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ÉLÉMENTS D’UNE ANALYSE BAKOUNINIENNE

DE LA BUREAUCRATIE 1

RENE BERTHIER

Le phénomène bureaucratique est, du point de vue marxiste, quelque


chose d’inédit dans la mesure où il n’avait jamais été envisagé par les pères
fondateurs comme système politique moderne de domination. La question
qui vient alors à l’esprit est : qu’en est-il de l’anarchisme ?
Le marxisme n’avait pas développé une réflexion sur le système
bureaucratique parce qu’il tenait pour acquis que le socialisme serait une
conséquence inévitable du développement des contradictions du
capitalisme. Pour Bakounine au contraire, le socialisme n’est qu’une
possibilité, sans plus. Un autre système peut se développer, « si nous n’y
prenons pas garde », dit-il : le système de la bureaucratie d’Etat, comme
conséquence de l’échec de la révolution prolétarienne 2...

Le clergé comme classe dominante


Un détour par le Moyen Age permettra de mieux appréhender le
problème. Bakounine considère en effet que le clergé a été une classe
dominante pendant la première moitié du Moyen Age. Du IVe siècle, où
l’Eglise devient officielle sous l’empereur Constantin, au XIe siècle, où elle
soumet l’empereur d’Allemagne, elle est la première force politique et
sociale d’Europe.
« L’Eglise et les prêtres, le pape en tête, étaient les vrais seigneurs de la
terre » 3, dit Bakounine. Toute la première moitié du Moyen Age est
dominée par la lutte des monarques contre la suprématie papale. La doctrine
dominante veut que les monarques détiennent leur pouvoir de Dieu, par
l’intermédiaire du pape. Les autorités politiques des Etats sont donc
entièrement subordonnées à l’Eglise. Le clergé avait pour lui la force des
armées, la puissance économique et une organisation hiérarchique efficace.
Ce n’est qu’après une longue lutte que les souverains finiront
progressivement par détenir leur charge directement de Dieu, se libérant
ainsi d’un encombrant intermédiaire. Peut-être faut-il voir là l’origine de

1
Cette étude est parue dans Informations et réflexions libertaires, Été 1987.
2
Les citations de Bakounine, sauf indication contraire, sont extraites des Œuvres de
Bakounine publiées aux éditions Champ libre, avec l’indication du volume en chiffres
romains et de la page en chiffres arabes.
3
« Trois conférences faites aux ouvriers du val de Saint-Imier », mai 1871.

1
l’idée selon laquelle la monarchie française est la « fille aînée de l’Eglise » :
parce qu’elle est la première à s’être dégagée de son emprise politique 4...
Bakounine souligne cependant que l’Etat et l’Eglise sont « deux pôles
inséparables quoique toujours opposés » 5, deux institutions qui se génèrent
l’une l’autre mais qui, comme c’est toujours le cas lorsque deux centres
d’autorité coexistent, ne peuvent subsister qu’en situation de conflit et par la
soumission de l’un à l’autre.

Dire que Bakounine et Marx se différencient par leur théorie de l’Etat est
peu dire. Bakounine aborde cette question sous un angle totalement
différent. Il envisage la fonction-pouvoir, qui se présente sous deux aspects,
théologique et politique, l’Eglise et l’Etat. Contrairement à Marx,
Bakounine n’a jamais considéré que la critique de la religion était achevée,
c’est au contraire une préoccupation constante, en ce sens qu’elle est un
aspect non pas subordonné mais intégrant de la critique du pouvoir, dans la
mesure où le pouvoir revêt, même sous des oripeaux laïques, un aspect
religieux : l’idéologie est une force matérielle.
Bien des aspects de la vie politique prennent des formes religieuses, ce
que Stirner s’est tout particulièrement attaché à montrer, rencontrant de la
part de Marx une incompréhension totale. A l’occasion, Bakounine dit que
l’Eglise est la sœur aînée de l’Etat, en ce sens que les premières formes de
pouvoir apparues dans l’histoire ont revêtu un caractère sacerdotal. Dans sa
critique de Mazzini, Bakounine parle souvent aussi de la notion d’Eglise-
Etat. Ses analyses sur ce sujet sont peut-être une préfiguration du schéma
trifonctionnel des sociétés indo-européennes de Georges Dumézil, par sa
distinction de la fonction pouvoir en pouvoir théocratique et pouvoir
juridico-politique ; et en faisant une analogie plus large, par sa distinction
tripartite des constituants de la société en producteurs, classe dominante et
Etat, ce dernier étant en l’occurrence un élément à part entière, au contraire
du schéma marxien 6. On comprend mieux, dès lors, que la notion de clergé-
classe dominante puisse aisément s’intégrer dans le système de pensée
bakouninien.
Le déclin du pouvoir de l’Eglise a les mêmes causes que celles qui ont
provoqué le déclin de l’aristocratie féodale : le développement des
échanges, de la circulation monétaire, l’apparition du capital marchand, le
développement des villes qui affaiblirent les couches dont les revenus

4
Il y a deux explications à ce « titre ». Première explication : Clovis (466-511) fut le
premier roi franc à s’être converti – pour des raisons parfaitement opportunistes – à la
religion de Rome. Seconde explication : Pépin le Bref battit les Lombards en 754-756 et
conquit pour le pape Etienne II des territoires qui furent appelés le « domaine de saint
Pierre », ancêtre des Etats pontificaux. L’expression elle-même de « fille aînée de l’Eglise »
est récente : le pape Léon XIII, l’emploie dans un « Discours aux pèlerins français » du
2 mai 1879 ainsi que Léon XIII dans l’Encyclique Nobilissima Gallorum gens du 8 février
1884. Il ne semble pas qu’il y ait d’utilisation antérieure à cette époque.
5
Œuvres, I, 130, « La théologie politique de Mazzini et l’Internationale ». Deuxième
partie: fragments et variantes. Fragment G, août-octobre 1871.
6
Selon Bakounine l’histoire européenne s’explique par un jeu d’alliances historiques
entre trois forces : en France la bourgeoisie et la monarchie se seraient alliées contre la
noblesse féodale ; en Angleterre, la bourgeoisie et la noblesse se seraient alliées pour
limiter le pouvoir de la monarchie, en Italie la bourgeoisie aurait dû son développement à la
lutte entre le pouvoir religieux (l’Eglise) et le pouvoir politique (l’empereur), etc.

2
étaient fondés sur la propriété foncière 7. Marx a décrit cette évolution, qui
aboutit au renforcement du pouvoir royal. Bakounine, en ce qui le concerne,
met l’accent sur un point intéressant qui touche plus particulièrement la
sphère du politique : lorsque le droit souverain fut reconnu comme
précédant immédiatement de Dieu, le pouvoir fut proclamé absolu. « C’est
ainsi que sur les ruines du despotisme de l’Eglise fut élevé l’édifice du
despotisme monarchique. L’Eglise, après avoir été le maître, devint la
servante de l’Etat, un instrument de gouvernement entre les mains du
monarque 8. »
Ainsi, comme lors du passage de la société monarchique à la société
bourgeoise, la classe qui perd sa position hégémonique ne disparaît pas, elle
subsiste en se subordonnant au nouveau pouvoir. La lutte entre l’Eglise et
l’Etat était historiquement nécessaire, dit Bakounine. Par son caractère
universel, l’Eglise avait une ampleur trop grande pour pouvoir absorber les
Etats nationaux dans un « Etat universel » 9. La Réforme, en particulier en
Allemagne, est interprétée par Bakounine comme une réaction contre
l’Eglise qui aboutit à la désorganisation d’une institution dominante, mais
aussi à la subordination accrue des populations au pouvoir des princes, qui
profitent de l’atomisation de l’institution religieuse pour devenir des chefs
spirituels en subordonnant la religion aux intérêts de l’Etat. De nombreux
souverains qui se convertirent à la Réforme en profitèrent d’ailleurs pour
s’emparer des biens de l’Eglise…
Ailleurs, l’Eglise catholique affaiblie est absorbée par l’Etat : ainsi naît le
despotisme moderne, dit Bakounine. Aux deux périodes clé de l’histoire de
la société monarchique, lorsque les monarques s’affranchissent de la tutelle
papale pour leur investiture, et lors de la Réforme, l’affaiblissement de
l’institution religieuse s’accompagne d’un transfert accru de pouvoir à l’Etat
et d’une subordination, ou en tout cas d’une dépendance accrue de l’Eglise
envers l’Etat.
Marx avait bien effleuré l’hypothèse de Bakounine concernant l’Eglise,
mais il ne s’attarde pas. Dans le livre III du Capital, il dit en effet :

« C’est ainsi que l’Eglise catholique, en constituant au Moyen Age sa


hiérarchie parmi les meilleures têtes du peuple, sans considération de
rang, de naissance et de fortune, a employé le plus sûr moyen de
consolider la domination des prêtres et de tenir les laïcs sous le joug. Plus
une classe dominante est capable d’accueillir dans son sein les individus
éminents des classes dominées, plus son règne est stable et dangereux. »
(Pléiade, II, p. 1275.)

On peut regretter que Marx n’ait pas poursuivi dans cette voie. Dans ce
passage, il donne des indications intéressantes sur les fondements juridiques
et le mode de reproduction de cette classe dominante : la cooptation des
élites intellectuelles, et non la propriété individuelle 10. Evoquant de son
côté les différentes classes de l’ancien régime, Bakounine parle de « la
7
Le refus, par l’Eglise, du prêt à intérêt peut à ce titre être interprété comme une
tentative d’empêcher le développement d’une économie monétaire qui saperait les
fondements de son pouvoir.
8
Loc. cit. « Trois conférences ».
9
L’empire knouto-germanique, VIII, 153.
10
L’interdiction du mariage des prêtres s’explique fort bien : ils auraient tout
naturellement eu tendance à faire des enfants, à qui ils auraient été tentés de léguer les biens
dont ils avaient la charge, dépossédant ainsi l’Eglise de son patrimoine...

3
classe des prêtres, non héréditaires cette fois, mais se recrutant
indifféremment dans toutes les classes de la société » 11.
En résumé des réflexions de Bakounine sur cette question, on peut dire
que le clergé était une classe fondée sur la propriété oligarchique du capital
(en l’occurrence, foncier) ; qui se reproduisait par la cooptation des élites de
la société ; qui fonctionnait sur la base d’une organisation hiérarchique
fortement structurée et soudée par une idéologie globale à vocation
universelle. Une telle définition, on le voit, peut très bien s’appliquer à la
bureaucratie soviétique... Les développements de Bakounine sur les
concepts de bureaucratie comme « quatrième classe gouvernementale » et
de « bureaucratie rouge » méritent donc d’être examinés.

La quatrième classe gouvernementale


Bakounine aborde à plusieurs reprises la question de la bureaucratie, dont
il distingue plusieurs sortes.

1. – La bureaucratie d’Etat. – L’exemple de l’Allemagne


La bureaucratie est en premier lieu une émanation de l’Etat, sa base
sociale, la couche qui entretient l’illusion de la rationalité et de la nécessité
de l’Etat. C’est elle qui fait de l’Etat une réalité, une puissance effective, qui
lui donne un contenu.
La bureaucratie incarne l’idée de l’Etat en même temps qu’elle est son
appareil. Mais par un processus naturel qui veut que tout organisme créé
tend à se développer et à s’accroître, la bureaucratie peut tendre à
s’autonomiser par rapport à l’Etat, de la même manière que l’Etat tend à
s’autonomiser par rapport à la société. « Lorsqu’une force politique nouvelle
s’est formée, elle doit suivre son cours ascendant jusqu’à ce qu’elle ne
commence à décroître, soit en conséquence de l’action d’éléments
dissolvants, soit par l’effet d’une force destructrice extérieure » 12.

La bureaucratie finit pas se confondre avec l’Etat, elle devient l’Etat,


avec sa cascade de hiérarchies constituant ce que Bakounine appelle le
« corps sacerdotal de l’Etat » 13. Bakounine a également indiqué qu’une
classe qui aspire à l’hégémonie doit trouver une « sanction morale
quelconque » : cette sanction doit être « tellement évidente et simple qu’elle
puisse convaincre les masses » de la « reconnaissance morale de son droit »
et de sa légitimité à diriger l’Etat 14. La reconnaissance morale du droit de la
bureaucratie, c’est la science, le savoir, la maîtrise de la « science politique,
la science de l’Etat » 15. La connaissance de la « science du service de
l’Etat », qui embrasse l’administration, les finances, la diplomatie, doit, avec
la théologie et le droit, former les bureaucrates en fidèles serviteurs de
l’Etat.

11
L’empire knouto-germanique VIII, 153.
12
L’empire knouto-germanique, VIII, 414.
13
« Aux compagnons de l’Association Internationale des Travailleurs de Locle et de la
Chaux-de-Fonds ». Article 4. 28 avril 1869.
14
L’empire knouto-germanique, VIII, 142.
15
Ecrit contre Marx, novembre-décembre 1872. Œuvres, III, 211.

4
« Toute la science du bureaucrate consistait en ceci : maintenir l’ordre
public et l’obéissance des sujets, et leur soutirer autant d’argent que
possible pour le trésor du souverain, sans les ruiner complètement et sans
les pousser par le désespoir à la révolte 16. »

Il est significatif que selon Bakounine les deux sciences liées au


gouvernement de l’Etat, la diplomatie et la bureaucratie, soient nées dans
des pays politiquement morcelés. La diplomatie est née en Italie, par une
sorte de nécessité historique : partagée en une foule de petits Etats en lutte
perpétuelle les uns contre les autres, et par ailleurs constamment menacés
par la France, l’Allemagne et l’Espagne, il était naturel que le besoin y
développe l’art d’établir et de maintenir des rapports constants de
négociation. La bureaucratie, elle, est née et s’est développée principalement
en Allemagne, y est devenue « à la fois une science, un art et un culte » 17,
dit Bakounine.
L’écrasement de la révolte paysanne de 1515 avait affaibli les énergies
populaires de l’Allemagne. La Réforme y avait abouti non pas à
l’émancipation de l’esprit, mais à l’assujettissement de la religion au
pouvoir des princes et des rois innombrables qui gouvernaient le pays. A
cette époque, dit Bakounine, en Allemagne, les mots « patrie », « nation »,
étaient complètement ignorés. Il n’y avait que l’Etat, ou plutôt une infinité
d’Etats, grands, moyens, petits ou très petits que le fonctionnaire allemand
servait « et qui se résumait pour lui dans la personne du prince » 18. En
quelque sorte, le sentiment d’appartenir à l’Etat est un substitut au sentiment
national qui n’a pas de terrain pour s’exprimer.
La multiplicité des Etats entraîne la multiplication de cette classe de
fonctionnaires chargée de gérer le plus rationnellement possible les affaires
du souverain. L’absence d’Etat réel, d’Etat national, provoqua une
hypertrophie de l’idée de l’Etat. On peut imaginer, dit Bakounine, quel dut
être l’esprit de ces honnêtes philistins de la bureaucratie allemande qui, ne
reconnaissant après Dieu d’autre objet de culte que cette horrible abstraction
de l’Etat personnifié dans le prince, lui immolait consciencieusement tout :
« Brutus nouveau en bonnet de coton et sa pipe pendant à la bouche, chaque
fonctionnaire allemand était capable de sacrifier ses propres enfants à ce
qu’il appelait, lui, la raison, la justice et le droit suprême de l’Etat 19. »

La naissance de l’Etat bureaucratique en Allemagne est expressément


située à l’époque de l’écrasement de la révolte de 1525, lors de laquelle les
paysans, « abandonnés et trahis par les bourgeois des villes » 20 furent
massacrés par les nobles. « Ce fut précisément alors que commença à se
développer dans toute son étrange splendeur en Allemagne, la puissance
croissante et soi-disant progressiste et révolutionnaire de l’Etat militaire,
bureaucratique et tranquillement despotique ». Les princes se substituèrent
au pape comme chefs de l’Eglise. Mais surtout, note Bakounine, alors que la
bourgeoisie allemande avait été capable d’un grand dynamisme, le
mouvement économique, industriel et commercial se ralentit

16
Ibid.
17
Ibid.
18
Ibid.
19
Ibid.
20
Ibid.

5
considérablement. La double révolution qui marqua la transition du Moyen
Age à l’âge moderne, à savoir :

– La révolution économique, « qui, sur les ruines de la propriété


féodale, devait fonder la nouvelle puissance du capital » ;
– La révolution religieuse « qui avait réveillé la vie politique dans tous
les autres pays »,

cette double révolution en Allemagne aboutit à l’appauvrissement et à


l’engourdissement matériel ainsi qu’à la prostration intellectuelle et morale.

C’est pendant cette période qui va de l’écrasement de la révolte paysanne


à la renaissance littéraire de la seconde moitié du XVIIIe siècle que s’est
constitué en Allemagne, sous l’influence de l’enseignement luthérien,
l’esprit d’obéissance et de servile résignation, en même temps que se
développaient « la science administrative et l’activité d’une bureaucratie
tatillonne, systématique, inhumaine et impersonnelle » 21.

« Chaque fonctionnaire allemand devint une sorte de grand prêtre prêt


à immoler non pas avec son glaive, mais avec la plume du scribe, le fils
plus aimé sur l’autel élevé au service de l’Etat 22. »

Dans Etatisme et anarchie, écrit en 1873, Bakounine montre que


l’Allemagne bismarckienne est désormais le seul Etat vraiment souverain
sur le continent européen, et que « l’administration aussi bien que la
bureaucratie allemande ont pour ainsi dire atteint l’idéal auquel aspirent
vainement la bureaucratie et l’administration de tous les autres Etats » 23.
Mais ce ne sont là, ajoute-t-il, que les effets d’une cause générale et plus
profonde qui conditionne toute la vie sociale de l’Allemagne, à savoir
l’instinct de communauté, qui se manifeste d’une part par la soumission aux
autorités légitimes et d’autre part par l’assujettissement de tout ce qui est
plus faible. Se complétant et s’expliquant l’un l’autre, « ces deux éléments
d’un même instinct sont à la base de la société allemande » 24.
Au cours des siècles il s’est développé un « culte du pouvoir d’Etat » qui
a lui-même engendré « une doctrine et une pratique bureaucratique et qui,
par les soins des savants allemands, est devenu ensuite le fondement de
toute la science politique enseignée aujourd’hui dans les universités
d’Allemagne » 25. Certes, d’autres pays ont développé une administration et
une bureaucratie perfectionnées, mais c’est seulement en Allemagne
qu’elles sont devenues une science. Pourtant, si elle se limitait à cela,
l’explication de Bakounine pourrait certes être taxée d’idéaliste : ce serait en
substance l’esprit du peuple allemand qui aurait créé la bureaucratie.

Bakounine est en opposition totale avec les « doctrinaires du


communisme allemand » 26 sur l’événement fondateur de l’évolution
bureaucratique et autoritaire de l’Allemagne. Celui qui est visé est d’ailleurs

21
Etatisme et anarchie IV, 287.
22
Ibid.
23
Ibid, 286.
24
Ibid.
25
Ibid.
26
L’empire knouto-germanique.

6
moins Marx que Lassalle. Ce dernier, dit Bakounine, s’est félicité de
l’écrasement de l’insurrection paysanne de 1525 par les princes allemands,
avec la complicité des bourgeois. Selon Lassalle, si cette révolte avait
réussi, elle aurait détourné la nation allemande de la ligne normale de son
développement économique et politique en consolidant parmi les paysans le
principe de la propriété héréditaire de la terre (VIII, 464). Marx et Lassalle,
dit encore Bakounine, pensent que l’insurrection paysanne était
réactionnaire : « le paysan ne peut faire que de la réaction, d’où il résulte
que le premier devoir de la révolution, c’est d’empêcher, de réprimer à toute
force, quelque mouvement de paysans que ce soit. » 27.
Pourtant, note Bakounine, la répression de la révolte n’a pas empêché le
principe de la propriété privée de s’établir fermement. Faisant, comme à son
habitude, un parallèle avec la Révolution française, il note que les
« doctrinaires du communisme allemand » pourraient tout aussi bien
regretter que les paysans français aient été émancipés et aient acquis les
biens du clergé et de la noblesse émigrée. Mais s’ils ne l’avaient pas fait, la
puissance de l’Eglise et de la noblesse serait restée debout, comme c’est
encore le cas pour la noblesse en Allemagne, « de manière que la révolution
socialiste aurait aujourd’hui à combattre, à côté de la puissance malfaisante
de la bourgeoisie, encore elle de ces deux anciens corps » 28. C’est d’ailleurs
exactement la situation qui s’est présentée en 1848 en Allemagne.
D’autre part, ajoute Bakounine, si la paysannerie française ne s’était pas
approprié les terres, si elle n’avait pas trouvé un intérêt à la révolution, elle
l’aurait laissé détruire par les armées royalistes coalisées contre la France.
Bakounine ajoute d’ailleurs que la bourgeoisie s’est développée en grande
partie grâce à l’appropriation du patrimoine foncier de l’Eglise et de la
noblesse.
La victoire de la révolte de 1525 aurait eu pour conséquence que « les
paysans allemands depuis trois siècles et demi auraient été libérés du
servage » 29.

« Ils eussent eu maintenant derrière eux plus de trois siècles de liberté


et de propriété individuelle de la terre. Il eût fallu que le peuple allemand
soit bien bête, et il est bien loin de l’être, pour que l’une et l’autre n’aient
le temps de développer, l’une ses fruits positifs, l’autre ses conséquences
négatives. Le triomphe de la révolution des campagnes aurait
nécessairement entraîné après elle la révolution des villes de
l’Allemagne, leur aurait mis le diable au corps, ce diable bienfaiteur et
émancipateur, cet esprit de révolte, dont l’absence les condamne
aujourd’hui à un désolant esclavage 30. »

En d’autres termes, l’établissement de la propriété privée de la terre en


Allemagne dès 1525 aurait permis à ce système de développer avec
plusieurs siècles d’avance ses contradictions internes et de parvenir à une
maturité suffisante pour mettre le socialisme à l’ordre du jour. Bakounine
avance ici la thèse selon laquelle le développement normal de la société
bourgeoise a besoin de la révolution dans les campagnes, de
l’affranchissement de la paysannerie et de l’extension de la propriété

27
Ecrit contre Marx, III, 204.
28
L’empire knouto-germanique.
29
L’empire knouto-germanique, VIII, 465.
30
L’empire knouto-germanique VIII, 465-466.

7
individuelle de la terre, idée qui est d’ailleurs aussi celle de Marx, sinon
celle de Lassalle. Le développement naturel de la bourgeoisie allemande a
été cassé par l’échec de la révolte paysanne – c’est là un fait que Bakounine
souligne fréquemment – et, plus tard, par l’incapacité des bourgeois à lier
leur mouvement à celui de la paysannerie, à utiliser la formidable force de la
paysannerie. La constitution d’un système bureaucratique est le prix à payer
pour une révolution manquée. Ce qui est valable pour la révolution
bourgeoise sera aussi valable, comme le montrera Bakounine, pour la
révolution prolétarienne.

La bureaucratie comme classe d’Etat est appelée en quelque sorte à se


substituer à une classe qui aurait failli à sa « mission historique ». Dans
l’analyse qu’il fait de la société allemande contemporaine (Cf. Ecrit contre
Marx, III, 154-255), Bakounine montre que l’Allemagne n’est pas un Etat
féodal, mais qu’elle n’est pas non plus à strictement parler un Etat moderne.
Elle n’est plus féodale car la noblesse a perdu toute puissance séparée de
l’Etat ; mais elle n’est pas moderne en ce sens que les bourgeois ne
contrôlent pas l’appareil d’Etat. Elle n’est moderne qu’au point de vue
économique et là, le capital bourgeois domine, avec sa toute-puissance
envahissante, contre laquelle il n’est pas possible de lutter. Il s’agit donc
d’un système hybride, où l’Etat mène une politique favorable au
développement des intérêts bourgeois, mais où cette politique est appliquée
par les nobles qui dirigent l’appareil d’Etat. L’Allemagne, dit Bakounine,
est un Etat absolu, qui se sert de la noblesse pour opprimer les masses, y
compris la bourgeoisie, mais faisant les affaires de cette dernière. Pour
réaliser une telle politique, une bureaucratie puissante et efficace est
nécessaire. La forme politique qui correspond à la domination de la
bureaucratie ne peut être que celle que Bakounine désigne sous le nom de
césarisme, qui présente d’ailleurs beaucoup d’analogies avec le
bonapartisme de Marx. C’est la voie découverte jadis par les empereurs
romains, « redécouverte, ces derniers temps, par Napoléon III et entièrement
déblayée et améliorée par son élève, le prince de Bismarck : la voie du
despotisme étatique, militaire et policier, dissimulé sous les fleurs et les
formes les plus amples en même temps que les plus innocentes de la
représentation populaire » 31.

2. – La bureaucratie comme candidate au pouvoir


Outre la bureaucratie comme classe de l’Etat, il y a la bureaucratie
comme candidate au pouvoir ; il s’agit de cette « quatrième classe
gouvernementale » appelée à succéder, si les conditions s’y prêtent, à la
bourgeoisie. Mais il faut, là encore, distinguer entre ce qu’on pourrait
appeler la bureaucratie « générique » et ce que Bakounine appelle la
bureaucratie « rouge ».

a) Il y a d’abord ce qu’on pourrait appeler la bureaucratie comme


phénomène primaire, ou générique, qui se constitue spontanément lorsqu’un
appareil devient lourd à administrer, lorsqu’il s’hypertrophie et que les
« administrés » abdiquent toute volonté de contrôle. Bakounine a

31
Etatisme et anarchie, IV, 294.

8
extensivement décrit ce phénomène, en particulier lorsqu’il apparaît dans les
organisations ouvrières.
Bakounine n’aborde pas seulement la critique de la bureaucratie par le
haut, il l’envisage aussi par le bas. Elle n’est pas seulement un phénomène
lié au développement des forces productives et qui impose la constitution
d’un appareil d’Etat de plus en plus complexe et puissant, elle est aussi un
phénomène naturel qui menace de sa corruption tout groupement humain
qui ne se donne pas les moyens de la combattre. L’originalité de l’analyse
bakouninienne est que la bureaucratie est à la fois un phénomène politique
lorsqu’elle touche l’Etat, un phénomène sociologique lorsqu’elle touche les
organisations, et un phénomène psychologique qui, chez l’individu, est lié à
la volonté de pouvoir (ou, négativement, à son refus d’exercer le pouvoir sur
sa propre existence).
Dans L’Empire knouto-germanique, Bakounine déclare que c’est la vie
qui produit les idées et qui détermine les comportements, non les idées qui
produisent la vie. Les conditions matérielles d’existence des hommes
contribuent à créer chez eux les idées qui les dominent malgré eux. La
constitution par le prolétariat d’organisations de masse est un facteur
d’éducation grâce auquel il peut en quelque sorte s’auto-éduquer et se
libérer de l’influence bourgeoise, mais cela a aussi une contrepartie
négative : la création d’une minorité de dirigeants qui finit par ne plus voir
dans l’organisation un moyen d’émancipation mais un but en soi, un
instrument de leur ambition et de leur vanité personnelles.
Les meilleurs hommes, dit Bakounine, sont facilement corruptibles,
lorsque le milieu lui-même s’y prête, ou lorsqu’il n’y a pas de « contrôle
sérieux et d’opposition permanente ». Dans le cas de l’AIT, il ne peut
évidemment pas être question de corruption vénale, puisque l’organisation
est trop pauvre pour assurer une rétribution à ses chefs. « Mais il existe un
autre genre de corruption, auquel malheureusement l’Association
internationale n’est point étrangère : c’est celle de la vanité et de
l’ambition » (Stock, VI, 15-16).
Chacun porte en soi le germe de l’instinct de commandement, dit
Bakounine. Tout germe, par une loi fondamentale de la vie, doit
nécessairement grandir et se développer, « pour peu qu’il trouve dans son
milieu des conditions favorables à son développement ». L’ignorance,
l’indifférence apathique et les habitudes serviles dans les masses sont
quelques-unes de ces conditions, « de sorte qu’on peut dire à bon droit que
ce sont les masses elles-mêmes qui produisent ces exploiteurs, ces
oppresseurs » dont elles sont victimes.
Lorsque les masses sont apathiques et endormies, les meilleurs hommes,
les plus intelligents, les plus énergiques, qui naissent dans leur sein, qui dans
un milieu différent pourraient avoir une action positive, deviennent
naturellement des despotes. « Ils le deviennent souvent en se faisant illusion
sur eux-mêmes et en croyant travailler pour le bien de ceux qu’ils
oppriment. »
Ainsi, l’absence d’opposition et de contrôle est la source inévitable de
dépravation pour tout individu qui se trouve investi d’un pouvoir
quelconque. Sans ce contrôle, on fait du commandement une « douce
habitude », et par une sorte « d’hallucination naturelle » on s’imagine qu’on
est absolument indispensable. C’est ainsi, commente Bakounine, que s’est

9
imperceptiblement formée au sein des sections des ouvriers du bâtiment 32
de la section de l’AIT de Genève, qu’il examine particulièrement, une sorte
« d’aristocratie gouvernementale ».
Plutôt que d’envisager le phénomène en termes de « méchants
bureaucrates », Bakounine essaie de comprendre les causes qui rendent le
phénomène possible. Dans un assez long passage de la « Protestation de
l’Alliance », il fait une description du phénomène qui reste encore
aujourd’hui étonnamment actuelle. Les comités qui dirigent les sections de
l’AIT, dit-il, ont vu leur autonomie croître à mesure même de l’indifférence
et de l’ignorance des sections dans toutes les questions autres que celles des
grèves et des cotisations, lesquelles d’ailleurs sont versés d’une manière
irrégulière. C’est une conséquence de l’apathie intellectuelle et morale des
sections, et cette apathie est en même temps le résultat de la « subordination
automatique à laquelle l’autoritarisme des comités a réduit les sections ».

L’indifférence des sections à l’égard de tout ce qui n’est pas


revendication immédiate est à la fois la cause et la conséquence de
l’autoritarisme des comités. Ce sont là deux phénomènes inséparables :

« Les questions de grèves et de cotisations exceptées, sur tous les


autres points les sections des ouvriers en bâtiment ont renoncé
proprement à tout jugement, à toute délibération, à toute intervention ;
elles s’en reportent simplement aux décisions de leurs comités. “Nous
avons élu notre comité, c’est à lui à décider.” Voilà ce que des ouvriers
en bâtiment répondent souvent à ceux qui s’efforcent de connaître leur
opinion sur une question quelconque. Ils en sont arrivés à n’en avoir plus
aucune, semblables à des feuilles blanches sur lesquelles leurs comités
peuvent écrire tout ce qu’ils veulent. Pourvu que leurs comités ne leur
demandent pas trop d’argent et ne les pressent pas trop de payer ce qu’ils
doivent, ceux-ci peuvent, sans les consulter, décider et faire impunément
en leur nom tout ce qui leur paraît bon. »

Ces lignes ont été écrites en 1871 mais restent comme on le voit
largement valables encore aujourd’hui. Leur intérêt réside dans le fait que
Bakounine ne fait pas une analyse manichéenne du phénomène qui
distinguerait les bons travailleurs d’un côté et les méchants bureaucrates de
l’autre : la bureaucratisation d’une organisation est un phénomène qui est
collectivement créé par tous les membres de l’organisation. Ce que
Bakounine reproche aux travailleurs, en l’occurrence, est bien leur
indifférentisme politique, un indifférentisme différent toutefois de celui que
Marx et Engels reprochent à leur tour à Bakounine. La démission des
travailleurs devant tout ce qui dépasse le cadre étroit de leurs préoccupations
immédiates, et le bureaucratisme des comités, sont deux phénomènes
intégrés, dialectiquement liés, pourrait-on dire. Cette démission est certes
commode – et peut-être opportune – pour les dirigeants des comités, mais
elle ne favorise pas le développement social, intellectuel et moral des
sections, ni le développement de l’AIT : « Car de cette manière il n’y reste
plus à la fin de réel que les comités », qui finissent par ne plus représenter
qu’eux-mêmes et, « n’ayant derrière eux que des masses ignorantes et
indifférentes, ne sont plus capables de former qu’une puissance fictive »...

32
Il s’agit des ouvriers du bâtiment de l’AIT de Genève.

10
Devenue une puissance fictive, l’organisation devient un terrain
favorable au développement de toutes sortes de vanités, d’intrigues,
d’ambitions ou d’intérêts personnels. Elle peut bien inspirer un
« contentement puéril de soi-même et une sécurité aussi ridicule que fatale
au prolétariat », mais elle sera impuissante dans la « lutte à mort que le
prolétariat de tous les pays de l’Europe doit soutenir maintenant contre la
puissance encore trop réelle du monde bourgeois ».
Le phénomène conjoint de la bureaucratisation des organismes de base et
de la démission des masses constitue une trahison de la vocation originelle
de l’Association internationale des travailleurs, dont l’objectif est de
constituer la classe ouvrière comme puissance effective mais aussi de
contribuer à son auto-éducation par l’expérience quotidienne de la lutte et
du débat, par la réalisation de la solidarité réelle avec les autres sections 33.

b) La « quatrième classe gouvernementale » est l’autre type de


bureaucratie répertoriée par Bakounine, constituée, sociologiquement, de
plusieurs couches sociales :

– Les socialistes bourgeois, les intellectuels bourgeois qui sont privés de


perspectives par la société capitaliste et qui pénètrent dans les organisations
de travailleurs pour prendre la direction du mouvement ouvrier. Ce sont des
gens qui voient dans le socialisme une force montante formidable et qui
espèrent grâce à lui restaurer la vitalité tombante et décrépite de leur propre
parti, dit Bakounine, qui les appelle encore les « exploiteurs du socialisme ».
– Les ouvriers embourgeoisés, « à demi littéraires, prétentieux, vaniteux,
ambitieux et qu’en toute justice on pourrait appeler des ouvriers
bourgeois ». Ils se posent comme des chefs, « des hommes d’Etat des
associations ouvrières » 34.
– Les dirigeants social-démocrates qui préconisent la stratégie électorale
de prise du pouvoir, qui s’appuient sur « la couche supérieure, la plus
civilisée et la plus aisée du monde ouvrier, cette couche d’ouvriers quasi
bourgeois dont ils veulent précisément se servir pour constituer leur
quatrième classe gouvernementale, et qui est vraiment capable d’en former
une si l’on n’y met ordre dans l’intérêt de la grande masse du
prolétariat » 35.

c) Le concept de « bureaucratie rouge » apparaît dans une lettre que


Bakounine a écrit à Herzen et Ogarev le 19 juillet 1866, où il évoque le
« mensonge le plus vil et le plus redoutable qu’ait engendré notre siècle, le
démocratisme officiel et la bureaucratie rouge ».

La lettre à Herzen et Ogarev évoque le « mensonge le plus abject et le


plus néfaste engendré par notre siècle ; à savoir le démocratisme d’Etat, le
bureaucratisme rouge ». Bakounine revient sur la question dans une lettre à
Ogarev du 14 juin 1868, dans laquelle il parle de « bureaucratie rouge »
pour désigner ceux qui veulent « lier la cause populaire aux intérêts de

33
Note avril 2008. Relisant ce texte vingt ans après sa première publication, et ayant
vécu l’expérience de membre de la direction d’un organisme syndical, je me rends compte à
quel point l’analyse de Bakounine est pertinente.
34
« Aux compagnons de la Fédération des sections internationales du Jura », février-
mars 1872
35
Ecrit contre Marx.

11
l’Etat » et qui veulent servir cette cause populaire « par des moyens
gouvernementaux, bref, par les moyens qui sont à la disposition de la
bureaucratie rouge, par la voie du socialisme d’Etat, contre lequel nous
devons lutter énergiquement ».
Ce qui est visé est évidemment la stratégie politique de Marx et de la
social-démocratie allemande, parlementaire, qui constitue l’aliment du
phénomène décrit par Bakounine. L’action parlementaire, dit ce dernier,
conduit inévitablement à la conclusion d’accords politiques avec les
radicaux bourgeois. Or, il est démontré que ce genre d’accord conduit
toujours à l’alignement du programme du parti le plus radical sur celui du
parti le plus modéré. Par ailleurs, le parlement, l’Etat, sont des institutions
spécifiques de la bourgeoisie. Participer à ces institutions est un acte contre-
nature. Ce qui, chez Bakounine, est un refus de la politique bourgeoise est
interprété par Marx et Engels comme un refus de la politique en général.
Selon Bakounine, la politique révolutionnaire consiste à substituer à la
politique bourgeoise et à l’organisation de classe de la bourgeoisie – l’Etat –
une politique et une organisation prolétariennes.
Enfin, les hommes qui participent à l’action parlementaire seront
nécessairement corrompus par les manœuvres et les concessions qu’ils
seront contraints de faire avant la prise du pouvoir, et par l’exercice du
pouvoir ensuite. « Mais cette minorité, disent les marxistes, se composera
d’ouvriers. Oui, certes, d’anciens ouvriers, mais qui, dès qu’ils seront
devenus des gouvernants, cesseront d’être des ouvriers et se mettront à
regarder le moindre prolétaire du haut de l’Etat, ne représenteront plus le
peuple, mais eux-mêmes et leurs prétentions à le gouverner 36. »
Cette nouvelle classe, celle des « directeurs, représentants et
fonctionnaires de l’Etat soi-disant populaire », cette « nouvelle et très
restreinte aristocratie de vrais ou de prétendus savants » 37 mettra en place
un système dont Bakounine perçoit très précisément les traits : il y aura, dit-
il,

« ... un gouvernement excessivement compliqué, qui ne se contentera


pas de gouverner et d’administrer les masses politiquement, (...) mais qui
encore les administrera économiquement, en concentrant en ses mains la
production et la juste répartition des richesses, la culture de la terre,
l’établissement et le développement des fabriques, l’organisation et la
direction du commerce, enfin l’application du capital à la production par
le seul banquier, l’Etat. Tout cela exigera une science immense et
beaucoup de têtes débordantes de cervelle dans ce gouvernement. Ce sera
le règne de l’intelligence scientifique, le plus aristocratique, le plus
despotique, le plus arrogant et le plus méprisant de tous les régimes 38. »

Cette description de ce qui pour Bakounine n’est qu’une hypothèse, est


souvent évoquée pour montrer le caractère « prophétique » de ses intuitions.
En jouant sur une sorte d’effet de choc et sur un placage artificiel de notre
expérience contemporaine sur un texte datant de plus d’un siècle, certains
auteurs ont voulu montrer que Bakounine avait prévu le stalinisme et que
celui-ci était contenu dans Marx. Ce genre de « démonstration » ne peut, au
mieux, qu’être un anachronisme, au pire une falsification, non seulement du

36
Etatisme et anarchie.
37
Ibid.
38
Ecrit contre Marx, Œuvres, III, 204.

12
point de vue de Marx en ce qu’on lui attribue la paternité du stalinisme,
mais aussi du point de vue de Bakounine, qui ne pouvait même pas imaginer
la possibilité d’un tel régime 39.
Lorsqu’on examine le texte ci-dessus, en tenant compte seulement des
éléments historiques de l’époque, sans leur sur-ajouter des interprétations de
faits survenus après, on s’aperçoit que Bakounine attribue au marxisme un
projet certes autoritaire et centralisateur, où existe une forte substitution de
pouvoir au profit de l’élite dirigeante, mais qui n’a rien à voir avec le
stalinisme, que Marx aurait été le premier à condamner ave horreur.
Dire qu’on ne peut pas artificiellement transposer un texte de 1870 dans
la réalité d’aujourd’hui ne retire d’ailleurs rien à la clairvoyance de
Bakounine.
L’avènement de cette bureaucratie rouge, notons-le, n’était pas aux yeux
de Bakounine une occurrence inévitable : il dit en effet que cette quatrième
classe gouvernementale n’apparaîtra que « si l’on n’y met ordre dans
l’intérêt de la grande masse du prolétariat » 40. En d’autres termes, la
bureaucratie succédera à la bourgeoisie dans l’hypothèse où la classe
ouvrière se montrerait incapable d’assumer son rôle dans la révolution
prolétarienne.

3.– L’échec de l’alliance avec la paysannerie


Ce survol de l’analyse bakouninienne serait incomplet si on ne
mentionnait pas une dernière hypothèse, un dernier schéma de constitution
d’une bureaucratie d’Etat. Il s’agit d’une conséquence éventuelle de
l’incapacité de la classe ouvrière à réaliser une alliance politique viable avec
la paysannerie.
Pendant la guerre de 1870, Bakounine avait espéré que les hostilités
déclencheraient un processus révolutionnaire qui s’étendrait des villes aux
campagnes. Il préconisait alors une action dirigée à la fois contre le
gouvernement et les Prussiens, la transformation de la guerre patriotique en
guerre révolutionnaire. Le ralliement de la paysannerie à la révolution
constitue un point fondamental de la stratégie qu’il préconise alors. A ceux
qui objectent que les paysans sont des partisans forcenés de la propriété
individuelle, il répond qu’il faut « établir une ligne de conduite
révolutionnaire qui tourne la difficulté et qui non seulement empêcherait
l’individualisme des paysans de les pousser dans le camp de la réaction,
mais qui au contraire s’en servirait pour faire triompher la révolution » 41.

Les bolcheviks seront confrontés au même problème quarante ans plus


tard : Bakounine ajoute d’ailleurs quelques mots qui prendront tout leur sens
lors de la révolution russe :

« En dehors de ce moyen que je propose, il n’y en a qu’un seul : le


terrorisme des villes contre les campagnes (...). Ceux qui se serviront
d’un moyen semblable tueront la révolution 42. »

39
Ce que Bakounine décrit dans la citation ci-dessus n’est rien d’autre que le
programme qui se trouve contenu dans le programme du Manifeste communiste.
40
Ecrit contre Marx.
41
« Lettre à un Français », VII, 118.
42
Ibid, VII, 116.

13
Lorsqu’il aborde la question cruciale de la collectivisation des terres (cf.
les Lettres à un Français, 6 septembre 1870), Bakounine affirme
qu’imposer celle-ci serait une erreur, car elle amènerait le soulèvement des
campagnes. Pour les réduire il faudrait alors une immense force armée, avec
une discipline militaire, avec des généraux, et toute la machine serait à
reconstruire, avec le machiniste, le dictateur. On pense évidemment encore
une fois au problème des rapports entre ouvriers et paysans pendant la
révolution russe, les réquisitions qui ont exacerbé les antagonismes entre la
ville et la campagne et qui ont abouti à la collectivisation forcée.

Si Bakounine aborde la question d’un point de vue de principe, il


s’interroge sur aussi les possibilités pratiques qu’aurait la classe ouvrière
d’imposer la collectivisation. Il pense que les ouvriers n’auront jamais la
puissance d’imposer le collectivisme dans les campagnes.
C’est là, dit-il, « une aberration fondamentale du communisme autoritaire
qui, parce qu’il a besoin de la violence régulièrement organisée de l’Etat, et
qui, parce qu’il a besoin de l’Etat, aboutit nécessairement à la reconstitution
du principe de l’autorité et d’une classe privilégiée de fonctionnaires de
l’Etat 43 ».
Selon Bakounine, le collectivisme dans les campagnes ne pourra se
produire que par la force des choses, lorsque les « conditions de
l’individualisme privilégié, les institutions politiques et juridiques de l’Etat
auront disparu d’elles-mêmes » 44. La prétention du monde ouvrier à
imposer une politique à la paysannerie est un « legs politique du
révolutionnarisme bourgeois ». Elle aboutit inévitablement à la
reconstitution d’un système de domination, fondé cette fois sur la
bureaucratie – les « fonctionnaires de l’Etat » – chargés de l’exécution
pratique de ce programme, dépossédant de ce fait la classe ouvrière de tout
pouvoir.
On rejoint là encore l’idée selon laquelle l’avènement de la bureaucratie
d’Etat est le prix à payer pour l’échec de la révolution prolétarienne.

Conclusion
On peut s’étonner que Marx, malgré l’outil méthodologique qu’il s’était
forgé, soit passé à côté d’un problème aussi important que celui de la
bureaucratie 45. Dans la sixième section du Livre III du Capital, il évoque
bien le cas où les producteurs ont en face d’eux non pas des propriétaires
individuels mais l’Etat, qui est « à la fois propriétaire et souverain ». La
souveraineté, dit alors Marx, « n’est que la continuation de la propriété
foncière à l’échelle nationale ». Marx perçoit parfaitement la possibilité de
concentration des moyens de production et du pouvoir entre les mêmes
mains ; mais ce cas est limité à l’Asie et correspond à des formes
économiques du passé ; il ne peut envisager ce schéma appliqué à la
propriété industrielle de l’avenir, pour la simple raison qu’il a tendance à
considérer la concentration de cette propriété entre les mains de l’Etat
comme le fondement du socialisme.

43
Ibid, VII, 117.
44
Ibid, VII, 118.
45
Note avril 2008. On pourrait répondre que, devenu le principal bureaucrate de l’AIT,
il était mal placé pour analyser le phénomène…

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