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Introduction
Le 2 mars 1939, le cardinal Eugenio Pacelli était élu successeur de Saint Pierre par le
Collège des cardinaux. Il choisit le nom de Pie XII, et entame un pontificat dominé par
un contexte de guerre : d’abord la Seconde Guerre mondiale durant laquelle l’Église
catholique Romaine se voit défiée par l’idéologie païenne, raciste et antichrétienne du
nazisme, et ensuite la guerre froide durant laquelle l’Eglise affronte le spectre du
marxisme-léninisme. Pour de nombreux Catholiques et chrétiens, ces années étaient
des années de persécution et, dans certains cas, de martyre du fait des communistes,
nazis et fascistes.
Les grands drames de cette période de l’Église catholique expliquent peut-être le fait
que les contributions de Pie XII au développement de l’enseignement social de l’Église
n’aient pas retenu l’attention des historiens et des théologiens. Cette absence est
quelque peu étrange, notamment parce que les enseignements magistériels de ses
successeurs immédiats—sans oublier le Concile Vatican II—regorgent de citations et
annotations provenant des nombreux discours de Pie XII. C’est dans ses écrits, par
exemple, que l’on constate des développements cruciaux de l’enseignement magistral
sur le sujet de la démocratie et le discours émergent sur les droits de l’homme. 1
Encore moins reconnus sont les enseignements de Pie XII sur des sujets
spécifiquement économiques, y compris sur les origines et la nature de l’initiative privée
et du business, et les droits et responsabilités de l’entrepreneur. 2 Les textes spécifiques
dans lesquels Pie XII examine ces questions en détail sont :3
2
régulé par l’homme lui-même précisément parce que les biens matériels de la terre
appartiennent à tous.9
Significativement, c’est dans le cadre de ce droit fondamental d’user des biens
matériels de la terre que Pie XII parle du besoin pour « la propriété privée et la liberté
du commerce réciproque des biens par échanges et donations »10. C’est important dans
la mesure où cela illustre le fait que le libre-échange découle directement, tout comme
la propriété privée, de la réalisation prudentielle du droit fondamental qu’ont tous les
peuples d’user des biens matériels de la terre. Significativement Pie XII considère
comme fondamental ce droit de libre-échange parce que l’homme est appelé à
conserver et à perfectionner « sa propre vie matérielle et spirituelle. »11 La doctrine
morale catholique orthodoxe nous dit que l’une des façons dont l’homme peut accomplir
cela, c’est en étant capable faire des choix librement et de les actualiser. On constate
ainsi que les mots de Pie XII sur la propriété privée et le libre-échange ont moins à avoir
avec l’efficience économique et plus avec l’insistance catholique de toujours sur la
nécessité pour l’homme d’agir et de développer des vertus morales et spirituelles.
au bien-être de la communauté. »14 Avec ces mots, Pie XII semble développer une
vision du travail ou l’on sent une unité profonde entre la vertu personnelle, le service de
Dieu et l’amour du prochain. La dimension humaine (personnelle et sociale) et la
dimension divine sont en effet indissociables dans son esprit.
Commentant encore sur la dimension sociale du travail, Pie XII anticipe certaines idées
de Jean-Paul II. Dans Laborem Exercens et Centesimus Annus, Jean-Paul II reconnait
l'établissement de la communion des personnes comme une caractéristique
fondamentale du travail.15 Même si Pie XII écrivait il y a 41 ans « Comment une
administration comme la vôtre pourrait-elle être une véritable communauté, et non
seulement une simple existence en commun, sinon parce que tous, du premier au
dernier, vous êtes conscients de travailler avec loyauté chrétienne, au bien de
tous ? »16, Pie XII parle de loyauté chrétienne comme moyen de réaliser cette véritable
communauté. Jean-Paul II, en revanche, fait référence au don de soi.
Dans le même discours, il fait une distinction importante entre l’avarice et l’acquisition
légitime de richesse. Il se sert de la parabole des talents de l’évangile de Luc (Luc
19:11-27) pour établir cette distinction. Opposant le serviteur bon et fidèle au serviteur
paresseux, Pie XII tire quelques conclusions pour son auditoire de banquiers sur la
nature de l'acquisition des richesses, d'une manière qui reflète sa conscience aigüe de
la valeur de l'argent. Il semble que ce soit la première fois qu’un pape reconnaisse
directement la valeur de l’argent.
Dès ses débuts, l'Église catholique a clairement défendu la propriété privée et l'action
privée. Cela revient à reconnaître implicitement la valeur de l’argent dans la mesure où
l’argent est une forme de propriété qui peut faciliter l’activité économique privée.
Cependant Pie XII confirme cette reconnaissance dans sa réflexion sur la nature
sociale de l’activité bancaire :
« La fonction sociale de la Banque ne consiste-t-elle pas à mettre l'individu en état de
faire fructifier le capital, même minime, au lieu de le dissiper ou de le laisser dormir
sans aucun profit ni pour soi ni pour les autres ? C'est pourquoi les services que la
Banque peut rendre sont multiples : faciliter et encourager l'épargne ; réserver l'épargne
pour l'avenir en la rendant fructueuse déjà dans le présent ; lui permettre de participer à
des entreprises utiles qui ne pourraient être engagées sans son concours ; rendre
faciles et parfois tout simplement possibles, le règlement des comptes, les échanges, le
commerce entre l'État et les organismes privés et, en un mot, toute la vie économique
d'un peuple »17
Deux jours après ce discours aux banquiers, Pie XII s’adresse aux « représentants des
Chambres de commerce de tout l’univers » le 27 avril 1950. 18 Intitulée « La vocation des
commerçants », l’intention de ce discours est d’aider les dirigeants d’entreprise à
reconnaitre l’importance de « couronner vos travaux techniques et juridiques par une
5
On met l’accent ici sur l’argent en tant que capital productif. C’est cette notion cruciale
qui a permis aux théologiens catholiques durant le haut Moyen Age de clarifier la
distinction entre, d’une part, l’usure (qui est condamnée par l’Église catholique) et,
d’autre part, le paiement d’une personne à l’autre pour l'utilisation par la première du
capital productif de la seconde sous forme d'argent. 29 Avec ce discours, il démontre à
quel point l’argent peut être productif et le rôle que la banque peut jouer afin de rendre
possible cette productivité.
qui sont les premiers porte-paroles de la vérité de l’évangile dans le monde des affaires.
Pie XII explique clairement que les entrepreneurs doivent vivre le témoignage du Christ
dans leur lieu de travail, et que ce témoignage doit être le fruit d’une vie intérieure
intense nourrie par parole et sacrement.
« L'enseignement de l'Église, qui donne une claire formule des principes catholiques,
risque de ne pas être bien compris ni appliqué, s'il ne trouve pas dans le dirigeant
responsable, au lieu d'une acceptation résignée et passive, la plénitude d'une intense
vie intérieure, alimentée aux sources sacramentelles de la grâce. Il Nous semble qu'une
pensée sociale chrétienne doit être profondément organique ; loin de se construire
uniquement en partant d'énoncés abstraits, elle doit répondre, avec une constante
fidélité, aux intentions de la divine Providence, telles qu'elles se manifestent dans la vie
de tout chrétien et dans celle de la communauté universelle à laquelle il appartient. » 33
Comme pour tous les chrétiens, cette vocation et ce travail demandent un effort
intérieur.
« L'acte créateur de Dieu, qui a lancé les mondes dans l'espace, ne cesse jamais de
susciter la vie avec une abondance et une variété stupéfiante. Chez l'individu comme
dans la société, l'aspiration vers le mieux et la perfection naturelle et surnaturelle exige
une progression continue et souvent même un pénible détachement. Pour suivre cette
marche ascendante, pour l'orienter et y entraîner les autres, un dur travail s'impose. »34
Qualités morales
La dernière partie de la citation ci-dessus évoque la personnalité entrepreneuriale et la
question de sa vigilance. Pie XII insiste également sur les « qualités morales »
spécifiques que l’on attend des entrepreneurs. [L’entrepreneur doit avoir] « le courage
en période de crise, la ténacité pour vaincre l'apathie et l'incompréhension, l'optimisme
pour renouveler les formules et les méthodes d'action, pour saisir et utiliser au
maximum les possibilités de bonne réussite. Ces qualités, vous les mettez au service
de la communauté nationale et vous avez droit par là à l'estime et à la considération de
tous. »45
Subsidiarité
Bien que Pie XII ne le mentionne pas de façon explicite, l’essentiel de ses
commentaires sur la relation entre l’État et l’individu suggère fortement qu’il est inquiet
de la possibilité que l’état puisse enfreindre ses principes dans ses relations avec les
entreprises. Il dit que l’activité des hommes d’affaires doit être « dégagé[e] des
obstacles qui viendraient de règlements trop compliqués ou trop étroits » et que les
impôts ne doivent pas être « trop nombreux et trop lourds »46. Il commente le
mouvement moderne visant à donner une certaine sécurité sociale sous forme de
couverture d’emploi, santé et couverture médicale et l’indemnisation des travailleurs.
11
Pie XII reconnait le mouvement. Il dit même qu’il est justifié, mais il émet d’importantes
réserves.
« Mais il importe que le souci de la sécurité ne prévale pas sur l'acceptation du risque
au point de stériliser toute volonté créatrice, d'imposer à l'entreprise des conditions
d'exercice trop lourdes, de décourager ceux qui s'y dévouent. C'est malheureusement
une tendance fort humaine que d'obéir au principe du moindre effort ; d'éviter les
charges, de se dispenser d'une action personnelle pour recourir au soutien de la société
et vivre aux dépens de celle-ci. »47
Ainsi, Pie XII note que « l'Etat sache demeurer dans les limites de sa fonction de
suppléer à l'entreprise privée : qu'il la suive, qu'il l'aide au besoin, mais qu'il ne se
substitue pas à elle, quand elle peut agir avec utilité et bon succès. »48 Bien entendu,
c’est la doctrine sociale catholique standard. Ceci dit, Pie XII est prêt à expliquer
précisément comment la violation par l'État du principe de subsidiarité peut décourager
directement les caractéristiques principales de l’activité entrepreneuriale (créativité,
prise de risque) et encourager des habitudes anti-entrepreneuriales comme la
dépendance et la paresse. Rodger Charles, S.J., remarque notablement qu’une analyse
minutieuse du corpus des écrits ultérieurs de Pie XII illustre le fait que le pape se
souciait de ce que les programmes d’aide sociale créés par les démocraties
occidentales avaient pour effet de réduire la responsabilité individuelle 49.
commun) doit accompagner le désir de son travail et de son développement spirituel 56.
Ce n’est qu’après ces commentaires préliminaires sur l’aspect matériel et spirituel du
travail de l’entrepreneur que Pie XII place la liberté économique de l’homme dans le
contexte du lien intrinsèque, souligné par le catholicisme, entre la liberté humaine et
l’acquisition du bien moral par l’homme. « La liberté d'action économique ne peut se
justifier et se maintenir qu'à condition de servir une liberté plus haute et de savoir, au
besoin, renoncer à une partie de soi-même pour ne pas manquer à des devoirs moraux
supérieurs. »57
Ainsi la liberté économique est soumise et dirigée vers la liberté intégrale de l’homme.
Le droit d’agir dans un esprit d’entreprise, dans l’activité économique, devrait servir non
seulement à améliorer les conditions matérielles, mais il devrait également permettre
aux entrepreneurs de se développer moralement et spirituellement : de devenir
vraiment libres en choisissant sans contrainte de vivre dans la vérité. Le corollaire est
que la liberté d’agir dans l’ordre économique devrait être reconnue comme ayant le
potentiel d’aider l’entrepreneur à atteindre l’épanouissement humain par l’exercice de
cette liberté.
également qu’il est bénéfique d’introduire des employés à l’esprit et aux responsabilités
de l’entreprenariat :
« Il est certain que l'ouvrier et l'employé, qui se savent directement intéressés à la
bonne marche d'une entreprise, parce qu'une part de leurs biens y est engagée et y
fructifie, se sentiront plus intimement obligés d'y contribuer par leurs efforts et même
leurs sacrifices. De la sorte, ils se sentiront plus hommes, dépositaires d'une plus large
part de responsabilité ; ils se rendront compte que d'autres leur sont redevables, et
s'emploieront avec plus de cœur à leur besogne quotidienne, malgré son caractère
souvent dur et fastidieux. »60
Clairement, Pie XII pense qu’il serait regrettable que les employées se contentent
d’arriver à l’heure, de faire leur travail sans s’y intéresser, et de devenir ainsi des
participants passifs à la vie de l’entreprise. Comme on l’a dit, Pie XII parle de
travailleurs qui se sentent « plus hommes », en devenant des « dépositaires » de
l’entreprise, et travaillant ainsi avec plus de courage. En effet, Pie XII pense que les
employeurs doivent s’efforcer de favoriser cette attitude chez leurs employés en
développant chez eux un esprit d’initiative. Il le décrit ainsi :
« Mais, encore une fois, le chef refusera-t-il à ses inférieurs ce qu'il apprécie tant lui-
même ? Réduira-t-il ses collaborateurs de tous les jours au rôle de simples exécutants
silencieux, qui ne peuvent faire valoir leur propre expérience comme ils le
souhaiteraient, et restent entièrement passifs à l'égard de décisions qui commandent
leur propre activité ? »61
Il est intéressant que Pie XII invoque le terme de solidarité pour décrire le type d’actions
qui encouragent ces circonstances. Il parle du besoin des entreprises de pratiquer la
solidarité, pas seulement au sein de leurs organisations, mais aussi entre elles.
« Que le principe de solidarité s'affirme donc plus nettement, non seulement à
l'intérieur de chacune de vos entreprises, mais aussi entre les entreprises similaires,
pour éviter les gaspillages d'énergie, les dépenses inutiles, et surtout réunir en un
faisceau solide les éléments disparates d'un potentiel économique considérable mais
que son fractionnement prive d'une efficacité proportionnée à sa valeur réelle. » 62
Conclusion
Cette étude des enseignements du pape sur l'initiative privée montre qu’il a contribué
substantiellement à l’enseignement du magistère sur ce sujet. En commençant par
réitérer que le droit à la propriété privée découle du principe d’usage commun, Pie XII
illustre que cela a des implications positives pour la liberté des échanges commerciaux.
Il convient également de noter la manière dont Pie XII énonce un droit à l'initiative
privée, dans le contexte de la capacité de l'homme à atteindre la liberté intégrale, une
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