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DE LA BUREAUCRATIE 1
RENE BERTHIER
1
Cette étude est parue dans Informations et réflexions libertaires, Été 1987.
2
Les citations de Bakounine, sauf indication contraire, sont extraites des Œuvres de
Bakounine publiées aux éditions Champ libre, avec l’indication du volume en chiffres
romains et de la page en chiffres arabes.
3
« Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier », mai 1871.
1
l’idée selon laquelle la monarchie française est la « fille aînée de l’Eglise » :
parce qu’elle est la première à s’être dégagée de son emprise politique 4...
Bakounine souligne cependant que l’Etat et l’Eglise sont « deux pôles
inséparables quoique toujours opposés » 5, deux institutions qui se génèrent
l’une l’autre mais qui, comme c’est toujours le cas lorsque deux centres
d’autorité coexistent, ne peuvent subsister qu’en situation de conflit et par la
soumission de l’un à l’autre.
Dire que Bakounine et Marx se différencient par leur théorie de l’Etat est
peu dire. Bakounine aborde cette question sous un angle totalement
différent. Il envisage la fonction-pouvoir, qui se présente sous deux aspects,
théologique et politique, l’Eglise et l’Etat. Contrairement à Marx,
Bakounine n’a jamais considéré que la critique de la religion était achevée,
c’est au contraire une préoccupation constante, en ce sens qu’elle est un
aspect non pas subordonné mais intégrant de la critique du pouvoir, dans la
mesure où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïques, un aspect
religieux : l’idéologie est une force matérielle.
Bien des aspects de la vie politique prennent des formes religieuses, ce
que Stirner s’est tout particulièrement attaché à montrer, rencontrant de la
part de Marx une incompréhension totale. A l’occasion, Bakounine dit que
l’Eglise est la sœur aînée de l’Etat, en ce sens que les premières formes de
pouvoir apparues dans l’histoire ont revêtu un caractère sacerdotal. Dans sa
critique de Mazzini, Bakounine parle souvent aussi de la notion d’Eglise-
Etat. Ses analyses sur ce sujet sont peut-être une préfiguration du schéma
trifonctionnel des sociétés indo-européennes de Georges Dumézil, par sa
distinction de la fonction pouvoir en pouvoir théocratique et pouvoir
juridico-politique ; et en faisant une analogie plus large, par sa distinction
tripartite des constituants de la société en producteurs, classe dominante et
Etat, ce dernier étant en l’occurrence un élément à part entière, au contraire
du schéma marxien 6. On comprend mieux, dès lors, que la notion de clergé-
classe dominante puisse aisément s’intégrer dans le système de pensée
bakouninien.
Le déclin du pouvoir de l’Eglise a les mêmes causes que celles qui ont
provoqué le déclin de l’aristocratie féodale : le développement des
échanges, de la circulation monétaire, l’apparition du capital marchand, le
développement des villes qui affaiblirent les couches dont les revenus
4
Il y a deux explications à ce « titre ». Première explication : Clovis (466-511) fut le
premier roi franc à s’être converti – pour des raisons parfaitement opportunistes – à la
religion de Rome. Seconde explication : Pépin le Bref battit les Lombards en 754-756 et
conquit pour le pape Etienne II des territoires qui furent appelés le « domaine de saint
Pierre », ancêtre des Etats pontificaux. L’expression elle-même de « fille aînée de l’Eglise »
est récente : le pape Léon XIII, l’emploie dans un « Discours aux pèlerins français » du
2 mai 1879 ainsi que Léon XIII dans l’Encyclique Nobilissima Gallorum gens du 8 février
1884. Il ne semble pas qu’il y ait d’utilisation antérieure à cette époque.
5
Œuvres, I, 130, « La théologie politique de Mazzini et l’Internationale ». Deuxième
partie: fragments et variantes. Fragment G, août-octobre 1871.
6
Selon Bakounine l’histoire européenne s’explique par un jeu d’alliances historiques
entre trois forces : en France la bourgeoisie et la monarchie se seraient alliées contre la
noblesse féodale ; en Angleterre, la bourgeoisie et la noblesse se seraient alliées pour
limiter le pouvoir de la monarchie, en Italie la bourgeoisie aurait dû son développement à la
lutte entre le pouvoir religieux (l’Eglise) et le pouvoir politique (l’empereur), etc.
2
étaient fondés sur la propriété foncière 7. Marx a décrit cette évolution, qui
aboutit au renforcement du pouvoir royal. Bakounine, en ce qui le concerne,
met l’accent sur un point intéressant qui touche plus particulièrement la
sphère du politique : lorsque le droit souverain fut reconnu comme
précédant immédiatement de Dieu, le pouvoir fut proclamé absolu. « C’est
ainsi que sur les ruines du despotisme de l’Eglise fut élevé l’édifice du
despotisme monarchique. L’Eglise, après avoir été le maître, devint la
servante de l’Etat, un instrument de gouvernement entre les mains du
monarque 8. »
Ainsi, comme lors du passage de la société monarchique à la société
bourgeoise, la classe qui perd sa position hégémonique ne disparaît pas, elle
subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir. La lutte entre l’Eglise et
l’Etat était historiquement nécessaire, dit Bakounine. Par son caractère
universel, l’Eglise avait une ampleur trop grande pour pouvoir absorber les
Etats nationaux dans un « Etat universel » 9. La Réforme, en particulier en
Allemagne, est interprétée par Bakounine comme une réaction contre
l’Eglise qui aboutit à la désorganisation d’une institution dominante, mais
aussi à la subordination accrue des populations au pouvoir des princes, qui
profitent de l’atomisation de l’institution religieuse pour devenir des chefs
spirituels en subordonnant la religion aux intérêts de l’Etat. De nombreux
souverains qui se convertirent à la Réforme en profitèrent d’ailleurs pour
s’emparer des biens de l’Eglise…
Ailleurs, l’Eglise catholique affaiblie est absorbée par l’Etat : ainsi naît le
despotisme moderne, dit Bakounine. Aux deux périodes clé de l’histoire de
la société monarchique, lorsque les monarques s’affranchissent de la tutelle
papale pour leur investiture, et lors de la Réforme, l’affaiblissement de
l’institution religieuse s’accompagne d’un transfert accru de pouvoir à l’Etat
et d’une subordination, ou en tout cas d’une dépendance accrue de l’Eglise
envers l’Etat.
Marx avait bien effleuré l’hypothèse de Bakounine concernant l’Eglise,
mais il ne s’attarde pas. Dans le livre III du Capital, il dit en effet :
On peut regretter que Marx n’ait pas poursuivi dans cette voie. Dans ce
passage, il donne des indications intéressantes sur les fondements juridiques
et le mode de reproduction de cette classe dominante : la cooptation des
élites intellectuelles, et non la propriété individuelle 10. Evoquant de son
côté les différentes classes de l’ancien régime, Bakounine parle de « la
7
Le refus, par l’Eglise, du prêt à intérêt peut à ce titre être interprété comme une
tentative d’empêcher le développement d’une économie monétaire qui saperait les
fondements de son pouvoir.
8
Loc. cit. « Trois conférences ».
9
L’empire knouto-germanique, VIII, 153.
10
L’interdiction du mariage des prêtres s’explique fort bien : ils auraient tout
naturellement eu tendance à faire des enfants, à qui ils auraient été tentés de léguer les biens
dont ils avaient la charge, dépossédant ainsi l’Eglise de son patrimoine...
3
classe des prêtres, non héréditaires cette fois, mais se recrutant
indifféremment dans toutes les classes de la société » 11.
En résumé des réflexions de Bakounine sur cette question, on peut dire
que le clergé était une classe fondée sur la propriété oligarchique du capital
(en l’occurrence, foncier) ; qui se reproduisait par la cooptation des élites de
la société ; qui fonctionnait sur la base d’une organisation hiérarchique
fortement structurée et soudée par une idéologie globale à vocation
universelle. Une telle définition, on le voit, peut très bien s’appliquer à la
bureaucratie soviétique... Les développements de Bakounine sur les
concepts de bureaucratie comme « quatrième classe gouvernementale » et
de « bureaucratie rouge » méritent donc d’être examinés.
11
L’empire knouto-germanique VIII, 153.
12
L’empire knouto-germanique, VIII, 414.
13
« Aux compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs de Locle et de la
Chaux-de-Fonds ». Article 4. 28 avril 1869.
14
L’empire knouto-germanique, VIII, 142.
15
Ecrit contre Marx, novembre-décembre 1872. Œuvres, III, 211.
4
« Toute la science du bureaucrate consistait en ceci : maintenir l’ordre
public et l’obéissance des sujets, et leur soutirer autant d’argent que
possible pour le trésor du souverain, sans les ruiner complètement et sans
les pousser par le désespoir à la révolte 16. »
16
Ibid.
17
Ibid.
18
Ibid.
19
Ibid.
20
Ibid.
5
considérablement. La double révolution qui marqua la transition du Moyen
Age à l’âge moderne, à savoir :
21
Etatisme et anarchie IV, 287.
22
Ibid.
23
Ibid, 286.
24
Ibid.
25
Ibid.
26
L’empire knouto-germanique.
6
moins Marx que Lassalle. Ce dernier, dit Bakounine, s’est félicité de
l’écrasement de l’insurrection paysanne de 1525 par les princes allemands,
avec la complicité des bourgeois. Selon Lassalle, si cette révolte avait
réussi, elle aurait détourné la nation allemande de la ligne normale de son
développement économique et politique en consolidant parmi les paysans le
principe de la propriété héréditaire de la terre (VIII, 464). Marx et Lassalle,
dit encore Bakounine, pensent que l’insurrection paysanne était
réactionnaire : « le paysan ne peut faire que de la réaction, d’où il résulte
que le premier devoir de la révolution, c’est d’empêcher, de réprimer à toute
force, quelque mouvement de paysans que ce soit. » 27.
Pourtant, note Bakounine, la répression de la révolte n’a pas empêché le
principe de la propriété privée de s’établir fermement. Faisant, comme à son
habitude, un parallèle avec la Révolution française, il note que les
« doctrinaires du communisme allemand » pourraient tout aussi bien
regretter que les paysans français aient été émancipés et aient acquis les
biens du clergé et de la noblesse émigrée. Mais s’ils ne l’avaient pas fait, la
puissance de l’Eglise et de la noblesse serait restée debout, comme c’est
encore le cas pour la noblesse en Allemagne, « de manière que la révolution
socialiste aurait aujourd’hui à combattre, à côté de la puissance malfaisante
de la bourgeoisie, encore elle de ces deux anciens corps » 28. C’est d’ailleurs
exactement la situation qui s’est présentée en 1848 en Allemagne.
D’autre part, ajoute Bakounine, si la paysannerie française ne s’était pas
approprié les terres, si elle n’avait pas trouvé un intérêt à la révolution, elle
l’aurait laissé détruire par les armées royalistes coalisées contre la France.
Bakounine ajoute d’ailleurs que la bourgeoisie s’est développée en grande
partie grâce à l’appropriation du patrimoine foncier de l’Eglise et de la
noblesse.
La victoire de la révolte de 1525 aurait eu pour conséquence que « les
paysans allemands depuis trois siècles et demi auraient été libérés du
servage » 29.
27
Ecrit contre Marx, III, 204.
28
L’empire knouto-germanique.
29
L’empire knouto-germanique, VIII, 465.
30
L’empire knouto-germanique VIII, 465-466.
7
individuelle de la terre, idée qui est d’ailleurs aussi celle de Marx, sinon
celle de Lassalle. Le développement naturel de la bourgeoisie allemande a
été cassé par l’échec de la révolte paysanne – c’est là un fait que Bakounine
souligne fréquemment – et, plus tard, par l’incapacité des bourgeois à lier
leur mouvement à celui de la paysannerie, à utiliser la formidable force de la
paysannerie. La constitution d’un système bureaucratique est le prix à payer
pour une révolution manquée. Ce qui est valable pour la révolution
bourgeoise sera aussi valable, comme le montrera Bakounine, pour la
révolution prolétarienne.
31
Etatisme et anarchie, IV, 294.
8
extensivement décrit ce phénomène, en particulier lorsqu’il apparaît dans les
organisations ouvrières.
Bakounine n’aborde pas seulement la critique de la bureaucratie par le
haut, il l’envisage aussi par le bas. Elle n’est pas seulement un phénomène
lié au développement des forces productives et qui impose la constitution
d’un appareil d’Etat de plus en plus complexe et puissant, elle est aussi un
phénomène naturel qui menace de sa corruption tout groupement humain
qui ne se donne pas les moyens de la combattre. L’originalité de l’analyse
bakouninienne est que la bureaucratie est à la fois un phénomène politique
lorsqu’elle touche l’Etat, un phénomène sociologique lorsqu’elle touche les
organisations, et un phénomène psychologique qui, chez l’individu, est lié à
la volonté de pouvoir (ou, négativement, à son refus d’exercer le pouvoir sur
sa propre existence).
Dans L’Empire knouto-germanique, Bakounine déclare que c’est la vie
qui produit les idées et qui détermine les comportements, non les idées qui
produisent la vie. Les conditions matérielles d’existence des hommes
contribuent à créer chez eux les idées qui les dominent malgré eux. La
constitution par le prolétariat d’organisations de masse est un facteur
d’éducation grâce auquel il peut en quelque sorte s’auto-éduquer et se
libérer de l’influence bourgeoise, mais cela a aussi une contrepartie
négative : la création d’une minorité de dirigeants qui finit par ne plus voir
dans l’organisation un moyen d’émancipation mais un but en soi, un
instrument de leur ambition et de leur vanité personnelles.
Les meilleurs hommes, dit Bakounine, sont facilement corruptibles,
lorsque le milieu lui-même s’y prête, ou lorsqu’il n’y a pas de « contrôle
sérieux et d’opposition permanente ». Dans le cas de l’AIT, il ne peut
évidemment pas être question de corruption vénale, puisque l’organisation
est trop pauvre pour assurer une rétribution à ses chefs. « Mais il existe un
autre genre de corruption, auquel malheureusement l’Association
internationale n’est point étrangère : c’est celle de la vanité et de
l’ambition » (Stock, VI, 15-16).
Chacun porte en soi le germe de l’instinct de commandement, dit
Bakounine. Tout germe, par une loi fondamentale de la vie, doit
nécessairement grandir et se développer, « pour peu qu’il trouve dans son
milieu des conditions favorables à son développement ». L’ignorance,
l’indifférence apathique et les habitudes serviles dans les masses sont
quelques-unes de ces conditions, « de sorte qu’on peut dire à bon droit que
ce sont les masses elles-mêmes qui produisent ces exploiteurs, ces
oppresseurs » dont elles sont victimes.
Lorsque les masses sont apathiques et endormies, les meilleurs hommes,
les plus intelligents, les plus énergiques, qui naissent dans leur sein, qui dans
un milieu différent pourraient avoir une action positive, deviennent
naturellement des despotes. « Ils le deviennent souvent en se faisant illusion
sur eux-mêmes et en croyant travailler pour le bien de ceux qu’ils
oppriment. »
Ainsi, l’absence d’opposition et de contrôle est la source inévitable de
dépravation pour tout individu qui se trouve investi d’un pouvoir
quelconque. Sans ce contrôle, on fait du commandement une « douce
habitude », et par une sorte « d’hallucination naturelle » on s’imagine qu’on
est absolument indispensable. C’est ainsi, commente Bakounine, que s’est
9
imperceptiblement formée au sein des sections des ouvriers du bâtiment 32
de la section de l’AIT de Genève, qu’il examine particulièrement, une sorte
« d’aristocratie gouvernementale ».
Plutôt que d’envisager le phénomène en termes de « méchants
bureaucrates », Bakounine essaie de comprendre les causes qui rendent le
phénomène possible. Dans un assez long passage de la « Protestation de
l’Alliance », il fait une description du phénomène qui reste encore
aujourd’hui étonnamment actuelle. Les comités qui dirigent les sections de
l’AIT, dit-il, ont vu leur autonomie croître à mesure même de l’indifférence
et de l’ignorance des sections dans toutes les questions autres que celles des
grèves et des cotisations, lesquelles d’ailleurs sont versés d’une manière
irrégulière. C’est une conséquence de l’apathie intellectuelle et morale des
sections, et cette apathie est en même temps le résultat de la « subordination
automatique à laquelle l’autoritarisme des comités a réduit les sections ».
Ces lignes ont été écrites en 1871 mais restent comme on le voit
largement valables encore aujourd’hui. Leur intérêt réside dans le fait que
Bakounine ne fait pas une analyse manichéenne du phénomène qui
distinguerait les bons travailleurs d’un côté et les méchants bureaucrates de
l’autre : la bureaucratisation d’une organisation est un phénomène qui est
collectivement créé par tous les membres de l’organisation. Ce que
Bakounine reproche aux travailleurs, en l’occurrence, est bien leur
indifférentisme politique, un indifférentisme différent toutefois de celui que
Marx et Engels reprochent à leur tour à Bakounine. La démission des
travailleurs devant tout ce qui dépasse le cadre étroit de leurs préoccupations
immédiates, et le bureaucratisme des comités, sont deux phénomènes
intégrés, dialectiquement liés, pourrait-on dire. Cette démission est certes
commode – et peut-être opportune – pour les dirigeants des comités, mais
elle ne favorise pas le développement social, intellectuel et moral des
sections, ni le développement de l’AIT : « Car de cette manière il n’y reste
plus à la fin de réel que les comités », qui finissent par ne plus représenter
qu’eux-mêmes et, « n’ayant derrière eux que des masses ignorantes et
indifférentes, ne sont plus capables de former qu’une puissance fictive »...
32
Il s’agit des ouvriers du bâtiment de l’AIT de Genève.
10
Devenue une puissance fictive, l’organisation devient un terrain
favorable au développement de toutes sortes de vanités, d’intrigues,
d’ambitions ou d’intérêts personnels. Elle peut bien inspirer un
« contentement puéril de soi-même et une sécurité aussi ridicule que fatale
au prolétariat », mais elle sera impuissante dans la « lutte à mort que le
prolétariat de tous les pays de l’Europe doit soutenir maintenant contre la
puissance encore trop réelle du monde bourgeois ».
Le phénomène conjoint de la bureaucratisation des organismes de base et
de la démission des masses constitue une trahison de la vocation originelle
de l’Association internationale des travailleurs, dont l’objectif est de
constituer la classe ouvrière comme puissance effective mais aussi de
contribuer à son auto-éducation par l’expérience quotidienne de la lutte et
du débat, par la réalisation de la solidarité réelle avec les autres sections 33.
33
Note avril 2008. Relisant ce texte vingt ans après sa première publication, et ayant
vécu l’expérience de membre de la direction d’un organisme syndical, je me rends compte à
quel point l’analyse de Bakounine est pertinente.
34
« Aux compagnons de la Fédération des sections internationales du Jura », février-
mars 1872
35
Ecrit contre Marx.
11
l’Etat » et qui veulent servir cette cause populaire « par des moyens
gouvernementaux, bref, par les moyens qui sont à la disposition de la
bureaucratie rouge, par la voie du socialisme d’Etat, contre lequel nous
devons lutter énergiquement ».
Ce qui est visé est évidemment la stratégie politique de Marx et de la
social-démocratie allemande, parlementaire, qui constitue l’aliment du
phénomène décrit par Bakounine. L’action parlementaire, dit ce dernier,
conduit inévitablement à la conclusion d’accords politiques avec les
radicaux bourgeois. Or, il est démontré que ce genre d’accord conduit
toujours à l’alignement du programme du parti le plus radical sur celui du
parti le plus modéré. Par ailleurs, le parlement, l’Etat, sont des institutions
spécifiques de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte contre-
nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique bourgeoise est
interprété par Marx et Engels comme un refus de la politique en général.
Selon Bakounine, la politique révolutionnaire consiste à substituer à la
politique bourgeoise et à l’organisation de classe de la bourgeoisie – l’Etat –
une politique et une organisation prolétariennes.
Enfin, les hommes qui participent à l’action parlementaire seront
nécessairement corrompus par les manœuvres et les concessions qu’ils
seront contraints de faire avant la prise du pouvoir, et par l’exercice du
pouvoir ensuite. « Mais cette minorité, disent les marxistes, se composera
d’ouvriers. Oui, certes, d’anciens ouvriers, mais qui, dès qu’ils seront
devenus des gouvernants, cesseront d’être des ouvriers et se mettront à
regarder le moindre prolétaire du haut de l’Etat, ne représenteront plus le
peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner 36. »
Cette nouvelle classe, celle des « directeurs, représentants et
fonctionnaires de l’Etat soi-disant populaire », cette « nouvelle et très
restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants » 37 mettra en place
un système dont Bakounine perçoit très précisément les traits : il y aura, dit-
il,
36
Etatisme et anarchie.
37
Ibid.
38
Ecrit contre Marx, Œuvres, III, 204.
12
point de vue de Marx en ce qu’on lui attribue la paternité du stalinisme,
mais aussi du point de vue de Bakounine, qui ne pouvait même pas imaginer
la possibilité d’un tel régime 39.
Lorsqu’on examine le texte ci-dessus, en tenant compte seulement des
éléments historiques de l’époque, sans leur sur-ajouter des interprétations de
faits survenus après, on s’aperçoit que Bakounine attribue au marxisme un
projet certes autoritaire et centralisateur, où existe une forte substitution de
pouvoir au profit de l’élite dirigeante, mais qui n’a rien à voir avec le
stalinisme, que Marx aurait été le premier à condamner ave horreur.
Dire qu’on ne peut pas artificiellement transposer un texte de 1870 dans
la réalité d’aujourd’hui ne retire d’ailleurs rien à la clairvoyance de
Bakounine.
L’avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n’était pas aux yeux
de Bakounine une occurrence inévitable : il dit en effet que cette quatrième
classe gouvernementale n’apparaîtra que « si l’on n’y met ordre dans
l’intérêt de la grande masse du prolétariat » 40. En d’autres termes, la
bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l’hypothèse où la classe
ouvrière se montrerait incapable d’assumer son rôle dans la révolution
prolétarienne.
39
Ce que Bakounine décrit dans la citation ci-dessus n’est rien d’autre que le
programme qui se trouve contenu dans le programme du Manifeste communiste.
40
Ecrit contre Marx.
41
« Lettre à un Français », VII, 118.
42
Ibid, VII, 116.
13
Lorsqu’il aborde la question cruciale de la collectivisation des terres (cf.
les Lettres à un Français, 6 septembre 1870), Bakounine affirme
qu’imposer celle-ci serait une erreur, car elle amènerait le soulèvement des
campagnes. Pour les réduire il faudrait alors une immense force armée, avec
une discipline militaire, avec des généraux, et toute la machine serait à
reconstruire, avec le machiniste, le dictateur. On pense évidemment encore
une fois au problème des rapports entre ouvriers et paysans pendant la
révolution russe, les réquisitions qui ont exacerbé les antagonismes entre la
ville et la campagne et qui ont abouti à la collectivisation forcée.
Conclusion
On peut s’étonner que Marx, malgré l’outil méthodologique qu’il s’était
forgé, soit passé à côté d’un problème aussi important que celui de la
bureaucratie 45. Dans la sixième section du Livre III du Capital, il évoque
bien le cas où les producteurs ont en face d’eux non pas des propriétaires
individuels mais l’Etat, qui est « à la fois propriétaire et souverain ». La
souveraineté, dit alors Marx, « n’est que la continuation de la propriété
foncière à l’échelle nationale ». Marx perçoit parfaitement la possibilité de
concentration des moyens de production et du pouvoir entre les mêmes
mains ; mais ce cas est limité à l’Asie et correspond à des formes
économiques du passé ; il ne peut envisager ce schéma appliqué à la
propriété industrielle de l’avenir, pour la simple raison qu’il a tendance à
considérer la concentration de cette propriété entre les mains de l’Etat
comme le fondement du socialisme.
43
Ibid, VII, 117.
44
Ibid, VII, 118.
45
Note avril 2008. On pourrait répondre que, devenu le principal bureaucrate de l’AIT,
il était mal placé pour analyser le phénomène…
14