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Hors-collection des Cahiers de

Fontenay

Montrer par les monstres : polymorphisme d'un exemplum médiéval


Olivier Biaggini

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Biaggini Olivier. Montrer par les monstres : polymorphisme d'un exemplum médiéval. In: Des Monstres... Actes du Colloque de
Mai 1993 à Fontenay aux Roses;

https://www.persee.fr/doc/cafon_0984-9912_1994_act_14_1_1032

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Résumé
L'objet de ce travail est d'analyser les rapports du monstrueux et de l'exemplaire dans le cas d’un
exemplum fort répandu en Castille à partir du XIIIe siècle. Cet exemplum, d’origine orientale, met en
scène un homme qui, en mauvaise posture sur un arbre ou dans un puits, va devenir la proie de
monstres. Ces monstres, généralement la licorne et le dragon, suscitent une interprétation symbolique
qui change selon les versions de l'exemplum. En examinant la version du Lucidario, qui est aussi la
version la plus hispanisée, on s'aperçoit que le monstre est indissociable de ce flottement interprétatif.
La licorne-Purgatoire et le dragon-Enfer figurent la monstruosité tout textuelle d'un exemplum qui ne
peut se réduire à une allégorie univoque. Le symbole perce sous l'allégorie et instaure par là-même
une dimension esthétique au-delà de la dimension édifiante. Le monstre fait le texte, ses rouages et sa
beauté.

Abstract
The aim of this study is to analyze the relationship between the monstruous and the exemplary in the
case of an exemplum that was widely circulated in Castiglia from the thirteenth century on. Originaly
from the east, this exemplum depicts a man precariously positioned on a tree or in a well who becomes
pray to a monster. The monster, usually a unicorn or a dragon, draws a symbolic interpretation which
varies with the versions of the exemplum. In the Lucidario version, the most hispanisized, the monster
is indissociable from this interpretative waivering. The Purgatory-unicorn and the Hell-dragon incarnate
the wholly textual monstrosity of an exemplum that cannot be reduced to a one-to-one allegory. The
symbol permeates the allegory, adding an esthetic dimension beyond the edifying dimension. The
monster makes the text, its mechanical workings and its beauty.

Zusammenfassung
Ziel dieser Arbeit ist es, das Verhältnis zwischen dem Ungeheuerlichen und dem Beispielhaften an
Hand eines ab dem 13. Jahrhundert in Kastilien weitverbreiteten exemplum zu untersuchen. Dieses
exemplum orientalischer Herkunft stellt einen Menschen dar, welcher, in ungünstiger Haltung auf
einem Baum oder in einem Brunnen sitzend, zur Beute von Ungeheuern wird. Diese Ungeheuer – im
allgemeinen ein Einhorn oder Drachen – rufen eine symbolische Deutung hervor, welche je nach
Fassung des exemplum wechseln. Bei der Untersuchung der Lucidario-Fassung, die zugleich die
spanischste ist, wird deutlich, daß das Ungeheuer vom Schwanken der Deutung nicht zu trennen ist.
Das Fegefeuer-Einhorn und der Höllen-Drachen sind die wörtliche Abbildung der Monstrosität eines
exemplum, das sich nicht auf eine eindeutige Allegorie reduzieren läßt. Das Symbol kommt unter der
der Allgorie zum Vorschein und schafft dadurch eine über die Dimension der Erbauung hinausgehende
ästhetische Dimension. Das Ungeheuer macht den Text, sein Räderwerk und seine Schönheit aus.

Resumen
El objeto de este trabajo es analizar las relaciones de lo monstruoso y de lo ejemplar en el caso de un
exemplum muy difundido en Castilla a partir del siglo XIII. Este exemplum, de origen oriental, pone en
escena a un hombre, en mala postura en un árbol o un pozo, que va a ser la presa de unos
monstruos. Esos monstruos, generalmente el unicornio y el dragón, dan pie a una interpretación
simbólica que va modificándose según las versiones del exemplum . Al examinar la versión del
Lucidario, que es también la versión más hispanizada, el monstruo resulta indisociable de esta
movilidad interpretativa. El unicornio-Purgatorio y el dragón-infierno figuran la monstruosidad
meramente textual de un exemplum que no se reduce a una alegoría unívoca. Se asoma el símbolo
detrás de la alegoría e instaura asimismo una dimensión estética más allá de la dimensión edificante.
El monstruo hace el texto, sus mecanismos y su belleza.
MONTRER PAR LES MONSTRES :
POLYMORPHISME D'UN EXEMPLUM MÉDIÉVAL

Olivier BIAGGINI

Nous ne sommes pas rassemblés ici pour évoquer - ou invoquer -


«le monstre», mais « des monstres...» (avec points de suspension). Cet
intitulé quelque peu déviant mais plutôt convivial, installe d'emblée
notre propos dans trois domaines grammaticaux où la monstruosité
est reine : l'indéfini, le pluriel et l'inachevé. Si la nature du monstre est
si difficile à appréhender par la voie de la conceptualisation, c'est
justement parce que cette nature est douteuse, parce qu'elle enfreint
les lois de la Nature. C'est à ce titre que l'homme, qui se croit «maître
et possesseur de la nature» et qui se plaît à parler en son nom, peut
distinguer le monstre de toute chose naturelle. Mais cette distinction,
l'attribution du nom de monstre est en vérité la plus grande des
indistinctions. L'étymologie le dit, qui ne se trompe jamais. Le
monstre, c'est la chose digne d'être montrée. Désigner le monstre se

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résume donc à une tautologie, à désigner ce qui doit être désigné. Du
coup, le monstre se vide. Il perd toute caractérisation. Regardez : il
n'y a rien à voir. Si le monstre a pour destin d'être exhibé dans toutes
les foires du monde et de la pensée, ce n'est pas pour son
hypothétique substance, pour son triste être de monstre, mais bien
pour autre chose que lui-même. Avertissement du Ciel, il doit non
seulement être montré, mais aussi interprété. Le monstre n'est qu'un
intermédiaire entre le doigt qui le pointe et un sens, ordonné et
harmonieux, dont il n'est que le substitut allusif et abusif. Le monstre
apparaît alors comme le détour et le relais de l'émergence d'un sens,
d'une vérité. Le monstre est certes anormal, mais il offre en
contrepartie un point de vue particulier sur la norme et sur ses
fondements. Non plus le monstre qui est montré, mais le monstre qui
montre, ou plutôt par lequel on montre. C'est ce monstre didactique
qui m'intéresse ici : le monstre cité en exemple, en exemplum. Je me
propose de mettre en évidence le jeu de l'exemplaire et du
monstrueux dans un système textuel particulier, mais qui acquerra
peut-être, en fin de parcours, valeur de paradigme. Comment les
monstres peuvent-ils contaminer les mots mêmes qui les désignent et
les mettent en scène? Serait-ce parce que dans les plis de la rhétorique
ils se sentent d'emblée chez eux? Ou comment passer de l'exemplarité
du monstre à la monstruosité de l'exemplum.
Cet exemplum, dont j'ai cherché à cartographier les formes et les
difformités, existe en de nombreuses versions dans la littérature
espagnole médiévale. J'ai choisi de centrer mon analyse sur la version
qui apparaît dans le Lucidario, petit traité didactique à vocation
encyclopédique de la fin du XHIe siècle, attribué au roi Sanche IV.
Selon moi, ce texte offre une version des plus christianisées et
hispanisées [Doc. 1].
Face à ce texte, je ne vais pas adopter une perspective
spécifiquement philologique, mais un bref aperçu de son histoire me
paraît indispensable. Je me fonde ici sur les observations de critiques
comme Rameline Marsan et María Jesús Lacarra.
De notre exemplum de l'homme perché, il existe un nombre
incalculable de versions, tant littéraires qu'iconographiques. En

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France, on le retrouve sous la plume vulgarisatrice de Vincent de
Beauvais. En Italie, sous la plume hagiographique de Jacques de
Voragine. Dans la seule littérature castillane médiévale, il existe près
d'une dizaine de versions : dans le Barlaam e Josaphat, le Calila e
Dimna, le Libro de los gatos, YEspéculo de los legos, YExemplario contra los
enganos e peligros del mundo, les Enxiemplos muy notables... Comme
l'indique la présence des deux premiers ouvrages de cette liste, cette
parabole a une origine clairement orientale et, plus précisément,
indienne [Doc. 2]. On en trouve en effet la version la plus ancienne
dans l’un des recueils indiens racontant les vies de Bouddha, le
Lalita-Vistara, dont est issu le Barlaam. Mais, entre l'œuvre indienne du
début de notre ère et l'œuvre castillane du XHIe siècle, notre exemple
a été véhiculé par de nombreuses langues, subissant tour à tour des
adaptations aux diverses cultures correspondantes, manichéenne,
puis arabe - on estime que l'œuvre fut traduite à Bagdad au Ville
siècle -, puis géorgienne, puis grecque, puis latine. C'est à partir de
ces versions latines du Barlaam que va se répandre notre exemplum
dans toute l'Europe, en latin et en traductions vernaculaires.
La présence de notre exemplum dans le Calila n'est pas aussi facile
à expliquer, puisqu'il ne se trouve pas dans le Panchatantra, ancêtre
indien du Calila, écrit vers 250 après J.-C. Avant d'arriver au castillan,
l'histoire de Calila et Dimna a été traduite en pehlvi, langue littéraire
de la Perse, puis en arabe, à Bagdad, par Ibn Al-Muqaffa, qui a
probablement ajouté lui-même notre exemplum dans l'œuvre (en
s'inspirant peut-être de la version arabe du Barlaam qui lui est
contemporaine, ou de toute autre source arabe ou persane).
Quant aux autres versions castillanes, on peut établir qu'elles
dérivent toutes de versions latines ayant circulé hors de la Péninsule :
la version de YExemplario est l'aboutissement d'une branche du Calila
qui est passée par l'intermédiaire de l'hébreu et du latin ; de même,
les versions qui apparaissent dans le Libro de los gatos, dans les
Enxiemplos muy notables, dans YEspéculo de los legos et même dans une
branche du Barlaam, sont issues d'un double mouvement
géographique des textes : des textes qui, pour la plupart, ont été
traduits en latin aux Xle et Xlle siècles dans la Péninsule, se diffusent

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dans toute l'Europe, puis reviennent dans la Péninsule, où ils sont
traduits en castillan. Seule la version du Lucidario fait exception : il
semble que cette version ait été inspirée non d'une version latine mais
d'une version castillane, peut-être assez proche de celle que l'on
trouve dans le Barlaam des manuscrits P et G, si l'on se fie aux
ressemblances concernant les éléments de la fable. Le Lucidario
occupe donc une place à part, car il offre le cas d'une réécriture du
castillan au castillan et atteste, par là-même, une circulation
vernaculaire de notre exemplum dans la Péninsule. D'ailleurs, c'est en
ce sens que j'interprète, dans la bouche du maître, l'attribution de
l'exemplum à «un nuestro sabio», qui signifierait ici «un sage de notre
nation», «un sage qui parle notre langue».
Dans tous les cas, la transmission des différentes versions, qu'elle
se fasse par le latin ou par le castillan, s'est accompagnée de
nombreuses modifications dans la lettre même du texte, selon une
évolution qui va toujours vers une plus grande christianisation.
D'une manière générale, il est certain que l'histoire de cet exemple est
marquée par un processus global de moralisation. La part récréative
de la parabole était bien plus plus grande dans l'original indien et
même dans les versions moyen-orientales, si bien que la fiction
l'emportait sur l'interprétation morale. Dans les versions arabes, et
plus encore dans les versions gréco-latines, ramenées à des
conceptions chrétiennes, l'accent est mis sur la portée morale. C'est
alors que la fable se transforme véritablement en exemplum. Cette
transformation, selon moi, ne signifie pas nécessairement un
appauvrissement stylistique et poétique. Elle implique seulement la
mise en place d'une rhétorique nouvelle qui vient encadrer toujours
davantage le noyau de la fiction, jusqu'à lui adosser
systématiquement une glose élucidante, une interprétation
apparemment univoque. Le texte se sépare alors généralement en
deux parties : d'abord, l'exposition de la fable, puis sa glose qui vient
fixer une «morale». Ainsi, parallèlement à la mise en place
progressive de l'appareil rhétorique propre à l'exemplum, c'est tout le
système interprétatif qui se transforme. Les symboles s'altèrent,
s'appauvrissent d'un côté pour s'enrichir de l'autre, en fonction des

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nouvelles conditions culturelles. La trame initiale se révèle assez
souple pour accueillir toutes les métamorphoses des monstres et de
leurs significations .
Telle est la première manifestation du polymorphisme de notre
exemplum. Par sa mouvance généalogique, l'exemplum s'apparente
aux monstres mêmes qu'il exhibe. Certes, la métamorphose d'un texte
au fil de ses versions est le propre de toute écriture médiévale :
l'altération, le mouvement, sont déjà présents dans le geste même du
copiste, qui se croit l'artisan de la fidélité, sous l'égide de la toute
puissante auctoritas, alors qu'il trahit malgré lui toutes les traditions
par le simple fait d'écrire. Mais, dans le cas de l'exemplum, et plus
encore dans le cas de l'exemplum qui fait intervenir des monstres,
cette valeur généalogique de l'écriture prend une portée hors du
commun, puisqu'elle renvoie à l'origine du monstre montré, à la
naissance de cette chose qui, selon la Nature, n'aurait jamais dû
naître.

A ce propos, j'aimerais esquisser une comparaison des différentes


versions castillanes de notre exemplum [Doc. 3]. Rameline Marsan a
bien montré que l'on pouvait ramener l'ensemble des versions à deux
grands types. Dans les versions du premier type, d'ailleurs le plus
ancien (Calila , Exemplario, Barlaam manuscrit S, Enxiemplos, Espéculo),
l'homme en fuite tombe dans un puits, mais se raccroche à des
branches d'arbre qui pendent au bord du puits et pose ses pieds sur
une aspérité de la paroi du puits. Mais il s'aperçoit que deux souris,
une blanche et une noire, rongent les deux branches et que l'aspérité
où il s'est appuyé est en fait constituée de quatre têtes de serpents,
prêtes à le mordre : ces serpents symbolisent les quatre humeurs, ou
les quatre éléments, qui soutiennent le corps humain, mais qui
peuvent aussi le détruire dès que se rompt leur équilibre instable.
Enfin, le personnage voit que s'ouvre au fond du puits la gueule d'un
dragon qui ne demande qu'à l'engloutir, symbole de la mort, ou
encore de l'enfer. L'homme, face à tous ces dangers, ne trouve rien de
mieux à faire pour se réconforter que d'absorber quelques gouttes de
miel qui coulent le long des branches. Maigres plaisirs mondains qui
font oublier les douleurs essentielles. Alors même que le personnage

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n'a plus conscience du danger, la chute devient inévitable. Dans les
versions du second type, dont celle du Lucidario, ce n'est pas dans un
puits mais sur un arbre que l'homme trouve sa posture incommode.
Les souris sont toujours présentes. Les serpents, en général,
disparaissent. Les maigres plaisirs accordés à l'homme trouvent dans
le texte les formes les plus variées. Pourtant, il est évident que ces
deux grands types ne constituent pas deux structures originales aux
transmissions strictement parallèles, mais que le second dérive
logiquement du premier. Dans le premier, l'homme s'accroche aux
branches de l'arbre, dans le deuxième, il est véritablement juché sur
l'arbre. D'ailleurs, les versions du Barlaam (manuscrits P et G) et du
Libro de los gatos, appartiennent au deuxième type mais font tout de

versions
même intervenir
sont donc
une
unefosse
claireoù
illustration
l'homme d'un
finiraétat
parintermédiaire
tomber. Ces entre
deux

les deux types de l'exemplum . Le Lucidario offre apparemment la


seule version où le puits n'apparaît plus, pas même sous la forme
d'une fosse, et où l'arbre assume à lui-seul la verticalité de la chute.
En outre, dans toutes les versions se répète une structure qui
plutôt qu'un moule, doit être considéré comme un creuset : ce schéma
invariant est la contrainte qui n'empêche pas les altérations mais qui
au contraire les permet Cette structure se compose au moins de six
éléments : (1) la fuite (dont la motivation est exprimée ou non, à
l'exception du Lucidario, où c'est l'idée de fuite qui n'apparaît pas) ;
(2) la position précaire dans l'arbre ou dans le puits ; (3) des animaux
opposants représentant des réalités mondaines (les quatre serpents,
les deux souris, les deux vers) ; (4) des animaux opposants
représentant des réalités supra-mondaines (le dragon, la licorne ou
encore le lion) ; (5) des plaisirs, qui ne sont adjuvants qu'en apparence
(miel, fruits, musique, beauté des feuilles) ; et enfin (6) la chute de
l'exemplum, qui est aussi la chute de l'homme, voire celle de l'arbre,
mais qui n'est parfois que suggérée.
Les variations que revêt par ailleurs cette structure invariante
peuvent s'expliquer par des données culturelles, morales, religieuses.
Il est normal que la licorne, étrangère à la symbolique musulmane,
n'apparaisse pas dans le Kalila-wa-Dimna arabe et reste donc absente

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du Calila castillan et de I' Exemplario : dans ces versions, la fuite ne
trouve aucune justification. Ce sont aussi les versions dont la portée
relève moins d'une morale religieuse que d'une sagesse empirique :
comme l'annonce le titre, il s'agit simplement de souligner les dangers
mondains («los peligros del mundo») dont le plus grand, incarné par
le serpent géant, n'est pas la damnation mais la mort.
Dans les autres versions, la licorne apparaît comme l'élément qui
déclenche et soutient l'ensemble de la fable : c'est à cause d'elle que
l'homme tombe dans le puits ou se réfugie dans l'arbre. Mais, dans
l'interprétation, la valeur de cette poursuite change. Dans un cas,
celui du Barlaam (manuscrit P), la licorne symbolise le Diable
- étrange valeur symbolique pour un animal qui, dans presque tous
les bestiaires moralisés du Moyen Âge, est interprété comme le
symbole du Christ. En réalité, cette évolution est explicable : la licorne
est souvent présentée comme le symbole du Christ à cause de
l'unicité de sa corne, mais, par ailleurs, elle est présentée comme un
animal farouche, capable de tuer tout être vivant avec sa come ou ses
sabots tranchants. Le glissement de la symbolique divine à la
symbolique diabolique est donc possible. Mais, au fond, par le détail
de sa structure, cette version est proche de celle du Calila. La seule
différence est que la licorne apparaît, et qu'elle est ramenée à un
élément religieux, le Diable. Cependant, il n'est pas encore question
d'exposer par l'exemplum tous les grands traits du système
eschatologique chrétien. Dans les autres cas où la licorne est
présentée comme le motif de la fuite ( Barlaam manuscrit S,
Enxiemplos, Espéculo, Libro de los gatos), elle symbolise la mort qui
persécute l'humanité jusqu'à la pousser au bord du gouffre de l'Enfer,
alors symbolisé par le dragon (Barlaam manuscrit S, Enxiemplos,
Espéculo) ou par toute sorte d’animaux répugnants (Libro de los gatos).

L'orientation
arbitre de l'homme
est alors
dansdifférente
ses actions
: l'exemplum
mondaines. insiste
En effet,
surla le
licorne
libre

n'est pas le plus grand des dangers, elle est la mort, qui peut conduire
à la damnation mais aussi au salut. Si l'homme est damné, c'est parce
qu'il oublie le danger qui le guette en s'adonnant aux maigres plaisirs
accessibles, comme s'il cédait à une ultime tentation. Dans ces

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versions, la licorne est un élément neutre, presqu'une circonstance.
Elle est l'intermédiaire entre les animaux qui symbolisent les dangers
de ce monde (serpents, souris, vers) et ceux qui symbolisent les
dangers de l'au-delà (dragon ou autres bêtes répugnantes) : elle est la
mort, le passage, et ce n'est pas elle qui porte, dans l'exemplum,
l'essentiel de la charge négative. D'ailleurs, dans ces versions, le titre
de l'exemplum implique une conception positive de la mort, en
accord avec la morale chrétienne la plus traditionnelle : du memento
mori («De la memoria de la muerte», dans 1 'Espéculo) à la contemptio
mundi («Contra los amadores del mundo» ou «del sieglo», dans les
Enxiemplos et dans le Barlaam, manuscrit S). Dans ces versions, notre
exemplum relève donc de la pratique quotidienne de la morale
chrétienne sans se lancer dans des considérations purement
eschatologiques.
La version où la dimension eschatologique est la plus précise et la
plus achevée est celle du Lucidario. La licorne, qui dans toutes les
versions christianisées apparaît comme la cause de la fuite, se trouve
ici investie d'une autre fonction. Elle n'est plus une circonstance qui
déclenche la fable, mais elle devient un de ses aboutissements : à
l'égal du dragon, elle représente un des destins possibles dans l'au-
delà. A droite, la licorne - «a la mano derecha», comme semblait
l'annoncer littéralement son «cuerno muy grande e muy derecho» -
est une image du Purgatoire. A gauche, le dragon - le sinistre dragon,
appelé ici «serpiente» puis «sierpe» - est une image de l'Enfer qui
engouffre l'homme en sa béance. Ainsi, à la symbolique surchargée
des premières versions christianisées succède ici une symbolique
épurée, qui se ramène en dernière instance à une dualité, la droite et
la gauche, le Purgatoire et l'Enfer. Dans cette version, la
christianisation est maximale, puisque l'exemplum est le prétexte à
l'exposition de l'ensemble du système eschatologique. Sans compter
le renforcement apporté par les deux citations, tirées de Salomon et
de Job, qui par leur auctoritas viennent définitivement ancrer dans la
symbolique chrétienne l'image des deux souris, image dont la
provenance orientale, fort visible, a peut-être choqué le copiste.
Chrétienne, aussi, la mort, qui perd toute substance, qui n'est plus

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représentée par une chose concrète mais par un mouvement, la chute
de l'homme, dont le destin, pour la première fois dans l'histoire de
notre exemplum, devient indécidable. Le texte ne dit pas si l'homme,
dans sa chute, penchera vers le Purgatoire ou vers l'Enfer.
L'exemplum ne se contente plus de raconter une histoire au
dénouement unique, il décrit un système où peuvent avoir lieu
plusieurs histoires possibles. Contrairement aux versions les plus
anciennes, la version du Lucidario, et quelques autres, ne poursuivent
pas la narration jusqu'au moment de la chute. Le passage de l'homme
dans l'au-delà est simplement suggéré comme une conséquence
inévitable des conditions établies par la narration. La mort est la seule
issue possible. Cependant, le texte s'arrange pour rester en-deçà de

l'événement
excluant le moment
fatal, pour
de occuper
la révélation.
le lieuDans
de l'imminence
le cas du Barlaam
tout en

(manuscrit S) ou de 1' Espéculo de los legos, cette imminence insatisfaite

n’est la
rien rien
marche
d’autre
déterminée
qu’un habile
des procédé
événements.
de suspension
La finalité : de
il n'altère
ce recours
en

narratif est évidemment pratique : le lecteur, ou l'auditeur, se retrouve


alors dans la même situation d'attente que l'homme de la fable. Du
même coup, il prend mieux conscience de l'analogie qui existe entre
son propre destin et celui de ce personnage évanescent, et peut alors
agir en conséquence. Dans la version du Lucidario, la séparation de
l'exemplum en deux destins possibles ne fait qu'accentuer, du point
de vue du lecteur, cette importance d'une bonne conduite. Notre
exemplum, en adoptant un parcours bicéphale, gagne donc en
efficacité. Mais une fois constatée cette amélioration technique, il reste
à l'expliquer et à l'interpréter. Car il se pourrait bien que derrière cette
dualité se cache le monstre. Pourquoi le Purgatoire apparaît-il?
Pourquoi cette importance accrue de la portée eschatologique?
Comment interpréter cette nouvelle signification de la licorne?
Il est possible d'avancer une première explication, d'ordre
philologique. Dans le Physiologus, compilation alexandrine du Ile
siècle, ancêtre de la plupart des bestiaires médiévaux en latin et en
langues vernaculaires, il est raconté une étrange histoire à propos du
dragon. Il est question d'un arbre, poussant en Inde, appelé

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«peridixion», ce qui en grec signifie «du côté de la droite». Cet arbre
produit des fruits délicieux que viennent manger des colombes . Près
de l'arbre se tient un dragon qui essaie d'attraper les colombes. Mais,
ce dragon a peur de l'ombre de l'arbre et peut seulement demeurer du
côté lumineux. Les colombes prudentes le savent et ne s'éloignent pas
du côté ombreux, sous peine d'être dévorées. Cette histoire trouve
évidemment dans les bestiaires moralisés une interprétation
religieuse : les colombes symbolisent les chrétiens, le dragon
symbolise le Diable, le côté droit de l'arbre - c'est-à-dire le bon côté -
symbolise le Christ. Il est possible que Sanche IV ait eu accès à cette
histoire exemplaire, car on la retrouve dans la plupart des avatars
médiévaux du Physiologus, y compris en langue vernaculaire, comme
dans le Bestiaire de Pierre de Beauvais. Cependant, cette histoire de
l'arbre «peridixion» ne figure pas dans le bestiaire du Livre du Trésor ,
de Brunetto Latini, dont Alonso de Paredes et Pascual Gomes avaient
exécuté une traduction pour le roi Sanche. Si cette histoire a influencé
l'évolution de notre exemplum vers un symbolisme duel de l'arbre, ce
n'est donc pas par la voie du «bestiaire castillan».
Ma deuxième explication est de type idéologique. Pour
comprendre la transformation de notre exemplum dans le Lucidario, il
faut replacer cet ouvrage dans le contexte doctrinal qui l'a vu naître.
Le Lucidario n'est pas exactement un de ces traités de sapience qui se
sont multipliés dans la première moitié du XlIIe siècle. Appartenant à
une époque plus tardive, il se définit plutôt comme une petite
encyclopédie qui, au cœur de sa vocation scientifique et didactique,
est animé par une vocation vulgarisatrice et polémique. Si l'on
considère, tout d'abord, la volonté vulgarisatrice, on comprend
mieux, dans notre exemplum, l'apparition du Purgatoire face à l'Enfer
comme un échappatoire possible pour le pécheur. Jacques Le Goff a
bien montré comment le XlIIe siècle était le siècle du triomphe du
Purgatoire, non seulement parce que l'Eglise décide de transformer
cette croyance en un point de doctrine (au second concile de Lyon,
1274), mais surtout parce que le Purgatoire commence alors à entrer
dans les mentalités, et ce, grâce à la place privilégiée que lui réservent
sermons et exempla tout au long du siècle. L' ouvrage d'Honorius

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d'Autun appelé Elucidarium, l’ancêtre latin du Lucidario, est cité par
Jacques Le Goff comme un des premiers ouvrages qui s'applique à
construire l'idée du Purgatoire au Xlle siècle. Il est évident que le
Lucidario, en matière de Purgatoire, n'adopte plus du tout la même
perspective : il ne s'agit plus de construire, mais d'avaliser et de
diffuser. Mais la volonté vulgarisatrice se double d'une volonté
polémique. Le projet de l'ouvrage, tel qu'il est annoncé dans le
prologue, est de ramener à l'orthodoxie un nouveau savoir, appelé
«saber de naturas», qui semblait se répandre à la fin du XHIe siècle en
Castille et qui, selon Francisco Rico, s'apparentait à l'aristotélisme
hétérodoxe. Cette dimension polémique du Lucidario explique que
notre exemplum devienne une véritable arme de guerre. En effet,
cette version de l'exemplum expose l'ensemble du système
eschatologique. comme pour rappeler les vérités dogmatiques aux
esprits qui ont tendance à les oublier ou à les pervertir A ce sujet, une
amusante variante du texte me paraît éclairante : le plaisir mondain
(«el sauor») devient le savoir («el sauer») dans l'expression
«atreuiendose en su sauer», si bien que l'exemplum ne juge pas
seulement la témérité du plaisir, mais aussi celle du savoir. Mais il y a
mieux : derrière l'eschatologie individuelle se cache l'eschatologie
universelle. Il suffit de lire le titre du chapitre ou s'insère l'exemplum
(«Por que fiso Dios el mundo, pues quiso que ouiese fin») pour se
rendre compte que la portée de l'exemplum va bien au-delà du destin
individuel et concerne le destin du monde. Implicitement, il s'agit
pour l'auteur du Lucidario de lutter contre la thèse de l'éternité du
monde prônée par les partisans de l'aristotélisme radical. L'allusion
au Jugement Dernier, à la fin du texte, peut s'expliquer par cette
volonté de réfuter l'hétérodoxie ambiante. Quand on le relit dans
cette perspective, le texte recèle par endroits une ambivalence
surprenante ainsi, pour une expression comme «la vida deste
mundo», qui apparaît plusieurs fois dans le texte, on peut déceler
derrière le sens explicite, à savoir «la vie mondaine, la vie qui se
déroule ici-bas», un sens implicite «la vie du monde», c'est-à-dire le
cours universel de la Création, de la Genèse à l'Apocalypse. Mais il
faut dépasser le niveau polémique. Cette interprétation implicite n'est

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qu'un aspect de la grande innovation de notre exemplum dans la
version du Lucidario : l'amplification de la portée eschatologique.
Cette amplification est telle qu'elle fonde un déplacement de
l'exemplarité : ce n'est plus le monde et ses dangers qui sont montrés,
mais c'est l'au-delà et sa dualité, son statut ambivalent, en souffrance.
Nous
rencontrent.
voilà arrivés au point où l'exemplaire et le monstrueux se

Ce point de rencontre, paradoxalement, est intouchable car il est


situé dans un au-delà : un au-delà du monde, mais aussi un au-delà
du texte. Considérons en effet la définition de l'exemplum médiéval
proposée
Schmitt : par Claude Brémond, Jacques Le Goff et Jean Claude

un récit bref donné comme véridique et destiné à être inséré dans


un discours (en général un sermon) pour convaincre un
auditoire par une leçon salutaire.

«Une leçon salutaire» : le problème du salut est donc le moteur de


la machine exemplaire. Notre exemplum met en scène ses propres
rouages en réservant une place centrale à l'eschatologie. Les mêmes
auteurs, non sans humour, qualifient d'ailleurs tout exemplum de
«gadget eschatologique», soit une technique pour signifier, à partir
d'une expérience vécue, ce qui dépasse l'expérience possible.
L'exemplum, même quand il s'inspire des réalités les plus
quotidiennes, montre la voie de la transcendance. Dans le cas précis
de notre texte, comment interpréter l'apparition des monstres
- licorne et dragon - pour signifier deux grands domaines d'outre¬
tombe, le Purgatoire et l'Enfer? Le monstre est lui-même cette chose
qui échappe au quotidien : l'auteur et les lecteurs de nos exempla
n'ont jamais vu de licorne ni de dragon. Le monstre a ceci de commun
avec l'Enfer et le Purgatoire qu'il transcende le champ des possibles
pour en devenir le destin ultime. C'est ici que se pose le problème
fondamental du monstre exemplaire. La licorne et le dragon sont-ils
vraiment des monstres? Les hommes du Moyen Âge ne croyaient-ils
pas en leur existence? Une chose est certaine : dans tous les bestiaires,
la licorne et le dragon coexistent sans heurt avec des animaux

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exotiques réels et avec tous les animaux les plus quotidiens. Aucun
signe ne semble les opposer aux autres animaux. Par nature, la licorne
et le dragon ne sont donc pas des monstres (si toutefois il est possible
d'être monstrueux par nature). Pourtant, je crois qu'ils le sont
devenus dans notre exemplum. Leur nature n'a plus ici aucune
importance, seuls comptent les symboles qui se greffent sur elle.
Nous avons à faire à des monstres culturels, ou plutôt structurels.
Leur monstruosité tient à leur aptitude à ouvrir le sens du texte, à le
priver de toute satisfaction. La licorne et le dragon sont des monstres
parce qu'ils ne sont pas seulement des choses mais qu'ils sont en
même temps des signes. La res, représentée par un signum , a la
capacité de devenir elle-même un signum. C'est ainsi que peut naître
la théorie du Grand Livre du Monde, si répandue au Moyen Age.
C'est cette monstruosité de toute l'exégèse médiévale qui contamine
ici les figures animales. Au début du Xlle siècle, Hugues de Saint-
Victor, un des plus brillants théoriciens de cette double essence des
signifiants, avait montré comment toute interprétation se ramenait à
deux voies bien distinctes per verba (par les mots) et per res (par les
choses) (De scripturis et scriptoribus praenotatiunculae) . En outre, il
réservait apparemment aux seules Ecritures Sacrées la capacité
d'atteindre le sens allégorique, c'est-à-dire la signification par les
choses. Pourtant, c'est au même Hugues de Saint-Victor qu'on a
longtemps attribué les trois livres du De bestiis et aliis rebus, un
bestiaire du Xlle siècle à fort symbolisme évangélique, où il est écrit :

Comme l'homme instruit trouve son plaisir dans les subtilités


de l'écriture, ainsi l'esprit des gens simples est retenu par la
simplicité de l'image.

Cette opposition écriture /image recoupe exactement l'opposition


mots /choses. Car les bestiaires moralisés ne sont donc pas seulement
des livres montrant des animaux. Dans leurs pages, tout animal
devient un monstre, puisqu'il est interprété au-delà de lui-même,
pour être ramené à Dieu ou au Diable. Par ailleurs, l'allégorie n'est
jamais fixe elle n'est pas un code, mais un véritable langage, fait de
confusions, d'inversions et de retournements possibles. Si bien que

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notre licorne, dans les bestiaires et dans les exempla, peut évoluer du
Christ au Diable, ou trouver une position d'équilibre dans le
Purgatoire. Elle n'en devient que plus monstrueuse, puisque le
Purgatoire est un lieu en marge du monde. Et à l'intérieur de cette
marge, et
l'Enfer il le
est
Paradis.
encore un lieu intermédiaire, une troisième voie entre

Le monstre structurel est donc un monstre allégorique Est-ce à


dire que toute la narration n'est qu’un prétexte, qu'elle ne veut rien
dire par elle-même et qu'elle bannit son sens dans une interprétation
externe et univoque? Pour ma part, je ne pense pas que ce texte soit
une pure allégorie et que toute la res s'épuise dans le signum. Certes,
la cohérence de la fable est douteuse : tout, en elle, semble appeler un
deuxième niveau de compréhension. Cette fable est littéralement
invraisemblable Or, nous avons vu dans la définition citée plus haut
que l'exemplum doit être «véridique», ou plutôt, «donné comme
véridique». La fable de l'homme perché, pour être invraisemblable,
n'en est pas moins vraie, ou plutôt, donnée comme vraie, authentique,
car elle se trouve rapportée à une autorité (auctoritas). Cette fable est
posée par un autre : «pone vn nuestro sabio». La clef de sa cohérence
est refoulée dans un ailleurs, mais elle existe et elle sauve le texte du
danger de l'arbitraire.
Ce texte ne saurait être une pure allégorie, car une allégorie ne
montre plus rien, elle applique de l'abstrait à du concret, elle
démontre. Bernard Darbord a bien dit comment, dans la version de
notre exemplum figurant dans le Libro de los Gatos, l'allégorie naissait
d'une correspondance parfaite entre les éléments de la fable et ceux
de son interprétation : chaque élément de l'histoire trouve sa
résolution définitive dans le discours interprétatif. Mais, dans la
version du Lucidario, il existe un élément abstrait qui n'est figuré par
aucun support concret : le Paradis. Le Paradis est évoqué dans
l'interprétation comme le prolongement logique du Purgatoire, mais
il n'est représenté par aucune figure monstrueuse. Cette absence du
Paradis s'explique d'abord par une raison doctrinale : tous les
théologiens de cette époque s'accordent pour affirmer que très rares
sont les âmes qui ont le droit d'aller directement au Paradis. Mais

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cette explication doctrinale se double ici d'une explication
structurelle. Notre exemplum choisit d'emblée de montrer le destin
d'un pécheur, c'est un exemplum négatif, qui montre le mauvais
chemin pour que le Chrétien puisse l'éviter. Mais si, dans ce cas, le
droit chemin consiste à éviter le mauvais, ne peut-on pas dire que le
texte, dans son projet même, est cette figure du Paradis? Si le
personnage est privé de Paradis, c'est justement parce qu'il n'a pas lu
sa propre histoire, parce qu'il n'a pas su considérer sa propre
condition. On ne saurait alors considérer ce texte comme une pure
allégorie : ce texte est un monstre, comme sa licorne et son dragon, il
est à la fois allégorique et symbolique. Symbole montré, et non
démontré. La fable reste fable, même si l'on en tire une conclusion
édifiante. Mieux : elle n'en est que plus fictive, plus vraie dans la
fiction, si on la considère comme la rencontre de I' auctoritas qui la
fonde et de la promesse de salut qui la traverse de part en part. C'est
cette déformation, imposée par l'allégorie, qui crée en même temps le
symbole.
Notre conclusion sera cette reconnaissance du symbole, qui est
aussi reconnaissance d'une dimension esthétique. Voilà donc
confirmée notre impression de lecture, celle d'une mystérieuse
beauté. Cette impression provient peut-être d'une identification à ce
personnage, pourtant dénué de toute caractérisation, vide,
insignifiant. Cette insignifiance est celle de l'universel. Cet homme est
un anti-monstre, car tout homme doit se reconnaître en lui. A moins
qu'il ne soit le monstre pur, à la fois présent et absent, au bord de
l'anéantissement. Cet homme oublieux de sa condition mortelle, le
texte ne précise pas quel sera son destin au-delà de la mort. Il doit
rester vivant dans les gestes de tout Chrétien, pour que tout Chrétien,
à chaque instant, pense à le faire mourir. Cet exemplum est un anti-
exemplum, puisqu'il nous invite à faire le contraire de ce qu’il montre.
Il doit être écrit dans la pensée pour être détruit dans les actes.
Comme si les mots, malgré leur pouvoir exemplaire, ne résistaient
pas à l'épreuve du monde, comme s'ils se résignaient à construire leur
monde à part. Entre monstres.

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J'ai espéré montrer que l'allégorie, animée d'une nécessité toute
didactique, toute imprégnée de ce désir d'un contenu univoque, ne
pouvait cependant exclure le symbole et sa libre floraison de sens.
Selon moi, l'exemplum, cette machine à convaincre, trouve ici une
résolution proprement esthétique.

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Document 1 : texte de l'exemplum dans le Lucidano (vers 1293)

(éd. Kinkade, Los « Lucidarios » españoles, Madrid : Gredos, 1968, pp. 133-134)
Capitulo xxiii Por que fiso Dios el mondo, pues quiso que ouiese fin.
{Le maître répond à son disciple]

[...] E desto te dare vn exienplo que pone vn nuestro sabio de como contesçe al omne
de la vida deste mundo. Por figura que ende muestra, pone vn árbol a semejança
deste mundo e ençima deste árbol esta vn omne comiendo fruta e veuiendo del vino
a grand sabor de si. E esta a derredor del joglares que tanen estrumentos de que toma
plazer e alegría. E el estando en aquel viçio, están rroyendo las rrayses de aquel árbol
dos rratones ; el vno es blanco e el otro es negro. E de la vna parte esta vna serpiente,
la voca auierta esperandol quando caera, e le rresçibera en la garganta para tragarle.
E de la otra parte esta vna animalia que llaman vnicornio que ha vn cuerno muy
grande e muy derecho ençima de la cabeça ; e esta esperandol con el para [espetarle]
por el la ora quel caye de çima. Pues te he contado la figura, quiero te lo desponer en
que semejança es. Sepas quel arbor es el curso de la vida deste mundo, e el omne que
esta ençima comiendo e veuiendo. e aviendo alegría, es semejança del omne que es
mançebo e atreuiendose en su sauer ; e en su mançebia toma deleyte en las cosas del
mundo e cuida que como las [ha] aquella ora, asi las abra toda via e cada ora que
quisiere. El estando en este sauor, [están] los dos rratones, que es el vno blanco e el
otro negro [en] semejança de los dias e de las noches en que se pasa la vida deste
mundo. E por eso fallamos que dixo Job, dolliendo e sentiendose de quanto era
pecador contra nuestro sennor : parce mihi, nihil enim sunt dies mihi ; e quiere dezir :
perdona me, sennor, que nada son los mis dias. E en otro logar fallamos que dixo el
rrey Salamon : asi como el agua corre [rrezia entre] las piedras, asi corren e pasan los
mios dias que se non detienen vna ora. Pues esta ora aqui están los rratones rroyendo
el árbol fasta que cae ; esta cayda es la vida deste mundo que viene a caer en la
muerte ; e en la ora que cae, pierde los sauores que ha pasados en este mundo, e asi
como si nunca los ouiese visto de sus ojos. E la vestía quel a a la mano derecha para
rresçebirle en el cuerno es el purgatorio, que [si] faze cosas por do deue yr a parayso,
ante deue pasar por el purgatorio e sofrir y aquella pena e purgarse de todo mal que
fizo en su vida. La vestía que esta de la otra parte a la mano siniestra es la sierpe que
esta a semejança del infierno, que despues que cae el omne en la su garganta e ha
pasado al cuerpo, non paresçe ; asi el alma del omne despues que cae en el infierno
non paresçe nin sale dende sinon del dia del juyzio que ha ende a salir por su mal
[...].

63
Document 2 : Généalogie partielle de l'exemplum

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Document 3 : Table de correspondances des versions castillanes
Document 4 :

klL'frt/tJjt

Gravure
Tirée dede
J.W.
Günther
EINHORN,
ZainerSpiritalis
(Augsbourg,
Unicornis
1476).

INDICATIONS BIBLIOGRAPHIQUES

Ouvrages médiévaux castillans où se trouve l'exemplum (et références) :

Barlamm e Josaphat - Ed. J. E. Keller et R.W. Linker, Madrid, CSIC, 1979, pp. 113-115 et
pp. 386-387.
Calila e Digna (El libro de).-Ed. J.E. Keller et R.W. Linker, Madrid, CSIC, 1967,
pp. 39-40.

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Enxiemplos muy notables - inédit (ms. BNM : 5626), ex. n. 30, ff° 25v-26r.

Espéculo de los Legos, texto inédito del siglo XV.-Ed. J.M. Mohedano, Madrid, CSIC,
1951, ex. n. 379, pp. 280-281.
Exemplario contra los engaños y peligros del mundo - Ed. facsimilée de l'éd. de Saraeosse,
1531, J. Cocí, 1934, f° XI.

Libro de los Gatos.-Ed. B. Darbord, Paris, Klincksieck, pp. 130-131.


Los «Lucidarios» españoles.-Ed. R.p. Kinkade, Madrid, Gredos, 1968, chap. XXIII,
pp. 133-134.

Ouvrages critiques :

BREMOND (C), LE GOFF (J.) & SCHMITT (J.-C.).-L’ «exemplum», Brepols, 1982.
DARBORD (B.).-« El Libro de los Gatos. Sur la structure allégorique de l'exemple»,
Cahiers de Linguistique Hispanique Médiévale, n. 6, 1981, pp. 81-109.
DELEGUE (Y.).-Les machines du sens. Fragments d'une sémiologie médiévale (Textes de
Hugues de Saint-Victor, Thomas d’Aquin et Nicolas de Lyre), Paris, éd. des
Cendres, 1987.

EINHORN (J.W.).-Spiritalis Unicornis. Das Einhorn als Bedeutundsträger in Literatur


und Kunst des Mittelalters, Munich, W. Fink, 1976.

LACARRA (M. J.).-Cuentística medieval : los orígenes, Saragosse, Universidad de


Zaragoza, 1979.
LACARRA (M. J.) & LOPEZ ESTRADA (F.).-Orígenes de la prosa, Madrid, Júcar, 1993.
LE GOFF (J.).-La naissance du Purgatoire, Paris, Gallimard, 1981.

MC CULLOUGH (F.).-Medieval latin and french bestiaries, University of California


Press, 1960.

MARSAN (R.).-Itinéraire espagnol du conte médiéval (XlIIe-XVe siècles), Paris,


Klincksieck, 1974.

RICO (F.).-«Por aver mantenencia» : el aristotelismo heterodoxo en el Libro de Buen


Amor», El crotalón, n. 2, 1985.

WELTER (J. T.).-L’ exemplum dans la littérature religieuse et didactique du Moyen Âge,
Paris, E.H. Guitar, 1927.

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