoire entre l’industrie vacan-
cière et les industries minières, agricoles et alimentaires qui elles, exploitent
la nature, l’accaparent et la détruisent sans la sacraliser pour la faire absorber
par la société de consommation.
Tout cela est bien connu et ne doit pas pour autant amener à supprimer
ou vilipender les vacances. Il s’agit pour moi de repérer une construction
symbolique de la sacralité de la nature qui semble dominante. Est-ce à dire
qu’il faut nous y soumettre ? Je ne le pense pas, d’autant que cette notion
de vacances et le rapport à la nature sacralisée qui en découle est loin d’être
partagé dans les cultures sociétales du monde contemporain.

Les ressources de sens que je puise dans ma tradition chrétienne me font


comprendre, par « nature », le substantif de l’ailleurs, et par « sacré », l’adjectif
de la religion sans Dieu.
Pour le christianisme en effet, le sacré n’est pas aboli, mais accompli.
Le processus sacrificiel a été assumé et a eu lieu une fois pour toutes par le
sacrifice de Jésus sur la croix, il n’a plus besoin d’être honoré, sinon dans
le faire-mémoire. Il est désormais supplanté par la sainteté. Les mots sacré
et sainteté sont difficilement distinguables de manière radicale, car ils ont
une étymologie commune où s’expriment la majesté et la puissance agis-
sante de la divinité, et par conséquent la notion d’effroi et de séparation qui
engendre son autre, le profane et l’impur. Cependant, les notions n’ont pas
d’existence et de sens indépendamment du système symbolique dans lequel
elles s’insèrent. Par conséquent, il n’y a pas de sacré et de sainteté en soi,
mais uniquement dans le développement culturel auquel ils appartiennent.
26 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Le christianisme s’est méfié de la fascination magique qu’induit la notion


de sacré. S’il a privilégié la notion de sainteté, c’est sans doute parce que la
vérité chrétienne est de type mystérique sacramentel : elle se manifeste par
une personne, une parole accompagnant un geste. Dans le cadre du mono-
théisme trinitaire qu’est le christianisme, c’est principalement l’Esprit divin
qui est saint et qui confère la sainteté à travers la réception des sacrements.
La sainteté vise à restituer en l’humain l’image et la ressemblance que Dieu
lui a conférées en le créant. Il est intéressant de relever comment, dans les
évangiles, Jésus traduit cette notion de sainteté que l’on trouve concentrée
dans l’Ancien Testament dans la formule du Lévitique « Soyez saints, car je
suis saint, moi le Seigneur votre Dieu » (Lv 19,2). Jésus le fait clairement
dans l’évangile de Matthieu en disant à ses disciples : « Vous donc, soyez
parfaits [tèleioi en grec] comme votre père du ciel est parfait » (Mt 5,48).
Dans l’évangile de Luc, Jésus interprète par l’exhortation : « Soyez plein de
compassion [ou miséricordieux, ou généreux selon les traductions du grec
oiktirmon], comme votre père est plein de compassion » (Lc 6,36). Cela
nous indique que la sainteté s’exprime en registre humain par la perfec-
tion et la miséricorde. Le danger serait d’entendre ici « perfection » au sens
moral d’adéquation parfaite, ce qui est impossible (car une différence infinie
sépare le Créateur de sa créature). La perfection teleiosis dont il s’agit ici est
mieux rendue par l’idée d’universalité magnanime. De même, la compas-
sion n’est pas du sentimentalisme, car le contexte est celui de l’amour des
ennemis : Dieu fait pleuvoir sur les bons comme sur les méchants, sur les
justes comme sur les injustes et il nous invite à être magnanimes et misé-
ricordieux comme Lui.
Avant de déployer les conséquences de cette définition de la sainteté en
termes d’universalité et de compassion, il nous faut préciser l’usage du mot
nature. On peut affirmer sans détour que la notion de nature n’existe pas
dans la Bible. Pas plus qu’il n’y a de paysage dans la Bible (ni le mot, ni la
figuration littéraire, ni la théorisation, ni le souci d’une représentation horti-
cole ou picturale) il n’y a de nature au sens d’ensemble de toutes les entités
physiques, végétales et animales. La Bible parle de toutes ces entités en les
appelant des créatures. L’extrême polysémie du mot nature, reprenant le mot
latin natura et le mot grec physis s’est déployée postérieurement dans le chris-
tianisme. Par ailleurs, l’immense variété des acceptions du mot nature (englo-
bant ensuite, notamment, le sens théorique d’essence, et ce qui en l’homme
reçoit la grâce divine) le rend quasiment inemployable aujourd’hui pour
rendre compte du rapport de l’humain aux autres entités. Il est donc plus
judicieux de chercher à comprendre le rapport entre la sainteté, attribut de
la divinité, et les entités qui composent le monde, en parlant de création. Le
christianisme s’efforce de dire le monde dans son rapport à Dieu en disant
le proche et le sacré chrétien 27

que le monde est créé par Dieu. Or, la création n’est pas la nature, et elle
n’est pas sacrée bien qu’on puisse la relier à la sphère de la divinité sainte.
La tradition chrétienne dès ses origines s’est appliquée à rendre compte
du lien entre l’ensemble des entités du monde entre elles et avec Dieu. Le
texte le plus explicite se trouve dans une lettre attribuée en grande partie à
saint Paul, l’épître aux Colossiens rédigée probablement vers 60 de notre ère :
Vous remercierez le Père qui vous a rendus capables d’avoir part à l’héri-
tage des saints dans la lumière. Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous
sommes délivrés et nos péchés pardonnés. Il est l’Image du Dieu invisible,
Premier-Né de toute créature, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur
la terre, les êtres visibles comme les invisibles, Trônes, Seigneuries, Autorités
et Pouvoirs. Tout est créé par lui et pour lui. Il est avant toutes choses et
tout subsiste en lui. Il est aussi la Tête du Corps, c’est-à-dire de l’Église. Il
est le Principe, le Premier-Né d’entre les morts, afin de tenir en tout, lui le
premier rang. Car Dieu s’est plu à faire habiter en lui la Plénitude et de tout
réconcilier par lui et pour lui, aussi bien sur la terre que dans les cieux, en
ayant établi la paix par le sang de sa croix. (Col. 1,12-20.)
Il ne s’agit pas de commenter ici ce texte complexe. Il contient cepen-
dant les différents éléments qui constituent la manière chrétienne d’ex-
primer la dimension divine du rapport de l’humain aux entités du monde.

Que dit le christianisme quand il appelle le monde création ? Il s’agit d’une


plénitude, un plérôme, et par conséquent une universalité qui marque
une interdépendance des créatures entre elles et avec le Créateur dans le
cadre d’une vision holiste de type organique. Ce texte reprend en filigrane
les textes de l’Ancien Testament où la création est présentée comme une
instauration des êtres par la parole du Créateur qui fait advenir les entités
en les différenciant. Cette instauration-séparation est exprimée selon deux
formes institutionnelles empruntées à l’existence : l’alliance de type matri-
monial et le rituel liturgique.
Le binôme homme-femme que l’on trouve dans les deux premiers récits 2
et que l’on retrouvera dans l’alliance abrahamique 3 trouve sa plus forte
expression dans l’alliance noachique : « Dieu dit [à Noé] : voici le signe

2. Voir Gn 1,27 : « Dieu créa l’homme à son image, à l’image de Dieu il le créa ; mâle et
femelle il les créa » et Gn 2,24 : « Aussi l’homme laisse-t-il son père et sa mère pour s’at-
tacher à sa femme, et ils deviennent une seule chair. »
3. La geste d’Abraham, son rapport complexe à Sara et sa difficulté à devenir père face à son
fils Isaac, sans parler de Loth et ses filles, tout cela est annoncé dans le prologue en Gn 12,3
quand le Seigneur dit à Abraham : « En toi seront bénies toutes les familles de la terre. »
28 y a-t-il du sacré dans la nature ?

de l’alliance que je mets entre moi, vous et tout être vivant avec vous pour
toutes les générations. J’ai mis mon arc dans la nuée pour qu’il devienne un
signe d’alliance entre moi et la terre » (Gn 9,12-13). L’alliance matrimoniale
décrite ici unit entre eux les trois pôles que sont Dieu, les humains et tout
être vivant. Elle ne se réduit pas à une alliance entre Dieu et les humains. Le
signe de l’arc-en-ciel montre bien qu’il unit le bas de la terre et le haut du ciel,
mais aussi aux deux bouts la terre avec elle-même et tout ce qui s’y trouve.
La seconde forme institutionnelle de la Création la plus prégnante dans
l’Ancien Testament est le rituel liturgique. C’est lui qui structure le premier
récit de la Genèse avec ses six jours culminant dans le septième qui reçoit
la consécration sainte comme jour d’inactivité. Le culte liturgique est une
constante réactualisation de l’instauration des êtres par la parole nommante.
La création n’est pas un fait qui a eu lieu aux origines, in illo tempore, mais
elle est un processus permanent d’advenu des êtres à la reconnaissance, c’est-
à-dire ici à une solidarité éthique dans la parole et l’action. Le Nouveau
Testament ajoute une autre forme institutionnelle à ces deux premières :
l’adoption filiale particulièrement développée dans l’hymne de l’épître aux
Colossiens que je viens de citer. Le Christ est le « Premier-Né de toute créa-
ture, car en lui tout a été créé, dans les cieux et sur la terre, les êtres visibles
comme les invisibles » (Col. 1,15-16).
Nous retrouvons ainsi les trois pôles d’une mise en institution de la
Création que sont Dieu, les humains cohéritiers du Fils, et les autres créa-
tures. C’est par le processus instaurateur qu’est la parole que s’opère cette
corrélation instituante. On peut donc parler d’un jeu mutuel entre ces
trois pôles, et s’avancer à se représenter la création comme un jeu 4, pour
reprendre la métaphore des Proverbes : « Je [c’est la Sagesse divine qui parle]
fus maître d’œuvre à son côté, objet de ses délices chaque jour, jouant en sa
présence en tout temps, jouant dans son univers terrestre ; et je trouve mes
délices parmi les hommes » (Pr 8,30-31). Il ne faudra pas restreindre ce jeu
de la Création à son aspect ludique (enfantin, quasi onirique et sans consé-
quence), mais lui restituer aussi toute sa dimension sociale et politique.
La sainteté de la création s’exprime par le fait qu’elle est une réconci-
liation de tous les êtres dans la paix donnée par le Christ, par le sang de sa
croix, donc par son sacrifice unique et définitif. Le raisonnement de Paul
quand il écrit que « Dieu nous a arrachés au pouvoir des ténèbres et nous
a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé, en qui nous sommes
délivrés et nos péchés pardonnés », consiste à affirmer non pas une solida-
rité dans le péché de toutes les créatures, mais une participation de toutes à

4. C’est ce que propose François Euvé dans son ouvrage Penser la création comme jeu, Paris,
Cerf, 2000.
le proche et le sacré chrétien 29

la plénitude de vie qui s’est manifestée dans la résurrection du Christ Jésus.


Il n’y a pas une solidarité active de toutes les créatures dans la corruption,
mais une solidarité passive ; c’est-à-dire que toutes, chacune à leur manière,
souffrent de la corruption. La libération espérée n’est pas celle de l’esclavage
du péché qui n’affecte que l’humain, mais celle de la souffrance. La souf-
france ressentie comme puissance de corruption qui atteint les entités non
humaines n’est pas causée par le péché de l’humain. Elle est une autre forme
de corruption que celle du péché. Ainsi « la révélation des fils de Dieu »
peut certes s’entendre comme la manifestation dans les humains de l’œuvre
plénière de la grâce divine, mais elle peut aussi se comprendre comme le
fait que l’humain a pour tâche de manifester la souffrance des entités non
humaines. L’humain fait participer l’ensemble des créatures à la réception
de l’Évangile dans la mesure où il révèle, il fait reconnaître, que les créatures
elles aussi sont soumises à la corruption et qu’elles souffrent.

Paul nous aide par conséquent à sortir d’un excès d’anthropocentrisme


qui attribue à l’humain seul la souffrance et la corruption en les faisant
dépendre exclusivement du péché et de la liberté consciente. Si, comme
l’écrit Paul dans l’épître aux Romains, toutes les créatures ont l’espérance
d’être elles aussi libérées de l’esclavage de la corruption « pour avoir part à
la liberté et à la gloire des enfants de Dieu » (Rm 8,18-22), c’est donc que
toutes les créatures sont capables de liberté et que la plénitude de vie mani-
festée dans la résurrection du Christ est un catalyseur de cette liberté. Par
conséquent, de même que toute créature est capable de connaissance – de
son milieu, des êtres avec lesquels elle vit ou dont elle est menacée, toutes
sont capables de liberté. En effet, toutes créature, toute entité que ce soit
un gaz, une bactérie, ou un éléphant – lequel, comme le faisait remarquer
Whitehead est un être pluricellulaire – manifeste par son comportement
une capacité de choix et de décision, une aspiration à l’élargissement de son
espace propre, une orientation vers la conservation de soi. En ce sens toute
entité est portée par une créativité originaire qui l’oriente vers la satisfac-
tion de soi, c’est-à-dire sa réalisation concrète.
Ce que Paul ajoute, c’est que toute entité est en demande de reconnais-
sance – par révélation des fils de Dieu – et que c’est par là qu’elle mani-
feste son être de créature. Par conséquent, dire la Création, la révéler, c’est
faire advenir à la reconnaissance la souffrance des entités humaines et non
humaines. Ainsi, ce n’est pas dans la conjonction de deux apophatismes (le
mystère de Dieu et l’incomplétude de notre savoir scientifique) que peut
s’opérer le croisement et l’union de la science et de la foi, mais dans leur
action commune pour faire advenir à la connaissance consciente, c’est-à-dire
à la reconnaissance, la souffrance de toutes les entités. Cette reconnaissance
30 y a-t-il du sacré dans la nature ?

comme connaissance réflexive est la perspective qu’ouvre la Création. Ainsi,


dire la Création, c’est faire passer la connaissance qu’ont toutes les créatures
de leur milieu et des autres créatures avec lesquelles elles interagissent, à un
stade réflexif qui permet de prendre de la distance devant la souffrance des
créatures. Cette mise à distance s’opère par un acte de symbolisation qui se
réalise de la manière la plus efficiente par le langage. En se faisant le porte-
parole des entités, le scientifique, par une empathie critique avec son objet
d’étude, prend en charge la souffrance des entités et peut alors réorienter
leur créativité propre et promouvoir pour elle une vie différente.
Saint Paul, un peu plus loin, exhorte alors ses lecteurs à « vivre dans la
reconnaissance ». Manifester le lien des créatures, c’est la véritable religion.

La reconnaissance est tout d’abord réitération d’une connaissance, exercice de


la fonction cognitive de la parole. Parce qu’il est capable de re-connaissance
plus que tout autre créature, il s’ensuit pour l’humain une responsabilité
asymétrique dans la tâche de faire accéder ou tout au moins de ne pas entraver
les facultés de connaissance des autres créatures. Ainsi l’humain doit prendre
en charge la préservation d’un espace de connaissance pour toutes les créa-
tures, un lieu à habiter. L’épisode de l’arche de Noé illustre cette responsabi-
lité de l’humain au moment où la terre n’est provisoirement plus habitable.
La parole de reconnaissance de l’humain le place ensuite et aussi dans
la condition de débiteur qui rend grâce et transforme en gratitude et en
louange le don reçu. C’est, en français, le second sens du mot reconnais-
sance : être « plein de reconnaissance ». Être dans la reconnaissance engage
à recevoir le monde et toutes les créatures qui l’habitent comme un don,
c’est-à-dire comme quelque chose dont on n’est pas l’origine ou le produc-
teur. L’humain ne s’est pas fait lui-même, il ne peut que transmettre la vie
qu’il a reçue pour lui-même. La vie en chacune des créatures est tout autant
l’objet d’une gratitude. L’accès à la conscience de la reconnaissance lui confère
cette responsabilité singulière parmi toutes les créatures vivantes portées par
la pulsion de vie dans la reproduction d’elles-mêmes : répondre au don de
la vie dans l’expression de la gratitude et dans la formulation de la louange.
Enfin, la parole de l’humain lui permet de partir en reconnaissance,
non pas en conquête, mais dans une continuelle ouverture de son champ
d’action comme dans une expédition. En ce sens, dire la création, c’est
prendre modèle sur l’agir du Christ qui, de ce qui est loin, ne cesse de faire
du prochain. Il y a là une véritable attitude religieuse qui prend le contre-
pied des sciences, et de la technique, qui, elles, ne cessent d’engendrer de la
distance en mettant à distance les entités pour les considérer avec détache-
ment, avec objectivité. Dire la création, c’est donc partir en reconnaissance,
géographier le monde, l’écrire, de telle sorte que ce qui est loin, inconnu,
le proche et le sacré chrétien 31

sans nom, soit nommé, identifié, reconnu dans ses potentialités. L’humain
a pour tâche de géo-graphier le monde et les entités qu’il contient, c’est-
à-dire de constituer par un lien d’écriture le plérôme des entités. Le mission-
naire chrétien s’est toujours fait un peu explorateur et décrypteur des êtres.
C’est le sens de l’expression : « Il nous a arrachés au pouvoir des ténèbres
et nous a fait entrer dans le Royaume de son Fils bien-aimé. » Vivre dans la
reconnaissance, être saint, c’est ouvrir un espace de vie partageable et non
étranglé par des autorités et pouvoirs invisibles occultes (Col 1,16) ; décrire
et écrire les créatures, les instituer par une trace qui rende compte du pacte
que Dieu noue avec elles.
L’émerveillement éthique, forme postmoderne
du sacré de la nature ?
Stéphane Lavignotte
Institut protestant de théologie de Paris

La modernité n’accorderait plus aucune dimension sacrée à la nature. Et


si cela n’était vrai qu’en raison d’une certaine vision du sacré ? Pour mieux
comprendre les circulations entre nature, écologie et sacré, il ne paraît pas
inutile d’étudier le protestantisme et certaines de ses figures, de son centre
à ses marges, comme l’une des « idéologies-témoins » de la modernité et de
la postmodernité.
Dans la théologie de Calvin en effet, la place de la nature vis-à-vis de
l’homme et de Dieu est redéfinie ; puis, dans un mouvement lent initié par
Thoreau, la nature retrouve un certain caractère sacré, passant par ce que
j’ai appelé l’« émerveillement éthique » ou « surprise éthique ». Celle-ci naît
du contact direct et inattendu avec une nature immense (chez Emerson et
Thoreau), surprenante (chez Schweitzer) ou contrariante (chez Charbonneau).
Cette nature est-elle habitée par Dieu ? La lecture de ces auteurs ne nous
donne pas de réponse précise. Mais cet émerveillement semble ouvrir sur
ce nous appelons un sacré participatif et frugal qui rejoint les mouvements
de l’écologie et de la décroissance. En effet, de cette surprise éthique surgit
un sentiment de respect (« respect de la vie », dirait Schweitzer ; « sentiment
de nature », dirait Charbonneau) qui fait renaître le sacré des cendres du
religieux clérical vers une éthique de la dignité propre à chaque forme de
vie au sein d’une notion du vivant diversifié, et remet en cause les canons
de la société de croissance et de finance.

calvin : rabaissement, réhabilitation, rumination, responsabilité


La nature peut-elle apporter un savoir sur Dieu ? Est-elle impossible,
cette « pure et sainte connaissance, à laquelle l’ordre naturel nous mène-
rait si Adam eût persisté dans son intégrité 1 » ? Ou la chute l’empêche-t-elle

1. Calvin, L’institution chrétienne, I. 2, 1, Genève, Labor et Fides, 1958 [1560], p. 6.


34 y a-t-il du sacré dans la nature ?

définitivement ? C’est par ces questions que commence L’Institution chré-


tienne (1536), la grande œuvre de Calvin.

Un double mouvement de rabaissement et de réhabilitation


Calvin rejette explicitement tout panthéisme, l’idée d’un « esprit universel
qui soutiendrait le monde, [l’idée] que le monde qui a été créé pour spec-
tacle de la gloire de Dieu, soit lui-même créateur 2 ». Il qualifie de « point
diabolique » l’idée de Virgile selon laquelle les abeilles, le ciel, la terre, les
champs ou la lune puissent avoir une portion d’esprit divin. Il refuse « d’en-
velopper la majesté de Dieu avec le cours inférieur de ses œuvres 3 », parmi
lesquelles il range la nature comme les humains et dénonce indistinctement
les philosophes grecs et la religion égyptienne.
Mais s’il ne peut y avoir de connaissance naturelle de Dieu, il peut y
avoir connaissance naturelle qu’il y a un Dieu. En effet, Dieu a imprimé
des « marques de sa gloire » en toutes ses œuvres :
Non seulement il a engravé cette semence de religion que nous avons dite en
l’esprit des hommes, mais aussi il s’est tellement manifesté à eux en ce bâti-
ment tant si beau et exquis du ciel et de la terre et journellement s’y montre
et présente, qu’ils ne sauraient ouvrir les yeux qu’ils ne soient contraints de
l’apercevoir. Son essence est incompréhensible, tellement que sa majesté
est cachée bien loin de tous nos sens ; mais il a imprimé certaines marques
de sa gloire en toutes ses œuvres, voir si claires et notables que toute excuse
d’ignorance est ôtée aux plus rudes et hébétés du monde 4.
Reprenant l’épître aux Hébreux (He 11,3), Calvin présente le monde
comme un « miroir pour contempler Dieu qui autrement est invisible 5 ».
Grâce à cette connaissance, Calvin estime, en se référant au Psaume 8, que
« les enfants pendant à la mamelle de leurs mères ont des langues assez
facondes pour prêcher la gloire de Dieu, tellement qu’il n’est certes besoin
d’autres rhétoriciens 6 ».
On trouve donc chez Calvin un double mouvement. Refus d’une divini-
sation de la nature (refus de l’idée qu’il y ait dans la nature une portion de
l’esprit divin), refus que la nature puisse amener à la connaissance de Dieu,
mais en même temps, et en tension permanente avec ce premier mouve-
ment, un mouvement inverse. Si la pleine connaissance de Dieu n’est pas

2. Ibid., I. 5, 5, p. 22.
3. Ibid., p. 23.
4. Ibid., I. 5, 1, p. 17.
5. Ibid., p. 18.
6. Ibid., I. 5, 3, p. 19.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 35

possible par la nature, il n’est pas fait référence à la défaillance de la nature


– même si elle est qualifiée de « cours inférieur de ses œuvres » – mais à
la défaillance de l’homme rendu incapable de lire la nature à cause de la
chute. La nature rend visibles « les marques de la gloire de Dieu » : impos-
sible de ne pas comprendre qu’il y a un Dieu. Il en découle un double impé-
ratif : ruminer le spectacle de la nature, et se rendre responsable vis-à-vis
des biens terrestres.

Rumination et responsabilité
Ainsi, dans des lignes d’un lyrisme qui étonne de la part d’un Calvin
resté dans les mémoires comme rabat-joie, le Genevois appelle à ruminer
le spectacle de la nature pour se rapprocher de Dieu. Il se fait enjoué pour
appeler l’homme à regarder et apprécier la nature :
Pensons-nous que notre Seigneur eût donné une telle beauté aux fleurs,
laquelle se représentât à l’œil, qu’il ne fût licite d’être touché de quelque
plaisir en la voyant ? Pensons-nous qu’il leur eût donné si bonne odeur,
qu’il ne voulût bien que l’homme se délectât à flairer ? Davantage : n’a-t-il
pas tellement distingué les couleurs que les unes ont plus de grâce que les
autres ? […] Finalement, ne nous a-t-il pas donné beaucoup de choses, que
nous devons avoir en estime sans qu’elles nous soient nécessaires 7 ?
Il ne s’agit pas seulement de pur plaisir, mais aussi de se rapprocher de
Dieu. La nature parle mieux de Dieu que les hommes :
Il n’y a aucune langue humaine qui fût suffisante à exprimer une telle excel-
lence, voir seulement pour la centième partie. Et il n’y a nul doute que Dieu
nous veuille occuper continuellement en cette sainte méditation : à savoir
que quand nous contemplons les richesses infinies de sa justice, sagesse,
bonté et puissance en toutes créatures, comme en des miroirs, non seulement
nous les regardions légèrement, pour en perdre incontinent la mémoire,
mais plutôt nous nous arrêtions longuement à y penser et ruminer à bon
escient, et en ayons continuelle souvenance 8.
Cette contemplation des richesses infinies de Dieu en toutes créatures
comme en des miroirs invite à une responsabilité à leur égard. Calvin précise
ainsi les limites de l’action de l’homme dans le chapitre X du troisième livre
de L’institution chrétienne où il développe une « doctrine de l’usage des biens
terrestres 9 ». Sans que nous les développions, les règles qu’il présente semblent

7. Ibid., III. 10, 2, p. 188.


8. Ibid., I. 14, 21, p. 129.
9. Ibid., III. 10, 1, p. 186.
36 y a-t-il du sacré dans la nature ?

étrangement d’actualité : « user de toutes choses selon le but pour lequel


Dieu les a créées » ; « en toute chose, nous devons discerner l’auteur et lui
rendre grâce 10 » ; « nous devons user de ce monde comme n’en usant pas »,
« se passer patiemment de ce qui manque » ; « nous sommes des administra-
teurs des biens de Dieu » ; « regarder sa vocation en tous les actes de la vie ».
Avec le temps, les héritiers de Calvin ont voulu à toute force se distinguer
du catholicisme en réduisant le territoire du sacré : seulement deux sacre-
ments, les églises comme lieux non sacrés et la méfiance vis-à-vis des béné-
dictions de bateaux ou d’animaux. Ce mouvement a sans doute participé
à rabaisser la nature et lui assigner une place dégradée dans la modernité.
Voyons maintenant l’autre mouvement impulsé par Calvin, celui de
cette « rumination » de la nature entraînant une responsabilité, qui semble
traduire un certain rapport de nos contemporains au sacré de la nature. À
cette fin, nous aurions pu parler du développement du naturalisme à Genève,
d’Olivier de Serres et de son théâtre d’agriculture, ou du développement de
l’alpinisme ; mais nous avons préféré suivre d’autres grandes figures évoluant
dans les marges du protestantisme, et qui ont marqué leur temps.

emerson et thoreau : le monde visible, circonférence


du monde invisible
Ralph Waldo Emerson, ancien pasteur unitarien, publie en 1836 La nature
qui devient vite le texte de référence du mouvement transcendantaliste,
premier grand mouvement intellectuel proprement américain. Ce mouve-
ment est d’abord une réaction à la profonde transformation de la société
américaine en pleine expansion scientifique, industrielle et commerciale.
Elle se traduit par le développement de ce que Thoreau, disciple d’Emerson,
dénoncera comme l’amour aveugle et inhumain de la richesse matérielle 11,
mais aussi par un détachement de la nature. À cause de cette évolution,
écrit Emerson, « nous sommes aussi extérieurs à la nature que nous sommes
étrangers à Dieu. Nous ne comprenons pas le chant des oiseaux. Le renard
et le daim s’enfuient à notre vue ; l’ours et le tigre nous mettent en pièce.
Nous ne connaissons l’usage que de quelques plantes, telles que le blé et la
pomme, la pomme de terre et la vigne […]. Cela nous montre peut-être
quel désaccord il existe entre l’homme et la nature 12… ». L’homme, n’ayant
qu’un rapport d’intelligence au monde, en rate l’essentiel : « Il existe des

10. Ibid., III. 10, 3, p. 189.


11. H. D. Thoreau, Le paradis à (re)conquérir [1843], Paris, Mille et une nuits (La petite
collection), 2005.
12. R. W. Emerson, La nature [1836], Paris, Allia, 2004, p. 77.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 37

naturalistes patients, mais dont le sujet se change en glace à la lumière hiver-


nale de leur intelligence 13. »
L’essentiel, c’est le lien profond entre réalité naturelle et spirituelle. Pour
Emerson, les faits naturels particuliers sont les symboles de faits spirituels
particuliers :
Il semble qu’il y ait une nécessité inhérente à l’esprit de se manifester à
travers les formes matérielles ; et le jour et la nuit, la rivière et l’orage, bêtes
et oiseaux, acides et alcali préexistent en tant qu’idées nécessaires dans l’esprit
de Dieu et sont ce qu’ils sont en vertu d’attributs antérieurs dans le monde
de l’esprit. Le monde visible est le point d’aboutissement ou la circonfé-
rence du monde invisible 14.
La nature est une incarnation de Dieu, avec une dimension sacrée car
inviolable :
Le monde procède du même esprit que le corps de l’homme. C’est une incar-
nation de Dieu plus ancienne et inférieure, une projection de Dieu dans le
non-conscient […]. Son ordre serein nous demeure inviolable. Par consé-
quent, il est pour nous le commentaire actuel de l’esprit divin 15.
Cet invisible dans le visible n’est pas l’extraordinaire de la nature mais
– et on retrouve les paroles de Calvin et Olivier de Serres sur la dignité
du très laid ver à soie – ses formes les plus gauches et les plus excentriques
ou les plus ordinaires : « La marque constante de la sagesse est de voir le
miraculeux dans le banal. Qu’est-ce qu’un jour ? Qu’est-ce qu’une année ?
Qu’est-ce que l’été ? Qu’est-ce qu’une femme ? Qu’est-ce qu’un enfant ?
Qu’est-ce que le sommeil ? À nos yeux aveugles ces choses paraissent sans
intérêt 16. » Il faut apprendre à regarder à nouveau : « Une vie en harmonie
avec la nature, l’amour de la vérité et de la vertu purifieront le regard au
point d’en comprendre le texte. Nous pouvons parvenir à saisir par degrés
le sens des objets permanents de la nature, jusqu’à ce que le monde nous
soit comme un livre ouvert et chaque forme révélatrice de sa vie cachée et
de sa fin 17. »
Se dessine déjà, naissant de cette rumination toute calvinienne de la
nature, un lien fort avec l’éthique. Emerson parle d’une « qualité éthique »
qui imprègne la nature : la « loi morale gît au centre de la nature et rayonne
vers sa circonférence 18 ». L’auteur précise qu’il ne s’agit en rien de l’idée d’une
13. Ibid., p. 88.
14. Ibid., p. 42.
15. Ibid., p. 77.
16. Ibid., p. 88-89.
17. Ibid., p. 42 et 43.
18. Ibid., p. 50.
38 y a-t-il du sacré dans la nature ?

identité entre les lois – souvent cruelles – de la nature et des lois morales.
Mais, plus profondément, d’une communion, d’une façon juste de ressentir
la nature et l’agir humain, qui passe par la surprise :
Le plus grand plaisir que procurent les champs et les bois est la secrète rela-
tion qu’ils suggèrent entre l’homme et les végétaux. Je ne suis pas seul et
inconnu. Ils me font signe, et moi de même. Le balancement des branches
dans la tempête est nouveau pour moi et ancien. Cela me prend par surprise
et pourtant ne m’est pas inconnu. Ses effets sont semblables au sentiment qui
me submerge d’une pensée plus haute ou d’un sentiment meilleur lorsque
j’estime que j’ai bien agi ou pensé avec justesse 19.
C’est ce sentiment d’unité, de signification entre les formes de vivant, qui
feront s’engager, dès le départ, le transcendantalisme, Emerson et Thoreau
pour la cause des femmes ou la lutte contre l’esclavage.
Cette vision des choses sera traduite de manière pratique par Thoreau,
disciple d’Emerson, qui vivra dans une cabane dans les bois pendant deux ans,
donnant naissance à un des plus fameux textes de la littérature américaine,
Walden ou la Vie dans les bois. Dans ce texte comme dans De la marche 20
qui date de la même époque, on retrouve la même volonté de connaître la
vérité intuitivement, dans une communion avec la nature, en critiquant le
matérialisme et le formalisme des religions et de la science. L’ouvrage de
Thoreau est une suite de description d’actes de la vie quotidienne – critique
de la complexité des modes de vie moderne qui annonce celles d’Ellul ou
Illich – de sentiments émerveillés et contemplatifs de la nature. Thoreau s’em-
barrasse moins qu’Emerson de l’effort de faire un lien avec le théologique,
rejoignant une vision « basse » du sacré très proche de celle de nos contem-
porains, où l’auteur cherche à entrer en résonance avec la vie universelle. Il
écrit ainsi : « Quand je veux me recréer, je cherche le bois le plus sombre,
le plus épais et le plus interminable et, pour les citadins, le plus lugubre
marécage. J’entre dans un marais comme dans un lieu sacré – un sanctum
sanctorum. Il y a la force – la moelle de la Nature 21. » Étangs, champs de
haricots ou forêts sont autant d’occasions de cette communion. Encore plus
que dans le cas d’Emerson, cet émerveillement pour la diversité des formes
que prend la vie débouche sur un engagement critique et éthique : Thoreau
s’opposera à la guerre coloniale des États-Unis au Mexique et à l’esclavage,
publiera un des textes de référence de la désobéissance civile. Plus éton-
nant : il s’inquiète déjà d’un rapport violent de la civilisation à la nature.

19. Ibid., p. 15.


20. H. D. Thoreau, Walden ou la Vie dans les bois [1854], Paris, Gallimard (L’Imaginaire),
1990.
21. Id., De la marche [1851], Paris, Mille et une nuits (La petite collection), 2003, p. 42.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 39

Dans un texte de 1847, il s’inquiète du fait que les humains travaillent de


manière « superficielle et violente avec la nature 22 » et soutient qu’il faudrait
améliorer la relation avec la nature animée ; dans De la marche, il s’inquiète
de la préservation des animaux sauvages et des bois nécessaires à leur vie 23.

albert schweitzer : chaque être vivant est irremplaçable


dans la chaîne de la vie
Troisième exemple de cette éthique qui naît de l’émerveillement devant
une nature plus grande qu’elle, la théologie d’Albert Schweitzer et sa première
prédication sur le respect de la vie prononcée le 16 février 1919 à Strasbourg.
Le théologien et organiste, fondateur d’un hôpital au Togo, fait le constat,
au lendemain de la Grande Guerre d’une faillite de l’autorité de la morale
chrétienne :
Le tragique, c’est que notre génération n’avait qu’une éthique apprise qui,
au moment où elle aurait dû faire ses preuves, s’est détachée et est tombée.
Depuis des siècles, l’humanité n’a été nourrie que d’éthique apprise ; elle
était grossière, ignorante, sans cœur et ne s’en doutait pas parce qu’elle ne
possédait pas encore l’étalon de l’éthique : le respect total de la vie 24.
Où le cœur trouve-t-il à ressentir, au plus profond, ce respect ? D’abord
dans le rapport direct avec les autres formes de vies, par leur simple contem-
plation. On retrouve aussi l’idée de rumination calvinienne : « Ce n’est que
dans un long contact avec la nature animée qu’émerge l’idée que chaque être
vivant est irremplaçable dans la chaîne de la vie 25 », écrit-il dans un autre
texte. Pour Schweitzer lui-même, le point de départ de tout est l’anecdote
fameuse de sa rencontre avec des hippopotames traversant le fleuve Ogooué
devant sa barque, le laissant interdit et lui faisant apparaître à l’esprit les
mots « respect de la vie ». Il cite d’autres exemples : un savant observant la
petitesse de la vie au microscope, un vieux paysan observant les bourgeons
au printemps, un flocon tombé des espaces infinis dans la paume de notre
main et qui fond le temps qu’on le regarde. Et il poursuit :
Qu’est-ce donc que la connaissance, la plus érudite comme la plus enfan-
tine : respect de la vie, respect de l’insaisissable qui nous affronte dans l’uni-
vers et qui, comme nous, se différencie dans ses formes extérieures, mais
qui par le dedans, est de la même essence que nous, si semblable à nous, si

22. H. D. Thoreau, Le paradis à (re)conquérir, op. cit., p. 14.


23. Ibid., p. 43.
24. A. Schweitzer, Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin Michel,
1995, p. 171.
25. Id., Une pure volonté de vie [1912], Paris, Van Dieren, 2002, p. 22.
40 y a-t-il du sacré dans la nature ?

proche de nous. Qu’elles tombent les frontières qui nous rendaient étran-
gers et isolés au milieu d’autres êtres vivants 26.
Schweitzer n’a pas une vision idyllique de la nature. Il a vu la violence de
la vie animale en Afrique, qui n’est pas la tranquille forêt du Massachusetts
d’Emerson. Il a lu Darwin – prenant sa défense contre Lamarck 27– et le
rejoint dans la vision d’une nature pleine de la cruauté la plus raffinée, loin
d’une conception intelligente de celle-ci qui en ferait un environnement
bienveillant. C’est pour cette raison qu’il est amené à « constater un échec
de la philosophie hindoue : elle reste désemparée à la vue des combats que
les êtres vivants mènent les uns contre les autres, une partie d’entre eux ne
pouvant subsister qu’au détriment des autres, en les tuant 28 ». Ce qu’il y a
de profondément commun entre toutes les formes de vie, ce n’est pas une
bienveillance réciproque mais la volonté de vivre :
Le fait le plus élémentaire qui saisisse la conscience de l’homme peut-être
exprimé comme suit : « Je suis vie qui veut vivre parmi d’autres vies qui
veulent vivre. » […]. Le monde présente le spectacle terrifiant des volontés
de vivre qui s’entre-déchirent. Une expérience ne survit qu’aux dépens des
autres, l’une détruit l’autre. Chaque volonté de vivre n’est volonté que dans
l’opposition des autres, en ne connaissant rien d’elles. Mais en moi la volonté
de vivre est devenue conscience de l’existence des autres volontés de vivre. En
moi apparaît une aspiration à devenir universel et à me fondre dans l’Un 29.
Les autres formes de vie et leur volonté de vivre saisissent Schweitzer, et
dans le même mouvement, sa surprise lui fait prendre conscience de deux
réalités contradictoires : le combat entre les formes de vie et la communion,
la fin des séparations, car toutes ces volontés tendent à l’Un, à l’universel :
« Nous vivons dans le monde et le monde vit en nous 30. » Schweitzer ne
croit pas que Dieu soit présent dans chaque plante ou animal, ni qu’ils soient
sacrés. Il ne croit pas à une volonté de vivre qui ferait du monde un système
ordonné, ni par un évolutionnisme qui irait forcément vers la perfection,
ni par une avancée graduelle et triomphale vers le Royaume. Comme l’écrit
Laurent Gagnebin :
Une conscience tragique de la finitude humaine et de la contingence du
monde le saisit. C’est là-dessus qu’il insiste : ce monde où nous sommes est
fragile, il peut finir demain, en catastrophe, bêtement, sans avoir accompli

26. A. Schweitzer, Vivre…, op. cit., p. 170.


27. Id., Une pure volonté de vie, op. cit., p. 19.
28. Ibid., p. 22.
29. A. Schweitzer, Humanisme et mystique, Paris, Albin Michel, 1995.
30. Id., Vivre…, op. cit., p. 179.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 41

son évolution spirituelle ou morale et sans s’effacer pour autant devant un


royaume des cieux 31.
Mais dans cette vision tragique, dans cette vision d’un monde fragile,
le contact direct avec la nature fait prendre conscience du mystère de la
vie – mystère de la mort, de la maladie, du chaos de la nature, etc. – dans
laquelle il y a un mystère divin : là est la mystique de Schweitzer, critique
affichée de la religion historique qui reste prisonnière de connaissances arti-
ficielles tentant de saisir ce mystère de la vie. Schweitzer défend la religion
élémentaire qui ne craint pas de voir au milieu de la violence et du chaos la
volonté de vie monter « vers des régions où la science et d’autres savoirs ont
cessé de pousser 32 ». De là naît une éthique de respect actif, ce respect de la
vie qui oblige à prendre en compte toutes les autres formes de vie pour ne
jamais les traiter à la légère : « Chaque fois que je suis sur le point d’abîmer
une vie quelconque, il faut que je me pose clairement la question de savoir
si c’est nécessaire. Jamais je ne devrais m’autoriser à aller au-delà de l’indis-
pensable, même dans les cas apparemment insignifiants 33. »

charbonneau : le sentiment de la nature force révolutionnaire


Bernard Charbonneau était athée. Mais dans les années 1930, il participe
avec Jacques Ellul – juriste, théologien protestant et penseur de l’écologie – à
la création, dans le Sud-Ouest de la France, de groupes personnalistes, d’ins-
piration fortement chrétienne. Dans ce cadre, il publie, dans le journal inté-
rieur des groupes du Sud-Ouest, ce qui est sans doute l’un des tout premiers
textes d’écologie politique, non édité à l’heure actuelle : « Le sentiment de
la nature, force révolutionnaire ». Qu’est-ce que le sentiment de la nature ?
C’est l’expérience du saisissement éthique qui secoue nos façons de vivre :
Dans un bureau du centre de la ville un employé travaille depuis déjà quelques
heures, il range ses fiches, écrit une lettre d’affaires et jette de temps à autre
un regard machinal sur la pendule. Mais soudain une bouffée de fièvre monte
en lui, il pose la plume sur le bureau et pendant quelques instants sa pensée
vagabonde au souvenir d’un abreuvoir de bois où un filet d’eau tombe avec
un bruit régulier. Il n’était nulle part, et il songe qu’il est en mai. Seul le
souvenir « hic et nunc » dans son bureau ou sa maison, pour un moment
vécu près du fait de la nature mérite le nom de sentiment de nature 34.

31. L. Gagnebin, introduction à A. Schweitzer, Une pure volonté de vie, op. cit., p. 17.
32. A. Schweitzer, Une pure volonté de vie, op. cit., p. 28.
33. Id., Humanisme et mystique, op. cit., p. 25.
34. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », juin 1937, p. 2.
Texte non publié.
42 y a-t-il du sacré dans la nature ?

À la manière de Serge Moscovici traquant le « mouvement hétérodoxe » à


travers l’histoire 35, Charbonneau voit ce sentiment de nature parcourir l’his-
toire du christianisme qui prend le parti des lys des champs contre le raffi-
nement de la société jusqu’au mouvement de jeunesse, le scoutisme ou les
mouvements de jeunes routards de la Jungendbewegung dans l’Allemagne
du début du siècle, en passant par la littérature anglaise du xviiie siècle
– Daniel Defoe (Robinson Crusoë) ou Jonathan Swift (Gulliver) –, Thoreau
ou Whitman aux États-Unis et, après eux, Jack London, puis les auteurs
d’expression française comme Ramuz ou Giono 36. En revanche, il critique
le rapport à la nature quand il prend la forme aussi bien du tourisme bour-
geois que de l’« organisation des loisirs » par la gauche ou bien pire – le texte
ne laissant aucune ambiguïté sur la position de Charbonneau – le « retour
à la terre » que rêvent la droite et le fascisme.
Ces derniers rapports à la nature sont bien trop organisés, bien trop dans
le spectacle. Celui dont parle Charbonneau est à la fois la « rumination » déjà
évoquée, la confrontation et la fameuse surprise qui est un de nos fils rouges.
Rumination : « La nature n’est pas un spectacle, on ne parcourt pas beau-
coup de terrain lorsqu’on remonte un ruisseau pour pêcher la truite, mais
il faut connaître chaque souche, savoir le moment des montées d’insectes,
être sensible à la direction du vent, frémir d’une ombre, bref, devenir truite
soi-même 37. » Un devenir truite bien avant Deleuze et Guattari ! Surprise :
« Le sentiment de nature est toujours une surprise : “Je fus saisi d’admi-
ration.” Être saisi : voilà ce qui manque à l’homme 38. » Confrontation :
« Le sentiment de nature est un besoin de lutter corps à corps avec elle, les
hautes cimes ne servent plus de fond aux intrigues, l’homme pénètre dans
la montagne et l’amour de la nature s’exprime par une action dramatique ;
à l’homme civilisé, il faut un pays hostile, animé de mauvaises intentions
contre les hommes 39… »
Charbonneau appelle – certes par la bande, puisqu’il se dit athée – à une
mystique de la nature, qui est aussi une critique du personnalisme : Ellul et
lui le trouvent trop intellectuel et pas assez concret.
Le sentiment de la nature est une réaction contre l’idéalisme et le maté-
rialisme universitaire, une expérience concrète du réalisme philosophique

35. Voir S. Moscovici, Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, Union générale
d’Éditions, 1974.
36. Étonnamment, il ne cite pas, même pour le critiquer, le texte d’Aragon de 1926,
« Le sentiment de la nature aux Buttes-Chaumont », dans L. Aragon, Le paysan de Paris,
Paris, Gallimard (Folio), 1981 [1926], p. 137-230. Aragon vient de rentrer au PCF, et y
a entraîné les surréalistes.
37. B. Charbonneau, « Le sentiment de nature, force révolutionnaire », art. cité, p. 28.
38. Ibid., p. 38.
39. Ibid., p. 11.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 43

indispensable du personnalisme : ce n’est pas dans une salle tiède comme


nos mystiques politiques, mais au sommet du mont Sinaï (2 645 mètres)
que Moïse a reçu les tables de la loi 40.
Charbonneau, l’athée pyrénéen, semble faire la leçon aux croyants pari-
siens et trop intellectuels d’Esprit : s’il peut y avoir contact avec Dieu, ce
ne peut être que dans la nature, en haut de la montagne. Il défend le senti-
ment de nature comme réaction à la grande ville, à la civilisation devenue
trop matérialiste, technique, industrialiste ; sa déshumanisation, son arti-
ficialisation mènent au fascisme car elle fait disparaître la personne dans
la foule. Le sentiment de nature est au contraire défini comme un « anar-
chisme concret 41 », qui repousse les richesses pour « une vie plus simple en
contact avec les forces de nature 42 », qui refuse de « continuer » et se donne
comme programme de « faire un monde 43 », défendant que « toute révolu-
tion véritable simplifie la vie de l’homme, lui permet d’avoir plus de prise
sur les objets, de mieux tendre la main vers son prochain 44 ». Une « société
nouvelle doit naître de la réintégration de la nature dans nos vies et il est
bien probable qu’elle ne ressemblera pas plus à un impossible Moyen Âge
qu’à la machine à habiter de Le Corbusier […] : ce n’est pas d’un dimanche
à la campagne dont nous avons besoin mais d’une vie moins artificielle 45 ».

conclusion : la bombe du sacré participatif et frugal


et de l’émerveillement éthique
Nous avons suivi quatre approches, apparentées au protestantisme, qui
nous semblent emblématiques aussi bien par le moment de leur apparition
dans l’histoire de notre civilisation industrielle, technique et capitaliste (à des
moments d’exacerbation, comme le démarrage de l’industrie ou les guerres),
que par les résonances qu’elles ont avec notre époque. Elles indiquent une
bifurcation possible, hier comme aujourd’hui, de la modernité.
Thoreau, Emerson, Schweitzer et Charbonneau restent dans le ton de
l’interrogation. Oui, la nature a un lien avec Dieu, la transcendance, le
sacré. Mais quel est-il ? Elle doit être respectée comme si elle était sacrée.
Mais l’est-elle ? Les auteurs ne tranchent pas le mystère. Ils essaient de vivre
ce mystère, dans le contact avec la nature et – l’expression revient réguliè-
rement – ses « forces » : un contact long, ruminé ou saisissant de surprise.

40. Ibid., p. 40.


41. Ibid., p. 39.
42. Ibid., p. 18.
43. Ibid., p. 41.
44. Ibid., p. 48.
45. Ibid., p. 47.
44 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Dans ce contact, ils se sentent touchés par le sacré sans pouvoir le circons-
crire ou le définir. En retour, ils font comme s’il y avait quelque chose de
sacré, et développent un certain respect qui devient à son tour un moyen de
contact avec la nature. Cet émerveillement éthique rejoint avec force une
grande partie des façons de croire de nos contemporains : croire, ce n’est
pas savoir ; la foi est toujours accompagnée du doute, et de l’expérience du
contact avec Dieu que je vis dans la fragilité du sentiment spirituel intérieur.
Ces auteurs ne répondent pas de manière dogmatique ou principielle à la
question de l’existence du sacré dans la nature. Ils disent que la nature est
le lieu d’une expérience du sacré, ou plutôt, qu’eux-mêmes y ont fait l’ex-
périence d’une relation avec le sacré. Rien n’est sacré a priori ou en soi, ni
lieu, ni objet ; le sacré n’est pas essentialisé, mais tout peut l’être à l’occasion
d’une rencontre singulière avec le vivant : le sacré est relationnel. Par cette
rencontre, la transcendance circule dans notre immanence. En ce sens, ils
préfigurent un rapport moderne et postmoderne au sacré. Il n’est pas besoin
de grand récit – quand bien même on trouve dans la Bible de nombreux
récits d’expérience du sacré dans la nature, que citent nos auteurs. C’est une
expérience personnelle, même quand elle se vit en petits groupes. Elle n’a
besoin ni d’intermédiaires cléricaux, ni de lourdes institutions à entretenir.
En théologien moral, on pourrait s’inquiéter de ce que cet individualisme
débouche sur un désintérêt pour le prochain. Mais on a vu comment cette
rencontre qui nous surprend invite au contraire à une attitude éthique de
respect profond de la vie dans la diversité de ses formes, et à un engagement
politique. Charbonneau avance que le sentiment de nature est commun à
beaucoup d’hommes, et c’est pour cette raison que le personnalisme doit
s’y appuyer. Il pense qu’il doit être au personnalisme ce que la conscience
de classe a été au socialisme.
Comme je l’ai écrit dans un article pour Entropia 46, il me semble que le
sacré qui se dégage de cette approche est participatif et frugal. Il n’est plus le
sacré représentatif, qui délègue le contact avec la transcendance à un corps
spécialisé de prêtres. C’est une prise de contact directe, une participation
à la vie de l’autre, à ses vibrations, même si ce n’est que par la contempla-
tion. Il y a circulation entre l’humain et l’animal, l’humain et le naturel, le
masculin et le féminin. Cette circulation nécessite de s’investir dans cette
relation-conversation avec une autre forme de vivant dont on n’a pas peur
qu’elle nous envahisse mais espère qu’elle nous nourrisse : deux réalités
distinctes s’interprètent réciproquement, saisissent la profondeur de l’autre
et sa propre profondeur, ressentant que chacun est bien plus que lui-même,
pointant sa dimension transcendante. La part sacrée de soi et de l’autre

46. S. Lavignotte, « Sacré légal ou sacré frugal ? », Entropia, 11, 2011, p. 151-159.
l’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ? 45

apparaît. Pour reprendre Schweitzer : « Nous vivons dans le monde et le


monde vit en nous 47. »
Ce sacré rejoint en ce sens le long mouvement historique de ce que
Serge Moscovici appelle le « mouvement hétérodoxe », allant selon lui du
culte dionysien à l’écologie – et peut-être, comme je le pense, à la décrois-
sance. Il est frugal, car il ouvre sur l’envie de dire « merci », sur le senti-
ment de gratitude que traduisent si bien les Psaumes de l’Ancien Testament
quand l’homme remercie le Créateur pour la grandeur de la nature et du
ciel, thème central dans la pensée de Calvin, et que l’on retrouve dans la
méditation bouddhiste. Dans la gratitude, chaque chose a plus d’impor-
tance, elle nourrit, elle rassasie parce qu’elle offre bien plus que sa dimen-
sion matérielle. Elle est frugale : quantitativement faible, qualitativement
(spirituellement, poétiquement, humainement…) riche.
Il nous semble que ce nouveau sacré amène à la modernité un huma-
nisme plus inclusif du « chacun » et de « l’autre » et l’oblige en même temps
à revoir ses fondamentaux sur l’être et l’avoir, le suffisant et la croissance
sans limite, la lenteur et la vitesse, l’autonomie et l’interdépendance, etc. En
ce sens, cette expérience du sacré est une bombe éthique dans notre société
hypercapitaliste, hypermarchande et hyperfinanciarisée.

47. A. Schweitzer, Vivre…, op. cit., p. 179.


Le don de la nature,
dévoilement ambigu du sacré
Alain Cugno
Facultés jésuites de Paris – Centre Sèvres

La nature a sa consistance propre, radicalement originale. Nous la recon-


naissons immédiatement à son allure, mais il n’est pas facile de la définir, de
pouvoir déterminer des critères qui permettraient d’en tracer le domaine.
S’il est évident qu’elle s’oppose à la domesticité, la sauvagerie ne la carac-
térise en revanche nullement, et elle peut très bien au contraire s’accom-
moder d’une intrication avec l’activité humaine : des paysages secondaires,
comme la lande, sont aussi naturels que la forêt primaire. Il y a une sorte
de phénoménologie spontanée de la nature dont il importe de préciser les
traits fondamentaux avant de pouvoir se demander quels liens elle peut
avoir avec le sacré.

quête d’une définition de la nature


On peut demander à Kant et à la Critique de la faculté de juger d’orienter
la réflexion. Il s’agit en effet d’un jugement qui ne relève ni de la raison pure
théorique c’est-à-dire de la connaissance scientifique, ni de la raison pratique
c’est-à-dire de la moralité – mais d’autre chose qui trouve son horizon dans
celui de la finalité. Nous « attribuons par là à la nature pour ainsi dire un
égard pour notre faculté de connaître, par analogie avec une fin ; et ainsi nous
pouvons considérer la beauté de la nature comme présentation du concept
d’une finalité formelle (seulement subjective) et les fins naturelles comme
présentation du concept d’une finalité réelle (objective), et nous les appré-
cions l’une par le goût (esthétiquement, au moyen du sentiment de plaisir),
l’autre par l’entendement et la raison (logiquement, selon des concepts) ». Et
Kant précise tout de suite : « Là-dessus se fonde la division de la critique de
la faculté de juger en critique de la faculté de juger esthétique et en critique
de la faculté de juger téléologique ; car on comprend, sous la première, la
faculté d’apprécier la finalité formelle (également nommée subjective) par
48 y a-t-il du sacré dans la nature ?

le sentiment de plaisir et de peine, et, sous la seconde, la faculté d’apprécier


la finalité réelle (objective) de la nature par l’entendement et la raison 1. »
Autrement dit, il y a un certain quelque chose, la nature, qui s’offre,
qui se donne comme si elle tenait compte de nous – à la fois quant à notre
capacité de percevoir en tant que cette perception est susceptible d’engen-
drer du plaisir ou de la peine et quant à notre faculté de connaître, c’est-
à-dire de savoir par notre entendement et notre raison. Mais, bien sûr, tout
est dans le comme si. C’est comme si, mais ce n’est pas vraiment. C’est pour-
quoi le jugement esthétique accueille non pas une finalité formelle que l’on
pourrait spécifier, mais une « finalité sans fin ». On dirait que la tulipe, par
ses qualités formelles, par les qualités de son apparaître, poursuit une fin,
chacun de ses détails étant manifestement subordonné à l’ensemble – mais
cet ensemble même, nul ne peut dire à quoi il est destiné. Il est, tout simple-
ment. Ce décalage, cette impasse et cette donation gratuite se donnent à
éprouver dans la beauté de la nature. Que la finalité sans fin de la nature soit
sa beauté constitue le premier trait fondamental de la nature.
De même, on dirait que la nature, par ses qualités objectives, se donne
à notre pouvoir de connaître, à notre entendement – mais il n’en est rien,
les 1 500 espèces de lézards dans le monde, les 3 200 espèces d’araignées en
France ou les 120 espèces de perroquets d’Amérique du Sud ne se laisse-
ront déduire par aucune loi de l’entendement comparable à celles régissant
la chute des corps ou les propriétés du triangle isocèle. Tout se passe comme
s’ il y avait un entendement divin capable de penser l’ensemble – mais nous
ne pouvons l’apprécier que de l’extérieur, par notre faculté de juger téléolo-
gique. Le déploiement d’un monde qui a l’air d’être connu par une intelligence
qui n’est pas la nôtre est le second trait fondamental de la nature.

émergence du sacré
Quant au sacré, il se trouve également sur le chemin suivi par la Critique
de la faculté de juger puisque l’analytique du beau est suivie par l’analytique du
sublime rattachée aux propriétés de la nature par un mouvement qui dévoile
notre capacité à reconnaître la transcendance : « Nous nommons sublime ce
qui est purement et simplement grand 2. » Dès lors « est sublime ce qui du seul
fait qu’on ne puisse que le penser révèle une faculté de l’esprit qui dépasse tout
critère des sens 3. » Les deux traits décisifs sont ici l’idée que quelque chose
dépasse tout critère des sens, à l’intérieur même de ce qui est perçu dans la

1. Kant, Critique de la faculté de juger, dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), 1985, t. II, p. 950.
2. Ibid., p. 1014.
3. Ibid., p. 1018.
le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré 49

nature ; d’autre part que ce quelque chose soit une faculté de l’esprit. Mais
l’apport kantien ne prend toute sa dimension qu’avec l’examen du sublime
dynamique de la nature, le sublime qui ne se contente pas d’être mathéma-
tique (une grandeur que l’on ne peut percevoir, alors même qu’on la perçoit)
mais qui manifeste la force de la nature, sa capacité à nous écraser : « Le
surplomb audacieux de rochers menaçants, des nuées orageuses s’amonce-
lant dans le ciel et s’avançant parcourues d’éclairs et de fracas, des volcans
dans toute leur violence destructrice, des ouragans semant la désolation,
l’océan sans limites soulevé en tempête, la chute vertigineuse d’un fleuve
puissant, etc., réduisent notre faculté de résistance à une petitesse insigni-
fiante comparée à leur force. » Alors, à condition que nous soyons en sécu-
rité, nous pouvons constater en nous une capacité à résister que nous ne
connaissions pas : « Mais leur spectacle n’en devient que plus attirant dès
qu’il est plus effrayant, à la seule condition que nous soyons en sécurité ; et
c’est volontiers que nous appelons sublimes ces phénomènes, car ils élèvent
les forces de l’âme au-delà de leur niveau habituel et nous font découvrir
en nous une faculté de résistance d’une tout autre sorte qui nous donne
le courage de nous mesurer à l’apparente toute-puissance de la nature 4. »
On peut bien dire que c’est la nature qui est sublime, mais ce caractère ne
lui survient que par l’exaltation de l’âme, découvrant en elle-même qu’elle
est d’un autre ordre. « Ainsi le sublime n’est présent en aucune chose de la
nature, mais seulement dans notre esprit dans la mesure où nous pouvons
parvenir à la conscience de notre supériorité sur la nature en nous et hors
de nous (pour autant qu’elle ait une influence sur nous) 5. » Par le sublime,
je mesure que je suis appelé à une destination plus haute que ma simple vie
naturelle – y compris dans sa dimension mortelle. Si l’on accepte de voir,
dans ce jeu du sublime, l’émergence du sacré, alors ce n’est pas la nature qui
est sacrée, mais la destination plus haute – et, pour rester kantien, la seule
loi morale qui est, justement, cet appel. À suivre le cheminement kantien,
nous en arrivons donc à la conclusion qu’il n’y a pas de sacré dans la nature,
mais qu’elle est l’occasion de son dévoilement.

la beauté de la nature
Cependant il y a un aspect de la nature qui n’a pas été repris dans la
détermination du sacré via la Critique de la faculté de juger : il a été possible
d’articuler la nature et le sacré autour du sublime, mais pas de la beauté.
Kant déclare même l’indépendance de la beauté et du sublime : « La déduc-
tion des jugements esthétiques portant sur les objets de la nature ne doit
4. Ibid., p. 1031.
5. Ibid., p. 1035.
50 y a-t-il du sacré dans la nature ?

pas être orientée vers ce que nous appelons sublime, mais seulement vers le
beau 6. » Il n’y a pas de lien, dans la perspective kantienne, entre la beauté
de la nature et le sacré.
Mais il n’est pas obligatoire d’être kantien. Et si nous voulons nous
demander quel lien existe entre la nature et le sacré, il nous faut aussi nous
interroger sur le lien entre le sacré et la beauté (de la nature). Le texte de
référence est ici au livre X des Confessions lorsque saint Augustin se demande
ce qu’il aime, quand il aime Dieu. Il interroge les créatures : sont-elles ce
qu’il aime ? Et elles répondent non, « Nous ne sommes pas le Dieu que tu
cherches. » « De mon Dieu, que vous-mêmes n’êtes pas, dites-moi quelque
chose de lui », et les êtres lui ont « d’une grande voix crié : “Il nous a faits,
Lui !” Mon interrogation, c’est mon attention ; leur réponse, c’est leur beauté
même 7 ».
Ainsi, c’est parce qu’Augustin leur demande si elles sont Dieu et parce
qu’elles répondent « non » que les créatures sont belles. Ou encore, les créa-
tures sont belles, parce qu’elles ne sont pas Dieu. Certes, la référence au Dieu
créateur ouvre un passage apparemment facile vers le sacré – mais de quel
sacré se peut-il bien agir ? En toute hypothèse ni de celui suggéré par le
sublime kantien, tout entier enveloppé par l’âme humaine découvrant en
elle-même sa destination la plus haute, ni le sacré tel que nous l’a donné à
penser René Girard, si bien résumé par Jean-Pierre Dupuy par la formule :
« le sacré contient la violence » aux deux sens du terme contenir, car « le sacré
n’est autre que la violence des hommes expulsée, hypostasiée 8 ». Une troi-
sième sorte de sacré, qui ne proviendrait ni de la loi morale, ni de la violence
des hommes ? Le geste de la création (« Il nous a faits, Lui ! ») évoqué par
Augustin n’oriente pas du tout vers la prise en considération d’un caractère
sacré de la nature, mais tout au contraire bien plutôt vers son absence, absence
qui, pourtant, est aussi une trace – la trace de l’absence de Dieu dans les
créatures. Que cette trace soit la beauté assure à la nature son aura spéciale,
qui n’est pas sacrée, mais d’un autre ordre, celui qui nous est apparu d’en-
trée de jeu comme son caractère le plus profond : elle se donne elle-même
dans son apparaître, elle est un don qui ne signifie pas son donateur – mais
l’absence du donateur. Elle n’est ni sacrée, ni profane, elle est autre, étrange.

6. Ibid., p. 1054.
7. Augustin, Confessions X, trad. fr. L. de Mondadon, Paris, Horay/Le Livre de Poche
chrétien, 1947, p. 263.
8. J.-P. Dupuy, La marque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2008, p. 252 et 151.
le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré 51

la nature en elle-même et par elle-même


C’est à mon sens Jacques Dewitte qui a le mieux pensé cet étrange para-
doxe, et d’abord en reconnaissant dans l’apparaître, dans l’immédiateté de
l’apparaître de la nature, sa signature. « L’apparence vivante, la manière dont
l’animal (ou la plante) apparaît dans le champ du visible, avec l’ensemble
des formes et des couleurs, des dessins, parures et ornements divers qui le
caractérisent et le rendent aussitôt reconnaissable comme tel animal 9 » n’est
pas quelque chose de secondaire, une sorte d’épiphénomène ou qui se lais-
serait résorber dans une compréhension utilitariste. « Il s’avère donc que
l’élaboration de l’apparence vivante exige, dans l’économie globale de l’orga-
nisme, des dépenses énergétiques et un déploiement d’organisation énormes
qui ne sont nullement compensés et rentabilisés par un quelconque avan-
tage de conservation ou de sélection 10. »
Il s’agit là d’un élément fondamental, premier. La nature est d’abord
manifestation, fait de se montrer, comme ça, gratuitement. Il ne fallait pas,
dit encore Jacques Dewitte qu’il y ait des ours blancs ou des tigres – mais
il y en a – et quelle merveille, qu’il y en ait ! Il y a des fougères et des crus-
tacés – et cet il y a ne renvoie à rien d’autre qu’à la gratuité d’une présence
sans arrière-fond. La manifestation n’est pas simplement que, selon la
formule de Leibniz, « il y ait quelque chose plutôt que rien ». Elle signifie
que tout ce qui est se montre, se redouble dans l’exposition de soi-même,
quand bien même il n’y aurait pas de spectateur conscient. Cela appartient
à la nature, fait partie de son essence. Par là elle se révèle liée à l’être même,
elle est ontologique et pas seulement physique.
Une visibilité sans spectateur : ce qui est de soi visible mais n’est vu par
personne s’extasie dans sa propre visibilité, se donne donc comme s’il se voyait
soi-même 11. Ce qui se voit soi-même, mais pourtant demeure inconscient, ou à
la limite de la conscience, telle pourrait être en dernier ressort la phénomé-
nologie propre de la nature, ce qui inscrit sa beauté dans son essence même
– tant il est vrai que la beauté, à commencer par la beauté d’un visage, est
la visibilité de cette chose si émouvante : l’extériorité non sue d’une intel-
ligence. Mais entendre ce qui s’entend soi-même ou voir ce qui se voit soi-
même – ce sont des formules qui peuvent aussi bien désigner notre rapport
à l’animal ou à la plante qu’à l’œuvre d’art comme telle. Une manifestation
qui se déploie indépendamment du regard humain – et qui pourtant l’ap-
pelle de tout son être. Une pure invitation, une convocation des humains

9. J. Dewitte, La manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de l’utilitarisme,


Paris, La Découverte (Textes à l’appui), 2010, p. 32.
10. Ibid., p. 33.
11. Ce qui est conforme à l’interprétation heideggérienne de la φύσις, nous semble-t-il.
52 y a-t-il du sacré dans la nature ?

à entendre et voir ce qui se manifeste en leur absence même. Il devient alors


possible de dire, d’une manière fort proche de saint Augustin, que les êtres
de la nature sont créés mais subsistent en l’absence et, pourrait-on dire, par
l’absence de leur créateur, exactement comme les œuvres n’accèdent à leur
statut d’œuvres que si elles peuvent subsister indépendamment de leur
auteur, comme si elles se portaient elles-mêmes à l’existence en manifestant
un savoir qui dépasse tout savoir sur elles – celui de leur auteur compris.
La nature n’est donc ni sacrée, ni profane. Elle n’est pas non plus l’étran-
geté par rapport aux humains – elle n’est pour eux ni séparation ni inclu-
sion. On pense à Schelling : la nature est l’esprit visible, et l’esprit la nature
invisible. La nature déploie visiblement le contenu de ce que l’esprit pense
invisiblement. Si la parole est la manifestation propre de l’esprit, alors il faut
dire que, comme les œuvres d’art, mais originairement, la nature donne le
contenu de tout langage, sans le langage. Nous n’avons rien d’autre à nous
dire que le monde.
Éthiques
Le sens du sacré chez Hans Jonas
Éric Pommier
Cerses – Pontificia Universidad Católica de Chile

La diabolisation de la technique susceptible de transformer le paradis de la


nature en un enfer devenu invivable pousserait Hans Jonas à sacraliser la
nature et la vie, afin d’éviter l’Apocalypse contre laquelle seule une prophétie
de malheur usant du catastrophisme pourrait nous mettre en garde. Au lieu
de proposer une solution démocratique, reposant sur l’usage délibératif
du discours public, le philosophe favoriserait l’émergence d’une attitude
religieuse jouant sur les peurs. Ces reproches, venus de différents lieux 1, à
l’encontre de la pensée de Jonas semblent pourtant ignorer que selon lui,
c’est précisément parce qu’il n’est plus possible de compter sur une reli-
gion de masse, qu’il faut élaborer une éthique – fondée ontologiquement
et mise à l’abri des incertitudes de la foi religieuse – apte à préserver la vie
des espèces et des générations futures. Si la vie est dite sacrée, ce sera donc
en un sens non religieux. Pourtant, il nous semble tout aussi incontestable
d’affirmer qu’il y a bien, en plus de la démarche de fondation ontologique,
un essai de justification théologique de l’éthique de la responsabilité. Sous
cet aspect, la vie a bien une sacralité d’essence divine. Mais ce souci théo-
logique intervient à un niveau spéculatif et non plus ontologique. Comme
tel, il ne vient pas se substituer à l’éthique qui conserve sa valeur propre.
Simplement, il en prend la suite, tout en marquant, il est vrai, une légère
inflexion dans le rapport que Jonas nourrit à l’égard de sa conception de la
vie. Il nous faudra donc opérer en trois temps : expliciter le ressort d’une
fausse conception du sacré, et présenter une conception éthique, puis théo-
logique, du sacré dont la vie est le lieu.

Montrons donc selon quels considérants on a pu voir dans la tentative jonas-


sienne une démarche favorisant la sacralisation de la nature, conduisant à
une forme de superstition. C’est la modification de l’essence de l’agir tech-
nique qui pousse Jonas à proposer une nouvelle éthique. Puisque l’exploita-
tion de la nature a désormais des conséquences au plan global, il faut mettre

1. Nous pouvons citer, en guise d’illustration, Le sacre de l’espèce humaine de Ph. Descamps
(Paris, PUF, 2009).
56 y a-t-il du sacré dans la nature ?

au jour des normes qui ont pour but de protéger l’ensemble de la nature et
auxquelles une politique publique pourrait se référer. L’éthique ne peut plus
être anthropocentrée : elle doit s’adresser non plus seulement à l’homme mais
à la vie ; elle ne doit plus seulement concerner le prochain mais le lointain.
Elle ne doit pas prioritairement évaluer la qualité morale de l’agir privé, mais
normer l’agir collectif. Or, au moment même où Jonas indique les attendus
de cette nouvelle éthique, il insiste sur le caractère fatal de cette « machine
infernale » qu’est la dynamique technoscientifique. Certes, il s’agit pour lui
d’insister sur la gravité du mal pour mieux prescrire et imposer un remède
éthique qui soit à sa mesure. Cependant, la fatalité même de la menace
semble décourager, chez Jonas, toute mesure de prévention. À quoi bon une
éthique si le mal est certain ? Il n’y aurait donc pas lieu de s’étonner que la
peur soit l’affect privilégié par cette philosophie. Elle serait l’expression de
la catastrophe à venir et ce catastrophisme le germe d’un comportement de
révérence pour la nature. On pourrait certes objecter que la peur chez Jonas
est censée être une mise en garde contre les maux futurs. En alertant l’hu-
manité sur les risques qu’elle prend, elle peut mettre en place des mesures
préventives contre les catastrophes à venir. Mais, en vérité, cette peur est
mauvaise conseillère parce qu’elle ne permet pas de discriminer les actions
permises et défendues. Le caractère indéterminé de la peur conduit à faire
de la technique un danger potentiellement catastrophique pour l’humanité
future ce qui conduit à l’immobilisme. Comme le fait valoir Bernard Sève 2,
alors que la crainte pour la mort propre était, chez Hobbes, la condition de
naissance de la sphère politique, la crainte indéterminée pour l’avenir de
l’humanité, chez Jonas, signe au contraire l’échec de la politique, mais aussi
de la raison, faute d’indiquer des critères pratiques d’action. Hobbes s’ef-
force de détruire l’idée d’enfer, car la menace immatérielle, indéterminée,
immaîtrisable d’un mal potentiellement éternel qu’elle fait peser sur l’âme
humaine risque d’être un frein à la construction politique, qui exige que
le Léviathan, qui agit par des lois, porte sur lui le monopole de la peur. Or
la peur jonassienne semble se substituer à une telle peur religieuse et saper
dans son principe même tout raisonnement, toute action politique dont
son éthique est pourtant censée être l’étoile polaire. Puisque non seulement
le déploiement technique est irrévocable, mais qu’en outre toute technique,
quelle qu’elle soit, peut s’avérer dangereuse pour la possibilité même d’une
humanité à venir, compte tenu du caractère cumulatif des interventions
humaines sur la nature, il advient que le pire est certain et qu’une nature
dévastée, un enfer des Temps Modernes est notre horizon, sauf à s’abstenir

2. B. Sève, « La peur comme procédé heuristique et comme instrument de persuasion »,


dans G. Hottois (dir.), Aux fondements d’une éthique contemporaine. Hans Jonas et Tristan
Engelhardt, Paris, Vrin, 1993.
le sens du sacré chez hans jonas 57

de tout développement, ce que Jonas déclare impossible. Le déficit de ratio-


nalité est donc la conséquence directe de la tendance de Jonas à maximiser
le danger technique. Faute de penser les conditions d’une évaluation argu-
mentée des risques possibles, il absolutise le danger technique et son éthique
de responsabilité, censée se concentrer sur les conséquences globales et à
long terme, se retourne en éthique de conviction 3, qui interdit en droit, si
ce n’est en fait, le développement. La perspective de l’Apocalypse conduit
à une conversion pieuse à l’abstinence et invite à respecter la Nature divi-
nisée, érigée en sujet, à l’égard duquel il est possible de manquer de respect
et d’éprouver de la culpabilité.
Ainsi présenté, le dispositif jonassien pourrait susciter une légitime inquié-
tude et c’est de lui qu’il faudrait que la démocratie se protège si elle veut
échapper à l’affolement. On voit bien en effet ce qui peut lui être opposé.
Il fait la part belle à l’émotion sur la raison, il sacralise la nature pour mieux
condamner le pouvoir de l’homme sur lui-même, il dénonce l’utopie tech-
nologique pour mieux nous plonger dans une responsabilité utopique et
inapplicable, elle-même prélude à la promotion d’un pouvoir autoritaire.
Le catastrophisme philosophique serait lui-même une catastrophe au plan
intellectuel et démocratique et c’est lui qui devrait être évité à tout prix.

Il nous semble pourtant abusif de présenter la peur promue par Jonas comme
étant l’aliment d’une superstition religieuse, symptomatique d’une dévalo-
risation de la raison conduisant à une infantilisation des hommes. De fait,
Jonas affirme que son projet éthique doit être mis à l’abri des incertitudes
de la foi tout en échappant il est vrai à l’anthropocentrisme, qui fait de la
raison humaine le sujet et l’objet du respect. Les nouvelles menaces exigent
un décentrement de l’éthique afin de respecter et la nature et l’humanité.
Mais ce n’est pas parce que la raison n’est plus au fondement des valeurs
que l’éthique jonassienne trouve pour autant refuge dans son opposé, la
foi. Certes, antérieurement à la rédaction du Principe responsabilité, Jonas
voyait dans l’élaboration d’un mythe mettant en scène un Dieu vulnérable le
principe d’une éthique inédite 4. Mais même si ce souci de justifier l’éthique
par un essai de théologie est avéré, il n’en reste pas moins que Jonas recon-
naît qu’il s’agit là d’une approche spéculative pouvant exprimer, dans un
langage indirect, une conviction, mais qui n’a pas de prétention à la certi-
tude. Par ailleurs, ce mythe, construit de manière cohérente avec la biologie
philosophique de Jonas, met au jour une responsabilité tournée prioritaire-
ment vers Dieu, qui nous « impose » une responsabilité envers le monde et

3. C. Larrère, R. Larrère, Du bon usage de la nature, Paris, Flammarion (Champs), 2009


[1997], p. 245.
4. H. Jonas, Le phénomène de la vie, trad. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001, essai XI.
58 y a-t-il du sacré dans la nature ?

l’humain. Le spectre de la Bombe atomique est un péril qui menace direc-


tement l’humanité et par-dessus tout Dieu. Mais la crainte de la bombe
environnementale n’est pas évoquée dans ce texte mythologique et, d’une
certaine manière, Jonas tient pour rien le mal fait à la nature au regard de
celui qui est fait à Dieu à l’occasion de crimes humains 5. L’éthique ainsi
comprise est tributaire d’une théologie et la première n’a de poids qu’en cas
d’acceptation de la seconde.
Or, c’est précisément parce que l’éthique doit être indiscutable et pour
qu’elle prenne en compte les défis contemporains, c’est-à-dire la crise
écologique, que lui lance la technique et qui affecte le monde, qu’elle doit
être comprise, selon Jonas, sur une base ontologique et non théologique.
L’autonomie de l’éthique à l’égard de la théologie est affirmée lors de la rédac-
tion du Principe responsabilité. Quoi qu’il en soit de la difficulté à limiter
les effets nocifs sur la nature de l’action humaine à un âge technologique
autrement que par la crainte d’attenter à quelque chose de sacré, il convient
de prendre acte des acquis des Lumières. En ruinant la catégorie de sacré,
elles obligent le penseur à fonder le comportement éthique sur une base
non religieuse 6. Jonas va donc chercher à justifier, dans son maître ouvrage
d’éthique, le devoir-être absolu de l’humanité et de la vie en s’appuyant sur
l’ontologie. L’éclipse de la foi ne libère pas la métaphysique d’une tâche que
la théologie prenait en compte, puisque la métaphysique s’occupe depuis
toujours de cette tâche fondatrice, la théologie ne faisant qu’aiguiser son
sens de l’interrogation. D’ailleurs même si on déduisait théologiquement
la valeur de l’être de la postulation d’un créateur divin, resterait ouverte la
question de savoir selon quel critère de bonté il a choisi de créer ce monde-
là plutôt qu’un autre 7. Non seulement la religion n’est pas recevable dans ses
principes mais, dans son contenu même, l’éthique qu’elle recèle ne permet
pas de répondre aux défis contemporains. Elle demeure une éthique de la
présence et non une éthique du futur 8, une éthique qui norme le compor-
tement individuel du fidèle mais non une éthique qui se soucie de la vie et
des générations futures. Ainsi lorsqu’il arrive à Jonas de vanter les mérites de
la religion 9, c’est uniquement pour évoquer la force d’entraînement moral
dont elle a fait preuve dans le passé. Mais cet idéal est évoqué précisément
pour être exclu.
La finalité existe au sein des vivants, et la manière dont ceux-ci réalisent
leurs fonctions et refusent la mort témoigne de la valeur qu’ils reconnaissent
5. H. Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 277 et 280.
6. Id., Le principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion (Champs), 1998
[1990], p. 61. Voir le titre du sous-chapitre 4, p. 103.
7. Ibid., p. 102-103.
8. Ibid., p. 43-45.
9. Ibid., p. 34.
le sens du sacré chez hans jonas 59

à leur propre existence. Le philosophe confie à l’intuition le soin d’identifier


comme valeur absolue le fait d’avoir des fins. En vivant, nous manifestons
en acte le choix de vivre et donc la préférabilité d’une existence qui pour-
suit des fins. C’est là un « axiome ontologique 10 » et comme l’homme est
celui des vivants qui possède le maximum de complétude ontologique 11, il
est tout à fait légitime d’étendre cette auto-approbation, mutatis mutandis, à
tous les êtres vivants. Il appartient alors à l’homme de prendre en charge le
devoir qui lui incombe, dans la mesure même où c’est lui qui, par la déme-
sure de son ambition technologique, pourrait compromettre la pérennité
de ce bien en soi. Sa conscience en même temps que la possibilité même
de destruction que comporte sa puissance lui impose la responsabilité de
prendre soin de la vie à venir et surtout de la vie humaine.
Ne portons ici au premier plan qu’un seul aspect du dispositif jonassien.
On pourrait demeurer perplexe devant la promotion par le philosophe de
ce qu’il appelle « l’heuristique de la crainte ». Le « catastrophisme » pourrait
engendrer, comme nous l’avons vu, une attitude superstitieuse. Cependant
la crainte, ici évoquée, ne se veut pas égocentrée et stérilisante, puisqu’au
contraire elle a pour objet l’humanité, la vie et qu’elle détermine l’action en
même temps qu’elle stimule la pensée. Jonas fait en effet valoir que la crainte
pour l’avenir balance l’optimisme technologique qui paralyse la réflexion.
La certitude que le progrès est bon en tant que progrès dissimule le profond
pessimisme de ceux qui veulent modifier la base biologique de l’homme,
compte tenu de ses imperfections, ou qui veulent modifier la nature dans
sa structure même, sous prétexte qu’elle ne produit pas assez. Au regard de
cette dangereuse anxiété, Jonas promeut la crainte appropriée. Il ne s’agit
pas en effet de craindre sans motivation, mais plutôt de s’alarmer quand nos
projections nous en donnent le prétexte 12. Cette peur motivée permet de
tempérer la dynamique technique aveugle. Elle permet de penser un « progrès
avec précaution 13 », c’est-à-dire un progrès qui prend en compte le principe
responsabilité, sans interdire les avancées technologiques. C’est également
un progrès qui suppose le développement de la recherche écosystémique.
Loin donc de freiner la connaissance, la peur la stimule. Elle est également
la matrice de principes éthiques. La représentation de ce que l’homme
peut légitimement craindre fait apparaître des obligations morales inédites
envers la valeur de la vie qui restait cachée tant qu’elle n’était pas menacée 14.
Le choix de la peur comme affection fondamentale n’a pas pour effet de

10. Ibid., p. 159.


11. H. Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 33.
12. Id., Le principe Responsabilité, op. cit., p. 76.
13. Ibid., p. 359.
14. Voir l’exemple du clonage, abordé dans Technik, Medizin und Ethik, Francfort-sur-le-
Main, Suhrkamp, 1987, p. 214.
60 y a-t-il du sacré dans la nature ?

faire abdiquer la raison, puisqu’en un sens elle la stimule, en la conduisant


à aborder des problèmes éthiques qui, sans cela, pourraient lui demeurer
indifférents. Elle ne paralyse pas l’agir humain, puisqu’au contraire elle le
guide par l’érection de nouvelles obligations, et sans obérer le développe-
ment technologique, pourvu qu’il soit durable. La crainte n’est pas là pour
plonger les consciences dans un état de stupéfaction qui les rend dociles aux
superstitions. Au contraire, elle est le moyen de faire réfléchir et d’inciter
à la réforme des conduites, par une peur à vocation éthique. Ce n’est donc
pas une perspective religieuse qui commande de vénérer la vie. C’est la vie,
abordée depuis un point de vue ontologique, qui commande le respect sur
la seule base de ce qu’elle est.
Cependant, indépendamment du souci de fonder ontologiquement
l’éthique, Jonas maintient la catégorie de sacré, en un sens renouvelé. En
rejetant cette catégorie, les Lumières préparaient en fait sa redéfinition et
ouvraient la voie à un sacré en un sens non religieux. L’éthique humaniste
restait prisonnière d’une vision à court terme et locale des effets de la techno-
logie, mais en outre, anthropocentrée, elle s’interdisait de prendre en charge
la vulnérabilité du vivant. Or le respect ne doit pas être dirigé d’abord vers
les sujets rationnels, si l’on veut penser la préservation de l’écosphère et de
la vie. Il importe de penser la valeur de la vie pour elle-même, bien qu’elle
ne soit pas un sujet rationnel. C’est alors ce caractère inviolable de l’exis-
tence biologique que désigne le vocable de « sacré 15 ». Parce que la vie est
sacrée, nous lui devons un respect par-delà tout calcul d’utilité, qui impose
de prendre en compte l’avenir dont nous ne jouirons pas, mais à l’égard
duquel nous avons une responsabilité. Le frémissement (Schaudern) que
nous pouvons ressentir à l’idée de violer ce qui est sacré est bien la condi-
tion pour s’ouvrir à la valeur absolue de la vie. Ce faisant, Jonas ne sacralise
pas la vie comme si, en elle-même, elle n’était qu’un objet disponible pour
l’exploitation technicienne décrété intouchable en vertu d’une projection
théologique illégitime. En effet, lorsque Jonas évoque le caractère « sacro-
saint » de l’évolution ou le sacrilège (Frevel 16) que la modification du socle
biologique de l’humanité représenterait, il le fait sur la base d’une argu-
mentation ontologique et non d’une profession de foi religieuse. Nous lui
devons un respect sacré, car sa valeur est par-delà tout calcul utilitaire, et il
en va d’elle comme il en allait, en un sens, de l’humanité chez Kant ou du
contrat social chez Rousseau, qualifiés de saints 17.

15. H. Jonas, Le principe Responsabilité, op. cit., p. 423.


16. Ibid., p. 76 ; H. Jonas, Technik, Medizin und Ethik, op. cit., p. 217.
17. Voir Kant, Critique de la raison pratique, trad. F. Picavet, Paris, PUF (Quadrige), 1993,
p. 92 ; Rousseau, Du contrat social, Paris, Flammarion (GF), 1966, p. 179.
le sens du sacré chez hans jonas 61

Le souci de disqualifier le propos de Jonas, en lui attribuant une volonté


de sacraliser ce qui par soi-même ne le serait pas ne peut donc en vérité
venir que d’un horizon ontologique qui sépare l’être en deux sphères, le
sujet porteur de valeur et l’objet qui en est privé. Or c’est ce dualisme
que le phénomène de la vie disqualifie lui-même, puisqu’en lui se révèle
un troisième mode d’être, pour lequel un étant se donne comme « auto-
transcendance » de chacun des termes, qui le sujet, qui l’objet, vers l’autre.
Ainsi le corps vivant est objet puisqu’il occupe un espace, mais c’est un
objet qui sent et qui s’oriente. C’est donc un sujet mais ce sujet n’existe
qu’en investissant la corporéité, grâce à laquelle il peut évoluer au sein d’un
monde. L’homme qui fait une telle expérience de la vie peut alors porter
témoignage, du fait même qu’il est vivant, de l’essence de la vie en général,
par une opération de soustraction ontologique, soit en faisant abstraction,
autant que possible, de ce qui en lui relève de l’humanité, pour n’en retenir
que ce qu’il a de commun avec la vie 18. Tel est le prélude de la démonstra-
tion éthique de Jonas, ignoré par ceux qui opposent une nature objective
à une vision subjective de l’existence. C’est seulement depuis une position
dualiste, dont on vient de voir qu’elle est inadéquate, qu’on peut ignorer
la valeur en soi de la vie, déclarer ensuite que sa subjectivisation est illégi-
time, et que la sacralisation de l’existence n’est qu’une manière de diviniser
la vie. En vérité, si la vie a une valeur sacrée, c’est bien qu’en elle-même, et
pour ainsi dire originairement, elle possède une dimension « subjective »
et une valeur en soi.

Mais n’est-il pas possible d’aller au-delà des acquis de l’ontologie en propo-
sant une interprétation spéculative de l’origine de la vie qui nous conduirait
à redéfinir ce que la vie a de sacré ? Indiquons au préalable que le méta-
bolisme est, selon Jonas, l’essence même de la vie et la capacité qu’il a de
renouveler sa matière pour se perpétuer manifeste la liberté de la forme
à l’égard de ce matériau, liberté qui connaît des degrés dans l’échelle de
l’évolution. Cette attestation de la vie au plan phénoménologique peut
être complétée par une spéculation sur son origine. Puisqu’elle affirme son
autonomie à l’égard de la matière, nous sommes en droit de penser – à
défaut de savoir – qu’elle est née par un acte de sécession vis-à-vis d’elle. En
défiant la froide indifférence de la matière, elle s’est élancée hors d’elle pour
gagner son indépendance mais au prix de sa vulnérabilité, puisque faute de
satisfaire ses besoins, marques de sa liberté, elle mourra. Un tel élan de vie
n’a évidemment de sens qu’à supposer au sein de la matière une tendance
latente attendant l’occasion favorable à son déploiement. Nous pouvons

18. H. Jonas, Le phénomène de la vie, op. cit., p. 33.


62 y a-t-il du sacré dans la nature ?

alors franchir un pas supplémentaire dans la spéculation. Jonas avait déjà


formulé le mythe d’un Dieu faible, qui renonce à sa toute-puissance, afin
de faire être le monde. En renonçant à sa transcendance, il se voue à l’im-
manence, et c’est de ce renoncement que naît cette possibilité d’intériorité,
qui guettant l’opportunité heureuse, pourra donner lieu à la vie. Jonas avait
élaboré ce mythe bien avant la conception du Principe responsabilité. Mais
sa reformulation après coup dans « Matière, esprit et création 19 » acquiert
une nouvelle portée éthique. Tout se passe en effet comme si la relativisa-
tion du caractère indiscutable de l’éthique semblait revaloriser ce qui s’ap-
parente à un « fondement » théologique de l’éthique, même si Hans Jonas
continuera de professer la dimension autonome de cette dernière. En effet la
prétention de fonder ontologiquement l’éthique n’est plus qu’une « croyance
métaphysique 20 », auquel on peut opposer d’autres croyances, même si cette
éthique semble celle qui fait le mieux droit à la description du phénomène
de la vie et de l’homme. L’argument du Principe responsabilité qui repose
sur des axiomes 21 ne fonde au mieux qu’« une option 22 ». Cet « affaiblis-
sement » du fondement ontologique de la morale fait revenir au premier
plan la perspective d’un fondement théologique, qui propose également
de justifier rationnellement une croyance. Dans le cadre d’une réflexion
portant sur la différence anthropologique 23, Hans Jonas s’intéresse à l’esprit
par lequel l’homme transcende la vie. Celui-ci rend possible trois formes de
liberté, et grâce à la dernière d’entre elles il peut subordonner son compor-
tement à des valeurs transcendantes. Sa volonté peut alors devenir morale.
Le pont entre l’être de la valeur et le devoir est ici assuré par le consente-
ment de notre volonté au commandement que les valeurs ainsi identifiées
font entendre. Mais dans ce cas, c’est moins la responsabilité pour l’objet
mondain et fragile qui oriente notre volonté que la qualité même de notre
intention au regard des normes supratemporelles 24. L’horizon de l’éthique
se fait moins souci pour la vie que souci pour un Bien, qui nous appelle,
que nous entendons et qui prétend à une existence concrète, que seule notre
volonté peut lui donner. L’être transcendant du Bien inclut de notre part un
devoir à son égard. Le gouffre du fait et de la valeur, de l’être et du devoir
est donc surmonté à ce prix théologique 25.

19. H. Jonas, « Matière, esprit et création. Constat cosmologique et hypothèse cosmogo-


nique », dans Id., Évolution et liberté, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Payot (Rivages
Poche/Petite bibliothèque), 2000, p. 193.
20. Id., Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Payot (Rivages
Poche/Petite bibliothèque), 1998, p. 75.
21. Ibid., p. 97.
22. Ibid., p. 100.
23. H. Jonas, Évolution et liberté, op. cit., p. 193.
24. Ibid., p. 218-219.
25. Ibid., p. 249.
le sens du sacré chez hans jonas 63

Mais ce devoir envers le Bien est également nécessairement respect pour


la vie mondaine. Car si la vie existe, c’est précisément pour rendre possible,
sans aucune assurance de succès, l’esprit. Le Bien pur doit s’incarner en esprit
vivant afin de se récupérer à un autre niveau. C’est en tant qu’elle héberge
la possibilité de l’esprit, que la vie – elle-même rendue possible par le déve-
loppement contingent du fond primitif divin qui se jette dans l’aventure
mondaine – peut être qualifiée de sacrée 26. Au lieu donc de faire de l’auto-
approbation de la vie un axiome ontologique, comme c’était le cas dans
le Principe responsabilité, voici qu’elle acquiert désormais un sens théolo-
gique. Dieu, en renonçant à son pouvoir, lance l’aventure du monde, au
sein duquel l’esprit primitif saisira les opportunités que lui donne la matière
afin que naisse la vie, et se développe la subjectivité jusqu’aux possibilités
les plus transcendantes de l’esprit, et en particulier celle de son rapport
moral au Bien. Les progrès que l’existence fait au sein du monde ne sont
donc qu’une manière pour l’esprit primordial de s’approuver lui-même, en
prenant à chaque fois le risque de son affaiblissement. L’homme est donc
responsable de ce Bien dont, par la qualité de ses actions, il assure la péren-
nité mais qui, paradoxalement, ne peut pas périr, étant à l’origine de toutes
choses, et hors du domaine strictement mondain. À lui revient la charge de
ne rien faire qui puisse porter atteinte à la vie et à l’humanité, car ce serait
porter atteinte à Dieu même. La sacralité de la vie est dans ce cas référée à
son origine divine et transcendante.

La notion de sacré est donc au principe d’une double interprétation. Si


on choisit d’en rester au plan ontologico-éthique, il faudra identifier la
vie comme ce lieu d’une ouverture au monde qui va s’élargissant au fur
et à mesure de l’évolution biologique et qui possède une valeur absolue,
une sacralité, en vertu de laquelle la liberté, grâce à laquelle nous pouvons
remettre en question et réviser toutes choses n’est pas elle-même révisable
et mérite un respect absolu. On peut également choisir d’avancer d’un pas,
de faire un saut, qu’autorise la spéculation. Dès lors la vie est sacrée en un
sens encore plus éminent. Venant de Dieu, elle témoigne de sa transcen-
dance au sein de l’immanence. Le Bien qu’Il est fait de la vie une valeur de
premier ordre. Aux consciences de choisir, dans le refuge de leur intério-
rité mais aussi dans le spectacle que leur offre la vie et sur la scène duquel
elles se trouvent également, si elles veulent rester sur le sol plus assuré de la
description phénoménologique ou bien si elles veulent aller au-delà. Car
il n’est pas pour Jonas de Dieu sans transcendance pure, et par conséquent
sans prise de risque.

26. Ibid., p. 248.


Si la nature est sacrée, que devons-nous faire ?*
Roger Gottlieb
Worcester Polytechnic Institute

Le caractère sacré de la nature peut se justifier de trois manières différentes.


Pour l’activiste environnemental David Brower, pour Starhawk, maîtresse
du Wicca, pour le conservationniste américain John Muir, l’écologiste David
Abram et l’écrivain naturaliste Brenda Peterson, la nature est importante
simplement parce qu’elle est. « La nature, écrivait Brower, c’est Dieu. » Nous
entrons en relation avec la divinité, dit Starhawk, par simple relation avec les
rochers, les arbres, les animaux, les autres gens, et nous-mêmes 1. Muir nous
conseille « d’escalader les montagnes pour entendre leurs bonnes nouvelles.
La paix de la nature vous submergera comme le rayon de soleil dans les
arbres. Les vents souffleront en vous leur fraîcheur, les tempêtes leur énergie,
et les soucis se déposeront comme les feuilles d’automne 2 ». Pour David
Abram, « l’expérience de la vie dans un monde fait d’intelligences multiples
est magique. Magique, l’intuition que chaque forme naturelle perçue […]
constitue en soi une forme d’expérience, une entité avec ses propres préfé-
rences et ses propres sensations, bien que les sensations soient très différentes
des nôtres 3 ». En grandissant dans les forêts de l’Oregon, Brenda Peterson
se souvient qu’elle « imaginait que les arbres étaient nos ancêtres. Ils étaient
là avant nous. Nous étions leurs enfants 4 ». Les environnementalistes du
monde entier décrivent la nature en des termes empruntés aux traditions
religieuses : les forêts sont des temples et des sanctuaires, les canyons des
paradis ; les yeux avec lesquels nous voyons la baleine ou le Séquoia sont
ceux qui sentent la présence de Dieu, le divin, l’Ultimately Important.
Une alternative plus animiste, ou chamanique, met le caractère sacré de
la nature dans les « esprits » qui habitent les formes naturelles ou s’y expri-
ment. Certaines tribus indigènes croient que l’on peut discuter avec un

* Titre original : « If Nature is Sacred, What is to be Done? », traduit de l’anglais par
B. Hurand.
1. Starhawk, « The Goddess », dans R. S. Gottlieb (éd.), A New Creation: America’s
Contemporary Spiritual Voices, New York, Crossroad, 1990, p. 213.
2. J. Muir, Our National Parks, San Francisco, Sierra Club Books, 1991 [1901], p. 56.
3. D. Abram, « The Ecology of Magic », dans P. Sauer (éd.), Finding Home: Writing on
Nature and Culture from Orion Magazine, Boston, Beacon Press, 1992, p. 183.
4. B. Peterson, « Killing our Elders », dans P. Sauer (éd.), Finding Home…, op. cit., p. 56.
66 y a-t-il du sacré dans la nature ?

faucon, recevoir des instructions d’un ours, être inspiré moralement par une
montagne. Les chasseurs Cree prient l’esprit de leurs proies avant la chasse,
et les Aborigènes d’Australie croient que l’usage du feu pour accroître la
biodiversité n’est une méthode efficace que si c’est la Terre elle-même qui
leur donne les instructions 5.
Troisièmement, la nature peut être vue comme signe de l’œuvre d’une puis-
sance divine. La théologie protestante traditionnelle dit souvent que Dieu se
révèle dans « deux livres » – la Bible et la nature. L’image se retrouve moder-
nisée dans la réflexion de George Washington Carver : « J’aime comparer
la nature à un poste émetteur illimité, à travers lequel Dieu nous parle-
rait en permanence, si nous voulions bien nous mettre sur la fréquence 6. »
Les écothéologiens catholiques contemporains Thomas Berry et John Hart
croient que tout, dans la nature, et certainement l’univers tout entier est
un « sacrement » – une manière pour Dieu de révéler sa divine présence 7.
Le pape Jean-Paul II suggérait que « la nature est la sœur de l’humanité 8 ».
Le Conseil des évêques catholiques des États-Unis dit que « l’univers entier
est la résidence de Dieu […]. Tout au long de leur Histoire, les peuples ont
rencontré Dieu au sommet des montagnes, dans les vastes déserts, au bord
des chutes d’eau et des sources 9 ».
Selon ces trois points de vue, la nature est sacrée parce qu’elle nous relie
à quelque chose de plus large que nous-mêmes, qui apaise l’anxiété et la
solitude de l’existence moderne, qui nous fait sentir que nous sommes atta-
chés à un processus presque infini s’étendant à travers le passé et le futur, qui
révèle des mondes d’une taille inimaginable et des détails infinitésimaux,
qui peut être d’une bouleversante beauté, d’une grâce, d’une complexité
sans pareilles ; et qui fournit un modèle d’interdépendance et de récipro-
cité faisant écho aussi bien aux principes moraux religieux que séculiers
– selon lesquels il faut prendre soin de votre prochain et se sentir concerné
par le bonheur le plus large du plus grand nombre, plutôt que par le bien-
être d’un seul. Pour toutes ces raisons, la nature est sacrée ; ou du moins,

5. Voir D. Bird Rose, « Indigenous Traditions-Australia », et M. K. Nelson, « Indigenous


Traditions-Native America », dans W. Jenkins (éd.), Encyclopedia of Sustainability, 1, The
Spirit of Sustainability, Great Barrington, Berkshire, 2010, p. 222-228.
6. G. W. Carver, « How to Search the Truth », lettre à Hubert W. Pelt du 24 février 1930,
citée dans G. Kremer (éd.), George Washington Carver: In his Own Words, Columbia,
University of Missouri Press, 1987.
7. T. Berry, The Dream of the Earth, San Francisco, Sierra Club Books, 2006 ; J. Hart,
Sacramental Commons: Christian Ecological Ethics, Lanham, Rowman and Littlefield, 2006.
8. Jean-Paul II, audience générale du 26 janvier 2000, http://www.vatican.va/holy_father/
john_paul_ii/audiences/2000/documents/hf_jp-ii_aud_20000126_fr.html.
9. D’après le site internet de la conférence des évêques catholiques des États-Unis :
http://www.usccb.org/. Pour aller plus loin, voir R. S. Gottlieb, A Greener Faith: Religious
Environmentalism and our Planet’s Future, New York, Oxford University Press, 2006.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 67

on peut y fonder le sacré. Et cela signifie que la valeur ou la dignité de la


nature va au-delà du calcul, de l’échange ou du remplacement.

Tout cela est bel et bon. Et je suis en parfait accord avec toutes ces perspectives.
Mais ce n’est, au plus, que la moitié de l’histoire. Ici nous pointons du
doigt, nous exerçons notre œil ou notre oreille, nous respirons le Grand Autre
– les vagues sur la plage, les premières fleurs du printemps aux Tuileries, la
naissance d’un enfant ou d’un bébé gorille. Mais il y a une autre moitié,
extraordinairement plus difficile : là, nous regardons en nous-mêmes. Se
demander si la nature est sacrée n’est peut-être pas la bonne question ; ou
bien, si c’est une bonne question, ce n’est qu’une des deux questions essen-
tielles que nous devons toujours nous poser en même temps. Peut-être
devrions-nous en même temps nous demander : si le sacré est dans la nature,
comment expérimenter ce caractère sacré – et agir en conséquence ?
Par analogie : il peut y avoir de la splendeur musicale chez Beethoven
ou, peut-être plus encore, chez Bartok et Schönberg. Mais cette splendeur,
souvent, n’est pas perçue, ni sentie, si l’oreille n’est pas exercée. Pour la
plupart des gens, cela demande un effort d’apprécier les derniers quatuors
de Beethoven, ou la musique dissonante de Bartok ou de Schönberg. S’il y
a de la beauté dans leur œuvre, elle demande de l’entraînement pour être
perçue – par l’étude, l’écoute répétée, l’analyse technique, l’engagement
de l’imagination. De la même manière, mais d’une manière qui requiert
un entraînement plus complet, large et exigeant, des pratiques spirituelles
comme la méditation, la prière, le yoga, l’étude des textes sacrés et le service
désintéressé prétendent exercer l’intellect, les émotions et le corps à incarner
les vertus spirituelles comme l’attention, la compassion et la gratitude. Ces
vertus, pouvons-nous dire, nous permettent de sentir et d’exprimer le carac-
tère sacré de nos vies et de Dieu. Bien que la plupart des maîtres spirituels
croient que la capacité à vivre une vie modelée par ce genre de vertus est
accessible à tous – parce que, dirions-nous, nous contenons tous en nous-
mêmes le sacré – il est également vrai que le fait de réaliser cette dimension
sacrée demande un réel effort.
C’est la même chose avec le caractère sacré de la nature. Pour nous
– modernes, majoritairement urbains, technophiles, branchés, trop instruits,
automobilistes, résidant dans des maisons, connectés par téléphone et par
email – il faut en faire beaucoup pour que la nature nous apparaisse vrai-
ment sacrée.
On pourrait répliquer : « Mais regardez tous ces films sur les baleines,
et les livres sur les chiens, comptez le nombre d’animaux domestiques.
Pensez à Greenpeace, aux groupes de défense des droits des animaux, aux
68 y a-t-il du sacré dans la nature ?

trois cents traités internationaux sur l’environnement qui n’existaient pas il


y a trente ans, aux gens qui visitent les parcs nationaux aux États-Unis », etc.
À cela je réponds que traiter quelque chose – un texte, un enseignement,
une forêt, une rivière – comme si c’était sacré, ce n’est pas une simple expé-
rience ; c’est une expérience qui conduit à nous transformer et à transformer
notre vie. À l’inverse, quand le sacré est détaché du moral et même du poli-
tique, il devient d’abord un amusement, et puis une simple relique.
Il est vrai que le caractère sacré de la nature est un thème fréquent dans
les écrits et les définitions institutionnelles que se donnent les activistes
environnementaux. Et c’est précisément grâce à eux, de Greenpeace à votre
poète local, ou à la vieille femme qui collecte les ordures du parc, que nous
pouvons tenir ce colloque, et que je peux écrire ce papier. Mais ces voix ont
été bien trop peu nombreuses, et bien trop faibles, pour détourner la civi-
lisation moderne de son chemin habituel de destruction écologique. Si le
sacré est dans la nature, nous devons apprendre à le voir ; et à agir en consé-
quence. La voix de Dieu dans le buisson-ardent n’a pas appris à Moïse à
enlever ses chaussures et à adorer le Seigneur – mais à enlever ses chaus-
sures, reconnaître le Dieu de ses pères, et retourner en Égypte pour libérer
les Hébreux. Jésus ne voulait pas que ses disciples le tiennent pour le Fils
de Dieu, mais qu’ils abandonnent leurs biens, vivent en paix, et prennent
soin des pauvres. Le sacré est moralement normatif autant que transcen-
dant. Et satisfaire ces normes, ou même essayer, demande une vie de disci-
pline et de conversion.
Une fois admirées la merveille du faucon en vol, la danse magique de
dauphins entre le ciel et l’eau, les montagnes enneigées qui flamboient au
crépuscule – que fait-on ?

Pour percevoir et mettre en pratique la réalité du sacré, nous devons d’abord


être capables de nous arrêter, d’être attentifs, afin de recevoir les énergies,
les impulsions, et les significations de ce qui n’est pas nôtre. Et bien qu’il
ait toujours été terriblement dur de vivre en accord avec les impératifs du
sacré, nous faisons aujourd’hui face à un nouvel obstacle historique. La tech-
nologie a tellement colonisé nos consciences – et, d’une manière que nous
n’avons pas encore pris au sérieux, toute notre neurologie – qu’une atten-
tion calme, concentrée et patiente est devenue un exploit personnel en des
circonstances qui relèvent vraiment de la gageure.
Pour le dire simplement : si Dieu vous parle, pouvez-vous rester tran-
quille assez longtemps pour écouter attentivement ce qu’Elle a à dire – sans
tweeter sur le sujet avec vos amis, prendre l’appel de quelqu’un d’autre,
taper « Dieu » sur Google, chercher des vidéos de Dieu sur You Tube,
ou regarder si le Courriel Très Important que vous attendiez ne vient pas
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 69

d’arriver. Le message dominant de la technoculture est que nous n’avons


jamais eu, nous n’avons jamais et nous n’aurons jamais assez. Il est impos-
sible de l’arrêter, parce qu’il y a toujours quelque chose d’autre – un autre
site internet, un autre SMS, un article à acheter, un spectacle dont il faut
être le témoin – qui se cache dans l’horizon mental. C’est une des raisons
de l’expansion astronomique de la dépression ; et pas seulement dans le
monde développé 10. Nous sentons tous que nous manquons quelque chose
– implicitement ou explicitement. Ce message du consumérisme technique
est une sorte de « mauvais infini » – car c’est sans fin, mais cette infinité n’est
ni réconfortante ni d’un grand secours moral. Cela sape en réalité l’atten-
tion respectueuse, l’engagement moral et la sincérité spirituelle. Ce n’est pas
l’infini de l’infinie valeur de la vie, ou de l’infinie compassion divine, mais
un centre commercial où ouvriraient toujours plus de magasins, proposant
des produits « incontournables » et annonçant des « ventes flash ». Sentir
le caractère sacré de la nature, cela signifie se détourner de cette promesse
illusoire de quelque chose de mieux qui viendrait tout juste de sortir ; et de
développer le sens de la valeur de ce que nous avons.
Une fois que nous nous sommes détournés des sirènes du capitalisme
consumériste moderne, nous pouvons commencer à nous tourner vers le
sacré. Et pour cela, nous devons être capables de percevoir, d’une manière
complètement différente de ce en quoi le marché global a transformé le
reste du monde, que si la nature est sacrée, et si nous la percevons comme
telle, alors elle ne peut pas être perçue comme quelque chose d’éternelle-
ment substituable. Le message dominant du capitalisme est la transforma-
tion du monde en produits, et des produits en capital, et du capital en cette
capacité infinie à créer et satisfaire, et encore créer d’autres nouveaux désirs.
Selon ce point de vue, tout – une forêt, une plage, une espèce d’oiseaux ou
de grenouilles – peut être appelé à devenir un moyen de modernisation, de
développement, de quelque chose qui nous rendra « plus heureux » ou au
moins « temporairement plus satisfaits », et pour lequel nous sommes prêts
à payer ; ou à voter, si c’est une question de politique. La nature fondamen-
talement addictive de cette relation ne peut pas être imposée à la nature
– ou à aucune version du sacré, quel qu’il soit – si elle doit rester sacrée, et
non dévolue à un autre produit, une autre expérience, une autre distraction.

Ainsi, le caractère sacré de la nature nous invite d’abord à nous détourner de


la relation addictive à la réalité qui nous est propre. Cela implique de nous

10. Certaines estimations de l’Unesco suggèrent que d’ici 2020, la dépression sera la
« maladie » la plus répandue au monde.
70 y a-t-il du sacré dans la nature ?

demander : quelle en est la source ? Quel vide essayons-nous de remplir ?


Quel traumatisme cherchons-nous à oublier ?
Bien sûr, suivant le cas, nos réponses à ces questions varient. Une personne
peut avoir vécu la mort d’un enfant, perdu son épouse dans un accident ;
quelqu’un peut vivre une vie où l’espoir de l’amour ou de la carrière n’a
jamais été comblé. Le problème, quoi qu’il en soit, est que la modernité
consumériste, en dépit de son apparente attraction pour les médicaments
qui modifient les humeurs psychiques, ne prend pas, ne peut pas prendre
au sérieux de tels chagrins ou de telles pertes. La douleur, la peur et le
désespoir doivent être éliminés, recouverts, « guéris » aussitôt que possible.
Notre phobie fondamentale des émotions (selon la psychologue Miriam
Greenspan 11) nous laisse incapables de faire face à une réalité dans laquelle la
perte est inévitable, et que ni le Prozac, ni le shopping, ni même la psycho-
thérapie ne peuvent dissiper. En définitive, ce n’est pas la douleur qui fait
notre addiction, qui nous mène à chercher des échappatoires. C’est notre
incapacité à faire face et à vivre avec cette douleur.
En effet, une des leçons les plus importantes de la nature est qu’on ne
peut triompher de la perte et de la finitude ; ce sont des traits essentiels de
l’existence, en laquelle nous sommes bienheureux d’être nés. Chaque orga-
nisme est voué à mourir ; chaque espèce apparaît et disparaît ; et puisqu’avec
le temps, le soleil explosera et se consumera, peu importe ce qui est parti
ici : la terre entière a un horizon bouché. La perte, et par extension la décep-
tion et la souffrance, sont intégrés dans le système. Combien nos vies dans
la société contemporaine seraient différentes, si nous pouvions faire face à
cette réalité, et savoir que, même avec les progrès impressionnants que nous
avons faits dans l’habitat, les transports, la communication et la médecine,
elle ne sera jamais délivrée de la perte ; si nous pouvions savoir que beau-
coup de ces progrès fournissent des commodités qui nous rendent en fait
plutôt moins heureux que plus – chaque nouvelle machine reliée à Internet
semble diminuer notre capacité à communiquer directement avec les autres
êtres humains, ou avec les autres formes de vie. Avec tous nos moyens pour
« alléger le travail », nous avons l’air plus fatigués et plus pressés que jamais.
Nous serions moins désespérés, si nous ne nous sentions pas nuls d’être les
« seuls » à manquer le bonheur promis par les publicités. Quelle différence
cela pourrait-il faire dans notre relation à la nature ? D’abord, cela pour-
rait apaiser la poursuite essentiellement addictive d’évasion, cela pourrait
permettre au moins de regarder ce qui nous entoure plus calmement, pour
un temps plus long et sans interruption. Un arbre, un étang, un moineau,
un bébé tétant le sein de sa mère. De telles expériences, si elles ne sont pas
11. M. Greenspan, Healing Through the Dark Emotions: The Wisdom of Grief, Fear, and
Despair, Boston, Shambhala, 2003.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 71

interrompues, ouvrent la possibilité de voir ce qui est vraiment magique


dans chacune d’elles : la manière dont l’arc de l’arbre s’étend vers la lumière
et s’enfonce dans la terre, offrant leur gîte aux écureuils, aux oiseaux et aux
insectes. L’interdépendance complexe de la vie dans l’étang, la manière
dont il reflète le ciel du soir et miroite sous la pluie. L’intelligence brillante
et aérienne de l’oiseau dont les mouvements, qui semblent dus au hasard,
reflètent une mystérieuse habileté à se déplacer de la terre au ciel, aux branches
et aux constructions humaines. Et l’admirable faiblesse de l’enfant, dont les
yeux sont génétiquement programmés pour se mettre au point à la distance
moyenne entre le sein et les yeux de la mère.
Par tout cela, comme par d’autres voies, le mystère, la magie et donc
le caractère sacré de la nature se révèlent. Non pas, pour être clair, comme
quelque chose qui nous promet confort et plaisir sans mélange. Les tornades
arrachent nos maisons, les moustiques nous embêtent, une mauvaise chute
dans l’eau et vous vous noyez. La nature peut nous rendre malade, nous
frigorifier, nous affamer. Mais c’est réel. Et si nous pouvons nous détourner
de nos attentes illusoires d’un bien-être permanent, si nous pouvons guérir
notre désespoir consumériste, nous pouvons apprécier la nature en ce qu’elle
a de vrai. Une telle appréciation peut provoquer une évaluation plus calme
et plus rationnelle des politiques publiques et des habitudes personnelles
– pour s’opposer à notre attachement psychique et social à l’illusion que
« plus », c’est « mieux ». Et nous serions moins enclins à tenter de dissiper
notre tristesse.

Comme avec n’importe quelle conception du sacré, la capacité à faire l’ex-


périence du caractère sacré de la nature et à s’y conformer peut être incitée
par un système soigneusement élaboré de croyances, ou par une expé-
rience imprévue ; mais dans la vie ordinaire, cette capacité ne peut être que
le résultat d’une pratique logique. La prise de conscience et la revendica-
tion doivent être incarnées dans des actions répétées et consciencieuses, qui
forment l’intellect, les émotions, et même le corps. Sans cet entraînement,
sans la discipline constante nécessaire pour le maintenir en place, tout sens
du sacré s’évapore – même celui de la plus simple injonction religieuse tradi-
tionnelle. La discipline de la spiritualité naturelle requiert peut-être plus que
tout des relations : que nous passions du temps avec un seul arbre en parti-
culier chaque jour, pendant des années ; que nous essayions de cultiver la
terre selon les principes de l’agriculture biodynamique, en y mettant plus
de nutriments qu’elle ne nous en fournit ; que nous tentions de sauver une
espèce en danger ; que nous sachions le nom des quarante plantes indigènes
qui vivent dans le périmètre de notre demeure ; ou que nous suivions l’idée de
Jim Nollman, qu’il appelle « protocole interspécifique » : rencontrer d’autres
72 y a-t-il du sacré dans la nature ?

animaux sur un terrain neutre, sans contrainte ni contrôle, pour voir quel
genre de communication et d’interaction peut en résulter 12. Nollman nous
apprend que ce serait un peu comme s’équiper d’un petit bateau avec des
haut-parleurs sous-marins qui joueraient de la musique : par moments, les
baleines viendraient joindre leur chant au sien.
Que va-t-il émerger de ce genre de pratiques ? Malheureusement, mais
vraisemblablement, il est possible que rien de vraiment bon n’en ressorte.
Une personne peut étudier les textes religieux, ou prier sans cesse, et en
faire le prétexte à une arrogance égoïste, ou s’en servir pour son avancement
professionnel. De la même manière, il n’y a pas de code de comportement
qui garantisse une vision sacrée de la nature. Les disciplines de la nature
dont je parle sont des conditions nécessaires, mais pas suffisantes. Mais si
nous entrons en elles avec une passion subjective d’absolue dévotion, alors
certaines transformations peuvent surgir. L’auteur et activiste Bill McKibben
suggère par exemple que la relation étroite avec la nature peut contrer d’autres
sources « d’informations » menaçant de nous submerger. En particulier, nous
pourrions prendre au sérieux le besoin de limiter la poursuite de nos désirs
aussi bien que la taille des mécanismes sociotechnologiques que nous utili-
sons pour satisfaire ces désirs 13. Le problème central, selon McKibben, est
que le message dominant de beaucoup de médias modernes est que nous
(nos désirs, nos buts, nos besoins autoproclamés, etc.) sommes les choses les
plus importantes de l’univers ; et qu’il n’y a pas de limites à la croissance de
nos économies pour nous donner ce que (nous pensons que) nous voulons.
Par contraste, une observation étroite de la nature, ou le fait de travailler
avec elle, peut nous en donner une image différente. Il n’y a pas d’indi-
vidu, ni d’espèce, qui ait une importance suprême. Quelques-uns peuvent
être plus gros (la baleine, l’éléphant) ou, d’un certain point de vue, plus
beaux (le tigre, le colibri). Mais aucun de ceux-là n’est aussi essentiel à un
écosystème que la bactérie microscopique qui fournit aux plantes les nutri-
ments de la terre, ou les molécules d’eau essentielles à toute forme de vie.
La société et la culture peuvent nous donner des personnages historiques
mondiaux – ce qu’il y a de plus grand, brillant, talentueux, riche et réussi.
La nature nous donne un système basé sur l’équilibre et l’interdépendance.
Au contraire de la société humaine, ou du moins de beaucoup de croyances
qui guident la société humaine, ce qui fait marcher la nature n’est pas le
triomphe d’un petit nombre (riche, puissant, agressif, intelligent) sur les
autres, mais une réciprocité complexe. Comme les arbres expirent, nous
inspirons ; quand nous mourons, notre énergie retourne à la terre ; les nutri-
ments dans l’océan sont recyclés en une sorte d’« immortalité matérielle »,
12. J. Nollman, The Man who Talks to Whales, Boulder, Sentient, 2002, p. 150-156.
13. B. McKibben, The Age of Missing Information, New York, Random House, 2006.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 73

comme l’établit Rachel Carson 14. C’est en amont de tout le système que


se situe l’unité de succès ou d’échec. Pour apprécier le caractère sacré de la
nature, nous devons donc oublier le sens de l’importance individuelle ou
collective que nous donne la société.
De la même manière, il y a une limite naturelle à la taille de toute chose.
Un pin de montagne qui ne s’arrêterait pas de grandir ne serait pas capable
d’enfoncer ses racines assez profondément pour résister aux vents de la
tempête ; un mammifère trop gros ne serait pas capable de bouger assez pour
se fournir suffisamment en nourriture ; plus gros furent les dinosaures, plus
vulnérables ils furent au changement climatique. Cette idée est en contraste
directe avec la présupposition moderne qu’il n’y a pas de limite au système
économique et technologique. On peut facilement imaginer le sort d’un
parti politique qui appellerait à moins de croissance ou – sacrilège des sacri-
lèges – pas de croissance du tout. Mais si c’est notre mode de vie qui est sacré,
c’est bien ce que nous devrions viser. Le besoin de « soumettre » la Terre,
c’est du passé ; ce que nous devons faire maintenant, c’est nous soumettre
nous-mêmes ; vivre avec modestie dans la dépendance et la consommation
propre à tout cheminement spirituel, et essentielle pour répondre au sacré.
De nos jours, cela signifie rejeter l’exigence capitaliste d’expansion physique
et de contraction spirituelle.

Si on considère que la Torah est sacrée, on doit être prêt à répondre à ses
obligations religieuses (mitzvot). Si on considère que Jésus est sacré, on doit
s’efforcer d’imiter le modèle de paix, de compassion et de générosité qu’il
donne. Si nous croyons sincèrement que l’enseignement de Bouddha incarne
la vérité, alors nous nous engagerons nécessairement sur la voie d’une réduc-
tion de l’attachement, d’une culture de l’attention, et de la sympathie pour
la souffrance des autres.
Comment devons-nous vivre pour mettre en pratique le caractère sacré
de la nature ? Certains changements fondamentaux sont faciles à voir. Une
consommation modeste d’énergie, un régime bio, local et végétarien, moins
de jouets et de vêtements, un recyclage soigneux des produits technolo-
giques. Mais ce qu’une personne peut faire individuellement est ridicule-
ment petit. Un tel soin écologique dans la vie quotidienne peut être un signe
de vertu écologique, mais reste socialement impuissant tant que ce n’est pas
un moyen de relier l’individuel à un mouvement social. Le fait de recon-
naître le caractère sacré de la nature nous conduit donc inexorablement à

14. Voir la trilogie de R. Carson, Under the Sea Wind (New York, Simon & Schuster,
1941), The Sea Around Us (New York, Oxford University Press, 1951) et The Edge of the
Sea (Boston, Houghton Mifflin, 1955).
74 y a-t-il du sacré dans la nature ?

l’engagement politique : l’action collective conforme au but collectif d’une


société plus rationnelle, plus juste, plus attentive et plus durable.
La connexion qu’il faut nécessairement établir entre le caractère sacré de
la nature et l’activisme politique est une conséquence du bouleversement
apparu récemment dans la relation entre religion et politique 15. Les grandes
traditions éthiques et religieuses ont en effet émergé quand la grande majo-
rité de gens avec lesquels nous avions des relations nous étaient connus, ou
faisaient partie de notre communauté économique ou culturelle. Le prochain
était, littéralement, proche. Dans un tel contexte, la politique et la morale
pouvaient être séparées. Or, il est caractéristique de la modernité qu’au-
cune de ces limitations ne tient plus. Nous avons maintenant des relations
directes et signifiantes avec des gens que nous n’avons jamais rencontrés.
L’énergie que j’utilise à Boston peut augmenter le réchauffement global qui
oblige les habitants de l’île de Tuvalu, dans le Pacifique sud, à abandonner
leur maison à cause de la montée du niveau de la mer. Les pluies acides
venues des centrales électriques du Midwest affectent les forêts scandinaves ;
les déchets du monde entier ont formé, à l’ouest de l’océan Pacifique, une
espèce de soupe de détritus de plastique dont la largeur dépasse l’imagina-
tion, couvrant une surface plus grande que la France, certains disent aussi
grande que les États-Unis ; les produits chimiques toxiques utilisés dans la
technologie moderne se retrouvent dans la graisse des phoques de l’Arc-
tique, et le système sanguin de chaque enfant.
Si la nature est sacrée, ou si le sacré peut y être trouvé ; si les êtres humains
sont une partie de la nature (et comment pourraient-ils ne pas l’être ?) et
sont alors, eux aussi, sacrés ; si nous pouvons imaginer un changement révo-
lutionnaire ou du moins significativement réformiste, qui puisse modifier
les économies, les politiques, les technologies aux effets souvent désastreux
écologiquement, alors bien entendu, nous qui percevons le caractère sacré
de la nature serons poussés à l’action politique. C’est-à-dire, à la création
d’un mouvement de masse qui forcera les gouvernements à contraindre à
la fois leur propre comportement et celui des entreprises mondiales domi-
nantes. Car tout sens du sacré implique le souci du sacré.
Hélas, il n’y a pas de « raison pure » sur laquelle fonder la politique
sociale, pour la simple raison qu’une telle politique doit toujours incarner
des valeurs de fondation pour lesquelles il n’y a pas de justification objective,
impartiale, désintéressée. Le but de la vie est-il l’accumulation de richesses et
de plaisir ? Est-ce le service d’idéaux moraux ? la poursuite du savoir, ou de

15. Mon analyse la plus poussée de ce processus peut se lire dans Joining Hands: Politics and
Religion Together for Social Change, Cambridge, Westview, 2003. J’ai examiné les relations
entre la vie politique et la spiritualité non confessionnelle dans A Spirituality of Resistance:
Finding a Peaceful Heart and Protecting the Earth, Lanham, Rowman and Littlefield, 2003.
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 75

l’excellence artistique ? la dévotion mystique ? Ce sont les groupes d’intérêts


individuels qui répondent à ces questions, de façon large et variée, mais en
certains cas critiques, c’est la société tout entière qui doit y répondre aussi
d’une manière cohérente et homogène – parce que nos réponses détermi-
neront la forme de nos lois et l’usage de nos ressources. Le littoral français
est-il une simple ressource pour l’agriculture, le tourisme et l’industrie en
attente de développement ? Sa beauté, le fait qu’il soit le milieu de vie d’in-
nombrables organismes aquatiques, sa capacité à apaiser un cœur troublé,
son caractère sacré, tout cela n’est-il pas également – ou bien plus – impor-
tant ? Pour la science, observe un commentateur, « la nature est simplement
une matière en mouvement guidé par des lois impersonnelles ». D’un point
de vue économique, c’est « une ressource toute prête à notre appropriation.
D’un point de vue religieux, la nature est une expression de la joie et de
l’amour de Dieu 16 ». Comment pourrions-nous dire lequel de ces points de
vue est « correct » ? La réponse est que la manière dont nous résolvons ces
questions comparables ne dépendra pas d’un quelconque principe calculé
rationnellement qui précèderait nos valeurs fondamentales, mais d’un choix
entre plusieurs visions de la vie concurrentes, façonnées par ces valeurs. Et
nous ne justifions pas ces différentes visions par un argument contraignant
qui montrerait que nos choix ont rapport avec une réalité donnée, défini-
tive ou essentielle. Plus exactement, tout ce que nous pouvons offrir, c’est
une description de ce à quoi ressemblerait notre société si cette valeur ou
celle-là – ce sens-ci du sacré ou ce sens-là – était en vigueur. Considérez
tout comme une commodité, quel genre de société aurez-vous ? Pensez
aux autres espèces comme si elles avaient les mêmes droits à vivre, quelles
incidences cela aurait-il sur notre manière d’acheter, de conduire, de vivre
et de nous penser nous-mêmes ? Continuez sur le chemin du capitalisme
global débridé auquel les hommes sont réduits à être des producteurs ou
des consommateurs, et le paysage à n’être qu’un matériau brut – et à quoi
va ressembler la vie dans trente ans ?

Si nous percevons le sacré dans la nature, ou de la nature, alors pour être


authentique spirituellement et moralement, une telle perception doit nous
conduire à un changement personnel et à une action politique pour la défense
de ce caractère sacré. Mais comment un tel appel à l’action est-il possible ?
Le sacré peut-il vraiment avoir besoin de notre défense, de notre soutien ?
La plupart des religions n’ont-elles pas répété à maintes reprises que le sacré,
c’est Dieu, et que la puissance de Dieu est infinie ? Même quand Dieu meurt
(en un sens), dans le christianisme, il revient à la vie très vite. Les croyants
16. N. Wirzba, The Paradise of God: Renewing Religion in an Ecological Age, New York,
Oxford University Press, 2003, p. 172.
76 y a-t-il du sacré dans la nature ?

peuvent ressentir le besoin de défendre les ornements du sacré – les livres,


les églises, les dogmes – mais le cœur du sacré lui-même est considéré, le
plus souvent, comme étant à l’abri des dommages.
Mais évidemment, ce n’est pas le cas pour la nature. Les montagnes d’or-
dures, la plus grande extinction d’espèces depuis soixante-dix millions d’an-
nées, la destruction de l’humus, la pollution de notre système sanguin et du
lait des mères, l’acidification des océans – tout cela atteste de la puissance de
la technologie humaine et de la vulnérabilité du reste de la vie sur la Terre
(aussi bien que de la nôtre). Le sacré peut-il être fragile ? L’admiration crain-
tive que nous ressentons devant le ciel étoilé, les nervures délicates d’une
aile de papillon, ou la grâce féline qui n’a pas conscience d’elle-même, tout
cela peut-il se combiner avec le souci de notre existence future ? Que se
passe-t-il quand la capacité d’une nature sacrée à apaiser et à consoler l’ego
moderne torturé coexiste avec cette crainte profonde de l’ego pour la nature
réelle vers laquelle il s’est tourné ? Si le Dieu du monothéisme occidental
vit en dehors du temps et de l’espace, si l’enseignement de Bouddha est
éternellement valide, nos forêts, nos champs et nos rivières ne le sont pas.
L’hyperbole infinie de la religion (une divinité omnipotente, omnisciente,
absolument bonne et éternelle) nous entraîne dans l’idée que le sacré ne
peut être blessé ni tué. C’est peut-être la modification du sens du sacré la
plus radicale depuis deux mille ans.

Je conclurai en suggérant que la fragilité indiscutable de la vie n’amoin-


drit pas notre sens du sacré mais, plutôt, le porte à sa plus haute complé-
tude. Tellement – trop – de religions traditionnelles ont été des tentatives
pour s’allier avec la puissance plutôt qu’avec la grâce. Le Dieu qui crée, qui
menace, qui punit et récompense ; qui n’a pas vraiment besoin de nous,
autant que nous avons besoin de lui ; l’enseignement sacré et parfait des
figures immaculées de sagesse (Bouddha, Krishna) qui nous protègent de
tout mal. De telles alliances peuvent prétendre nous délivrer de l’ego social
conventionnel, fait d’égoïsme, de désir et de péché ; mais elles sont évidem-
ment aussi une expression de cet ego. Qu’ils aient raison ou non, de tels
enseignements religieux font définitivement plus de mal que de bien, parce
qu’ils célèbrent un besoin sans fin de protection de notre propre identité
sociale, de notre personnalité, de nos désirs, et de notre identité historique
spécifique. De telles choses peuvent être célébrées, mais ce serait une erreur
de les porter aux nues pour l’éternité. Comme le reste de la nature, elles
sont temporaires, vulnérables et sujettes à souffrir.
La tâche spirituelle à accomplir n’est pas de trouver un sol éternel qui
nous mettrait éternellement en sécurité, mais de nous réjouir de la vie et
de ce que nous sommes : finis, vulnérables, limités – mais aussi beaux,
si la nature est sacrée, que devons-nous faire ? 77

dignes d’amour et de protection. La reconnaissance, le consentement, l’ac-


tion deviendront alors les vertus cardinales qu’une vie modelée par le sacré
de la nature peut incarner. Si cela semble une tâche décourageante de vivre
vraiment de cette façon, nous pouvons nous souvenir que, quelle que soit
la réponse humaine au sacré, aucun maître n’a jamais suggéré que ce serait
facile. Mais une telle difficulté n’est pas importante. Ayant vraiment vu la
nature pour ce qu’elle a de vrai, nous avons simplement besoin de faire ce
que nous pouvons, comme nous le pouvons, quand nous le pouvons.
Définitivement, c’est déjà assez que cela ait été – nos vies, celle des autres
gens et des dauphins et des hirondelles et des abeilles ; et que nous ayons eu
le privilège d’en faire partie, comme témoins et acteurs. Notre mort person-
nelle, comme la mort définitive de la vie elle-même, n’est pas une défaite,
mais simplement le moment final du drame de la vie qui fut toujours beau,
terrible et mystérieux. Peut-il y avoir une signification plus juste du sacré
à notre époque ?
Le sacré dans la nature du point de vue
de l’écopsychologie
Catherine Thomas
Université Bordeaux 1

L’écopsychologie, domaine de recherches récent, est extrêmement foison-


nante ; elle a des sources multiples, et aucune limite très nette. Certains la
considèrent comme une discipline émergente qui devra se hisser vers une
reconnaissance académique ; d’autres préféreraient la voir rester « indisci-
plinée ». Quoi qu’il en soit, elle ne se hissera pas au rang des sciences objec-
tives, car elle entend justement dissoudre la limite sujet/objet de la science
occidentale et la limite nature humaine/nature non humaine de notre
pensée dualiste.

naissance et fondements premiers de l’écopsychologie


Robert Greenway crée le mot psycho-ecology en 1963. Il enseigne la
psycho-écologie et la psychologie transpersonnelle alors naissante à ses
étudiants, par le biais notamment de séjours de plusieurs semaines dans la
nature « sauvage ». Elan Shapiro, une de ses étudiantes, constitue en 1989
un groupe de réflexion autour de la psycho-écologie, en Californie ; ce
groupe se réunit toutes les semaines. Theodor Roszak, historien et socio-
logue, y participe à partir de 1990 ; de là naîtra The Voice of the Earth, publié
en 1992 1. Ce livre aura un succès certain, et fera adopter le mot « écopsy-
chologie » (ecopsychology).
Theodor Roszak coédite ensuite, en 1995, un recueil de textes qui
marque le début de la diffusion des concepts de l’écopsychologie au-delà
de la Californie. Ecopsychology 2 reste encore aujourd’hui une des références
majeures. Son titre précise une des idées qui se trouvent au cœur de l’éco-
psychologie : Restoring the Earth, Healing the Mind, « guérir la Terre » et
« guérir l’homme » ne peuvent se faire que dans un même mouvement.

1. T. Roszak, The Voice of the Earth, New York, Simon & Schuster, 1992.
2. T. Roszak, M. Gomes, A. Kanner (éd.), Ecopsychology. Restoring the Earth, Healing the
Mind, San Francisco, Sierra Club Books, 1995.
80 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Et en cela, l’écopsychologie s’appuie sur une profonde remise en cause du


dualisme de notre pensée.

À propos du dualisme de notre pensée occidentale et de ce que peut être


le non-dualisme, le lecteur se rapportera à l’article d’Augustin Berque dans
ce volume 3, qui dit on ne peut plus finement ce qui est en effet interrogé
en écopsychologie. Mais un texte philosophique, aussi puissant soit-il dans
son analyse, n’est que très rarement en mesure de faire changer en profon-
deur la perception que le lecteur a de lui-même et du monde qu’il habite.
Face à une telle difficulté et face à la crise écologique et humaine que nous
traversons, l’écopsychologie se pose cette question simple : « On fait quoi,
maintenant ?  »
Les analyses scientifiques et philosophiques convergent vers le même
constat : la Terre est profondément bouleversée par l’agir humain cause
de destructions et de pollutions, de la disparition d’habitats et d’espèces
animales et végétales, du changement climatique, etc. Mais la personne la
mieux informée, la plus érudite, change-t-elle pour autant son mode de
vie pour une attitude plus respectueuse de la Terre ? Les cas sont très excep-
tionnels. Tous, nous sommes abreuvés d’informations souvent accablantes
sur l’état de notre environnement, et nous continuons comme si de rien
n’était, ou comme si tout finirait bien par rentrer dans l’ordre tout seul…
Les écopsychologues, notamment Roszak dans The Voice of the Earth
pensent que notre société est frappée de folie collective ; car comment quali-
fier l’attitude d’une espèce qui détruit son habitat tout en sachant pertinem-
ment qu’elle n’a pas de planète de rechange ? Par ailleurs, l’écopsychologie
pose cette question : quel est l’impact sur la psyché humaine des mauvaises
nouvelles dont nous sommes gavés depuis le livre de Rachel Carson, Printemps
silencieux 4, qui a fait prendre conscience en 1962 de la crise écologique à
l’échelle planétaire ? L’écopsychologie s’interroge également sur la réaction
de « ras-le-bol » que suscitent de plus en plus les discours « écolo ». En effet,
il est difficilement supportable de s’entendre dire à longueur de temps que
les espèces et les forêts disparaissent, que le trou dans la couche d’ozone ne
se résorbe pas… Et que nous sommes tous responsables et coupables, par
nos actes quotidiens, de la destruction de la planète !

N’y a-t-il pas un problème psychologique à la base de notre comportement


destructeur ? Les « psys » ne se sont guère émus de cela jusqu’à un passé

3. A. Bercque, « Mésologie du sacré », p. 93-102.


4. R. Carson, Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962 [trad. fr. J.-F. Gravrand,
Paris, Plon, 1963].
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 81

récent. Ils ont cantonné leur exploration de l’humain à la sphère humaine ;


comme si nous existions sans connexion avec la nature, et comme si notre
santé mentale n’avait rien à voir avec la nature, ni dans un sens, ni dans
l’autre. De fait, non seulement les « psys » font partie d’une société coupée
de la nature, mais ils le sont eux-mêmes largement. Ils reçoivent leurs
clients le plus souvent dans un cadre citadin, enfermés dans une pièce loin
de la nature, sans avoir la moindre conscience des implications d’une telle
pratique. De plus, les « psys » n’ont jamais diagnostiqué avant Theodor
Roszak la folie de notre civilisation à l’égard de la nature non humaine,
donc sa folie tout court. Au contraire, leur travail consiste souvent à faire
en sorte que les humains soient adaptés à leur communauté humaine, afin
qu’ils y trouvent la place la plus confortable possible. Mais que signifie être
adapté à une société, si cette société est malade au point de détruire ce qui
soutient la vie sur cette planète ?
L’écopsychologie pointe ce manque de la psychologie. Notre lien à la Terre
est vital pour nous – physiquement et psychologiquement – et vital pour la
Terre. Notre interdépendance sur le plan physique est décrite de manière
précise par l’écologie scientifique ; pour l’écopsychologie, la psychologie doit
prendre en compte cette description pour comprendre notre lien fonda-
mental à la Terre et à tous les aspects de la vie qui se déploie sur Terre. Elle
souligne aussi que si les scientifiques et les militants écologistes souhaitent
vraiment changer le comportement humain pour aller vers un mode de vie
moins destructeur à l’égard de la nature, alors leur façon de s’adresser aux
humains doit changer. Annoncer les mauvaises nouvelles, la catastrophe
imminente, faire peur ou culpabiliser ne sert pas leur cause, au contraire.
Comment faire, alors ?

C’est dans cet état d’esprit que naît l’écopsychologie ; aujourd’hui, elle multi-
plie les questionnements relatifs à notre santé mentale en lien avec ce qu’on
peut appeler, paradoxalement, notre « aliénation » (la perte du lien avec
la nature). Dès les années 1960, Robert Greenway 5, fortement impliqué
dans la psychologie transpersonnelle alors naissante (il travaille aux côtés de
Maslow), fait avec ses étudiants l’expérience de séjours de plusieurs semaines
dans une nature la plus sauvage possible (la wilderness américaine). Il s’agit
de conduire les étudiants, de manière douce et sans usage de drogues, vers
une nouvelle conscience de leur « être au monde », par le biais d’états de
conscience modifiés. C’est un travail fondé sur la présence au contact de la
nature et au sein du groupe qui partage l’expérience. L’une des perspectives
essentielles de l’écopsychologie est en effet de dépasser le dualisme dans

5. R. Greenway, « The Ecopsychology Interview », Ecopsychology, 1, 2009, p. 47-52.


82 y a-t-il du sacré dans la nature ?

lequel nous vivons et qui instaure une coupure entre la nature et nous, pour
entendre la « voix de la Terre ». L’écopsychologie n’est pas une variante de la
psychologie, mais une révolution pour la psychologie : elle est l’étude (logos)
de la maison (oikos) de l’âme (psyché). La maison de l’âme dont il est ques-
tion est la Terre elle-même, et notre âme individuelle est une manifestation
de l’âme de la Terre… « Guérir la Terre » et « guérir l’homme » sont donc
indissociables ; c’est la tâche que se donne l’écopsychologie. Dans cette pers-
pective, elle tente de répondre à certaines questions essentielles : pourquoi,
comment sommes-nous capables de maltraiter la Terre à ce point ? Quelles
sont nos valeurs ? Quel est le sens de notre vie, de notre présence sur Terre ?
Comment faire pour réaliser nos fins les plus hautes ?

De ce point de vue, l’écopsychologie est sœur du mouvement de l’écologie


profonde. Étroitement liées, ces deux disciplines sont parfois difficiles à distin-
guer. On pourrait dire que l’écopsychologie est une éco-philosophie appli-
quée, si cette formulation ne tendait à faire penser que l’écologie profonde
est seulement théorique. Ce n’est pas le cas : Arne Næss insiste sur le fait
que c’est à chacun de créer sa propre philosophie profonde, une écosophie
(il nommait la sienne « écosophie T ») à partir d’une plateforme commune
et de son expérience personnelle de la vie et du contact avec la nature 6.
L’écologie profonde ne contient pas de dogme ; c’est une invitation à vivre
intérieurement des questions profondes à propos de ce que l’on veut, de ce
dont on a vraiment besoin ; questions sur notre relation avec la Vie sur la
Terre, et sur l’avenir de cette relation. À ces questions, il n’y a pas de réponse
unique ou toute faite : le questionnement est, en lui-même, un travail de
transformation. Mais Arne Næss (dont il faut connaître la vie autant que
lire ses écrits) ne s’en est pas tenu là, puisqu’il a passé la plus grande partie
de son existence dans sa cabane en montagne 7 ! « Profond » désigne juste-
ment cette expérience vivante, l’expérience d’une question. La philosophie
étudie des questions ; l’écologie étudie les relations entre les vivants ; l’éco-
logie profonde, quant à elle, désigne la perception de notre appartenance
au vivant, et tente de la mettre en mots. Une perception qui implique tout
notre être, dans ses dimensions intellectuelle, émotionnelle, corporelle, spiri-
tuelle, et notre capacité à agir dans le monde.

6. A. Drengson, B. Devall, M. A. Schroll, « The Deep Ecology Movement: Origins,


Development, and Future Prospects (Toward a Transpersonal Ecosophy) », International
Journal of Transpersonal Studies, 30, 2011, p. 101-117, http://www.transpersonalstudies.
org/ImagesRepository/ijts/Downloads/Drengson-Devall.pdf.
7. A. Næss, Vers l’écologie profonde. Entretiens avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject,
2009.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 83

L’écopsychologie peut donc se définir comme l’invitation à faire l’ex-


périence d’une écologie profonde au sens que lui donne Arne Næss. Alors
que la psychologie est centrée sur l’humain, l’écopsychologie et l’écologie
profonde sont des visions transpersonnelles. Quand Arne Næss parle d’un
« soi écologique 8 », le principe de son argumentation est que nous nous
sous-estimons lorsque nous nous identifions à notre ego étroit et compé-
titif ; avec une certaine maturité, et en nous identifiant à des cercles de plus
en plus vastes 9, nous pouvons déplacer la perception que nous avons de
nous-mêmes vers un soi social et un soi métaphysique, mais aussi vers un
soi écologique. Lorsque nous vivons comme des êtres séparés des autres et
de la nature, nous prêchons l’altruisme : une forme de morale avec ce que
cela contient de violence. Être altruiste suppose un ego (individuel par défi-
nition) ; de ce fait, ce que les humains sont capables d’aimer par devoir ou
par exhortation morale est en fait très limité. Et s’agit-il vraiment d’amour ?
Les injonctions morales pour sauver la nature laissent entendre que nous
devrions nous sacrifier et montrer que nous avons le sens des responsabi-
lités… À l’inverse, ce que proposent l’écologie profonde et l’écopsycho-
logie est de faire l’expérience d’un soi écologique, de manière à prendre,
tout simplement, soin de Soi : un soi élargi.

écopsychologie et changement de conscience


Un changement de conscience ne peut guère se produire si nous ne
faisons fonctionner que notre intellect. L’écopsychologie se présente donc
essentiellement comme un ensemble de pratiques qui impliquent l’être tout
entier, et visent à transformer l’homme en profondeur. Je ne donnerai que
deux exemples.

8. Id., Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF (Dehors), 2008.


9. Ceci est admirablement exprimé par ce poème de Rilke, traduit par Joanna Macy :
I live my life in widening circles
that reach out across the world.
I may not complete this last one
but I give myself to it.
I circle around God, around the primordial tower.
I’ve been circling for thousands of years
and I still don’t know: Am I a falcon,
a storm, or a great song?
A. Barrows, J. Macy (éd.), Rilke’s Book of Hours: Love Poem to God, New York, Riverhead,
2005, p. 45.
84 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Le travail qui relie, selon Joanna Macy


Se peut-il que la Terre souffre sans que nous souffrions aussi ? Il semble
que nous ne souffrons pas beaucoup de la destruction de la nature, vue notre
apathie (« absence de souffrance ») et notre inaction. Mais certains écopsy-
chologues dont Joanna Macy 10 suggèrent que nous (en tout cas la majorité
d’entre nous, occidentaux matériellement nantis des sociétés industrielles)
refoulons notre douleur. Nous la refoulons par peur de souffrir face à l’in-
supportable : la destruction massive des systèmes vitaux de la planète, une
perte si vaste que nous pouvons à peine la nommer. Joanna Macy appelle
cette douleur affliction pour notre monde, détresse que nous ressentons
devant le sort réservé à la Terre dont nous sommes une partie. Elle propose
de sortir du refoulement pour sentir notre douleur. Son travail s’appuie
sur des exercices en groupe sur plusieurs jours et permet non seulement de
découvrir notre souffrance, mais aussi de prendre conscience du fait que si
nous souffrons pour la Terre, c’est que nous l’aimons, et qu’elle nous touche
par la multitude des parures qu’elle invente pour se manifester.

Se laisser toucher par la beauté du monde


L’atrophie de nos sens est au cœur de la crise écologique, et leur stimu-
lation, leur éveil est une manière de guérir notre relation à la Terre. Voir,
écouter, goûter et sentir la Terre : autant de moyens fondamentaux par
lesquels nous pouvons nous relier profondément au monde. Le réveil de nos
sens peut aussi contribuer à redonner toute sa valeur à l’expérience subjec-
tive que nous avons du monde. Sentir, mais aussi retrouver le sens du plaisir
et de la beauté, notre sensualité, et renoncer aux barrières que nous avons
dressées entre nous et le monde.
Il s’agit également d’honorer 11 ce que nous sentons : c’est en effet de cette
manière que nous pouvons enclencher une transformation profonde de
notre mode d’être au monde. Une pratique simple et efficace consiste à aller
dans la nature, ainsi que procède Robert Greenway. Ces séjours de plusieurs
semaines, quand les circonstances le permettent, doivent être guidés par des
psychologues formés à cette approche. Ils font une grande part aux exercices

10. J. Macy, M. Young-Brown, Coming Back to Life: Practices to Re-Connect our Lives, our
World, Gabriola Island, New Society, 1998.
11. « Honorer » signifie ici « être en contact avec ce qui est », dans une attitude de gratitude
devant la beauté, cette envie de dire merci dans un mouvement d’ouverture, de don et d’ac-
cueil simultanés, quand nous nous sentons profondément reliés à toutes les dimensions de
la vie, de l’univers… Le fait d’honorer est souvent ritualisé. Les rituels ont deux fonctions
principales : faciliter le passage vers un état de conscience différent de la conscience ordi-
naire, et partager cette expérience avec d’autres humains. Mais honorer est avant tout une
attitude intérieure qui peut être vécue à chaque instant de la vie et en toutes circonstances.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 85

de méditation, aux rituels souvent très simples, aux temps de silence et


moments de solitude (« solos » proches des « quêtes de vision » de la tradi-
tion amérindienne). Robert Greenway note qu’il faut souvent plusieurs
jours pour dépasser le blues qui apparaît en début de séjour devant une
nature très différente de la nature fantasmée et des images de Walt Disney.
Ce n’est qu’ensuite que les participants accèdent au sentiment d’être chez
eux (at home). La première expérience décrite par tous est celui du réveil
des sens ; mais ce qui se produit va beaucoup plus loin, et peut à peine être
décrit. On peut cependant en tracer les grandes lignes 12 : être dans la nature
développe le sens du mystère, provoque un émerveillement plus ou moins
teinté de crainte, un sentiment de connexion ou d’unité avec la nature, la
croyance en un pouvoir plus grand que soi ; émergent les sentiments de
beauté, de paix, de joie et d’empowerment (sentiment de son pouvoir intérieur
quand on est connecté à plus grand que soi) ; enfin, une sensation de bien-
être physique et émotionnel. Ces peak experiences, que d’autres nomment
« expériences spirituelles », sont l’occasion de modifications plus ou moins
durables dans l’attitude et le comportement, y compris lors du retour à la
vie ordinaire – qui, notons-le au passage, ne s’effectue pas sans difficultés et
doit être mené avec attention par des pratiques appropriées. L’écopsychologie
peut ainsi être vue comme un chemin vers une conscience écologique et un
mode de vie en harmonie avec la nature, un chemin thérapeutique ou une
voie spirituelle. Il est important de souligner que la proposition de l’éco-
psychologue consiste, en quelques mots, à aller dans la nature et se laisser
toucher, rien de plus. Ce qui se passe alors est propre à chacun.
Beaucoup font l’expérience de la non-dualité. Le plus souvent, elle ne
correspond pas à un sentiment de fusion dans un grand Tout indifférencié
ou à une sorte de dissolution ; elle est plutôt vécue comme un état où le
monde devient plus beau, plus vivant. Ce Tout, nous y participons ; il y a
toujours un humain pour en faire l’expérience. Paradoxalement, la réalité
apparaît un tout en se manifestant sous une infinité de formes, non statiques :
ce qui est perçu est de l’ordre d’un flux ou d’une danse, et notre participa-
tion à la vie qui se déploie sur Terre apparaît comme un processus créatif.

participation à la construction d’une nouvelle histoire


L’écopsychologie cherche à rendre plus vivante notre relation à la nature,
notre nature intérieure et la nature extérieure. Ce faisant, elle ouvre de
nouvelles perspectives, suscite de nouvelles inspirations et visions pour le

12. Voir J. Davis, « Psychological Benefits of Nature Experiences: An Outline of Research


and Theory. With Special Reference to Transpersonal Psychology », juillet 2004, http://
www.johnvdavis.com/ep/benefits.htm.
86 y a-t-il du sacré dans la nature ?

futur, guérit des peurs anciennes qui n’ont plus de raison d’être ; elle donne
confiance, elle apaise… Et grâce à tout cela, invente de nouveaux récits,
qui ne sont pas écrits d’avance mais s’écrivent toujours au présent – sont
en train de s’écrire.
Mary-Jane Rust souligne que les histoires que nous nous racontons sont
en cours de transformation 13. L’histoire la plus courante dont nous sommes
imprégnés s’appelle « mythe du progrès », et raconte comment nous sommes
sortis des ténèbres grâce à un héros, un homme qui conquiert la nature ;
nature qui se présente tour à tour comme une ennemie puissante ou une
séductrice, un élément sauvage incontrôlé ou une matière très sombre à l’in-
térieur de nous qui nous fait peur. François Terrasson, qui fut le premier en
France à introduire l’écopsychologie – bien qu’il n’utilise pas le mot – souligne
l’importance des contes dans la constitution de notre attitude inconsciente
à l’égard de la nature 14. La solution du héros est de soumettre, contrôler
et dominer tous ces aspects de la nature qui sont effrayants, y compris sa
propre nature. Souvent, il tente aussi d’échapper à son ancrage biologique
par la recherche d’une transcendance, cherchant un Dieu dans le ciel. Dans
les deux cas, il fait cela en se coupant de la « toile de la vie » (expression
très commune dans le vocabulaire de l’écopsychologie). Mais une nouvelle
histoire prend forme : elle parle d’un retour à une relation plus douce avec
la Terre, vers les joies et les difficultés d’avoir un corps, vers une relation plus
intime. Non pas une nature idéalisée ou amputée de ce qui nous déplaît,
mais la nature telle qu’elle s’offre à nous : la nature « extérieure », et notre
nature « intérieure ».

le sacré en écopsychologie
Dans le livre de Theodor Roszak de 1992, le mot sacré n’apparaît pas,
et la notion est à peine effleurée. Mais à la suite de la publication de ce
livre, deux conférences se tiennent en 1994 à l’institut Easalen de Big Sur,
en Californie. Les questions soulevées lors de ces conférences sont de cet
ordre : quel est le moyen le plus efficace pour encourager des modes de
vie plus respectueux de l’environnement ? Notre société de consommation
est-elle une forme de pathologie ? Les lois environnementales peuvent-elles
protéger le sacré dans la nature ? Ici, la question du sacré dans la nature ne
se pose pas : pour ces précurseurs de l’écopsychologie, la nature est de toute
évidence sacrée. « Rien n’a été plus vain au cours des siècles passés que de

13. M.-J. Rust, « Ecological Intimacy », dans M.-J. Rust, N. Totton, Vital Signs. Psychological
Responses to Ecological Crisis, Londres, Karnac Books, 2012, p. 149-161.
14. F. Terrasson, La peur de la nature. Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes
de la destruction de la nature, Paris, Sang de la terre, 1988.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 87

vouloir établir des valeurs et définir la santé mentale à l’intérieur d’une


culture qui ne fait aucune place au sacré et voit la vie comme une anomalie
marginale dans l’Univers 15. » Dans un article de 2005 16, John Swanson
résume le propos de son ouvrage Communing with Nature 17 ; pour lui aussi,
il va de soi que l’expérience d’une relation intime avec la nature consiste à
entrer en contact avec le sacré. Il donne les « outils » pour devenir réceptif
à une telle expérience.

Pourtant, l’examen d’une partie de la littérature très abondante et diversi-


fiée de l’écopsychologie montre que ces références très explicites au sacré
de ou dans la nature sont aussi rares que la référence à la seule notion de
sacré. Tout se passe comme si le mot était plutôt évité ; comme si l’écopsy-
chologie, prudemment, évitait de faire du sacré un a priori qui l’entraîne-
rait du côté de la croyance. L’écopsychologie invite à faire une expérience ;
la qualité de cette expérience n’est connue ni a priori ni a posteriori, si ce
n’est par le témoignage, chaque fois singulier, des uns et des autres.
Loin de penser l’homme comme un être vivant comme les autres, l’éco-
psychologie lui reconnaît des spécificités importantes, ne serait-ce que pour
l’impact physique qu’il a sur la planète, comme responsable, symptôme et
conscience de la crise écologique. Et loin de sacraliser une nature au détri-
ment de l’homme, l’écopsychologie propose de vivre notre identité, notre
commune substance (tant matérielle qu’immatérielle). La nature n’est
donc pas sacralisée, si la sacraliser signifie la sanctuariser et la protéger de
l’être humain au comportement destructeur. Et si certains pensent que la
Nature est sacrée, alors pour eux, l’être humain l’est aussi, puisqu’ils sont
de même nature.

la différence entre écopsychologie et religion


L’écopsychologie conduit à faire des expériences spirituelles ; on pour-
rait aussi les appeler religieuses. Mais il s’agit d’un religieux sans religion. Et
les peak experiences dont il est question sont ce que Jean-Philippe Pierron 18
nomme des « hiérophanies séculières » – car le « sacré » n’est pas une catégorie
réservée aux religions. Mais le pas est franchi parfois par certaines personnes ;

15. T. Roszak, The Voice of the Earth, op. cit., p. 17.


16. J. L. Swanson, « Experiencing the Sacred in Nature », article adapté de la conférence
donnée au colloque Nature and the Sacred: A Fierce Green Fire, Corvallis, 2004, http://
www.ecopsychology.org/journal/ezine/archive2/sacred_nature.pdf.
17. Id., Communing with Nature. A Guidebook for Enhancing Your Relationship with the
Living Earth, Corvallis, Illahee Press, 2001.
18. Voir l’article de J.-P. Pierron dans ce volume, « Hiérophanies séculières », p. 115-128.
88 y a-t-il du sacré dans la nature ?

et si l’écologie est parfois associée au renouveau de certaines religions comme


le (néo)druidisme, le Wicca ou différentes formes de paganisme, c’est avec
raison, car ces religions existent et sont essentiellement ancrées dans une
relation physique et spirituelle avec la Nature et la Terre.
Les acteurs principaux de certains de ces mouvements religieux et écolo-
giques ont une formation de psychothérapeutes (ainsi Starhawk, voix impor-
tante des sorcières néopaïennes aux États-Unis 19, ou Philip Carr-Gomm,
enseignant principal de l’ordre druidique de l’OBOD en Grande-Bretagne).
Aussi leurs enseignements, ou guidances, ont-ils des accents communs avec
l’écopsychologie. Mais la notion de sacré y est centrale ; ainsi pour Philip
Carr-Gomm :
C’est un de ces mots qui est si naturel et ordinaire pour moi que je ne me
suis jamais soucié de le définir. […] Le sacré signifie pour moi un sujet ou
un objet qui engendre un sentiment d’émerveillement mêlé de crainte, le
sentiment du divin, de telle sorte qu’en sa présence je me sens en contact
avec le créateur, la source de toute vie, quelque chose de plus qu’un monde
physique et une réalité limitée. […] La vie est sacrée, en tant que phéno-
mène, en tant que réalité. […] Si tu ressens le sacré, alors les émotions qui
vont avec sont celles du merveilleux et de la gratitude 20.
L’écopsychologie peut conduire à faire cette expérience d’une relation
sacrée au monde, mais ce n’est pas dans son propos et ce n’est pas sa voca-
tion première. Elle ne mentionne pas non plus l’existence d’un créateur.
Au cœur de l’écopsychologie se trouve, non pas la question du sacré, mais
celle de la connaissance de l’humain, en tant qu’il est fondamentalement en
lien avec la nature non humaine et que les deux ne peuvent être pensés de
manière dissociée. Contrairement à une religion, l’écopsychologie n’offre
ni forme, ni croyance, ni tradition, ni rituels spécifiques ; mais elle n’est
fermée à aucune forme, aucune croyance, elle puise dans plusieurs tradi-
tions et propose des rituels de sources diverses. Elle ne parle que rarement
de sacré, mais elle en est presque toujours imprégnée.

L’écopsychologie émerge du champ de la psychologie non académique de


la contre-culture américaine, et notamment des recherches sur les états de
conscience modifiés. Elle n’est pas une religion, car elle ne s’appuie sur
aucune croyance. Elle fait simplement l’hypothèse que quelque chose d’im-
portant peut se passer pour un être humain dans certaines circonstances
(rituels, silence et solitude dans la nature sauvage, etc.), qui peut changer

19. Voir l’article d’É. Hache dans ce volume, « Du sacré dans la nature ou dans le
capitalisme ? », p. 131-140.
20. Propos recueillis par l’auteur, Bordeaux, 2011.
le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie 89

profondément, durablement son rapport au monde et apporter un mieux-


être dans sa vie et dans la vie de la planète. S’il peut arriver qu’un humain
fasse une expérience qui le conduise à utiliser le mot « sacré » pour quali-
fier la nature dont il a fait la rencontre, qu’il a éprouvée dans son être, cette
expérience est toujours unique et indicible. Parce que les mots sont trom-
peurs, le mot sacré est très peu utilisé dans les écrits relevant du champ très
varié de l’écopsychologie.
Anthropologies
Mésologie du sacré
Augustin Berque
École des hautes études en sciences sociales

dans la nature, il n’y a pas de sacré


Si l’on définit la nature comme ce qui ne suppose pas l’existence humaine,
et le sacré comme ce qui a rapport au surnaturel, il paraît à peu près certain
que la nature ignore le sacré. L’on n’observe pas dans le monde animal de
comportements qui pourraient laisser entendre un sens du surnaturel, du
religieux ou du divin. En revanche, la plupart des sociétés humaines en
témoignent abondamment. Le sacré serait donc un fait humain, avec ceci de
paradoxal qu’il se pose justement comme ouvrant au surhumain. Ces ouver-
tures se démarquent de l’espace profane par des limites inviolables. Dans les
mondes animaux, la territorialité se marque également par des limites aux
fonctions assez analogues, mais celles-ci ne renvoient à rien d’autre qu’aux
rapports des membres de l’espèce entre eux ; pas au surnaturel.
Quelques cas peuvent toutefois prêter au doute. On a par exemple parlé
de cimetières des éléphants. « Cimetière » se dit camposanto en italien ou en
espagnol : cela signifie « espace sacré ». Les morts en effet relient à l’au-
delà, c’est-à-dire au surnaturel. Alors, les éléphants auraient-ils un sens
de l’au-delà ? Il paraît avéré qu’ils s’intéressent à leurs congénères morts ;
mais quant à leur consacrer des cimetières, la chose relève sans doute d’une
fantaisie anthropomorphique. La découverte de squelettes groupés ne livre
peut-être rien de plus que la trace de massacres dus à des chasseurs d’ivoire.
Dans l’espèce humaine en revanche, on a prouvé l’existence de sépultures
remontant à cent mille ans (-100000 à Skhül, -92000 à Qafzeh, dans l’ac-
tuel Israël). Ces sépultures contiennent des squelettes d’homme moderne,
mais d’autres, presque aussi anciennes, des néandertaliens. Enterrer les morts
dans de véritables tombes, souvent avec des objets destinés à les accompa-
gner dans l’au-delà, c’est témoigner indubitablement d’un sens du sacré,
c’est-à-dire de la capacité d’instaurer, dans certains espaces, une communi-
cation avec le surnaturel. Les espèces animales même les plus proches de la
nôtre ne connaissent rien de tel.
94 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Ainsi, le sacré paraît bien être le propre de l’homme. En elle-même, la


nature ne le connaît pas. D’où la question : pourquoi les humains recon-
naissent-ils, ou devraient-ils reconnaître, du sacré dans la nature ?

sacré pour qui ?


Les guerres, et spécialement les guerres de religion, s’accompagnent souvent
du viol de ce qui est sacré pour l’ennemi, notamment de ses cimetières. On
ne compte pas, dans l’histoire, les ravages des lieux saints du vaincu par le
vainqueur. On connaît aussi ce genre de profanations en temps de paix,
de la part d’extrémistes divers. C’est que le sacré des uns n’est pas celui des
autres, et peut même attiser l’envie de le profaner – ce qui, du reste, est bien
reconnaître son importance.
Dans le monde actuel, cependant, la capacité de reconnaître du sacré
semble disparaître. Entre mille exemples, c’est ce dont témoigne un fait
divers récent, que rapportait récemment Le Monde 1. Situé à environ 500 km
au nord de Mexico, dans la réserve naturelle protégée de Wirikuta, le cerro
Quemado (« colline brûlée ») est un lieu saint des Indiens Huichols, classé
« site naturel sacré » par l’Unesco. Des cercles de pierre y indiquent l’en-
droit où serait né le soleil. Chaque année, les 40 000 Huichols s’y rendent
en pèlerinage, pour y « voir la lumière » en prenant du peyotl, le cham-
pignon hallucinogène. Le 28 avril 2008, le président Felipe Calderon et
cinq gouverneurs ont signé le pacte de Huauxa Manaka, qui assure aux
Huichols la préservation de leurs lieux sacrés et de leurs chemins de pèleri-
nage. Or le sous-sol recèle des filons d’argent. En 2009, sans consulter les
Huichols (donc en violation, notamment, de l’accord 169 de l’Organisa-
tion internationale du travail, dont le Mexique est signataire et qui prévoit
que les peuples indigènes soient consultés pour tout projet touchant à leurs
terres ancestrales), le gouvernement mexicain a accordé trente-cinq conces-
sions à Mineral Real Bonanza, filiale du Canadien First Majestic Silver. Ces
concessions s’étendent sur 6 000 hectares, dont 70 % dans la réserve natu-
relle. Une autre compagnie canadienne, West Timmins Mining, a obtenu
deux concessions pour exploiter des mines d’or à proximité du site. Au
moment du reportage, l’exploitation n’avait pas encore commencé, du fait
de la résistance des Huichols, qui ont créé en septembre 2010 le Front de
défense de Wirikuta, et sont relayés par un mouvement de protestation
international soutenu par des personnalités du monde des lettres et des arts
comme le prix Nobel Jean-Marie Le Clézio.

1. F. Saliba, « Au Mexique, les Indiens Huichols ne veulent pas des mines d’or et d’argent »,
Le Monde, 29 décembre 2011, p. 7.
mésologie du sacré 95

Quelle qu’en soit l’issue, l’affaire est un cas d’école. Au mépris des enga-
gements signés avec les peuples premiers, un État moderne, descendant de
la Conquista, gère le territoire comme s’ils n’existaient pas. Comme si, en
particulier, la dimension sacrée des hauts lieux de ce territoire était éliminée,
pour n’en laisser que les dimensions physique et économique.
Autrement dit, une certaine spatialité s’est substituée à une autre, ou du
moins prétend s’y substituer. Pourtant, l’étendue concernée est strictement
la même. En quoi l’espace peut-il changer, si l’étendue ne change pas ?

les prises écouménales


Ce qui compte pour les Huichols, ce n’est pas ce qui compte pour First
Majestic Silver. Pour celui-ci, à travers son représentant Juan Carlos Gonzalez,
que cite l’article du Monde, « aucun dommage ne sera fait à la nature et aux
lieux de culte. Grâce aux techniques modernes, l’eau est recyclée à 100 %
sans résidus polluants dans les sous-sols. Sans compter que l’exploitation va
créer 750 emplois directs et 1 500 indirects ». Fiables ou non, ces assurances
ne touchent pas à ce qui pour les Huichols est l’essentiel ; à savoir que cette
opération est une profanation. Comme ils vivent au xxie siècle, ils ajoutent
qu’elle viole également une réserve naturelle, classée en 1994 « zone natu-
relle protégée » par l’État de San Luis Potosí, connue pour recéler la plus
grande variété de cactus au monde et plusieurs espèces en danger, comme
l’aigle royal, le puma et le cerf à queue blanche. Toutefois, ce viol est-il une
profanation au même titre que celui des lieux saints ?
La réponse est non. L’écoumène, à savoir la relation des sociétés humaines
à l’étendue terrestre 2, s’organise en modalités très diverses, définissant des
prises qui, pour les mêmes objets physiques, peuvent différer grandement.
Ces prises écouménales, éco-techno-symboliques, fonctionnent de manière
analogue à une prédication, où le sujet S est la terre, ou la nature, et le
prédicat P la manière d’interpréter ce sujet. Elles relèvent de quatre grandes
catégories : ressources, contraintes, risques et agréments. Le rapport prédi-
catif S/P (S en tant que P) engendre ce qui est la réalité pour la société
concernée. Dans le cas susdit, ce qui est la réalité pour les Huichols, autre-
ment dit les prises que cette société a sur l’étendue, n’est pas du même ordre
que ce qui est la réalité pour First Majestic Silver. Le cerro Quemado, pour
les Huichols, est une ressource essentielle. C’est l’ouverture par laquelle
ils ont concrètement accès à ce qui donne sens à leur monde, et qui par

2. Sur ce thème, voir A. Berque, Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains,
Paris, Belin, 2000.
96 y a-t-il du sacré dans la nature ?

conséquent est un espace sacré 3. Cette ressource qu’est un portail cosmique


est en même temps une contrainte forte, parce qu’elle s’accompagne d’in-
terdits puissants, démarquant cet espace sacré de l’étendue profane. Rien
de tout cela n’existe pour First Majestic Silver, sinon dans la mesure où il
doit tenir compte de la résistance des Huichols. Pour lui, le cerro est égale-
ment une ressource, mais d’ordre purement matériel, comptable et sans nul
interdit. Au contraire, il a le droit pour lui – le droit de la « prise de terre »,
la Landnahme réalisée par la Conquista, et qui, jusqu’à ces derniers temps,
a juridiquement aboli les prises écouménales des peuples premiers.
Dans ce litige, le seul point de rencontre paraît être la nature au sens
écologique. Tant les Huichols que la First Majestic Silver disent vouloir la
protéger. Quelle que soit la crédibilité respective de leurs propos, le fait est
qu’ils accordent à la nature une valeur apparemment commune, et distincte
de celle des lieux sacrés en tant que tels. Qu’est-ce donc que cette valeur ?

la nature n’est pas l’environnement


Il faut ici introduire une distinction entre ce que peut être la nature dans
une cosmologie traditionnelle comme celle des Huichols, et ce qu’elle peut
être dans le monde d’une société minière moderne comme First Majestic
Silver. La modernité se caractérise à cet égard par une décosmisation radi-
cale, celle qui était contenue en germe dans la définition de l’être du sujet
cartésien, le cogito. Le Discours de la méthode contient en effet ce passage
éclairant : « Je connus de là que j’étais une substance dont toute l’essence
ou la nature n’est que de penser, et qui, pour être, n’a besoin d’aucun lieu,
ni ne dépend d’aucune chose matérielle 4. » Autrement dit, le sujet moderne
s’auto-institue dans l’abstraction de tout lien ontologique avec le milieu.
Celui-ci se mue par principe – le principe du dualisme sujet/objet – en un
environnement objectif, que petit à petit les sciences modernes, et en parti-
culier l’écologie, apprendront à reconnaître comme tel.
Nous pensons encore très largement dans le cadre de ce dualisme, où la
nature est un objet : l’environnement. J’en prendrai pour exemple l’« écologie
profonde » d’Arne Næss, dont la pauvreté des considérations proprement

3. « Pour les Indiens Huichols, les montagnes de ce désert sont sacrées. Elles ouvrent
un portail cosmique, concentrant des vertus magiques, où les chamanes collectent le
peyotl suscitant les rêves d’éveil qui font tenir l’univers ensemble », DGR News Service,
25 février 2012, http://dgrnewsservice.org/2012/02/25/mining-corporations-gree-
dily-eyeing-sacred-mountains-of-huichol-indians/ (notre traduction). Le même
service titre, le 27 février : « Mexican court suspends mining in the sacred territory
of the Wixárika [autre nom des Huichols] », http://dgrnewsservice.org/2012/02/27/
mexican-court-suspends-mining-in-sacred-territory-of-the-wixarika/.
4. Descartes, Discours de la méthode, IV.
mésologie du sacré 97

ontologiques est frappante, alors même qu’elle se veut ontologique avant


tout puisque, selon son auteur, c’est de là que le reste découle 5. Quel est
donc ce parti ontologique ? C’est que le soi se réalise par élargissement à un
Soi qui n’est autre que la totalité des interconnexions de la nature. Dans
ce grand Tout, la valeur de chaque être de chaque espèce est intrinsèque ;
c’est-à-dire qu’il ne peut non seulement pas être question d’une priorité de
l’humain sur les autres vivants, mais que l’identification au grand Tout est
censée résoudre à la base les questions que se pose, entre autres, l’éthique
de l’environnement. Pour Næss en effet, celle-ci est secondaire par rapport
à l’ontologie ; elle en procède. Cela posé, cet égalitarisme du vivant n’in-
terdit nullement que l’humain se nourrisse d’autres vivants, pourvu qu’il
s’en tienne à la satisfaction de ses besoins vitaux, et qu’il n’exorbite pas de
sa place dans l’écosphère ; ce qui implique, entre autres, une substantielle
réduction de ses effectifs.
Il est clair que cette écosophie se fonde en écologie. L’identification au
plus grand Soi qu’est le Tout, en somme, procède de la connaissance des
écosystèmes. C’est de là qu’elle tient le parti de reconnaître, impartiale-
ment, une égale valeur à chaque être. Cette position apparaît donc comme
la poursuite et la radicalisation des décentrements successifs qui, depuis la
révolution copernicienne, ont peu à peu remis l’Homme à sa place dans la
nature. C’est dire qu’il s’agit d’une vision fondamentalement scientifique
– ce fameux « point de vue de nulle part » censé distinguer l’impartialité
scientifique du wishful thinking ordinaire. Voilà qui est maigre en fait d’onto-
logie ; car on sait depuis Descartes que le premier pas de la science pure, c’est
d’abstraire le sentiment humain de ses objets. Qu’est-ce donc qu’une onto-
logie – prétendant de surcroît inspirer une éthique, un mode de vie, etc. –
qui commence par abstraire l’humain de ses considérations sur l’être ? Une
ontologie de l’objet ? Mais quel est donc l’objet qui énonce cette ontologie,
sinon le sujet humain lui-même ? Il y a là un vice dans le parti de l’écologie
profonde. Dans la mesure même où elle vise à inspirer des comportements
nouveaux de la part des êtres humains (plutôt que de la part des wombats,
des coraux ou des cactus), elle aurait besoin d’une ontologie du rapport de
l’humain à la nature, plutôt que d’un décalque de l’écosystème.
Or cette ontologie existe ; c’est celle de la mésologie.

5. Voir A. Næss, Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF (Dehors), 2008, et Id.,
Vers l’écologie profonde. Entretiens avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject, 2009.
98 y a-t-il du sacré dans la nature ?

la nature de notre milieu


Ce n’est pas de l’environnement – la nature objectifiée – que peuvent naître
les valeurs humaines, et notamment pas le sacré, comme on l’a vu d’entrée
de jeu. Les valeurs ne peuvent naître que des prises écouménales que l’hu-
main entretient avec son milieu. Dès le programme que lui fixa le médecin
Charles Robin, à la séance inaugurale de la Société de biologie le 7 juin 1848,
la mésologie s’est donné pour but de connaître les rapports qui s’établissent
entre les êtres et ce qui les entoure, c’est-à-dire leur milieu. L’approche était
au départ fort positiviste. Après avoir brillé un certain temps, la mésologie a
plus tard été supplantée par l’écologie, laquelle s’est imposée comme science
de l’environnement. Elle a été une première fois ressuscitée dans les années
trente, simultanément dans les sciences de la nature par les travaux d’Uexküll,
et dans les sciences humaines par ceux de Watsuji. Ces deux penseurs ont
établi – le premier au niveau ontologique du vivant en général, le second
à celui de l’humain en particulier – une distinction révolutionnaire entre,
d’une part, l’environnement comme donné objectif et universel (qu’Uexküll
appelle Umgebung, et Watsuji shizen kankyô 自然環境), et d’autre part le
milieu tel qu’il existe pour l’espèce ou la société concernées, mais pas pour les
autres (ce qu’Uexküll appelle Umwelt, et Watsuji fûdo 風土 6). Cette distinc-
tion fonde le redéploiement actuel de la mésologie 7.
C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, qu’existent des
choses telles que l’aire sacrée d’un portail cosmique. En effet, le milieu est
toujours une cosmophanie – l’apparaître d’un monde, avec son ordre (kosmos)
éco-techno-symbolique et sa concrescence, c’est-à-dire le croître-ensemble des
choses et des êtres qui le peuplent. En revanche, en plaçant le sujet humain
face à un environnement objet, le paradigme ontologique de la modernité
fait de l’existence humaine une abstraction. C’est contre cette abstraction
décosmisante que s’est élevé, entre autres, le Dasein heideggérien.
C’est en termes de milieu, non pas d’environnement, que s’établissent
les en-tant-que (S en tant que P) des prises écouménales. Uexküll exprime
ce rapport par le suffixe –ton (tonalité) : Esston (tonalité d’alimentation, i. e.
exister en tant que nourriture), Hinderniston (tonalité d’obstacle), Wohnton
(tonalité d’habitation), etc. Ces tonalités médiales (propres à un certain
milieu) engagent le sujet et l’objet dans un rapport où leurs identités respec-
tives se fondent en une seule réalité S/P, mode de l’être que la mésologie
nomme trajectivité. Dans un milieu, les choses sont trajectives ; ce ne sont
6. J. von Uexküll, Milieu animal et milieu humain [1934], Paris, Payot (Bibliothèque Rivages),
2010 ; T.  Watsuji, Fûdo. Le milieu humain [1935], trad. A. Berque, Paris, CNRS Éditions,
2011.
7. Sur ce redéploiement, outre A. Berque, Écoumène…, op. cit., voir le site http://ecoumene.
blogspot.fr/.
mésologie du sacré 99

pas des objets, c’est-à-dire des en-soi sur lesquels un sujet abstrait projette-
rait unilatéralement des vues arbitraires ; car l’être du sujet lui-même parti-
cipe concrètement de ce rapport. Watsuji nomme fûdosei 風土性 (médiance)
cette structure ontologique, et la définit comme « le moment structurel de
l’existence humaine » (ningen sonzai no kôzô keiki 人間存在の構造契機).
« Médiance », terme dérivé du latin medietas (moitié) signifie que l’être de
l’humain ne se borne pas à son corps individuel, mais comprend nécessai-
rement un corps médial, éco-techno-symbolique, constitué des prises de
son milieu. Entre ces deux « moitiés » que sont le corps individuel et le
corps médial s’établit un couplage dynamique, ce que Watsuji appelle un
« moment », comme le rapport entre deux forces en mécanique.

médiance et sacré
C’est cette médiance inhérente aux milieux humains qui permet, entre
autres, de comprendre la valeur proprement ontologique, et même ontogé-
nétique, des sites sacrés dans les sociétés traditionnelles. En effet, ce qui est
là en jeu, c’est leur existence même – l’essence même de leur corps médial ;
et c’est justement cette médiance qu’a forclose le dualisme moderne, pour
qui de tels environnements ne seront jamais qu’une étendue physique arbi-
trairement parée des projections subjectives de peuplades crédules.
Si le paradigme moderne, dans son principe, a pu ainsi forclore le
« moment » (la dynamique ontogénétique) de la médiance, du moins ne
pouvait-il pas l’abolir ; car c’est la condition même de l’existence humaine.
Le concept en moins, cette médiance a été corroborée par de multiples
approches. C’est le cas notamment de l’interprétation que Leroi-Gourhan
a faite de l’émergence de notre espèce 8 : au cours de ce processus, certaines
des fonctions du corps animal individuel ont été peu à peu extériorisées et
déployées sous forme de systèmes techniques et symboliques, constituant
ainsi un corps social dont l’effet en retour a été l’hominisation du corps
animal. En somme, il y a eu simultanément, et réciproquement, anthropi-
sation du milieu par la technique, humanisation du milieu par le symbole,
et hominisation du corps animal du fait du déploiement de ce corps médial
éco-techno-symbolique.
Concernant plus particulièrement le sacré, Dany-Robert Dufour, en
termes psychanalytiques, a donné du besoin de divinité chez les humains
une interprétation qui derechef suppose la médiance, ce moment structurel
de l’existence humaine 9 ; mais toujours le concept en moins. L’argument
8. A. Leroi-Gourhan, Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.
9. D.-R. Dufour, On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et futures
de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.
100 y a-t-il du sacré dans la nature ?

part ici de la néoténie, nom scientifique moderne d’une très vieille idée, à
savoir que l’humain serait un être inachevé. Selon Dufour, c’est du fait de
cette néoténie qu’il éprouverait structurellement le besoin de s’aliéner à un
Autre ; car, ni physiquement ni psychiquement, il ne peut vivre à l’état indi-
viduel. Les religions se sont chargées, historiquement, de donner un nom
à cette part de l’être qui est au-delà de l’individuel ; par exemple, dans les
monothéismes, « Dieu ».
Pour la mésologie, la figure moderne de la « mort de Dieu » n’est qu’un
symptôme de la forclusion de notre médiance par le dualisme et l’individua-
lisme. Cette forclusion n’ayant nullement supprimé le moment structurel
qu’elle ne veut pas reconnaître – au contraire, le développement ininter-
rompu de notre corps médial nous rend toujours plus « néotènes » –, il en
résulte un manque-à-être inextinguible, dont la frénésie de consommation
des sociétés contemporaines est l’une des manifestations. Mais en achetant
toujours plus d’objets, l’individu ne recouvre pas son corps médial ; il s’en-
fonce au contraire davantage dans son incomplétude, cercle vicieux dont
il ne pourra sortir qu’en dépassant le paradigme ontologique du dualisme.
C’est ce dépassement qu’ont amorcé des penseurs comme Uexküll et Watsuji,
et que poursuit la mésologie contemporaine.
Si elles ne disposaient pas des concepts de la mésologie, les sociétés tradi-
tionnelles les ont en revanche amplement symbolisés dans leurs cosmologies,
tout spécialement dans leur sens du sacré. L’un des aspects de la médiance,
c’est en effet que les sociétés découvrent symboliquement leur être dans
leur milieu. C’est ce fait que Watsuji a baptisé du concept de jikohakkensei
自己発見性, découvrance-de-soi. Cette découverte se cristallise dans des
hauts lieux, qui deviennent des espaces sacrés. Pourquoi sacrés ? Parce qu’ils
sont obscurément ressentis comme la source même de l’être. Cette source
est la ressource entre toutes, celle où périodiquement, rituellement, l’être se
ressource dans son être-là, comme le font les Huichols dans leur pèlerinage
au cerro Quemado, ou comme le font les musulmans avec le pèlerinage de
La Mecque.

il y a nécessairement du sacré dans « la nature »


La forclusion du corps médial, converti en un univers objectal, a entraîné
dans les sociétés modernes la focalisation de l’être humain sur le seul indi-
vidu. Du même coup, le sacré a déserté les milieux, convertis en un environ-
nement exploitable à merci – une pure extensio cartésienne –, comme First
Majestic Silver voudrait bien le faire au cerro Quemado. De sacré, à la limite,
il n’y a plus que l’individualité de l’individu lui-même. Cependant, le déve-
loppement même des sciences modernes, filles du dualisme, en particulier
mésologie du sacré 101

celui de l’écologie, a rendu toujours plus évident que nous ne pouvons pas
vivre sans respecter notre environnement. C’est cette évidence qu’a investie
et détournée le manque-à-être de l’individu moderne, et qui a conduit à
l’essor de l’écologisme, telle l’écologie profonde, ainsi qu’à toutes sortes de
dérives dans l’irrationnel, comme la vogue actuelle du fengshui en Occident.
J’ai souligné plus haut le vice ontologique radical des théories qui prétendent
faire dériver une éthique du modèle des écosystèmes. La connaissance objec-
tive des écosystèmes et de la biosphère est certes nécessaire pour que nous
nous comportions de façon plus rationnelle ; néanmoins, elle ne peut pas
engendrer de sens moral, parce qu’elle ne concerne pas notre être mais seule-
ment les interrelations objectives de l’environnement. L’éthique, elle, se fonde
sur l’entrelien des êtres partageant un même monde, en l’occurrence sur la
médiance qui fait que les prises écouménales de notre milieu concernent notre
être même 10. C’est pour la même raison que nous sommes poussés à recréer,
sous forme de parcs et de sanctuaires divers, des aires sacrées dans la nature.
Mais « la nature », ce n’est jamais que celle de notre milieu, c’est-à-dire notre
corps médial. Elle ne peut être sacrée en soi, c’est-à-dire comme un objet ;
car elle est à jamais natura : « à naître 11 », avec nous-mêmes, dans le croître-
ensemble historique d’un milieu humain. Ce n’est que parce qu’elle est notre
écoumène, la demeure de notre être-là, qu’elle peut nous apparaître sacrée.

10. C’est ce que j’ai naguère argumenté dans Être humains sur la Terre. Principes d’éthique
de l’écoumène, Paris, Gallimard, 1996.
11. Rappelons que natura est le participe futur de gnascor, naître.
La pensée écologique comme héritage
problématique du rationalisme
La définition sociologique du sacré et ses conséquences
Pierre Charbonnier
CNRS – Laboratoire interdisciplinaire d’études
sur les réflexivités

Toutes les théories sociales et politiques livrent ou suggèrent une histoire


à partir de laquelle concevoir l’ordre, les équilibres ou les formes de justice
qu’elles cherchent à décrire et à valoriser. État de nature et contrat, lutte
des classes, évolutionnisme, toutes ces théories partagent ce schéma, celui
d’une rétrojection de la rationalité politique qu’ils instaurent dans un passé
plus ou moins fictif – comme si la saisie d’un présent devait être mise en
relief à partir d’une histoire possible. Je m’intéresse ici à deux de ces histoires
possibles et rétrospectives, dont je ne questionne pas le statut de scientificité
ou de véracité, mais plutôt le fait qu’elles organisent toutes deux une rela-
tion étroite entre nature et sacré – entre la relation collective à une extério-
rité non humaine et l’inscription dans ces rapports d’une réalité d’exception,
protégée.
La première de ces histoires est celle de l’écologie, de l’environnementa-
lisme. Elle met en scène un double mouvement au cours duquel la nature
est d’abord devenue objet, pour être ensuite redéfinie par exclusion à l’égard
du statut d’objet. Ce seraient d’abord les liens entre les hommes, et eux
seuls, qui ont fait l’objet d’une moralisation, c’est pour eux qu’auraient été
définies nos catégories morales et politiques fondamentales, et cela pendant
une séquence anthropologique et politique qui semble avoir dû rejeter le
non-humain dans une condition de neutralité morale. Ensuite, et en dépit
de l’apparente logique d’un système qui définit la valeur de certains êtres
par une mise en relief par rapport à ceux qui en sont privés, ce dispositif
occidental, moderne, ou dualiste aurait montré ses faiblesses. La redéfini-
tion éthique que l’écologie propose apparaît alors comme un déplacement
du système d’attribution de valeurs, c’est-à-dire moins comme une refon-
dation de l’éthique elle-même et de ses catégories que comme un élargisse-
ment de ses frontières : d’une nature appropriée, produite, prise dans des
104 y a-t-il du sacré dans la nature ?

schèmes de relation asymétriques conçus pour prendre en charge une réalité


réifiée, on passe alors à une nature protégée, soignée, une nature qui n’est
pas a priori donnée mais qu’il faut transmettre comme un bien, et intégrer à
des circuits de réciprocité, de dépendance mutuelle – comme une personne.
La seconde histoire est celle, moins connue, que raconte le sociologue et
anthropologue Émile Durkheim dans Les formes élémentaires de la vie reli-
gieuse, et dans les textes qui accompagnent cet ouvrage. Le point de départ
de Durkheim est le rôle fondateur qu’il attribue aux moments d’effervescence
collective : c’est à ces occasions, selon lui, que la contrainte sociale ne se fait
plus sentir comme extérieure, mais comme l’expression d’un élan commun,
ces moments où chacun prend part à une réalité qui à la fois le dépasse et
l’accomplit. Ce sont ces moments qui, à l’origine, font naître la croyance
en des entités spirituelles, en une force impersonnelle, qu’il rassemble sous
le terme mélanésien de mana. Le mana, c’est le nom que prend la trans-
figuration du social sous forme surnaturelle : c’est le fait que le social soit
reconnu comme une nécessité morale absolue, une source d’obligation, et
pour cette raison précise, un principe fondamental de mise en ordre des
hommes, certes, mais aussi des choses. Car Durkheim, comme tous les
anthropologues d’alors, voit bien que, dans ces sociétés non modernes,
l’élan commun dans lequel se trouvent pris les hommes entraîne avec lui
l’ensemble des choses ; il prend les dimensions d’une cosmologie, plus que
d’une simple relation univoque entre les hommes et une autorité sacrée. La
raison de cela est que les hommes font initialement supporter à la nature,
ou à certaines de ses parties, une valeur symbolique : l’extériorité natu-
relle représente alors l’extériorité du social, c’est-à-dire qu’elle permet de la
rendre visible, de l’inscrire dans des relations vécues. On parcourt alors la
nature – et c’est le cas dans les sociétés dites totémiques – comme un espace
où la dimension sacrée de la coexistence sociale est toujours susceptible de
se manifester, dans un animal, une plante, un paysage. Voilà donc ce que
Durkheim donne comme scène inaugurale de l’association des hommes.
Et c’est dans un second temps seulement, qu’il ne fait qu’esquisser, que ce
principe spirituel et moral se déplace de l’ordre cosmologique complet aux
personnes humaines, et seulement elles, à l’exclusion de la nature.
Ces deux récits prennent la trajectoire humaine et sociale en deux points
différents, le second précédant en quelque sorte le premier. Mais ils entre-
tiennent une étroite affinité, puisque chacun (1) attache le destin des sociétés
humaines à une nature conçue comme un partenaire social crucial – sous
la forme d’un destin ou d’une origine 1, et (2) conçoit l’extériorité naturelle
comme une instanciation possible du sacré, comme un au-delà du social qui

1. É. Durkheim, Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, 2013.
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 105

serait pourtant nécessaire à sa constitution. Au fond, la question des rela-


tions entre le naturel et le sacré prend une coloration similaire dans l’une
et l’autre tradition : elle est ramenée à la question de l’extériorité, c’est-
à-dire de ce qui semble être au dehors du social, ce qui lui fait face, mais qui
constitue une référence nécessaire à sa dynamique, à sa composition. Dans
ces conditions, on se détourne d’une détermination esthétique du sacré (la
nature comme objet d’admiration, un au-delà de la sensibilité), d’une déter-
mination théologique (un au-delà de la raison) ou même catastrophiste (un
au-delà de la maîtrise).
C’est donc cette question de l’extériorité, du rapport collectif à ce qui
diffère de nous, qui constitue le fond commun de la raison sociologique et
de la raison écologiste, et qui à ce titre appelle des développements. Je vais
donc dans un premier temps expliciter l’interprétation de la science sociale
sur laquelle je m’appuie pour établir cette affinité, pour ensuite préciser ce
que j’entends en parlant d’un héritage écologiste du rationalisme sociolo-
gique, c’est-à-dire d’une écologie qui fait fond sur une rationalité sociale,
qui ne s’épuise ni dans une capitulation de toute raison, ni dans une ratio-
nalité seulement naturaliste.

les sciences sociales de la nature et la question de la religion


Je veux montrer, pour commencer, qu’il y a une certaine vérité socio-
logique dans l’idée d’une solidarité socio-environnementale ; que la réalité
dernière des processus sociaux, sous toutes leurs formes, engage une rela-
tion à la nature. Or cette idée, à mon sens, fait partie du corpus théorique
classique de la science sociale, et notamment de l’anthropologie.

Le social est-il vraiment autre chose que la nature ?


Il y a plusieurs façons de rendre compte de l’apparition des sciences
sociales, qui dépendent en bonne partie des références que l’on privilégie, et
de leur nationalité d’origine. Mais toutes partagent l’idée selon laquelle on
aurait progressivement identifié l’objet et la méthode propre d’une science
nouvelle, attachée à un ordre de régularités jusque-là laissé dans l’ombre
– celui du social, ou de l’histoire. Aussi, quand Durkheim écrit, à partir des
années 1890, que la sociologie s’établit comme l’analyse scientifique d’un
ordre de réalité sui generis, détaché des déterminations biologiques ou psycho-
logiques, il parle sans doute au-delà de lui-même, pour une communauté
scientifique très large. Cette idée d’une autonomie du social, qui pour de
nombreux commentateurs signe l’absence de toute pertinence écologique
de la sociologie classique, est pourtant une décision théorique complexe.
106 y a-t-il du sacré dans la nature ?

En effet, Durkheim n’a pas besoin de se prononcer de manière dogmatique


sur ce dont le social est fait pour pouvoir affirmer qu’il est une réalité singu-
lière. Le social, apparemment ce sont des hommes, mais pour la sociologie,
ce sont plutôt des relations entre des hommes, plus précisément certaines
relations : des règles. Le social est donc plus une réalité modale (comment),
que substantielle (qu’est-ce que). Or, un rapide coup d’œil sur ces relations
nous oblige à reconnaître qu’elles admettent des médiations matérielles non
humaines. Le travail, sujet du premier ouvrage de Durkheim, est un mode
de relation à la nature qui se prolonge sous forme de rapports sociaux. Il
en va de même pour la parenté, une des voies par lesquelles il s’intéresse à
l’anthropologie, et qui est une transformation de la naturalité humaine (la
reproduction sexuée) en règles sociales (de mariage et de filiation). Force est
donc de constater que la science sociale prélève dans le monde des ordres de
relations qui n’excluent a priori aucun type de réalité, et surtout pas ceux
que l’on conçoit en général sous l’idée de nature – même s’il est vrai que
les institutions classiques dont traite la sociologie semblent mettre en ordre
avant tout des hommes.
La religion occupe une place singulière dans ce panorama du naturel
incorporé au social. Pour Durkheim, il ne s’agit pas d’une institution
parmi d’autres, aux côtés de l’État, du droit, ou encore de la famille : dans
la dernière partie de sa carrière intellectuelle, il a développé la conviction
selon laquelle la religion est une institution synthétique, qui rassemble sous
certains schémas d’action et de pensée la dynamique instauratrice du social,
sous sa forme achevée. Quand on lit les Formes avec attention, on s’aperçoit
que cet achèvement de la science sociale dans une anthropologie religieuse
tient au fait que la dimension religieuse de l’expérience sociale permet de
comprendre comment on se rapporte collectivement à un même monde
– et pas seulement à d’autres hommes. Durkheim écrit dans la conclusion
des Formes que le social, ce n’est pas seulement du « conformisme moral »,
mais aussi du « conformisme logique » (manipuler les mêmes catégories de
pensée, se donner du monde une image commune, quitte à ce qu’elle forme
un appui pour des normes morales concernant son usage). Ce qui manquait
à la sociologie dans sa première forme, celle des Règles, du Suicide, c’était
donc ce redoublement de la synthèse sociale (la production des rapports
sociaux) par une synthèse cosmologique (la production des rapports sociaux
comme relations partagées à un monde commun) : ce qu’il y a d’élémen-
taire, dans la religion, c’est précisément ce redoublement. Pour le dire plus
simplement, les phénomènes religieux, qui se ramènent toujours à la caté-
gorie de sacré, permettent d’établir un accès à la nature, et cela pour para-
chever une dynamique sociale qui, sans cela, ne parvient pas à se représenter à
elle-même comme une « chose ». Donc sans la religion, les hommes peuvent
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 107

entretenir des rapports à la nature, mais ce sont des rapports biologiques


(prélèvement des ressources, sans plus), ou psychologiques (crainte, admi-
ration, etc.), et pas des rapports sociaux ; et sans elle, les rapports sociaux
eux-mêmes sont incomplets.

La religion totémique : la nature, cette grande famille


Comment cela s’explique-t-il, et qu’est-ce que cela signifie ? Il faut d’abord
rappeler que Durkheim s’appuie sur une série de travaux menés par des
ethnographes, allemands et anglais, notamment en Australie et en Amérique
du Nord. Ces observations ethnographiques ont très longtemps servi à
alimenter des discussions très théoriques sur l’âme primitive, c’est-à-dire
sur les systèmes d’inférences qui animent l’esprit humain lorsqu’il est en
quelque sorte dépouillé de tous les instruments rationnels élaborés au cours
de son évolution. L’ethnographie, c’est d’abord un laboratoire de psychologie
comparée à ciel ouvert, puisque l’on supposait que l’on avait affaire à l’esprit
humain au plus près de sa condition première, naturelle. L’anthropologie
victorienne a produit des hypothèses sur cette première version de la pensée
sauvage, et notamment les notions d’animisme et de totémisme. On doit
la première à Tylor, qui l’introduit dans Primitive Culture en 1871 2 ; par
là, il suggère que la tendance native de l’esprit humain est d’attribuer aux
choses naturelles les propriétés qu’il s’accorde à lui-même, c’est-à-dire la
conscience, l’intentionnalité – idée qui trouve ses racines chez Hume. La
notion de totémisme est utilisée en contexte théorique par McLennan à la
même époque, pour qualifier le culte des plantes et des animaux. Frazer
montrera ensuite que le totémisme n’est pas qu’un système d’attitudes face
à la nature, mais aussi une forme d’organisation sociale, basée sur des clans
exogames. Dans les Formes, Durkheim passe en revue ces théories et décrit
son insatisfaction à leur égard. Selon lui en effet, aucune d’entre elles n’est
capable d’expliquer la nécessité de ces croyances, tout simplement parce
qu’elles les considèrent justement comme des croyances, c’est-à-dire comme
des représentations fausses du monde.
Pour Durkheim, si le totémisme n’est pas « vrai » au sens où une théorie
scientifique le serait, il doit cependant exprimer une vérité, celle des rapports
sociaux. C’est là qu’intervient le récit que je livrais tout à l’heure : le mana
totémique est une force impersonnelle qui exprime l’autorité sociale dans
un langage symbolique. Et pour qu’elle se manifeste avec une prégnance
suffisante dans l’expérience collective, elle doit prendre la forme de réalités
qui (1) ne sont pas elles-mêmes sociales et (2) font d’abord partie du monde
vécu, du monde ordinaire, pour en être ensuite retirées – un geste qui

2. E. B. Tylor, La civilisation primitive, trad. P. Brunet, Paris, Reinwald, 1876-1878.


108 y a-t-il du sacré dans la nature ?

marque leur dimension d’exception, de sacralité. Ainsi apparaissent les


emblèmes totémiques, c’est-à-dire le fait qu’un clan donné regarde une
espèce animale comme un ancêtre, et donc retire cette espèce du monde
profane (des choses que l’on mange, par exemple), pour devenir déposi-
taire d’une forme de responsabilité religieuse à son égard : à chaque clan
revient ainsi l’administration symbolique d’une partie de la nature, ou si
l’on veut, sa protection. Donc le totémisme correspond à une moralisa-
tion de la nature, mais une moralisation segmentée, puisque chaque clan
engage des relations morales avec une partie définie de la nature, par quoi
il marque sa différence avec d’autres clans tout en marquant son affinité (sa
parenté) avec sa nature tutélaire.
La notion de sacré, ici, c’est l’opérateur crucial qui permet de réaliser
deux choses à la fois : (1) donner une formulation symbolique de l’autorité
sociale qui, sans cela, reste un phénomène informulé et comme tel insuppor-
table, mais aussi (2) répartir l’attention (connaissance, protection, création
de liens réciproques avec le social, etc.) portée à la nature entre les groupes
d’hommes. À mon sens, c’est sur ce point précis que la théorie durkhei-
mienne du totémisme manifeste une réussite exemplaire : elle montre qu’un
dispositif social parvient à régler d’un même coup des problèmes d’ordre
apparemment différent (l’un relevant de la contrainte sociale et de son accep-
tation, l’autre de l’écologie, de l’usage de la nature).

De l’anthropologie religieuse à l’anthropologie de la nature


Je peux maintenant établir de manière plus claire l’implication de la nature
dans les « faits sociaux » dont traite la science sociale. Paradoxalement, la
définition de cette catégorie analytique qu’est le fait social, c’est-à-dire l’af-
firmation d’une factualité irréductible du social comme ordre de relations
(plutôt que comme chose), a permis d’envisager la nature sous de nouveaux
auspices. Non plus comme un arrière-plan physique invariable et neutre
mais comme un ensemble de réalités directement engagées dans et par la
dynamique sociale.
À mon sens, il y a eu un long effet d’incubation théorique de cette idée.
L’école française de sociologie, puis d’anthropologie, n’a que tardivement
pris conscience de cet enveloppement du naturel dans la logique sociale,
et cela justement parce que ce sont les phénomènes religieux qui ont long-
temps joué le rôle de point focal pour l’attention sociologique. Mais il suffit
de peu pour déplacer cette logique : il suffit en fait de considérer la religion
comme un sous-produit des relations collectives et symboliques à l’environ-
nement naturel, plutôt que l’inverse. C’est d’ailleurs ce que Durkheim et
Mauss suggéraient eux-mêmes dès 1903, dans une notice ajoutée à l’essai
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 109

sur les formes primitives de classification 3 : ils confient que la religion n’est
peut-être un thème dominant que par défaut, c’est-à-dire par manque d’élé-
ments précis concernant les autres aspects des rapports collectifs au monde
(c’est d’ailleurs ce que Mauss va travailler ensuite, avec le lien de la magie à
l’économie, c’est-à-dire entre échanges symboliques et échanges matériels).
Au fond, l’apparition de ce que l’on appelle aujourd’hui anthropologie de la
nature correspond à cette substitution : le potentiel heuristique de la caté-
gorie de sacré s’est dissipé, et ce qui reste, c’est la nécessité de ramener la
logique sociale à des formes cosmologiques, capables de piloter les dimen-
sions symboliques comme matérielles de la vie collective. Autrement dit,
si on ne parle plus explicitement de sacré dans la nature, on conserve l’idée
directrice issue de cette notion, i. e., le fait que les hommes reconnaissent
dans la nature quelque chose qui conditionne leur destin commun, quelque
chose à quoi s’adosse le fait même de faire société. Je considère que c’est là
la seule signification valide de l’idée de sacré – extériorité et dépendance.

le retour de l’extériorité dans la politique sécularisée


Toutes ces réflexions, au fond, rendent étrange ce qui est devenu familier :
l’idée que nous autres modernes ne savons pas nous occuper de la nature,
que nous avons perdu le sens de notre responsabilité à son égard, que nous
ne nous identifions plus à elle. D’un point de vue sociologique et anthro-
pologique, toutes ces critiques de l’anthropocentrisme moderne prennent
une coloration nouvelle : comment affirmer que la nature est un élément
nécessaire à la dynamique et à la composition du social en général (pas
seulement pour les sociétés totémiques), et laisser dire en même temps que
la modernité ferait exception à cela – que ce lien constitutif serait rompu ?
Faute de réponse immédiate, l’anthropologie nous apprend à mesurer l’am-
pleur de ce paradoxe, et apparaît comme la tradition théorique de référence
pour penser l’extériorité naturelle. On débat beaucoup pour savoir à qui
et à quelle époque revient le crédit d’avoir initié une véritable interroga-
tion environnementale, et on multiplie les pistes : pensée de la wilderness
américaine, critique philosophique de la technique, de la science, écologie
scientifique, etc. De ce point de vue, on adopte ici une réponse décalée : les
sciences sociales ne présentent même pas leur candidature à ce statut, mais
elles satisfont pourtant aux exigences de la pensée écologique en rendant
possible la définition de la nature comme fait social total, c’est-à-dire en
faisant apparaître un plan d’analyse où la solidarité socio-environnementale
constitue un acte premier.
3. É. Durkheim, M. Mauss, « De quelques formes primitives de classification », dans
M. Mauss, Œuvres, Paris, Éditions de Minuit, 1968, t. 2, p. 13-89.
110 y a-t-il du sacré dans la nature ?

L’abandon de la souveraineté
Il me semble donc avoir reconnecté les deux récits : écologie et socio-
logie ont en commun d’avoir mis le social face à une extériorité consti-
tutive ; toutes deux identifient au cœur du social une tendance à mettre
en relief le monde qui les entoure, pour faire ressortir en lui un domaine
réservé, sacré. Au fond, il est vrai que pour Durkheim, il importe peu que
cette extériorité soit justement la nature – c’était simplement le candidat le
plus évident, mais en aucun cas elle ne devait receler le sens du sacré pour
toujours. Preuve en est que le sacré s’est par la suite déplacé, vers des objets
rituels, vers une figure théologique transcendante, et enfin vers l’individu
– c’est ce qu’il appelle le culte de la personne, qui correspond à l’individua-
lisme moderne. C’est là que l’écologie prend le relais : on se serait trompé
en cessant d’investir l’extériorité naturelle de sa valeur référentielle, puisque
c’est sur elle que reposait la possibilité d’une société qui admet une dépen-
dance matérielle et symbolique à l’égard de la nature, et qui s’engage avec
elle dans des relations d’échange réciproque. La question, dès lors, peut
être posée directement : l’écologie politique est-elle une façon de réintro-
duire dans la vie sociale un rapport constitutif à l’extériorité ? En quoi s’agit-
il de la réactivation d’un schème de pensée religieux ? Ou encore : mettre
au cœur du social la dépendance à l’égard d’une extériorité, est-ce mettre
à terre les acquis de la sécularisation, est-ce refuser la conception moderne
de la souveraineté ? Quelles que soient les réponses à ces questions, il appa-
raît déjà que l’écologie politique doit être prise au sérieux comme la refor-
mulation de schèmes politiques archaïques (comme une définition de ce
qui est politique, si on veut), et pas seulement comme l’invention pure et
simple d’une préoccupation nouvelle venue de nulle part – ou de simples
causes locales, occasionnelles.
Les critiques de l’écologie politique ont d’ailleurs bien souvent vu le
problème : pour certains, on se trompe de sacralisation en remettant en
question la valeur exclusive de l’individu humain indépendant et souve-
rain, voire en désignant les religions modernes comme responsables de la
crise écologique ; pour d’autres, on se trompe plus radicalement encore en
renouant avec une politique du sacré, contrevenant à ce que la rationalisa-
tion et la sécularisation du politique pouvaient avoir d’irréversible histori-
quement. À mon sens, et c’est ce que la référence à Durkheim et à la science
sociale permet de faire, il faut dédramatiser l’opposition classique entre les
théologies politiques non modernes, et la glorieuse affirmation d’un parti
de l’immanence : il est possible de dire à la fois (1) que la théorie sociale
est déconnectée pour toujours d’une métaphysique de l’autorité transcen-
dante, et (2) que la réalité sociale est traversée par des dépendances, qu’elle
ne s’atteint pas elle-même comme un objet soumis à l’emprise de sa volonté.
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 111

Comme le dit Durkheim, il y a une vérité fondamentale dans la produc-


tion des représentations religieuses, et celle-ci est d’ordre sociologique : cela
signifie que le thème de la dépendance à une forme d’extériorité peut être
investi de plusieurs manières au cours de l’histoire, et la version qui nous est
la plus familière, à savoir la conception chrétienne de l’autorité divine et de
ses modes de délégation, n’est qu’une des versions possibles de ce schéma.
À côté d’elle, il y a la version qu’il considère comme la plus simple, celle du
totémisme, il y a peut-être une version en train d’apparaître, celle de l’éco-
logie politique, et il y en a d’autres dans le monde et dans l’histoire. L’écologie
politique n’est donc pas une réactivation de la théologie politique, elle est
(et c’est complètement différent), un analogue historique à ce qu’a été la
théologie politique – c’est-à-dire que cela renvoie à un mécanisme référen-
tiel plus simple dont toutes deux sont des versions bien différentes. Dès
lors que l’on considère la question de Dieu comme le sous-produit d’une
dynamique sociale plus fondamentale qui concerne le rapport à l’extériorité
et la conscience d’une dépendance du social à l’égard de ce qu’il n’est pas,
on déplace les termes du problème, et on peut envisager l’écologie dans le
sillage du rationalisme sociologique comme une remise sur le chantier de
nos rapports collectifs à l’extérieur.
La conclusion immédiate de ces indications, c’est bien que l’écologie poli-
tique correspond à une critique radicale des théories modernes de la souverai-
neté politique. Que l’on se réfère au modèle du contrat social, à la fondation
des normes de justice sur la raison délibérative ou à toute autre version de
la pensée politique moderne, on trouvera l’idée que le politique s’appartient
lui-même, en quelque sorte. Les moyens dont on dispose pour formuler
les enjeux et les entités concernées par ces enjeux sont mis en adéquation
parfaite : ce sont ceux-là mêmes qui sont concernés par les affaires sociales
qui les formulent, et qui en ont la charge. Rien ne vient polluer de l’exté-
rieur la pureté du politique, ce face à face idéal entre des agents impliqués
dans des dilemmes politiques et leurs propres capacités de problématisation
de ces dilemmes. Face à ces modèles, l’écologie politique affirme la dépen-
dance du social à l’égard d’éléments qui lui sont en un sens hétérogènes, et
donc les limites intrinsèques de la notion de souveraineté politique, de la
quête d’autonomie typiquement moderne. Cette critique écologique des
théories de la souveraineté peut s’inspirer de la science sociale, parce qu’elle
a une conscience aiguë de la question de l’extériorité.

Une hypothèse : la transformation d’un schème politique


Ce retour de l’extériorité dans la politique moderne ne va pas du tout
de soi : d’une part parce qu’il remet en question un modèle de rationalité
112 y a-t-il du sacré dans la nature ?

politique désormais classique, et d’autre part, parce que l’inspiration dont


on peut se prévaloir pour nouer un lien avec la nature qui corresponde à ma
définition sociologique générale est elle-même un problème. Si l’on admet
que l’on ne sait pas, ou plus, construire des liens véritablement sociaux avec
la nature, c’est-à-dire des liens qui expriment le dynamisme conjoint de
l’intégration sociale et de l’intégration à la nature, où se tourner pour réap-
prendre cela ? La mise en crise de la modernité politique peut en effet être
conçue comme une occasion de s’en remettre à d’autres modèles, d’autres
schèmes historiquement et sociologiquement éprouvés, et en lesquels on
verrait des ressources pour renouer avec une politique de la nature : on se
ferait totémiste, par exemple. Mon intention n’est pourtant pas du tout de
suggérer que l’attribution à la nature d’une valeur morale est un phénomène
primitif, je veux dire un savoir-faire indigène qui aurait été oublié, et qui
devrait être réactivé au cours d’une sorte d’anamnèse collective.
On se heurte aujourd’hui à l’extériorité constitutive de la nature sous
une forme résolument moderne : ce sont, pour parler concrètement, des
dérèglements climatiques et des déchets nucléaires, et cela entre en poli-
tique par l’intermédiaire de formes d’accès à la nature qui elles aussi sont
spécifiques : climatologie, écologie industrielle, médias de masse. Cela n’a
pas grand-chose à voir avec la magie des chasseurs-cueilleurs ou un rituel
chamanique, même si l’analogie est légitime. Lorsque l’on cherche à établir
des analogies historiques (quand on dit de l’écologie qu’elle procède d’un
schème politique archaïque qui la rattache à la logique du sacré), l’un des
écueils principaux est en effet de s’en tenir à des ressemblances locales. C’est
à mon sens la limite d’ouvrages comme celui de J. B. Callicott 4, qui prête
trop vite aux pensées indigènes ou orientales des préoccupations anachro-
niques. Et c’est la différence cardinale de ce type de travaux avec l’entre-
prise comparatiste de l’anthropologie, celle de Philippe Descola notamment.
Comme Lévi-Strauss le montre, il n’y a en matière de sociologie de ressem-
blances que structurales : ce sont les systèmes de relations qui se ressemblent,
et se transforment, plus que leurs parties unes à unes – donc il n’y a pas
de profit à chercher une ressemblance locale avec ces traditions, puisqu’on
ne leur ressemblera jamais de façon complète. Dans cet esprit, l’anthro-
pologie peut nous donner une idée de ce qu’est l’enjeu écologique : il faut
apprendre à faire société avec la nature bien singulière que l’on a construite,
et ce à partir de transformations qui affectent nos propres modes d’accès et
de relation à la nature (notamment la science et l’économie), parce que ce
sont eux qui ont fait apparaître cette nature. Emprunter des formes symbo-
liques à des sociétés étrangères que l’on aurait préalablement valorisées pour
leurs compétences écologiques, c’est toujours oublier que ces compétences
4. J. B. Callicott, Pensées de la terre, Marseille, Wildproject, 2011.
la pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme 113

sont ajustées à leurs natures, et qu’elles font système entre elles (c’est-à-dire
qu’elles ne résolvent que les problèmes auxquelles elles sont confrontées). À
l’inverse, il y a du sens, sociologiquement et philosophiquement, à réactiver
ce qui, à l’intérieur de notre propre histoire sociale et naturelle, a fonctionné
et fonctionne comme contre-modèle à l’objectivation totale de la nature.
Affirmer que le principe de solidarité socio-environnementale est une
vérité sociologique, c’est donc supposer qu’il joue un rôle normatif imma-
nent : nous sommes capables, de l’intérieur de notre tradition, d’identifier
ce qui menace ce principe, et d’inventer des réponses qui sont elles aussi
ajustées à ce qu’a de propre notre situation historique, et à ce que sont nos
savoirs et savoir-faire. Bref, les dieux anciens et modernes ne peuvent rien
pour nous parce qu’ils n’ont rien à nous dire sur une centrale nucléaire, sur
l’ouverture du passage du Nord-Ouest, ou sur la substitution des chauves-
souris par des pesticides. Mais répondre à ces questions, c’est sans doute
faire le même type de travail que faisaient les sociétés anciennes à travers
leurs propres pratiques et représentations.

Les sciences sociales, et notamment les sciences comparatives, me semblent


donc former une ressource théorique pour concevoir l’écologie ; on peut
en effet y trouver l’idée d’une solidarité socio-environnementale constitu-
tive de la dynamique collective des hommes, solidarité qui a pu initiale-
ment prendre la forme d’un sens du sacré sans que cela ait à voir avec une
spiritualité environnementaliste. Ainsi, le rationalisme dont on peut se
réclamer en matière environnementale n’a pas seulement l’écologie scienti-
fique comme ressource. Il se pourrait donc bien que protéger la nature, ce
soit toujours protéger la société, ou plutôt qu’il n’y ait pas à choisir entre le
caractère sacré de la nature et celui des hommes.
Hiérophanies séculières
Une expérience spirituelle de la nature ?
Jean-Philippe Pierron
Université Jean-Moulin Lyon 3

Dès que l’analyse de la crise écologique choisit de se concentrer sur une


écologie de fondation, plutôt que de se situer sur le plan d’une écologie de
réparation qui voudrait corriger les effets d’une civilisation technologique
sans travailler sur ses causes, elle est enjointe de préciser ce qu’engage l’ap-
partenance originaire de l’homme avec la nature. Elle doit se positionner
sur la signification et la portée que peut avoir cette modalité d’être humain
apprenant à se comprendre vivant parmi les vivants. En amont de la ques-
tion théorique qu’assume l’écologie scientifique, et de la question pratique
portée par l’éthique de l’environnement et l’écologie politique, il est alors
question de sonder la signification de notre appartenance au monde ambiant,
pour préciser les retentissements ontologiques attachés à notre être-là dans
une présence au monde, déchiffrer ce fond d’opacité qui nous lie à la Terre
et aux non-humains et dont nous n’avons peut-être jamais fini de déchiffrer
le sens. C’est ce qu’engage, en première approximation, la question deman-
dant s’il y a du sacré dans la nature. Révélatrice de notre moment écolo-
gique, y serait en travail une métamorphose de l’univers symbolique grâce
auquel nous pourrions rendre compte et penser nos expériences de la nature.
Les éthiques de l’environnement ont répondu pratiquement à la crise
environnementale en défendant une valeur intrinsèque des non-humains
et des milieux. Le concept de sacré, par contre, oriente l’analyse moins en
direction d’une finalité pratique que vers la symbolisation de l’épreuve
pathique qui nous lie à « l’arche originaire Terre 1 » et de ce qui nous limite.
De ce fait, il convoque très vite des préoccupations ontologiques, théolo-
giques et poétiques, s’il est vrai qu’en plus d’être l’objet des militants, des
savants et des moralistes, la nature est aussi le « bien des poètes ». C’est ce
que veut tenir en réserve cet oxymore que nous soumettons à la discussion :
la « hiérophanie séculière ». La dimension de manifestation du sacré présente
dans l’idée de hiérophanie y tournerait du côté d’une phénoménologie de
1. E. Husserl, « L’arche-originaire », dans Id., La Terre ne se meut pas, Paris, Éditions de
Minuit, 1989.
116 y a-t-il du sacré dans la nature ?

l’appartenance au monde ambiant, tandis que celle de sécularisation renver-


rait au régime herméneutique spécifique au sein duquel les modernes tardifs
que nous sommes apprennent à se comprendre, se déchiffrer et se vivre
comme étant de la nature.
Entre une interprétation large encourageant un sacré proliférant et une
interprétation restreinte réservant les relations du sacré à la nature aux seules
religions animistes, on plaidera ici l’idée que le sacré contribue à expliciter
l’univers symbolique grâce auquel épeler notre « être humain sur la Terre 2 ».
Mais alors, ce dernier se donne-t-il mieux dans les mots surdéterminés du
sacré, que dans ceux de l’apparition singulière de notre être-là cultivée par
une poétique de la nature ?

le sacré et la nature : un enjeu symbolique


Les relations du sacré et de la nature s’entendent en un sens restreint ou
large. Dans le premier cas, les relations du sacré et de la nature renvoient aux
analyses de l’histoire des religions, dont la dichotomie sacré/profane qui servit
à Roger Caillois, et Mircea Eliade pour décrire des religions immanentes
faisant de certaines réalités (animal, végétal, lieu, objet) des manifestations
du sacré, littéralement « hiérophanies ». La hiérophanie est une expression
du symbolique donné dans sa dimension de cosmicité. Elle sert de connec-
teur symbolique entre monde visible et monde invisible, monde social et
cosmos, l’élément sacré retenu étant porteur d’une dimension référentielle
à un au-delà de lui-même 3. Étonnamment, cette acception technique, au
sein d’une histoire téléologique des religions, a pu servir à la dénonciation
d’une mystique de la nature new age dans l’écologie contemporaine, comme
néopaganisme (personnalisation de la nature) ou panthéisme (divinisation

2. A. Berque, Être humains sur la terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris, Gallimard,
1996.
3. « La dialectique (du sacré et du profane) de la hiérophanie suppose un choix plus ou
moins manifeste, une singularisation. Un objet devient sacré dans la mesure où il incor-
pore (c’est-à-dire révèle) “autre chose” que lui-même. […] Une hiérophanie suppose un
choix, un net détachement de l’objet hiérophanique par rapport au reste environnant. Ce
reste existe toujours, même lorsque c’est une région immense qui devient hiérophanique :
par exemple, le Ciel, ou l’ensemble du paysage familier, ou la “patrie”. » M. Eliade, Traité
d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949, p. 24-25. D’une certaine manière, la crise écolo-
gique contemporaine, en nous faisant découvrir la précarité de la Terre – celle de la Terre
vue du ciel comme une miniature – a étendu l’idée de notre responsabilité à son égard,
de sorte qu’aujourd’hui c’est une « région immense qui devient hiérophanique ». C’est
ce que nous disons, approximativement, en disant que la nature est sacrée. Cette région
immense qui sert à parler de nature ce n’est pas l’univers en son entier avec ses galaxies
et ses milliards de soleils ; ce n’est pas non plus la planète Terre en tant qu’objet astrono-
mique. C’est un « milieu entre le rien et le tout », c’est la biosphère, une partie découpée,
un choix conceptuel et figuratif opéré dans l’ensemble du milieu terrestre.
hiérophanies séculières 117

de la nature) 4. Mais ce n’est pas de cette signification technique qu’il sera


question dans notre analyse du moment écologique 5, lequel vit du religieux
sans la Religion.
Si on le prend au sens large, le sacré devient un mot-valise. Associé à la
nature, il en leste la compréhension d’un coefficient d’importance incompa-
rable. Aussi emphatique que le concept de nature est massif, le sacré devient
une catégorie commode pour embrasser son Autre de façon frontale et homo-
gène : la Modernité et son aventure technoscientifique, la pensée occiden-
tale ou bien encore le grand tout du judéo-christianisme, trouvant dans le
théologumène biblique « peuplez la Terre et soumettez-la » les racines de
sa désacralisation-exploitation de la nature 6. Entérinant l’idée de postchré-
tienté, parler de sacré servirait alors, au contraire, à revaloriser une relation
de l’homme à l’égard de la nature, renouvelant la compréhension de notre
appartenance à la Terre. Cette interprétation large du « sacré dans la nature »
ouvre certes sur « un margouillis de biologisme et de théologie » selon l’ex-
pression d’Alain Roger 7. Mais y paraît légitime la critique d’un acosmisme
réduisant la nature à une carrière sous l’effet de sa mathématisation.
Les relations du sacré et de la nature nous prennent donc dans une alter-
native. Soit dénoncer le sacré apprivoisé, mais trop restreint, des mono-
théismes ; soit encourager un sacré ensauvagé, mais foisonnant jusqu’au
violent, d’un religieux d’après la religion.

Toutefois, choisir de parler de « sacré » pour penser ce qu’engagent militants


écologistes et scientifiques écologues convoque des catégories anciennes ne

4. « Du fait de l’affaiblissement du christianisme institutionnel en Occident, la sacralité


semble s’être inexorablement déplacée vers la Nature elle-même renouant ainsi avec une
cosmologie panthéiste archaïque. Cette tendance s’observe en particulier dans certains
mouvements écologiques. […] Cette écologie dite “profonde” assimile souvent la nature à
une entité sacrée où l’homme doit prendre place au même titre que les autres vivants pour
assurer la vie du grand Tout. Cette conception inspire des changements de comportements
qui sont dictés par une loi naturelle, conçue comme expression d’une Nature divinisée, et
qui renoncent à toute mise en œuvre d’une volonté humaine démiurgique au profit d’une
sorte de célébration d’un ordre de la nature parfait. » J.-J. Wunenburger, Le sacré, Paris,
PUF (Que sais-je ?, 1912), 2009, 6e éd., p. 115-116.
5. J.-P. Deléage, Une histoire de l’écologie, Paris, Seuil (Points Sciences), 1991, p. 16. Parler
de moment écologique insiste sur la rupture de la modernité tardive avec une moder-
nité occidentale dominée par l’idée de progrès. Cette rupture consisterait en une nouvelle
modalité des rapports homme/nature portée par une approche moins analytique que systé-
matique, moins hiérarchique que relationnelle.
6. L. White Jr., « The Historical Roots of our Ecological Crisis », Science, 10, mars 1967,
p. 1203-1207.
7. A. Roger, « Maîtres et protecteurs de la nature. Contribution à la critique d’un prétendu
“contrat naturel” », dans A. Roger, F. Guéry (dir.), Maîtres et protecteurs de la nature, Seyssel,
Champ Vallon, 1991, p. 17.
118 y a-t-il du sacré dans la nature ?

décrivant pas assez finement les métamorphoses des relations homme-nature


que notre temps met en place. C’est négliger les lignes de force d’une écologie
de fondation (le discours de la deep ecology) pour n’y voir qu’un obscuran-
tisme. Or l’enjeu est de penser en quoi la crise environnementale, au-delà
de sa signification morale, opère une sorte de redéploiement symbolique
radical de l’épaisse texture de l’univers au sein duquel l’homme occidental a
appris à penser et vivre ses relations à la nature. Après l’apparition du sacré
cosmique dans les hiérophanies, puis sa disparition dans un monde rendu
apophanique par sa mathématisation ouvert à l’empire du manipulable,
nous vivons la réapparition singulière de ce que signifie pour nous la Terre.
Certes, une universelle mathématisation du monde, ramenant l’expression
symbolique de la nature à sa seule formalisation logique, triomphe de facto
à l’échelle globale. Mais sous cette dernière se cherche un nouvel universel
symbolique capable de pluraliser et d’enrichir la compréhension de ce que
signifie « être humain sur la Terre », y habiter. Le mot sacré en est, mala-
droitement, le point de cristallisation.
Oubli des hiérophanies, oubli des signes du sacré, perte de l’homme lui-
même en tant qu’il appartient au sacré. Cet oubli, nous le savons, est la
contrepartie de la tâche grandiose de nourrir les hommes, de satisfaire les
besoins en maîtrisant la nature par une technique planétaire 8.
L’écologie comme « fait social total » est objet de savoirs (l’écologie scien-
tifique), de devoirs (des pratiques individuelles et collectives : l’ethos d’une
société sobre et désirable dans une écologie politique) de croyances (méta-
physique, théologie de la création) et d’élaborations esthétiques (arts plas-
tiques et poésie). Nouvelle expérience humaine de l’univers, frayant sa voie
entre un biocentrisme qui ne ferait de l’espèce humaine qu’une espèce parmi
d’autres et un anthropocentrisme justifiant une domination sans limites de
la nature, le moment écologique est cette voie tierce articulant appartenance
et responsabilité dans une poétique de la nature.
Pour penser ensemble un biocentrisme sensible à la dépendance entre
les vivants et un anthropocentrisme plus attentif à l’autonomie, le fait d’in-
voquer le sacré a un défaut. En élargissant le champ de ce qui importe et
a de la valeur pour ne pas en exclure le monde ambiant, il manifeste une
appartenance. Mais ce faisant, il dilue le sens singulier de notre présence au
monde. Il accentue la dimension fusionnelle de l’homme dans le grand tout
de la nature, alors qu’il s’agit de penser ensemble l’augmentation du sens
de notre dépendance et l’accroissement de notre autonomie. C’est pour-
quoi, plutôt que de sacré, nous parlerons de poétique de la nature ou de la
Terre. Au-delà de rationalisations scientifiques, des usages empiriques des
8. P. Ricœur, Finitude et culpabilité, Paris, Aubier-Montaigne, 1960, p. 324-325.
hiérophanies séculières 119

milieux et des formalisations mythiques, une telle poétique livre, dans la


portée originaire et originante des images, la singularité vibrante d’un milieu.
La culture nous transmet des formes – trop souvent des mots. Si nous
savions retrouver, malgré la culture, un peu de rêverie naturelle, un peu de
rêverie devant la nature, nous comprendrions que le symbolisme est une
puissance matérielle 9.
Au sacré, mot trop vaste pour être habité, la poétique oppose donc que
penser davantage l’appartenance de l’homme à la nature permet de mieux
penser la responsabilité spécifique de l’humain. Elle est à la croisée d’une
phénoménologie de l’appartenance creusant la dimension concentrique
de notre existence sur ce que signifie « habiter » la Terre et une herméneu-
tique des identités personnelles et culturelles attachée à son déploiement
en pratiques responsables et durables.

Notre moment écologique rappelle que chaque culture élabore son hermé-
neutique de la nature sur fond d’épreuve phénoménologique. La nature ne
fait pas de modèle mais est modélisée. Parler d’une « métamorphose du sacré »
appelle donc tout d’abord à développer une herméneutique du soupçon
qui dénonce, sous les modélisations, des réifications. Mère, Horloge ou
Carrière sont des modélisations de la nature. Aujourd’hui, le mot « Terre »
sert une nouvelle modélisation symbolique, non dans l’exaltation idolâtre
d’une idéologie du sol (le pétainiste « la terre ne ment pas »), mais dans la
portée expressive de notre ancrage charnel. Se comprendre comme étant
de la nature articule à nouveaux frais une expérience phénoménologique
– faire corps avec la chair du monde 10 – et un déchiffrement herméneu-
tique de la signification culturelle accordée à cette épreuve.
Refusant la réduction du symbolisme à une signalétique dans l’interpré-
tation physico-mathématique du monde, la poétique de la Terre engagera
une anthropologie relationnelle : donner à penser les relations mutuelles
de l’homme avec les hommes, les non-humains et les milieux ; déchiffrer le
sens de cet Autre qu’est la Terre dans une ontologie relationnelle ne cessant
d’épeler le fond d’opacité qu’elle est pour nous.

9. G. Bachelard, L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière [1942], Paris,
José Corti, 1983, 18e éd., p. 183.
10. « La Terre est ici plus et autre chose qu’une planète. C’est le nom mythique de notre
ancrage corporel dans le monde. » P. Ricœur, Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Points
Essais), 1990, p. 178 ; voir également la revue Écologie et politique, 7, juin 1993.
120 y a-t-il du sacré dans la nature ?

phénoménologie de l’expérience d’être de la terre


Donner consistance à l’expérience poétique engagée dans la relation
homme-nature exige un détour. La question « y a-t-il du sacré dans la
nature ? » se pose dans un cadre, un contexte précis, qui connaît la conjonc-
tion de trois éléments : la désacralisation épistémologique de la nature sur
le plan descriptif de la connaissance par une approche géométrique de la
nature qui sépare qualités psychologiques et propriétés physiques ; la séculari-
sation éthico-politique ou désenchantement du monde sur le plan normatif
dans ce que l’on pourrait appeler une « profanation de la nature », c’est-
à-dire d’une nature rendue profane ; la déconfessionnalisation du rapport à
la nature s’engageant dans la modernité tardive qui parlera de « religions en
miettes » sur le plan expressif.
Ce cadre interprétatif travaille à nous déprendre d’une attitude naïve à
l’égard de la nature, tout en invitant à une naïveté de deuxième type : se
laisser étonner par ce qui apparaît dans la nature sachant cette triple média-
tion critique qui singularise et profile notre manière occidentale d’être
humain sur la Terre. Le vaste processus de démythologisation engagé en
Occident, parce qu’il la fragilise, nous reconduit en effet à l’expérience nue
de ce que signifie se comprendre et s’épeler comme homme dans la texture
de la nature ; expérience d’une appartenance à la Terre dans la puissance
des images : la Terre, l’Eau, le Végétal, le Feu ou l’Air. Le terme de poétique
englobe ici aussi bien des représentations que des expressions plastiques et
sensibles ; il ne s’entend pas dans une dimension récréative mais recréa-
trice, qui laisse transparaître sa portée ontologique, « car la poésie a su ne
pas déserter le site de l’éclosion native 11 ».
Notre hypothèse est que le processus de démythologisation permet de
formuler à nouveaux frais le sens relationnel de notre appartenance et de
notre responsabilité à l’égard de la Terre et de ses habitants, à partir du
tragique d’une déliaison dont la crise environnementale est la manifesta-
tion. Ce processus herméneutique explique que l’on ne cesse, par exemple,
de réinterpréter le sens de ce que signifie la proposition, matricielle pour
l’Occident : « Soyez féconds, multipliez, emplissez la terre et soumettez-la ;
dominez sur les poissons de la mer, les oiseaux du ciel et tous les animaux
qui rampent sur la terre » (Gn 1,28). En effet, que veut dire dominer ?
Comment comprendre la domination lorsque l’on mesure qu’elle a pu s’en-
tendre sur le mode hiérarchique et dominateur de la royauté prédatrice ;
sur le mode de l’intendance dans la bonne gérance ou sur le mode de la

11. M. Heidegger, « Séminaire du Thor 1966 », dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976,
p. 212.
hiérophanies séculières 121

citoyenneté ? On pense ici à la récente entreprise de relecture de la Genèse


par John Baird Callicott 12.
Si nous pouvons aussi brutalement nous demander aujourd’hui « y
a-t-il du sacré dans la nature ? », c’est qu’il nous a fallu un long détour pour
pouvoir entendre la radicalité de cette question. Elle résonne dans le champ
du descriptif (la connaissance objective des sciences dites de la nature), dans
celui du normatif (la norme environnementale). Mais c’est dans le champ
expressif d’une expérience spirituelle du sens d’être de l’univers qu’elle prend
toute son ampleur.
On peut trouver étrange ce détour de la pensée occidentale qui, pour
dire une appartenance, a dû faire l’épreuve du déchirement de la relation,
découvrant dans ce déchirement qui relève d’un véritable « sentiment de
violation » ce qui fait la chair d’une relation véritable. Mais c’est ce parcours
qui permet d’approcher l’idée que l’épreuve d’une dépendance dans une
appartenance et de l’autonomie dans la responsabilité croissent ensemble.
N’est-ce pas cela une relation véritable qui, dans un parcours de la recon-
naissance qui peut aussi être une lutte, sait découvrir la possibilité du lien
entre individuation et relation : individuation par relation (une poétique
de la nature servant une réalisation de soi conduisant à une « expérience de
vie plus étendue », dirait Arne Næss), et relation par individuation (le fait
de s’éprouver comme singulièrement responsable de la nature fait exister la
sphère de la limite) ?

Prenons l’exemple de l’eau, haut lieu des hiérophanies si l’on pense aux
sources sacrées, aux cultes rendus aux déesses des fleuves (Sequana pour
la Seine par exemple) ou des rivières dans les religions traditionnelles. La
symbolique de l’eau a fait l’objet d’une herméneutique du soupçon. Pour
nous, l’eau désacralisée est devenue l’eau pure du chimiste H2O ; sécularisée
celle de ses usages comme eau potable ou eau usée ; et déconfessionnalisée,
non plus eau bénite ou rituelle, mais eau vive, voire eau de vie expressive.
Or, si les traditions culturelles se fatiguent, la force de la poétique tient à ce
qu’elle est toujours nouvelle. Certes, la portée purificatrice de l’eau, immé-
diatement donnée comme hiérophanie cosmique archaïque, est média-
tisée par ce rapport critique que lui donnent nos savoirs de chimiste et
nos pouvoirs d’ingénieur hydraulicien. Il s’ensuit que, dans nos cultures,
la symbolique de l’eau a du mal à percer expressivement, articulée qu’elle
est à une culture, une communauté historique urbaine qui la médiatise et
cherche à s’en déprendre comme fascinante ou inquiétante. La symbolique
est bien souvent réduite à des signaux conventionnels : la maîtrise de l’eau

12. J. B. Callicott, Genèse, Marseille, Wildproject, 2009.


122 y a-t-il du sacré dans la nature ?

par sa métrique. Toutefois, il suffit d’une attention phénoménologique pour


que la poétique de l’eau – laquelle n’est jamais l’eau en général mais tel point
d’eau, telle source ou rivière – se présente comme donatrice de significa-
tions à portée originaire, ressource. Elle est le point de condensation entre
le plus singulier et le plus universel : l’« immensité intime » d’une source ;
le « détail immense » qu’est la fraîcheur d’une fontaine 13. Elle en appelle
néanmoins, alors, à un nouveau travail d’interprétation, à une herméneu-
tique de la réception qui tire les conséquences de ce qui se donne dans la
fraîcheur d’une présence. C’est dire que le caractère symbolique de l’eau
« recueille dans un nœud de présence une masse d’intentions significatives,
qui, avant de donner à penser, donne à parler […]. La concrétion dans la
chose est la contrepartie de la surdétermination d’un sens inépuisable qui
se ramifie dans le cosmique, dans l’éthique et le politique 14 ». En ce sens,
éthique et politique de l’environnement de l’eau entreprennent de déployer
la signification pratique, en termes de responsabilités, d’un symbolisme de
l’Eau. De même, notre moment écologique, entendu également comme un
moment spirituel, élabore le retentissement poétique, onirique, esthétique
qu’il convient de donner à ce symbolisme 15. Ce sera égal de dire ici que
l’eau est une manifestation du sacré ou qu’elle signifie la pureté ou la puri-
fication, la dimension létale des eaux dormantes et la dimension vitale des
sources ; la douceur, la rénovation, la puissance fécondante ; le trait d’union
du vivant humain avec le monde ambiant.
En somme, notre moment écologique a ceci de singulier qu’il se concentre
sur l’originaire donné dans l’expressivité cosmique de la nature (du jardin
à la marche, de la rêverie sur l’eau à la méditation et à l’admiration). Mais
il le fait au sein d’une culture qui a appris à s’en distancier par une logique
du comprendre et du prendre, dans une civilisation technologique qui s’est
coupée des racines cosmiques du symbolisme.

13. On pense au troisième genre de connaissance chez Spinoza et à la proposition 24 du


livre V de l’Éthique : « Plus nous comprenons les choses singulières, plus nous comprenons
Dieu » (trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988). Cette tension entre l’universel et le singu-
lier insiste sur la possibilité de faire une épreuve singularisée et singularisante de la nature.
Nous n’habitons pas l’Univers mais un monde. Un coin de monde est une géométrie
habitée, comme dit encore Bachelard, et non pas uniquement un espace géométrisé. C’est
à cultiver ce singulier que la poétique travaille, et en particulier l’esthétique des paysages.
Des Montagne Sainte-Victoire de Cézanne aux Nymphéas de Monet ou à la meule de foin
de Van Gogh, c’est la patiente quête et recherche des variations du singulier et de l’unique
épreuve du monde communicable universellement qui s’y engage.
14. P. Ricœur, Finitude et culpabilité, op. cit., p. 18. Nous soulignons.
15. Voir M. Perrot (dir.), L’eau, mythes et réalités, actes du colloque organisé à Dijon du 18 au
21 novembre 1992, Dijon, Éditions universitaires de Dijon/Centre Gaston-Bachelard, 1994.
hiérophanies séculières 123

poétique de la terre et expérience spirituelle


Parler de sacré dans la nature convoque une catégorie ancienne, celle des
hiérophanies, mais pour lui donner un sens radicalement nouveau : expli-
citer un mode de compréhension de soi qui trouve dans la nature un inter-
prétant, n’en imposant plus par la hauteur intimidante de son pouvoir (les
forces de la Nature) mais se proposant à partir de la fragilité et de la préca-
rité d’une Terre remise en nos pouvoirs. C’est pourquoi nous parlons, en
oxymore, de « hiérophanie séculière ». L’oxymore, comme on en trouve beau-
coup dans les enjeux environnementaux (développement durable, sobriété
heureuse), est certes l’objet d’une forme de diplomatie sémantique 16. Il est
aussi une impertinence prédicative à portée revitalisante. Il est la tentative
de rénover, par des torsions verbales et rationnelles, la question probléma-
tique des relations hommes/nature, se situant au-delà de la fusion et de la
prédation.
Ainsi l’idée de hiérophanie séculière est-elle une tentative de dire que les
enjeux écologiques mobilisent une expérience essentielle de l’être au monde
qui est transconfessionnelle. Elle se situe par-delà la séparation polémique
entre monde de l’antiquité gréco-romaine, dominée par la hiérophanie, et
monothéisme du désenchantement du monde, de la désaffiliation et de l’ex-
ploitation de la nature. En effet, l’épreuve écophénoménologique engagée
dans un « se comprendre comme étant de la nature » s’explicite grâce aux
hiérophanies (la cosmicité intime du pays chez Bachelard ; l’appel de la
montagne dans le comté des sables d’Aldo Leopold ; le « mon pays ce n’est
pas un pays c’est l’hiver » d’un Gilles Vigneault, ou bien la montagne de
Lure chez Giono), à la poésie (le haïku, le petit Liré de Du Bellay) et à
l’onirisme. Il s’agit alors d’interpréter cette épreuve, de déchiffrer le sens de
cette appartenance à la Terre que redécouvre l’humanité, en puisant dans les
symboles, les poèmes, les textes et les arts plastiques. D’ailleurs, les hommes
auront-ils jamais fini de dire, d’exprimer ce que signifie la Terre, être de la
Terre ? Peut-être est-ce cela une culture : le patient et interminable déchif-
frage de notre être-là sur la Terre ?
En somme, les hiérophanies séculières nous donnent à sentir, à vivre, à
penser et à agir. Elles le font en nous aidant à passer d’une naïveté première
que nous avons appris à juguler dans un scepticisme de méthode en moder-
nité vers une naïveté seconde, celle du moment écologique qui se laisse inter-
peller par le sens qui se donne à interpréter là :

16. Voir B. Méheust, La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous
masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, 2009.
124 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Le moment actuel de notre modernité technique qui est celui de l’oubli de


signes du sacré, peut être aussi une chance de remplir à nouveau le langage
de significations plus pleines. Ce n’est pas le regret des Atlantides effon-
drées qui nous anime, mais l’espoir d’une recréation du langage ; par-delà
le désert de la critique, nous voulons à nouveau être interpellés 17.
Sur le plan expressif, ce qui est engagé lorsque l’on pose la question « y
a-t-il du sacré dans la nature ? » porte donc sur le sens de notre destination
de vivant parmi les vivants ; sur ce que l’on peut en espérer et en vivre dans
la communauté des vivants. Ni naïve, ni scientifique, ni religieuse, cette
interrogation nous conduit à la dimension spirituelle attachée à l’écologie.
Elle relève de la dimension expressive d’une poétique de la nature, laquelle
rend, comme on parle du rendu d’un tableau, la dimension d’appartenance
au-delà de notre être-là célébré pour lui-même. C’est cette expressivité aux
contenus non encore dogmatiquement fixés que la poétique – l’art en parti-
culier, mais aussi l’expérience phénoménologique d’une corporéité nouée
charnellement dans l’habiter un espace qualifié que décrit la poétique de
l’espace – cultive et stimule en sa fragile manifestation, en désolidarisant le
religieux de la religion, le spirituel du confessionnel.
Cette expression poétique n’est pas confessionnelle mais transconfes-
sionnelle. Formulée non pas à l’intérieur d’une tradition religieuse – ce
que l’on fait lorsque l’on parle de néopaganisme ou de religions régressives
à propos des écologies dites profondes, ou lorsque l’on considère certaines
hiérophanies étrangères comme aberrantes –, elle engage une expérience
spirituelle : que signifie pour l’homme se comprendre comme étant de la
nature ? Mais parce qu’elle n’est pas confessionnelle, elle doit remonter aux
racines du symbolisme, avant sa ritualisation dans des liturgies, étant de ce
fait, soit condamnée au silence, soit à peu d’articulations partageables, soit
à des emprunts à des ritualisations antérieures.

La poétique de la nature engagée dans notre moment écologique reconfi-


gure donc le fait religieux dans l’interprétation qu’il donne de l’expérience
humaine de la nature. Cultivant l’épreuve sensible de l’être au monde dans
une poétique de l’habiter la Terre, elle donne toute son ampleur à l’expé-
rience spirituelle sur le fond de laquelle les traditions religieuses et les cultures
purent ou peuvent se déployer. Parfois polémique à l’égard des traditions
religieuses, notre moment écologique identifie une épreuve de l’Essentiel
– « être humain sur la Terre » – à la fois transconfessionnelle et transcultu-
relle, pointant le noyau symbolique qui noue l’humain à son milieu ambiant.
En ce sens, une écologie de fondation ne cherche pas tant à sacraliser la

17. A. Thomasset, Paul Ricœur. Une poétique de la morale, Louvain, Peeters, 1996, p. 105.
hiérophanies séculières 125

nature au sens d’un néopaganisme qu’à spiritualiser notre être au monde.


Elle n’est pas tant du côté du sacré (le culte de la Terre dans la diversité de
ses figures) que du côté du Saint (responsabilité infinie pour une précarité
de la Terre qui oblige et dont on vit l’appartenance).
En amont de toutes les médiations qui font l’épaisseur feuilletée d’une
culture (mœurs, éthique, droit et politique de l’environnement), cette expé-
rience spirituelle de la nature touche au cœur de ce qui fait une identité
personnelle et culturelle, dans ses liens avec l’autre qu’elle. Elle pointe une
solidarité originaire au monde de la vie, un noyau éthico-mythique mobi-
lisé par la présence de notre corps au monde, qu’on le dise dans l’analogie
d’un « penser comme une montagne » (Aldo Leopold) ou qu’on la formule
dans la fraternité avec la « sœur eau » (François d’Assise). Parler alors de
hiérophanies en régime sécularisé, c’est dire que notre moment écologique
convoque les ressources symboliques de la nature (l’eau, la terre, le ciel, le
feu, le végétal ou l’animal), pour déchiffrer et épeler ce que signifie pour
l’homme habiter la Terre.

Une expérience spirituelle de la nature, entre la tentation dogmatique (le


refus du sacré dans la nature par les monothéismes qui opposent à celui-ci
le concept de Création) et la tentation relativiste (l’exacerbation des projec-
tions anthropomorphes) déchiffre la signification physique et symbolique
d’une appartenance. Elle a, de ce fait, une force subversive qui déstabilise
les dogmes établis et les credo pour faire entendre l’ancrage originaire qui
hante la réponse que ceux-ci cherchent à stabiliser.
Cette dimension spirituelle pointe une forme de vitalité originaire,
inchoative, qui n’est pas rien. Célébrer les lys des champs et les oiseaux
du ciel comme une insouciance de la vie qui révèle une qualité du vivre
et une innocence impensée donne de faire l’expérience d’une joie, ni dans
le souvenir ni dans l’expectative mais dans l’ici et maintenant d’une vie
qui reconnaît la vie. Joie cosmique qu’il y a d’être là, de s’éprouver relié
aux autres vivants et conscience prise de l’autonomie attachée à cette rela-
tion. Cette dernière fait apparaître comme un lieu de ressourcement où se
retrouver dans une épreuve charnelle sentant-sentie. Elle la cultive non pas
dans une réflexion intellectuelle, mais à partir d’expériences préréfléchies.
Une écophénoménologie invite à vivre et à provoquer de telles expériences
pures qui sont pathiques 18 : la marche, la dégustation lente d’un vin ou d’un

18. Henri Maldiney, plutôt que de parler de sublime ou d’admiration, concepts encore
trop distanciant dans notre relation à la nature et relevant d’une philosophie du jugement
trop intentionnelle, leur préfère phénoménologiquement celui d’apparition d’une appar-
tenance originaire. Dans un texte intitulé Montagne, consacré à ce qui surgit au fond de la
vallée de Zermatt, à savoir le mont Cervin, il écrit ainsi : « Le Cervin surgissant n’est pas
126 y a-t-il du sacré dans la nature ?

mets, l’attention aux rythmes du souffle, etc. Expérience pathique et non


exaltation pathétique propre à un romantisme facile. Ce que nous appe-
lons la dimension spirituelle de l’écologie tient à ces expériences qui nous
libèrent du caractère instrumental et fonctionnel d’un monde unidimen-
sionnalisé et nous reconduisent à vivre intérieurement le lien radical de la
vie en dehors de nous (l’appartenance à la Terre) qui stimule la vie en nous
(notre être charnel).
Cette dimension spirituelle donne de vivre une dialectique entre expé-
rience concentrique d’être ou de se sentir de la nature et expérience excen-
trique de démêler les incidences pratiques, éthiques, juridiques et politiques
de cette épreuve poétique d’une appartenance. Il s’agit alors d’aller au-delà ;
de savoir si nous sommes là, ou non, devant un nouveau panthéisme. Il s’agit
de déplacer la question des enjeux théoriques vers les enjeux pratiques, en
s’attachant au moment charnière que constitue cette épreuve de « concen-
tration ». Cette épreuve poétique, au-delà du réalisme des faits empiriques,
manifeste le visage premier du monde. Elle est une manière de disposition
intérieure se rendant disponible à une présence sensible au présent du monde.
Elle est le moment d’une confrontation première et charnelle avec la chair
du monde et avec le mystère de son apparaître, et ce par le fait de l’homme
qui en est le témoin. Le cœur de l’expérience spirituelle de la nature est à
la fois la réception d’une apparition poétique du monde dont elle explicite
l’Essentiel et une expérience qui rend habitable le monde dans la célébra-
tion de sa présence. L’intensité d’une appartenance augmente la consistance
de notre responsabilité.

« Pour connaître la rose quelqu’un emploie la géométrie et un autre


emploie le papillon 19. » La géométrie c’est, si l’on veut la science et la tech-
nique qu’elle rend possible, qui associent la métrique et la maîtrise. Le
papillon c’est la démarche existentielle et intérieure, spirituelle en un mot,
qui approfondit ce qu’engage une expérience et qui trouve dans la poétique
son médium. La méthode du papillon engage et mobilise la globalité du

localisé dans l’espace ; il meut l’espace unique de tout ce qui a lieu. Son apparition ne fait
pas qu’interrompre le cours de l’expérience. Elle en réfute le style. Elle n’a pas la structure
de l’intentionnalité. » « À son apparition la volonté est toute de silence. Ce qui de lui nous
aborde, dans le saisissement, c’est sa présence nue. […] La montagne en apparition n’a
rien hors d’elle, à partir de quoi ou sur le fond de quoi elle apparaisse. […] elle ne survient
pas à son “en-soi”, mais c’est en soi que la montagne se manifeste, qu’elle resplendit de
son propre jour, dans l’Ouvert. » Henri Maldiney, Ouvrir le rien. L’art nu, Paris, Encre
marine, 2000, p. 35 et 41. N’est-ce pas cette épreuve de l’Ouvert qui noue le singulier de
l’homme et l’immensité du monde, qui approfondit une appartenance au moment même
où elle intensifie une singularité ?
19. P. Claudel, « Jules ou l’homme-aux-deux-cravates », dans Id., Œuvres en prose, Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965, p. 860.
hiérophanies séculières 127

sujet dans sa relation avec la totalité de la nature avant qu’on ne l’objec-


tive : un moment d’intense ferveur, qu’on a pu appeler sublime, numineux
et que décrit une « métapoétique basée sur la portée ontologique de la méta-
phore et du symbole 20 ». Ce dont il est question dans notre moment écolo-
gique n’est pas d’opposer mais d’articuler un connaître scientifiquement la
Nature et un co-naître poétiquement au mystère de notre appartenance au
monde ambiant, augmentant le chant du savoir, du chant d’une poétique.

20. P. Ganne, Claudel : humour, joie et liberté, Genève, Éditions du Tricorne, 2012, p. 88-89.
Politiques
Du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ?
Note sur la morale du capitalisme
en temps de crise écologique
Émilie Hache
Université Paris-Ouest Nanterre-La Défense

Pour Malek B.

la force de profanation du capitalisme


Pour répondre à la question de savoir s’il y a du sacré dans la nature, je
propose de commencer par prendre le problème par l’autre bout : l’expé-
rience commune, répétée, d’une forme de profanation de la nature, ou si
ce n’est de la nature, de nos rapports engagés avec des êtres non humains.
Considérons la pollution d’une partie de l’océan suite à la rupture d’un puits
de forage, ou la maltraitance inouïe des animaux d’élevage depuis mainte-
nant plus d’un demi-siècle. En quel sens entendre ici l’idée de profanation ?
S’agit-il d’un usage métaphorique, d’un jugement moral, ou bien cette idée
renvoie-t-elle à une conception religieuse ou encore spirituelle de la nature ?
De fait, c’est un peu tout cela à la fois, mais cette question ne doit pas nous
détourner de ce qui est à son origine, à savoir le capitalisme comme entre-
prise de profanation. J’entends par capitalisme un ensemble de pratiques et de
décisions liées au système de production dans lequel nous sommes engagés,
qui ne respecte rien (allant de la création d’une station de ski dans le désert
à la contamination de la quasi-totalité de l’agriculture par des pesticides) et
externalise son propre coût (déchets, risques de santé, et ce aussi bien dans
l’espace que dans le temps), autrement dit, un système de production qui se
moque des conséquences de ses actes. Profaner, c’est agir de manière inap-
propriée et dégradante à l’égard de quelque chose considéré comme sacré
par une communauté. Par exemple, celui qui profane une tombe commet
un geste qui bafoue le type de lien que nous avons engagé avec nos morts
en détruisant le rituel qui a été effectué à cet effet.
En articulant le (possible) caractère sacré de la nature au système capi-
taliste dont les ravages sont à l’origine de cette question, je souhaite revenir
132 y a-t-il du sacré dans la nature ?

sur l’opposition qui semble aller de soi entre d’un côté, une conception
de la nature sacrée et, de l’autre, la modernité et son système capitaliste
(sécularisé). Opposition qui a pour conséquence que dès que l’on évoque
l’idée d’une nature sacrée, on est renvoyé vers des populations qui seraient
(encore) prises dans des croyances que l’on qualifiera d’animistes, invalidant
d’avance tout appel à une dimension sacrée de la nature autre que méta-
phorique sous peine d’accusation de retour en arrière, neutralisant ainsi son
éventuelle force critique. Or cette opposition empêche de voir un autre type
d’articulation entre le sacré et le capitalisme, qui n’est pas un lien d’oppo-
sition mais de fabrication, et qu’il est important de dénouer ici pour envi-
sager certains rapports sacrés à la nature non pas seulement comme des
refuges spirituels face au capitalisme, mais comme d’éventuelles concep-
tions proprement politiques à lui opposer, en tant que d’autres manières de
faire société avec les êtres qui composent le monde que ceux mis en place
précisément par ce dernier.

the sacred wilderness


Quelle(s) conception(s) de la nature sacrée accompagne(nt) le sentiment
de profanation dont nous nous sommes fait l’écho en introduction ? Quand
on parle de nature sacrée, on pense immédiatement à des religions lointaines,
à l’hindouisme par exemple ou bien à la religion des Amérindiens d’Amé-
rique du Sud. Outre le fait de n’être pas sûre que les protagonistes concernés
reprendraient à leur compte cette notion puisque, comme le rappelle Descola,
cette dernière fut forgée par les sciences humaines européennes principa-
lement à partir de la culture judéo-chrétienne 1, il me semble plus poli, et
donc plus pertinent de commencer par m’intéresser à des formes de nature
sacrée plus près de nous, en particulier à celle que l’on trouve dans l’idée
de wilderness. L’histoire de cette notion a été faite par de nombreux histo-
riens américains, et tous ont insisté sur le retournement spectaculaire de
valeur qu’elle a subi à la fin du xixe siècle 2. De territoires hostiles, mena-
çants, désertés par le plus grand nombre, considérés comme des lieux de
désolations et de perditions 3, ces derniers sont devenus des lieux aimables

1. Ph. Descola, « Vers une anthropologie comparée de l’hubris ? », dans D. Bourg,


Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor et Fides, 2010, p. 145-165.
2. R. Nash, Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University Press, 1967 ;
W. Cronon, « The Trouble with Wilderness », dans Id. (éd.), Uncommon Ground. Rethinking
the Human Place in Nature, New York, W. W. Norton, 1995.
3. Sur le caractère sauvage et désert de ces territoires à l’arrivée des colons, voir W. D. Denevan,
« Le mythe de la nature vierge. Le paysage des Amériques en 1492 », dans É. Hache (dir.),
Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux, trad. angl. C. Le Roy, Paris, Amsterdam,
2012.
du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? 133

en raison de leur beauté majestueuse comme de leur rôle de témoin de l’état


originel des États-Unis à l’époque de la genèse. Plus précisément, l’histoire
du concept de wilderness est celle de la transformation de lieux profanes
en lieux sacrés, c’est-à-dire inviolables, intouchables et occasion d’expé-
riences spirituelles. John Muir parle de paradis à son arrivée dans la Sierra
Nevada, tout comme Thoreau considère que la wilderness est le symbole de
la présence de Dieu sur terre.
Cronon dégage deux causes principales à cette transformation : le roman-
tisme européen du xixe siècle et le mythe américain de la frontière. Le
romantisme est ce mouvement protéiforme, si difficilement définissable,
qui a émergé en Europe en réaction à la société industrielle, valorisant à la
fois le passé et la nature contre ce présent détesté, destructeur de modes de
vie, de métiers, de liens sociaux 4. L’ambivalence du sentiment du sublime
devant certains paysages, explique Cronon, rend possible cette permutation
au sein du concept de wilderness de quelque chose de négatif en quelque
chose de positif (un paysage spectaculaire est à la fois terrifiant et admi-
rable, écrasant et édifiant). On peut penser aux tableaux de Gaspar David
Friedrich en Europe, comme à ceux de Thomas Cole aux États-Unis, s’at-
tachant dans nombre de leurs toiles à peindre ce lien entre la nature et le
divin, montrant cette dernière comme le lieu par excellence d’une expérience
religieuse. L’articulation de la wilderness à l’histoire américaine à travers le
mythe de la frontière fut opérée par l’historien Frederick Jackson Turner à
la fin du xixe siècle 5. L’histoire des immigrés européens est celle de popula-
tions migrant toujours plus loin vers les terres sauvages et désertes (du moins
considérées comme telles) frontalières de l’Ouest, bâtissant de nouvelles villes
et réinventant leur vie. Une fois cet horizon atteint, les derniers territoires
non urbanisés ni industrialisés des États-Unis ont commencé à symboliser
cette frontière disparue et devinrent la mémoire de cette identité améri-
caine première. On protège la wilderness en lui donnant un statut juridique
(principalement celui de parc naturel) ; elle est censée témoigner de l’état
des États-Unis tels que les premiers pionniers l’ont trouvé – tant pis si ces
derniers la détestaient, comme lieu de tous les défis, de tous les décourage-
ments et de toutes les perditions possibles et qui, loin d’être intouchable,
devait au contraire être domestiqué et civilisé par la présence humaine. Or
ce renversement de valeur fut contemporain de la domestication et de la
destruction de cette même nature : c’est une fois la nature domestiquée et
en partie détruite que la wilderness, ces étendues jusque-là hostiles et sans

4. M. Löwy, R. Sayre, Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la moder-


nité, Paris, Payot, 1992.
5. F. J. Turner, « The Significance of the Frontier in American History » [1893], repris dans
Id., The Frontier in American History, Mineola/New York, Dover, 2010.
134 y a-t-il du sacré dans la nature ?

valeur, devint sans prix ; que ce qui était le contraire du bien devint le bien
lui-même ; que ce qui était ce contre quoi la civilisation du nouveau monde
devait se battre devint le symbole de cette civilisation elle-même, lui offrant
un passé et une histoire plus glorieux que ceux du continent européen.
Trevelyan, un historien anglais cité par Ramachandra Guha et Juan
Martinez-Alier dans leur introduction à Varieties of Environmentalism, s’in-
téressant au début du xxe siècle à la façon dont l’amour de la nature était
devenu une force culturelle dans le monde moderne, parle d’un « amour
nostalgique » à son égard 6. Sa mise en péril constituerait le prérequis à l’émer-
gence d’un nouveau sentiment à son égard : la nature serait aimée à la mesure
de sa destruction… Or souligner que l’attachement à – et la sacralisation
de – cette dernière s’est formé parallèlement à la révolution industrielle, c’est
une autre façon de dire que ce rapport sacré à la nature fut produit par le
capitalisme. Une fois la nature détruite (i. e. les relations traditionnelles à la
nature, aux animaux d’élevage, aux forêts, aux plantes, etc.), l’on en vient à
sacraliser ce qui reste. Autrement dit, ces deux rapports de profanation et de
sacralisation ne s’opposent pas mais sont complémentaires. Dans son article,
Cronon souligne que cet amour de la nature fut principalement inventé
par des urbains de classe aisée, ceux-là même qui profitèrent le plus de la
révolution industrielle et de la destruction de la nature attenante, regrettant
que puisse disparaître de leurs plaisirs cette halte temporaire. Cette sacra-
lisation, en effet, dénote moins quelque chose de positif qu’elle ne renvoie
à la fabrication d’un nouveau rapport avec la nature, en l’occurrence, un
rapport de loisir (opposé à un rapport de travail). La conséquence princi-
pale de cette transformation est connue : « ce qui reste » de la nature intou-
chée n’est désormais accessible qu’aux plus riches, au nord comme au sud,
et ce au détriment des plus pauvres (dont la délocalisation des populations
indigènes des territoires concernés en fut la forme la plus brutale), et se
voit devenir le prétexte à la construction d’oppositions entre la protection
de la nature et la prise en compte des populations humaines défavorisées 7.
Le capitalisme produit donc aussi sa propre forme de sacré comme le
pendant de son entreprise généralisée de profanation 8. C’est à l’aune de
cette proposition que j’aimerais à présent m’intéresser à deux autres rapports

6. G. M. Trevelyan, « The Calls and Claims of Natural Beauty », dans Id., An Autobiography
and Others Essays, Londres, Longmans, Green and Co, 1949, p. 92-106.
7. R. Guha, « L’environnementalisme américain radical : une critique de la périphérie »,
dans É. Hache (dir.), Écologie politique…, op. cit. ; pour le continent africain, voir par
exemple R. Bonner, At the Hand of Man. Peril and Hope for Africa’s Wildlife, New York,
Vintage Books, 1994.
8. Sur les liens de l’hypothèse présentée ici avec celle du capitalisme comme système
sorcier, voir I. Stengers, Ph. Pignarre, La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte (Poche
Essais), 2007.
du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? 135

sacrés à la nature. L’accusation d’un « retour en arrière » qui accompagne


de manière quasi inévitable tout intérêt pour cette question, pointant un
aveu d’échec dans le fait de recourir au surnaturel contre le capitalisme, est
suspendue par cette attention aux formes de production de sacré par le capi-
talisme lui-même 9. Au lieu d’opposer un rapport sacré à un rapport non
sacré à la nature (que serait censé représenter le capitalisme), cette articu-
lation transforme le problème en une évaluation entre différentes formes
de sacré. La question n’est plus : « Y a-t-il du sacré dans la nature ? » (sous-
entendu : en dehors du capitalisme) mais plutôt : « Lorsqu’est fabriqué un
rapport sacré à la nature, quel est-il, et quelles propositions politiques y
sont-elles engagées ? »

mother earth. résister à la nature sacrée du capitalisme


De fait, c’est contre la version capitaliste de la nature sacrée (à savoir la
protection d’une infime partie de la nature au profit de quelques-uns contre
la profanation de tout le reste de l’environnement au détriment du plus
grand nombre) que luttent les militants des mouvements de justice envi-
ronnementale, revendiquant – pour certains – d’autres liens sacrés avec la
nature. Je pense d’une part aux activistes féministes californiennes qui se
réclament sorcières, mais aussi aux populations indigènes d’Amérique du
Sud, qui inscrivent explicitement leur mobilisation concernant le change-
ment climatique au côté de leur attachement à la Pachamama et utilisent
chacune le terme de sacré (sacred).
Il s’agit évidemment de deux pratiques spirituelles très différentes. Les
premières renouent avec le paganisme européen et revendiquent l’héritage
des sorcières du Moyen Âge. Ce mouvement est le résultat d’une mutation
de la tradition Wicca réinventée en Angleterre et exportée en Californie dans
les années 1980 10, ayant redécouvert et réhabilité les sorcières européennes
diabolisées par leurs persécuteurs chrétiens, et recréé des rites adressés à la
déesse Terre, Gaïa, puissance immanente aux noms multiples. La sorcellerie
désigne ici un ensemble de pratiques censées avoir des effets, principale-
ment de guérison, liées à des savoirs concernant la nature (notamment un
savoir des plantes, mais aussi des cycles lunaires, des saisons, des énergies

9. Je ne m’intéresse ici qu’à la nature, mais il y en a d’autres. Pensons en premier lieu à


l’économie comme religion (K. Polanyi, La grande tranformation. Aux origines politiques
et économiques de notre temps, trad. C. Malamoud et M. Angeno, Paris, Gallimard [Tel],
1983), mais aussi à la figure sacrée de l’amour maternel ou encore à celle de l’État.
10. Que ne mentionne pas Stéphane François, dans son article sur le néopaganisme qu’il
identifie à un courant culturel exclusivement de droite, voire d’extrême droite : « Le néo-
paganisme et la politique : une tentative de compréhension », Raisons politiques, 25/1,
2007, p. 127-142.
136 y a-t-il du sacré dans la nature ?

terrestres, etc.), résultant notamment d’un libre accès à cette dernière, mais
aussi d’un rapport païen, polythéiste, au monde naturel. Ce terme fut trans-
formé en accusation par l’Église lorsqu’elle déclara ces pratiques et celles
qui s’y adonnaient hérétiques. Se dire sorcières, pour ces activistes améri-
caines, c’est se réclamer de pratiques éradiquées à un moment de transi-
tion politique, économique et scientifique au cours duquel le capitalisme
était en train de s’inventer, revendiquant d’autres rapports au savoir comme
aux êtres (non humains). Contrairement au paganisme européen et malgré
l’imposition du christianisme en Amérique du Sud à la suite de la colo-
nisation espagnole, la religion des amérindiens n’a pas été éradiquée et
continue aujourd’hui encore à être active, en particulier dans les commu-
nautés quechuas et ayamaras en Bolivie. Cette religion s’adresse notamment
à la Pachamama, que l’on traduit communément par la Terre Mère, consi-
dérée comme l’être vivant à l’origine de toute chose qu’il faut honorer pour
ses dons, notamment celui de rendre cette vie possible 11. La Pachamama
n’est pas aussi violemment rejetée que la déesse Terre de la tradition Wicca,
bénéficiant aux yeux des modernes du fait d’être une religion ancienne et
non une création récente, mais elle est largement tenue à distance en tant
que survivance animiste (péchant par anthropomorphisme).
J’ai choisi ces deux collectifs parce qu’outre le fait que penser ensemble
une religion amérindienne et un mouvement spirituel californien prémunit,
une fois encore, contre le fait de renvoyer tout rapport sacré à la nature
à une autre culture, cette pratique religieuse amérindienne comme cette
réinvention d’une pratique sorcière se font sur un mode politique. Ils font
appel à des ressources spirituelles – héritées, ressuscitées, réinventées – à
la fois comme ce qui est à protéger et ce qui protège ; à la fois comme ce
pour quoi ils luttent et ce avec quoi ils luttent. Je prendrai deux exemples.
Le premier s’appuie sur des extraits de lettres publiées par Starhawk, l’une
des théoriciennes du mouvement des sorcières, écrites depuis la Nouvelle-
Orléans, quelques jours après le passage de l’ouragan Katrina. Le second
concerne la déclaration issue de la conférence mondiale des peuples sur le
changement climatique et les droits de la Terre Mère tenue à Cochabamba
quelques mois après la conférence de Copenhague.
Dans ces lettres, Starhawk répond précisément aux différentes objec-
tions dont ces sorcières font régulièrement l’objet : le culte new age de la
déesse serait un mouvement ultra minoritaire d’occidentaux, individualistes,
centrés sur soi et dépolitisant les problèmes – et si jamais elles se mêlaient de

11. Sur la multiplicité des Pachamama, voir E. Gudynas, « Géographie de la critique. La


Pacha Mama des Andes : plus qu’une conception de la nature », trad. N. Haeringer, La
Revue des livres, 4, mars 2012, p. 68-73.
du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? 137

politique, on pourrait s’attendre au pire de la part de personnes sacralisant la


terre, comme le fait, par exemple, de prêter des intentions à cette dernière.
En tant que païens, adorateurs de la nature, comment répondons-nous à
un évènement comme l’ouragan Katrina, un des désastres naturels les plus
destructeurs de l’histoire des États-Unis ? Que signifie adorer quelque chose
qui, d’un souffle, peut balayer une ville ? Voyons-nous là une punition, une
réponse à quelque péché païen ? Ou bien une leçon objective quant à la
réalité du changement climatique et du réchauffement de la planète ? Ou
bien encore, la manifestation d’une déesse surchauffée chassant les derricks
[les charpentes métalliques des puits de pétrole] qui la mettent en fièvre 12 ?
Leur présence même à la Nouvelle-Orléans est une première réponse
– elles firent partie des premières personnes qui se mobilisèrent et allèrent
sur place proposer de l’aide –, faisant écho à leur conception d’une déesse
non omnipotente mais attendant plutôt de l’aide de notre part pour faire
attention et réparer, le cas échéant, notre monde. Loin donc d’attitudes
individualistes apolitiques, leur culte de la déesse les pousse au contraire à
se mobiliser.
La Nouvelle-Orléans a survécu à l’ouragan, poursuit Starhawk, et un jour
après, les digues ont lâché et les eaux sont entrées. Elles ne sont pas entrées
par l’acte de la déesse, mais par un manque de ressource. L’administration
en place à l’époque avait limité les crédits pour le contrôle des inondations,
au profit du financement de la guerre en Irak.
Face aux risques répétés de découragement, comme d’incapacité à
surmonter la peur de participer à des mobilisations, ces activistes sorcières
puisent leur force dans des rituels, maintes fois décrits dans les textes de
Starhawk, consistant pour une partie dans la formation d’un cercle, convo-
quant et honorant la déesse au travers de chants 13. Pour les Déesses, ce qui
est profané n’est pas un Temple (qu’il soit construit de la main de l’homme
ou offert à leur adoration par la nature elle-même), c’est un être auquel nous
participons. Nous sommes donc aussi victimes de profanation, en ce que
nous nous détruisons en détruisant.
La déclaration de Cochabamba est une réponse à l’échec de la conférence
de Copenhague sur le climat en décembre 2009, réunissant chefs d’États,
organisations internationales et représentants de la société civile. Outre le
fait de n’avoir abouti qu’à une feuille de route purement incitative, il fut

12. Starhawk, « Une présence païenne à la Nouvelle-Orléans après Katrina », Multitudes,


24, 2006, http://multitudes.samizdat.net/IMG/pdf/24-starhawk.pdf.
13. Voir la lecture qu’en proposent I. Stengers et Ph. Pignarre dans La sorcellerie capita-
liste, op. cit., p. 184 et suiv.
138 y a-t-il du sacré dans la nature ?

également reproché à ce sommet d’avoir mal représenté les pays du sud.


La décision fut alors prise par ces derniers d’organiser une « Conférence
mondiale des peuples sur le changement climatique et les droits de la Terre
Mère », où les peuples auraient enfin l’occasion de s’exprimer et de faire
valoir leur point de vue. Plus d’une centaine de pays, principalement d’Amé-
rique du Sud, furent représentés à cette conférence qui se tint en Bolivie les
20-22 avril 2010. La déclaration de Cochabamba est le fruit de ces débats 14.
À côté de choses déjà connues, ce texte propose une nouvelle problémati-
sation cherchant à articuler tout à la fois des questions politiques, écono-
miques, morales, juridiques et spirituelles. Des problèmes habituellement
tenus distincts les uns des autres sont pensés ici ensemble : migrations,
partage des connaissances et des compétences techniques, bien-vivre, capita-
lisme, droits des indigènes, crise financière et droits de la Terre Mère. Pensés
ensemble, c’est-à-dire pas seulement juxtaposés, mais véritablement arti-
culés politiquement. Les auteurs de cette déclaration appellent en effet à un
« rétablissement de l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains ». Si
cette idée de rétablissement peut laisser dubitatif, tout comme l’apparition
de l’idée de nature dans un texte amérindien, cette revendication aboutit à
une proposition politique originale du fait de cette articulation inhabituelle
entre une aspiration à l’harmonie avec la nature et entre les êtres humains :
« L’équilibre avec la nature, écrivent-ils, n’est possible que s’il y a équité entre
les êtres humains » (c’est moi qui souligne). Autrement dit, cette déclaration
n’engage pas un quelconque retour en arrière, pas plus qu’elle ne prend la
forme d’une accusation des humains de manière indifférenciée. Elle s’at-
tache en revanche à articuler la survie de tous à une forme d’équité entre
les humains, appelant des changements politiques à la hauteur d’une telle
ambition. L’écologie n’est pas définie ici comme la réponse à un problème
des humains avec la nature mais des humains entre eux.
Comme chez les activistes sorcières, le rapport sacré à la nature engagé ici
ne crée pas un rapport d’exclusion entre le fait de se préoccuper de la Terre
Mère et celui de prendre soin des populations humaines. Ce texte travaille
au contraire à un véritable tricotage de leurs intérêts communs autant qu’à
un déchiffrage des menaces qui les concernent communément (le droit à
ne pas être modifié génétiquement dans sa structure pour l’une, le droit de
choisir en toute connaissance la mise en place de cultures OGM pour les
autres ; le droit de poursuivre ses cycles vitaux libre de toute dégradation
humaine, la réduction des émissions de gaz à effet de serre, etc.). La tentation
d’enfermer les populations du sud dans la tradition de pensées spirituelles
millénaires, qui fait ainsi l’impasse sur les mouvements environnementaux

14. Cette déclaration est en accès libre sur Internet : http://cadtm.org/Declaration-


finale-de-Cochabamba.
du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ? 139

du sud et réduit les positions des populations sur les questions écologiques
à celles de leur gouvernement, semble plus que jamais aussi difficilement
défendable que celle de les considérer indignes de leur propre nature (intacte)
qu’il faudrait de ce fait préserver contre elles-mêmes.

L’engagement dans un rapport sacré à la nature ne constitue pas la seule


façon de lutter contre la destruction de notre monde et la crise écologique
qui y préside (pensons par exemple aux propositions émergentes aujourd’hui
autour de la notion de gratuité 15), mais ces mouvements importent en tant
que propositions alternatives dont une des forces tient à ce qu’ils rendent
visible, mais aussi participent à faire exister, le fait que le capitalisme n’a
pas le monopole de la rationalité contre des comportements irrationnels
auxquels sont ramenés ces autres formes d’attachements entre les êtres. En
ce sens, la progressive prise au sérieux de ces mouvements ne dénote pas
(nécessairement) une forme de résignation devant un soi-disant refuge dans
le spirituel face au capitalisme, mais plutôt, la possible levée de l’interdit
posé par le capitalisme lui-même de ne pouvoir s’associer à une production
spirituelle sans être accusé d’irrationalité. Pour le dire encore autrement, il
s’agit de proposer de penser ces formes de nature sacrée non pas tant comme
des propositions irrationnelles qui s’assumeraient comme telles contre la
rationalité revendiquée du monde moderne, que comme des propositions
politiques divergentes, dont l’une des spécificités serait, en l’occurrence ici,
leur attachement à une déesse Terre, mettant en cause le système capitaliste
comme sa prétention au monopole de rationalité.

15. P. Ariès, La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2010.
De la protection de la nature à la gestion
de la biodiversité : entre contrôle et mépris
Jean-Claude Génot
Syndicat de coopération pour le parc naturel régional
des Vosges du Nord

la fin de la nature
Assistons-nous en ce début de xxie siècle à la fin de la nature comme
l’avait pressenti François Terrasson dans son dernier livre 1 ? Les spécialistes
mondiaux considèrent que l’espèce humaine est responsable de la sixième
crise d’extinction des espèces qui s’amorce, et dont la vitesse de disparition
est bien supérieure à celles des autres crises survenues dans l’histoire de la
Terre. Notre emprise sur la biosphère est telle que nous allons probablement
nommer officiellement notre ère « l’anthropocène » avec un degré d’artificia-
lisation jamais atteint dû à la domination de la technologie (OGM, nano-
technologie) et à des rêves prométhéens (transhumanisme, géo-ingéniérie)
faisant écho aux propos de Jacques Ellul sur la technique : « Elle ne peut
pas laisser un domaine intact 2. » Enfin, la nature s’efface devant la biodiver-
sité, nouvel objet de la technoscience 3.
La biodiversité est une propriété de la nature bien connue des biolo-
gistes : c’est la diversité du vivant, du gène à l’écosystème. Elle recouvre
également les moyens à mettre en œuvre pour sa sauvegarde. Or, ce terme
est désormais omniprésent dans les discours et les écrits : la nature s’appau-
vrit, les espèces disparaissent, il faut réagir ; et le fait que l’homme doive
agir pour sauver la biodiversité la rend d’autant plus attractive dans notre
société du contrôle et de la maîtrise. Le terme est ainsi devenu polysémique :
il rassemble une large gamme de tendances, du jardinage le plus extrême
à la non-intervention. Mais la notion de biodiversité empêche d’avoir une
approche holistique de la nature. Celle-ci englobe pourtant bien d’autres

1. F. Terrasson, En finir avec la nature, Monaco, Éditions du Rocher, 2002.


2. J. Ellul, Le système technicien, Paris, Le Cherche Midi, 2004.
3. C. Aubertin, « La biodiversité : une notion en quête de stabilité », dans Id., Représenter
la nature ? ONG et biodiversité, Montpellier, IRD Éditions, 2005, p. 99-122.
142 y a-t-il du sacré dans la nature ?

propriétés que la seule diversité biologique : la naturalité, la fonctionnalité,


la complexité, la spontanéité et la beauté.

Cette fin de la nature est facilitée par un contexte global extrêmement


défavorable au respect de la nature. Les économistes triomphent en impo-
sant de plus en plus une approche économétrique de la nature (le chiffrage
de la valeur des écosystèmes) et une emprise économique et marchande sur
les espaces naturels, avec ce risque, souligné par Robert Hainard : « Rien
de ce qui donne un sens à la vie, temps libre, espace libre, nature libre, ne
peut être préservé dans une société libérale. La liberté de la concurrence
dévore toutes les autres 4. » Les publicitaires caricaturent la nature en ne la
présentant jamais telle qu’elle est. À force de montrer une nature fantasmée,
avec du soleil, du ciel bleu et de jolies fleurs dans une prairie, le commun
des mortels finit par ne plus supporter la pluie, le froid et les moustiques et
oublie que la nature peut être inconfortable 5. Certains philosophes agitent
l’écologisme ou l’écologie profonde comme un épouvantail anti-humaniste
pour refuser d’envisager une vision écocentrée. Les scientifiques des sciences
de la nature ont abandonné la notion de climax, liée à l’idée de stabilité
de la nature, pour valoriser désormais la perturbation, ne voyant pas ainsi
qu’ils déconstruisent la nature en donnant à l’homme la possibilité d’être un
facteur de perturbation comme un autre 6. Certaines associations de protec-
tion de la nature ne mettent plus en avant la défense de la nature mais sa
gestion. Dès lors, si on ne voit plus la nature que sous l’angle de son multi-
usage et de l’utilisation de ses ressources, ce que les Américains appellent
« l’enviro-ressourcisme 7 », il n’y a plus beaucoup de place pour la défense
de la nature en tant que telle.

de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité


Du xixe au xxie siècle, nous sommes passés de la protection pour l’es-
thétique (réserves artistiques de la forêt de Fontainebleau) à la protec-
tion sans l’homme (les parcs nationaux et les réserves naturelles) puis à la
gestion de la biodiversité appelée encore gestion conservatoire, où l’homme

4. R. Hainard, Expansion et nature. Une morale à la mesure de notre puissance, Paris,


Le Courrier du Livre, 1972.
5. V. Maris, « Une nature inconfortable », Espaces naturels, 38, 2012.
6. J. B. Callicott, « L’écologie déconstructiviste et la sociobiologie sapent-elles la land ethic
leopoldienne ?  », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 10, 2000, p. 133-163.
7. D. Foreman, « Take Back the Conservation Movement », International Journal of
Wilderness, 12, 2006, p. 4-8 et 31.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 143

intervient dans les sites protégés au profit de certaines espèces 8. La stratégie


de création d’aires protégées a montré ses limites et n’est pas à la hauteur
des enjeux actuels : espace vital insuffisant pour les espèces à grand terri-
toire, forte attractivité des aires protégées devenues des zones de loisirs, et
influences de plus en plus grandes de l’environnement extérieur (pollutions,
changement climatique). De plus, la mise en réserve a toujours fait l’objet
de critiques par certains penseurs comme Terrasson 9 et Charbonneau 10,
puisqu’elles ne résolvent pas le problème de fond qui rend notre société
destructrice de la nature. Accepter le principe de la réserve, c’est accepter le
principe sous-tendu qu’à l’extérieur, on fait n’importe quoi. Aujourd’hui,
les réserves naturelles sont reconnues comme étant les seuls sites accueil-
lant certaines espèces qui disparaissent ailleurs. Les défenseurs des réserves
y voient la confirmation du bien fondé de leur existence, les détracteurs
ont la confirmation de « l’effet réserve » et de notre incapacité à pratiquer
une gestion globale plus écologique de nos ressources naturelles qui soit
multifonctionnelle (agriculture, sylviculture, chasse, pêche, loisir, urbani-
sation, industrie). En conservant des paysages agropastoraux traditionnels,
les protecteurs de la nature ont voulu réconcilier la nature et l’homme, en
faisant de ce dernier le grand jardinier de la Terre. Mais ils ont ainsi aban-
donné le principe de laisser faire la nature et ses processus dynamiques dans
les parcs nationaux et les réserves naturelles. Ce qui devrait paraître évident
dans un site dédié à la nature, comprise comme ce qui se développe en
dehors de notre volonté, paraît aujourd’hui incongru tant l’intervention-
nisme dans la nature protégée est la norme.
La gestion conservatoire, c’est une entreprise avec des postes, des contrats
et du matériel. Elle vise à maintenir les stades pionniers et à bloquer la dyna-
mique naturelle de la végétation. Elle se fonde sur un présupposé scienti-
fiquement faux : la prétendue supériorité des milieux ouverts en matière
de biodiversité. En effet, en créant des structures verticales, la dynamique
naturelle complexifie et diversifie la vie là où l’homme la simplifie et l’ap-
pauvrit en intervenant pour rajeunir les écosystèmes. Il y a confusion entre
le paysage qu’une majorité de gestionnaires préfère « ouverts », et la nature,
représentée majoritairement sous nos latitudes par la forêt. Pour justifier ses
interventions, le gestionnaire identifie celle-ci à des perturbations. Il est vrai
que la dynamique naturelle qui transforme le milieu ouvert en forêt avec le
temps peut être vue comme une forme de perturbation ; mais cette dernière
fait peur au gestionnaire car elle ne lui donne pas le rôle principal. Enfin,
8. J.-C. Génot, A. Schnitzler, M. Wintz, « Espaces protégés : de la gestion conservatoire
vers la non-intervention », Le Courrier de la nature, 233, 2007, p. 31-38.
9. F. Terrasson, La peur de la nature. Au plus profond de notre inconscient, les vraies causes de
la destruction de la nature, Paris, Sang de la Terre, 1988.
10. B. Charbonneau, Tristes campagnes, Paris, Denoël, 1973.
144 y a-t-il du sacré dans la nature ?

poussé à l’extrême, cet interventionnisme conduit à préconiser des mesures


visant à créer des milieux ouverts en forêt, pour conserver ce que le biolo-
giste anglais Angermeier 11 appelle la diversité artificielle. Vouloir conserver
des espèces de milieux ouverts en milieu forestier est une vision ubuesque,
la version écologique de « mettre les villes à la campagne ». Cette gestion
technique est devenue un dogme et conduit à se poser cette question : la
nature protégée est-elle encore naturelle ? Du moins, elle donne raison à
Robert Hainard qui affirmait qu’« on ne voit pas comment la protection de
la nature évitera de se résorber dans la culture, l’élevage et le jardinage 12 ».
Cette gestion est une forme de domestication de la nature, qui donne la
fausse impression que la nature a besoin de l’homme. Elle applique des
méthodes et un langage copié de celui de l’entreprise, avec des indicateurs,
des objectifs chiffrés, une comptabilité patrimoniale, des évaluations et des
contrats d’objectif, renforçant ainsi la vision technicienne de la nature 13.

la nature méprisée
Si l’homme n’avait pas si peur de la nature 14 et si elle ne lui rappelait
pas à ce point sa fin inéluctable 15, il y aurait davantage de cas où le gestion-
naire de la biodiversité choisirait de ne rien faire et de laisser la nature en
libre évolution. Hélas ! Tout un pan de la nature est méprisé par une grande
partie de notre société : bois mort, friches, eaux croupissantes, marécages,
espèces invasives. De plus, cela flatte l’orgueil de l’homme de croire qu’il
est indispensable à la bonne marche de la nature. C’est au contraire la natu-
ralité qui, aujourd’hui, définit le mieux la non-intervention dans la nature
protégée. La naturalité est associée à l’état de nature spontanée, et souvent
opposée à l’artificialité. La naturalité se développe à partir du moment où
l’homme cesse d’agir volontairement : cette notion intègre donc les héritages
anthropiques. Il s’agit donc bien d’une autre nature, que nous avons la capa-
cité d’épargner au quotidien en lui laissant quelques marges de liberté, celle
que Peterken 16 qualifie, pour les forêts, de « naturalité future ». La naturalité
n’attribue pas plus de valeur à l’espèce rare qu’à l’espèce banale, à l’espèce
autochtone qu’à l’espèce exotique. Elle fait abstraction des écosystèmes en

11. N. Dudley, Authenticity in Nature. Making Choices about the Naturalness of Ecosystems,
Londres, Earthscan, 2011.
12. R. Hainard, « Faut-il “aménager” la nature ? », Protection de la nature. Revue de la Ligue
suisse pour la protection de la nature, 5, 1967, p. 134-136.
13. J.-C. Génot, La nature malade de la gestion, Paris, Sang de la Terre, 2008.
14. F. Terrasson, La peur de la nature…, op. cit.
15. R. Harrison, Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992.
16. G. F. Peterken, Natural Woodland. Ecology and Conservation in Northern Temperate
Regions, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 145

danger, considérant que tout écosystème à dynamique spontanée présente


la même valeur. Elle inclut donc la nature « ordinaire » : zones en reco-
lonisation forestière après abandon cultural, étangs artificiels en voie de
comblement, tourbières drainées laissées à leur libre évolution, voire zones
contaminées par des polluants. Deux aspects novateurs émergent du concept
de naturalité : l’acception de trajectoires nouvelles proposées par la nature,
et la volonté de protéger cette nature du futur.
Certains aiment à penser que biodiversité et naturalité peuvent cohabiter
sur un même site protégé. Mais la plupart des sites sont de modeste surface,
et le choix dominant de l’intervention fonde justement sa raison d’être sur
le refus de la libre évolution, avec des paysages « fermés » faits de friches et
de boisements spontanés 17.

changer d’approche
Comment sortir l’homme du contrôle totalitaire qu’il exerce sur la nature ?
S’il ne pense qu’à lui, il détruit la nature et s’il pense à la nature, il la gère
pour la façonner à son image. L’homme doit repenser à sa relation avec la
nature, dans le respect de cette dernière et en se concentrant sur le principal
problème : lui-même – car il lui faut maîtriser sa volonté de maîtrise de la
nature. Quand on voit l’activisme des gestionnaires, la première chose à faire
est de redonner de la valeur à l’« inaction » – telle que l’appelle la majorité.
Comme dit Gilles Clément, il faut « instruire l’esprit du non-faire comme
on instruit celui du faire 18 ».
Observer, étudier, regarder, suivre, découvrir et comprendre sont des
actions tout aussi fondamentales, pour un protecteur de la nature, que
sauver la biodiversité à tout prix à grand renfort d’interventions diverses
et variées. Il faut ensuite redonner sa vraie valeur au temps ; car le gestion-
naire a la montre et la nature a le temps. Il est également nécessaire d’aban-
donner le concept de biodiversité, trop réductionniste, qui n’aboutit qu’à
une technicisation de la nature réduite à certaines espèces. Les gestion-
naires doivent aussi pouvoir argumenter sur l’intérêt de ne rien faire dans
la nature. Car il faudra pouvoir expliquer aux élus locaux, aux aménageurs,
aux administrations de l’environnement, que des zones de nature spontanée
ne sont pas inutiles.

17. A. Schnitzler, J.-C. Génot, La France des friches. De la ruralité à la féralité, Versailles,


Quæ, 2012.
18. G. Clément, Manifeste du tiers paysage, Paris, Sujet/Objet, 2004.
146 y a-t-il du sacré dans la nature ?

les vertus de la nature sauvage


La nature sauvage et spontanée a de multiples vertus. Source d’émotions
et de spiritualité, elle procure un sentiment d’abandon et de plénitude, elle
déconditionne du rythme trépidant de la vie moderne 19. Certains, comme
Thoreau 20, la considèrent comme vivifiante pour l’esprit : « La tranquillité,
la solitude, la sauvagerie de la Nature sont une sorte de tonique pour ma
pensée. » Aldo Leopold 21 voit dans la nature sauvage « une place pour l’hu-
milité » et « la sauvegarde du monde ». Le naturaliste Doug Peacock 22 consi-
dère la nature sauvage comme « le dernier refuge contre la folie sur cette
planète » et pour le romancier Rick Bass 23 : « Il nous faut la vie sauvage,
pour nous protéger de notre violence. » La nature sauvage comme « psycho-
tope » pour éviter les psychotropes ! La nature sauvage nous fait revivre des
sensations perdues, nous fait voir l’essentiel dans ce monde en errance où
règnent la rapidité, l’efficacité et la rationalité. Elle témoigne d’une liberté
encore possible, celle d’oublier ses repères dans un milieu non domestiqué.
Comme le dit Edward Abbey 24 : « Il est bien qu’il existe des endroits où je
n’irai jamais, sauvages loin de tout qui représentent une part de rêve et de
liberté. » Parce que l’on perçoit par contraste, seule la nature sauvage nous
renvoie à notre humanité, comme le note Hans Jonas 25 : « C’est justement
la nature non changée par l’homme et non exploitée, la nature “sauvage” qui
est la nature “humaine”, à savoir celle qui parle à l’homme ; et […] celle qui
lui est totalement soumise est la nature “inhumaine” tout court. » Enfin, la
nature spontanée est indispensable comme état de référence dans un monde
en transformation, comme le soulignent Catherine et Raphaël Larrère 26 : si
l’on veut que la nature continue d’exister, « il faut bien se représenter une
nature avant sa transformation ».
Mais comment parler éthique, philosophie et spiritualité à des ruraux,
des technocrates ou des pragmatiques sans passer pour un fou dangereux ?
Dans ce cas, il reste les bons vieux arguments solides qui plaisent tant aux
cartésiens. Laisser faire la nature, c’est stocker du carbone et limiter l’effet
de serre, réguler le cycle de l’eau, épurer l’air et l’eau, protéger les sols de

19. B. Boisson, « Écopsychologie. Une histoire encore récente », Silence, 254, 2000, p. 6-11.
20. H. D. Thoreau, Journal, 1837-1861, Paris, Denoël, 2001.
21. A. Leopold, A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949 [trad. fr.
Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995].
22. D. Peacock, Mes années grizzly, Paris, Gallmeister, 2012.
23. R. Bass, Le livre de Yaak. Chronique du Montana, Paris, Gallmeister, 2007.
24. E. Abbey, Désert solitaire, Paris, Payot, 1995.
25. H. Jonas, Le principe responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion (Champs),
1998 [1990].
26. C. Larrère, R. Larrère, Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’environne-
ment, Paris, Aubier, 1997.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 147

l’érosion, protéger la biodiversité naturelle, limiter le développement des


espèces exotiques. Et puis, s’il faut aller jusque-là pour expliquer la natura-
lité, ne pas hésiter à employer un vocabulaire qui parle aux gestionnaires, en
disant par exemple que la naturalité, c’est la nature qui s’aménage elle-même
gratuitement ! Les forestiers ont bien compris la différence entre biodiver-
sité et naturalité dans leur gestion quotidienne. Le douglas, par exemple,
essence exotique, sera favorisée au nom de la biodiversité, ou éliminée au
nom de la naturalité ; mais le plus important est d’accorder une valeur à
l’évolution spontanée et au temps. Il faut expliquer sans relâche que la dyna-
mique naturelle sur plusieurs décennies donne déjà de très bons résultats en
matière de richesses naturelles, de structure et de naturalité. Une telle expé-
rience a été menée sur quarante ans, à Berlin, dans des terrains vagues : il
s’avère que la succession naturelle est un moyen gratuit de développer des
boisements spontanés riches en diversité, et capables de limiter les espèces
exotiques. Il faut oser dire que de nombreuses espèces comme les saproxy-
lophages sont ingérables, et que seul le temps accordé à la nature peut les
satisfaire. Enfin, certains sites ont subi tellement de modifications humaines
que seule la nature peut cicatriser ces lourds héritages. Il vaut mieux s’en
remettre à la nature plutôt que se risquer à une gestion jardinatoire sans
référence et sans garanties.

renouer avec le sauvage


Nos contemporains perdent le contact avec la nature. Même les gestion-
naires de la biodiversité n’ont souvent aucune idée de ce que sont des milieux
en libre évolution, alors qu’ils en ont parfois sous les yeux mais ne savent
pas les voir. Il est urgent de familiariser les gestionnaires et le commun
des mortels avec la nature sauvage avant que celle-ci ne devienne définiti-
vement étrangère, voire hostile, et qu’elle ne soit imaginable que dans les
pays lointains. Tout bon gestionnaire devrait impérativement avoir vu la
nature sauvage des pays de l’est, celle des forêts séculaires de Pologne ou
de Roumanie. Mais il y a aussi des expériences menées chez nos voisins
suisses ou allemands, comme la forêt de la ville de Zurich qui retourne à
l’état sauvage sur 1 000 hectares 27 ou la forêt du parc national allemand du
Bayerischer Wald avec 17 000 hectares en libre évolution 28. Ces réalisations
sont doublement intéressantes puisqu’elles montrent que des sites naturels
livrés à eux-mêmes fonctionnent très bien sans intervention humaine et que
le public accueille favorablement ce genre d’initiative. Il est fondamental

27. C. Cossy, « Sihlwald, l’obscur éloge de la friche », Le Temps, 18 juillet 2005.


28. J.-C. Génot, « Un parc national pas comme les autres : le Bayerischer Wald en
Allemagne », Naturalité, 1, 2007, p. 3-5.
148 y a-t-il du sacré dans la nature ?

que le public se familiarise avec la nature spontanée, les arbres morts ou


renversés, les friches et les ronciers impénétrables, intégrant petit à petit des
images mentales différentes de l’ordre des forêts gérées.
Quand le gestionnaire aura effectué cet apprentissage de la naturalité,
quand il aura compris qu’il est plus fort parce qu’il renonce à intervenir,
alors il pourra commencer à laisser en libre évolution tout ou partie des sites
dont il est responsable. Cela peut être une prairie, un étang, une tourbière
autant qu’une forêt ou une friche. Le ministère de l’Environnement devrait
soutenir les efforts déployés par les associations de protection de la nature
en faveur de la nature sauvage. Il pourrait débloquer des fonds permettant
d’acquérir des sites pour constituer un réseau national de la naturalité. Ce
réseau peut s’appuyer sur de nombreux sites déjà existants, qu’il suffirait
de laisser en libre évolution. Mais il aurait intérêt aussi à se développer là
où la reconquête forestière spontanée bat son plein, comme dans le Massif
central ou les Alpes du sud. Les forêts spontanées après déprise agricole ont
en effet un grand intérêt scientifique, mais sont mal protégées 29. Un grand
effort de protection sur de vastes zones comme les gorges de l’Allier, de la
Loire ou celles de l’Ardèche et plus largement sur le « croissant vert » fran-
çais (Vosges, Jura, Alpes, Massif central et Pyrénées) permettrait à la France
donneuse de leçons d’être vraiment à la hauteur en matière de nature sauvage
pour les générations futures. Les grandes villes devraient toutes posséder un
minimum de 1 000 hectares en libre évolution pour l’éducation des citadins
à la nature sauvage. Les réseaux existant en métropole comme les réserves
naturelles (18 500 hectares sans intervention 30) et les réserves biologiques
intégrales de l’ONF (fin 2007, on dénombre 15 500 hectares de réserves
intégrales pour 1,75 million d’hectares de forêts domaniales, soit 0,8 % – et
la plus grande ne fait que 2 600 hectares) sont largement insuffisants. Pour
tous les services rendus par la nature en libre évolution, les fonds nécessaires
au développement du réseau « naturalité » pourraient venir des organismes
de santé pour les bienfaits psychologiques, des structures culturelles et des
mécènes pour le capital d’inspiration artistique, des industries pour la fixa-
tion du carbone, des sociétés privées et des collectivités pour la protection des
eaux, des organismes de recherche pour le potentiel de découverte et enfin
du ministère de l’Environnement pour la diversité naturelle extraordinaire.
La préservation de zones sauvages sans exploitation, pour la natura-
lité et pour la spiritualité, constitue un acte d’espoir et de liberté, et une

29. J.-C. Génot et al., « Espaces protégés : de la gestion conservatoire vers la non-


intervention », art. cité.
30. O. Gilg, Milieux forestiers. Observatoire du patrimoine naturel des Réserves naturelles de
France, Quétigny, Réserves naturelles de France, 2007, http://www.reserves-naturelles.org/
sites/default/files/librairie/milieux_forestiers.pdf.
de la protection de la nature à la gestion de la biodiversité 149

revendication radicale et légitime de la société du xxie siècle. La nature n’a


besoin que de temps et d’espace ; l’un nous apporte l’équilibre, et l’autre
la liberté.

Entre nature contrôlée et nature méprisée, le choix d’une nature respectée


reste possible. Pour les aménageurs, la nature est un objet à façonner. Pour
les gestionnaires de la biodiversité, transformés de protecteurs en produc-
teurs de la nature, la nature est un faire-valoir et un objet technique qui ne
laisse pas de place à l’improvisation. Les défenseurs de la naturalité optent
pour une vision dynamique et évolutionniste de la nature avec tout ce qu’elle
peut avoir d’aléatoire. C’est une approche sensible qui ne sacralise pas la
nature mais qui insiste sur le lien vital que nous avons avec elle. La nature
n’est pas une affaire de raison mais une affaire de cœur.
La nature, la science et le sacré
Catherine Larrère
Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne

La science a désenchanté le monde, elle a expulsé le sacré de la nature. L’idée


est assez généralement admise, et c’est souvent au nom de la science que
l’écologie est accusée de réenchanter le monde ou d’être une nouvelle reli-
gion. En 1992, quand se réunissait à Rio le premier Sommet de la Terre,
les signataires de l’appel de Heidelberg, parmi lesquels on comptait de
nombreux Prix Nobel, s’inquiétaient « d’assister, à l’aube du xxie siècle, à
l’émergence d’une idéologie irrationnelle qui s’oppose au progrès scienti-
fique et industriel et nuit au développement économique et social 1 ». La
sacralisation de la nature à laquelle procéderait l’écologie s’expose ainsi à
deux critiques. L’une est théorique et dénonce l’irrationalité d’une position
qui conduit à supposer des forces obscures à l’œuvre dans la nature. L’autre
est pratique : l’attitude de respect à l’égard d’une nature sacrée conduit à
s’interdire d’agir. On reproche aux protecteurs de la nature de « geler » les
espaces mis à l’écart de l’action humaine ou on fait du principe de précau-
tion un principe d’inaction. C’est, pour ces critiques, mettre en cause l’al-
liance entre « Science, Technologie et Industrie » dont se réclame le projet
moderne.
Nous n’examinerons pas ici si cette assimilation du sacré et du religieux,
qui va de soi pour les critiques de l’écologisme, est justifiée. Que le christia-
nisme (et plus généralement les monothéismes) puisse également prétendre
avoir expulsé le sacré de la nature, pour mieux affirmer le religieux, est un
aspect du problème qui ne nous retiendra pas ici. Nous faisons référence à
une sacralisation dont les écologistes sont accusés, et que leurs détracteurs
assimilent à une attitude religieuse. Si religiosité il y a, elle serait alors peut-
être plus païenne que chrétienne. C’est, notamment, ce que pourrait laisser
supposer le choix du nom de Gaïa, ancienne déesse grecque et latine de la
Terre, pour qualifier l’hypothèse, avancée dans les années 1970 par James
Lovelock et Lynn Margulis 2. Selon cette hypothèse, la terre est une planète
vivante qui a non seulement créé son atmosphère mais s’est maintenue en

1. Appel publié en annexe du livre de D. Lecourt, Contre la peur, suivi de Critique de l’appel
de Heidelberg, Paris, Hachette (Pluriel), 1993, 2e éd., p. 171-172.
2. J. Lovelock, La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion (Champs), 1993.
152 y a-t-il du sacré dans la nature ?

vie grâce à son autorégulation. Jusqu’à quel point le fait de donner à la Terre,
conçue comme un organisme, le nom d’une déesse témoigne-t-il d’une sacra-
lisation de la nature ? Longtemps repoussée par beaucoup de scientifiques
– et le nom même de Gaïa a joué un rôle dans cette hostilité –, l’hypothèse
est maintenant considérée avec beaucoup plus de faveur au sein même
des milieux scientifiques. De leur côté, des philosophes qui s’occupent de
questions de science et d’environnement, comme John Baird Callicott ou
Mary Midgley, l’ont retenue pour les conséquences éthiques que l’on peut
en dégager 3. Dans Gaïa: The Next Big Idea (2001), Mary Midgley aborde
frontalement la question des rapports entre la science et le sacré, et, à l’en-
contre de ce que laissent supposer les signataires de l’appel d’Heidelberg,
fait voir qu’il ne s’agit pas toujours, loin de là, de relations d’opposition 4.
À sa suite, nous voudrions nous demander quelles peuvent être les bases
d’un accord entre la science et le sacré. Après une présentation générale de
la question, nous montrerons comment, en ce qui concerne la nature, l’ac-
cord se fait sur une certaine conception de l’ordre, dont nous questionne-
rons les conséquences pratiques. Il s’agit donc de s’interroger sur l’existence
d’un accord entre la science et le sacré, mais aussi de se demander si c’est
une condition nécessaire pour la protection de la nature.

la science et le sacré : les deux modèles


Neptune, Jupiter, Saturne, Mars : les planètes du système solaire portent
des noms empruntés au Panthéon de l’Antiquité. Nous n’y voyons plus guère
qu’une homonymie. Pourquoi suspecter une sacralisation dans l’attribu-
tion du nom de Gaïa à une hypothèse qui se veut scientifique ? C’est peut-
être que cette attribution fut délibérée et résulta de la convergence, dans
les années 1970, entre les observations faites par Lovelock (qui travaillait
pour la Nasa) et le séminaire que tint en 1973 une universitaire féministe,
Charlene Spretnak, sur « les femmes et la mythologie » et qui déboucha sur
une publication consacrée aux « déesses oubliées de la Grèce archaïque 5 » :
c’est de là que vient la proposition du nom Gaïa pour l’hypothèse formulée
par Lovelock. Il s’agit bien d’accorder le sacré et la science. Lovelock se
défend avec insistance d’être animiste ; il sait bien que le terme d’organisme,

3. J. B. Callicott, « De la land ethic à l’éthique de la Terre : Aldo Leopold à l’époque du


changement climatique global », dans H.-S. Afeissa (dir.), Écosophies, la philosophie à
l’épreuve de l’écologie, Paris, MF (Dehors), 2009, p. 55-79.
4. M. Midgley, Gaïa: The Next Big Idea, Londres, Demos, 2001, et Id., « Gaian Thinking:
Putting it all Together », dans D. Midgley (éd.), The Essential Mary Midgley, Londres/
New York, Routledge, 2005, p. 347-378.
5. C. Spretnak, Lost Goddesses of Early Greece, Berkeley, Moon Books, 1978. Voir C. Merchant,
Earthcare: Women and the Environment, Londres/New York, Routledge, 1996, p. 3.
la nature, la science et le sacré 153

appliqué à la terre, est une métaphore, mais, en même temps, comme tous
ceux qui adoptent l’hypothèse, il tient au nom de Gaïa : « Si la science n’est
pas capable de faire place à cette grande vision, si Gaïa n’ose pas dire son
nom dans la Nature, alors, honte à la science 6 !  »
Selon Mary Midgley, cet accord entre la science et le sacré n’a rien d’ex-
ceptionnel. La science a très souvent une attitude quasi religieuse à l’égard
du monde. À l’appui de son jugement, elle cite Einstein qui fait constam-
ment référence à Dieu pour expliquer sa propre façon de raisonner (« Dieu ne
joue pas aux dés », « Le Seigneur est subtil mais pas trompeur »…), et précise
que de telles références sont délibérées : « La science ne peut être créée que
par ceux qui sont tout entiers pénétrés par une aspiration vers la vérité et la
compréhension. La source d’un tel sentiment, cependant, jaillit de la sphère
religieuse 7 » et, pour ceux qui verraient là une lubie personnelle d’Einstein,
elle cite toute une série de livres de physique (pour le grand public) où Dieu
apparaît dans le titre. Si cela ne fait pas problème en physique, pourquoi
s’en indignerait-on quand il s’agit de la vie ? Serait-ce, se demande-t-elle,
que Gaïa est une déesse féminine, et qu’il y aurait là quelque misogynie ?

Quoi qu’il en soit de cette misogynie supposée, Mary Midgley a raison, en


tout cas, au moins sur le premier point de son argumentation : l’accord entre
la science et la religion ou entre la science et le sacré est très fréquent en
physique. L’astrophysicien Trinh Xuan Thuan, auteur de nombreux ouvrages
à succès sur l’univers, illustre cet accord par son histoire personnelle : né
au Vietnam dans une famille de lettrés, élevé dans la religion bouddhiste,
il a reçu une formation scientifique en France puis aux États-Unis où il a
effectué une brillante carrière scientifique dans de grandes universités, ce qui,
bien loin de remettre en cause sa formation religieuse, en a plutôt renforcé
les convictions. Insister sur l’accord entre sa vision religieuse et sa vision
scientifique le conduit à se prononcer en faveur d’une science contempla-
tive et non tournée vers l’action technique : il s’agit bien de comprendre le
monde plutôt que de le transformer 8.
Il peut se réclamer d’une filiation aussi prestigieuse qu’ancienne. À celui
qui lui demandait « Pourquoi êtes-vous né ? », Anaxagore, le philosophe – ou
physicien – présocratique répondait : « Pour observer le soleil, la lune et le
ciel 9. » On peut trouver une explication de cette déclaration dans le livre

6. J. Lovelock, cité dans M. Midgley, The Essential Mary Midgley, op. cit., p. 360 (notre
traduction).
7. Einstein, « Science et religion », Nature, 65, 1940, cité dans ibid., p. 361 (notre traduction).
8. T. X. Thuan, Le Cosmos et le Lotus. Confessions d’un astrophysicien, Paris, Albin Michel, 2011.
9. Diogène Laerce, Vie, doctrines et sentences des philosophes illustres, Paris, Flammarion (GF),
1965, t. 1, p. 105.
154 y a-t-il du sacré dans la nature ?

de Pierre Hadot, Le voile d’Isis. L’histoire de l’idée de nature y est abordée


à partir de l’étude d’un aphorisme d’Héraclite, « Nature aime à se cacher »,
et Pierre Hadot dégage deux grands modèles du dévoilement de la nature,
prométhéen et orphique. Le modèle prométhéen est celui qui veut forcer, par
la technique, la nature à révéler ses secrets. Il est présent dans l’Antiquité, au
travers de l’alliance entre la mécanique et la magie, mais il trouve son plein
épanouissement dans la modernité, avec Bacon (qui déclare vouloir mettre
la nature à la question, c’est-à-dire à la torture) et la mathématisation de la
physique qui a permis le développement de sciences expérimentales à visée
prédictive et active. Dans le modèle orphique, au contraire, « l’homme se
considère comme partie de la nature, parce que l’art est déjà présent, d’une
manière immanente, dans la nature […]. L’occultation de la nature ne sera
pas perçue comme une résistance qu’il faut vaincre, mais comme un mystère
auquel l’homme peut être peu à peu initié 10 ».

À première vue, on pourrait penser que la démarche scientifique ne relève


que du modèle prométhéen. Le livre d’Hadot montre que ce n’est pas le
cas. D’abord, les deux modèles ne sont pas exclusifs : Hadot repère l’un et
l’autre chez Cicéron. Ensuite, le modèle orphique peut aussi caractériser
l’attitude scientifique. Sans doute trouve-t-il exemplairement son illustra-
tion dans le romantisme allemand et jusqu’à Heidegger (l’idée du poème),
mais ce n’est pas un modèle antiscientifique et Pierre Hadot montre que
c’est à partir de lui que peuvent être formulées les conceptions du progrès
des sciences et de l’éthique scientifique 11.
Ce lien entre science et religion, ce « frisson du sacré » qui anime la
recherche des physiciens n’est pas donc irrationnel – comme l’assimila-
tion de toute démarche scientifique au modèle prométhéen conduit à l’af-
firmer –, il relève du paradigme orphique. Cela permet à Trinh Xuan Thuan
de se démarquer de la physique réductionniste moderne, celle de Newton
et de Laplace, et d’affirmer son rejet d’une techno-science orientée vers
l’utile, tout en continuant à se dire scientifique et en proclamant « l’alliance
retrouvée entre l’homme et l’univers » : « C’est bien parce que je m’émer-
veille devant la beauté du monde et que je ressens son ineffable mystère que
je fais de la science 12. »

10. P. Hadot, Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de nature, Paris, Gallimard, 2004,
p. 106.
11. Ibid., p. 176-199.
12. T. X. Thuan, Le Cosmos et le Lotus…, op. cit., p. 189.
la nature, la science et le sacré 155

gaïa et le holisme des écologistes


Donner le nom de Gaïa à une hypothèse scientifique : cela peut donc se
comprendre à partir du paradigme orphique. Lorsque l’on quitte « le soleil, la
lune et le ciel » pour venir sur terre et s’occuper du vivant, quel est le modèle
naturel qui s’impose à ceux qui rejettent les ambitions prométhéennes et
peuvent se retrouver dans le modèle orphique ? Que représente Gaïa ?
Les tenants de l’hypothèse Gaïa ne sont pas les seuls à invoquer une déesse
pour avancer leur cause. C’est autour d’une vision féminine et souvent divi-
nisée de la Terre que se retrouvent un certain nombre de mouvements envi-
ronnementaux : la Mother Earth du premier Sommet national des peuples
de couleur sur l’environnement, qui s’est tenu à Washington en 1991 13, la
Pacha Mama, « la vieille déesse Terre traditionnelle des Amérindiens », célé-
brée dans la constitution équatorienne 14, Prakriti, principe féminin indien
défendu par Vandana Shiva 15… Dans la diversité de ces qualificatifs on
peut voir la reprise d’une vision organique de la Terre, assimilée à une mère,
vision qui a été longtemps dominante dans diverses régions du monde, y
compris dans l’Europe d’avant l’avènement du mécanisme (jusqu’au milieu
du xviie siècle). Certes, il s’agit toujours de métaphores, mais, comme l’a
montré Carolyn Merchant, les métaphores sont très importantes, car elles
lient le descriptif et le normatif, en associant aux images des sanctions
morales. On ne fouille pas les entrailles de sa mère avec des instruments en
métal : la vision organique de la Terre est souvent invoquée dans les écrits
qui s’opposent à l’extraction minière, à l’époque des Romains, comme au
xvie siècle 16. Cela peut expliquer la mobilisation de ces références trans-
culturelles à une Terre sacrée par les mouvements environnementaux actuels.
Gaïa n’est ainsi qu’un exemple parmi d’autres de ces images fédératrices.
Mais son adoption, intellectuelle et occidentale, met l’accent sur l’élabo-
ration rationnelle de son contenu. Celui-ci peut être dit « holiste » : non
seulement parce qu’il est organiciste, mais surtout parce que faire référence
à Gaïa, c’est affirmer son appartenance à un tout, ce qui est une compo-
sante du modèle orphique. Cette vision holiste doit-elle être considérée
comme religieuse, se demande Mary Midgley ? Si c’est le cas, ce sens de
13. First National People of Color Environmental Leadership Summit, Washington,
24-27 octobre 1991, http://www.ejnet.org/ej/principles.html. Voir G. Di Chiro, « Nature as
Community: The Convergence of Environment and Social Justice », dans W. Cronon (éd.),
Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature, Londres, Norton, 1995,
p. 304-317.
14. M.-A. Hermitte, « Catégories de la nature », Annales. Histoire, sciences sociales, 1, 2011,
p. 211.
15. V. Shiva, Staying Alive: Women, Ecology and Development, Londres, Zed Books, 1988.
16. C. Merchant, The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution,
San Francisco, Harper and Row, 1980.
156 y a-t-il du sacré dans la nature ?

l’appartenance n’implique aucune croyance particulière. Le religieux ne


se définit pas ici par un ensemble de croyances déterminées, mais par des
attitudes, très largement partagées :
Bien des scientifiques qui sont des athées militants peuvent comprendre
qu’il faut protéger la biosphère. Il en est de même pour nous tous, que nous
soyons ou non religieux. C’est le monde dont nous faisons partie, et dont
les autres parties nous concernent pour cette raison 17.
C’est cela, le holisme : ce sentiment d’appartenance à un tout qui nous
englobe, que nous n’avons pas fait, et pour lequel il peut être approprié de
se sacrifier 18. N’est-ce pas là qu’intervient le sacré ? On retrouve cette idée
du sacrifice dans un article que Donald Worster, historien de l’écologie,
consacre à la question de l’ordre naturel et de sa restauration 19. L’article
commence par une référence à la mort d’Aldo Leopold, frappé par une crise
cardiaque alors qu’il aidait un voisin à combattre un feu de forêt. L’auteur de
l’Almanach d’un comté des sables 20, l’ouvrage de référence des protecteurs de
la nature, se serait-il sacrifié pour la défense de la nature ? Donald Worster
affirme en tout cas que Leopold croyait en la possibilité de restaurer un
espace naturel dégradé, de trouver le chemin de retour vers le jardin d’Eden.
Leopold, donc, selon Worster, croyait à l’existence d’un ordre naturel que
l’homme peut aider à maintenir ou rétablir.
Or il s’agit là, pour Donald Worster, d’une croyance très largement
partagée, dans laquelle on peut voir converger une vision métaphysique et
même religieuse de la nature, un impératif moral, un contenu scientifique
et une perception esthétique. Ce qui attire les hommes vers la nature, et
notamment ceux qui viennent visiter les espaces réhabilités par Leopold dans
son « comté des sables », au nord de l’État du Wisconsin, c’est « la croyance
partagée que le monde de la nature constitue une structure ordonnée que
nous sommes obligés de respecter, dont nous devons prendre soin et pour
la sauvegarde de laquelle nous devons peut-être risquer notre vie 21 ». On
retrouve le même schéma d’ordre, la même conception dans diverses reli-
gions, qu’il s’agisse du judaïsme, du christianisme, du taoïsme, de l’hin-
douisme… Que cette totalité ordonnée soit désignée sous le nom de Nature,
d’Être ou de Création, c’est toujours avec un sentiment où se mélangent le

17. M. Midgley, Evolution as a Religion: Strange Hopes and Stranger Fears [1985], Londres/
New York, Routledge, 2002, p. 185.
18. Ibid., p. 16.
19. D. Worster, « Restoring a Natural Order », dans Id., The Wealth of Nature. Environmental
History and the Ecological Imagination, New York, Oxford University Press, 1993, p. 171-183.
20. A. Leopold, A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949 [trad. fr.
Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995].
21. D. Worster, « Restoring a Natural Order », art. cité, p. 173 (notre traduction).
la nature, la science et le sacré 157

respect et la peur, cette terreur sacrée (awe en anglais) qui allie l’émotion
morale devant ce qui nous dépasse et l’admiration esthétique pour ce qui
nous est donné, combinaison d’éléments esthétiques, moraux et religieux
qui constituent les composantes de l’idée de sublime. Worster insiste beau-
coup sur l’importance de cette dimension esthétique, de la conscience que
nous avons de la beauté de la nature. Pour lui cette conscience est première,
c’est de là que tout procède. Elle joue en effet, en chacun, le rôle d’un opéra-
teur moral, qui nous fait passer du descriptif au normatif, qui, dans ce que
nous voyons découvre ce que nous devons faire. L’émotion esthétique est
en même temps morale, la beauté éprouvée effectue la conversion de l’être
en devoir-être que la déduction ne peut réaliser. Et elle le fait d’autant plus
que la perception esthétique de la nature, à la différence de la plupart des
approches scientifiques, n’est pas réductionniste, elle ne décompose pas le
monde, elle se rapporte à un ensemble, à une totalité.
Cette convergence des expériences esthétiques et religieuses ne se fait
nullement au détriment de la rationalité de la globalité ainsi appréhendée.
Quand les chrétiens s’extasient devant la « Création », explique Worster, ils
ont « en tête un arrangement ordonné des choses naturelles qui est à la fois
rationnel et au-delà de notre compréhension 22 ». C’est dans cette vision holiste
que s’enracine le « frisson sacré » qui, pour Worster comme pour Einstein,
pousse les scientifiques vers la connaissance d’une nature qui les dépasse et
dont ils admireront toujours, avec terreur et plaisir, « l’ordre exquis ».

Il y a donc, pour Worster, une sorte de module de base, commun à diverses


cultures, que l’on trouve à la fois dans les religions et dans les attitudes
scientifiques, et qui inclut les hommes dans un ensemble naturel ordonné
pour lequel ils ont de la révérence et peuvent même être prêts à se sacri-
fier. Cela n’implique, chez Worster, ni adhésion religieuse, ni conception
du design, c’est-à-dire d’une création du monde ordonnée par un dessein
divin. Worster donnerait sans doute une explication évolutionniste de cette
référence transculturelle à un ordre naturel auquel les humains ont part et
qu’ils vénèrent, ou respectent, d’une façon ou d’une autre : il y va de nos
capacités d’adaptation, et l’on peut supposer que les conditions de survie
de différentes communautés humaines ont poussé à la sélection de visions
holistes assurant avec succès leur intégration dans leur environnement.
Aussi ce schéma commun donne-t-il lieu à des élaborations très diffé-
rentes, même dans ces formes les plus rationnelles et même scientifiques. La
référence à un ordre naturel n’implique pas une vision rigidement statique,
elle est compatible avec une conception dynamique des processus naturels.

22. Ibid.
158 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Il en est ainsi de la théorie darwinienne de l’évolution, selon Worster : à


travers tous les combats individuels pour la survie, tous les ratés de la sélec-
tion et de l’adaptation, tous les bouleversements catastrophiques de la
géologie et du climat, se maintient un remarquable degré d’ordonnance-
ment du monde, un schéma évolutif, une beauté qui se donne à voir même
si c’est celle d’un processus plutôt que de relations constantes. L’écologie,
pour Worster, peut donc intégrer le changement, sans remettre en cause une
tendance certaine vers l’équilibre : c’est le cas avec Clements puis Tansley,
car, avec ce dernier, s’impose la conviction que le monde est solidement
structuré par de complexes interactions physiques, que l’on peut étudier à
différentes échelles.

Pour plastique qu’elle soit, cette vision commune est cependant remise en
cause, selon Worster, par les développements récents (à la fin des années 1970)
d’une écologie « révisionniste », pour qui l’écosystème est une fiction et qui
remet radicalement en cause toute idée d’ordre, même dynamique : pour
une telle écologie, il n’y a pas de totalité, il n’y a que des fragments, il n’y
a pas d’équilibres de la nature, pas de communautés qui se maintiennent,
pas de direction d’ensemble repérable 23. Worster y voit la conséquence de
l’historicisation de l’écologie, qui s’intéresse plus aux changements sur de
longues périodes de temps qu’à la permanence des structures. Et avec l’his-
toricisme s’introduit le relativisme, c’est-à-dire l’effacement des critères et
des repères sur lesquels s’appuyer : tout se vaut, il n’y pas d’ordre dans la
nature, c’est nous qui l’y mettons suivant nos désirs.
Comment une telle écologie du chaos pourrait-elle être compatible avec
la conviction sur laquelle est fondée la protection de la nature : celle de la
possibilité de restaurer l’ordre détruit ? Les conséquences de cette écologie
révisionniste sont tellement contraires à l’engagement sur lequel repose la
protection de la nature, que l’explication de ce changement doit être recher-
chée « en dehors du domaine de la science, défini strictement 24 ». Worster
s’emploie donc à déconstruire cette version de l’écologie qu’il récuse. Le
modèle, ou l’origine, s’en trouve dans la société où elle s’est développée,
dans le capitalisme. Comme Marx l’avait annoncé dans le Manifeste du Parti
communiste, le capitalisme ne peut exister sans révolutionner constamment
ses conditions sociales, « tout ce qui est fixe disparaît, tout ce qui est solide
fond dans l’air, tout ce qui est sacré est profané 25 ». Les sociétés industrielles,

23. Dans un autre chapitre de son livre, Worster se réfère à l’ouvrage de D. Botkin,
Discordant Harmonies. A New Ecology for the Twenty-First Century, New York, Oxford
University Press, 1990.
24. Ibid., p. 177 (notre traduction).
25. Marx, cité dans ibid., p. 179 (notre traduction).
la nature, la science et le sacré 159

comme l’avait prévu Marx, vivent dans le déséquilibre permanent, toute


stabilité est dépréciée, on ne craint que la stabilité rebaptisée stagnation…
Là où les sociétés traditionnelles avaient valorisé un ordre qu’elles tendaient
à trouver dans la nature, les sociétés contemporaines voient leur environne-
ment comme elles se voient elles-mêmes, dans un processus de destruction
constante. On ne peut, pour Worster, qu’aspirer à un avenir postindustriel
de stabilité et d’ordre.
Worster est si attaché au holisme et au modèle d’ordre qu’il recèle, que
des conceptions qui s’y opposent ouvertement ne peuvent être que rejetées.
Mais est-ce la seule position possible et ne doit-on juger une conception
scientifique que par ses conséquences supposées ?

sacraliser la nature ou faire société avec elle ?


L’hostilité témoignée à l’hypothèse Gaïa procède peut-être d’une certaine
misogynie, comme le suggère Mary Midgley. Cela ne signifie pas pour autant
que déifier les femmes soit une contribution au féminisme. Le culte de la
Vierge Marie n’ayant guère fait avancer la cause des femmes, on peut donc
se demander si sacraliser ou diviniser la Terre est la meilleure façon de lutter
contre les dégradations de notre environnement naturel et si, de la remise
en cause de l’idée d’un ordre naturel, s’ensuit nécessairement l’impossibi-
lité de protéger la nature.
Cela va de soi pour Worster. Comment pourrait-on aimer, respecter,
protéger une nature chaotique ? À quoi peut-on se référer s’il n’existe pas
d’ordre naturel à restaurer ? Pour lui, une écologie qui fait des perturbations
la règle et non l’exception ne peut s’accorder qu’avec une conception anthro-
pocentriste qui cherche à justifier sa tendance à révolutionner le monde. Si
tout est instable, si la nature n’est que changement, il n’y a plus moyen de
distinguer entre ce qui est bon (les équilibres naturels) et ce qui est mauvais
(les déséquilibres introduits par les actions humaines).

Worster ne nie pas que de nouveaux courants de l’écologie scientifique se


soient développés, qui ne s’appuient plus sur les équilibres de la nature.
Ce sont les conséquences de ces développements qui l’inquiètent : elles le
conduisent à remettre en cause leur scientificité. Mais, entre une théorie
scientifique et un engagement éthique, faut-il vraiment supposer des rapports
de consécution logique, voire d’implication causale ? Sans nier qu’il puisse
y avoir, entre une proposition scientifique et une injonction éthique, des
rapports étroits, nous préférons préserver une certaine indépendance à
chacun des deux domaines (scientifique et éthique), en avançant l’idée qu’il
160 y a-t-il du sacré dans la nature ?

s’agit seulement de rapports de convenance, non d’implication ou de consé-


quence. Il y a entre science et éthique ce que l’on pourrait appeler des affinités
électives : certaines positions éthiques (ou, plus généralement, normatives)
s’accordent mieux que d’autres avec certains types de propositions scien-
tifiques, mais les unes ne découlent pas nécessairement des autres. Il s’agit
donc, pour chacun d’entre nous, de mettre à l’épreuve nos connaissances
scientifiques et nos convictions éthiques pour voir comment elles peuvent
(ou non) s’accorder. Selon cette perspective, Worster constate (peut-être un
peu vite) l’impossibilité d’un accord entre l’écologie « révisionniste » et les
engagements de protection de la nature, plutôt qu’il ne tire la conséquence
inévitable des développements écologiques récents.
Cela peut expliquer que l’écologie « révisionniste » ou les théories contem-
poraines du chaos ne rallient pas seulement les suffrages de ceux qui veulent
pouvoir faire ce qu’ils veulent dans la nature, mais qu’elles alimentent positi-
vement les réflexions de défenseurs de l’environnement qui y voient la possi-
bilité de prendre leur distance par rapport à une vision holiste trop rigide :
Isabelle Stengers s’y réfère pour défendre une vision faible de Gaïa (dont
l’état n’est pas stable mais « métastable 26 »), Carolyn Merchant propose
une « éthique du partenariat » avec la nature (partnership ethics), qui laisse
sa place à l’existence indépendante de processus naturels en montrant que
les théories du chaos conduisent à renoncer à tout prévoir (la prévisibilité
étant la base d’appui d’une science qui vise à dominer la nature 27). Patrick
Blandin voit dans l’abandon de la théorie des équilibres naturels la promesse
de nouveaux modes de protection de la nature 28, et nous l’avons suivi sur
ce chemin en montrant, dans les transformations récentes de l’écologie, la
possibilité d’échapper aux impasses d’une opposition rigide entre l’homme
et la nature 29.

Le problème est de savoir jusqu’à quel point on peut aménager le paradigme


orphique sans s’exposer à devenir prométhéen. Or, si l’on est conduit à penser
que, à partir du moment où l’on ne trouve plus d’ordre dans la nature, on
est justifié d’y faire n’importe quoi, c’est peut-être que, s’en tenant à une

26. I. Stengers, Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2009.
27. C. Merchant, Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture, Londres/
New York, Routledge, 2004.
28. P. Blandin, De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles, Quæ,
2009.
29. C. Larrère, R. Larrère, « Du “principe de naturalité” à la “gestion de la diversité biolo-
gique” », dans R. Larrère, B. Lizet, M. Berlan-Darqué (éd.), Histoire des parcs nationaux.
Comment prendre soin de la nature, Versailles, Quæ, 2009.
la nature, la science et le sacré 161

opposition rigide entre contemplation (de l’ordre) et action (sur un maté-


riau inerte), l’on ne conçoit d’autre modèle d’action que prométhéen.
Le seul type d’action qui pourrait se réclamer du modèle orphique, c’est,
semble-t-il, celui qu’indique Worster : faire en sorte (en intervenant le moins
possible) que se rétablisse l’ordre naturel momentanément perturbé. Il n’en
est pourtant pas nécessairement ainsi : on peut en trouver une indication
chez Rousseau. Que la vision que celui-ci a de la nature relève du paradigme
orphique, c’est ce dont les Rêveries du promeneur solitaire persuaderont aisé-
ment ses lecteurs : Rousseau étendu dans sa barque, se laissant mollement
aller aux mouvements de l’eau, sans plus pouvoir distinguer ce qui est inté-
rieur ou extérieur 30… Rousseau, aussi, condamnant ceux qui fouillent les
entrailles de la terre, et veulent percer les secrets que la nature a pris soin
de nous cacher 31… Pour autant, Rousseau ne condamne pas toute inter-
vention dans la nature, toute technique. Simplement, il ne voit pas jamais
les choses de façon prométhéenne : il ne s’agit, à l’opposé de Bacon, ni de
conquérir la nature, ni de la dominer.
Que le rapport à la nature ne se limite pas aux extases fusionnelles décrites
dans les Rêveries ou dans une des Lettres à Malesherbes 32, mais que l’on puisse
agir sans détruire la nature, c’est ce que montre, dans La Nouvelle Héloïse, la
visite du jardin de Julie, dans le domaine de Clarens, au bord du lac Léman.
En y pénétrant, Saint-Preux se croit transporté dans les îles désertes des mers
du Sud : « Ô Tinian ! ô Juan Fernandez, Julie le bout du monde est à votre
porte ! » D’un sourire, Julie dissipe l’enchantement : « C’est ici le même
verger où vous vous êtes promenés autrefois et où vous vous battiez avec ma
cousine à coups de pêches 33. » Mais pour Saint-Preux, le mystère persiste.
Comment cela a-t-il pu se faire ? Ou bien on a fermé la porte du jardin et
la nature a tout fait, ou bien cela a dû coûter très cher. Empêtré dans le
dualisme, Saint-Preux ne voit pas de milieu : c’est soit la nature, soit l’art.
Julie va lui révéler une autre façon de faire, qui combine l’art et la nature :
« La nature a tout fait, mais sous ma direction, et il n’y a rien là que je n’y
aie ordonné 34. » Apparemment plus directive que celle de Bacon (« On ne
commande à la nature qu’en lui obéissant »), la formule de Julie est en fait
tout le contraire. Car elle ne suppose nul conflit entre l’homme et la nature,
il ne s’agit pas de conquérir, d’imposer sa volonté à une nature rebelle ou

30. J.-J. Rousseau, Les Rêveries du promeneur solitaire, cinquième promenade.


31. Ibid., septième promenade.
32. J.-J. Rousseau, Lettres à Malesherbes, troisième lettre.
33. Id., La Nouvelle Héloïse, IV, 11, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), 1964, t. 2, p. 471.
34. Ibid., p. 472.
162 y a-t-il du sacré dans la nature ?

rétive. C’est une formule de coopération, de pilotage : il ne s’agit pas de


faire, au sens de fabriquer, mais de faire avec.

Une telle formule permet de concevoir ce qui, à première vue, pourrait


paraître impossible chez Rousseau : un art du naturel. C’est la capacité à
faire coexister les contraires. C’est ce à quoi réussit le jardin de Julie. Le
cultivé (l’herbe semée) et le sauvage s’y rencontrent en effet : « Le gazon
verdoyant, épais, mais court et serré était mêlé de serpolet, de baume, de
thym, de marjolaine, et d’autres herbes odorantes 35. » Autour de cette pola-
rité, d’autres se distribuent : l’utile et l’ornemental, la fleur des champs,
ou des friches, et la parure des jardins (le genêt et la rose). Même le para-
sitaire se retourne vers son contraire. Dans le jardin de Julie, lianes ou
« guirlandes » jouent un rôle décisif : elles replient le végétal sur lui-même,
apportant luxuriance et fécondité à ce qui, laissé à soi-même, n’était que
verger « clairsemé » ou « lieux stériles ». Cette coopération des contraires se
poursuit quand on passe du végétal à l’animal. Le jardin résonne du bruit
des oiseaux, et Saint-Preux, un peu inquiet, soupçonne quelque cage. Mais
cette « volière » n’en est point une : les oiseaux fréquentent librement des
lieux qu’on leur a rendus attrayants sans jamais les y enfermer. « Je vois que
vous voulez des hôtes et non des prisonniers », félicite Saint-Preux. Mais
Julie inverse à nouveau le rapport : « Qu’appelez-vous des hôtes, répondit
Julie ? C’est nous qui sommes les leurs 36. »
Comme l’a montré Jean-Luc Guichet, « l’image de la volière libre ne fait
que prolonger et magnifier dans l’utopie de l’écriture un certain idéal d’ap-
privoisement chez Rousseau qui, depuis toujours, tente dans une pratique
réelle de se lier les animaux, particulièrement les oiseaux, sans rien leur ôter
de leur liberté 37 ». On peut trouver, dans cette façon de faire le lien, comme
un écho de l’objectif du contrat social, où il s’agit aussi de « trouver une
forme d’association » où chacun « reste aussi libre qu’auparavant 38 ».
Cette perspective n’est-elle pas aussi celle de Leopold, lorsqu’il décrit ses
promenades matinales dans son domaine du « comté des sables », domaine
qu’il partage avec les autres habitants animaux ? Sans doute ne cherche-
t-il pas à les apprivoiser, et n’hésite-t-il pas à les chasser ou à les pêcher. Mais
c’est une façon de mener vie commune : il ne s’agit pas pour lui de se tenir
à l’écart d’une nature sanctuarisée, mais de vivre dans la nature, de faire
société avec la nature, plutôt que de la sacraliser.

35. Ibid., p. 473.


36. Ibid., p. 476.
37. J.-L. Guichet, Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthropologique
des Lumières, Paris, Cerf, 2006, p. 383.
38. J.-J. Rousseau, Du contrat social, I, 6.
la nature, la science et le sacré 163

On peut ainsi envisager que le paradigme orphique ne conduise pas à la


seule contemplation mais autorise des formes d’action, de coopération avec
la nature, non de domination. Ce serait substituer à l’agir technique un agir
environnemental, qui maintienne nos liens avec la nature sans la sacraliser.

L’accusation portée par des scientifiques contre une écologie qui sacralise-
rait la nature repose sur l’affirmation de l’incompatibilité entre la science
et la religion. Or cette incompatibilité n’existe pas toujours : il y a conver-
gence, sinon communauté d’origine, entre la vision religieuse et la vision
scientifique de la nature. C’est ce que l’on comprend en explorant le modèle
orphique (comme le nomme Pierre Hadot) d’interprétation des secrets de
la nature. Sacraliser la nature, ce n’est donc pas nécessairement tourner le
dos à la science : l’écologie ne cesse pas d’être scientifique lorsqu’elle consi-
dère que la nature est sacrée. Mais cela suppose une certaine conception de
la nature, ou de la Terre, dans son intégralité, ou sa globalité : une vision
holiste, mettant en avant des idées d’ordre. On peut donc être amené à se
détacher de ces conceptions, sans pour autant ne voir dans la nature qu’un
matériau inerte que nous pouvons dominer à volonté. Plutôt que de sacra-
liser la nature, nous préférons faire société avec elle, en réfléchissant sur nos
façons de faire dans ou avec la nature : à un agir technique, on peut proposer
de substituer un agir environnemental.
Présentation des auteurs

Augustin Berque, né en 1942 à Rabat, géographe, orientaliste et philo-


sophe, est directeur d’études à l’École des hautes études en sciences sociales
(Paris). Il promeut une mésologie héritière de l’Umweltlehre d’Uexküll et
de la fûdogaku de Watsuji. Membre de l’Académie européenne, il a été en
2009 le premier Occidental à recevoir le Grand Prix de Fukuoka pour les
cultures d’Asie. Dernières parutions : Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient
vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010 ; Milieu et identité humaine. Notes pour
un dépassement de la modernité, Paris, Donner lieu, 2010 ; Thinking through
Landscape, Londres/New York, Routledge, 2013 ; Poétique de la Terre. Histoire
naturelle et histoire humaine, essai de mésologie (Belin, à paraître).

Christophe Boureux, dominicain, docteur en anthropologie religieuse


et en théologie, enseigne la théologie systématique à l’Université catholique
de Lyon. Parallèlement à ses activités d’enseignement et de recherche, il
gère sur le plan paysager et sylvicole le domaine de La Tourette qui abrite
le couvent construit par Le Corbusier. Parmi ses publications : Les plantes
de la Bible et leur symbolique, Paris, Cerf, 2001.

Pierre Charbonnier est agrégé et docteur en philosophie. Il est chargé


de recherches au CNRS, laboratoire interdisciplinaire d’études sur les réflexi-
vités (Institut Marcel-Mauss/École des hautes études en sciences sociales).
Ses travaux portent sur l’histoire et l’épistémologie des sciences sociales,
ainsi que sur la question environnementale. Il a dirigé avec Yaël Kreplak le
numéro 22 (2012) de la revue Tracés : Écologiques : enquêtes sur les milieux
humains. Il a notamment publié « La nature est-elle un fait social comme les
autres ?  », Cahiers philosophiques, 132, 2013 et « Le rendement et le butin :
regard écologique sur l’histoire du capitalisme », Actuel Marx, 53, 2013. Il
prépare actuellement un ouvrage sur l’histoire de l’anthropologie de la nature.

Alain Cugno, né en 1942, ancien élève de l’École normale supérieure


de Saint-Cloud, agrégé de philosophie, docteur d’État ès lettres et sciences
humaines, ancien professeur en khâgne au lycée Lakanal de Sceaux, est
166 y a-t-il du sacré dans la nature ?

enseignant associé aux facultés jésuites de Paris (centre Sèvres) et membre


de la Société française d’odonatologie. Dernière publication : La libellule
et le philosophe, Paris, L’iconoclaste, 2011.

Jean-Claude Génot est docteur en écologie de l’université de Bourgogne.


Il est écologue, chargé de la protection de la nature au Syndicat de coopé-
ration pour le parc naturel régional des Vosges du Nord depuis 1982. Il
travaille principalement à la protection de la nature intégrée à la gestion fores-
tière. Dans le cadre du programme Homme et Biosphère de l’Unesco, il est
responsable d’une coopération scientifique avec les réserves de biosphère de
Berezinsky en Belarus et de Kampinoski en Pologne. Avec d’autres amoureux
de la nature sauvage, il a créé Forêts sauvages, un fonds pour la naturalité
des écosystèmes. Il est membre de l’association Journalistes-écrivains pour
la nature et l’écologie (JNE) et rédacteur en chef d’un bulletin sur la natu-
ralité diffusé sur Internet. Il a rédigé de nombreux articles sur la nature. Il
est l’auteur de plusieurs ouvrages dont Vivre avec le lynx, Saint-Claude-de-
Diray, Hesse, 2006 ; La nature malade de la gestion, Paris, Sang de la Terre,
2008 et Instinct nature, Paris, Sang de la Terre, 2010. Il vient de publier
François Terrasson, penseur radical de la nature (Hesse, 2013).

Roger Gottlieb est professeur de philosophie à l’Institut polytech-


nique de Worcester (États-Unis). Il est l’auteur ou l’éditeur de nombreux
ouvrages et articles portant sur la religion, l’éthique, les sciences de l’en-
vironnement, la politique et l’Holocauste. Il collabore régulièrement au
Huffington Post, sur Patheos, Tikkun et Washington Post. Parmi ses récentes
publications : A Greener Faith: Religious Environmentalism and our Planets’
Future, New York, Oxford University Press, 2006 ; Engaging Voices: Tales of
Morality and Meaning in an Age of Global Warming, Waco, Baylor University
Press, 2011 ; Spirituality: What it is and Why it Matters, New York, Oxford
University Press, 2012.

Émilie Hache est maître de conférences à l’université Paris-Ouest


Nanterre-La Défense, au département de philosophie où elle dirige le
séminaire « Chantiers de l’écologie politique ». Ses recherches portent sur
les questions écologiques et la philosophie pragmatique. Elle est l’auteure
de Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris,
La Découverte, 2011, et vient de publier et préfacer le reader Écologie poli-
tique. Cosmos, communauté, milieux, Paris, Amsterdam, 2012. Elle travaille
aujourd’hui sur deux nouveaux chantiers croisés, l’un portant sur la dimen-
sion spéculative de la fiction écologique ; l’autre sur les écoféminismes (http://
présentation des auteurs 167

dep-philo.u-paris10.fr/departement-de-philosophie/les-enseignants/emilie-
hache-421321.kjsp).

Bérengère Hurand, docteur, ancienne élève de l’École normale supérieure


de Fontenay-Saint-Cloud, est professeur agrégé de philosophie dans l’aca-
démie de Paris. En participant au numéro 30 (2008) de la revue Labyrinthe,
intitulé Écologie = X, elle se découvre un grand intérêt pour la philosophie
de l’environnement. Sa rencontre avec Catherine Larrère fut décisive dans
l’orientation de ses recherches, qui l’ont conduite, notamment, à former
les professeurs du secondaire dans le cadre du Plan académique de forma-
tion de Créteil.

Catherine Larrère est professeur émérite à l’université Paris 1 Panthéon-


Sorbonne. Spécialiste de philosophie morale et politique, elle s’intéresse
aux questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale et aux
nouvelles technologies (protection de la nature, prévention des risques, déve-
loppement des biotechnologies), et a contribué à introduire en France les
grands thèmes de l’éthique environnementale d’expression anglaise. Elle a
publié notamment L’invention de l’économie au xviiie siècle. Du droit naturel
à la physiocratie, Paris, PUF (Léviathan), 1992 ; Actualité de Montesquieu,
Paris, Presses de la Fondation nationale des sciences politiques, 1999 ; Les
philosophies de l’environnement, Paris, PUF (Philosophies), 1997 ; Du bon
usage de la nature. Pour une philosophie de l’environnement, en collabora-
tion avec Raphaël Larrère, Paris, Aubier, 1997 (rééd. Paris, Flammarion
[Champs], 2009). Elle est membre du Comité scientifique de parcs natio-
naux de France, du Comité d’éthique Inra-Cirad, et du Conseil scienti-
fique du patrimoine naturel et de la biodiversité. Elle est présidente de la
Fondation de l’écologie politique.

Stéphane Lavignotte est doctorant en éthique à l’Institut protestant de


théologie de Paris. Il travaille sur l’éthique protestante publique. Pasteur, il
fut en charge de La Maison verte (Paris 18e), lieu d’expérimentation sociale
et écologique. Militant écologiste, il est un des fondateurs de la revue Ecorev’
et du mouvement cycliste antivoiture Vélorution. Il travaille plus particu-
lièrement sur les pensées de Paul Ricœur, Jacques Ellul, Serge Moscovici et
sur les modes de vie minoritaires et leur influence sur la société. Il a publié
Vivre égaux et différents, Paris, L’Atelier, 2008 ; Au-delà du lesbien et du mâle,
la théologie queer d’Elizabeth Stuart, Paris, Textuel, 2008 ; La décroissance
est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010 ; Jacques Ellul, l’espérance d’abord,
Lyon, Olivétan, 2012.
168 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Jean-Philippe Pierron est maître de conférences HDR en philosophie


morale et éthique appliquée, et doyen de la Faculté de philosophie à l’univer-
sité Jean-Moulin Lyon 3. Membre de l’EMR « Santé, individu et société »,
membre du réseau international « Herméneutique, mythe et image » (HMI),
il est l’auteur de Penser le développement durable, Paris, Ellipses, 2009, et de
Vulnérabilité. Pour une philosophie du soin, Paris, PUF, 2010. Il a codirigé
Repenser la nature. Dialogue philosophique, Europe, Asie, Amériques, Laval,
PUL, 2012, et dirige actuellement un numéro à paraître de la revue Éthique,
Politique, Religions intitulé : Prendre soin de la nature et des hommes.

Éric Pommier est professeur agrégé de philosophie, docteur de l’université


Paris 1 Panthéon-Sorbonne, membre associé du CERSES. Il poursuit actuel-
lement ses recherches à Santiago, dans le cadre de la Pontificia Universidad
Católica de Chile. Il s’intéresse à la phénoménologie et à l’ontologie de la
vie ainsi qu’aux questions ayant trait à l’éthique de la médecine et de l’en-
vironnement sous l’aspect de la catégorie de responsabilité. Il a notamment
publié Hans Jonas et le principe responsabilité, Paris, PUF (Philosophies), 2012,
rédigé un ouvrage présentant l’ensemble de la pensée de Hans Jonas : Jonas,
Paris, Les Belles Lettres (Figures du savoir), 2013, et traduit certains textes
inédits de cet auteur : L’art médical et la responsabilité humaine, Paris, Cerf,
2012. Il a dirigé avec Catherine Larrère les actes du colloque international
L’éthique de la vie chez Hans Jonas, Paris, Publications de la Sorbonne, 2013.

Catherine Thomas, docteur en océanographie, maître de conférences à


l’université Bordeaux 1, membre du laboratoire SPH (Sciences philosophie
humanités-EA 4574), est une scientifique généraliste qui a étudié la biologie
avant de passer un diplôme d’ingénieur en géophysique et géochimie, puis
de soutenir une thèse en océanographie sur le cycle des nitrates et le chan-
gement climatique. Mais les questions de fond qu’elle se pose sur la rela-
tion de l’homme à la nature, et la crise écologique ne peuvent pas trouver de
réponse dans le champ trop étroit des sciences de la nature. Ses recherches
s’inscrivent aujourd’hui dans le champ – aux limites incertaines – de l’éco-
psychologie, qui n’est totalement étrangère ni à la philosophie, ni à l’écologie
scientifique, ni à la psychologie, mais ne peut pas se réduire à une synthèse
de ces disciplines. Elle est l’auteur de « Éducation à l’environnement pour
un développement durable et écopsychologie », dans P. Matagne (dir.), Les
effets du développement durable. Gouvernance, agriculture et consommation,
Paris/Poitiers, L’Harmattan/Espace Mendès France, 2006.
Bibliographie

Abbey, E., Désert solitaire, Paris, Payot, 1995.


Agamben, G., Homo sacer. Le pouvoir souverain et la vie nue, Paris, Seuil, 1998.
Ariès, P., La simplicité volontaire contre le mythe de l’abondance, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond/La Découverte, 2010.
Aubertin, C., « La biodiversité : une notion en quête de stabilité », dans Id.,
Représenter la nature ? ONG et biodiversité, Montpellier, IRD Éditions, 2005,
p. 99-122.
Augustin, Confessions, trad. L. de Mondadon, Paris, Horay/Le Livre de Poche
chrétien, 1947.
Bachelard, G., L’eau et les rêves. Essai sur l’imagination de la matière, Paris,
José Corti, 1942.
Barrows, A., Macy, J. (éd)., Rilke’s Book of Hours: Love Poem to God, New York,
Riverhead, 2005.
Bass, R., Le livre de Yaak. Chronique du Montana, Paris, Gallmeister, 2007.
Berque, A., Être humains sur la Terre. Principes d’éthique de l’écoumène, Paris,
Gallimard, 1996.
— Écoumène. Introduction à l’étude des milieux humains, Paris, Belin, 2000.
— Histoire de l’habitat idéal, de l’Orient vers l’Occident, Paris, Le Félin, 2010.
— Milieu et identité humaine. Notes pour un dépassement de la modernité, Paris,
Donner lieu, 2010.
— Thinking through Landscape, Londres/New York, Routledge, 2013.
Berry, T., The Dream of the Earth, San Francisco, Sierra Club Books, 2006.
Blandin, P., De la protection de la nature au pilotage de la biodiversité, Versailles,
Quæ, 2009.
Boisson, B., « Écopsychologie. Une histoire encore récente », Silence, 254, 2000,
p. 6-11.
Bonner, R., At the Hand of Man. Peril and Hope for Africa’s Wildlife, New York,
Vintage Books, 1994.
Botkin, D., Discordant Harmonies. A New Ecology for the Twenty-First Century,
New York, Oxford University Press, 1990.
Boureux, C., Les plantes de la Bible et leur symbolique, Paris, Cerf, 2001.
Bourg, D., Roch, Ph. (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor
et Fides, 2010.
170 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Callicott, J. B., « L’écologie déconstructiviste et la sociobiologie sapent-elles la


land ethic leopoldienne ?  », Les Cahiers philosophiques de Strasbourg, 10, 2000,
p. 133-163.
— Genèse, Marseille, Wildproject, 2009.
— « De la land ethic à l’éthique de la Terre : Aldo Leopold à l’époque du change-
ment climatique global », dans H.-S. Afeissa (dir.), Écosophies, la philosophie à
l’épreuve de l’écologie, Paris, MF (Dehors), 2009, p. 55-79.
— Pensées de la terre, Marseille, Wildproject, 2011.
Calvin, J., L’institution chrétienne [1560], Genève, Labor et Fides, 1958.
Carson, R., Under the Sea Wind, New York, Simon & Schuster, 1941.
— The Sea Around Us, New York, Oxford University Press, 1951.
— The Edge of the Sea, Boston, Houghton Mifflin, 1955.
— Silent Spring, Boston, Houghton Mifflin, 1962.
Charbonneau, B., Tristes campagnes, Paris, Denoël, 1973.
Charbonnier, P., « La nature est-elle un fait social comme les autres ? », Cahiers
philosophiques, 132, 2013.
— « Le rendement et le butin : regard écologique sur l’histoire du capitalisme »,
Actuel Marx, 53, 2013.
Claudel, P., Jules ou l’homme-aux-deux-cravates, dans Id., Œuvres en prose, Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), 1965.
Clément, G., Manifeste du tiers paysage, Paris, Sujet/Objet, 2004.
Cronon, W. (éd.), Uncommon Ground. Rethinking the Human Place in Nature,
Londres, Norton, 1995.
Cossy, C., « Sihlwald, l’obscur éloge de la friche », Le Temps, 18 juillet 2005.
Cugno, A., La libellule et le philosophe, Paris, L’iconoclaste, 2011.
Dagognet, F., Nature, Paris, Vrin (Pour demain), 1990.
Davis, J., « Psychological Benefits of Nature Experiences: An Outline of Research
and Theory. With Special Reference to Transpersonal Psychology », juillet 2004,
http://www.johnvdavis.com/ep/benefits.htm.
Deléage, J.-P., Une histoire de l’écologie, Paris, Seuil (Points Sciences), 1991.
Denevan, W. D., « Le mythe de la nature vierge. Le paysage des Amériques en
1492 », dans É. Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux,
trad. angl. C. Le Roy, Paris, Amsterdam, 2012.
Descamps, Ph., Le sacre de l’espèce humaine, Paris, PUF, 2009.
Descartes, Discours de la méthode [1637], dans Id., Œuvres philosophiques, Paris,
Garnier, t. 1, 1988.
Descola, Ph., « Vers une anthropologie comparée de l’hubris ? », dans D. Bourg,
Ph. Roch (dir.), Crise écologique, crise des valeurs ?, Genève, Labor et Fides, 2010,
p. 145-165.
Dewitte, J., La manifestation de soi. Éléments d’une critique philosophique de
l’utilitarisme, Paris, La Découverte (Textes à l’appui), 2010.
bibliographie 171

Douglas, M., Comment pensent les institutions [1986], trad. angl. A. Abeillé, Paris,
La Découverte, 2004.
Drengson, A., Devall, B., Schroll, M. A., « The Deep Ecology Movement:
Origins, Development, and Future Prospects (Toward a Transpersonal Ecosophy) »,
International Journal of Transpersonal Studies, 30, 2011, p. 101-117, http://www.
transpersonalstudies.org/ImagesRepository/ijts/Downloads/Drengson-Devall.pdf.
Dudley, N., Authenticity in Nature. Making Choices about the Naturalness of
Ecosystems, Londres, Earthscan, 2011.
Dufour, D.-R., On achève bien les hommes. De quelques conséquences actuelles et
futures de la mort de Dieu, Paris, Denoël, 2005.
Dupuy, J.-P., La marque du sacré, Paris, Carnets Nord, 2008.
Durkheim, É., Les formes élémentaires de la vie religieuse [1912], Paris, PUF, 2013.
Durkheim, É., Mauss, M., « De quelques formes primitives de classification »,
dans M. Mauss, Œuvres, Paris, Éditions de Minuit, 1968, t. 2, p. 13-89.
Eliade, M., Traité d’histoire des religions, Paris, Payot, 1949.
Ellul, J., Le système technicien, Paris, Le Cherche Midi, 2004.
Emerson, R. W., La Nature [1836], Paris, Allia, 2004.
Euvé, F., Penser la création comme jeu, Paris, Cerf (Cogitatio fidei), 2000.
Foreman, D., « Take Back the Conservation Movement », International Journal
of Wilderness, 12, 2006.
François, S., « Le néo-paganisme et la politique : une tentative de compréhension »,
Raisons politiques, 25/1, 2007, p. 127-142.
Ganne, P., Claudel : humour, joie et liberté, Genève, Éditions du Tricorne, 2012.
Gauchet, M., Le désenchantement du monde, Paris, Gallimard, 1985.
Génot, J.-C., Schnitzler, A., Wintz, M., « Espaces protégés : de la gestion conser-
vatoire vers la non-intervention », Le Courrier de la nature, 233, 2007, p. 31-38.
— « Un parc national pas comme les autres : le Bayerischer Wald en Allemagne »,
Naturalité, 1, 2007, p. 3-5.
— La nature malade de la gestion, Paris, Sang de la Terre, 2008.
— Instinct nature, Paris, Sang de la Terre, 2010.
Gilg, O., Milieux forestiers. Observatoire du patrimoine naturel des réserves naturelles
de France, Quétigny, Réserves naturelles de France, 2007, http://www.reserves-
naturelles.org/sites/default/files/librairie/milieux_forestiers.pdf.
Gottlieb, R. S. (éd.), A New Creation: America’s Contemporary Spiritual Voices,
New York, Crossroad, 1990.
— Joining Hands: Politics and Religion Together for Social Change, Cambridge,
Westview, 2003.
— A Spirituality of Resistance: Finding a Peaceful Heart and Protecting the Earth,
Lanham, Rowman and Littlefield, 2003.
— A Greener Faith: Religious Environmentalism and our Planets’s Future, New York,
Oxford University Press, 2006.
172 y a-t-il du sacré dans la nature ?

— Engaging Voices: Tales of Morality and Meaning in an Age of Global Warming,


Waco, Baylor University Press, 2011.
— Spirituality: What it is and Why it Matters, New York, Oxford University Press,
2012.
Greenspan, M., Healing Through the Dark Emotions: The Wisdom of Grief, Fear,
and Despair, Boston, Shambhala, 2003.
Greenway, R., « The Ecopsychology Interview », Ecopsychology, 1, 2009, p. 47-52.
Gudynas, E., « Géographie de la critique. La Pacha Mama des Andes : plus
qu’une conception de la nature », trad. esp. N. Haeringer, La Revue des livres,
4, mars 2012, p. 68-73.
Guha, R., « L’environnementalisme américain radical : une critique de la péri-
phérie », dans É. Hache (dir.), Écologie politique. Cosmos, communautés, milieux,
trad. angl. C. Le Roy, Paris, Amsterdam, 2012.
Guichet, J.-L., Rousseau, l’animal et l’homme. L’animalité dans l’horizon anthro-
pologique des Lumières, Paris, Cerf, 2006.
Hache, É., Ce à quoi nous tenons. Propositions pour une écologie pragmatique, Paris,
La Découverte, 2011.
Hadot, P., Le voile d’Isis. Essai sur l’histoire de l’idée de Nature, Paris, Gallimard,
2004.
Hainard, R., « Faut-il “aménager” la nature ? », Protection de la nature. Revue de
la Ligue suisse pour la protection de la nature, 5, 1967, p. 134-136.
— Expansion et nature. Une morale à la mesure de notre puissance, Paris, Le Courrier
du livre, 1972.
Harrison, R., Forêts. Essai sur l’imaginaire occidental, Paris, Flammarion, 1992.
Hart, J., Sacramental Commons: Christian Ecological Ethics, Lanham, Rowman
and Littlefield, 2006.
Heidegger, « Séminaire du Thor 1966 », dans Questions IV, Paris, Gallimard, 1976.
Hermitte, M.-A., « Catégories de la nature », Annales. Histoire, sciences sociales, 1,
2011, p. 211.
Husserl, E., La Terre ne se meut pas, Paris, Éditions de Minuit, 1989.
Jonas, H., Le phénomène de la vie, trad. D. Lories, Bruxelles, De Boeck, 2001.
— Le principe Responsabilité, trad. J. Greisch, Paris, Flammarion (Champs), 1998
[1990].
— Technik, Medizin und Ethik, Francfort-sur-le-Main, Suhrkamp, 1987.
— « Matière, esprit et création. Constat cosmologique et hypothèse cosmogo-
nique », dans Id., Évolution et Liberté, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris,
Payot (Rivages Poche/Petite bibliothèque), 2000.
— Pour une éthique du futur, trad. S. Cornille et Ph. Ivernel, Paris, Payot (Rivages
Poche/Petite bibliothèque), 1998.
Kant, Critique de la faculté de juger, dans Id., Œuvres, Paris, Gallimard, 1985, t. 2.
bibliographie 173

Larrère, C., Larrère R., Du bon usage de la nature. Pour une philosophie de l’en-
vironnement, Paris, Aubier, 1997.
— « Du “principe de naturalité” à la “gestion de la diversité biologique” », dans
R. Larrère, B. Lizet, M. Berlan-Darqué (éd.), Histoire des parcs nationaux. Comment
prendre soin de la nature, Versailles, Quæ, 2009.
Latour, B., Petite réflexion sur le culte moderne des dieux faitiches, Paris, Les Empêcheurs
de penser en rond, 1996.
Lavignotte, S., La décroissance est-elle souhaitable ?, Paris, Textuel, 2010.
— « Sacré légal ou sacré frugal ? », Entropia, 11, 2011, p. 151-159.
— Jacques Ellul, l’espérance d’abord, Lyon, Olivétan, 2012.
Lecourt, D., Contre la peur, suivi de Critique de l’appel de Heidelberg, Paris,
Hachette (Pluriel), 1993.
Leopold, A., A Sand County Almanac, New York, Oxford University Press, 1949
[trad. fr. Almanach d’un comté des sables, Paris, Aubier, 1995].
Leroi-Gourhan, A., Le geste et la parole, Paris, Albin Michel, 1964.
Lovelock, J., La Terre est un être vivant. L’hypothèse Gaïa, Paris, Flammarion
(Champs), 1993.
Löwy, M., Sayre, R., Révolte et mélancolie : le romantisme à contre-courant de la
modernité, Paris, Payot, 1992.
Macy, J., Young-Brown, M., Coming Back to Life: Practices to Re-Connect our
Lives, our World, Gabriola Island, New Society, 1998.
Maldiney, H., Ouvrir le rien. L’art nu, Paris, Encre marine, 2000.
Maris, V., « Une nature inconfortable », Espaces naturels, 38, 2012.
McKibben, B., The Age of Missing Information, New York, Random House, 2006.
Méheust, B., La politique de l’oxymore. Comment ceux qui nous gouvernent nous
masquent la réalité du monde, Paris, La Découverte, 2009.
Merchant, C., The Death of Nature: Women, Ecology and the Scientific Revolution,
San Francisco, Harper and Row, 1980.
— Earthcare: Women and the Environment, Londres/New York, Routledge, 1996.
— Reinventing Eden. The Fate of Nature in Western Culture, Londres/New York,
Routledge, 2004.
Midgley, M., Gaïa: The Next Big Idea, Londres, Demos, 2001.
— « Gaian Thinking: Putting It all Together », dans D. Midgley (éd.), The Essential
Mary Midgley, Londres/New York, Routledge, 2005, p. 347-378.
Moscovici, S., Hommes domestiques et hommes sauvages, Paris, Union générale
d’Éditions, 1974.
Muir, J., Our National Parks [1901], San Francisco, Sierra Club Books, 1991.
Næss, A., Écologie, communauté et style de vie, Paris, MF (Dehors), 2008.
— Vers l’écologie profonde. Entretiens avec David Rothenberg, Marseille, Wildproject,
2009.
174 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Nash, R., Wilderness and the American Mind, New Haven, Yale University Press,
1967.
Nelson, M. K., « Indigenous Traditions-Native America », dans W. Jenkins (éd.),
Encyclopedia of Sustainability, 1, The Spirit of Sustainability, Great Barrington,
Berkshire, 2010.
Nollman, J., The Man who Talks to Whales, Boulder, Sentient Publications, 2002.
Perrot, M. (dir.), L’eau, mythes et réalités, actes du colloque organisé à Dijon
du 18 au 21 novembre 1992, Dijon, Éditions universitaires de Dijon/Centre
Gaston-Bachelard, 1994.
Peterken, G. F., Natural Woodland. Ecology and Conservation in Northern Temperate
Regions, Cambridge, Cambridge University Press, 1996.
Pierron, J.-Ph., Parizeau, M.-H. (dir.), Repenser la nature. Dialogue philosophique,
Europe, Asie, Amériques, Laval, Presses universitaires de Laval, 2012.
Pommier, É., Hans Jonas et le principe Responsabilité, Paris, PUF (Philosophies), 2012.
— Jonas, Paris, Les Belles Lettres (Figures du savoir), 2013.
Ricœur, P., Finitude et culpabilité, Paris, Aubier-Montaigne, 1960.
— Soi-même comme un autre, Paris, Seuil (Points Essais), 1990.
Roger, A., Guéry, F. (dir.), Maîtres et protecteurs de la nature, Seyssel, Champ
Vallon, 1991.
Rose, D. B., « Indigenous Traditions-Australia », dans W. Jenkins (éd.), Encyclopedia
of Sustainability, 1, The Spirit of Sustainability, Great Barrington, Berkshire,
2010, p. 222-228.
Roszak, T., The Voice of the Earth, New York, Simon & Schuster, 1992.
Roszak, T., Gomes, M., Kanner, A. (éd.), Ecopsychology. Restoring the Earth,
Healing the Mind, San Francisco, Sierra Club Books, 1995.
Rousseau J.-J., Les rêveries du promeneur solitaire, dans Id., Œuvres complètes, Paris,
Gallimard (Bibliothèque de la Pléiade), t. 1, 1959.
— Lettres à Malesherbes, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), t. 1, 1959.
— La Nouvelle Héloïse, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), t. 2, 1964.
— Du contrat social, dans Id., Œuvres complètes, Paris, Gallimard (Bibliothèque
de la Pléiade), t. 3, 1966.
Rust, M.-J., « Ecological Intimacy », dans M.-J. Rust, N. Totton, Vital Signs.
Psychological Responses to Ecological Crisis, Londres, Karnac Books, 2012,
p. 149-161.
Sauer, P. (éd.), Finding Home: Writing on Nature and Culture from Orion Magazine,
Boston, Beacon Press, 1992.
Schnitzler, A., Génot, J.-C., La France des friches. De la ruralité à la féralité,
Versailles, Quæ, 2012.
bibliographie 175

Schweitzer, A., Vivre. Paroles pour une éthique du temps présent, Paris, Albin
Michel, 1970.
— Une pure volonté de vie [1912], Paris, Van Dieren, 2002.
— Humanisme et mystique, Paris, Albin Michel, 1995.
Sève, B., « La peur comme procédé heuristique et comme instrument de persua-
sion », dans G. Hottois (dir.), Aux fondements d’une éthique contemporaine. Hans
Jonas et Tristan Engelhardt, Paris, Vrin, 1993.
Shiva, V., Staying Alive: Women, Ecology and Development, Londres, Zed Books,
1988.
Spinoza, Éthique, trad. B. Pautrat, Paris, Seuil, 1988.
Spretnak, C., Lost Goddesses of Early Greece, Berkeley, Moon Books, 1978.
Starhawk, « Une présence païenne à la Nouvelle-Orléans après Katrina », Multitudes,
24, 2006, http://multitudes.samizdat.net/IMG/pdf/24-starhawk.pdf.
Stengers, I., Au temps des catastrophes. Résister à la barbarie qui vient, Paris,
Les Empêcheurs de penser en rond/La Découverte, 2009.
Stengers, I., Pignarre, Ph., La sorcellerie capitaliste, Paris, La Découverte
(Poche Essais), 2007.
Swanson, J. L., Communing with Nature. A Guidebook for Enhancing Your
Relationship with the Living Earth, Corvallis, Illahee Press, 2001.
— « Experiencing the Sacred in Nature », article adapté de la conférence donnée
au colloque Nature and the Sacred: A Fierce Green Fire, Corvallis, 2004, http://
www.ecopsychology.org/journal/ezine/archive2/sacred_nature.pdf.
Terrasson, F., La peur de la nature. Au plus profond de notre inconscient, les vraies
causes de la destruction de la nature, Paris, Sang de la Terre, 1988.
— En finir avec la nature, Monaco, Éditions du Rocher, 2002.
Thoreau, H. D., Le paradis à (re)conquérir [1843], Paris, Mille et une nuits
(La petite collection), 2005.
— De la marche [1851], Paris, Mille et une nuits (La petite collection), 2003.
— Walden ou la Vie dans les bois [1854], Paris, Gallimard (L’imaginaire), 1990.
— Journal 1837-1861, Paris, Denoël, 2001.
Thomas, C., « Éducation à l’environnement pour un développement durable et
écopsychologie », dans P. Matagne (dir.), Les effets du développement durable.
Gouvernance, agriculture et consommation, Paris/Poitiers, L’Harmattan/Espace
Mendès France, 2006.
Thomasset, A., Paul Ricœur. Une poétique de la morale, Louvain, Peeters, 1996.
Trevelyan, G. M., « The Calls and Claims of Natural Beauty », dans Id., An
Autobiography and Others Essays, Londres, Longmans, Green and Co, 1949,
p. 92-106.
Turner, F. J., « The Significance of the Frontier in American History » [1893],
repris dans Id., The Frontier in American History, Mineola/New York, Dover, 2010.
176 y a-t-il du sacré dans la nature ?

Tylor, E. B., La civilisation primitive [1871], trad. P. Brunet, Paris, Reinwald,


1876-1878.
Uexküll, J. von, Milieu animal et milieu humain [1934], Paris, Payot (Bibliothèque
Rivages), 2010.
Watsuji, T., Fûdo. Le milieu humain [1935], trad. A. Berque, Paris, CNRS Éditions,
2011.
White Jr., L., « The Historical Roots of Our Ecological Crisis », Science, 10,
mars 1967, p. 1203-1207.
Wirzba, N., The Paradise of God: Renewing Religion in an Ecological Age, New York,
Oxford University Press, 2003.
Worster, D., « Restoring a Natural Order », dans Id., The Wealth of Nature.
Environmental History and the Ecological Imagination, New York, Oxford University
Press, 1993, p. 171-183.
Wunenburger, J.-J., Le sacré [1981], Paris, PUF (Que sais-je ?, 1912), 2009.
Xuan Thuan, T., Le Cosmos et le Lotus. Confessions d’un astrophysicien, Paris, Albin
Michel, 2011.
Index nominum

A Calvin, Jean  12, 33-37, 44


Abbey, Edward  146 Carr-Gomm, Philip  88
Abram, David  65 Carson, Rachel  73, 80
Agamben, Giorgio  23 Carver, George Washington  66
Anaxagore 153 Charbonneau, Bernard  12, 33,
Angermeier, Paul  144 41-44, 143
Aragon, Louis  41 Charbonnier, Pierre  10, 15, 165
Ariès, Paul  139 Cicéron 154
Aubertin, Catherine  141 Claudel, Paul  126
Augustin, Saint  10, 14-15, 50, 52, Clément, Gilles  145
80, 165 Clements, Frederic Edward  158
Cole, Thomas  133
B Comte, Auguste  9
Bachelard, Gaston  119, 122-123 Cronon, William  132-134, 155
Bacon, Francis  154, 161 Cugno, Alain  12, 165
Bass, Rick  146
Bataille, Georges  10 D
Berque, Augustin  10, 14-15, 80, Dagognet, François  20
95, 98, 118, 165 Darwin, Charles  39
Berry, Thomas  66 Defoe, Daniel  41
Blandin, Patrick  160 Deléage, Jean-Paul  117
Boisson, Bernard  146 Deleuze, Gilles  42
Botkin, Daniel  158 Descamps, Philippe  55
Bouddha  73, 76 Descartes, René  8, 96-97
Boureux, Christophe  9-11, 17, 165 Descola, Philippe  112, 132
Bourg, Dominique  7, 132 Dewitte, Jacques  51
Brower, David  65 Douglas, Mary  13, 147
Dudley, Nigel  144
C Dufour, Dany-Robert  99-100
Caillois, Roger  116 Dupuy, Jean-Pierre  9-10, 50
Calderon, Felipe  94 Durkheim, Émile  10, 15, 104-108,
Callicott, John Baird  112, 120, 110-111
142, 152
178 y a-t-il du sacré dans la nature ?

E Heidegger, Martin  120, 154


Einstein, Albert  153, 157 Héraclite 154
Eliade, Mircea  116 Hobbes, Thomas  56
Ellul, Jacques  38, 41-42, 141, 167 Hume, David  107
Emerson, Ralph Waldo  33, 36-39, Husserl, Edmund  115
43
I
Euvé, François  28
Illich, Ivan  38
F
J
Foreman, Dave  142
François d’Assise, Saint  125 Jonas, Hans  11, 13, 55-62, 64,
François, Stéphane  28, 86, 125, 146, 168
135, 141, 166 K
Frazer, James George  107
Kant, Emmanuel  47-49, 61
Friedrich, Gaspar David  133
Krishna 76
G
L
Gagnebin, Laurent  40
Laplace, Pierre-Simon de  154
Galilée 8
Larrère, Catherine  5, 18-19, 57,
Gauchet, Marcel  8-9 146, 160, 167-168
Génot, Jean-Claude  10, 17, 20, Larrère, Raphaël  5, 18-19, 57, 146,
143-145, 147-148, 166 160, 167-168
Gilg, Olivier  148 Latour, Bruno  10
Giono, Jean  41, 123 Lavignotte, Stéphane  11-12, 16-17,
Girard, René  50 44, 167
Gonzalez, Juan-Carlos  95 Leopold, Aldo  123, 125, 146, 152,
Gottlieb, Roger  12-13, 16, 20, 156, 162
65-66, 166 Leroi-Gourhan, André  99
Greenspan, Miriam  70 Lévi-Strauss, Claude  25, 112
Greenway, Robert  79, 81, 84-85 London, Jack  41
Guattari, Félix  42 Lovelock, James  151-153
Guha, Ramachandra  134 Löwy, Michael  133
Guichet, Jean-Luc  162
M
H
Macy, Joanna  83-84
Hadot, Pierre  18, 154, 163 Maldiney, Henri  125
Hache, Émilie  10, 12, 16-17, 19, Margulis, Lynn  151
88, 132, 134, 166-167 Maris, Virginie  142
Hainard, Robert  142, 144 Martinez-Alier, Juan  134
Harrison, Robert  144 Marx, Karl  158-159, 165
Hart, John  66
index nominum 179

Maslow, Abraham  81 S
Mauss, Marcel  108-109, 165 Schelling, Friedrich  52
McKibben, Bill  72 Schweitzer, Albert  33, 39-41, 43-44
McLennan, John  107 Serres, Olivier de  36-37
Méheust, Bertrand  123 Shapiro, Elan  79
Merchant, Carolyn  152, 155, 160 Shiva, Vandana  155
Midgley, Mary  152-153, 155-156, Spinoza, Baruch  122
159 Spretnak, Charlene  152
Moscovici, Serge  41, 44, 167 Starhawk  65, 88, 136-137
Muir, John  65, 133 Stengers, Isabelle  134, 137, 160
N Swanson, John  87
Swift, Jonathan  41
Næss, Arne  14, 82-83, 96-97, 121
Nash, Roderick  132 T
Newton, Isaac  8, 154 Tansley, Arthur George  158
Nollman, Jim  71-72 Terrasson, François  86, 141,
143-144, 166
P
Thomas, Catherine  14, 66, 133,
Paul, Saint  27-30, 66, 123, 167 168
Peacock, Doug  146 Thoreau, Henry David  24, 33, 36,
Perrot, Maryvonne  122 38, 41, 43, 133, 146
Peterken, George  144 Thuan, Trinh Xuan  153-154
Peterson, Brenda  65 Trevelyan, George Macaulay  134
Pierron, Jean-Philippe  16, 87, 168 Turner, Frederick Jackson  133
Polanyi, Karl  135 Tylor, Edward  107
Pommier, Éric  13, 168
U
R Uexküll, Jakob von  98, 100, 165
Ramuz, Charles-Ferdinand  41
Ricœur, Paul  118-119, 122-123, W
167 Watsuji, Tetsuro  98-100, 165
Rilke, Rainer Maria  83 White, Lynn Jr.  7-9, 117
Robin, Charles  98 Whitehead, Alfred  29
Rose, Deborah Bird  66, 126, 162 Whitman, Walt  41
Roger, Alain  12-13, 16, 20, Wirzba, Norman  75
116-117, 166 Worster, Donald  18, 156-161
Roszak, Theodor  79-81, 86-87 Wunenburger, Jean-Jacques  117
Rousseau, Jean-Jacques 61,
161-162
Rust, Mary-Jane  86
Table des matières

Introduction. Irréductible nature......................................................................... 7


Bérengère Hurand

Religions
Le proche et le sacré chrétien : les entités non humaines
en attente de reconnaissance............................................................................... 23
Christophe Boureux
L’émerveillement éthique, forme postmoderne du sacré de la nature ?.................... 33
Stéphane Lavignotte
Le don de la nature, dévoilement ambigu du sacré.............................................. 47
Alain Cugno

Éthiques
Le sens du sacré chez Hans Jonas........................................................................ 55
Éric Pommier
Si la nature est sacrée, que devons-nous faire ?..................................................... 65
Roger Gottlieb
Le sacré dans la nature du point de vue de l’écopsychologie................................... 79
Catherine Thomas

Anthropologies
Mésologie du sacré............................................................................................. 93
Augustin Berque
182 y a-t-il du sacré dans la nature ?

La pensée écologique comme héritage problématique du rationalisme.


La définition sociologique du sacré et ses conséquences........................................ 103
Pierre Charbonnier
Hiérophanies séculières. Une expérience spirituelle de la nature ?........................ 115
Jean-Philippe Pierron

Politiques
Du sacré dans la nature ou dans le capitalisme ?
Note sur la morale du capitalisme en temps de crise écologique........................... 131
Émilie Hache
De la protection de la nature à la gestion de la biodiversité :
entre contrôle et mépris.................................................................................... 141
Jean-Claude Génot
La nature, la science et le sacré......................................................................... 151
Catherine Larrère

Présentation des auteurs.................................................................................. 165


Bibliographie.................................................................................................. 169
Index nominum.............................................................................................. 177

Vous aimerez peut-être aussi