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Eric Alliez
Maurizio Lazzarato
Guerres et Capital
A
Editions Amsterdam
2016
© Éditions Amsterdam, 2016
les autres. » Il dévoile ainsi l'un des aspects les plus inquiétants du
concept de production et de travail, aspect que les économistes, les
syndicats et les marxistes encartés se gardent bien de thématiser.
long des années i960 et 1970. Nous n'avons pas seulement lu l'his-
toire du capital à travers la guerre, mais également cette dernière à
travers 68 qui seul rend possible le passage théorique et politique
de « la » guerre aux « guerres ».
30. Il ne s'agit pas, il ne s'agit surtout pas d'en finir avec la résis-
tance. Mais avec le « théoricisme » satisfait d'un discours stratégi-
quement impuissant face à ce qui arrive. Et à ce qui nous est arrivé.
Car si les dispositifs de pouvoir sont constituants au détriment des
relations stratégiques et des guerres qui s'y mènent, il ne peut y avoir
contre eux que des phénomènes de « résistance ». Avec le succès
que l'on sait. Graeciadocet.
30 juillet 2016
Etat,
machine (le guerre,
monnaie
Marx décrit le Capital comme ce procès qui est amené à « révo-
lutionner en permanence » les conditions de la production pour
transformer les limites de la valorisation (la capitalisation de plus-
value, ou de «survaleur») en conditions d'un développement
ultérieur reproduisant ses limites internes à une échelle toujours
élargie. Plus proches des Grundrisse, qui commencent par un
chapitre sur l'argent, que du Capital, Deleuze et Guattari voient
dans ce processus l'introduction de l'infini dans la production, par
le biais de l'argent comme forme exclusive de la loi de la valeur.
L'argent tient et fait tenir tout le système en élargissant sans cesse
le « cercle » du crédit et de la dette qui détermine, de façon toujours
plus immanente, le rapport d'asservissement du travail (abstrait) au
(devenir-concret du) Capital.
C'est en tant que flux le plus déterritorialisé que l'abstraction
réelle de la monnaie fonctionne à la fois comme le moteur du mouve-
ment illimité du capital et comme dispositif de commandement stra-
tégique entre les mains des capitalistes. De là que l'argent ne cesse de
prendre d'autres fonctions que celles attachées à sa forme marchande
d'« équivalent général » ; et que le principe même d'une déduction
de la forme-argent à partir des seules nécessités de la circulation des
38 Guerres et Capital
comme une « nouvelle forme de pouvoir » ayant partie liée avec « l'ins-
titution de la monnaie ».
Foucault va donc commencer par étudier les grands boulever-
sements politiques des VIIc et vie siècles en s'attachant particulière-
ment à la « stratégie hoplitique » conduisant à l'éviction des vieilles
aristocraties de lignage5. C'est le cas de Corinthe, où le polémarque
Cypsélos fut porté au pouvoir par ceux qui avaient été ses soldats
dans une armée d'hoplites. Mais ce qui intéresse surtout Foucault,
c'est la façon dont Cypsélos entend garder le pouvoir : en introdui-
sant l'usage de la monnaie dans un dispositif (politique) d'intégra-
tion (économique) de la puissance militaire dont la clé est de « limiter
les revendications sociales [...] que la constitution des armées hopli-
tiques rend plus dangereuses6 » dans le contexte des crises agraires
aggravant l'endettement des paysans. Sachant qu'il va s'agir de main-
tenir le régime de la propriété et la détention du pouvoir par la classe
possédante, que va faire le tyran ? Il va opérer une redistribution
seulement partielle des terres aux paysans-soldats (sans effacer leurs
dettes), tout en imposant aux « riches » un prélèvement d'un dixième
de leur fortune sur les revenus. Une partie est directement redistri-
buée aux « pauvres », une autre finance les « grands travaux » et des
avances aux artisans. La constitution de ce système complexe ne
pouvait pas se faire « en nature ». Le cycle économique faisant refluer
l'argent distribué aux « pauvres » dans les caisses des « riches » (par
indemnité pour les terres redistribuées et mise au travail « salarié »),
qui pourront ainsi s'acquitter de l'impôt (en argent), assure - selon
la démonstration d'Edouard Will sur laquelle se fonde Foucault
- « une circulation ou rotation de la monnaie, et une équivalence
avec les biens et les services 7 ». La monnaie s'y affirme comme
mesure et comme norme des « échanges » et des « équivalences » qui
5. Ibid., p. 117-123.
6. Ibid., p. 133 (leçon du 24 février 1971).
7. Edouard Will, Korintbiaka : recherches sur l'histoire et la civilisation de Corinthe des
origines aux guerres médiques, Paris, Editions de Boccard, 1955, p. 470 sq.
État, machine de guerre, monnaie 41
réparti entre toutes les mains, alors qu'elle assure, au prix d'un certain
sacrifice économique, le maintien du pouvoir entre quelques mains.
Dans les doigts de l'Athénien, le tétradrachme à la chouette ne faisait
briller qu'un instant le simulacre d'un pouvoir détenu ailleurs14 » -
qui, en droit (celui du nomos), appartient en commun à tous. Tous
étant (in-)également encouragés, au titre de Yeunomia mais au rang
que chacun occupe, au développement de l'artisanat, du commerce
tourné vers l'exportation et des colonies,s. Ce qui ne manquera pas de
transformer la conception même de la guerre, en coupant celle-ci du
modèle civique hoplitique dans le temps même où elle va se tourner
vers la mer (contrôle des îles et des routes maritimes, priorité donnée
à la flottefinancéepar l'Etat) et la guerre de siège (développement
de la « poliorcétique », des techniques militaires et du mercenariat). A
partir de la guerre du Péloponnèse, l'impérialisme athénien va de pair
avec la professionnalisation de l'armée dans une guerre permanente
utilisant tous les moyens : « La bataille devient plus coûteuse, l'esprit
agonistique cédant à la volonté d'anéantissement, cependant que la
guerre de "coups de mains", de "commandos", de "guérillas" [...] fait
concurrence à la bataille'6. » Mais c'est aussi la guerre intérieure qui
sans cesse fait retour dans le cycle de la répartition du pouvoir et de la
distribution des biens avec cette chrématistique monétaire dénoncée
par Aristote en ce qu'elle ne cherche que « l'acquisition de la monnaie
elle-même et par conséquent en quantités infinies17 ». Elle fera voler
en éclats le principe de mesure du « ni trop, ni trop peu » (l'excès de
richesse et l'excès de pauvreté) où s'inscrivait la césure solonienne du
19. Ibid., p. 233-234. Même remarque dans Mille plateaux, Paris, Minuit, 1980, p. 554 :
« Il y eut un grand moment du capitalisme quand les capitalistes s'aperçurent que l'impôt
pouvait être productif, particulièrement Favorable aux profits, et même aux rentes. »
20. Gilles Deleuze, Félix Gu3.tx.rn, Mille plateaux, op. cit., p. 553.
État, machine de guerre, monnaie 47
L ''accumulation
primitive continuée
I .es différentes méthodes d'accumulation primiti\e que l'ère capitaliste
fait éclore se partagent d'abord, par ordre plus ou moins chronologique,
le Portugal, l'I spagne, la I lollande, la France et l'Angleterre, jusqu'à ce
que celle-ci les combine toutes, au dernier tiers du xvir siècle, dans un
ensemble s\ stématique, embrassant à la fois le régime colonial, le crédit
public, la finance moderne et le système protectionniste. Quelques-unes
de ces méthodes reposent sur l'emploi de la force brutale, mais toutes sans
exception exploitent le pouvoir de l'I-'tat, la force concentrée et organisée
de la société, afin île précipiter violemment le passage de l'ordre écono-
mique féodal à l'ordre économique capitaliste et d'abréger les phases de
transition. Ht, en effet, la force est / 'accoucheuse de toute vieille société eu
travail. La Force est un agent économique.
Karl Marx, Le Capital, livre I. section VI11
Dans la section du Capital consacrée à l'accumulation primitive,
Marx décrit parfaitement les deux puissances de déterritoria-
lisation qui ont engendré le capitalisme: d'une part, les guerres
de conquête, la violence des invasions et des appropriations des
terres « vierges » du nouveau Monde ; de l'autre, le crédit, la dette
publique (« le crédit public, voilà le credo du Capital"»), soutenus,
portés, organisés par les États européens. Pour Marx, elles ne
constituent que les préconditions du capital, destinées à être
dépassées et reconfigurées par le « capital industriel » dans le déve-
loppement des forces productives qui va fournir la base matérielle
progressiste de la technologie de la révolution. A cette dialectique
faisant fond sur l'idée d'une voie « vraiment révolutionnaire » de
transition (nationale) vers le capitalisme qui est celle de la « révolu-
tion » bourgeoise, on objectera cette première évidence - à savoir
que la guerre et le crédit resteront tout au long du capitalisme les
armes stratégiques du capital. En sorte que l'accumulation primitive
i. Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap. XXXI, in Œuvres, 1 . 1 , Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1962, p. 1217. Et de poursuivre : « Aussi le
manque de foi en la dette publique vient-il, dès l'incubation de celle-ci, prendre la place
du péché contre le Saint-Esprit, jadis le seul impardonnable. »
50 Guerres et Capital
3. Penser ici à l'acte promulgué en 1547 au nom d'Edouard VI : chaque homme qui reste
pendant trois jours sans travail est considéré enflagrantdélit de vagabondage. Les juges
« doivent immédiatement faire marquer ledit oiseux sur lefrontà l'aide de l'acier brûlant
par la lettre V, et adjuger ladite personne vivant si soigneusement au présentateur [c'est-
à-dire au dénonciateur] pour qu'il soit son esclave, pour qu'il possède et tienne ledit
esclave à la disposition de lui-même, de ses exécuteurs ou serviteurs par l'espace de deux
ans à venir ». La fuite est punie par un châtiment corporel, par une nouvelle marque, un
S, et la condamnation à l'esclavage perpétuel. La récidive de fuite est punie de mort. Cf.
Borislaw Geremek (éd.), Truands et misérables dam l'Europe moderne (1350-1600), Paris,
Gallimard/Julliard, 1980, p. 98-99.
4- Voir le terrifiant catalogue des effets de la colonisation espagnole dressé en 1542 par
Las Casas dans sa Brevisima relation de la destruction de las Indias.
5- Karl Marx,<#>. cit., p. 1212-1213.
6
- Karl Marx, lettre à Annenkov, 28 décembre 1846 (Œuvres, 1.1 ,op. cit., p. 1438).
52 Guerres et Capital
2.1 / La guerre
contre les femmes
Systématisant des travaux italiens et américains développés depuis
les années 1970 dans le cadre de l'International Feminist Collective,
Silvia Federici n'hésite pas à lier le destin des femmes en Europe à
celui des peuples colonisés par l'Europe dans un livre dont le titre,
inspiré de La Tempête shakespearienne et de la reprise anticolo-
nialiste du personnage de Caliban, vaut pour manifeste : Caliban
et la Sorcière". La naissance du capitalisme, y explique-t-elle, n'est
pas seulement synonyme d'une guerre contre les pauvres, elle
«s'accompagne d'une guerre menée contre les femmes'1» pour
les asservir à la division sociale du travail et à l'enclosure de toutes
les formes de relations humaines - l'une et l'autre passant par un
nouvel ordre sexuel qui accumule les divisions dans la production et
reproduction de la force de travail. L'avilissement et la diabolisation
de la femme (« mariée au diable »), la destruction des savoirs dont
elle était dépositaire, la criminalisation de la contraception et des
pratiques « magiques » de soin privent les femmes du contrôle sur
leur corps, qui devient la propriété des hommes, garantie par l'État,
13. Michelet relève que les « sorcières furent, pour la femme surtout, le seul et unique
médecin » {LaSorcière [1862], Paris, Julliard, 1964, p. 110).
14. « S'il est vrai que les travailleurs mâles ne devinrent formellement libres qu'avec
le nouveau régime du salariat, le groupe de travailleurs qui, dans la transition au capita-
lisme, approchèrent le plus la condition d'esclave fut les femmes de la classe ouvrière. »
La séparation entre production et reproduction rend donc possible « le développement
d'un usage spécifiquement capitaliste du salaire [...] comme moyen d'accumulation de
travail non payé » (Silvia Federici, op. cit., p. 199, p. 148).
15. Sur ce dernier point, outre Silvia Federici, voir Maria Mies, Patriarcby and
Accumulation on a World Scale, Londres, Zed Books, 1986, en part. p. 78-81.
L'accumulation primitive continuée 55
modèles coloniaux qui ont été rapportés en Occident, et qui a fait que
l'Occident a pu pratiquer aussi sur lui-même quelque chose comme une
19
colonisation, un colonialisme interne .
19. Michel Foucault, « //faut défendre la société. » Cours au Collège de France (1976), Paris,
Gallimard/Seuil, 1997, p. 89, nous soulignons (leçon du 4 février 1976).
L'accumulation primitive continuée 57
23. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 234 : « dans les processus
révolutionnaires qui avaient de tout autres objectifs, de tout autres enjeux, la dimen-
sion de l'insurrection de conduites, la dimension de la révolte de conduite a toujours
été présente ».
24. Michel Foucault, Le Courage de la vérité. Le gouvernement de soi et des autres II, Cours
au Collège de France (198J-1984), Paris, Gallimard/Seuil, 2009.
25. Puisque les procès en sorcellerie s'accompagnaient de la confiscation des biens
des « coupables », et que l'on n'a pas tardé à y reconnaître une furieuse alchimie trans-
formant le sang des femmes en or. Il y a donc bien une économie politique de la chasse
aux sorcières.
26. Ce qui se dit des Basques, « du tout impropres au labourage, mauvais artisans et
peu versés ès ouvrages de la main, et [dont] les femmes [sont] peu occupées, en leurs
familles, comme celles qui n'ont presquerienà ménager ». Cf. Pierre de Lancre, Tableau
de l'inconstance des démons, magiciens et démons (1612), éd. N. Jaques-Chaquin, Paris,
Aubier, 1982, p. 72, p. 77.
56 Guerres et Capital
2.3 / Libéralisme
et colonisation : le cas Locke
On a beaucoup étudié la biographie intellectuelle et l'appareil
doctrinal de John Locke pour vérifier s'il était bien le père fonda-
teur du libéralisme politique, à l'origine de toute la tradition
américaine, et «le doyen de l'économie politique moderne»
(Marx). Malgré une importante littérature anglo-saxonne large-
ment inconnue en France, on s'est beaucoup moins intéressé à la
longue carrière coloniale qui fut la sienne et à ses incidences sur
l'ensemble de sa philosophie où « l'Amérique » est omniprésente.
L'étude du libéralisme de Locke - et du libéralisme tout court - s'en
trouverait singulièrement enrichie et réinscrite dans l'histoire (ou la
contre-histoire) que nous retraçons ici à grands traits.
Locke fut en effet secrétaire des Lords propriétaires de la
Caroline (1668), où il possédait des terres bénéficiant de la règle
constitutionnelle qu'il avait contribué à rédiger et selon laquelle
« tout citoyen libre de la Caroline exerce un pouvoir et une autorité
sans limites [abso/ute Power andAuthority] sur ses esclaves noirs3' ».
A partir de 1673, il devint secrétaire et trésorier du Council of Trade
and Foreign Plantations (1673), mais aussi actionnaire de différentes
Compagnies, dont la Royal African Company qui gérait la traite
négrière et en obtint le monopole en l'Afrique de l'Ouest.
Or, c'est sur ce très lucratif commerce que reposait le modèle
« agricole » anglais de colonisation dont Locke était l'ardent défen-
seur. Qu'il y ait là contradiction immédiate avec les lignes d'ouverture
31. John Locke, Constitutions fondamentales de la Caroline, art. CX (in Deuxième Traité
du gouvernement civil, Paris, Vrin, 1967, p. 245). Locke ajoute « absolute Power » dans la
première rédaction de l'article.
L'accumulation primitive continuée 63
3î- Cf. John Locke, Premier Traité du gouvernement civil, J 1: « L'esclavage est pour
l'homme un état si vil, si misérable et si directement contraire au tempérament géné-
reux qu'on imagine mal comment un Anglais, encore moins un honnête homme \gentle-
man
\ pourrait plaider en sa laveur. »
64 Guerres et Capital
38. Selon l'expression de Mark Neocleous, in War Power, Police Power, Edinburgh,
Edinburgh University Press, 2014, p. 60.
L'accumulation primitive continuée 67
42. Ce sont les recommandations de Locke dans son Rapport sur les pauvres - On
tbe Poor Law and WorkingScbools, 1697 - présenté au ministère du Commerce et des
Colonies. Cf. John Locke, Quefaire des pauvres ?, Paris, PUF, 2013, p. 29-30, p. 32.
43. Ibid., p. 26.
44. Cf. John Locke, Essaiphilosophique concernant l'entendement humain, trad. Costes,
éd. É. Naert, Paris, Vrin, 1989, p. 591 (IV, xx, 2).
45. Cf. C. B. MacPherson, op. cit., p. 370-371.
L'accumulation primitive continuée 69
49. John Locke, Essaiphilosophique concernant l'entendement humain, op. cit.,p. 76 (II,
11,2: « TbeDominionofMan, intbislittle World0/bisoruin Understanding, beingmucbtbe
same, as itis in tbe great World 0/visible things»).
50. Voir la longue noce de Pierre Coste dans l'Essaiphilosophique concernant l'entende-
ment humain, op. cit., p. 264-265 (II, xxvu, 9) et l'analyse qu'en propose Etienne Balibar
dans Identitéet différence. L'invention de la conscience, Paris, Seuil, 1998.
51. Cf. John Locke, Essai philosophique concernant l'entendement humain, op. cit.,
p. 463-464 (IV, m, 30), où le philosophe développe le paradigme « impérial » de la navi-
gation et de la découverte des Nouveaux Mondes comme principe d'expansion de
l'entendement.
L'accumulation primitive continuée 71
52. Ibid., p. 265 (II, xxvn, 9), p. 271 (II, xxvn, 18).
53. Cf. John Locke, Some Tbougbts Conceming Education (1693). Sur la première, outre
la répression du désir (« a mon may be abk to deny himselfi/r désirés »), voir les préci-
sions maniaques du premier long chapitre sur la « Santé » ; pour la seconde, il suffira de
citer cette phrase de conclusion: « notbing is likelier to keep a mon witbin compass tban tbe
bavingconstantlybeforebiseyestbe state ofbisaffairsinaregular course o/accounts»($2ii).
Risquons la traduction suivante pour ne pas perdre la boussole (compass) : «rienn'est plus
propre à aider un homme à garder la boussole [witbin compass] que l'habitude d'avoir
toujours sous les yeux l'état de ses affaires dans des comptes exacts et bien tenus ».
54- John Locke, Quelques réflexions sur l'éducation, § 18 : « La grande affaire dans l'édu-
cation, c'est de considérer quelles habitudes vous faites prendre à l'enfant. »
55- Max Weber, L'Etbiqueprotestante et l'esprit du capitalisme, Paris, Pion, 1964, p. 33.
Ioo Guerres et Capital
2.4/ Foucault
et l'accumulation primitive
D i f f é r e n t s auteurs d e la nébuleuse d e s é t u d e s postcoloniales
critiquent Foucault p o u r avoir largement ignoré la généalogie colo-
niale du biopouvoir, à l'exception du c o u r s d e 1 9 7 6 au C o l l è g e de
France, où le passage q u e nous avons cité plus haut ferait figure
d'hapax 5 6 . D'autres, c e t t e fois-ci dans le c h a m p des é t u d e s fémi-
nistes, c o m m e Silvia Federici, reprochent au p h i l o s o p h e français
son silence sur la « chasse aux sorcières », e t plus généralement son
absence d'intérêt p o u r la question d e la « reproduction » et de la
disciplinarisation d e s f e m m e s dans la longue d u r é e d e s techniques
d e pouvoir et des p h é n o m è n e s d e résistance qu'il étudie. L e s uns
et les autres s'accordent p o u r mettre en avant l'abstraction discur-
sive d e l'analyse foucaldienne du pouvoir, f o n c t i o n n a n t c o m m e un
Premier M o t e u r d e l'Histoire.
56. Michel Foucault, « IIfaut défendre la société», op. cit., p. 89. Cf. Ann LauraStoler,
Race and Education ofDesire. Foucault's History of Sexuality and tbe Colonial Orderof
Tbings, Durham et Londres, Duke University Press, 1995, p. 74-75 : « Bien que Foucault
aborde la question de la colonisation dans de précédents cours, c'est ici que pour la
première et unique fois il lie explicitement le discours de la colonisation interne à
l'Europe à la réalité de son expansion externe - d'une façon que n'annonçait aucune
de ses analyses antérieures. [...] Foucault n'a pas approfondi ce lien ni développé
davantage. » Comme nous allons le voir, cette question avait été préparée par la prise
en compte de la question du colonialisme dans le cours de 1972-1973 (Le Pouvoir psychia-
trique). A la décharge de Ann Laura Stoler, aucun des cours n'avait été publié au moment
de la publication de son livre.
L'accumulation primitive continuée 73
57- On en reste alors à la toute première formulation proposée par Foucault dans la
première leçon du cours de 1976, cf. Michel Foucault, « //faut défendre ta société», op. cit.,
P-16 (leçon du 7 janvier 1976).
58. Ibid., p. 41-42 (leçon du 21 janvier 1976).
Ioo Guerres et Capital
d a n s le c o u r s d e 1 9 7 6 ) e s t en l u i - m ê m e p r o b l é m a t i q u e e t réduit la
p o r t é e d e l'analyse d e la c o n s t i t u t i o n d e s r e l a t i o n s d e p o u v o i r du
capitalisme é m e r g e n t qui se tissent transversalement d e s d e u x côtés
d e l'Atlantique. L e s trois aspects qui s'en d é g a g e n t (accumulation de
l ' E t a t , crise du p a s t o r a t à l'horizon d ' u n e « g o u v e r n e m e n t a l i t é » se
définissant en t e r m e s d e stratégies e t d e t a c t i q u e s , p o s s i b l e s e f f e t s
d e r e t o u r du r a p p o r t d i s c i p l i n e s / c o l o n i s é s s u r les m é c a n i s m e s de
pouvoir en O c c i d e n t ) d o i v e n t d o n c être repris et prolongés par-delà
les limites qui les c a r a c t é r i s e n t puisqu'ils c o n t r i b u e n t f o r t e m e n t à
problématiser la question d e la guerre c o m m e « c h i f f r e », ou nombre
n o m b r a n t du r a p p o r t s o c i a l du c a p i t a l , en i m p o s a n t l'analyse du
pouvoir politique c o m m e disciplinarisation de ta guerre.
C a r les guerres d e c o n q u ê t e et d e prédation du N o u v e a u M o n d e
commandent à Yautomanifestation élargie d'une autre institution indis-
p e n s a b l e à la naissance e t à l'essor du c a p i t a l i s m e . L'accumulation
primitive e s t en e f f e t aussi, e t p e u t ê t r e d ' a b o r d , a c c u m u l a t i o n de
puissance et d e richesse d e l'État. Or, Michel Foucault est sans doute
celui qui la décrit d e la f a ç o n la plus pertinente, t o u t en négligeant la
mondialisation constituante du capitalisme, qu'il nous f a u t d o n c réin-
sérer entre les mailles d e son analyse.
A la fin d e la G u e r r e d e T r e n t e ans, au milieu d u x v n e siècle,
explique-t-il, « s'ouvre une perspective historique nouvelle, perspec-
tive d e la gouvernementalité indéfinie, perspective d e la permanence
des É t a t s » qui demande que l'« on accepte les violences c o m m e étant
la f o r m e la plus p u r e d e la raison e t d e la raison d ' É t a t 5 9 ». Fruit de
l'institutionnalisation d e s machines d e guerre de la p é r i o d e féodale,
le s y s t è m e d i p l o m a t i c o - m i l i t a i r e c o n s t i t u e le « p r e m i e r e n s e m b l e
t e c h n o l o g i q u e » c a r a c t é r i s t i q u e du n o u v e l art d e g o u v e r n e r , dont
le b u t e s t la p u i s s a n c e e t la r i c h e s s e d e s É t a t s . Il e s t le garant d'un
équilibre d e s f o r c e s assurant l'empowerment d e s É t a t s . L e deuxième
59. Michel Foucault, Sécurité, territoire, population, op. cit., p. 272-273 (leçon du 15 mais
1978).
L'accumulation primitive continuée 75
« e n s e m b l e t e c h n o l o g i q u e », d o n t le b u t e s t le m ê m e , e s t c o n s t i t u é
par la « police » e t son gouvernement de la société e t d e la population.
M a i s sans d o u t e faut-il revenir ici à l'analyse essentielle d e C a r i
S c h m i t t q u a n d il r a p p e l l e q u e l ' u n e d e s c o n d i t i o n s , e t n o n d e s
moindres, d e l'institution du Juspublicum e u r o p é e n e s t le p a r t a g e
entre l'espace continental, où s'établit une « balance d e f o r c e s » p o u r
limiter les p u i s s a n c e s d e s E t a t s , e t les « terres libres » du n o u v e a u
monde, o ù les m ê m e s É t a t s p e u v e n t s'adonner à une c o m p é t i t i o n e t
à une c o n c u r r e n c e sans limites. Si, sur le c o n t i n e n t , e t dans la p e r s -
pective d'un certain équilibre e n t r e les É t a t s , la g u e r r e est, de facto,
une continuation d e la politique par d'autres m o y e n s (en sorte q u e la
théorie d e C l a u s e w i t z est p o u r F o u c a u l t une systématisation, d e u x
siècles plus tard, d e c e r a p p o r t d e f o r c e s e n t r e les É t a t s ) , d a n s le
reste du m o n d e , o ù la guerre n'a jamais cessé d'être conquête, pillage,
violence illimitée sur les h o m m e s , les biens, les terres, la F o r m u l e d e
C l a u s e w i t z e s t d é j à e t d e p u i s t o u j o u r s r e n v e r s é e dans la f o r m u l e la
plus brutale d e la « guerre d e s races » alimentée par la g u e r r e extra-
européenne d e s É t a t s s e taillant leurs empires coloniaux.
L a p o r t é e e t la s i g n i f i c a t i o n d u m e r c a n t i l i s m e s o n t é g a l e m e n t
tronquées par la m é t h o d o l o g i e f o u c a l d i e n n e r e f e r m é e sur l ' E u r o p e
qui le contraint à articuler un pouvoir illimité en interne sur la p o p u -
lation (c'est l'État d e p o l i c e ) et un pouvoir limité en e x t e r n e par une
raison d ' É t a t s'autolimitant dans ses p r o p r e s o b j e c t i f s e u é g a r d à la
« balance e u r o p é e n n e » d e s n a t i o n s 6 0 . L e c o n t r a s t e ne saurait ê t r e
plus g r a n d a v e c le travail c l a s s i q u e d ' E r i c W i l l i a m s s u r la relation
entre esclavagisme et capitalisme, qui p o s e l'équation mercantilisme
= esclavage (« l ' e s s e n c e du mercantilisme, c ' e s t l ' e s c l a v a g e 6 1 »), en
60. Cf. Michel Foucault, Naissance de ta biopolitique. Cours au Collège de France (1978-
'979), Paris, Gallimard/Seuil, 2004, p. 6-8 (leçon du 10 janvier 1979). Sur cette « balance
de l'Europe » qui fait l'objet du traité de Westphalie conclu en 1648, cf. Michel Foucault,
Sécurité, Territoire, Population, op. cit., p. 304-314 (leçon du 22 mars 1978).
61. C'est la formule d'Eric Williams (dans Capitalism andSlavery, 1944) cité par
Fernand Braudel, Civilisation matérielle, économie et capitalisme, xV-xviif siècle, t. 3, Le
temps du Monde, Paris, Armand Colin, 1979, p. 337.
Ioo Guerres et Capital
62. Sidney W. Mintz, Sweetness and Power. The Place ofSugar in Modem History, New
York et Londres, Penguin, 1985, p. 55.
63. John S tait M\\\,PrindplesofPoliticaIEconomy (1848), New York, D. Appleton, 1876,
p. 685-686 (cité par Sidney W. Mintz, op. cit., p. 42).
64. Mais on se gardera d'oublier qu'« en Nouvelle-Espagne, dès le xvje siècle, le travail
"libre" des salariés faisait son apparition » au sein même de la succession et l'empiéte-
ment des servitudes caractéristiques du Nouveau Monde, (cf. Femand Braudel, op. cit.,
P-338-339)-
L'accumulation primitive continuée 77
6s- Marx, Le Capital, livre I, section V] II, chap. XXXI, op. cit., p. 1216 (et note).
66. Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 182-183.
Ioo Guerres et Capital
2.6/ Le racisme
et la guerre des races
M a i s la question la plus é p i n e u s e c o n c e r n e la généalogie foucal-
dienne du « r a c i s m e d ' E t a t » . D a n s la dernière leçon d e «Ilfaut
défendre la société», M i c h e l Foucault nous incite à c o m p r e n d r e le
c o n c e p t d e b i o p o u v o i r c o m m e « r a p p o r t b i o l o g i q u e » et « n o n
pas militaire, guerrier o u politique ». C e t t e affirmation mériterait
d'être p r o b l é m a t i s é e à la lumière des processus de réduction des
f e m m e s e t d e s colonisés à une existence biologique qui n'a pu être
réalisée e t poursuivie q u e par la guerre d e races e t la guerre contre
les f e m m e s : en e f f e t , si l'accumulation primitive m o n t r e la stricte
implication entre b i o p o u v o i r e t guerre, e t l'impossibilité de les
distinguer, alors c e s o n t les dispositifs « foucaldiens » qui consti-
tuent la continuation d e s guerres d e l'accumulation primitive par
d'autres moyens. T o u t en reconnaissant q u e le racisme s'est déve-
loppé «primo avec la colonisation, c'est-à-dire avec le génocide
c o l o n i s a t e u r 7 7 » , Foucault reste f o r t e m e n t centré sur l ' E u r o p e . Sa
pour effet immédiat de politiser la sexualité (cf. «Sexualité et politique» [1974 Dits et
Ecrits, op. cit., 1.1, n° 138, p. 1405).
75. Michel Foucault, Sécurité, territoire,population, op. cit., p. 10.
76. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 69 (leçon du 24 janvier 1979) -
77. Michel Foucault, « Il faut défendre la société», op. cit., p. 229 (leçon du 17 mars 1976).
L'accumulation primitive continuée 81
m a n i f e s t a t i o n s d e s p o l i t i q u e s du « racisme d ' É t a t » ne c o n c e r n e n t
pas l ' E u r o p e , mais les c o l o n i e s e t l'esclavage.
L ' o r i g i n e d e l'esclavage n'est s û r e m e n t pas à c h e r c h e r d a n s les
p o l i t i q u e s d e la « r a c e ». E l l e e s t d ' a b o r d un p r o b l è m e é c o n o m i q u e
d û , d ' u n e part, à la p o l i t i q u e d ' e x t e r m i n a t i o n e t , d ' a u t r e part, à la
« f a i b l e s s e » d e s I n d i e n s e t d e s B l a n c s « e n g a g é s », i n c a p a b l e s d'as-
s u r e r le travail f o r c é dans les mines e t les p l a n t a t i o n s du N o u v e a u
M o n d e . « L'esclavage n'est pas né du racisme. L e racisme a é t é plutôt
la c o n s é q u e n c e d e l'esclavage 8 2 . » M a i s le maintien e t la stabilisation
des politiques esclavagistes requièrent la mise en place d e politiques
raciales. T r è s t ô t , dans les c o l o n i e s e s p a g n o l e s , durant les a n n é e s
1 5 4 0 , « la " r a c e " d e v i n t un f a c t e u r essentiel dans la transmission de
la p r o p r i é t é e t une hiérarchie raciale f u t instituée p o u r d i f f é r e n c i e r
les i n d i g è n e s , les mestizos e t les mulatos e n t r e e u x e t la p o p u l a t i o n
blanche 8 3 ». L ' É t a t français donnera p o u r sa part un cadre « juridique »
aux g u e r r e s d e r a c e s a v e c le C o d e n o i r ( 1 6 8 5 ) e t le C o d e d e l'indi-
génat ( 1 8 8 1 ) .
L e racisme d ' É t a t ne naît d o n c pas à la fin du x i x e siècle en E u r o p e
c o m m e c o n s é q u e n c e d u d é p l o i e m e n t du b i o p o u v o i r d a n s u n e
« s o c i é t é d e normalisation » e t par l'adaptation d e s t h è m e s scienti-
fiques de l'évolutionnisme, il est constitutif du montage des fonctions
é t a t i q u e s qui o n t p r o j e t é sur l ' é c o n o m i e - m o n d e un biopouvoirdisci-
plinaire. E t s'il e s t vrai q u e le r a c i s m e d ' É t a t d e la fin du x i x c siècle
est sans c o n t e s t e d i f f é r e n t , la n o u v e a u t é réside dans l'importation e t
la transformation d e s politiques raciales qui s o n t indissociables des
techniques d e « g o u v e r n e m e n t » d e s p o p u l a t i o n s c o l o n i s é e s depuis
d e s siècles. P e n d a n t t o u t le x i x e siècle, e t n o t a m m e n t en France, on
a ainsi i m p o r t é d e s c o l o n i e s d e s t e c h n i q u e s d e g u e r r e civile p o u r
anéantir les insurrections ouvrières ; e t en c e qui c o n c e r n e les guerres
du x x c s i è c l e , à suivre Paul Virilio, la g u e r r e t o t a l e « était d é j à plus
82. Eric Williams, Capitalisme et exlavage, Paris, Présence africaine, 1968, p. 19.
83. Silvia Federici, op. cit., p. 222.
L'accumulation primitive continuée 83
2.7/ La guerre
de/dans l'économie-monde
Il n'est d o n c pas étonnant que les auteurs associés aux recherches
sur l ' é c o n o m i e - m o n d e c o m p l è t e n t et enrichissent l'analyse d e s
transformations de la guerre e t d e s manières d e la m e n e r en
rapport direct au capitalisme naissant e t aux colonies. C ' e s t en
e f f e t l'« accumulation primitive » qui fournit le creuset d e t o u t e s
les f o n c t i o n s q u e la guerre d é v e l o p p e r a par la suite : mise en place
des dispositifs disciplinaires d e pouvoir, rationalisation e t accéléra-
tion d e la p r o d u c t i o n , terrain d'expérimentation e t d e mise au point
84. Paul Virilio, L'Insécuritédu territoire (1976), Paris, Galilée, 1993, p. 136.
85. Michel Foucault, «Ilfaut défendre la société», op. cit., p. 231-232.
86. Aimé Césaire, Discours sur le colonialisme (1950), Paris, Présence africaine, 2011,
P-I4-
Ioo Guerres et Capital
d e r é s i s t a n c e q u e les g u e r r e s n a p o l é o n i e n n e s o n t s u s c i t é e , n o t a m -
ment en E s p a g n e .
L a g u e r r e , « fille e t m è r e d u p r o g r è s », qui a c c o m p a g n e l ' É t a t -
nation c o m m e s o n o m b r e p o r t é e e t c o n t r i b u e à l ' e s s o r d e la « civi-
l i s a t i o n » d u c a p i t a l i s m e , n ' e x i s t e q u e s u r la s c è n e c e n t r a l e d e
l ' é c o n o m i e - m o n d e . A la p é r i p h é r i e , d a n s les c o l o n i e s , o n p r a t i q u e
une guerre de pauvres & l'endroit des barbares, la s e u l e qui s o i t a d a p t é e
à l e u r s « m o y e n s ». A u g r a n d d é s a r r o i d e s m i l i t a i r e s d e p r o f e s s i o n
e n v o y é s aux « A m é r i q u e s », il est i m p o s s i b l e d e c o n d u i r e la g u e r r e en
A f r i q u e , au Brésil o u au C a n a d a selon les règles e u r o p é e n n e s d ' u s a g e
(les « lois d e la g u e r r e » ) . Laguerra do mato (la g u e r r e d e s b o i s ) o u
guerre volante, m e n é e p a r l e s t r o u p e s l e v é e s s u r p l a c e ( l e s soldatos
da terra) d a n s le N o r d e s t e brésilien, e s t d o n c m o i n s u n e i n n o v a t i o n
t a c t i q u e q u ' u n e m a n i è r e d e r é v o l u t i o n s t r a t é g i q u e d a n s l'art « o c c i -
dental » d e la g u e r r e , q u e les g u e r r e s c o l o n i a l e s e t le r a c i s m e d ' E t a t
qui les a c c o m p a g n e n t ne c e s s e r o n t d e r e p r o d u i r e e t d'élargir.
2.8/ L'accumulation
primitive en débat
L'accumulation primitive c o n s t i t u e la v é r i t a b l e « m a t r i c e » du c a p i -
talisme, mais à la c o n d i t i o n d ' a p p o r t e r d e p r o f o n d e s m o d i f i c a t i o n s
au c a d r e tracé par M a r x dans Le Capital. D a n s l'analyse m a r x i e n n e
de la transition, o n p e u t p o i n t e r d e u x « limites » qui a f f e c t e r o n t
l'ensemble d e l'analyse du capitalisme.
C ' e s t d ' a b o r d la r é d u c t i o n au s e u l r a p p o r t c a p i t a l / t r a v a i l d e la
multiplicité d e s g u e r r e s d e s e x e s , d e r a c e s , d e s u b j e c t i v i t é s , d e civi-
l i s a t i o n s , e t c . , qui s t r u c t u r e n t la d i v i s i o n s o c i a l e d u travail. N o u s
avons pour notre part voulu montrer que l'accumulation primi-
tive est, d è s l'origine, u n e c r é a t i o n / d e s t r u c t i o n c o n t i n u é e p o r t e u s e
du f o n c t i o n n e m e n t réel d u marché mondial en c e qu'elle p r o d u i t
et r e p r o d u i t les d i f f é r e n t i e l s e n t r e une multiplicité d e m o d e s d e
p r o d u c t i o n e t d ' e x p l o i t a t i o n du travail, d e f o r m a t i o n s s o c i a l e s , d e
Ioo Guerres et Capital
89. Dans les dernières années de sa vie, Marx se livre à une importante mise au
point au sujet de sa théorie de l'accumulation primitive. L'occasion lui en est d'abord
donnée par un article du sociologue « populiste » russe N. Mikhailovski, qui critiquait
sa (prétendue ?) philosophie d'une fatalité universelle du développement du capita-
lisme. Dans sa réponse, en 1877, Marx rappelle qu'il s'est livré avant tout à une analyse
historique de la genèse du capitalisme en Europe occidentale et qu'il appartient au seul
Mikhailovski de l'avoir transformé en « une théorie historico-philosophique de la marche
générale, fatalement imposée à tous les peuples, quelles que soient les circonstances
historiques où ils se trouvent placés » (Karl Marx, « La commune rurale et les perspec-
tives révolutionnaires en Russie », in Œuvres, t. II, Paris, Gallimard, « Bibliothèque de
la Pléiade », 1968, p. 1555).
En 1881, sollicité par une lettre de Vera Zassoulitch à intervenir sur la « question agraire
et sur la « commune rurale » en Russie, Marx saisit l'occasion pour préciser son point de
vue sur la transition vers le socialisme. La Russie n'est pas destinée à suivre les « fourches
caudines » de la séquence européenne : formation sociale précapitaliste, accumulation
primitive, capitalisme, socialisme. Grâce à la propriété commune du sol, la « commune
rurale » russe « peut devenir un point de départ direct du système économique auquel
tend la société modeme ; elle peut faire peau neuve sans commencer par se suicider ; elle
peut s'emparer des fruits dont la production capitaliste a enrichi la société, sans passer
par le régime socialiste » (p. 1565). La question de la transition n'est pas un problème
théorique : « Pour sauver la commune russe, il faut une Révolution russe » (p. 1573).
En vertu de son retard même, la commune rurale, dans le cadre de la révolution, « se
développera bientôt comme élément régénérateur de la société russe et comme élément
de supériorité sur les pays asservis par le régime capitaliste » (p. 1573). Ces passages sont
extraits des brouillons de la lettre de réponse que Marx envoya à V. Zassoulitch.
L'accumulation primitive continuée 87
90. Puisque c'est Rosa Luxemburg qui fiait la première usage de ce terme, avant que
Cari Schmitt ne le reprenne.
91- Rosa Luxemburg, Œuvres, t. IV, L'Accumulation du capital, Paris, Maspero, 1969,
p. 116-117.
Ioo Guerres et Capital
92. David Harvey, Le Nouvel Impérialisme, Paris, Les Prairies ordinaires, 2010, p. 192.
L'accumulation primitive continuée 89
Les dépressions des années 1860 et 1870, qui ont ouvert l'ère de l'im-
périalisme, ont joué un rôle décisif en contraignant la bourgeoisie à
prendre conscience pour la première fois que le péché originel de pillage
pur et simple qui, des siècles auparavant, avait permis « l'accumulation
originelle du capital » (Marx) et amorcé toute l'accumulation à venir,
allait finalement devoir se répéter si l'on ne voulait pas voir soudain
mourir le moteur de l'accumulation. Face à ce danger, qui ne menace-
rait pas uniquement la bourgeoisie, mais aussi la Nation tout entière,
d'une chute catastrophique de la production, les producteurs capita-
listes comprirent que les formes et les lois de leur système de produc-
tion « avaient été depuis l'origine calculées à l'échelle de la terre entière »
(Rosa Luxemburg) 9S .
95. Hannah Arendt, Les Origines du totalitarisme, Paris, Gallimard, « Quarto », 2002,
p. 384.
r 3.
L'appropriation
de la machine
deguerre
Contrairement à ce qu'affirment les libéraux, la souveraineté d e
l'État a é t é une condition indispensable à la formation du capi-
talisme. E t ceci, p o u r deux raisons au moins. D ' a b o r d , parce q u e
le capital, p o u r asseoir son p o u v o i r sur P é c o n o m i e - m o n d e , a eu
besoin p e n d a n t très longtemps, sans d o u t e jusqu'aux années
1970, d e s territoires d e l'État-nation. M a i s la d e u x i è m e raison
est plus décisive e n c o r e puisqu'il revient à nul autre q u e l'État
de c o m m a n d e r à l'expropriation et à la réorganisation des
machines d e guerre d e l'époque f é o d a l e , engageant d e la s o r t e
ce qu'il f a u t appeler avec F o u c a u l t l'«étatisation de la g u e r r e » .
L'État centralise, contrôle et professionnalise les pratiques
et les institutions de la guerre interétatique, il interdit les
a f f r o n t e m e n t s de la « g u e r r e p r i v é e 1 » , jusqu'à détenir le m o n o -
pole d e la guerre extérieure entre É t a t s e t assurer à l'intérieur
de ses frontières le c o n t r ô l e de la guerre civile. L e s analyses d e
Deleuze-Guattari e t d e Foucault c o n v e r g e n t sur c e point précis :
i. « Petit à petit le corps social tout entier a été nettoyé de ces rapports belliqueux qui
le traversaient intégralement pendant la période médiévale » (Michel Foucault, «Ilfaut
défendre la société», op. cit., p. 42).
Ioo Guerres et Capital
l'appropriation, l'institutionnalisation, la p r o f e s s i o n n a l i s a t i o n d e la
m a c h i n e d e g u e r r e s o n t le fait d e l ' E t a t .
la g u e r r e c o m m e d e s r e n a r d s p l u t ô t q u e c o m m e d e s lions ; e t nous
avons v i n g t s i è g e s p o u r u n e bataille. » C o n s t a t qu'il f a u t r a p p o r t e r au
c o m m e n t a i r e d ' u n G r a n d d ' E s p a g n e , le m a r q u i s d ' A y t o n a , e n 1 6 3 0 :
« L a c o n d u i t e d e la g u e r r e à l ' é p o q u e actuelle e s t r é d u i t e à une sorte
d e trafic, un c o m m e r c e o ù le gagnant est celui qui a le plus d'argent 4 . »
M a i s si la t o r t u e v i c t o r i e u s e e m p r u n t e les traits d u renard argenté
qui saura s o u t e n i r l ' é p r e u v e d e f o r c e financière d e la p u i s s a n c e mili-
t a i r e 5 e t l ' i m p o s e r à sa p o p u l a t i o n ( a v e c s o n lot d e « crises d e subsis-
t a n c e »), e n c o r e faudra-t-il q u e sa coulée ( p u i s q u e c ' e s t ainsi q u e l'on
qualifie le réseau d e sentiers f r é q u e n t é s r é g u l i è r e m e n t p a r un animal)
d é b o r d e du c o n t i n e n t e u r o p é e n e t d e s o n i m p a s s e s t r a t é g i q u e pour
s ' é t e n d r e à la m e r - e t à l ' o u t r e - m e r . « D a n s l ' é t a t p r é s e n t d e l'Eu-
rope, écrit le d u c d e C h o i s e u l , P r e m i e r ministre dans les a n n é e s 1760,
c e s o n t l e s c o l o n i e s , le c o m m e r c e e t p a r c o n s é q u e n t la puissance
m a r i t i m e qui d é t e r m i n e n t la b a l a n c e d e s f o r c e s s u r le c o n t i n e n t 6 . »
C ' e s t aussi q u e la r é v o l u t i o n militaire p e r m e t la m a î t r i s e d e s mers
(sea power), a v e c l'apparition d e g r a n d s v a i s s e a u x d e g u e r r e , lourde-
m e n t a r m é s d e c a n o n s (à c h a r g e m e n t par la b o u c h e e t non plus par la
c u l a s s e 7 , e t p l a c é s sur d e s a f f û t s ) d é p l o y é s e n b a t t e r i e s e t à plusieurs
niveaux sur t o u t e la l o n g u e u r du navire : c e s o n t d e véritables « forte-
r e s s e s f l o t t a n t e s », d o n t o n p o u r r a e n s u i t e r é d u i r e la t a i l l e p o u r
a c c r o î t r e l e u r m o b i l i t é . L ' e s s o r é c o n o m i c o - s t r a t é g i c o - p o l i t i q u e de
la c o n s t r u c t i o n navale a p p e l l e l'installation d e b a s e s navales lourde-
m e n t fortifiées e t a r m é e s sur le c o n t i n e n t e t outre-mer, sans lesquelles
la p r o t e c t i o n d e s r o u t e s m a r i t i m e s v e r s les c o l o n i e s d ' A m é r i q u e et
d ' A s i e ne saurait ê t r e a s s u r é e , e t d ' o ù p o u r r a ê t r e l a n c é e la guerre de
8. Ce sont les expéditions corsaires menées à partir ce que les Anglais appellent les
centres ofprwateering.
9- Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 598-599.
10. Michael Dufly, « The Foundations ofBritish Naval Power », in M. Duffy (dir.), Tbe
Military Révolution and tbe State, 1500-1800, Exeter, University of Exeter Press, 1980, p. 81.
Ioo Guerres et Capital
11. Karl Marx, Le Dix-huit Brumaire de Louis Bonaparte, Paris, Éditions sociales, 1969,
p. 125.
12. La morphologie militaire de l'Etat représenterait ainsi selon Perry Anderson
« un souvenir amplifié des fonctions médiévales de la guerre », dont la « structure fiit
toujours le conflit de somme nulle des champs de bataille, où des quantités définies de
terre étaient gagnées ou perdues » (L'Etat absolutiste, vol. i, L'Europe de l'Ouest, Paris,
Maspero, 1978, p. 32-34).
13. Ibid., p. 22. « Les villes, souligne Perry Anderson, n'ont jamais été un phénomène
exogène dans le féodalisme en Occident. »
L'appropriation de la machine de guerre 99
'4. Giovanni Arrighi, Tbe Long Twentietb Century. Money, Power andtbe Origins of our
Times, Londres et New York, Verso, 2010 (2e éd.), p. 51.
ioo Guerres et Capital
et d i s c i p l i n e n t aussi b i e n les m o u v e m e n t s i n d i v i d u e l s d e m a n i e -
ment d e s a r m e s q u e les d é p l a c e m e n t s c o l l e c t i f s sur les c h a m p s d e
bataille 1 7 ». A p r è s avoir fait l'objet d'une arithmétique tabulaire dans
les traités d e stratégies' 8 , ceux-ci v o n t d o n n e r lieu à « une g é o m é t r i e
de s e g m e n t s visibles d o n t l'unité d e b a s e e s t le s o l d a t m o b i l e a v e c
son fusil ; et [...] au-dessous du soldat lui-même, les gestes minimaux,
les t e m p s d'actions élémentaires, les fragments d'espaces o c c u p é s ou
p a r c o u r u s ' 9 ». Il s'agit d o n c bien - insiste Foucault - d'inventer une
machinerie qui sera mise à profit p o u r « constituer une f o r c e p r o d u c -
tive dont l'effet doit être supérieur à la s o m m e des forces élémentaires
qui la c o m p o s e n t 2 0 ».
L e s t e c h n i q u e s disciplinaires s o n t i n c o n c e v a b l e s sans l'armée,
sans la discipline p o r t é e par l'institution militaire e t la connaissance
de ses « administrés », qui ouvre la voie aux m o d e de f o n c t i o n n e m e n t
d'un p o u v o i r d'administration é c o n o m i q u e dans les f o r m e s m ê m e s
de l'architecture de la puissance militaire. « P e n d a n t q u e les juristes
et les philosophes cherchaient dans le pacte un m o d è l e primitif p o u r
la construction ou la reconstruction du c o r p s social, les militaires, et
avec e u x les techniciens d e la discipline, élaboraient les p r o c é d u r e s
pour la coercition individuelle e t collective d e s c o r p s 2 1 . »
22. Cette question des « milices » est au cœur du débat entre Adam Smith et Adam
Ferguson, qui avait publié deux opuscules (non signés) en leur faveur. Contre la disso-
lution de l'union républicaine des arts de la politique et de la guerre par et dans une
armée au service exclusif du Souverain, Ferguson faisait valoir l'importance des vertus
martiales de la grande tradition écossaise des Higblanders alors même que celle-ci avait
déjà été militairement et socialement défaite - au profit de l'affirmation de cette « Nation
ofManufacturers » dont Smith restitue l'économie politique du pouvoir qui la structure.
Cf. Adam Ferguson, Reflections previousto tbe Establishment ofa Militia (17S 6 ). et 1 ana "
lysedejohn Robertson, Tbe Scottisb Enligbtenment and tbe Militia Issue, Edinburgh, John
Donald, 1985.
L'appropriation de la machine de guerre 103
2
3- Adam Smith, Recherches sur la nature et les causes de la richesse des nations, Paris,
Gamier-Flammarion, 1 9 9 1 , 1 . 1 , p. 502 (livre III, chap. IV).
M- Ibid., p. 502-506.
J
S- Ibid., p. 315.
26
' Ibid., p. 315-316.
Ioo Guerres et Capital
f o n t pas d e b o n s s o l d a t s p u i s q u e , c o m p l è t e m e n t a b s o r b é s dans le
travail, ils ne « p e u v e n t pas c o n s a c r e r à c e t t e o c c u p a t i o n une grande
partie d e leur t e m p s ». O r , « l'art d e la g u e r r e é t a n t , sans contredit
le plus n o b l e d e t o u s , d e v i e n t n a t u r e l l e m e n t l'un d e s arts les p| U s
c o m p l i q u é s [...]. L e s p r o g r è s d e la m é c a n i q u e , aussi bien q u e celui
d'autres arts avec lesquels il a une liaison nécessaire » imposent qu e
l'art d e la guerre « devienne la seule ou la principale occupation d'une
classe particulière d e citoyens, et la division du travail, n'est pas moins
nécessaire au p e r f e c t i o n n e m e n t de c e t art qu'à celui d e tout autre ».
C o n c l u s i o n : la division du travail dans l'art d e la guerre ne peut être
a s s u r é e q u e p a r « l ' É t a t qui seul p e u t f a i r e du m é t i e r d e soldat un
métier particulier, distinct e t s é p a r é d e t o u s les autres », tandis que
« dans les autres arts, la division du travail est l'effet naturel de l'intel-
ligence d e chaque individu ». D a n s une nation digne de c e nom, l'ins-
tauration d'une « a r m é e réglée » est indispensable p o u r « faire régner
avec une f o r c e irrésistible la loi du souverain jusque dans les provinces
les plus reculées d e l'empire, et elle maintient une sorte de gouverne-
ment régulier dans des pays qui, sans cela, ne seraient pas susceptibles
d'être g o u v e r n é s 1 7 ».
L a loi militaire e t la loi du g o u v e r n e m e n t civil d o i v e n t conjurer
les guerres civiles à l'intérieur e t poursuivre à l'extérieur les guerres
impérialistes q u e l'accumulation d e s richesses, de la puissance et du
p o u v o i r exigent. A d a m Smith ne s'exprime bien sûr pas ainsi, mais il
d é v e l o p p e c e t t e logique de manière à peine plus voilée (ou « homéo-
pathique », selon le qualificatif d o n t M a r x fait usage à son endroit).
L e c o d e civil e t le c o d e militaire m a i n t i e n n e n t u n e « s o r t e de
g o u v e r n e m e n t régulier » non p o u r d é f e n d r e la « liberté et la sûreté »
en général, mais la propriété e t les propriétaires à l'intérieur et à l'ex-
térieur d e l'État souverain. « Partout où il y a d e s grandes propriétés,
il y a une g r a n d e i n é g a l i t é d e f o r t u n e s . P o u r un h o m m e t r è s riche
il f a u t qu'il y ait au m o i n s 5 0 0 p a u v r e s ; e t l ' a b o n d a n c e o ù nagent
q u e l q u e s - u n s s u p p o s e l ' i n d i g e n c e d ' u n g r a n d n o m b r e . » C e qui
Ibid., p. 332.
2
9- Adam Smith, Tbeory of Moral Sentiments, éd. D. D. Raphaël et A. L. MacFie,
Oxford, Clarendon Press, 1976, p. 51.
30. Ibid., p. 249.
ioo Guerres et Capital
Dans les guerres modernes, la grande dépense des armes à feu donne un
avantage marqué à la nation qui est le plus en état de pourvoir à cette
dépense, et par conséquent à une nation civilisée et opulente sur une
nation pauvre. Dans les temps anciens, les nations opulentes et civilisées
trouvaient difficile de se défendre contre les nations pauvres et barbares.
Dans les temps modernes, les nations pauvres et barbares trouvent diffi-
cile de se défendre contre les nations civilisées et opulentes. L'invention
des armes à feu, bien que pouvant paraître à première vue pernicieuse,
est certainement favorable tant à la pérennité qu'à l'extension de la civi-
lisation des peuples3'.
31. Adam Smith, Recherches sur ta nature et les causes de larichessedes nations, op. cit., p. 331
(trad. modifiée).
32. Cf. Giovanni Amgh\, Adam Smith à Pékin,op. cit.
L'appropriation de la machine de guerre 107
1. Cari von Clausewitz, De la guerre, Paris, Minuit, 1955, p. 687 (livre VIII, chap. 2).
2. Ibid.,p. 686 (livre VIII, chap. 3),
3. Ibid, p. 597 (livre VI, chap. 30).
4. On cite ici René Girard non pour la portée théorique de son Achever Clausewitz (en
collaboration avec Benoît Chantre, Paris, Champs-Flammarion, 2011), mais du seul fut
que sa théorie de la guerre de tous contre tous va être utilisée par l'école de la régula-
tion comme fondement ontologique de l'institution de la monnaie. A l'endroit de cette
Deux histoires de la Révolution française 107
théorie de la guerre, il Faut porter la même critique que celle de Foucault eu égard à
Hobbes : il ne s'agit pas d'une guerre réelle, mais d'une fiction destinée à légitimer le
pouvoir centralisé du Souverain. L'institution de la monnaie à partir de la guerre de tous
contre tous aboutit à sa transcendance par rapport à la guerre réelle entre « capitalistes
et ouvriers ». C'est la monnaie comme médiation des conflits de classe.
S- Cari von Clausewitz, Delaguem, op. cit., p. 709 (livre VIII, chap. 6).
6. Ibid., p. 672 (livre VIII, chap. 2), p. 688 (chap. 3).
7- Ibid., p. 688.
8. Ibid.,p. 51 (livre I, chap. 1, $ 24).
ioo Guerres et Capital
aux troupes envoyées dans l'île en 1801 par Napoléon pour réta-
blir l'ordre et l'esclavage du Code noir. Elle les défait (en leur infli-
geant 5 0 0 0 0 morts - soit beaucoup plus que les pertes françaises à
Waterloo), comme elle avait défait les armées espagnoles et anglaises.
De la première révolte de 1791 à la déclaration d'indépendance le Ier
janvier 1804, sur une période de douze ans, la révolution nègre des
500 000 esclaves de Saint-Domingue devenu Haïti sort politique-
ment et militairement victorieuse de la confrontation avec les trois
puissances coloniales dominantes de l'économie-monde. Bien avant
les armées rouges soviétique et chinoise, l'« armée nègre » est la
première force prolétarienne à révolutionner si profondément l'art
de la guerre. « Ils avaient l'organisation et la discipline d'une armée
entrainée, tout en se servant des ruses et des finesses propres à la
guérilla. [...] Quand les forces françaises importantes arrivaient pour
les anéantir, ils disparaissaient dans les montagnes, laissant tout en
flamme derrière eux ; dès que les Français, vaincus par la fatigue, se
retiraient, ils revenaient détruire d'autres plantations et attaquer les
lignes françaises". » Le style très clausewitzien emprunté par C.L.R.
James ne saurait faire oublier que l'on touche ici à l'impensable pour
l'officier prussien qui avait su prendre toute la mesure de la résis-
tance espagnole dans la géopolitique européenne. Il dépasse en effet
l'entendement que des esclaves illettrés, « constitutionnellement
incapables de discipline et de liberté », puissent apprendre très rapi-
dement les techniques de guerre les plus sophistiquées pour mieux
les mettre au service d'une guérilla implacable après avoir célébré des
rites vaudou" !
21. C.L.R. James, Les Jacobins noirs. Toussaint Louverture et ta révolution de Saint-
Domingue, Paris, Editions Amsterdam, 2008, p. 332 (ire éd. anglaise, 1938 ; 1989 pour
l'édition augmentée).
22. D'après le récit de C.L.R. James : « Se servant de torches pour se frayer un chemin,
les leaders de la révolte se réunirent dans un espace ouvert de l'épaisse forêt de Mome
Rouge, une montagne surplombant Cap François, la plus grande ville. Alors, Boukman, le
chef, après des incantations vaudou et avoir bu le sang d'un cochon, donna les dernières
instructions » (C.L.R. )ames, A History ofPan-Afriam Revolt, Oakland, PM Press, 2012
[1938/1969], p. 40).
Ioo Guerres et Capital
from Below, University of Tennessee Press, Knoxville, 1990, p. 228 (cité par Peter
Hallward, art. cité, p. 5).
26. Susan Buck-Morss, Hegel et Haïti (2000), Paris, Editions Lignes, 2006, p. 9.
Ioo Guerres et Capital
29. Nick Nesbitt fait une remarque en ce sens dans Caribbean Critique: Antillean Critical
Tbeoryfrom Toussaint to Glissant, Oxford, Oxford University Press, 2013, p. 10-11.
30. Selim Nadi, « C.L.R. James et les luttes panafricaines », Parti des indi-
gènes de la république, 5 mars 2014 ( U R L : indigenes-republique.fr/
c-l-r-james-et-les-luttes-panafricaines).
5-
Biopolitiques
de la guerre civile
permanente
5-i/ La séquestration temporelle
de la classe ouvrière (et de la société toute entière)
Mis à l'abri du danger de la Révolution, placé sous les auspices de
la Restauration, le capital va-t-il se développer « pacifiquement » ?
Pour l'idéologie libérale, la réponse est, sans hésitation, affir-
mative. En 1814, année de la défaite des armées napoléoniennes
que Cari Schmitt fait coïncider avec la « victoire de la révolution
industrielle», Benjamin Constant énonce l'une des premières
ritournelles du libéralisme: «Nous sommes arrivés à l'époque du
commerce, époque qui doit nécessairement remplacer celle de la
guerre, comme celle de la guerre a dû nécessairement la précéder". »
L'histoire des xixe et xxe siècles a montré qu'il avait tort. Tout au
long du xixe siècle, le « calcul civilisé » de l'économie ne va aucune-
ment se substituer à « l'impulsion sauvage » de la guerre, il va tout au
contraire déchaîner la guerre civile pour transformer le prolétariat en
force de travail soumise et précipiter l'Etat-nation dans un nouveau
type de guerre : la guerre impérialiste totale, qui est inextricablement
9. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 221 (leçon du 21 mars 1973)-
10. Ibid., p. 217.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 129
5.2/ La formation
de la cellule familiale
La guerre civile généralisée, condition et c o n s é q u e n c e d e la
formation d e la f o r c e d e travail, est en m ê m e t e m p s une « guerre
de subjectivités». L a production d e subjectivité e s t à la fois la
première des p r o d u c t i o n s capitalistes e t l'une d e s principales
modalités de la guerre, e t d e la guerre civile.
L a lutte c o n t r e les illégalismes prolétaires p o u r mater le refus d e
se soumettre aux disciplines et au modèle de subjectivation du travail-
leur salarié ne m e t donc pas seulement e n j e u les dispositifs classiques
de la guerre civile ; dans une s o c i é t é libérale indexée sur la p r o p r i é t é
privée, on ne fixe pas les prolétaires à l'appareil d e p r o d u c t i o n par la
seule contrainte é c o n o m i q u e , on n'entretient pas leur assujettisse-
ment u n i q u e m e n t avec la « discipline d e la faim » e t la m e n a c e d e la
prison, on ne « régularise » pas leurs c o m p o r t e m e n t s par une pure e t
simple répression (police des m œ u r s ) ou par l'imposition brutale des
nouvelles normes.
D è s lors q u e le passage d e la condition d e prolétaire e x p r o p r i é à
celle de travailleur salarié est loin d'être automatique, la rencontre d e
l'« homme aux écus » e t des ouvriers qui définit le capitalisme indus-
triel requiert un long travail de conversion de la subjectivité. Pendant
la colonisation, des peuples entiers, après avoir é t é expropriés d e leur
« vie de sauvages », se s o n t laissés mourir plutôt q u e de t o m b e r dans
un esclavage qui pouvait inclure l'option du « travail libre ». « Travail
libre » q u e la pratique du travail à mort dans les ateliers e t les manu-
factures rapproche tant d e l'esclavage tout court que \cMomingStar -
l'organe des libre-échangistes anglais - pourra s'écrier : « N o s esclaves
12. MomingStar, juin 1863. Cité dans Karl Marx, Le Capital, livre I, section VIII, chap.
X (« La journée de travail »), éd. citée, p. 1257 (nos italiques).
13. Selon une note de police faite à Lille en 1858, citée par Lion Murard et Patrick
Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable. Villes-usines, habitat et intimités au xi>f siècle.
Recherches, 1976, p. 54.
14. Jacques Donzelot, Police desfamilles, Paris, Minuit, 1977, p. 54.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 131
16. Michel Foucault, Les Anormaux. Cours au Collège de France (1974-1975), Paris,
Gallimard /Seuil, 1999, p. 250 (leçon du 12 mars 1975).
Biopolitiques de la guerre civile permanente 133
d e s c o m p o r t e m e n t s d a n s un e s p a c e d o m e s t i q u e d o n t l ' é c o n o m i e
sociale consiste à d o n n e r une nouvelle assise au pouvoir patriarcal en
s o u m e t t a n t l'entrée d e s f e m m e s sur le marché du travail au contrôle
d e l'homme, mais aussi à stimuler la surveillance d e l ' h o m m e ( e t des
e n f a n t s ) par la femme domestiquée en son ménage.
À partir d e s a n n é e s 1 8 2 0 - 1 8 2 5 , ' e s p a t r o n s , les p h i l a n t h r o p e s et
les p o u v o i r s publics d é p l o i e n t une énergie c o n s i d é r a b l e p o u r loger
la famille dans un nouvel habitat d o m e s t i q u e dont l'exemple paradig-
matique va être la cité ouvrière. O n annonce qu'elle sera « le tombeau
d e l'émeute » d e s insurgés d e 1848 e t qu'elle v a « clore l'ère d e s révo-
l u t i o n s 1 0 » du peuple en armes avec son m o d è l e pavillonnaire isolant
d e trois p i è c e s . Si « la f a m i l l e b o u r g e o i s e s'est c o n s t i t u é e dans un
resserrement tactique d e ses m e m b r e s [sur l ' e n f a n t ] visant à refouler
ou à c o n t r ô l e r un ennemi d e l'intérieur, les d o m e s t i q u e s " » (elles/
ils tiennent lieu d e ce désir q u e l'on é p i e e t surveille), on d e m a n d e en
revanche aux prolétaires d e répartir leurs c o r p s dans un e s p a c e stra-
tégique de séparation (une pièce p o u r les parents, une p i è c e pour les
e n f a n t s , une p i è c e c o m m u n e : le m o d è l e apparaît vers 1 8 3 0 dans les
plans d e s p r e m i è r e s c i t é s o u v r i è r e s ) p r o p r e à é v i t e r P« é c œ u r a n t e
p r o m i s c u i t é », t o u t en e x c l u a n t l'étranger, le « c o u c h e u r », c'est-à-
dire le célibataire « logé » qui ouvrait e n c o r e l'espace familial sur un
c h a m p social d o n t le désir n'était pas absent. L a famille populaire, le
l o g e m e n t o u v r i e r s o n t d o n c à la fois p r o j e t é s c o n t r e les conditions
d e réalité d e l'inceste a d u l t e toujours p o s s i b l e e t d r e s s é s c o n t r e les
« tentations de l'extérieur » (menant au « cabaret » e t à la « rue »). La
famille l o g é e verra ainsi t o u s ses m e m b r e s refluer vers un régime de
libertéet de résidence surveillées par ces équipements collectifs d e disci-
plinarisation patronale qui s o n t au principe m ê m e de la biopolitique
20. Selon le bon docteur Taillefer, médecin de la cité Napoléon, qui fut la première
cité ouvrière de Paris, et auteur de la brochure Des cités ouvrières et de leur nécessitécomme
hygiène et tranquillité publique (1850).
21. Jacques Donzelot, La Police des familles, op. cit., p. 46.
Biopolitiques de la guerre civile permanente 135
22. Au sens de cette irrégularité et de cette autonomie ouvrière des plus qualifiés,
insoumis au patron et irrespectueux de la morale familiale, qui se reconnaissent par déri-
sion, au milieu du xix' siècle, dans ce terme de « sublime », cf. Denis Poulot, Question
sociale. Le Sublime ou te travailleur parisien te! qu'il est en 1870, Paris, Maspero, 1980 (1"
éd., 1870). Poulot en propose un « diagnostic pathologique » (p. 123) pour lui opposer
l'ouvrier consciencieux dont le centre de vie est la famille (p. 139).
2
3- Lion Murard, Patrick Zylberman, Le Petit Travailleur infatigable, op. cit., p. 155.
H- Ibid., p. 185.
ioo Guerres et Capital
P a r « g u e r r e civile g é n é r a l i s é e », o n d e v r a d o n c c o m p r e n d r e ici
les c o n t i n u u m s d ' i n t e r v e n t i o n s qui c o n d u i s e n t d e l ' e x p r o p r i a t i o n la
plus v i o l e n t e d e la t e r r e e t d e s l i b e r t é s d ' a s s o c i a t i o n q u ' e l l e ménage
au dressage disciplinaire d e s c o r p s , aux c a m p a g n e s biopolitiques pour
la Famille r e s t r e i n t e f a i s a n t c o m m u n i q u e r l ' a s s u j e t t i s s e m e n t souve-
rain d e la f e m m e e t la p r o m o t i o n d e la m è r e d e famille a v e c la consti-
tution d e s n o u v e a u x savoirs é d u c a t i f s e t m é d i c o - p s y c h i a t r i q u e s , qui
v i e n n e n t rabattre le g o u v e r n e m e n t par la famille sur le g o u v e r n e m e n t
d e s familles. E n t r e la f o r m a t i o n d e la f o r c e d e travail e t sa répression
s a n g l a n t e lors d e s é m e u t e s e t d e s r é v o l u t i o n s qui o n t é c l a t é t o u t au
l o n g d u x i x c s i è c l e , l e s i n s t i t u t i o n s d i s c i p l i n a i r e s , s é c u r i t a i r e s e t de
s o u v e r a i n e t é c o n t i n u e n t la g u e r r e c i v i l e p a r t o u s c e s m o y e n s , qui
b i p o l a r i s e n t l ' i n d i v i d u a t i o n d e s p o p u l a t i o n s t o u t e n f a v o r i s a n t le
branchement stratégique (et non idéologique) d e la f a m i l l e p o p u l a i r e
sur la famille b o u r g e o i s e .
6.
La nouvelle
guerre coloniale
Cette guerre ne ressemble à aucune autre :
tous les souvenirs de la tactique européenne
n'y servent point et souvent y nuisent.
Alexis de Tocqueville, « Travail sur l'Algérie
(octobre 1X41)
6. Cf. Lord Cromer, « The Government of the Subject Races », Edinburgb Review,
1908.
7- Hannah Arendt, L'Impérialisme, op. cit., p. 149.
ioo Guerres et Capital
9- Lettre d'Abd el-Kader à Bugeaud, citée par Yves Lacoste, La Question post-coloniale,
Paris, Fayard, 2010, p. 297.
I0
' Frantz Fanon, Les Damnés de la terre (1961), Paris, La Découverte, 2002, p. 44.
ioo Guerres et Capital
11. Cité par François Maspero, L'Honneur de Saint-Arnaud, Paris, Pion, 1993, p. 177-178-
12. Alexis de Tocqueville, « Travail sur l'Algérie », Œuvres complètes, 1 . 1 , Paris,
Gallimard, « Bibliothèque de la Pléiade », 1991, p. 706,710,716. Cf. Olivier Le Cour
Grandmaison, op. cit., p. 98-114.
13. Dans le texte de Tocqueville : «J'ai souvent entendu [...] des hommes que je
respecte, mais que je n'approuve pas, trouver mauvais qu'on brûlât les moissons, qu'on
vidât les silos et enfin qu'on s'emparât des hommes sans armes, des femmes et des
enfants. Ce sont là, selon moi, dei nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple
La nouvelle guerre coloniale 149
qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre » (« Travail sur l'Al-
gérie », op. cit., p. 704).
14. Le maréchal Bugeaud publie dès 1838 De l'établissement de légions de colons mili-
taires dans les possessions françaises de l'Afrique. Il en reprend l'argumentaire en 1842 dans
L'Algérie. Des moyens de conserver et d'utiliser cette conquête.
15. Lettre de Bugeaud à Genty de Bussy, 30 mars 1847.
16. « Rapport fait par M. de Tocqueville sur le projet de loi portant demande d'un
crédit de 3 millions pour les camps agricoles de l'Algérie », in Alexis de Tocqueville,
Œuvres complètes, t. III, op. cit., p. 404.
'7- On s'accorde à penser que la population globale de l'Algérie a été amputée de près
de la moitié (passant de 4 à 2,3 millions) entre 1830 et 1850.
'8. Michel Foucau 11, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 66-67 (leçon du 24 janvier
•979)-
ioo Guerres et Capital
19. Alexis de Tocqueville, « Travail sur l'Algérie », Œuvres complètes, op. cit., p. 752.
20. Ibid., p. 705-706. Le « ravage du pays » n'est pour Tocqueville que « le second
moyen en importance ».
21. Il faut ici citer les Souvenirs de Tocqueville : « 1'insurTection de Juin ne fut pas, àvrai
dire, une lutte politique (dans le sens que nous avions donné jusque là à ce mot) mais un
combat de classe, une sorte de guerre servile » (Alexis de Tocqueville, Souvenirs, Paris,
Gallimard, 1978, p. 212-213).
La nouvelle guerre coloniale 151
22. Friedrich Engels, « Les journées de juin 1848 », in Karl Marx, Les Luttes de classes en
France, Paris, Editions sociales, 1981, p. 184.
23. Alexis de Tocqueville, Souvenirs, op. cit., p. 213. Il y voit « le soulèvement de toute
une population contre une autre ».
ioo Guerres et Capital
24. Cf. Marxisme et Algérie, textes de Marx et Engels présentés et traduits par R-
Gallisot et G. Badia, Paris, UGE, 1976, p. 394. Engels reprend la même thèse dans sa
préface à la deuxième édition de La Situation des classes laborieuses en Angleterre (1892).
25. Marxisme et Algérie, op. cit.., p. 285.
26. Ibid., p. 265.
La nouvelle guerre coloniale 153
a n n é e s 1 8 4 0 , r e p r e n d du s e r v i c e sur le v e r s a n t le plus r é p u b l i c a i n
(celui du colon-ouvrier et du colon-laboureur) d e l'Algérie française. L a
guerre coloniale est en m ê m e t e m p s une « guerre de subjectivité », car
l'établissement de la relation de domination colonisateur/colonisé est
aussi une relation d'assujettissement qui va f o r m a t e r p o u r longtemps
la subjectivité d e s colonisateurs, c o m m e des colonisés.
A u s s i la d é c o l o n i s a t i o n p o l i t i q u e d o i t - e l l e ê t r e a c c o m p a g n é e
d'une décolonisation subjective, d ' u n e conversion de la subjectivité
qui, par retour critique sur l'économisme marxiste, viendra interdire
toute projection du capitalisme e t de ses acteurs dialectiques, bour-
geoisie « m o d e r n e » classes ouvrières d e t o u s les pays civilisés »,
dans un q u e l c o n q u e « progrès d e la civilisation » - selon le syntagme
moderniste utilisé par Engels à p r o p o s de la c o n q u ê t e d e l'Algérie, au
moment d e la capture du « chef arabe » ( d o n t il se r é j o u i t ) 2 1 .
27. Cf. F. Engels, TbeNortbem Star, 22 janvier 1848, in Marxisme et Algérie, op. cit., p. 25 :
« En gros notre opinion est qu'il est très heureux que le chef arabe ait été pris. La lutte
des Bédouins était sans espoir, mais bien que la façon dont la guene a été menée par des
soldats brutaux comme Bugeaud soit très condamnable, la conquête de l'Algérie est un
fait important et propice au progrès de la civilisation. » Plus généralement, sur cette
question du « modernisme » eurocentrique marxiste, cf. Peter Osbome, Marx, Londres,
Cranta Books, 2005, chap. 7 et 10.
\
7-
Les limites
du libéralisme
de Foucault
[Vous connaissez! la citation de Freud : « Acberonta movebo. »
H h bien, je voudrais placer le cours de cette année sous le signe
d'une autre citation moins connue et qui a été faite par |... |
l'homme d'Etat anglais Walpole qui disait, à propos
de sa propre manière de gou\ erner: « Qiiietanonmovere »,
« A ce qui reste tranquille il ne faut pas toucher ».
C'est le contraire de Freud en un sens.
Michel Foucault, Naissance de la biopolitique
Hanté par la pensée quarante-huitarde et le projet d'une
« R é p u b l i q u e qui sera d é m o c r a t i q u e et sociale ou ne sera p a s »
(selon la formule d e s révolutionnaires de 1 8 4 8 ) , le x i x e siècle est
le siècle du t r i o m p h e du libéralisme avec son spectacle d e crises
et de misère ouvrière e n g e n d r é e s par la « liberté du c o m m e r c e ».
Celle-ci est s u p p o s é e se substituer à la guerre e t à l'emprise illi-
mitée d'un É t a t q u e l'on va limiter à la seule d é f e n s e d e la sûreté
des biens e t des p e r s o n n e s les possédant, selon le raisonnement très
« lockéen » d e Benjamin C o n s t a n t qui en conclut à la limitation d e s
droits politiques à c e u x qui o n t « le loisir indispensable à l'acquisi-
tion d e s L u m i è r e s 1 ». C e qui indique assez q u e la gestion libérale d e
la liberté ne deviendra l'horizon irréversible d e s s o c i é t é s d é m o c r a -
tiques qu'en c o m m e n ç a n t par o p p o s e r à la p e r s p e c t i v e d e la subver-
sion d e la s o c i é t é b o u r g e o i s e la réalité d e la guerre civile contre les
« b é d o u i n s d e l'intérieur». Il appartient d è s lors à l'ordre libéral
des c h o s e s q u e les survivants des j o u r n é e s d e Juin e t leurs familles
4- Ibid., p. 286-287. Ce qui se dit au beau milieu du long commentaire de la « main in-
visible » qui forme la dernière partie de la leçon du 28 mars 1979 (p. 282-290).
5- Michel Foucault, Qu'est-ce que la critique ? Suivi de La culture de soi, Paris, Vrin, 2015.
6. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 300-301 (leçon du 4 avril
•979)-
ioo Guerres et Capital
12. Ibid.,p.306.
13. Adam Smith, The Wealtb ofNations (1776), livre I, chap. 4 (« Of the Origin and Use
of Money ») ; 1.1, p. 91 de l'édition Française citée.
14. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 301.
15. Ibid., p. 300.
Les limites du libéralisme de Foucault 161
19. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 284 (leçon du 28 mars 1979)-
20. Ibid., p. 284-285.
21. Ibid., p. 56, nos italiques (et p. 62 sur la position de l'Angleterre, p. 58 sur « l'illimi-
tation du marché extérieur ») (leçon du 24 janvier 1979).
22. Ibid., p. 56,62.
Les limites du libéralisme de Foucault 163
30. Karl Marx,Le Capital, livre I, VIIIe section, chap. XXXIII, éd. citée, p. 1235.
31. Cf. Karl Marx, « La Domination britannique aux Indes », New York Tribune, 25
juin 1853 : « L'Angleterre doit accomplir dans l'Inde une double mission, destructrice et
créatrice : l'anéantissement de l'ancien ordre social asiatique et la création des fonde-
ments matériels pour un ordre occidental en Asie. »
32. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. c;/.,p. 45.
ioo Guerres et Capital
35. Michel Foucault, dans un dialogue inédit lors d'une conférence donnée à Berkeley
sur « Ethics and Politics » en avril 1983 (cité par Serge Audier, Penser te « néolibéralisme».
Le moment néolibéral, Foucault et la crise du socialisme, Lormont, Le Bord de l'eau, p. 433)-
Les limites du libéralisme de Foucault 169
Le contrat est, dans cette pensée politique du xix e siècle, la forme juri-
dique par laquelle ceux qui possèdent se lient les uns aux autres [...].
En revanche, l'habitude, c'est ce par quoi les individus sont liés, non
pas à leur propriété, puisque c'est le rôle du contrat, mais à l'appareil de
production. C'est ce par quoi ceux qui ne possèdent pas vont être liés à
un appareil qu'ils ne possèdent pas ; ce par quoi ils sont liés les uns aux
autres par une appartenance qui n'est pas censée être une appartenance
de classe, mais une appartenance à la société toute entière 38 .
À s u i v r e C a r i S c h m i t t e n le p r e n a n t p a r le milieu d e sa trajec-
toire m a r q u é e p a r l ' a b a n d o n f o r c é d e sa p e n s é e souverainiste, et à
r e p r e n d r e son œ u v r e m a j e u r e p a r la fin qui e s t aussi son vrai début
(LeNomosdela terre a é t é c o m m e n c é sous les b o m b a r d e m e n t s anglo-
américains), c'est à la fin du x i x e siècle q u e l'impérialisme emprunte
d e s f o r m e s é c o n o m i c o - m o n d i a l e s d ' « " e n g l o b e m e n t " d u national
p a r l ' i n t e r n a t i o n a l 3 ». O r , celles-ci ne p r e n n e n t p a s p o s s e s s i o n de
l ' E t a t - n a t i o n s a n s d o n n e r à v o i r s o n é c o n o m i e h i s t o r i q u e réelle,
qu'elles s'approprient en la libéralisant pour mieux la monopoliser.
C e t t e libéralisation allait passer par l'« imbrication de la souveraineté
étatique individuelle e t d e l'économie libre supra-étatique » dans un
« ordre transnational du marché, d e l'économie et du d r o i t 4 » s'affran-
chissant d e t o u t e s les limites d e l'ancien ordre spatial d e la T e r r e qui
reposait sur la prise territoriale interétatique du N o u v e a u M o n d e et
sa distinction d'avec le « théâtre d e la guerre » (theatrum bellt) sur le sol
e u r o p é e n . E t c e n'est pas seulement que Schmitt c o n ç o i t le Nouveau
M o n d e c o m m e la condition réelle d e la guerre limitée de l'espace euro-
péen (le « grand réservoir grâce auquel les peuples européens équilibrent
leur conflits » par « les compensations et l'impunité qu'il o f f r e 5 »), c'est
aussi l'impérialisme qui à^cntlemoyeneurocentriquedesurmonterlapierre
civile dans la «guerre enferme» interétatique6. Si la c o l o n i e ainsi définie
10. Cari Schmitt, La Notion de politique (1932), Paris, Champs-Flammarion, 1992, p. 125.
Dans l'édition de 1933, année où Schmitt devient membre du parti nazi, les références
marxistes disparaissent de La Notion depolitique.
11. Lénine, « Pacifisme bourgeois et pacifisme socialiste », 1 " janvier 1917 (Œuvres
complètes, t. 23, p. 212).
12. Cari Schmitt, « Prendre/partager/paître. La question de l'ordre économique et
social à partir du nomos » (1953) in La Guerre civile mondiale, op. cit., p. 57.
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 177
14. Cette conférence inédite a été publiée à presque vingt ans d'intervalle dans
deux livraisons de la revue Commentaire sous des titres qui sont ceux de la rédaction :
Alexandre Kojève, « Capitalisme et socialisme. Marx est Dieu, Ford est son prophète »,
Commentaire, n° 9,1980 ; « Du colonialisme au capitalisme donnant », Commentaire,
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 179
M a i s n o u s p o u v o n s a r t i c u l e r m i e u x le p r i m a t d e la p r i s e sur le
p a r t a g e e t la p r o d u c t i o n en repartant d e l'analyse léniniste d e l'im-
p é r i a l i s m e . E l l e n o u s p e r m e t d e c o n s t a t e r q u e ledit « capitalisme
d o n n a n t » n'a é t é q u ' u n e c o u r t e e t e x c e p t i o n n e l l e p a r e n t h è s e stra-
tégique dans la très longue histoire du « capitalisme prenant », qui se
poursuit depuis le milieu des années 1 9 7 0 avec les prises conquérantes
du néolibéralisme.
L'impérialisme, pour Lénine, est indissociable du capital financier
qui s'impose c o m m e direction et commandement du capital industriel
et commercial à partir des années 1860. L e capital financier n'est pas une
perversion ou une anomalie de la nature prétendument industrielle du
capitalisme, mais sa réalisation. Il ne s'accomplit pleinement que lorsque
son hégémonie en A - A ' est à m ê m e d e réaliser toutes ses « plus-values
politiques ». L a particularité de l'appareil de capture du capital finan-
cier est qu'il ne se « limite » pas à exercer sa « prise » sur la « production »
proprement capitaliste et le travail salarié, puisqu'il ne fiait aucune espèce
de distinction entre formes d e production (modernes, hypermodemes,
traditionnelles o u archaïques). Il s'approprie d e la m ê m e manière la
production des travailleurs soi-disant « cognitifs » et celle des esclaves
de l'industrie textile mis à l'heure de la modernité du « contrat à durée
déterminée » par ses actions les plus « immatérielles ».
Malgré le remarquable renversement de la logique économique qu'il
opère, Cari Schmitt reste fidèle à une conception industrialiste du capi-
talisme. L e dernier « nomos de la terre » est l'industrie, et sa prise, une
« prise d'industrie » à l'aune de laquelle la guerre é c o n o m i q u e devient
une « guerre totale », alors que c'est bien le capital financier et la spéci-
ficité englobante de sa prise à l'échelle mondiale qui sont au centre de
l'accumulation continuée du capital depuis la fin du xix e siècle. C ' e s t le
sens même de l'analyse léniniste dans laquelle il faut donc insérer les vues
de Schmitt pour faire droit à son observation selon laquelle le nouveau
clivage décisif se situe entre peuples débiteurs et peuples créanciers".
17. Cari Schmitt, « Les formes de l'impérialisme dans le droit international » (1932).
in Du politique, « Légalitéet légitimité» et autres essais, Puiseaux, Pardès, 1990, p. 83-84.
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 181
L ' h i s t o i r e d u c a p i t a l i s m e c o n f i r m e p l e i n e m e n t la p e r s p e c t i v e
s c h m i t t i e n n e s u r la p r i s e e t n o t r e h y p o t h è s e s u r l ' h é g é m o n i e du
capital financier. Si les trois g r a n d s m o m e n t s à partir d e s q u e l s o n
peut diviser le d é v e l o p p e m e n t du capital au x x e siècle c o m m e n c e n t
toujours p a r une prise, c ' e s t b i e n le capital financier qui v a ê t r e le
« sujet » de c e t t e prise, e t non le capital industriel qui a déjà fusionné
avec c e dernier. L a s é q u e n c e i m p é r i a l i s t e s ' o u v r e a v e c les « prises
de terre » coloniales e t leur d é v e l o p p e m e n t en « prises d'industrie »
planétaires s o u s la d o m i n a t i o n du capital financier, qui, j u s q u ' à la
G r a n d e C r i s e d e 1 9 2 9 , c o n t r ô l e e t m o n o p o l i s e la « libre é c o n o m i e
mondiale » c o m m e gouvernement du capitalisme industriel et science
politique de l'Etat d e droit du Capital.
C ' e s t p a r r a p p o r t à c e t t e h é g é m o n i e p o l i t i c o - f i n a n c i è r e q u e le
N e w D e a l du « f o r d i s m e » fait, d e u x f o i s p l u t ô t q u ' u n e , figure d'ex-
ception qui confirme la règle - « par une e x p é r i e n c e raisonnée au sein
du système social existant », c o m m e l'explique d o c t e m e n t K e y n e s ' 8 .
Sauf que le raisonnement keynésien ne vaut qu'à l'horizon d'une guerre
économique m e n a ç a n t les f o n d e m e n t s d e t o u t e s les i n s t i t u t i o n s ' 9
au niveau national e t international : c e d o n t t é m o i g n e l ' e x t e n s i o n
mondiale d e la crise, qui ne va pas sans réveiller l'impact d e la r é v o -
lution d ' O c t o b r e et la p e r s p e c t i v e d ' u n e « g u e r r e civile f i n a l e 1 0 ». Il
faudra en c o n s é q u e n c e r e m e t t r e à plat la « s t r u c t u r e e n t i è r e 1 1 » du
capitalisme américain e n suivant la l e ç o n r é t r o s p e c t i v e d e K e y n e s
dans la Théorie générale de l'emploi, de l intérêt et de la monnaie : « faire
reculer la théorie monétaire au point de la transformer en une théorie
de la production dans son e n s e m b l e ».
18. John Maynard Keynes, « An Open Letter », New York Times, 31 décembre 1933.
19. Congressional Record, 7juin 1933.
20. Elle sera pronostiquée par Keynes dès 1919 comme conséquence dévastatrice du
traité de Versailles en Allemagne, et de façon cumulative sur l'équilibre d'ensemble du
marché capitaliste intégré. Cf. J. M. Keynes, Economie Conséquences oftbePeace, Londres,
1919, P- 251.
21. Congressional Record, 26 mai 1933.
ioo Guerres et Capital
22. Richard Hofctadter, Tbe Age of Reform: From Bryan toF.D.R., New York, Knopf,
1955, P-3'9-
23. Le Banking Act de 1933 sépare banques d'investissement et banques de dépôt
dont les avoirs sont garantis par l'Etat Fédéral. Le Securities Exchange Act de 1934 met
la bourse sous contrôle d'une Security and Exchange Commission (SEC). Recettes
remises au goût du jour par la crise financière de 2008 - avec les résultats que l'on sait :
les impôts et les dépôts ont refinancé les pertes des « investisseurs ».
La primauté de la prise, entre Schmitt et Lénine 183
14. Antonio Negri, « John M. Keynes et la théorie capitaliste de l'État en 1929 » (1967),
in La Classe ouvrière contre l'Etat, Paris, Galilée, 1978, p. 31.
25. 1938 fut en effet une très mauvaise année pour le capitalisme américain : chute du
PIB de 5,3 %, hausse du chômage de 14 à 19 %, etc. Voir par exemple Ira Katznelson,
Fearitself. Tbe New Dealandtbe Origins of Our Time, New York, Liveright, 2013, p. 369.
26. J. M. Keynes, « The United States and the Keynes Plan », Tbe New Republic, 29
juillet 1940 (cité par A. Negri, op. cit., p. 66). Rappelons que Keynes est entré au Trésor
britannique en 1940 dans un contexte de mobilisation totale de toutes les ressources
vers des usages militaires. Le système de travail obligatoire sera assorti d'un plan de
sécurité sociale, qui donne naissance en 1943, sous la houlette de Lord Beveridge, au
National Health Service (NHS).
9-
Lesguerres
totales
I .'essentiel n'est pas ce pour quoi nous nous battons,
c'est notre façon de nous battre,
l- rnst J iinger, lu Guerre comme expérience intérieure
2. Léon Daudet, La Guerre totale, Paris, Nouvelle Librairie Nationale, 1918 ; Erich
Ludendorff, La Guerre totale (1935), Paris, Flammarion, 1937. Si pour Daudet la révo-
lution russe est le résultat de la campagne de « désorganisation matérielle et morale »
menée par l'Allemagne, elle est aux yeux de Ludendorff le résultat de la propagande révo-
lutionnaire qui, pour avoir été responsable - avec les Juifs, l'Eglise romaine et les Francs-
maçons - de la défaite allemande, n'en menace pas moins de longue date toute l'Europe.
3. Léon Daudet, La Guerre totale,op. cit., p. 8.
4. Ludendorff, La Guerre totale, op. cit., p. 38. Ludendorff met également en avant que
l'on doit à la guerre la suspension de l'étalon-or, qu'il comprend comme « un obstacle
au développement économique de nombreux états ».
Les guerres totales 187
S- On pensera ici aux travaux pionniers de Jean-Pierre Faye depuis Langages totali-
taires (1972).
6. Ludendorff, Urkunden deroberstenHeeresleitungiiberibre TStigkeit, 1916-18 (1920),
cité par Jean Querzola, « Le chef d'orchestre à la main defer.Léninisme et Taylorisme »,
in Le Soldat du travail. Guerre, fascisme et taylorisme, textes réunis par L. Murard et P.
Zylberman, Recherches, n° 32-33,1978, p. 79 (nous soulignons).
ioo Guerres et Capital
16. Ibid., p. 9.
'7- Ibid., p. 98.
•8. Thomas Hippler, op. cit., p. 102.
ioo Guerres et Capital
19. Cf. John Ellis, The Social History ofthe Machine Gun, Londres, Pimlico, 1993, p- 6°,
et tout le chap. 3 : « Officers and Gentlemen » (sur la résistance des militaires à l'emploi
stratégique de la mitrailleuse sur le théâtre européen).
20. ibid., p. 16.
Les guerres totales 193
21. Ernst Jiinger, Guerre comme expérience intérieure, Paris, Christian Bourgois, 1997,
P-122-123.
22. Selon la comptabilité de Winston Churchill, dans T1>eRiver War.
23- Témoignage cité par John Ellis, The Social History of tbe Machine Gun, op. cit., p. 123.
ioo Guerres et Capital
a f r i c a i n , o u a u x c a m p s d e c o n c e n t r a t i o n i n v e n t é s p a r les Anglais
p e n d a n t la g u e r r e d e s B o e r s ; d u p r e m i e r b o m b a r d e m e n t aérien,
improvisé en L y b i e sur une c o l o n i e italienne, à l'usage massif de ces
mitrailleuses sans lesquelles la British S o u t h A f r i c a C o m p a n y aurait
p e r d u la R h o d é s i e . . . L a f o r c e p r o m é t h é e n n e v i s a n t à civiliser les
barbares se renverse c o n t r e le « N o r d » capitaliste en a p p l i q u a n t * ^
la même science la rationalité d e la p r o d u c t i o n à la p r o d u c t i o n de la
destruction. C e qui ne fait pleinement - et techniquement - sens que
parce que les colonies, jusqu'au d é c l e n c h e m e n t d e la G r a n d e Guerre,
o n t servi d e laboratoire d'essai a u x n o u v e a u x s y s t è m e s d'armes qui
allaient i m p o s e r la t h é o r i e « quantitative » d e la g u e r r e industrielle
c o n t r e les nations ennemies e t la nouvelle barbarie qu'elles incarnent
p o u r c h a q u e c a m p . « C ' e s t un b a r b a r e qui d é t r u i t n o s é g l i s e s »,
disait-on en F r a n c e en 1 9 1 4 . Si la représentation raciste o u racialiste
alimente c e t h è m e du « barbare » q u e l'on peut mitrailler, bombarder
(« b o m b a r d e m e n t d'annihilation ») et gazer, l'industrialisation entre-
tient la menace d e la guerre civile d o n t les porteurs (« populace » dans
le langage d e L'Action française, « masse d e s m é c o n t e n t s » selon l'eu-
p h é m i s m e d e L u d e n d o r f f , syndicalistes rétifs à l ' e f f o r t d e guerre et
bolcheviks) pourront être soumis au m ê m e régime 2 4 . Et ce sont de toute
façon les ouvriers, combattants et non combattants, qui sont visés auprem
chef « D u m ê m e c o u p , l'ancienne séparation spatiale entre le centre
( e s p a c e de la paix e t du droit) et la périphérie ( e s p a c e d e violence et
d e g u e r r e ) tend à s'estomper. L a f r o n t i è r e entre l'intérieur e t l'exté-
rieur n'est plus f o r c é m e n t une frontière g é o g r a p h i q u e 2 ' . »
D a n s l ' i m p o s s i b l e p a i x d e l ' e n t r e - d e u x g u e r r e s d o m i n é par le
traité d e Versailles, la m e n a c e c o m m u n i s t e e t la lutte anticoloniale
24. Ce qui se vérifie encore par la mitrailleuse, cette invention de la guerre civile
américaine. Elle n'est pas seulement un fleuron du capitalisme industriel associé à la
suprématie de la civilisation occidentale et de la race; aux Etats Unis, elle est vite
déployée contre les grévistes de Pittsburgh ou du Colorado (voir encore John Ellis,
op. cit., p. 42-44).
25. Thomas Hippler,^. cit.,p. 126.
Les guerres totales 195
30. Cari Schmitt, Théorie du partisan, op. cit., p. 213. Sur l'importance de la conférence
du Congo (1885) comme « dernière prise de terre conjointe de l'Europe » et « croisade
digne de ce siècle de progrès » (selon les mots du roi Léopold de Belgique, fondateur
de la Compagnie internationale du Congo), \o\r Le Nomos de la terre, op. cit., p. 213 sq.
31. Lénine, Le Socialisme et la guerre, 1915 (URL: www.marxists.org/francais/lenin/
works/i9i5/o8/vili9i5o8oob.htm).
Les guerres totales 197
Par suite de cette première guerre impérialiste, l'Orient est entré défi-
nitivement dans le mouvement révolutionnaire, et a été définitivement
entraîné dans le tourbillon du mouvement révolutionnaire mondial [...].
L'issue de la lutte dépend finalement de ce fait que la Russie, l'Inde, la
Chine, etc., forment l'immense majorité de la population du globe. Et
c'est justement cette majorité de la population qui, depuis quelques
années, est entraînée avec une rapidité incroyable dans la lutte pour son
affranchissement 32 .
3i. Lénine, « Mieux vaut moins mais mieux », Pravda, 4 mars 1923 (URL : www.
marxists.org/francais/lenin/w0rks/1923/03/vil19230304.htm).
ioo Guerres et Capital
33. Les citations et les données concernant le congrès des Peuples de l'Orient
sont tirées de l'article de Ian Birchall, « Un moment d'espoir : le congrès de Bakou
1920», Contretemps, 12/09/2012 ( U R L : www.contretemps.eu/interventions/
moment-despoir-congrès-bakou-i92o).
L e s guerres totales 199
37- Hans Speier, Alfred Kâhler, Warin our Time, New York, Norton, 1939, p. 13 : « Le
champ d'action de la guerre est devenu aussi vaste que celui de la paix, plus vaste même
étant donné que dans les conditions actuelles une guerre efficace demande que l'on
militarise la paix. » Hans Speier et Alfred Kâhler ont compté parmi lesfondateursde la
New School for Social Research (University in Exile).
ioo Guerres et Capital
38. Emst Jiinger, La Mobilisation totale (1930), Paris, Gallimard, 1990, p. 102-103.
39. Ludendorff, Urkunden, cité par Jean Querzola, « Léninisme et taylorisme », art.
cité, p. 79.
40. Emst Jiinger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 107.
41. Lénine, « La catastrophe imminente et les moyens de la conjurer » (septembre
1917), in Œuvres complètes, vol. 25, cité par Jean Querzola, « Léninisme et taylorisme »,
art. cité, p. 73-74.
Les guerres totales 203
42. Lénine, « Première variante de l'article "Les tâches immédiates du pouvoir des
soviets" », in Œuvres complètes, vol. 42, cité par Jean Querzola, art. cité.
43- Jean Querzola, ibid., p. 75.
ioo Guerres et Capital
44. Penser ici aux luttes ouvrières contre la « rationalisation » des usines Renault dans
les années 1912-1913.
45. Cité par Jean Querzola, art. cité, p. 63-64.
46. Maurizio Vaudagna, « L'américanisme et le management scientifique dans les
années 1920 », Recherches, n° 32-33,1978, p. 392. En 1918, un tiers des membres de la Taylor
Society travaillait pour la Direction générale de l'armement (Ordnance Department) : ce
qui suffit à vérifier le rôle pionnier de cette dernière. Rappelons que c'était déjà la guerre
civile et les premières manufactures d'armement qui, combinées avec les chemins de 1er,
avaient fourni l'élan de la puissance américaine. Comme l'écrit Benjamin Coriat, « cette
fécondité réciproque de la guerre et de l'industrie n'est pas neuve ; seule l'inscription de
l'une et de l'autre sur le registre du capital change d'échelle » (Benjamin Coriat, L'Atelier
et le chronomètre, Paris, Bourgois, 1979, p. 69).
Les guerres totales 205
47. « On ne peut obtenir cette augmentation de la cadence de travail que par la stand-
ardisation imposée des méthodes, l'adoption imposée des meilleurs outils et conditions
de travail et la coopération imposée. Et il revient à la seule direction d'imposer l'adoption
des standards et d'imposer cette coopération » (F. W. Taylor, TbePrinciplesofScientific
Management, New York, 1912, p. 83, cité par David Montgomery, Workers' Controlin
America: Studies in tbe History of Work, Technology, andLabor Struggles, Cambridge,
Cambridge University Press, 1979, p. 114). Sur la résistance ouvrière contre l'introduc-
tion du taylorisme en Amérique, outre l'ouvrage de David Montgomery, voir Cisela
Bock, Paolo Carpignano, Bruno Ramirez, La formazione dell'operaio massa negli USA,
1892-1922, Milan, Feltrinelli, 1972 ; et de David Montgomery, Workers'Control in America:
Studies in tbe History of Work, Technology, and Labor Struggles, Cambridge, Cambridge
University Press, 1979.
48. Extraits, respectivement, du discours de Clémentel devant l'Association nationale
d'expansion économique (26 mars 1917) et des minutes du 10 novembre 1917 d'une
session du Comité permanent d'études relatives à la prévision des chômages indus-
triels (cité par Martin Fine, « Guerre et réformisme en France, 1914-1918 », Recherches,
n
°32-33,1978, p.314,318).
iOo Guerres et Capital
plus libéral d e s É t a t s U n i s e t d e la « c o n c u r r e n c e c o o p é r a t i v e », on
prendra r a p i d e m e n t c o n s c i e n c e q u e celle-ci ne représentait qu'une
« variante a m é r i c a i n e d e s e f f o r t s e n t r e p r i s p a r les E u r o p é e n s pour
transcender la lutte des classes et pour édifier une "démocratie fonc-
tionnelle" 4 9 ». D u fait m ê m e que le travail se révèle être jusque dans la
Reconstruction d e l'après-guerre un vecteur e t un instrument redou-
tables d e la guerre d e subjectivité (ou - selon le v o c a b l e utilisé par le
socialiste et le syndicaliste français - d e l'« esprit d e guerre », qui est
aussi une « guerre de l'esprit »), les « progrès » considérables dans l'ap-
plication scientifique-ingénieuriale d e ces techniques disciplinaires à
la guerre du travail se révèlent d é p e n d r e d e leur e x t e n s i o n e t d e leur
intensification biopolitique à l'ensemble de la société, engageant aussi
t o u t un front domestique.
O r l'ouverture d e c e f r o n t d o m e s t i q u e aura aussi é t é commandée
p a r la p r e m i è r e g r a n d e f é m i n i s a t i o n du travail auquel d o n n e lieu la
G r a n d e G u e r r e (les « m u n i t i o n n e t t e s »). L a g u e r r e d e s f e m m e s
c o n t r i b u e par là à la nouvelle gestion tayloriste d e la f o r c e d e travail
( d é q u a l i f i é e ou non q u a l i f i é e ) en renouvelant d e f o n d en c o m b l e la
plus vieille pratique manufacturière du travail des f e m m e s lorsque les
bras m a n q u a i e n t (« v a g a b o n d a g e » e t instabilité o u v r i è r e , périodes
d e semailles e t d e m o i s s o n s , réquisition militaire). Il e s t b o n d e se
s o u v e n i r q u e d a n s les a n n é e s i 9 6 0 , il y aura m o i n s d e f e m m e s au
travail q u e p e n d a n t la d e r n i è r e guerre. ( D a n s le cas d e s États-Unis,
o u t r e le demi-million d e f e m m e s mobilisées dans les f o r c e s armées,
cinq millions s o n t e m p l o y é e s dans les industries d e la d é f e n s e sur un
total d e plus d e six millions d e f e m m e s au travail.) L e plein emploi de
l ' é p o q u e f o r d i s t e est surtout une affaire d ' h o m m e s . Rosie tbeRiveter,
selon l'affiche célèbre d e H o w a r d Miller, a perdu sa place. E t ceci, en
50. On compte plus de 600 000 veuves en France et le même nombre en Allemagne
après le premier conflit mondial ; 200 000 en Angleterre.
iOo Guerres et Capital
51. Véronique Molinari, « Le droit de vote accordé aux femmes britanniques à l'issue
de la Première Guerre mondiale : une récompense pour les services rendus ? », L,sa>
vol. 6, n° 4,2008.
52. Denise Riley, « Some Peculiarities of Social Policy conceming Women in Wamme
and Postwar Britain », in Bebind tbe Unes, op. cit., p. 260.
L e s guerres totales 209
rce q u ' i l n e n sa s t
' ' P a s ' a d y n a m i q u e ( b i o - ) p o l i t i q u e réelle, qui
trouve pourtant à s'exercer dans « le m o t d'ordre de " r e c e n s e m e n t et
contrôle" martelé [par lui] p e n d a n t t o u t e c e t t e p é r i o d e 5 3 ».
L a critique du travail qui avait m a r q u é les luttes p r o l é t a r i e n n e s
du x i x c s i è c l e laisse p l a c e à u n e « s a n c t i f i c a t i o n » d o n t les e f f e t s
délétères sur le mouvement ouvrier se f e r o n t pleinement sentir après
la S e c o n d e G u e r r e mondiale. D é t a c h é e d e la « mobilisation révolu-
tionnaire des travailleurs » a p p e l é e d e ses v œ u x par L é n i n e , l'éman-
cipation d é p e n d r a d e la « d i s c i p l i n e du travail », avant d e d e v e n i r
l'affaire de la croissance e t d e la p r o d u c t i v i t é d e l ' é c o n o m i e c o m m e
seul o b j e c t i f du m o u v e m e n t ouvrier. L a l e ç o n e s t e n c o r e une f o i s
taylorienne.
L'ambiguïté q u e M a r x lui-même entretenait en faisant à la f o i s du
travail l'essence générique d e l ' h o m m e e t le lieu m ê m e de l'exploita-
tion est e f f a c é e par la guerre totale. L'image d e la guerre « c o m m e une
action armée s'estompe d e plus en plus au profit d e la représentation
bien plus large qui la c o n ç o i t c o m m e un g i g a n t e s q u e p r o c e s s u s d e
travail 54 ». C e qui explique que la conversion d e l'ouvrier internation-
aliste en soldat nationaliste ait pu s'opérer presque instantanément :
l'organisation d e la g u e r r e e t l'organisation du travail d e v i e n n e n t
homogènes au travail de la guerre. Sur le f r o n t le plus immédiat d e la
militarisation du travail, o n aura d o n c d'un c ô t é les « travailleurs d e
choc », de l'autre, les « ouvriers de la destruction » d e s troupes qui ne
sont pas toutes d e choc... À l'instar d'une machine-outil sur la chaîne
de montage, c o m m e n t e Massimiliano Guareschi en suivant un fil qu'il
faut restituer,
53- Robert Linhart, Lénine, tes paysans, Taylor (1976), Paris, Seuil, 2010, p. 135.
54- Emst Jiinger, La Mobilisation totale, op. cit., p. 107.
ioo Guerres et Capital
soit celui de l'usine ou de la guerre, tout rapport avec les arts dont de
telles activités étaient issues, était annihilé. La fabrication en série sur
une chaîne de montage se déroule sous la forme de production anonyme
de la mort dans les batailles de matériel. En 1930, Friedrich Georg Jiinger
dans Krieg und Krieger, et son frère Ernst dans Die totale Mobilmachun
nous montrent de façon claire la dimension anonyme de la production
en série au niveau du travail de la guerre et la définissent comme étant un
des caractères fondamentaux de la guerre mondiale 55 .
d é v e l o p p e m e n t c a p i t a l i s t e d é c r o c h a n t l ' o r g a n i s a t i o n (taylori-
e n n e - f o r d i s t e ) d u travail d e l ' o r g a n i s a t i o n d e s m a r c h é s . Il allait
c u l m i n e r d a n s la faillite du capital f i n a n c i e r américain (la G r a n d e
D é p r e s s i o n d e 1 9 2 9 ) . S c e l l a n t la f a i l l i t e d u l i b é r a l i s m e t o u t en
r e l a n ç a n t les r i s q u e s d e g u e r r e c i v i l e , e l l e c o n t r a i n t les régimes
« d é m o c r a t i q u e s » e t les r é g i m e s f a s c i s t e s à p r e n d r e en c h a r g e la
« question sociale » en renforçant, en universalisant le rôle d e l'État
en matière d e g e s t i o n é c o n o m i q u e e t d e c o n t r ô l e d e la s o c i é t é . D e
là, q u e « l ' É t a t national, tel qu'il se c o n s t i t u e à partir du x i x e siècle,
é v o l u e p r o g r e s s i v e m e n t v e r s un " É t a t national-joc/a/" 6 8 ». Il s'at-
tirera aussitôt les critiques d e s libéraux e t d e s marxistes américains
en raison d e s similarities du N e w D e a l a v e c l ' É t a t c o r p o r a t i s t e de
M u s s o l i n i e t l ' É t a t totalitaire d e H i t l e r (les libéraux ne se f o n t pas
f a u t e d ' a j o u t e r le « s o c i a l i s m e d ' É t a t » à c e t t e liste) 6 9 . P a r c e que le
« f a s c i s m e » était alors plus ou moins s y n o n y m e d ' é c o n o m i e dirigée
par un Etatfort, le N e w Deal sera couramment assimilé - sans conno-
tation nécessairement c r i t i q u e 7 0 - à un fascisme économique.
L ' i n t e n s e d é b a t qui aura lieu au m o m e n t d e la r é d a c t i o n de la
constitution allemande dans Paprès-Seconde G u e r r e mondiale
autour d e la définition de l'État « social » e t dont, de façon différente,
S c h m i t t e t F o u c a u l t r e n d r o n t c o m p t e , f a i t f o n d s u r le p r o b l è m e
majeur d e la dis-continuité des politiques sociales d é m o c r a t i q u e s avec
les m e s u r e s p r i s e s d a n s les a n n é e s 1 9 3 0 n o n s e u l e m e n t aux U S A ,
mais aussi en Italie et Allemagne. O n pourra aussi penser à c e dernier
d i a l o g u e f r a n c o - a l l e m a n d - le « c o l l o q u e W a l t e r L i p p m a n n » - qui
s'est tenu à Paris en 1 9 3 9 , e t o ù c e r t a i n s i n t e r v e n a n t s c h a s s é s d'Al-
l e m a g n e o u réduits au silence p l a c e n t s o u s le signe d'un libéralisme
7i. Cf. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 138-139 (leçon du 14
février 1979).
ioo Guerres et Capital
9.4/ Le « paradoxe »
du biopouvoir
L e s d e u x guerres mondiales, les guerres civiles et la crise de 1929 o n t
opéré une généralisation e t une totalisation sans précédent d e s tech-
niques biopolitiques et disciplinaires. Elles introduisent une rupture
radicale d a n s leur é v o l u t i o n , d o n t F o u c a u l t e s t loin d e p r e n d r e la
mesure. E n t r e les d e u x guerres, le b i o p o u v o i r e t les disciplines s o n t
c o m p l è t e m e n t r e c o n f i g u r é s en r e g a r d d e s luttes d e c l a s s e s e t d e s
guerres civiles qui se déroulent en E u r o p e . Elles prennent une impor-
tance telle que l'on a pu é v o q u e r au sujet de la séquence 1 9 1 4 - 1 9 4 5 une
unique « guerre civile e u r o p é e n n e 7 4 ».
F o u c a u l t d é c r i t p a r f a i t e m e n t la généralisation d e s m é c a n i s m e s
de p o u v o i r n o u v e a u x qui t r o u v e n t dans le nazisme leur p a r o x y s m e :
« Pas d e s o c i é t é à la f o i s plus d i s c i p l i n a i r e e t plus a s s u r a n c i e l l e »,
affirme-t-il à son sujet. L e d é v e l o p p e m e n t d e « c e t t e s o c i é t é univer-
sellement assurancielle, universellement sécurisante, universellement
régulatrice e t disciplinaire » est alors aussitôt renvoyé à l'accomplis-
s e m e n t d ' u n e t e n d a n c e « inscrite dans le f o n c t i o n n e m e n t d e l ' É t a t
m o d e r n e 7 S ». E s t - i l c e p e n d a n t p o s s i b l e d e r e n d r e c o m p t e d e la
73. Dans Tbe New Republic, quelques jours avant que Roosevelt ne prononce son
discours devant le Congrès (cité par Wolfgang Schivelbusch, TbreeNewDeals, op. cit.,
p. 101).
74- Luciano Canfora conteste la paternité de cette locution attribuée à Emst Nolte
dans La Guerre civile européenne. National-socialisme et botcbévisme (1917-194;), publié
en 1989. Elle reviendrait en fait, quelque vingt ans plus tôt - et selon une probléma-
tique fort différente ! - , à Isaac Deutscher lors de conférences prononcées à l'Université
de Cambridge, à l'occasion du cinquantième anniversaire de la Révolution russe. Cf.
Luciano Canfora, La Démocratie, op. cit., p. 278 sq.
75- Michel Foucault, «Hfaut défendre la société», op. cit., p. 231-232 (toutes les citations
sont extraites de cette leçon du 17 mars 1976).
ioo Guerres et Capital
L e s c o n c e p t s f o u c a l d i e n s s e m b l e n t se d é r o b e r f a c e à cette
s é q u e n c e terrible d e l'histoire d e l ' O c c i d e n t , p u i s q u e , une fois levé
le « p a r a d o x e », le racisme d e m e u r e sans véritable explication. Tout
c o m m e le droit d e tuer propre à un biopouvoir p o r t é par le nazisme à
un point extrême d e coalescence. Il est donc particulièrement intéres-
sant que Foucault, revenant sur le nazisme dans Naissance de la biopo-
litique à l'occasion d e son analyse d e l'ordolibéralisme, le rapporte
à « l'organisation d'un s y s t è m e é c o n o m i q u e dans lequel l'économie
p r o t é g é e , l ' é c o n o m i e d'assistance, l ' é c o n o m i e planifiée, l'économie
keynésienne f o r m a i e n t un tout, un t o u t solidement attaché par l'ad-
ministration é c o n o m i q u e qui était mise en p l a c e 8 0 ». D ' o ù cette trans-
versalité p r o p r e aux trois New Dealers ( R o o s e v e l t , Hitler, Mussolini)
q u e nous a v o n s b r i è v e m e n t r a p p e l é e , e t à laquelle F o u c a u l t ajoute
l'Angleterre d e la mobilisation totale contre le III e Reich en prêtant sa
voix à la critique ordolibérale : « L e travaillisme anglais vous conduira
au nazisme de t y p e allemand. L e plan B e v e r i d g e , c'est q u e l q u e chose
qui vous mènera au plan G ô r i n g , au plan quadriennal d e 1936 8 1 . » Mais
alors, c o m m e il le reconnaît lui-même, « le nazisme c o m m e solution
e x t r ê m e ne peut pas servir de m o d è l e analytique à l'histoire générale
ou en t o u t cas à l'histoire passée du capitalisme 8 2 ».
80. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique,op. cit., p. 113 (leçon du 7 février 1979)-
81. Ibid., p. 114.
82. ibid, p. 113.
Les guerres totales 225
88. Gilles Deleuze, « Appareils d'État et machines de guerre », séance 13. On trouve
également ce thème de l'« État suicidaire » chez Foucault dans les mêmes pages d'*fl
fout défendre la société».
89. Cf. Michel Foucault, «-/yfaut défendre la société», op. cit., p. 230 : « Je crois que c'est
beaucoup plus profond qu'une vieille tradition, beaucoup plus profond qu'une nouvelle
idéologie, c'est autre chose. La spécificité du racisme moderne, ce qui fait sa spécificité,
n'est pas lié à des mentalités, à des idéologies, aux mensonges du pouvoir. C'est Hé à la
technique du pouvoir, à ta technologie du pouvoir» (nos italiques).
90. Nous reviendrons longuement plus loin sur cette distinction essentielle intro-
duite par le dernier Foucault, que nous mettrons au service de notre propre analyse du
capitalisme le plus contemporain.
Les guerres totales 231
« l ' a n t i d o t e racial a u x e f f e t s d e s t r u c t i f s d e s é l é m e n t s h o s t i l e s à la
c o m m u n a u t é p o p u l a i r e 9 4 ».
Sur ce point, M a r x aura toujours raison contre Foucault. Et surtout
lorsque c e dernier, en guise d e fin d e parcours dans le renversement
d e la f o r m u l e clausewitzienne, e s t a m e n é à m e t t r e en avant le social-
racisme affligeant un socialisme qui ne renoncerait pas au « problème
de la lutte, d e la lutte contre l'ennemi, d e l'élimination d e l'adversaire
à l'intérieur m ê m e de la société capitaliste 95 ». C e programme demeu-
rant le nôtre, il s'agit e n c o r e d'extraire d e la ( c a t é g o r i e d e ) « popu-
lation » les c o n d i t i o n s d e réalité d ' u n e stratégie p o l i t i q u e , bien que
celle-ci ne puisse plus être exclusivement d e classes au sens marxiste
le plus étroit.
104. Sarajosephine Baker, Figbtingfor Life, New York, Macmillan, 1939, p. 165. Sara
Josephine Baker avait été nommé en 1908 responsable de la Division de l'Hygiène infan-
tile de la ville de New York. Ce fut le premier service exclusivement consacré à la santé
infantile.
105. Barbara Ehrenreich, art. cité.
ioo Guerres et Capital
soldat, elle ne doit pas se retrouver dans une situation de "dépendance économique" »
(cité par Carole Pateman, op. cit., p. 26).
no. Les syndicats sont également présents dans l'ensemble des administrations
de guerre : Council of National Defense, Food Administration, Fuel Administration,
Emergency Construction Board, etc.
m . Ainsi que l'explique Samuel Gompers, président de l'AFL, en guise de motiva-
tion pour organiser un comité « AU-American » de leaders syndicaux responsables (Tbe
Taylor, April 8,1919).
ioo Guerres et Capital
112. Cf. Marc E. Eisner, op. cit., p. 177 (chap. 5 : « From Warfare Crisis to Welfare
Capitalism »).
113. A. J. Muste, « Collective Bargaining - New Style », Nation, 9 mai 1928, cité par
Marc E. Eisner, op. cit., p. 176. Muste était le président du Brookwood Labor College.
114. Barbara Ehrenreich, art. cité.
L e s g u e r r e s totales 239
L a « d é m o c r a t i s a t i o n d e l'industrie » d o i t s e lire c o m m e le n o u v e l
art de gouverner une discipline industrielle"1 e x e r c é e en priorité sur les
travailleurs p u i s q u e le business, qu'il s'agissait au d é p a r t d e « disci-
pliner », v a ê t r e r a p i d e m e n t a p p e l é à d e s f o r m e s moins c o e r c i t i v e s
de coopérative self-government p r o f i t a n t aux grandes entreprises,
s u r r e p r é s e n t é e s d a n s les a g e n c e s g o u v e r n e m e n t a l e s d ' u n E t a t au
final moins anti-trust q u e compensatoire... « L e N R A , c o n c l u t M a r c
Ellen Eisner, était une e x p é r i m e n t a t i o n en matière d e c o n s t r u c t i o n
d'un E t a t c o m p e n s a t o i r e , une tentative d'ériger un s y s t è m e d'auto-
régulation placé s o u s la h o u l e t t e du g o u v e r n e m e n t , e t un s y s t è m e à
l ' é v i d e n c e f a ç o n n é sur le m o d è l e du W a r I n d u s t r i e s B o a r d " 8 . » L e
p r o g r a m m e « keynésien » fort du s e c o n d N e w D e a l , d é f i n i t i v e m e n t
115. « Droit de s'organiser et d'engager des négociations collectives par le biais des
représentants de leur choix... » Pour le texte complet de la loi : www.ssa.gov/history/
pdf/fdrbill.pdf.
116. Herbert Rabinowitz, « Amend Section 7-a! »,Nation, 27 décembre 1933 (cité par
Marc Allen Eisner, op. cit., p. 334).
117. En reprenant le titre de l'ouvrage de Rexford Tugwell, Tbe Industrial Discipline
and tbe Govemmenta! Arts, New York, Colombia University Press, 1932. Ecrit avant
que Tugwell ne rejoigne l'administration Roosevelt, ce livre (en particulier son dernier
chapitre) a largement inspiré le NRA.
118. MarcAllen Eisner,op. cit., p.320.
ioo Guerres et Capital
119. Ibid.,p. 357. Les dollar-a-year men sont les millionnaires (aujourd'hui, les milliar-
daires) recevant le salaire symbolique d'un dollar l'an pour leurs activités dans des
structures étatiques, para-étatiques, ou... privées.
120. Entre 1954 et 1964, les militaires contrôlent plus de 70 % du budget Fédéral pour
la recherche et le développement. Celui-ci est lui-même en expansion continue puisque
l'Etatfiscals'adapte aux besoins du complexe militaro-industriel.
Les guerres totales 241
124. Il s'agit d'un ensemble d'amendements restrictifs au Wagner Act. Les open sbops
permettant l'embauche de non-syndiqués sont autorisés, les syndicats sont eux-mêmes
réduits à une simple fonction de négociation salariale et de garants du respect des
contrats de travail. Toute espèce de « politisation » de l'usine est mise hors la loi (les
délégués syndicaux doivent certifier ne pas être membres du Parti communiste).
125. Gregory Hooks,op. cit., p. 38-39. Les dépenses militaires représentaient 36 % du
budget fédéral en 1940 et 70 % un an plus tard. Entre 1942 et 1945, elles se montent à
plus de 90%.
Les guerres totales 243
126. Michal Kalecki, « Stimulating the Business Upswing in Nazi Germany » (1935) et
« Political Aspects ofFull Employment»(i943),in TbeLast Phase in tbe Transformation
ofCapitalism, New York et Londres, Monthly Review Press Classics, 2009.
127. CF. Rosa Luxemburg, L'Accumulation du capital, op. cit., chap. 32 : « Le militarisme
comme province de l'accumulation ».
128. Cf. Michal Kalecki, « The Economie Situation in the United States as Compared
with the Pre-War Period » (1956), in Tbe Last Phase in tbe Transformation ofCapitalism,
op. cit.
ioo Guerres et Capital
129. Michal Kalecki, «Political Aspects of Full Employment» (1943), art. cité, p. 78.
Kalecki fait suivre cette première intervention de trois articles sur la même question:
« Three Ways to Full Employment » (1944), « Full Employment by Stimulating Private
Investment? » (1945), « Le maintien du plein emploi après la période de transition. Etude
comparée du problème aux Etats-Unis et au Royaume-Uni » (1945).
Les guerres totales 245
130. Michal Kalecki, « Stimulating the Business Upswing in Nazi Germany » (1935), in
The Last Phase in tbe Transformation ofCapitalism, op. cit. On trouve dans le grand livre de
Franz Neumann sur le national-socialisme (1™ édition, 1942) des considérations éton-
namment proches, cf. Franz Neumann, Bebemotb. Tbe Structure andRegime ofNational-
Socialism, 1933-1944, Chicago, Irvan R. Dee Publisher, 2009, p. 359.
131. Epargne obligatoire (forcedsaving), rationnement, contrôle des prix et des salaires
sont au programme.
ioo Guerres et Capital
132. Franz Neumann, op. cit., p. 277-292. Neumann insiste sur le fait qu'elle obéit à une
logique strictement capitalistique (IIe partie, chap. IV : « The Command Economy »)•
133. Ibid., p. 337 : « Le travailleur n'a aucun droit. » Voir toute la discussion qui s'en-
suit sur la réalité du « marché du travail libre » supposé définir le capitalisme. Cette
absence de droits du travailleur explique aussi la généralisation du salaire au rende-
ment (Leistungslobn) et une augmentation des revenus, qui, pour substantielle qu'elle
soit, couvre seulement la moitié des gains de production (à commencer par le nombre
d'heures travaillées) entre 1932 et 1938 (ibid., p. 434-436).
134. Ce qui est encore relevé par Franz Neumann: « La sécurité sociale est le seul
slogan de propagande fondé sur la vérité, et peut-être la seule arme puissante de toute
cette machine à propagande » (op. cit., p. 432).
Les guerres totales 247
<35- Gôtz Aly, Comment Hitler a acheté les Allemands, Paris, Flammarion, 2005, p. 60,
305.
'36. Victor Gollancz, In tbe Dorkest Germany: A Recordof a Visit, Hinsdale, Henry
RegneryCo., 1947.
•37- Franz Neumann, op. cit., p. 475-476.
ioo Guerres et Capital
é t é e t c o n t i n u e r a d ' ê t r e la c o n d i t i o n f o n d a m e n t a l e d e la c o n s o m m a -
tion d e masse, à laquelle auront f o r t e m e n t c o n t r i b u é les programmes
d e d é v e l o p p e m e n t d u R e i c h en f a v e u r d e s a p o p u l a t i o n automobi-
lisêe (tbe Nazi landscapè). C e qui n e c o n t r e d i t e n rien l ' a f f i r m a t i o n
d e K a l e c k i , au d é b u t d e s a n n é e s i 9 6 0 , s e l o n laquelle « l ' e x p é r i e n c e a
m o n t r é q u e le f a s c i s m e n'est p a s un s y s t è m e i n d i s p e n s a b l e p o u r que
l'industrie d e l ' a r m e m e n t j o u e s o n rôle d e r é d u c t i o n du c h ô m a g e de
m a s s e ».
IO.
Lesjeux de stratégie
de la Guerre froide
11'batever bappens, tbesboimustgo un.
And the United States must run the show.
— Anonyme
L a G u e r r e f r o i d e est souvent définie par « la course aux armements »,
c o m m e si c'était là une spécificité de la p é r i o d e e t d e c e t t e phase du
d é v e l o p p e m e n t capitaliste. C e à quoi on o b j e c t e r a q u e le keynésia-
nisme militaire est, sous une f o r m e ou une autre, condition continuée
de l'essor du capitalisme. O u p o u r le dire a u t r e m e n t : « L A » g u e r r e
a une f o n c t i o n s t r a t é g i q u e d i r e c t e m e n t é c o n o m i q u e q u e la G u e r r e
f r o i d e r e n d s e u l e m e n t plus é v i d e n t e en a j o u t a n t à sa f o n c t i o n d e
contrôle social.
F o r t d'une é t u d e prolongée d e la conjoncture é c o n o m i q u e améri-
caine avant e t après la g u e r r e , M i c h a l K a l e c k i a f f i r m e q u e la « mili-
t a r i s a t i o n d e l ' é c o n o m i e » e s t u n e c o m p o s a n t e e s s e n t i e l l e d e la
« d e m a n d e e f f e c t i v e » keynésienne Suivant l'enseignement d e R o s a
L u x e m b u r g , les investissements militaires s o n t à ses y e u x le moyen le
plus e f f i c a c e p o u r résoudre la contradiction r e p r é s e n t é e par la réali-
sation d e la plus-value en réglant le p r o b l è m e d e la d i v e r g e n c e entre
le d é v e l o p p e m e n t des f o r c e s p r o d u c t i v e s e t la capacité du marché à
l'absorber. L e réarmement p e r m e t d e résoudre la contradiction en la
i- Cf. Michal Kalecki, « The Economie Situation in the United States as Compared
with the Pre-War Period » (1956) ; « The Fascism ofOur Times » (1964); « Vietnam and
U.S. Big Business » (1967), in TbeLastPhaseof the TransformationofCapitalism,op. cit.
ioo Guerres et Capital
largement le f a i t d e la m a c h i n e d e g u e r r e . N o t r e a n a l y s e d e s d e u x
guerres totales, e t de c e qui v a s e poursuivre par d e nouveaux moyens
dans la G u e r r e f r o i d e , c o r r o b o r e le sens des o b s e r v a t i o n s d'Arrighi à
p r o p o s d e la révolution industrielle : « L a d e m a n d e militaire e u t , au
cours d e s g u e r r e s n a p o l é o n i e n n e s , une influence d é t e r m i n a n t e s u r
l'économie britannique : c'est à c e t t e d y n a m i q u e guerrière, e t à elle
seule, q u ' e s t d û le p e r f e c t i o n n e m e n t d e s m a c h i n e s à v a p e u r e t d e s
inventions historiques c o m m e la v o i e f e r r é e ou le navire cuirassé. E n
ce sens, la révolution industrielle qui s'opéra dans les secteurs les plus
importants - les industries d e biens d'équipement - f u t dans une large
mesure le produit d e la c o u r s e e u r o p é e n n e à l'armement 6 . »
L a course aux armements caractérisant t o u t le XXe siècle se révèle
être l ' i n s c r i p t i o n i r r é v e r s i b l e d e la g u e r r e industrielle au c œ u r du
m o d e d e p r o d u c t i o n qui s e m a n i f e s t e d é s o r m a i s , d e m a n i è r e t o u t
aussi i r r é v e r s i b l e , c o m m e « m o d e d e d e s t r u c t i o n ». L e s g u e r r e s
« industrielles » ne s o n t en a u c u n e f a ç o n une p a r e n t h è s e sanglante
dans le d é v e l o p p e m e n t é c o n o m i q u e 7 ; industrielles, elles sont c o m m e
son précipité et l'aboutissement le plus c o h é r e n t du m o d e d e p r o d u c -
tion capitaliste. E n c e sens, la G u e r r e f r o i d e ne fait q u e c o n t i n u e r e t
intensifier c e t t e inscription d e la guerre dans le C a p i t a l sous la f o r m e
ultime du libéral-keynésianisme. « D a n s le nouveau système, les capa-
cités militaires mondiales devinrent le " d u o p o l e " des États-Unis et de
l ' U R S S , mais la course aux armements s e poursuivit, e m m e n é e , cette
fois, non plus par un équilibre d e s puissances, mais p a r un équilibre
de la t e r r e u r 8 . » L a p u i s s a n c e d e s t r u c t r i c e d e l'humanité a t o m i q u e
ne s ' a r r ê t e p a s à H i r o s h i m a , H i r o s h i m a d e v i e n t le technological
6. Ibid., p. 339.
7. C'était la vision entretenue par l'administration Roosevelt pendant la guerre. Elle
est résumée de façon particulièrement acide par Philip Wylie dans son bestseller des
années 1940, Génération ofVtpers (1942) : « Beaucoup ne veulent pas se donner la peine
de se battre pour vivre tant qu'on ne les a pas convaincus que leur percolateur vivra aussi,
ainsi que leur voiture, leur toiture synthétique et leurs couches jetables » (Philip Wylie,
Génération ofVtpers, éd. augmentée, New York, Rinehart, 1955, p. 236).
8. G iovanni Arrighi, Adam Smitb à Pékin, op. cit., p. 344.
ioo Guerres et Capital
11. Voir par exemple Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor Peopk'sMovements.
Why Tbey Succeed, How Tbey Fait, New York, Vintage Book, 1979. Activistes engagés
dans le Welfare Rights Movement, les auteurs retracent dans leur livre l'importance de
ce conflit entre « organisation » et « mouvement » durant toute la période des années
i960, et au-delà.
ioo Guerres et Capital
10.1/ Cybernétique
de la Guerre froide
L a G u e r r e froide ne marque pas seulement l'entrée dans l'âge cyborg
d e la c o m m u n i c a t i o n e t du c o n t r ô l e c y b e r n é t i q u e s , e l l e e s t elle-
m ê m e une manière d e c y b o r g en c e s e n s qu'elle abrite dans sa zone
grise la G r a n d e T r a n s f o r m a t i o n d e la machine d e g u e r r e du capital
parfeedback de t o u t e s les « informations » de la g u e r r e totale indus-
triellement et scientifiquement organisée, qui devient ainsi le modèle
d e d é v e l o p p e m e n t d e l ' é c o n o m i e d e (non-)paix. D e s é t u d e s sur la
c o n d u i t e d e tir du canon anti-aérien et son automation conduisant à
l'idée d e rétroaction ( e t de s e r v o m é c a n i s m e ) jusqu'aux simulations
n u m é r i q u e s n é c e s s a i r e s à la c o n s t r u c t i o n d e la b o m b e atomique, la
p e n s é e c y b e r n é t i q u e n'est pas s e u l e m e n t n é e d e la g u e r r e - elle la
prolonge par tous/es moyens dans la gestion d ' u n e g u e r r e planétaire
virtuelle-réelle valant pour mobilisation et modélisation permanentes
de l'ensemble d e la s o c i é t é soumise au calcul d'optimisation (en bon
américain : toget numbers oui). N u l l e s c i e n c e - f i c t i o n ici I 2 , puisque
l'usine a u t o m a t i s é e est, avec l'ordinateur qui « calcule » la meilleure
stratégie p o u r gagner une guerre atomique, l'autre entité du scénario
c y b e r n é t i q u e . C ' e s t c e t t e relation c o n s t i t u a n t e entre la machine-à-
faire-la-guerre e t la machine-à-produire qui pourvoit la cybernétique
d e son sens le plus m o d e r n e (construit à partir du g r e c kubernêtikê)
de machine-à-gouverner et de machination capitalistique du gouverne-
ment des hommes. Elle c o m m a n d e à la gestion de la guerre c o m m e à la
gestion industrielle d e la s o c i é t é t o u t e entière ( j u s q u ' a u x systèmes
de santé public, d e d é v e l o p p e m e n t urbain, d'organisation de l'espace
domestique, etc.), d o n t « on pense c o m p r e n d r e e t contrôler la dyna-
mique par d e n o u v e a u x instruments dérivés des sciences formalisées
de l'ingénieur » et des techniques d e management (entendues au sens
13. Dominique Pestre, « Le nouvel univers des sciences et des techniques : une propo-
sition générale », in A. Dahan et D. Pestre (dir.), Les Sciences pour la guerre (1940-1960),
Paris, Editions de l'EHESS, 2004.
14. Cf. Vannevar Bush, Modem Arms ondFreeMen. A Discussion on tbe Rote ofScience in
PreservingDemocraey, New York, Simon and Schuster, 1949, p. 27 : « La Seconde Guerre
mondiale fut [...] une guerre de la science appliquée. » Vannevar Bush était pendant la
guerre le directeur de l'Office of Scientific Research and Development (OSRD) qui
avait mis sous contrat militaire, sans les intégrer dans l'armée, la « classe scientifique »
américaine et les laboratoires de recherches universitaires les plus prestigieux (MIT,
Princeton, Columbia, etc.). Ils connaissent de la sorte un essor sans précédent.
15. Cf. Warren Weaver, « Science and Complexity », American Scientist, vol. 36,1947.
Mathématicien, science manager et directeur depuis sa fondation en 1942 de l'Applied
Mathematical Pannel (AMP) qui était un département du National Defense Research
Committee (NDRC), Warren Weaver sera étroitement associé à la création de la RAND
Corporation. RAND est l'acronyme de « Research ANd Development ». Ce premier
tbink tank de l'après-guerre a été fondé par l'US Air Force. John Von Neumann y joue
un rôle central.
16. Dominique Pestre, art. cité, p. 30.
iOo Guerres et Capital
17. Robert Léonard, « Théorie des jeux et psychologie sociale à la RAND », in Les
Sciences pour la guerre, op. cit., p. 85. Sur la fonction matricielle de la RAND eu égard
au montage et à la manutention de la guerre froide, voir encore Alex Abella, Soldiers of
Reason. Tbe RAND Corporation and tbe Rise of American Empire, Boston et New York,
Mariner Books, 2009.
18. L'Office of Naval Research (ONR) était rapidement devenu dans l'immédiat après-
guerre le plus important organe definancementde la recherche aux Etats-Unis.
19. Fred Tumer, From Counterculture to Cyberculture. Stewart Brant, tbe Wbole Eartb
Network, and tbe Rise ofDigital Utopianism, Chicago et Londres, Chicago University
Press, 2006, p. 19.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 261
11. New York Times, 25 juillet 1959 (nous soulignons) ; cité et commenté par Elaine
Tyier May, HomewardSound: American Families in tbe Cold WarEra, New York, Basic
Books, 2008 (1988), p. 20 sq.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 263
22. Cf. Fred Tlimer, The Démocratie Surround. Multimedia and American Liberatism
from World Warllto tbe Psycbedelic Sixties, Chicago et Londres, University of Chicago
Press, 2013, p. 157-159.
23. Clark Kerr, Tbe Uses of University, Cambridge, Harvard University Press, 1963,
p. 124.
ioo Guerres et Capital
M i l i t a r o - c i v i l e e t civilo-militaire, la g u e r r e t e c h n o l o g i q u e perma-
nente ne pouvait d o n c q u e f a v o r i s e r une a p p r o c h e globale e t systé-
mique intégrant les nouvelles techniques d e gestion managériale du
social dans le software du public welfare c o m m a n d é par un E t a t moins
administratif que «pro-ministratif» («pro-ministrativestate», selon le
c o n c e p t d e Brian Balogh).
L e c o u p d e g é n i e s y s t é m i q u e d e la G u e r r e f r o i d e qui commande
à sa rationalité OI (commandcontrol, communications, and informa-
tion) passant par la « fission d e l'atome social 2 5 » f u t l'invention d'une
« é t r a n g e z o n e g r i s e qui n'est ni la p a i x ni t o t a l e m e n t la g u e r r e 2 6 »
c o m m e c e t t e situation e x t r ê m e o ù t o u t e s les f o r m e s d'assujettisse-
m e n t social v o n t s e m e t t r e à d é p e n d r e directement d'un asservisse-
m e n t m a c h i n i q u e au s y s t è m e c o m m e tel, alors q u e celui-ci affirme
son immanence dans l'axiomatisation d e tous ses m o d è l e s d e réalisa-
tion selon d e s r a p p o r t s p u r e m e n t f o n c t i o n n e l s les rendant en droit
infinis. O u p o u r le dire avec D e l e u z e e t G u a t t a r i : l'axiomatique est
i m m a n e n t e e n c e s e n s q u ' e l l e « t r o u v e d a n s les d o m a i n e s qu'elle
traverse autant d e modèles dits de réalisation11 ». Il n'y a d o n c à notre
s e n s a u c u n e « t e n s i o n » e n t r e la v o l o n t é d ' a x i o m a t i s a t i o n caracté-
ristique d e la G u e r r e f r o i d e e t « c e s pratiques d ' a b o r d d é v e l o p p é e s
d a n s l ' u r g e n c e , t r è s m u l t i p l e s , b e a u c o u p plus p r a g m a t i q u e s , qu'il
24. Général Dwight D. Eisenhower, Mémorandum for Directors and Cbiefs of War
Department, General and Spécial Staff Divisions andBureaus and tbe Commanding Générais
of tbe Major Commands (1946). Subject: Scientific and Tecbnological Resources as Military
Assets.
25. Selon l'expression de Talcott Parsons.
26. Lettre de W. D. Hamilton à Georges Price, 21 mars 1968.
27. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 567.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 265
28. Cf. Amy Dahan, « Axiomatiser, modéliser, calculer : les mathématiques, instrument
universel et polymorphe d'action », in Les Sciences pour la guerre, op. cit., p. 51.
29. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 572-573.
30. Judy L. Klein, Rebecca Lemov, Michael D. Gordin, Lorraine Daston, Paul
Erickson, Thomas Sturm, Quand ta Raison faillit perdre l'esprit. La rationalité mise à
l'épreuve de la Guerre froide, Bruxelles, Zones sensibles, 2015, p. 148.
ioo Guerres et Capital
10.2/ L e montage
de la Guerre froide
« O n peut traduire les problèmes des États-Unis en deux mots : Russia
abroad, labor at borne™ », déclare en 1 9 4 6 C h a r l e s E . W i l s o n . Ancien
E x e c u t i v e V i c e C h a i r m a n du W a r P r o d u c t i o n B o a r d , c o u r a m m e n t
en charge du W a r D e p a r t m e n t C o m m i t t e e on P o s t w a r R e s e a r c h et
f u t u r directeur d e l ' O f f i c e o f D e f e n s e Mobilization durant la guerre
d e C o r é e 3 4 , W i l s o n e s t le p r é s i d e n t d e G e n e r a l E l e c t r i c q u a n d il
livre c e t t e f o r m u l e d o n t la concision t o u t e stratégique tient sans nul
d o u t e a u x multiples qualités du sujet qui l ' é n o n c e , e t qui d e toute
é v i d e n c e sait d e u x fois d e quoi il parle. A u point q u e l'on pourrait se
risquer à é v o q u e r un « G é n é r a l E l e c t r i c 3 5 » p o u r p o i n t e r le montage
militaro-industriel du s u j e t d e l ' é n o n c i a t i o n , tel q u e celui-ci s'ap-
p r ê t e à déclarer une guerre s y m é t r i q u e sur le d o u b l e f r o n t extérieur
36. Michael Hardt, Antonio Negri, Empire, Paris, Exils, 2000, p. 299 sq.
37- George Orwell, « You and the Atomic Bomb », Tribune, 19 octobre 1945.
ioo Guerres et Capital
40. Cf. Walter Lippmann, Tbe Coid War. A Study in U. S. Foreign Poiicy, New York et
Londres, Harper & Brothers, 1947. La démonstration pouvait s'appuyer sur le fameux
« câble de Moscou » envoyé par George Kennan. Le chargé d'affaires américain mettait
en effet en avant le « sentiment d'insécurité » du Kremlin et l'importance du « nationa-
lisme russe ».
4>- Selon la présentation de Léon Rougier en ouverture du colloque Walter Lippmann,
qui s'était tenu à Paris du 28 au 30 août 1938. On a souvent présenté ce colloque comme
la scène primitive du « néo-libéralisme » (le terme est employé par Rougier sans faire
l'unanimité).
ioo Guerres et Capital
10.3/ Le Détroit
de la Guerre froide
En c e t t e année 1 9 4 6 d e premières reconversions d e s industries d'ar-
m e m e n t en industries d e paix et d e bien-être ( d o n t les f e m m e s sont
l a r g e m e n t e x c l u e s 5 0 ) , e t d e s a b o r d a g e d e la p o l i t i q u e d e c o n t r ô l e
des prix (par l'administration T r u m a n ) , les luttes ouvrières viennent
couronner d e la façon la plus inquiétante le crescendo impressionnant
du n o m b r e d e grèves, d e débrayages sauvages (auxquels prirent part
plus d e 8 millions d ' A m é r i c a i n - e - s ) e t d ' é m e u t e s raciales ( D é t r o i t ,
48. Paul Virilio, Sylvère Lotringer, Pure War, nouvelle éd. augmentée, L o s Angeles,
Semiotext(e), 2 0 0 8 , p. 68.
49. C'est la menace de mutineries qui accélère la démobilisation. L e s 1 0 millions de
soldats démobilisés représentent 2 0 % de la force de travail américaine en 1945.
50. Plus de 2 millions d'ouvrières sont renvoyées dans leur foyer entre 1 9 4 5 et 1947-
Durant ces mêmes années, les femmes qui restent à l'usine, dans les bureaux ou dans
les emplois commerciaux voient leurs salaires baisser de plus de 25 % par rapport aux
années de guerte.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 273
H a r l e m , B a l t i m o r e , L o s A n g e l e s , S a i n t L o u i s . . . ) d u r a n t le « N e w
Deal de g u e r r e ». P o u r r e p r e n d r e les c h i f f r e s d e M a r i o T r o n t i , qui
n'aura pas é t é le seul à d é t e c t e r la p r é s e n c e d e Marx à Détroit : en
1 9 4 6 , 4 9 8 5 g r è v e s m o b i l i s e n t 4 6 0 0 0 0 0 o u v r i e r s , soit 1 6 , 5 % d e la
force d e travail 5 1 qui c o m p t e alors plus d e 15 millions d e s y n d i q u é s .
On c o m m e n c e à d i r e ( e t à lire) q u e le p h é n o m è n e e s t « aussi alar-
mant p o u r le m o n d e d e la finance q u e la m o n t é e d e l'influence sovié-
tique à l'étranger ». L e magazine Life titre : « A M a j o r U . S . P r o b l e m :
Labor 5 2 . » O n s ' a c c o r d e à p e n s e r q u e c'est la plus grave crise indus-
trielle d e l'histoire a m é r i c a i n e (la G r a n d e D é p r e s s i o n a p p a r t i e n t à
un tout autre registre) e t q u e la v a g u e des grèves d e 1946, qui d é f e r l e
aussi sur l ' E u r o p e e t le J a p o n , e s t la plus i m p o r t a n t e d e l ' h i s t o i r e
du capitalisme. L e c h r o n i q u e u r é c o n o m i q u e d'un bulletin patronal
é v o q u e la m o n t é e d ' u n e « g u e r r e civile c a t a s t r o p h i q u e 5 3 ». L ' a n n é e
p r é c é d e n t e , S c h u m p e t e r avait p r o n o s t i q u é le « déclin d e la s o c i é t é
capitaliste » et son incapacité à faire f a c e aux immenses nécessités d e
l'après-guerre. C ' e s t dans ce c o n t e x t e que General Electric connaît sa
première grève nationale (« Pour la première fois de l'histoire d e votre
entreprise, toutes ses usines du pays sont f e r m é e s par un m o u v e m e n t
de g r è v e »). E l l e s e c o n c l u t , après trois mois d e p i q u e t s d e g r è v e e t
d'occupations, d e meetings d e masse, d e n o m b r e u s e s grèves d e soli-
darité avec le soutien d e t o u t e s les collectivités locales d i r e c t e m e n t
ou indirectement impliquées, par la capitulation d e la direction sur
la q u e s t i o n d e s salaires qui avait lancé le m o u v e m e n t . E n c o u r a g é e
au niveau gouvernemental, la c o n t r e - o f f e n s i v e privilégiera une lutte
51. Mario Tronti, Ouvriers et capital, Paris, Christian Bourgois Editeur, 1977 (ire éd.,
1966), p. 348. Le Bureau of Labor Statistics comptabilise 116 millions de jours de grève
pour l'année 1946. La ville de Détroit symbolise la capitale mondiale de l'automobile,
c'est-à-dire la première industrie de l'après-guerre, et l'un des lieux de naissance du
« complexe militaro-industriel ». Détroit avait été qualifié pendant la guerre d'« arsenal
de la démocratie».
52- Les magazines Time (pour la précédente citation) et Life sont cités par David F.
Noble, op. cit., p. 22, p. 27.
53- Whiting Williams, « The Public is Fed Up with the Union Mess », Factory
Management and Maintenance, vol. 104, janvier 1946.
ioo Guerres et Capital
54. L e syndicat des « électriciens » - United Electrical, Radio and Machine Workers
o f America ( U E ) - avait de fait la direction communiste la plus forte des Etats-Unis.
C o m m e le dit Ronald W . Schwartz dans son analyse des auditions devant le House
C o m m i t e e on Un-American Activities, « si des gens étaient pris pour cible à cette
Tbe Electrical
époque, c'était assurément les leaders d ' U E » (cf. Ronald W. Schwartz,
Workers. A History of Labor at General Electric and Westingbouse (1923-60), Urbana et
Chicago, University o f Illinois Press, 1983, p. 175*?.).
55. N o u s avons déjà vu qu'outre sa clause « anticommuniste », la loi Taft-Hartley
mettait fin au système du close shop rendant obligatoire l'adhésion au syndicat. Elle
impose également un préavis de grève de 8 0 jours dans les secteurs « d'intérêt national ».
56. Forgé sur le nom de Lemuel Boulware. O u comment obtenir la loyauté des ouvriers
et lutter contre l'influence des syndicats (avant de les phagocyter) : une main de fer
(« take-it-or-leave-it », en traduction syndicale) dans un gant de velours (« The Silk Gbve
oftbe Company »). N o u s revenons plus loin sur ce boulwarisme.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 275
c o n t r ô l e du p r o c è s d e p r o d u c t i o n au m a n a g e m e n t - « e t p o u r q u o i
devrait-on s e priver d e le c o n t r ô l e r 5 7 ? » L e commanditaire c o n s t a n t
des travaux d e r e c h e r c h e s u r la machine-outil e t p r o m o t e u r infati-
gable d e l'usine a u t o m a t i s é e (computer-integratedautomaticfactory)
de la « s e c o n d e révolution industrielle» n'est autre que l ' U S Air Force,
qui avait p e s é de tout le poids de ses contrats avec G E pour imposer la
voie numérique. C o n f r o n t é à une lutte d e classes menaçant d e faire de
la révolution sociale la condition du welfare state, e t du « plein emploi »
s o u s c o n t r ô l e o u v r i e r 5 8 , la s e u l e r é p o n s e p o s s i b l e à sa d r a s t i q u e
maîtrise (loi T a f t - H a r t l e y ) , à sa libéralisation ( E m p l o y m e n t A c t ) 5 9
et à la menace de sa réorientation vers les vétérans (blancs) du warfare
state60, le c o n t r ô l e techno-managérial de la p r o d u c t i o n devenait, au
nom du m o n d e libre e t d e la libre entreprise, une première fin en soi
de la croisade anticommuniste du « G é n é r a l E l e c t r i c ».
Si l'année 1 9 4 6 se conclut avec la déclaration du président T r u m a n
selon laquelle la m u l t i p l i c a t i o n d e s g r è v e s « e m p ê c h e d e d é c l a r e r
que la g u e r r e e s t d é s o r m a i s f o r m e l l e m e n t t e r m i n é e 6 ' », c'est bien à
la G u e r r e froide qu'il reviendra d e d é f a i r e l'ennemi intérieur (warat
borné) p o u r associer les f o r c e s vives d e l ' é c o n o m i e américaine à une
guerre v i r t u e l l e - r é e l l e (un é t a t p e r m a n e n t d e virtualemergency) si
64. Dans lerésuméde la doctrine rooseveltienne proposé par Giovanni Arrighi, Adam
Smith à Pékin, op. cit., p. 320.
65. FourFreedoms Speech de Roosevelt, qui énonçait (avant Pearl Harbour) les prin-
cipes et les urgences d'un New Deal de guerre sur un plan intérieur comme extérieur
comptait avec cette phrase-pivot, autour de laquelle s'articulait tout le discours : « Il
ne s'agit pas là de la vision d'un lointain millenium. Il s'agit d'une base précise pour un
monde réalisable à notre époque et durant notre génération. »
66. Michael Howard insiste sur le fait que durant la guerre, « aux yeux de nombreux
libéraux américains, le véritable obstacle à la mise en œuvre du nouvel ordre mondial
se trouvait en Grande-Bretagne, avec sa zone économique de préférence impériale, sa
zone sterling, son habileté machiavélienne sur le terrain de power politics, son empire
colonial tenant sous son joug des millions de personnes de couleur » ( War and tbe Libérai
Conscience, London, Temple Smith, 1978, p. 118).
67. Franz Schurmann, Tbe Logic ofWorU Power: An Inquiryinto tbe Origins, Currents,
and Contradictions of World Politics, New York, Panthéon Books, 1974, p. 67.
ioo Guerres et Capital
68. Giovanni Arrighi, Adam Smith à Pékin, op. cit., p. 322. Voir également TbeLong
Twentietb Century (op. cit., p. 286).
69. Dans des textes de 1939, C.L.R. James qualifiait déjà d'« escroquerie » la politique
du welfare, et plus généralement du Parti démocrate, vis-à-vis des Noirs : « C'est le Parti
démocrate, le parti de Franklin Roosevelt, rappelle-t-il à maintes reprises, qui contrôle
les gouvernements des États du Sud ».
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 279
70. Voir l'article du même C.L.R. James écrit à la suite des émeutes de Détroit, « Le
pogrome racial et les Nègres » (1943), in Sur la question noire aux Etats-Unis (1935-1967),
Paris, Syllepse, 2012.
71. Après les « batestrikes » des années de guerre et la guerre raciale (race war) qu'elles
avaient déclenchée, il y eut la vague de « mort blanche » orchestrée par le Ku Klux KJan.
Elle avait touché en priorité les vétérans noirs de retour dans les Etats du Sud.
72. Thomas Borstelmann, Tbe Cold War and tbe Color Line. American Race Relations
in the GlobalArena, Cambridge et Londres, Harvard University Press, 2001, p. 29. La
« liberté de vivre à l'abri de la peur [freedomfromfear] » est la quatrième grande liberté
« rooseveltienne », aux côtés des libertés d'expression, religieuse, et de la « liberté de
vivre à l'abri du besoin \fireedomfrom want] ».
73- Seule organisation afro-américaine participant à la conférence fondatrice des
Nations unies, la délégation du Council on Afrïcan Affairs (CAA) n'avait pas manqué
de faire valoir que la seule représentation des Etats-nations à l'Assemblée générale reve-
nait à exclure les peuples colonisés ou tout groupe ethnique discriminé par son Etat.
ioo Guerres et Capital
74. « Nous devons corriger les dernières imperfections que présente encore notre
pratique de la démocratie », affirme Truman dans son discours sur les droits civils du i
février 1948. Truman n'avait pas trouvé mieux que Charles E. Watson, le président de
General Electric, pour... présider le comité en charge de la question des droits civils.
75. Y compris Walter White, secrétaire exécutif de la National Association for the
Advancement ofColored People (NAACP), dont nous avons mentionné plus haut le
livre. Du Bois démissionnera en conséquence de la NAACP en 1948.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 281
76. Truman s'était par exemple refusé à faire endosser par le gouvernement fédéral
une proposition de loi anti-lynchage.
77- « President's Committee on EqualityofTreatment and Opportunity in the Armed
Service ». Le processus se poursuit jusqu'au milieu des années 1950. L'armée dévient
alors le laboratoire d'intégration d'une société divisée par la ségrégation.
78. Lors de son discours à la Convention de la CIO en 1947, le Secrétaire d'État
Marshall avait explicitement lié le soutien au plan d'aide et l'expulsion des éléments
« subversifs » du syndicat. Ce qui sera chose faite avec les purges anticommunistes de
1949. L'anticolonialisme n'est toléré qu'à la condition de s'aligner sur la « politique étran-
gère » de la Guerre froide.
79' George Kennan, par exemple, intègre explicitement en 1952 la question raciale
dans la « sécurité nationale ».
ioo Guerres et Capital
il p r e n d la r e l è v e d e s l u t t e s o u v r i è r e s en p o u r s u i v a n t la g u e r r e de
classes sur le v e r s a n t d e Yunderclass d ' a b o r d au S u d , puis sur tout le
t e r r i t o i r e 8 0 . C ' e s t à N e w Y o r k en i 9 6 0 , à l'occasion d e l'assemblée
plénière des N a t i o n s unies, que C a s t r o noue alliance avec M a l c o m X
c o n t r e le « p o u v o i r blanc » en m e t t a n t l ' e n s e m b l e du t i e r s - m o n d e
dans la balance de l'insurrection noire-américaine. « A u x Etats-Unis,
les N o i r s e n t r e t i e n n e n t u n e r e l a t i o n c o l o n i a l e a v e c la s o c i é t é en
général », déclare q u e l q u e s années plus tard S t o k e l y C a r m i c h a e l , au
nom du S t u d e n t N o n - V i o l e n t C o o r d i n a t i n g C o m m i t t e e ( S N C C ) 8 '
et en guise d'explication d e la v a g u e d ' é m e u t e s qui ne r e t o m b e pas.
S t o k e l y r e p r e n d là, après Martin L u t h e r K i n g , le grand t h è m e de la
colonisation intérieure lancé par F r a n t z F a n o n ( c u r i e u s e m e n t jamais
c i t é p a r F o u c a u l t ) e t le d é c l i n e sur le v e r s a n t du Black Power. Pour
t o u t e la génération du b a b y b o o m , e t en particulier p o u r le mouve-
m e n t é t u d i a n t , la q u e s t i o n d e la c o l o n i s a t i o n i n t é r i e u r e e s t l'ins-
t r u m e n t majeur d e réhistoricisation e t d e repolitisation du racisme
qui, au-delà d e sa gestion en t e r m e s d e « p o l i c e », n'avait é t é pris en
considération par le « système » qu'à la marge d e l'analyse des compé-
t e n c e s individuelles du « capital humain », avant d'être soumis à une
a p p r o c h e purement é c o n o m i c i s t e en termes d e « c o û t s - b é n é f i c e » 8 î .
É l a b o r é s dans l'urgence d'un reformatage politique (et électoraliste)
d e cette dernière, les programmes anti-pauvreté des années Kennedy-
J o h n s o n (la « Great Society ») ne s'attaqueront qu'aux e f f e t s les plus
menaçants de la guerre contre lespauvres93. Sans toucher à la mécanique
à la « Great Society ».
ioo Guerres et Capital
87. J. Edgar Hoover avait fait mine de s'adresser aux « careerwomen » en 1956 dans son
discours devant le National Council of Catholic Women. Et d'expliquer : « Je parle de
femmes "de carrière" parce qu'à mon sens, aucune carrière n'est aussi importante que
celle qui consiste à bâtir un foyer et à élever des enfants » (cité par Elaine Tyier May, op.
cit., p. 132). Le discours était intitulé « Crime and Communism ».
88. Cf. Frances Fox Piven, Richard A. Cloward, Poor People's Movements. Wby Tbey
Succeed, How TbeyFaU, op. aï., chap. 5. Le chapitre s'ouvre sur la « myopie » des histoires
du mouvement des droits civiques vis-à-vis de cette composante économique qui surdé-
termine pourtant les émeutes des années 1964-1968.
89. Silvia Federici, Point zéro :propagation de ta révolution. Travail ménager, reproduction
sociale, combat féministe, Donnemarie-Dontilly, Editions iXe, p. 16.
90. Selma James, Tbe Power of Women and tbe Subversion oftbe Community (1972),
repris dans Sex, Race and Class, op. cit., p. 50-51.
ioo Guerres et Capital
91. Voir les différentes mises au point de Selma James à l'occasion des rééditions de Tbe
Power of Women and tbe Subversion oftbe Community, op. cit., p. 43 sq. Ceci étant dit (et
rappelé), nous reconnaissons volontiers qu'il faut tenir les deux fers au feu pour rendre
compte de l'importance politique de la rencontre entre le mouvement américain et le
mouvement italien (sans contestation possible, la lutte des classes la plus « avancée »
en Europe).
92. Déclaration du président Hany S. Truman du 12 mars 1947.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 287
93. « People's Capitalism » est l'intitulé d'une « campagne de vérité » lancée en 1955-
1956 par un conseiller du président Eisenhower, Theodore S. Repplier, qui prendra
la forme d'une exposition internationale. Elle sera présentée en Amérique du Sud et
à Ceylan. Cf. Laura A. Belmonte, Sellingtbe American Woy. U.S. Propaganda and tbe
Cold War, Philadelphie, University of Pennsylvania Press, 2008, p. 131-135. La cita-
tion « security and challenge in tbe same breatb » est extraite d'un article du magazine
Collier's, « "People's Capitalism" - This IS America ». Le thème (et l'expression) du
« People's Capitalism » est au cœur de la contribution nixonienne au KitcbenDebate avec
Khrouchtchev.
94. Le terme aurait lui-même été propagé comme un détournement et un retourne-
ment du rôle de peuple dans la « démocratie bourgeoise » promue par les « capitalistes
de Wall Street ». Côté américain, on explique qu'il faut se réapproprier le mot de peuple
(people) « kidnappé » par les Russes : n'est-ce pas le mot américain par excellence, qui
ouvre la Constitution des États-Unis (« We, tbe people ») et qui est au cœur de la défi-
nition de la démocratie fixée par Lincoln (« gosemment of tbe people, by tbe people and
for tbe people ») ? Voir le discours de T.S. Repplier, 27 octobre 1955, cité par Laura A.
Belmonte, op. cit., p. 131.
95- Harry S. Truman, « Address on Foreign Policy at a Luncheon of the American
Society of Newpapers Editors », 20 avril 1950.
ioo Guerres et Capital
98. Un an après la fusion des deux syndicats, le président de l'AFL-CIO peut déclarer
en 1956: «In tbefinalanatysis, tbere is no great deal ofdifférence between tbe tbings I stand for
and the things tbat tbe NationalAssociation of Manufacturer! standfor» (cité par Frances
Fox Piven, Richard A. Cloward, op. cit., p. 157).
99- Léo Panitch, Sam Gindin, TbeMakingof GlobalCapitalism. TbePoliticalEconomy
of American Empire, Londres et New York, Verso, 2013, p. 84.
ioo Guerres et Capital
10
fait son « travail » ° . E n quoi la G u e r r e f r o i d e f u t bien une « guerre
p s y c h o l o g i q u e » d o n t la m o d e r n i t é s e m e s u r e à l'anticommunisme
qui aura permis à la ( g u e r r e d e ) subjectivité d e supplanter la notion
d e (lutte d e ) classe. « L ' i m p o r t a n c e d e l'individu », qui e s t au prin-
c i p e d e s valeurs américaines e t q u e l'un d e s d o c u m e n t s majeurs de
la G u e r r e f r o i d e p o s e c o m m e « plus vital q u e l ' i d é o l o g i e , carburant
du d y n a m i s m e s o v i é t i q u e 1 0 1 », sera i d é o l o g i q u e m e n t traduit dans
les t e r m e s d ' u n welfare de propagande a s s o c i a n t « libre c o n c u r r e n c e
e n t r e e n t r e p r i s e s , syndicalisme libre e t limitation d e l'intervention
d e l ' E t a t » au « f a i t q u e les c l a s s e s s ' e f f a c e n t p e u à p e u d a n s notre
s o c i é t é [growing c/ass/essness ofour society]101 ». Par c e t t e hyperbole,
la s o c i é t é sans classes d e v i e n t la t e n d a n c e d ' u n e é c o n o m i e mise au
service, non d e l'Etat, mais du peuple, qui s'approprie les bénéfices du
capitalisme en s'appuyant sur les f o r c e s «militantes e t responsables»
d e s syndicats libres. « D a n s une d é m o c r a t i e , le capitalisme utilise ses
f o r c e s , non pas d e manière négative, p o u r rabaisser les masses ou les
exploiter, mais pour développer la production, pour créer de nouvelles
idées et d e nouvelles richesses '° 3 . » L e d i t communisme du capital prend
ici l'allure d ' u n e conduite auto-mobile faisant c o m m u n i q u e r (« T o u t
c o m m u n i q u e ! » e s t le l e i t m o t i v d e Mon Oncle d e J a c q u e s T a t i , 0 4 )
s p h è r e du travail, v i e d o m e s t i q u e e t d o m a i n e d e s loisirs, l'usine et
100. Dans son article de 1956, « The Economie Situation in the United States
as Compared with the Pre-War Period », Michal Kalecki considère que les syndi-
cats sont « part andparcel oftbe armament-imperialist set-up » (in Tbe Last Phase oftbe
Transformation of Capitatism, op. cit., p. 96).
101. NSC-68. Rapport n° 68 du Conseil de Sécurité nationale sous la présidence de
Harry S. Thiman (14 avril 1950, définitivement approuvé le 30 septembre 1950). Rédigé
par Paul H. Nitze, le rapport NSC-68 porte la marque de l'anticommunisme géostraté-
gique de la RAND Corporation.
102. United States Information Agency Basic Guidance and Planning Paper n° n,
« The American Economy », 16 juillet 1959, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 120.
103. United States Information Agency (USlÀ),AmericanLaborUnions: TbeirRotein
tbeFree World, cité par Laura A. Belmonte, op. cit., p. 124 (nos italiques).
104. Voir les belles analyses de Kristin Ross, Rouler plus vite, laver plus blanc.
Modernisation de la France et décolonisation au tournant des années i960 (1995), Paris,
Flammarion, 2006.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 291
112. Cf. Thomas J. Sugrue, Tbe Origins oftbe UrbanCrisis. Race andInequaiity in Postwar
Détroit, Princeton et Woodstock, Princeton University Press, 2014, chap. 7.
113. Ibid., p. 226-227. Un sondage réalisé en 1964 montre que 89 % des habitants du
Nord des Etats-Unis et 96 % dans le Sud américain pensent qu'un propriétaire ne devrait
pas être contraint par la loi de vendre son bien à un Noir s'il ne le souhaite pas.
114- Ibid., p. 250 sq.
ioo Guerres et Capital
115. Les brochures de l'USLA concernant les activités des femmes aux États-Unis
tentent de justifier les différences de salaires (homme/femme) par le privilège donné
à la vie familiale : les femmes ne projettent pas leur éducation avec « un plan de carrière
en tête » et entrent sur le marché du travail « de façon périodique ». Au surplus, le mana-
gement de la vie domestique (la femme au foyer est supposée être « a good manager in
tbe borne», soit tout le contraire d'une travailleuse sans salaire) est présenté comme un
bardwork.
116. Abondante documentation dans Thomas E. Ewans, Tbe Education of Ronald
Reagan. Tbe General Electric Years, New York, Colombia University Press, 2006. Elaine
Tyler May reconnaît dans le General Electric Tbeaterde Reagan le prototype des valeurs
du « modelborne » promues par Nixon dans le KitcbenDebate (Elaine Tyler May, op. cit.,
p. 215).
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 295
Un peuple réellement libre ne peut bien vivre sur les plans matériel et
spirituel que là où il est incité au travail, à la création, à la concurrence,
à l'épargne, à l'intérêt et au profit. Mais il doit exister soit une force qui
pousse les hommes à travailler. Soit une incitation qui donne aux hommes
Xenvie As. travailler. [...] Que peut faire le management pour promouvoir
une bonne compréhension de l'économie et la bonne action publique
qui en découle? Nous devons simplement apprendre, prêcher et
pratiquer ce qui constitue la bonne alternative au socialisme. [...] [N] ous
allons donc jouer notre rôle et faire en sorte que la majorité des citoyens
comprennent les réalités économiques [economic facts of life - nous so
gnons]. Alors soyons audacieux, prenons - et ensuite, continuons à
développer - le leadership que l'on attend de gens comme nous dans ce
travail patriotique"7.
117. Lemuel Boulware, « Salvacion Is Not Free », Harvard University, n juin 1949,
reproduit dans Thomas E. Ewans, op. cit.
ioo Guerres et Capital
10.5/ Le business
de la Guerre froide
C o n t r e la l é g e n d e d o r é e du néolibéralisme américain qui p r e n d
é g a l e m e n t sa s o u r c e à D é t r o i t (le « HayekProject ») le c a p i t a l
américain s'était engagé dans des programmes de reconversion
m a s s i v e e t i n t e n s i v e s o u t e n u s p a r la m u l t i p l i c a t i o n d e s a g e n c e s
118. Selon un document daté de 1946 des Associated Industries de Cleveland, cité
par Elizabeth A. Fones-Wolf, SellingFree Enterprise. Tbe Business Assault on Labor and
Liberalism (1945-1960), Urbana et Chicago, 1994, p. 160-161.
119. On notera au passage que si l'esclavage est l'antithèse absolue de la démocratie,
c'est l'existence même du peuple-ttômu qui est déniée aux « démocraties populaires ».
Du coup, elles portent si mal leur nom que l'on conçoit difficilement comment elles
pourraient se libérer par elles-mêmes. Ce qui fait l'affaire des deux « superpuissances ».
120. C'est en effet suite à une conférence de promotion de La Route de ta servitude
donnée à Détroit le 23 avril 1945 que Hayek rencontre Harold Luhnow, le président
du Volker Fund qui va généreusement financer et jumeler les deux start-up du néo-
libéralisme américain : la Chicago School of Economies et la Société du Mont-Pèlerin,
installée en Suisse en 1947.
ioo Guerres et Capital
121. Cf. Fred L. Block, Tbe Origins ofInternational Economie Disorder: Study of United
States InternationalMonetary Policy from World War II to tbe Present, University of
Califomia Press, 1977, p. 104 : « la forte intégration des forces militaires américaines
et européennes [...] constitue un moyen d'empêcher que l'Europe, en tant que région
économique, se ferme aux Etats-Unis ».
122. Cité par Léo Panitch, Sam Gindin, op. cit., p. 97-98.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 299
125. « Strength for the Long Run » : intitulé d'un rapport de l'Office of Defense
Mobilisation, avril 1952.
126. La (nouvelle) discipline faitflorèsaux Etats Unis dans les années i960.
127. Voir Deborah Cowen, Tbe Deadly Life ofLogistics. Mapping Violence in Global
Trade, Minneapolis et Londres, University of Minnesota Press, 2014.
128. Organisée en i960 par l'International Union of Electrical Workers (IUE) qui a fait
sécession d'avec UE en faisant assaut d'anticommunisme, la deuxième grève nationale
(après celle de 1946) chez General Electric se solde par un échec cuisant.
Les jeux de stratégie de la Guerre froide 301
qui s ' a t t a q u e a u x g r a n d s e t a u x p e t i t s r é c i t s d e la G u e r r e f r o i d e e n
e n v o y a n t p a r le f o n d t o u s s e s containers : la f a m i l l e n u c l é a i r e , le
m a r i a g e e t la s e x u a l i t é , la f e m m e au f o y e r , l ' é d u c a t i o n d e s e n f a n t s ,
la c o n s o m m a t i o n , l ' é p a r g n e e t le c r é d i t , la middleclass, le « f a c t e u r
humain » e t l e s « m o t i v a t i o n s », la c u l t u r e d e l ' e n t r e p r i s e , la d i s c i -
pline d e l'usine e t du b u r e a u , les s y n d i c a t s , l ' a n t i c o m m u n i s m e e t le
s o c i a l i s m e r é a l i s é , la r é s o l u t i o n j u r i d i q u e o u / e t c o n s t i t u t i o n n e l l e
d e s g u e r r e s s o c i a l e s , le racisme, la g u e r r e impérialiste au V i e t n a m e t
t o u t e s les f o r m e s d e colonialisme... L ' é c o n o m i e réelle d e la G u e r r e
froide est atteinte en son principe global d'endocolonisation e t vacille
sur ses bases. Q u e l q u e s très c o u r t e s années v o n t s é p a r e r « Theanswer,
my friend, is blowin'in the wind» (TheFreewheetin'Bob Dylan, 1963) de
l ' h y m n e d e s é t u d i a n t s d e C o l u m b i a au p r i n t e m p s 1 9 6 8 : « We want
a révolution... NOW. » É c h a p p é d e la s c è n e finale du Marat/Sade de
P e t e r B r o o k , le c h a n t d ' é m e u t e d e s internés d e l'asile d e C h a r e n t o n
r e m p l a c e le c h a n t d e g r è v e d e s o u v r i e r s du g r a n d d r a m e r é v o l u t i o n -
naire américain d e s a n n é e s 1 9 3 0 , WaitingforLefty. L a N e w L e f t n'at-
t e n d plus - o u a t t e n d a u t r e c h o s e - «togivelife a chance». Il n'y a en
e f f e t q u ' u n e critique politique de la vie quotidienne qui p u i s s e « f a i r e
la s y n t h è s e » d e l'anti-impérialisme, d e l'antimilitarisme, d e l'antira-
cisme, du f é m i n i s m e e t d e s luttes h o m o s e x u e l l e s , d e l ' é c o l o g i e e t d e
Y underground... partagés par le prairie power des campus, les jeunes
prolétaires en rupture d e ban e t les Noir.e.s d e s g h e t t o s dans la mise
en variation d e leur c o m m u n a c c é l é r a t e u r : « bringingthe war home. »
« 68 » sera le c h i f f r e d e c e t t e révolution m o n d i a l e p o u r la g é n é r a -
tion n é e d e la g u e r r e e t é d u q u é e p a r la G u e r r e f r o i d e . C ' e s t au n o m
d e c e l l e - c i q u e Silvia F e d e r i c i p e u t é c r i r e d a n s l ' i n t r o d u c t i o n à s o n
recueil d'articles sur la q u e s t i o n d e la « r e p r o d u c t i o n » :
Après les deux conflits mondiaux qui, en l'espace de trente ans, avaient
décimé plus de soixante-dix millions de personnes, le miroir aux alouettes
de la vie de famille et la perspective de sacrifier notre existence à seule fin
de produire davantage de travailleurs et de soldats pour l'Etat, ne nous
faisaient plus rêver. En fait, plus encore que l'indépendance conférée
ioo Guerres et Capital
m o n n a i e - m o n d e , la f o r m u l e a le p o u v o i r d e l a n c e r le m a r c h é ( l i b é r é
des taux d e change f i x e ) dans la financiarisation g l o b a l e d e l ' é c o n o m i e
sous contrôle transnational américain, à l a q u e l l e e s t h i s t o r i q u e m e n t
associé le néolibéralisme. R e a g a n pourra faire d e s E t a t s - U n i s la nation
d é b i t r i c e d u m o n d e , qui f i n a n c e sa d e t t e s t r a t o s p h é r i q u e en c o n t r i -
buant ainsi à la dernière escalade d e la G u e r r e f r o i d e ( m e n é e jusqu'aux
étoiles par l'Initiative d e D é f e n s e stratégique). L ' U R S S ne p o u r r a pas
suivre. F i n d e partie.
II.
Clausewitz
et lapensée 68
A p r è s la S e c o n d e G u e r r e m o n d i a l e e t l ' e f f a c e m e n t d e s f r o n t i è r e s
e n t r e t e m p s d e g u e r r e e t t e m p s d e paix, les m o u v e m e n t s r é v o l u -
tionnaires d e m e u r e n t tributaires d e la théorisation e t d e la pratique
léninistes p o u r saisir le n o u v e a u r a p p o r t e n t r e « g u e r r e e t capital ».
R e v e r s a n t dans c e t t e grammaire o b l i g é e le c y c l e d e luttes qui avait
traversé t o u t e la d é c e n n i e i 9 6 0 , l ' h y p o t h è s e r é v o l u t i o n n a i r e allait
é c h o u e r à p e n s e r la g u e r r e à hauteur d e l ' é v é n e m e n t « 68 » m e t t a n t
au c o n t a c t t o u t e s les parties du m o n d e dans c e qu'on a p u a p p e l e r
une « guerre civile f r o i d e 1 ».
Problématiser la guerre e t son rapport avec le capital a é t é un exer-
cice o b l i g é p o u r t o u s les révolutionnaires. O r , d e L é n i n e à M a o , d e
M a o au général G i a p et à la guerre du Vietnam, le rapport stratégique
et tactique à la guerre passe par l'œuvre de C l a u s e w i t z .
A u p r i n t e m p s 1 9 1 5 , L é n i n e a lu e t s o i g n e u s e m e n t a n n o t é le
grand œ u v r e du major-général p r u s s i e n , De la guerre (Vont Kriegé),
qu'il c o n s i d è r e c o m m e « l'un d e s plus grands historiens militaires ».
E x a g é r a n t q u e l q u e peu, C a r i S c h m i t t tient c e s n o t e s p o u r l'« un d e s
L e s é c r i t s « militaires » d e M a o T s é - t o u n g , e t n o t a m m e n t De la
guerre prolongée ( 1 9 3 8 ) d e v e n u un classique du « marxisme-léninisme »
sur la q u e s t i o n d e la g u e r r e , d o n n e n t lieu à d e n o m b r e u x d é v e l o p p e -
ments renvoyant à Clausewitz. Mais M a o renvoie aux brochures de
Lénine e t n e c i t e j a m a i s d i r e c t e m e n t De la guerre. L e c h a p i t r e « L a
guerre e t la politique » s'ouvre, au p o i n t 63, sur la F o r m u l e « L a g u e r r e
est la c o n t i n u a t i o n d e la p o l i t i q u e ». L a F o r m u l e e s t c o m p l é t é e au
point 6 4 : « L a g u e r r e e s t u n e s i m p l e c o n t i n u a t i o n d e la p o l i t i q u e p a r
d'autres m o y e n s . » C e n'est q u e t o u t r é c e m m e n t , a v e c la p u b l i c a t i o n
des cahiers où M a o prenait ses notes de lectures, qu'on a pu établir
avec c e r t i t u d e qu'il avait lu le traité en 1 9 3 8 e t avait m ê m e organisé un
séminaire a u t o u r du livre, auquel participèrent d e hauts dirigeants du
parti c o m m u n i s t e 4 . Il r e p r e n d p o u r t a n t p o u r l'essentiel l'interpréta-
tion léniniste d e C l a u s e w i t z , qu'il incurve d a n s un s e n s plus militant
ne s é p a r a n t j a m a i s a c t i o n p o l i t i q u e e t action militaire. L a g u e r r e e s t
strictement subordonnée à la politique (« Il n'estpaspossible de séparer
une seule minute la guerre de lapolitique»), la politique s'objective dans
une p o l i t i q u e révolutionnaire d e « classe » qui p e r m e t d e d i f f é r e n c i e r
« g u e r r e s j u s t e s » e t « g u e r r e s i n j u s t e s ». L e p r i n c i p e s u p r ê m e d e la
s t r a t é g i e m a o ï s t e r e p o s e sur la dialectique o f f e n s i v e / d é f e n s i v e privi-
légiant l'attaque d a n s la d é f e n s e ( e s s e n t i e l l e m e n t nationale e t p o p u -
laire) p o u r o b t e n i r d e s s u c c è s tactiques d'« anéantissement d e s f o r c e s
de l'ennemi ».
L e général G i a p r a c o n t e dans ses m é m o i r e s q u ' e n t r e la bataille d e
H a n o ï e t celle d e D i ê n B i ê n P h u , s o n é p o u s e e t s o n s e c r é t a i r e parti-
culier lui lisaient d e s p a s s a g e s du traité :
s ' a f f i r m e d a n s le p r o j e t d e n e p a s f a i r e du r e n v e r s e m e n t u n e s i m p l e
p e r m u t a t i o n d e s t e r m e s . Il s'agit d ' é l a b o r e r u n e c r i t i q u e radicale d e s
c o n c e p t s d e « g u e r r e » e t d e « p o l i t i q u e » tels qu'ils s o n t p r é s u p p o s é s
par la F o r m u l e d e C l a u s e w i t z : la g u e r r e est/n'est que la c o n t i n u a t i o n
de la p o l i t i q u e par d'autres m o y e n s .
S e l o n sa p e r s p e c t i v e g é n é a l o g i q u e , F o u c a u l t c h e r c h e à f o n d e r les
raisons d e c e r e n v e r s e m e n t d a n s u n e r e c o n s t r u c t i o n s t r a t é g i q u e d e
c e q u e M a r x a p p e l l e l'accumulation primitive e t s'aventure très timi-
d e m e n t d a n s l ' é p o q u e d e s g u e r r e s d i t e s « t o t a l e s », au c o n t r a i r e d e
D e l e u z e e t G u a t t a r i q u i s ' a t t a q u e n t f r o n t a l e m e n t au r a p p o r t d e la
guerre e t du capitalisme au x x c siècle, e t d e f a ç o n privilégiée, a p r è s la
Seconde G u e r r e mondiale.
7. Citée par Daniel Defert, « Chronologie », in Michel Foucault, Dits et écrits, t. \,op.
cit., p. 57.
8. Avec la « guerre de tous contre tous », « on est sur le théâtre des représentations
échangées, on est dans un rapport de peur qui est un rapport temporellement indéfini ;
on n'est pas réellement dans la guerre », explique Foucault dans le cours au Collège de
France de 1976. Cf. Michel Foucault, «Hfaut défendre la société »,op. cit., p. 79-80.
9. Michel Foucault, La Société punitive, op. cit., p. 23.
Clausewitz et la pensée 68 311
sa c r i t i q u e radicale q u e s e p r o p o s e d e p o u r s u i v r e F o u c a u l t dans le
r e n v e r s e m e n t d e la F o r m u l e : l ' E t a t n'est pas l'origine o u le vecteur
d e s relations d e pouvoir. C o n t o u r n e r l ' E t a t , désinstitutionaliser et
d é f o n c t i o n n a l i s e r les relations d e p o u v o i r en y substituant d e s stra-
tégies e t des tactiques est constitutif d e la m é t h o d e foucaldienne ' 3 .
C e qui se fera en d e u x temps. Foucault c o m m e n c e par faire valoir
les limites historiques d e la c o n c e p t u a l i s a t i o n clausewitzienne, qui
t r o u v e sa s o u r c e dans la tradition e u r o p é e n n e du « droit d e s gens »,
et son cadre historique dans « la guerre de l'Etat, d e la raison d'État ».
E n é n o n ç a n t sa f o r m u l e (« la guerre c'est la politique c o n t i n u é e par
d'autres moyens »), « il ne faisait rien d'autre q u e constater une muta-
tion qui avait é t é acquise dès le d é b u t du x v n e siècle, avec la constitu-
tion de la nouvelle raison diplomatique, de la nouvelle raison politique
au m o m e n t du traité d e W e s t p h a l i e ' 4 ». C l a u s e w i t z c o n c e p t u a l i s e
d o n c à sa m a n i è r e l'expropriation e t la c a p t u r e par l ' É t a t d e s diffé-
r e n t e s m a c h i n e s d e g u e r r e qui s é v i s s a i e n t à l ' é p o q u e f é o d a l e (la
« guerre privée ») par le moyen de leur centralisation e t d e leur profes-
sionnalisation dans une armée. L ' É t a t étatise la guerre, il mène la guerre
à l'extérieur d e ses f r o n t i è r e s p o u r a u g m e n t e r sa p u i s s a n c e d ' É t a t ,
dans un cadre réglé par la constitution du d r o i t international à l'ini-
tiative des États européens. « L à encore, on voit c o m m e n t ce principe
d e C l a u s e w i t z [...] a eu un s u p p o r t , un s u p p o r t institutionnel précis
qui a é t é l'institutionnalisation du militaire », c'est-à-dire l'existence
d ' u n « d i s p o s i t i f militaire p e r m a n e n t , c o û t e u x , i m p o r t a n t , savant à
i n t e r p r é t a t i o n s q u e c e l l e d ' u n c h a n g e m e n t radical d e la « m a t r i c e
générale » du pouvoir. « L ' e x e r c i c e du p o u v o i r c o n s i s t e à " c o n d u i r e
des c o n d u i t e s " e t à a m é n a g e r la p r o b a b i l i t é . L e p o u v o i r , au f o n d ,
est moins d e l'ordre d e l ' a f f r o n t e m e n t entre d e u x adversaires, o u d e
l'engagement d e l'un à l'égard d e l'autre, q u e d e l'ordre d u " g o u v e r -
n e m e n t " 2 1 . » L a c é l è b r e définition d e la g o u v e r n e m e n t a l i t é c o m m e
action sur une action, c o m m e structuration « du c h a m p d'action d e s
autres » enchaîne sur le refus d e considérer les relations d e pouvoir à
partir du modèle guerrier (de l'affrontement) o u juridique (renvoyant
à la souveraineté d e l'Etat).
E n réalité, Foucault établit p o u r la première fois dans c e t e x t e une
distinction entre le pouvoir et la guerre, qui affleurait dans La Volonté
desavoir ( p u b l i é en 1 9 7 6 ) en c o n c l u s i o n d ' u n e a n a l y s e s t r a t é g i q u e
du p o u v o i r (« le p o u v o i r , [...] c ' e s t le n o m q u ' o n p r ê t e à u n e situa-
tion stratégique c o m p l e x e dans une situation d o n n é e ») o ù revenait
par c e biais la q u e s t i o n d e savoir s'il fallait r e t o u r n e r la F o r m u l e d e
C l a u s e w i t z e t dire q u e « la p o l i t i q u e , c'est la g u e r r e p o u r s u i v i e p a r
d'autres m o y e n s ». Il répondait alors : « Peut-être, si o n v e u t toujours
maintenir un écart entre guerre et politique, devrait-on avancer plutôt
que c e t t e m u l t i p l i c i t é d e s r a p p o r t s d e f o r c e p e u t ê t r e c o d é e - en
partie e t jamais t o t a l e m e n t - soit dans la f o r m e d e la "guerre", soit
dans la f o r m e d e la "politique", c e seraient là deux stratégies différentes
(maispromptes à basculer l'une dans l'autre) pour intégrer ces rapports
de f o r c e déséquilibrés, hétérogènes, instables, tendus 2 2 . » C ' e s t d o n c
c e t t e p i s t e qu'il v a r e p r e n d r e à n o u v e a u x frais p o u r é n o n c e r c e qui
était resté imbriqué dans les c o u r s d e 1 9 7 2 - 1 9 7 6 , e t qu'il p e n s e main-
tenant en l ' e s p è c e d ' u n e d i f f é r e n c e d e nature e n t r e les relations de
pouvoir (disciplinaires, d e s é c u r i t é e t d e g o u v e r n e m e n t a l i t é ) e t les
affrontements stratégiques. L a r g e m e n t ignorée p a r la c r i t i q u e f o u c a l -
dienne, la dernière partie d e l'article d e 1 9 8 2 s'intitule p r é c i s é m e n t :
« R e l a t i o n s d e p o u v o i r e t rapports stratégiques ». Or, aussitôt après
21. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir », Dits et écrits, t. II ,op. cit., p. 1056.
22. Michel Foucault, La Volonté de savoir, op. cit., p. 123 (nous soulignons).
ioo Guerres et Capital
23. Michel Foucault, « Le sujet et le pouvoir», in Dits et écrits, t. II, op. cit., p. 1061.
Clausewitz et la pensée 68 317
26. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit.,p. 265 (leçon du 21 mars 1979).
Sur l'utopie libérale formulée par Hayek, voir la leçon du 14 mars 1979 (p. 224-225).
27. Cf. Michel Foucault, « La grande colère des faits » (sur André Glucksman, Les
Maîtres penseurs, Paris, Grasset, 1977), in Dits et écrits, t. II, n° 204.
ioo Guerres et Capital
est loin d'être linéaire. L'institution militaire est une réalité sociale
traversée par des tensions et des renversements toujours possibles.
La capture de la machine de guerre n'est jamais donnée une fois pour
toute, elle peut toujours échapper à l'appareil d'État comme un corps
d'origine étrangère (un prolétariat militaire).
L e processus non linéaire d e « capture d e la machine d e guerre »
se révèle très utile p o u r historiciser le r a p p o r t entre g u e r r e , capital
et É t a t . E n e f f e t , si la d i s j o n c t i o n d e v e n u e inclusive e n t r e É t a t e t
machine d e g u e r r e e s t c o n d i t i o n d e possibilité d e la subordination
nazie du premier à la s e c o n d e dans la f o r m e - P a r t i alimentant l'auto-
nomie ( e t Vontonomié) d'un b u t d e g u e r r e sans t e r m e , le r e t o u r à la
disjonction exclusive entre É t a t e t machine d e guerre o u v r e la possi-
bilité d e l'appropriation d e c e t t e dernière par les f o r c e s révolution-
naires hors d e la f o r m e (léniniste) d u Parti. « L a guérilla, la g u e r r e
de minorités, la guerre populaire et révolutionnaire [...] ne p e u v e n t
faire la guerre qu'à condition d e créer autre chose en m ê m e temps 3 °. »
S'il était besoin d e le p r é c i s e r : faire autre c h o s e en m ê m e t e m p s ne
signifie pas d u t o u t i g n o r e r o u n é g l i g e r la g u e r r e réelle, mais bien
plutôt c r é e r c o l l e c t i v e m e n t la manière d e s'y o p p o s e r , d e la d é f a i r e ,
et de vaincre en la faisant autrement - car « toute création passepar une
machine de guerre*1 ».
D a n s les c o u r s d e 1 9 7 9 - 1 9 8 0 c o n t e m p o r a i n s d e la r é d a c t i o n
de Milleplateaux, G i l l e s D e l e u z e e n t r e p r e n d l'analyse d e la nature
de la g u e r r e e t d e ses t r a n s f o r m a t i o n s à partir d e la d y n a m i q u e du
C a p i t a l qui c o n d i t i o n n e s t r i c t e m e n t la q u e s t i o n du r e n v e r s e m e n t
de la f o r m u l e d e C l a u s e w i t z . L e p h i l o s o p h e s ' a t t a c h e à m o n t r e r
q u ' u n m ê m e m o u v e m e n t a n i m e le c a p i t a l e t la g u e r r e l o r s q u e
celle-ci d e v i e n t g u e r r e industrielle. L e s c o n t r a d i c t i o n s du c a p i t a l
et les c o n t r a d i c t i o n s d e la g u e r r e t e n d e n t alors à e n t r e r en o s m o s e .
La d é m o n s t r a t i o n s e d é p l o i e à partir d'un é t o n n a n t r a p p o r t M a r x /
Clausewitz. L e s d i f f é r e n t s m o m e n t s d e c e d é v e l o p p e m e n t ne seront
32. Les citations qui suivent sont extraites des deux cours (séances 12-13) de l'année
universitaire 1979-1980 (« Deleuze : Appareils d'Etat et machines de guerre », URL :
www.youtube.com/watch?v=kgWaov-IUrA).
33- Comme plus haut (cf. 9.5), Deleuze s'écarte de la traduction courante (dont nous
avons fait usage) des deux termes clausewitziens qui oppose la «fin» politique (Zweck)
au « but » militaire (Ziel). Précisons qu'en allemand usuel (non « kantien »), Ziel est la
« cible », et Zweck, le « but ».
34- On se rappellera que le bouleversement napoléonien de l'équilibre interétatique
européen ne va pas sans une révolution de l'art de la guerre.
ioo Guerres et Capital
l ' e n s e m b l e d e s g u e r r e s c o e x t e n s i v e / c o - i n t e n s i v e à t o u t e l'histoire
du c a p i t a l i s m e ne d e v i e n t pas m a c h i n e d e g u e r r e du C a p i t a l sans
transformer « la » guerre en c e q u e C a r i Schmitt et Ernst Junger, dès
les a n n é e s 1 9 4 0 (ils savent la guerre du R e i c h p e r d u e ) , puis Hannah
A r e n d t et à nouveau C a r i Schmitt, au d é b u t des années i 9 6 0 , appel-
leront « guerre civile m o n d i a l e » o u « g l o b a l e 3 5 ». U n e guerre dont le
butpolitique est immédiatement économique, l'objectiféconomique immé
diatementpolitique.
P r e n a n t s o u r c e d a n s la « p a i x m e n a ç a n t e d e la d i s s u a s i o n
n u c l é a i r e » e t l'analyse q u ' e n a livrée V i r i l i o , le c o n c e p t d e « paix
totale » s'avère aujourd'hui ambigu. E n e f f e t , si la machine d e guerre
d e la paix t o t a l e n'est autre q u e l'illimitation a b s o l u e d e la mondia-
lisation capitaliste e l l e - m ê m e , la p r o p o s i t i o n selon laquelle paix et
guerre sont devenus indiscernables est e n c o r e tributaire d e l'opposi-
tion clausewitzienne d e la guerre e t d e la paix e t du cadre européen
qui la balance. (Si C l a u s e w i t z reconnaît q u e la signature d e la paix ne
signifie pas nécessairement la fin du conflit, « quoi qu'il en soit - à le
suivre - on doit toujours considérer qu'avec la paix, la fin e s t atteinte
et l'affaire d e la guerre t e r m i n é e 3 6 ».) L e renversement d e la Formule
doit bien plutôt affirmer la continuitésntre guerre et politique, guerre
et économie, guerre et welfare dans la multiplicité constituante de la
guerre et des guerres qui mobilise l'ensemble d e l'environnement social
planétaire en le soumettant à une guerre civile totale en acte. Toutes
les modalités d e s machines d e guerres q u e l ' É t a t s'était appropriées
à partir d e l'accumulation primitive e t qu'il avait capitalisées dans son
a r m é e e t son administration s o n t p o r t e u s e s dans l'après-guerre de
c e t t e « guerre civile g l o b a l e » d i r e c t e m e n t m e n é e par le capital, qui
va conduire à l'explosion d e 1968.
L a « p a i x » ne s e limite d o n c p a s à « l i b é r e r t e c h n i q u e m e n t le
processus matériel illimité d e la guerre totale 3 7 » (la c o u r s e e f f r é n é e
aux a r m e m e n t s , le c o m p l e x e m i l i t a r o - s c i e n t i f i c o - i n d u s t r i e l ) , e l l e
prend en charge la politique d'intégration à l'ordre mondial, c'est-à-
dire la guerre du travail, la guerre du welfare, la guerre d e la colonisa-
tion interne e t d e la néocolonisation externe, etc. L a paix d e v i e n t le
moyen par lequel la m a c h i n e d e g u e r r e d u capital « s ' e m p a r [ e ] d ' u n
m a x i m u m d e f o n c t i o n s c i v i l e s 3 ® » - si bien q u e la g u e r r e « d i s p a -
raît ». M a i s elle ne « disparaît » q u e parce qu'il y a eu « e x t e n s i o n d e
son d o m a i n e » dans la mise en continuité d e s « c o m p l e x e s militaires,
industriels et financiers39 ».
L e r e n v e r s e m e n t d e la F o r m u l e d e C l a u s e w i t z « apparaît seule-
ment à c e m o m e n t », affirment D e l e u z e et Guattari (en usant curieu-
s e m e n t d e la m ê m e e x p r e s s i o n q u e c e l l e e m p l o y é e p a r F o u c a u l t ,
c i t é e plus h a u t ) . C e qui s ' é n o n c e d u seul p o i n t d e v u e du p o u v o i r
et de l'État politique, de ces États qui ne s'approprientplus la machine
de la guerre, qui reconstituent une machine de guerre dont ils ne sont
plus eux-mêmes que les parties techniques4°. Car du point de vue des
« e x p l o i t é s », le r e n v e r s e m e n t d e la f o r m u l e a t o u j o u r s d é j à eu lieu
dans une manière de « doublet historico-transcendantal » (Foucault)
les définissant e t les assujettissant c o m m e tels.
L e d o u b l e r e n v e r s e m e n t d e la F o r m u l e o p é r é p a r F o u c a u l t e t
D e l e u z e - G u a t t a r i a p p a r a î t d a n s un c o n t e x t e d e c h a n g e m e n t d e
c o n j o n c t u r e qui signe le c o m m e n c e m e n t d ' u n e n o u v e l l e s é q u e n c e
p o l i t i q u e , o ù la machine d e g u e r r e du C a p i t a l d o m i n e sans p a r t a g e
l ' é p o q u e par sa « créativité ». C ' e s t aussi q u e la n o u v e l l e t h é o r i e d e
la g u e r r e e t du p o u v o i r n'a pas p u s e c o n f r o n t e r et s'alimenter à d e s
e x p é r i m e n t a t i o n s p o l i t i q u e s réelles, p u i s q u ' e n t r e les a n n é e s 1 9 7 0
37. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 583.
38. Ibid., p. 584.
39. Ibid., p. 582.
40. Ibid., p. 583.
ioo Guerres et Capital
1. Cf. Giorgio Agamben Etat d'exception (Homosacer, II, i), Paris, Seuil, 2003, p. 42-43 :
« Si le propre de l'état d'exception est une suspension (totale ou partielle) du système
juridique, comment une telle suspension peut-elle être comprise dans l'ordre légal ?
[...] Si à l'inverse l'état d'exception n'est qu'une situation de fait, comme telle étrangère
ou contraire à la loi, comment est-il possible que le système juridique contienne une
lacune précisément pour ce qui concerne une situation cruciale ? » S'ensuit que «[l]a
tache essentielle d'une théorie [de l'état d'exception] n'est pas seulement d'éclairer la
nature juridique ou non de l'état d'exception mais, plutôt, de définir le sens, le lieu et les
modalités de sa relation au droit» (p. 88).
ioo Guerres et Capital
f r o i d e ) t o u t au l o n g du x x £ s i è c l e e n d é p i t d e s o n i n a d a p t a t i o n aux
n o u v e l l e s c o n d i t i o n s du conflit (« d'autres s o r t e s d ' e n n e m i s dans des
c o n f l i t s d ' e s p è c e d i f f é r e n t e »). C e s o n t c e s n o u v e l l e s c o n d i t i o n s et
c e s « n o u v e l l e s m e n a c e s » qui d é t e r m i n e n t la « g u e r r e au sein d e la
population » c o m m e le dispositif d e contrôle e t d e gouvernementalité
a d é q u a t à la nouvelle c o m p o s i t i o n d e la f o r c e d e travail m o n d i a l e liée
à l'internalisation/externalisation du m a r c h é - m o n d e (la globalisation
du capital humain, la ligne d ' a s s e m b l a g e g l o b a l e ) .
L e n o u v e a u p a r a d i g m e i m p l i q u e l ' i n t é g r a t i o n du p o l i t i q u e dans
la g u e r r e d ' u n e f a ç o n t r è s s p é c i f i q u e e t qui p o u r r a i t ê t r e d é f i n i e , en
r e p r e n a n t la l o c u t i o n d e F o u c a u l t , c o m m e gouvernementalité delà
population, mais à u n e d o u b l e c o n d i t i o n : i / c o n t r a i r e m e n t à c e q u e
p o s e la c r i t i q u e f o u c a l d i e n n e , la g u e r r e n'est p a s e x p u l s é e d e s rela-
t i o n s d e p o u v o i r , mais, t o u t au c o n t r a i r e , les i n f o r m e ; 2 / la g o u v e r -
n e m e n t a l i t é d e g u e r r e s ' e x e r c e n o n p a s s u r « la » p o p u l a t i o n , mais
« sur » e t « par » s e s divisions. L a g u e r r e a c o m m e o b j e t la p r o d u c t i o n
e t la r e p r o d u c t i o n élargie d e s divisions d e classe, d e s e x e , d e race, de
subjectivité d e la population. L e p a r a d i g m e d e la « g u e r r e au sein de la
p o p u l a t i o n » e x p r i m e d o n c d u p o i n t d e v u e d e s f o r m e s n o u v e l l e s de
militarisation/concentration du p o u v o i r la c o n c e p t i o n e t l'organisa-
tion des guerres dans les populations d o n t d é p e n d la s é c u r i s a t i o n d e la
p r o d u c t i v i t é d u capital. O u e n c o r e : la m u l t i p l i c i t é des guerres contre
des populations e s t c e « sein » q u e l'on e s t s u p p o s é ne p a s v o i r d a n s la
« g u e r r e au sein d e la p o p u l a t i o n », d o n t la p r e m i è r e t h é o r i s a t i o n -
dans le c o n t e x t e français d e s luttes anticoloniales e t d e s guerres révo-
l u t i o n n a i r e s a b r i t é e s p a r la g u e r r e f r o i d e - aura é t é p e n s é e c o m m e
«guerredans le milieu social». D a n s l'article p o r t a n t c e titre, le général
J e a n N e m o e x p l i q u e q u e d e s « îlots d e c o m b a t sur la totalité du terri-
t o i r e » s o n t s u s c e p t i b l e s d ' é m e r g e r , « p u i s q u e le f r o n t e s t e n f a i t
m o i n s d é t e r m i n é p a r u n e f r o n t i è r e q u e p a r le plan h o r i z o n t a l qui
c o u p e l ' o p i n i o n , e n d e s s i n a n t d e s c o u r b e s d e niveau ». A u s s i faut-il
p r é p a r e r la g u e r r e au sein d e la p o p u l a t i o n à t o u s les n i v e a u x , m ê m e
Les guerres fractales du Capital 335
5. Jean Nemo, « La guerre dans le milieu social », Revue de Défense nationale, mai 1956.
6. Michel Foucault, Naissance de la biopolitique, op. cit., p. 137.
ioo Guerres et Capital
8. Ibid., p. 414.
Les guerres fractales du Capital 339
L a r é f o r m e d e la g o u v e r n e m e n t a l i t é d é t e r m i n e un n o u v e a u
processus d e légitimation d e la prise de décision, d o n t on mesure ici à
quel point elle n'est ni (au sens schmittien) « un élément formel spéci-
fiquement j u r i d i q u e 1 2 », ni (dans la reprise d e Schmitt par A g a m b e n )
c e t « e s p a c e v i d e » q u ' e s t l'état d ' e x c e p t i o n ( d e v e n u p e r m a n e n t e t
« mobile ») c o m m e dimension constitutive du d r o i t 1 3 .
L e s o r d o n n a n c e s , qui a v a i e n t c o n s t i t u é la « législation m o t o -
risée » d a n s la R é p u b l i q u e d e W e i m a r , s o n t r e p r i s e s p a r d e G a u l l e
dès l ' é p o q u e d e la F r a n c e L i b r e . L ' e x é c u t i f , au lieu d ' ê t r e s t r i c t e -
ment limité p a r le législatif, m e t c e d e r n i e r à l'écart. « L ' a s s e m b l é e
apporte "le c o n c o u r s d ' u n e opinion qualifiée" mais ne participe pas
du processus d e d é c i s i o n 1 4 . » L e politique ne doit pas rendre c o m p t e
« au p e u p l e » p a r l'intermédiaire d e l ' A s s e m b l é e , c o m m e le v e u t la
tradition républicaine, mais à l'Etat. L e passage vers c e m o m e n t où il
ne rendra plus c o m p t e qu'à la machine d e guerre du C a p i t a l est ainsi
bien préparé.
Il en va d e m ê m e dans les s y s t è m e s p o l i t i q u e s non p r é s i d e n t i a -
listes c o m m e l'italien, où le décret-loi e s t d e v e n u , après la S e c o n d e
Guerre mondiale, le moyen privilégié de gouvernement qui contourne
ainsi les p r i n c i p e s d e la C o n s t i t u t i o n . L a R é p u b l i q u e i t a l i e n n e ,
c o m m e t o u t e s les a u t r e s d é m o c r a t i e s c o n t e m p o r a i n e s , n'est plus
« parlementaire » - elle est, selon le m o t d e Roussellier, « une d é m o -
cratie exécutive».
R e s t e que la V* R é p u b l i q u e , tout en représentant un des systèmes
constitutionnels qui p o r t e n t le plus loin le p r o c e s s u s d e c o n c e n t r a -
tion de pouvoir, d e m e u r e à l'intérieur de l'histoire d e l'État-nation et
de sa souveraineté. C e n'est plus le cas avec la contre-révolution libé-
rale des années 1 9 7 0 , qui va organiser un nouveau m o d è l e de pouvoir
où l'exécutif, débordant résolument les limites de l'État, constitue un
22. Cari Schmitt, Théologie politique, 2,19, cité par G. Agamben, État d'exception, op.
cit., p. 60.
23* Giorgio Agamben, ibid., p. 102.
24. Nicolas Roussellier, op. cit., p. 398.
ioo Guerres et Capital
12.2/ L a réalisation
de la machine de guerre du Capital
L e véritable pouvoir exécutif ne va plus être l'appareil d e l'État, mais
un ensemble d'institutions transnationales qui comprennent les États
c o m m e une de leurs articulations dominées par le capital financier. S'il
« laisse faire » les flux financiers, c e g o u v e r n e m e n t « o m b r e » décide
et fixe le niveau d e l'emploi, d e s salaires, d e s d é p e n s e s p u b l i q u e s ,
l'âge et le montant des retraites, les taux d'imposition, etc., d e s diffé-
rentes catégories de population. L e s pouvoirs exécutifs nationaux se
limitent à e x é c u t e r et à mettre en place les directives e t les décisions
d e c e s c e n t r e s d e c o m m a n d e m e n t g l o b a l i s é . D e s t i t u é d e sa f o r m e
classique d e « s o u v e r a i n e t é », l ' É t a t - n a t i o n est réduit à la reterrito-
rialisation de l'économie-monde de la dette (qu'il administre et manage
très activement). Il va sans dire q u e fait e x c e p t i o n le gouvernement
américain, qui n'est pas un É t a t - n a t i o n (au s e n s c l a s s i q u e ) mais un
É t a t impérial ayant redéfini ses « intérêts nationaux » en t e r m e s de
d é f e n s e e t d'extension du global capitalism, puisqu'il g o u v e r n e l'axio-
m a t i q u e d e l ' é c o n o m i e - m o n d e d e la d e t t e p a r sa d o m i n a t i o n des
instances transnationales qu'il a largement f o n d é e s .
U n e p r e m i è r e a p p r o c h e d e la n o u v e l l e nature e t d e s nouvelles
f o n c t i o n s entremêlées d e la guerre e t d e l'exécutif (une guerre exécu-
tive ?) c o m m e c o m p o s a n t e s de la machine de guerre du Capital finan-
cier est fournie par le livre publié en 1999 de d e u x colonels de l'armée
26. Qiao Liang, Wang Xiangsui, La Guerre bon limites (1999), Paris, Payot & Rivages,
2006, p. 168.
27. Ibid., p. 170.
ioo Guerres et Capital
et d i f f é r e n t e s institutions. L e m o d è l e d e g o u v e r n e m e n t c o n j u g u e
" É t a t + [niveaux] supranational + multinational + non é t a t i q u e " 3 0 . »
L'exemple de la crise asiatique d e 1997, avec ses attaques spéculatives
qui s e s o n t d ' a b o r d p o r t é e s sur la T h a ï l a n d e p o u r s'étendre e n s u i t e
à l ' e n s e m b l e d e s p a y s d ' A s i e du S u d - E s t , en e n t r a î n a n t s o n lot d e
« réformes structurelles », p e r m e t d e d é p l o y e r la liste d e ses acteurs :
les É t a t s - U n i s , à savoir le seul É t a t qui puisse être « r e p r é s e n t é » par
son omniprésente institution financière (la R é s e r v e fédérale) ; le F M I
et la B a n q u e mondiale (institutions transnationales) ; les f o n d s d'in-
vestissement (multinationales privées) ; Standard & Poor's, M o o d y ' s ,
etc. (institutions d'évaluation non étatiques). L e pouvoir exécutif réel
représente l'identité réalisée entre é c o n o m i e , politique e t militaire qui
va f o n d a m e n t a l e m e n t t r a n s f o r m e r « l'aspect e t l'issue d e la g u e r r e ,
et m ê m e la nature militaire d e la guerre, d e m e u r é e inchangée depuis
l ' A n t i q u i t é 3 ' », p o u r f a i r e d r o i t à l'arme « h y p e r s t r a t é g i q u e » d e la
guerre financière. L a machine de guerre en résultant West par défini-
tion pas une instance d e régulation, mais un p o u v o i r d e programma-
tion e t d'exécution de la nouvelle guerre civile q u e certains militaires
(Sir R u p e r t Smith est l'un d'eux) vont analyser c o m m e une « guerre au
sein d e la population \waramongsttbepeople\ ». C ' e s t c e nouveau t y p e
de p o u v o i r e x é c u t i f e t d e machine d e guerre q u e l'on a vu à l ' œ u v r e ,
dans sa version « non militaire », lors d e la crise d e la d e t t e g r e c q u e .
L e s institutions européennes, le F M I e t la B C E ne d o i v e n t r é p o n d r e
de la v i o l e n c e e t de l'arbitraire d e s décisions prises ni aux p e u p l e s , ni
m ê m e aux États, mais aux seules institutions financières transnatio-
nales qui s o n t aujourd'hui le v e c t e u r principal d e multiplication des
guerres « civiles » contre lespopulations.
Si, t o u t au long du x x c siècle, le p r o c e s s u s d e s u b o r d i n a t i o n du
pouvoir judiciaire et législatif au pouvoir exécutif n'a cessé de prendre
de l'ampleur, c'est maintenant l'ensemble d e s p o u v o i r s d e l ' É t a t qui
sont i n f é o d é s à un n o u v e a u p o u v o i r e x é c u t i f transnational. A suivre
33. C'est la base du plan EILadrillo élaboré en 1973 par des membres de la Faculté
d'Économie de l'Université catholique, associée à l'Université de Chicago depuis 1956.
Le plan prônait une thérapie de choc d'inspirationfriedmanienne,qui sera activement
soutenue par le FMI à partir de 1975, date de sa pleine mise en œuvre. Inspirée par la
Constitution ofLiberty de Hayek jusqu'en son intitulé, la constitution chilienne de 1980
fait toute sa place à la nécessité d'un État fort pour garantir la libre entreprise et le
marché. Cf. Karin Fisher, « The Influence of Neoliberals in Chile before, during and
after Pinochet », in Tbe Road From Mont-Pèlerin, op. cit.
ioo Guerres et Capital
12.3/ L e s guerres
au sein des populations
L a machine d e g u e r r e du C a p i t a l a d o n c introduit sa p o l i t i q u e ( o r d r e
f i n a n c i e r e t g o u v e r n e m e n t a l i t é d e c e t o r d r e ) d a n s la c o n d u i t e d e
la g u e r r e d e d e u x m a n i è r e s d i f f é r e n t e s : la g u e r r e i n d u s t r i e l l e e t la
« g u e r r e au sein d e s p o p u l a t i o n s ».
L e p r o c e s s u s d ' i n t é g r a t i o n d e la g u e r r e d a n s l e s s t r a t é g i e s n o n
p l u s d e l ' É t a t , m a i s d u C a p i t a l , m o d i f i e la n a t u r e e t l e s f o n c t i o n s
d e la g u e r r e . C ' é t a i t la t h è s e d e l ' i n d i s t i n c t i o n d e l ' é c o n o m i e e t d e
la g u e r r e s o u t e n u e p a r les s t r a t è g e s c h i n o i s d a n s l e u r a n a l y s e d e la
« crise financière a s i a t i q u e » d e 1 9 9 7 . U n n o u v e a u t o u r n a n t s e r a pris
à l'occasion d e la r é f l e x i o n qui s'est e n g a g é e sur les raisons d e l'échec
d e la s u p e r p u i s s a n c e militaire a m é r i c a i n e d a n s les c o n f l i t s du d é b u t
du x x i e siècle. L a vision s y s t é m i q u e d u f o n c t i o n n e m e n t d e la g u e r r e
d é v e l o p p é e p a r les o f f i c i e r s chinois c è d e la place aux i m p é r a t i f s d e la
« g u e r r e au sein d e s p o p u l a t i o n s », qui s e d e v r a d e saisir la n o u v e l l e
ioo Guerres et Capital
34. Cf. Vincent Desportes, Le Piège américain. Pourquoi les Etats-Unis peuventperdre les
guerres d'aujourd'hui, Paris, Economica, 2011, p. 259.
35. Sir Rupert Smith commande à divers titres en Asie et en Afrique, durant la première
gueue du Golfe, en Bosnie-Herzégovine, en Irlande du Nord, etc., et termine sa carrière
en tant que commandant en chef adjoint des forces alliées en Europe (1998-2001).
Il est depuis 2006 l'un des conseillers internationaux du Comité International de la
Les guerres fractales du Capital 353
L e s c o n d i t i o n s d e p o s s i b i l i t é d e la g u e r r e i n d u s t r i e l l e é t a i e n t
dans les faits n e u t r a l i s é e s par la b o m b e a t o m i q u e qui avait f a v o r i s é
une p r e m i è r e démassification stratégique d e s a r m é e s . Il f a u d r a néan-
moins a t t e n d r e les é c h e c s d e s guerres néocoloniales m e n é e s par les
U S A après la chute du mur d e Berlin pour faire la preuve définitive de
l'impuissance d e la « guerre industrielle » f a c e aux nouvelles modalités
du conflit dans les conditions s o c i o - é c o n o m i q u e s d e la globalisation.
L e s d i f f é r e n t e s r e s t r u c t u r a t i o n d e l'armée a m é r i c a i n e - R M A
(Révolution inMilitary Affairs), transformation privilégiant l'innova-
tion d a n s t o u s les d o m a i n e s e t s u r t o u t le s p e c t r e d e s o p é r a t i o n s ,
Information Dominance e t Network-centric Warfare ( g u e r r e n u m é -
rique « r é s e a u - c e n t r é e »), mise en place du c o n c e p t O 3 ( p r o n o n c e r
« O - c u b e ») p o u r omniscient, omniprésent, omnipotent - qui avaient
donné aux U S A l'illusion d ' u n e traduction a u t o m a t i q u e d e la supré-
matie t e c h n o l o g i q u e en s u p r é m a t i e s t r a t é g i q u e o n t t o u t e s é t é
c o n ç u e s à partir d u p a r a d i g m e d e la « g u e r r e industrielle » e t d e sa
numérisation managériale (le m o d è l e W a l - M a r t 3 ® ) . C ' e s t l'adapta-
tion digitale d e la d o c t r i n e américaine mise en œ u v r e d e p u i s 1 9 4 5 ,
et parfaitement résumée par H e n r y Kissinger : « La technologie, jointe
a nos compétences managériales, n o u s a d o n n é la c a p a c i t é d e r e m o -
d e l e r le s y s t è m e international e t d e p r o d u i r e d e s t r a n s f o r m a t i o n s
37. Henry Kissinger, American Foreign Policy, New York, W. W. Norton, 1974, p. 57.
38. Cité inVincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 137. L'article de Williamson
Murrey, « Clausewitz Out, Computer In. Military Culture and Technological Hubris »,
est consultable online (URL : www.clausewitz.com/readings/Clause%26Computers.
htm).
Les guerres fractales du Capital 35s
guerre, on peut y parvenir en quelques semaines, voire plus vite» (Arthur K. Cebrowski,
John J. Gartska, art. cité [nos italiques]).
43. Ibid.
43. « La réalité, c'est qu'aujourd'hui, nous nous appuyons sur nos troupes pour mener
toutes sortes de missions qui ne se rapportent que de loin au combat traditionnel mais
sont vitales pour maintenir la sécurité du monde » (in Noah Shachtman, art. cité).
Les guerres fractales du Capital 357
C'est une réalité nouvelle dans laquelle la population, quelle qu'elle soit
et où qu'elle vive, est devenue le champ de bataille. Les engagements
militaires se déroulent désormais n'importe où : en présence des civils,
contre les civils, pour défendre des civils. Les civils peuvent constituer
des cibles, des objectifs à conquérir, des forces hostiles. Se contenter
d'appeler ces guerres « asymétriques », c'est en fait refuser simplement
d'admettre le changement de paradigme. D e tout temps, l'« art » de la
guerre a consisté à réaliser une asymétrie vis-à-vis de l'adversaire 45 .
49. Ibid.
50. Riipert Smith, qp. cit.,p. 267.
51. Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 140-141.
ioo Guerres et Capital
d a t e ( d e la n a i s s a n c e c o l o n i a l e d e l ' a n t h r o p o l o g i e au financement
militaire - d i r e c t o u indirect - d e la r e c h e r c h e universitaire), mais
de graduer l'emploi de la f o r c e selon une « a p p r o c h e globale » recon-
naissant la p r é d o m i n a n c e du social e t du p o l i t i q u e sur le purement
militaire, qui d o i t a c t i v e m e n t intégrer à son d i s p o s i t i f la dimension
d e g u e r r e d e subjectivité. C e sera, c ô t é américain, le buman-centric
warfare v i s a n t à redonner de l'utilité à la force q u a n d o n a appris à ses
d é p e n s q u e « c e n'est p a s en d é t r u i s a n t l'ennemi q u e n o u s gagne-
rons » ( g é n é r a l M c C h r y s t a l , c o m m a n d a n t d e P I S A F 6 0 ) . D e r n i e r
secrétaire à la D é f e n s e d e l'administration B u s h , maintenu dans ses
f o n c t i o n s par O b a m a en tant q u ' h o m m e f o r t du P e n t a g o n e , R o b e r t
G a t e s e x p l i q u e qu'il f a u t s a v o i r m e n e r les small wars, o ù 9 0 % des
a c t i o n s s o n t n o n militaires, c o m m e une o p é r a t i o n d e c o m m u n i c a -
tion d o n t la bataille n'est qu'un d e s arguments. L e s c o n c e p t s ethno-
c e n t r i q u e s , précise-t-il, d o i v e n t ê t r e s t r a t é g i q u e m e n t c o n d a m n é s
avec le tecbnocentrisme auquel ils o n t pu d o n n e r lieu (la d o c t r i n e du
« full-spectrum dominance ») 6 l . D e f a ç o n plus réaliste, c a r la guerre
d e c o m m u n i c a t i o n sur le f r o n t i n t é r i e u r n'est pas é t r a n g è r e à cet
enchaînement d ' é n o n c é s qui contribuent à la mythification « démo-
cratique » du Surge62, p o s o n s q u e le maintien de la domination améri-
caine (« dominance'spersistance » selon le m ê m e R o b e r t G a t e s ) doit
aussi inclure d'autres moyens comprenant l'étude du «terrain humain»
the-rise-and-fall-of-the-human-terrain-system).
60. ISAF Commander's Counterinsurgency Guidante, septembre 2009.
61. Cité in Vincent Desportes, Le Piège américain, op. cit., p. 264-265. On pourra être
tout à (ait sceptique quant à la réalité de la rupture avec une conception ethnocentriste
du monde qui n'a cessé d'alimenter et de se prolonger dans cette vision morale et sécu-
ritaire de la « guerre juste » propre à l'armée américaine. Elle est partagée avec plus de
diplomatie par l'administration Obama, et à sa suite par les membres européens de la
coalition.
62. « Surge » (littéralement la « surtension » répondant à lïruu/gtfncy) est le nom de
code en forme de manifeste de la nouvelle stratégie américaine mise en place en Irak
par le général Petraeus. Ainsi qu'il l'explique dans de très nombreux interviews (l'opé-
ration est surmédiatisée), il s'agit de remettre les « soldats de la coalition » au sein de la
population.
Les guerres fractales du Capital 365
pour y mener une guerre sociale e t culturelle. Mais ne faut-il pas alors
é v o q u e r un social-centric network warfare ? F a u t e d e q u o i , c o m m e o n
l'a fait remarquer, on pourrait ne voir ici q u ' « une retraduction habile
des "27 principes" de T . H . L a w r e n c e é n o n c é s un siècle plus tôt dans
XArab Bulletin ». P r i n c i p e s qui e u x - m ê m e s n'étaient pas si é l o i g n é s
des priorités « e t h n o g r a p h i q u e s » mises en pratique par L y a u t e y (au
6s
M a r o c ) e t Gallieni (au T o n k i n o u à M a d a g a s c a r ) .
L'action d e l'armée d o i t « r e n c o n t r e r l'adversaire sur son p r o p r e
terrain, en " c o l l a n t " au plus p r è s à sa réalité fluctuante » selon une
m é t h o d e qui e s t l'envers d e celle p r a t i q u é e par l'armée d e la guerre
industrielle. « L ' a p p r o c h e t r a d i t i o n n e l l e du " h a u t v e r s le b a s " d e s
conflits interétatiques, est supplantée par celle du "bas vers le haut" »,
puisqu'il s'agit le plus s o u v e n t d e repartir du sol e t d e la p o p u l a t i o n
p o u r reconstruire l ' E t a t 6 4 o u p o u r changer d e régime o u d e g o u v e r -
n e m e n t . L a g u e r r e a é g a l e m e n t sa d o u b l e d i m e n s i o n m a c r o p o l i -
tique e t micropolitique. « Hier, l'essentiel d e l'action militaire était
la destruction e t le renseignement, d'abord un r e n s e i g n e m e n t d ' o b -
j e c t i f s , alors que, désormais, l'essentiel est la c o m p r é h e n s i o n e t l'in-
telligence d e la situation, la p e r c e p t i o n d e s micro-situations e t d e s
m i c r o - o b j e t s 6 s . » O n m e s u r e ici la m u t a t i o n p a r r a p p o r t à Xinfowar
de la guerre en réseau, o ù le « contrôle de la perception d e l'ennemi »
annonçait le « contrôle total d e la situation 6 6 ». Il faut d o n c renoncer
à c e t t e domination rapide (AchievingRapidDominance est le sous-titre
de la d o c t r i n e « C h o c e t e f f r o i » - Sbock andAwe - chère à Bush Jr
et à son administration d e n é o - c o n s dirigée p a r D o n a l d R u m s f e l d )
pour atteindre à l'absolue proximité processuelle d e la guerre avec la
m i c r o - é c h e l l e d e la v i e q u o t i d i e n n e civile 6 7 . L e d é m o n d e Maxwell
r e t r o u v e les p a r a d o x e s q u e les physiciens d e la relativité lui avaient
imposés.
P o u r rester dans le sillon tracé par F o u c a u l t , il f a u t e n t e n d r e par
gouvernementalité à la fois l'action sur la population e t sur le public,
car « le public c'est la p o p u l a t i o n prise du c ô t é d e ses o p i n i o n s [...].
L a population c'est d o n c t o u t c e qui va s'étendre d e p u i s l'enracine-
ment biologique par l'espèce jusqu'à la surface d e prise o f f e r t e par le
public. » L ' é c o n o m i e e t l'opinion, c o n c l u t F o u c a u l t , « s o n t les deux
grands éléments de réalité que le gouvernement aura à manipuler 6 8 ».
L a guerre est une. guerre globale de(s) perception(s).
L a nouvelle guerre est p o r t é e dans la population, mais aussi dans
le p u b l i c qui e s t d e v e n u , « g r â c e a u x m é d i a s », g l o b a l . C e « public
mondial » f o n c t i o n n e c o m m e une contrainte et une opportunité. L e s
médias, « en large mesure [...] communs à tous les acteurs du conflit »,
s o n t d e s armes p o u r la s i m p l e e t b o n n e raison q u e leur utilisation
d é p e n d de la machine de guerre qui les utilise. Impossible, ici encore,
d e parler d ' a u t o n o m i e o u d ' a u t o m a t i s m e d e la t e c h n i q u e c o m m e le
f o n t les théories critiques o b s é d é e s par les médias et les technologies.
L a machine technique d é p e n d de la machine d e guerre. A y a n t en vue
la guerre du V i e t n a m (« ourfirst télévision war »), M c L u h a n affirmait
avec raison en 1 9 6 8 dans WarandPeace in the Global Village : « L a télé-
vision war a marqué la fin d e la dichotomie entre civil et militaire. » E t
d'expliquer : « L'opinion publique participe désormais à chaque phase
d e la g u e r r e , d o n t les p r i n c i p a u x c o m b a t s s e d é r o u l e n t d é s o r m a i s
dans les f o y e r s a m é r i c a i n s 6 9 . » T r o i s ans plus tard, H a n n a h A r e n d t
écrit dans ses « R é f l e x i o n s sur les Pentagon Papers », qui dévoilaient
au grand public la planification secret-défense d e la guerre du Vietnam :
67. Nous prenons ici la liberté de renverser le sens de la proposition de Brian Massumi
en la Taisant jouer à contre-courant de la doctrine « Stock andAwe », cf. Ontopower. Wars,
Power and tbe State of Perception, Durham et Londres, Duke University Press, 2015, p. 73.
68. Michel Foucault, Sécurité, territoire,population, op. cit., p. 77,278.
69. Marshall McLuhan, Quentin Fiore, WarandPeace in tbe Global Village, Touchstone,
New York, 1989 (ire éd. 1968), p. 134.
Les guerres fractales du Capital 367
« L a f a b r i c a t i o n d ' i m a g e s c o m m e p o l i t i q u e g l o b a l e - n o n p a s la
c o n q u ê t e du m o n d e , mais la victoire dans la bataille " p o u r gagner les
esprits" - , voilà quelque chose d e réellement nouveau dans l'immense
arsenal d e s f o l i e s h u m a i n e s r é p e r t o r i é e s au c o u r s d e l ' h i s t o i r e 7 0 . »
On ne sera d o n c pas autrement surpris que l'impact des médias
mondiaux soit p l e i n e m e n t intégré au culture-centric warfare, selon la
n o m e n c l a t u r e d o n t fait usage le général S c a l e s dans le c o n t e x t e du
« Surge » (traduit c o m m e une « surtension électrique » par le général
D e s p o r t e s ) : on e n c o u r a g e la création d e « spécial médiaforces » sur le
théâtre d'opérations, qui devient définitivement alors un théâtre d'in-
tervention culturelle. C ô t é britannique, o n s e fait pas f a u t e non plus
d ' i n t é g r e r la d i m e n s i o n « télévisuelle » dans les caractéristiques d e
la g u e r r e au sein d e s p o p u l a t i o n s : « N o u s c o m b a t t o n s sur t o u s les
écrans d e télévision dans le m o n d e entier autant q u e dans les rues et
les c a m p a g n e s d e la z o n e d e c o n f l i t 7 1 ». Q u e c e t t e globalisation delà
perception soit à mettre au c o m p t e de la « révolution d e l'information »
montre q u e celle-ci contribue à d é p o r t e r la cyberwarvers une netwar
qui est surtout indissociablement sociale et militaire. « Plus que jamais
- résument les rapporteurs d'un projet de recherche intitulé Networks
andNetwars s o u t e n u e t financé p a r le R A N D N a t i o n a l D e f e n s e
R e s e a r c h I n s t i t u t e - , les c o n f l i t s p o r t e n t sur la " c o n n a i s s a n c e " e t
l'emploi du " s o f t p o w e f . L e s adversaires apprennent à mettre l'accent
sur d e s " o p é r a t i o n s d ' i n f o r m a t i o n " e t de "gestion d e la p e r c e p t i o n "
\perception management] - c ' e s t - à - d i r e s u r d e s m e s u r e s d ' o r i e n t a -
t i o n m é d i a t i q u e qui v i s e n t à a t t i r e r o u à d é s o r i e n t e r p l u t ô t q u ' à
contraindre e t qui a f f e c t e n t le sentiment d e sécurité q u ' u n e société,
une armée ou un autre acteur éprouveront à l'égard de la connaissance
qu'ils ont d'eux-mêmes ou d e leurs adversaires. L a disruption psycho-
logique p e u t devenir un b u t t o u t aussi important q u e la destruction
70. Hannah Arendt, « Lying in Politics: Reflections on the Pentagon Papers », in Crises
of tbe Republic, San Diego, Harcourt Brace, 1972, p. 17-18.
71. Riipert Smith, <30. cit.,p. 16.
ioo Guerres et Capital
72. John Arquilla, David Ronfeldt, Networks andNetwars, Preparedforthe Office of the
Secretary Defense, National Defense Research Institute, Rand, 2001, p. 1-2.
73. Rupert Smith, 65O. ci t., p. 177.
Les guerres fractales du Capital 369
bien e n r e v a n c h e la d i f f é r e n c e a v e c le n o u v e a u p a r a d i g m e o ù les
opérations d e la guerre au sein d e la population « p e u v e n t ê t r e pour-
suivies p r e s q u e sans fin : elles s e m b l e n t ne pas relever du t e m p s qui
passe 7 4 ». L e général français explique p o u r sa part q u e « [1] a victoire
finale - mais le m o t c o n v i e n t p e u d é s o r m a i s p u i s q u e le c o n c e p t d e
victoire appartient à la stratégie, pas à la politique, e t que nos guerres
probables s o n t f o n d a m e n t a l e m e n t politiques - n'est pas un résultat
militaire"».
D a n s la guerre industrielle, la victoire était s u p p o s é e i m p o s e r la
paix pour quelques décennies ; dans la guerre probable, pour quelques
heures, jours ou semaines. A x i o m e : l'ennemi refuse la forme-bataille ;
corollaire : s'il est contraint d ' a c c e p t e r la bataille, il est d é f a i t mais ne
reconnaît pas le « verdict d e s armes », et c o n t i n u e la guerre par t o u s
les moyens. Or, pour vaincre, il ne lui faut pas gagner (to win to wiri), il
lui suffit de ne pas perdre (to win by notlosing) une guerre dans laquelle
a u c u n e p a r t i e ne p e u t plus v a i n c r e . Il f a u d r a d o n c f a i r e un u s a g e
« raisonné » d e la f o r c e militaire p o u r ne pas s'aliéner la p o p u l a t i o n
tout en la contraignant dans c e qui s e p r é s e n t e ( e t s'affiche) c o m m e
un c guerre longue (The Long War, selon l'intitulé d e la Q u a d r e n n i a l
D e f e n s e R e v i e w du P e n t a g o n e en 2 0 0 6 ) . L a longue guerre d e v i e n t
ainsi la vérité s t r a t é g i q u e d e la g u e r r e h y b r i d e c o n t r e le t e r r o r i s m e
e n g a g é e par B u s h c i n q ans plus t ô t (Global War on Terror)76. Dans
c e qui s ' i m p o s e c o m m e un d é p a s s e m e n t d e la m é t a p h y s i q u e d e la
guerre, H e i d e g g e r insérait en 1 9 5 1 un paragraphe d o n n a n t une t o u t
autre r é s o n a n c e aux i d é e s d é v e l o p p é e s p a r J i i n g e r dans les a n n é e s
1 9 3 0 : « C e t t e longue guerre dans sa longueur p r o g r e s s e lentement,
non pas vers une paix à l'ancienne manière, mais bien vers un état d e
80. Jeff Halper, War Against tbe People. Israël, the Palestinians and Global Pacification,
Londres, Pluto Press, 2015, p. 16-27.
81. Sans compter les invasions de l'Afghanistan et de l'Irak, le personnel militaire améri-
cain a été (officiellement) déployéentre 2000 et 2014 en Sierra Leone, en Côte d'Ivoire,
au Nigeria, au Liberia, au Tchad, au Mali, en Ouganda, en Lybie, en Somalie, au Pakistan,
au Yémen, en Bosnie, en Géorgie, au Timor Oriental, aux Philippines, à Haïti...
Les guerres fractales du Capital 373
82. Silvia Federici, « Guerre, globalisation et reproduction » (2000) in Point zéro, op.
cit., p. 126,132. Voir en particulier, dans le même volume, son analyse du Mozambique.
83. Arundhati Roy, Capitalism: A GbostStory, Londres, Verso, 2015, p. 8,13.
84. Gilles Deleuze, « Post-scriptum sur les sociétés de contrôle », in Pourparlers (1972-
1990), Paris, Minuit, 1990, p. 246.
ioo Guerres et Capital
88. Selon le motif mis en avant pour sa première citation militaire durant la guerre
d'Algérie.
ioo Guerres et Capital
89. Cf. David Galula, Contre-insurrection. Théorie etpratique, Paris, Economica, 2008,
chap. 7. Le livre a d'abord été publié en anglais en 1964 sous les auspices de la RAND
Corporation.
90. Ibid., p. 190,201 -202.
91. Le SWAT du Los Angeles Police Department (LAPD) donnera toute sa mesure
en 1969 contre les Black Panthers dans une intervention amplement médiatisée.
Les guerres fractales du Capital 377
s u r le c h a m p d e b a t a i l l e s é c u r o c r a t i q u e d u j u s t e m e n t n o m m é
Capitalisme M o n d i a l I n t é g r é (selon la f o r m u l e d e Guattari).
Prenant son essor aux É t a t s - U n i s à la fin des années i 9 6 0 dans un
c o n t e x t e p o l i t i q u e particulièrement troublé, la militarisation s é c u -
ritaire d e la « paix civile » va s'avérer un puissant attracteur p o u r l'en-
treprise agressive d e pacification globale p o s t - n - s e p t e m b r e . Elle va
pouvoir j o u e r à une t o u t e autre échelle, intérieure e t transnationale,
le p r i n c i p e d ' é q u i v a l e n c e e n t r e g u e r r e c o n t r e - i n s u r r e c t i o n n e l l e e t
guerre antiterroriste. Or, à en juger par le L a w E n f o r c e m e n t Exchange
Program ( L E E P ) signé en 2 0 0 2 , le m o d è l e devient ici israélien. « Vers
quel pays se tourner pour y rechercher formation et inspiration, sinon
vers celui qui d i s p o s e d e la p o l i c e e t d e s f o r c e s d e s é c u r i t é les plus
militarisées e t les plus a d m i r é e s du m o n d e o c c i d e n t a l : I s r a ë l 9 2 ? »
L'intégration ancienne d e s c o m p l e x e s militaro-industriels américain
et israélien peut ainsi faire f o n d sur un principe sécuritaire d e militari-
sation de l'espace urbain qui normalise, avec l'idée d'un état d'urgence
permanent, le traitement paramilitaire d e la question palestinienne et
permet son exportation en direction des quartiers des classes dange-
reuses. E t ceci, s'il fallait le préciser, bien au-delà du fiasco de la guerre
d'Irak e t d e sa matrice israélienne (fieace with hightech strength) - elle-
m ê m e héritée, sur un m o d e « déterritorialisé », d e s p r a t i q u e s c o l o -
niales anglaises.
P a r c e qu'elle est p r é c i s é m e n t m e n é e au n o m d'une humanisation
de la guerre dite asymétrique, la critique par des militaires « libéraux »
(Petraeus, Smith, D e s p o r t e s ) d e la tactique « C h o c e t E f f r o i » d ' u n e
cyberwar s u p p o s é e m e t t r e fin à l'ancien m o d e , dit boots on theground,
de domination territoriale vient ici nous rappeler l'existence d e cette
guerre au sein d e la population qui s e c o n f o n d avec l'histoire m ê m e
du libéralisme, e t qui p o r t e avec elle la légitimation clausewitzienne
92. Jeff Halper, op. cit., p. 251. La France de Nicolas Sarkozy sera également très inté-
ressée par le « savoir-faire » israélien après la révolte des banlieues de 2005. On explique
alors qu'il s'agit d'approfondir la « capacité antiguérilla française ».
ioo Guerres et Capital
96. Cf. Didier Bigot, « Sécurité maximale et prévention ? La matrice du futur antérieur
et ses grilles », in B. Cassin (dir.), Derrière les grilles, Paris, Mille et une nuits, 2014, p. 136.
97. Stephen Graham, Villes sous contrôle. La militarisation de l'espace urbain, Paris, La
Découverte, 2012, p. 51.
98. L'administration Bush a su faire de la guerre contre le terrorisme « an almostcomplé-
tély for-profit venture, a booming new industry tbat bas breatbed new tife into tbe fattering
U.S. economy » (Naomi Klein, Tbe Sbock Doctrine: Tbe Rise ofDisaster Capitalism, New
York, Henry Holt, 2007, p. 14). Un indice boursier spécifique aux industries d'armement
(Amex-Defense Index-DFI) est introduit à Wall Street le 21 septembre 2001.
ioo Guerres et Capital
12.4/ Le marxisme
hétérodoxe et la guerre
M a r i o T r o n t i , qui est l'un d e s rares auteurs à p e n s e r avec e t au-delà
d e M a r x le lien « o r g a n i q u e » du c a p i t a l i s m e à la g u e r r e , r e p r o c h e
aux m o u v e m e n t s d e 1 9 6 8 d'avoir en q u e l q u e s o r t e rincé la politique
en interrompant le p r o g r a m m e d e reconversion d e la guerre en poli-
t i q u e a c c o m p l i par la centralité d e la lutte d e s c l a s s e s 1 0 1 ; e t d'avoir
par là o u v e r t \epetit XXesiècle en m e t t a n t d é f i n i t i v e m e n t fin à « l'ère
de la g r a n d e p o l i t i q u e » : s o l i d e m e n t e n r a c i n é e dans le s e c o n d x i x e
siècle, elle « va v é r i t a b l e m e n t d e 1 9 1 4 à 1 9 4 5 » e t se r e f e r m e dans les
années i 9 6 0 1 0 3 .
S o y o n s clairs : il ne s'agit p a s p o u r n o u s d e n i e r la « g r a n d e u r
h i s t o r i q u e » d e la c l a s s e o u v r i è r e c u l m i n a n t d a n s les l u t t e s d e la
p h a s e f o r d i s t e (à partir d e s q u e l l e s l ' o p é r a ï s m e a redéfini la « classe
en lutte » dans l'antagonisme d e la lutte o u v r i è r e c o n t r e le travail),
mais d e la p e n s e r avec et après la faillite non moins h i s t o r i q u e de ce
que Tronti veut encore considérer, au présent d'un hégélianisme dont
lui seul p o s s è d e les clés, c o m m e son « d e s t i n 1 0 4 ». T r o n t i se refuse à
voir q u e « 68 » coïncide avec l'épuisement d'une certaine manière de
c o m p r e n d r e et de faire la politique à partir du rapport Capital/Travail
d o n t la v é r i t é e s t la f o r m e - p a r t i , e t q u e c e t t e fin d e c o u r s e n'est pas
sans r a p p o r t a v e c l ' i m p o s s i b i l i t é d e c o n t i n u e r à p e n s e r e t à faire la
guerre à partir d e la f o r m e - É t a t d e la N a t i o n . C ' e s t , c ô t é ouvrier, la
« grande initiative » qui était déjà en retard d'une guerre puisqu'il s'agis-
sait d e livrer p o l i t i q u e m e n t une g u e r r e « " m i s e en f o r m e " , civilisée,
c o m b a t t u e sur le m o d è l e du Juspublicum Europaeum ». L'argument
e s t imparable : « L a régulation du conflit, a b a n d o n n é e au niveau de
la politique internationale, f u t c o n s e r v é e sur le terrain des politiques
nationales [...] quand faisaient rage les guerres civiles sans f o r m e , o s . »
O r ce sont ces stratégies du « sujet ouvrier » (ô combien diffé-
rentes d e la réalité d e s luttes o u v r i è r e s dans l'usine d e l'« a u t o m n e
c h a u d » , o 6 ) t o u r n é e s v e r s la « g r a n d e m é d i a t i o n » qui, d ' u n c ô t é ,
e x p l i q u e n t sa d é f a i t e historique (les guerres mondiales o n t servi « à
p r o d u i r e la m o n d i a l i s a t i o n d é f i n i t i v e d e l ' é c o n o m i e » p a r laquelle
« le capitalisme a d é f i n i t i v e m e n t v a i n c u 1 0 7 »), et, d e l'autre, rendent
i n c o m p r é h e n s i b l e 68 p a r c e q u ' o n v e u t à t o u t e f o r c e m a i n t e n i r le
projet politique dudit « sujet ouvrier ». 68 sera accusé d'avoir inoculé
« le p o i s o n d e l ' a n t i p o l i t i q u e » d a n s les v e i n e s d e la s o c i é t é par sa
104. Mario Tronti, Nous opérantes, op. cit., p. 168-169: « La classe ouvrière mérite d'être
déclinée en terme de destin. Parce qu'elle est une grandeur historique. »
105. Ibid.,p. 113.
106. Ce que Tronti explique comme un paradoxe : « tandis qu'Ouvriers et capital [1966]
Fermait mon propre opéraïsme, il ouvrait en réalité une saison opéraïste » (succédant à
ce qu'il considère comme sa phase « classique »), ibid., p. 152.
107. Mario Tronti, La Politique au crépuscule, op. cit., p. 86.
Les guerres fractales du Capital 383
108. Mario Tronti, Nous opérais tes, op. cit., p. 75. Signalons au passage la proximité de
Tronti aux thèses développées par Boltanski et Chiapello sur 68 dans Le Nouvel Esprit
du capitalisme (1999).
109. Mario Tronti, La Politique au crépuscule, op. cit., p. 116-117.
110. Ibid., p. 118 (nous soulignons).
ioo Guerres et Capital
113. Karl Marx, La Guerre civile en France, 1871, Paris, Editions sociales, 1968, p. 192.
114. Ibid., p. 257.
115. Ibid. Dans la phrase de Marx, le « sujet » de/à l'asservissement est la « classe
ouvrière ».
n6. Kristin Ross, Rimbaud, la Commune de Paris et l'invention de / 'histoire spatiale, Paris,
Les Prairies ordinaires, 2013, p. 57.
ioo Guerres et Capital
117. Karl Marx, La Guerre civile en France, op. cit., p. 264 (nous soulignons).
118. Nous reprenons ici l'expression de Mario Tronti : « La partie doit se faire parti
pour saisir la totalité, et pour pouvoir l'affronter de puissance à puissance » (op. cit., p. 56).
119. «A la mémoire de la Commune», paru dans Rabotchaïa Gazeta (Journalouvrier),
n° 4-5,15 avril 1911, in Œuvres, 1.17, p. 135-140. Noter que la définition s'applique parfai-
tement à la Révolution russe, qui, comme chacun sait, était loin de réunir les « deux
conditions nécessaires » édictées par le camarade Lénine.
Les guerres fractales du Capital 387
la tenue du 35e Congrès géologique international à Cape Town (27 août-4 septembre
2016). Mais on attend encore, d'ici deux ou trois ans, la confirmation des « autorités
stratigraphiques ».
129. « Pour les peuples indigènes des Amériques, lafin du monde a déjà eu lieu, en 1492 »,
écrivent Deborah Danowski et Eduardo Viveiros de Castro (« L'arrêt de monde », in
De l'univers clos au monde infini, op. cit., p. 319). Nous leur empruntons aussi l'expression
donnée plus haut en italiques.
ioo Guerres et Capital
133. Cf. Bruno Latour, Politiques de la nature. Commentfaire entrer les sciences en démo-
cratie, Paris, La Découverte, 1999.
134. Dipesh Chakrabarty, Provinàaliserl'Europe (2000), Paris, Amsterdam, 2009.
135. Cf. Dipesh Chakrabarty, « The Climateof History: FourTheses », Criticallnquiry,
n°35, hiver 2009 (trad. franç. dans la Revue des Livres, n° 3,2012), et le commentaire de
Christophe Bonneuil et Jean-Baptiste Fressoz, op. cit., p. 83.
ioo Guerres et Capital
136. Cf. Bruno Latour, « L'universel, il faut le faire » (entretien avec Elie During et
Laurent Jeanpierre), Critique, n° 786, novembre 2012, p. 955-956.
137. Bruno Latour, Face à Gaïa, op. cit., p. 368, p. 373.
138. Bruno Latour, « L'universel, il faut le faire », art. cité, p. 956.
Les guerres fractales du Capital 395
139. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Mille plateaux, op. cit., p. 579.
140. André Gorz, « Leur écologie et la nôtre », Le Sauvage, avril 1974 (texte repris sous
le nom de Michel Bosquet, en introduction du recueil Ecologie et politique, Paris, Galilée,
•975)-
ioo Guerres et Capital
152. Pour une critique écologique radicale des Trente Glorieuses à la française, voir
C. Pessis, S. Topçu, C. Bonneuil (dir.), Une autre histoire des «Trente Glorieuses», Paris,
La Découverte, 2013.
153. Cf. Giovanni di Chiaro, « Ramener l'écologie à la maison », in De l'univers clos
au monde infini, op. cit. ; Razmig Keucheyan, La Nature est un champ de bataille, Paris,
Zones, 2014, chap. 1. Voir encore Maria Mies et Vandana Shiva, Ecoféminisme, Paris,
L'Harmattan, 1999.
154. Eisa DorWn, La Matrice de la race. Généalogie sexuelle et coloniale de b nationfrançaise,
Paris, La Découverte, 2009.
ioo Guerres et Capital
Humains, trop humains, les capitalistes avaient saisi d'un bel ensemble
le d o c u m e n t du C l u b d e R o m e c o m m a n d é en 1 9 7 0 et publié en 1972
sur « les limites du d é v e l o p p e m e n t » c o m m e un impératif d e transfor-
mation des limites « écologiques », créées par le Capital lui-même, en
nouvelles sources de profitabilité. Fidèles à sa dynamique, elles n'au-
ront fait depuis qu'amplifier le désastre écologique. R e p o s a n t sur une
histoire fort ancienne qui c o m m e n c e avec les enclosures de l'Anglocène
le plus primitif, l'idée était belle et s'argumentait avec c e brio bravache
p r o p r e aux néolibéraux : p o u r garantir la pérennité des « c o m m u n s »
d e la terre, d e l'eau, de l'air, il faut les soustraire à l'usage d e t o u s et
les p r i v a t i s e r , c ' e s t - à - d i r e les s o u m e t t r e à la l o g i q u e c o û t s / b é n é -
fice régulée par le marché. L a marchandisation d e la nature étant un
marché particulièrement porteur, et la régulation, une affaire propre
aux é c o n o m i e s d e m a r c h é , l ' i d é e d e m a r c h é s p o u r les é c h a n g e s de
droit à polluer (« marchés c a r b o n e ») ne va pas tarder à s'imposer. L a
C e u x - c i s o n t p l e i n e m e n t intégrés à la f o n c t i o n « multiplicateur de
m e n a c e s » d e la « crise » é c o l o g i q u e . Il suffira d e p e n s e r à l'ouragan
Katrina en 2 0 0 5 à la N o u v e l l e - O r l é a n s , qui a pu servir d e révélateur
du racisme environnemental et accélérer la gentrification d e la ville
en en faisant un cas d'application d e la « stratégie du c h o c » grâce à
l'aide d e la g a r d e n a t i o n a l e " 0 . Il f a u t aussi c o m p t e r avec l'opération
degreenwashing des armées se dotant d'« unités d'intervention écolo-
g i q u e » faisant d i r e c t e m e n t d é p e n d r e la « préservation d e la nature »
d e sa militarisation, d û m e n t p r o g r a m m é e à « l'intersection du chan-
g e m e n t climatique et d e la s é c u r i t é d e s nations ». D ' o ù aussi l'idée
d e c r é e r des casques verts p o u r contrôler la multiplication d e s guerres
vertes où l'on retrouve toutes les composantes de l'histoire la plus poli-
tique de la nature postcoloniale.
M a i s Ie greenwashing r a p p e l l e s u r t o u t le r ô l e « c o n s t i t u a n t »
du c o m p l e x e militaire d a n s l ' A n t h o p o c è n e . O u t r e les c o l o s s a u x
processus d e destruction é c o l o g i q u e produits par l'industrialisation
des guerres soumises à la logique illimitée du capital, c'est l'économie
d e la guerre qui, au-delà du théâtre des opérations e t d e la manuten-
tion d e plus en plus é n e r g i v o r e d e s a r m é e s , n'a c e s s é d ' i n n e r v e r le
« progrès » du « d é v e l o p p e m e n t ». « L'appareil militaire, la guerre et la
logique d e puissance, avec leurs choix technologiques insoutenables
qui s ' i m p o s e n t ensuite au m o n d e civil, p o r t e n t une lourde responsa-
bilité dans le d é r è g l e m e n t d e s environnements locaux et l'ensemble
du s y s t è m e T e r r e I 7 ' . » C a s paradigmatique s'il en est, le transfert du
militaire au civil du nucléaire m e n a c e d e u x f o i s t o u t son système. Il
entraîne avec lui à la f o i s la possibilité de l'extinction c h a u d e d e l'es-
p è c e humaine et la réalité de la « grande accélération » dans la G u e r r e
f r o i d e ' 7 2 , qui aura su l a n c e r dans une c o u r s e à la civilisation made
m ê m e du C a p i t a l . P o u r j o u e r à n o t r e t o u r a v e c C a r i S c h m i t t : la
N a t u r e e s t l a p r i s e de terre du C a p i t a l . L a plus s i m p l e d é f i n i t i o n de
c e d e r n i e r i m p l i q u e du « c a p i t a l c o n s t a n t » ( m a t i è r e s p r e m i è r e s ,
machines, e t c . ) e t du « capital variable » ( f o r c e d e travail), c'est-à-
dire une « hybridation » d'humains e t de non-humains qui ne renvoie
pas à la modernité, mais à l'organisation capitaliste d e l'exploitation.
A u c u n e extériorité possible, car la « nature » est investie d e manière
extensive (la c o l o n i s a t i o n qui va j u s q u ' a u x limites d e la « t e r r e ») et
intensive (la colonisation qui va jusqu'aux limites d e la « matière »).
L e f o n c t i o n n e m e n t du C a p i t a l ne s'embarrasse pas des dualismes
« m o d e r n e s » du s u j e t e t d e l ' o b j e t , d e s m o t s e t d e s c h o s e s , d e la
N a t u r e e t d e la C u l t u r e o u d e la S o c i é t é . L a relation s u j e t / o b j e t ,
h o m m e / m a c h i n e , a g e n t / m a t i è r e s ' e f f a c e e t laisse place à une confi-
guration globale où il y a rencontre et agencement des f o r c e s qui ne se
partagent pas en « mortes » et « vivantes », subjectives et objectives en
ce qu'elles sont toutes diversement « animées » (les f o r c e s physiques
et subphysiques de la matière, les f o r c e s humaines et subhumaines du
« c o r p s » e t d e l'« esprit », les f o r c e s des machines, les puissances des
signes, etc.). D a n s c e t t e « p r o d u c t i o n » il y a bien d e s relations, des
agents e t d e s signes, mais les relations ne s o n t pas intersubjectives,
les a g e n t s ne s o n t pas d e s p e r s o n n e s e t les s é m i o t i q u e s ne s o n t pas
représentatives. L e s agents humains c o m m e les agents non humains
f o n c t i o n n e n t c o m m e d e s p o i n t s d e « c o n n e x i o n , d e j o n c t i o n e t de
d i s j o n c t i o n » d e s f l u x e t d e s r é s e a u x qui c o n s t i t u e n t l ' a g e n c e m e n t
capitaliste exploitant l'ensemble d e c e s relations , 7 4 .
174. C ' e s t parce qu'il veut faire abstraction du fonctionnement réel du capitalisme
que Latour est amené à recourir au concept éminemment problématique d'une moder-
nité qui se tromperait sur elle-même, en donnant ainsi un tour de vie supplémentaire
au concept A'idéologie. Alors que la « modernité » faisait valoir les droits de la coupure
(« épistémologique » ?) entre Nature et Culture, les scientifiques concoctaient dans
leurs laboratoires des hybridations d'humains et de non-humains en contredisant ainsi
à leur « idéologie spontanée ». Deleuze et Guattari rendent parfaitement compte de
ce double processus : l'asservissement machinique crée une continuité entre nature et
culture, tandis que l'assujettissement social introduit une discontinuité entre humains
et non-humains pour produire un « sujet » qui se distingue de l'objet.
Les guerres fractales du Capital 409
P r e n o n s ici la l i b e r t é d e f a i r e p a r l e r G u a t t a r i - D e l e u z e : « S a n s
production d e subjectivité, pas de longue marche vers l'Anthropo-
c è n e e t p a s d ' A n t h r o p o c è n e tout court » ! N o n s e u l e m e n t l ' a c t i o n
d e s humains e s t inséparable d e c e l l e d e s n o n - h u m a i n s , mais, e n plus,
les h u m a i n s s o n t s o u m i s à d e s p r o c e s s u s d e f o r m a t a g e d e la s u b j e c -
tivité qui o n t été, h i s t o r i q u e m e n t , p r o f o n d é m e n t d i f f é r e n t s : les
« humains » d e l'accumulation primitive, d u c a p i t a l i s m e industriel e t
du c a p i t a l i s m e f i n a n c i e r n e s o n t pas du t o u t les m ê m e s . L e u r s u b j e c -
tivité d o i t ê t r e c h a q u e f o i s produite d e f a ç o n s p é c i f i q u e p o u r p o u v o i r
r é p o n d r e a u x e x i g e n c e s d e la production. Il f a u d r a un j o u r n o u s expli-
q u e r c o m m e n t d e s a n t h r o p o l o g u e s si p r é s e n t s sur la n o u v e l l e s c è n e
d e l ' A n t h r o p o c è n e p e u v e n t ê t r e aussi peu intéressés à saisir les « d i f f é -
rences » dans les s o c i é t é s colonisatrices après avoir su nous révéler les
« d i f f é r e n c e s » les plus fines d e s s o c i é t é s c o l o n i s é e s .
L a d i s c u s s i o n s u s c i t é e par l ' A n t h r o p o c è n e s e m b l e c o n s t i t u e r un
parfait e x e m p l e du « un pas en avant, trois pas en arrière » par r a p p o r t
à la p r o p o s i t i o n , f o r m u l é e par F é l i x G u a t t a r i en 1 9 8 9 , d e c o n s t r u c -
tion d ' u n e é c o l o g i e p o l i t i q u e g é n é r a l i s é e qui saurait m e n e r la g u e r r e
c o n t r e un triple ravage : ravage d e la « n a t u r e », r a v a g e du « s o c i u s »,
r a v a g e d e la « s u b j e c t i v i t é ». Q u e l a u t r e s e n s d o n n e r à l'« é t a t d e
g u e r r e g é n é r a l i s é e » p o i n t é par L a t o u r ?
Polarisé sur un seul d e c e s ravages (la « nature ») au d é t r i m e n t d e s
d e u x autres, le g r a n d récit unificateur e t p a c i f i c a t e u r d e l ' A n t h r o p o -
c è n e est dans sa version o f f i c i e l l e un h y m n e à p e i n e d é g u i s é à la f o n c -
tion r é d e m p t r i c e d e la s c i e n c e . L e s v r a i e s s o l u t i o n s v i e n d r o n t d e la
s c i e n c e , d e s i n n o v a t i o n s t e c h n o l o g i q u e s o u d e la g é o - i n g é n i e r i e qui
v i e n t n o u s r a p p e l e r q u e la R & D d e la G u e r r e f r o i d e t r o u v e ici un
d é b o u c h é à la m e s u r e d e s o n a m b i t i o n c y b e r n é t i q u e . C e l l e - c i p o u r -
rait m ê m e s e prévaloir d ' u n e c e r t a i n e a n t é c é d e n c e , a v e c s e s b o u c l e s
d e r é t r o a c t i o n prises d a n s d e s « s y s t è m e s h o m m e s - m a c h i n e s ». « E n
e f f e t , la c y b e r n é t i q u e e t la science d e s c y b o r g s d'après-guerre n'atten-
dirent pas L a t o u r , H a r a w a y ou D e s c o l a p o u r célébrer la dissolution d e
la f r o n t i è r e nature/culture, puisqu'elle visait p r é c i s é m e n t à o p t i m i s e r
ioo Guerres et Capital
p a y s en p r o i e à la r é b e l l i o n du C h i a p a s (« le plus v a s t e e n g a g e m e n t
non militaire d e p u i s le plan M a r s h a l l 1 8 1 »).
Q u e , d a n s c e s c o n d i t i o n s , le C a p i t a l 3 D p u i s s e s ' a u t o r é g u l e r e s t
un v œ u p i e u x d e s l i b é r a u x ( o u d e s plus n a ï f s d ' e n t r e e u x ) , m ê m e si
o n le r e t r o u v e j u s q u e c h e z F o u c a u l t . L'insécuritéglobale e s t la c o n d i -
tion d e la g o u v e r n e m e n t a l i t é s é c u r i t a i r e d u c a p i t a l i s m e c o n t e m p o -
rain. L a « n o r m a t i o n » e t la n o r m a l i t é d e l'état d ' u r g e n c e a l i m e n t a n t
la p e u r e t l'insécurité au lieu (selon s o n m o t i f d é c l a r é ) d'en p r o t é g e r
la p o p u l a t i o n n e t r o u v e p a s sa s o u r c e d a n s o n n e sait q u e l l e d i m e n -
sion j u r i d i c o - p o l i t i q u e , mais d a n s le C a p i t a l e t sa m a c h i n e d e g u e r r e
m i l i t a r o - f i n a n c i è r e f o n c t i o n n a n t à c o u p d'ajustements structurels.
O n r e l è v e r a au p a s s a g e q u e le t e r m e a é t é lancé e n 1 9 7 9 p a r R o b e r t
M c N a m a r a . P r é s i d e n t d e la B a n q u e m o n d i a l e d e 1 9 6 8 à 1 9 8 1 , il
avait é t é s e c r é t a i r e à la D é f e n s e d e 1 9 6 1 à 1 9 6 8 s o u s les p r é s i d e n c e s
K e n n e d y e t J o h n s o n , e t p e n d a n t la g u e r r e du V i e t n a m .
A n a l y s a n t la « b a i s s e t e n d a n c i e l l e d u t a u x d e p r o f i t » e x p o s é e
d a n s le m ê m e livre I I I du Capital, D e l e u z e o b s e r v e q u e le m o m e n t
d e p a s s a g e d e la d é p r é c i a t i o n du capital (la c r i s e ) à la f o r m a t i o n d ' u n
n o u v e a u capital c r é e les c o n d i t i o n s p o u r u n e « p o s s i b l e » é m e r g e n c e
d e f o r c e s révolutionnaires , 8 3 . E t a n t d o n n é la nature d e s m o u v e m e n t s
du capital f i n a n c i e r é t le c o n s u b s t a n t i e l a c c é l é r a t i o n n i s m e i m p r i m é
par c e dernier, le surgissement d e sujets en rupture politique d o i t ê t r e
c o n s i d é r é c o m m e t o u j o u r s p o s s i b l e ( m ê m e s'il n'y a p a s d'alternative
« a c t u e l l e ») en l ' e s p è c e d ' u n e é v e n t u a l i t é en réalité toujours présente.
C o n t r i b u a n t à l'« i n s t a b i l i t é s y s t é m i q u e », la m u l t i p l i c a t i o n d e c e s
ennemis probables r e n f o r c e le c a r a c t è r e nécessaire du d é v e l o p p e m e n t
d ' u n s y s t è m e militaro-sécuritaire d e c o n t r ô l e social au niveau d o m e s -
tique c o m m e au plan international. L'instabilité d e v e n a n t p e r m a n e n t e
a v e c la s a t u r a t i o n d u s y s t è m e , la « militarisation du g o u v e r n e m e n t »
r é p o n d à la t â c h e f o n d a m e n t a l e d e prévoir, d'anticiper e t d e prévenir,
financière » e t un s t r i c t « é q u i l i b r e c o m p t a b l e » q u ' e n E u r o p e o n
v e u t m ê m e inscrire dans les constitutions. E n réalité, il n'y a aucune
c o n t r a d i c t i o n , p u i s q u e la stabilité e t l'équilibre ne c o n c e r n e n t q u e
les b u d g e t s e t les d é p e n s e s d'une partie d e la population ainsi placée
sous « surveillance » r e n f o r c é e au plan national et international. C ' e s t
le principe m ê m e des règles d e « conditionnante » a d o p t é e s e t codi-
fiées par le F o n d s monétaire international d è s 1979. A u m ê m e F M I ,
on pourra d o n c le cas échéant attribuer la responsabilité exclusive des
mesures d'austérité budgétaire m ê m e si celles-ci s o n t toujours négo-
ciées avec les gouvernements amis, qui savent éventuellement profiter
d e l'opportunité p o u r durcir le programme. L e F M I se connaît d o n c
aussi d e s ennemis. D a n s l'un e t l'autre cas, il f a u t d o n n e r raison à
D o m i n i q u e Strauss-Kahn résumant en une c o u r t e phrase le point d e
v u e d e l'institution qu'il dirigeait : « Crisisis an opportunity. »
Sans attendre d'être soutenue par une plateforme « duale'®5 »
e n c o u r a g é e par les restructurations financières d e son industrie dans
les années 1 9 9 0 , ou d e devenir officiellement « préventive » (en 2 0 0 1 )
p o u r p o u v o i r r é p o n d r e sur t o u s les f r o n t s , e x t é r i e u r s e t intérieurs,
la g u e r r e s'est é g a l e m e n t a d a p t é e a u x nouvelles c o n d i t i o n s d e l'ac-
cumulation en les croisant avec son d é v e l o p p e m e n t « sans limites »
s p a t i a l e s o u t e m p o r e l l e s (la d e u x i è m e G u e r r e f r o i d e d e R e a g a n
p r e n d le relais du Kitchen Debate d e N i x o n ) . S e l o n le m o d è l e néoli-
béral de la sécurité intérieure du capitalisme identifiée à la réaffirmation
d e t o u t e s les f o r m e s d e son p o u v o i r d e classe, sa p r e m i è r e f o n c t i o n
sera d o m e s t i q u e : elle consistera à intervenir dans la population e t sur
ses divisions en déclarant dans lesfaits la guerre civile pour le contrôle
du salaire et des d é p e n s e s sociales. C ' e s t le principe politico-militaire
d e la « révolution conservatrice » : pour pouvoir s'envoyer en l'air dans
un « keynésianisme » d e rentiers de la guerre (la « guerre d e s étoiles »),
les d é s é q u i l i b r e s s t r u c t u r e l s du capital d o i v e n t ê t r e « é q u i l i b r é s »
en agissant sur les salaires, les revenus, l'emploi e t les « d e m a n d e u r s
185. On qualifie ainsi les technologies utilisées pour les productions à usage civil et
militaire.
ioo Guerres et Capital
d e la p o p u l a t i o n e t à la r e p r o d u c t i o n d u p o u v o i r d e s créanciers. C ' e s t
c e q u i s'est p a s s é e t s e p a s s e - a v e c m o i n s d e c y n i s m e , d e v i o l e n c e ,
d e d é t e r m i n a t i o n meurtrière qu'en G r è c e , o ù la mortalité infantile e t
la m o r t a l i t é e n g é n é r a l o n t d o u b l é d e p u i s 2 0 1 0 - d a n s t o u s les p a y s
Européens. L a machine de guerre du Capital poursuit avec déter-
mination la v o l o n t é d e f a i r e p a y e r s e s « i n n o v a t i o n s f i n a n c i è r e s » à la
population en déclarant l'« état d ' u r g e n c e » é c o n o m i q u e e t politique.
L a r e d o u t a b l e n o u v e a u t é d e la s é q u e n c e o u v e r t e p a r la « c r i s e »
financière d e 2 0 0 8 est e x e m p l i f i é e non s e u l e m e n t par l'intensification
d e la g o u v e r n e m e n t a l i t é d e s g u e r r e s au sein d e la p o p u l a t i o n ( « poli-
t i q u e s d ' a u s t é r i t é »), mais é g a l e m e n t par les r a p p o r t s q u e la m a c h i n e
de guerre du Capital va être amenée à entretenir avec l'expansion
d e s m a c h i n e s d e g u e r r e p o s t f a s c i s t e s . L e s n o u v e a u x f a s c i s m e s inter-
v i e n n e n t en p r o f o n d e u r dans c e t t e s é q u e n c e p o l i t i q u e , car ils s u b o r -
d o n n e n t les r a p p o r t s d e p o u v o i r g o u v e r n a n t s / g o u v e r n é s au p o i n t
d e v u e d e la « g u e r r e » ( a m i / e n n e m i ) . L e s c é n a r i o d e s n o u v e a u x
f a s c i s m e s s'installe e x p l i c i t e m e n t sur le terrain d e s g u e r r e s civiles. Il
désigne, sans ambiguïté, l'étranger, l'immigré, le réfugié, le musulman,
c o m m e l'ennemi à la f o i s intérieur e t e x t é r i e u r , e n m ê m e t e m p s qu'il
r é a f f i r m e la « naturalité » d e l'hétérosexualité, s é r i e u s e m e n t é b r a n l é e
c o m m e dispositif d e p o u v o i r d e p u i s les années i 9 6 0 . L a « race » ne s e
limite p a s à définir l'ennemi, mais c o n s t i t u e , a v e c le patriarcat e t l'hé-
térosexualité, le terrain d e la subjectivation f a s c i s t e e t identitaire (en
F r a n c e , le F r o n t national e t la « M a n i f p o u r t o u s » m o b i l i s é e c o n t r e le
« mariage h o m o » en s o n t la d o u b l e e x p r e s s i o n p o l i t i q u e ) .
L a « r a c e » e t P« h é t é r o s e x u a l i t é » p a t r i a r c a l e c o n s t i t u e n t un
p o i n t d e v u e sur la m o n d i a l i s a t i o n d i f f é r e n t d e celui d e la financiari-
sation, mais t o u t aussi r e d o u t a b l e m e n t puissant. L e s g u e r r e s d e r a c e
e t d e g e n r e s o n t d e u x d i s p o s i t i f s c l e f s du c o n t r ô l e « b i o p o l i t i q u e d e
la p o p u l a t i o n » c o n s t i t u t i f d e la d i v i s i o n i n t e r n a t i o n a l e d u travail e t
d e sa division s e x u e l l e . A v a n t la d é c o l o n i s a t i o n , les g u e r r e s d e r a c e s
é t a b l i s s a i e n t d e s d i v i s i o n s e n t r e les p o p u l a t i o n s d u N o r d e t du S u d
du m o n d e . Elles traversent aujourd'hui les pays « d é v e l o p p é s » en
ioo Guerres et Capital
d i s c r i m i n a n t les p o p u l a t i o n s d e s « c o l o n i e s i n t e r n e s », c o m m e les
migrants e t les r é f u g i é s d o n t les d é p l a c e m e n t s s o n t d e v e n u s , avec
la p r é d a t i o n d e s t e r r e s e t d e s m a t i è r e s p r e m i è r e s , « s t r u c t u r e l s ».
C e à q u o i la m a c h i n e d e g u e r r e du C a p i t a l réagit, e t les n o u v e a u x
fascismes avec elle, c'est au tour pris par l ' e f f o n d r e m e n t d e la distinc-
tion e n t r e un « intérieur » e t un « e x t é r i e u r » qui e s t l a r g e m e n t son
œ u v r e . O n n e p e u t plus d é c h a r g e r les g u e r r e s i n t e r n e s d e s « civi-
lisés » sur les « non-civilisés » sans e f f e t - r e t o u r immédiat. T o u t e s les
prédations, guerres, expropriations, massacres, escroqueries infligées
à l'« e x t é r i e u r » ou par « externalisation » reviennent sur l ' O c c i d e n t
à une v i t e s s e qui s e m b l e s e c o n f o n d r e a v e c l ' a c c é l é r a t i o n d e l'his-
toire. Si, avec le n - S e p t e m b r e , la « guerre c o n t r e le terrorisme » avait
mis un certain t e m p s p o u r revenir c h e z c e u x qui l'avaient déclarée,
c e qu'on appelle la « crise d e s réfugiés » est c e retour devenu instan-
tané. Pris d'un sentiment de panique à peine c a m o u f l é , le pouvoir ne
c e s s e d e dresser d e s murs de t o u t genre, les plus redoutables n'étant
pas toujours c e u x qu'il construit, o u déclare vouloir construire à ses
f r o n t i è r e s ! E t celles-ci, avec les pratiques institutionnelles qui leur
s o n t a s s o c i é e s en exclusion/inclusion d i f f é r e n t i e l l e , n'ont-elles pas
é t é déplacées d e longue date pour o c c u p e r partout le « centre de l'es-
pace politique186»?
L e s g u e r r e s c o n t r e les f e m m e s o n t la m ê m e p o r t é e stratégique
que les guerres de races. C e sont les dirigeants les plus réactionnaires
qui e x p o s e n t l ' o r d r e d e s raisons p r é s i d a n t à l ' é t e r n e l r e t o u r d e la
« biopolitique » version canal historique. L e « sultan » turc E r d o g a n les
énonce sans ambages : rendre illégale la contraception pour reprendre
le contrôle du corps desfemmes destiné à produire plus d ' h o m m e s pour
l'Etat et p o u r son armée. L e sexisme a une connotation d e classe très
précise : c o m b a t t r e le « refus du travail d e procréation » en reprenant
le c o n t r ô l e sur la p r o d u c t i o n e t la r e p r o d u c t i o n d e la p o p u l a t i o n ,
c'est-à-dire sur la « marchandise » stratégique, la f o r c e d e travail. C a r
186. Etienne Balibar.jVouj, citoyens d'Europe? Les frontières, l'État, lepeuple, Paris, La
Découverte, 2001, p. 175.
Les guerres fractales du Capital 419
L e p r o j e t p o s t f a s c i s t e r e n v o i e , en les f a i s a n t r e s u r g i r c o m m e
terrain d e s u b j e c t i v a t i o n , a u x m o d a l i t é s s é c u l a i r e s d ' e x e r c i c e du
p o u v o i r sur la population. Il est en c e sens essentiellement réaction-
naire, mais c ' e s t une r é a c t i o n qui s e saisit d e l'actualité d e l'affron-
t e m e n t p o l i t i q u e en son p o i n t le plus intempestif. D a n s les projets
post- o u néo-fascistes, ce n'est plus l'économie et les rapports gouver-
nants/gouvernés qui nous assignent à une place dans la production, à
une nationalité, une identité, un sexe, mais la logique d e s guerres de
race e t d e sexe (la « p r é f é r e n c e nationale », la croisade « anti-genre »).
L ' « é c o n o m i e » est s u b o r d o n n é e à la logique d e s g u e r r e s civiles dès
lors q u e la t e r r i t o r i a l i s a t i o n libérale ( d e l'« e n r i c h i s s e z - v o u s », de
l ' e n t r e p r e n e u r d e soi, du capital humain, e t c . ) e s t d a n s l'impossi-
bilité d e réaliser c e qu'elle avait p r o m i s dans les a n n é e s 1 9 8 0 - 1 9 9 0 .
F o n c i è r e m e n t p r o t e c t i o n n i s t e , le p r o j e t n é o f a s c i s t e r e n c o n t r e et
e n t r e t i e n t le r e s s e n t i m e n t , la f r u s t r a t i o n e t les p e u r s d e s o u v r i e r s
blancs p o u r rétablir, à travers le maintien de la hiérarchie sexuelle et
la garantie des identités, la nationalisation de l'emploi et du salaire, le
pouvoir sur les non-salarié.e.s e t le contrôle sur les chômeurs.
L e s n o u v e a u x f a s c i s m e s j o u e n t sur u n e d i m e n s i o n d e l ' é c o n o -
m i e - m o n d e , le c o l o n i a l i s m e , qui, loin d e disparaître, a « c o l o n i s é »
les pays colonisateurs. R é c e m m e n t repris par d e s chercheurs travail-
lant sur la « c o l o n i s a t i o n i n t e r n e » d e s d e u x c ô t é s d e l'Atlantique,
le c o n c e p t d ' e n d o c o l o n i s a t i o n , par lequel Paul Virilio définissait la
mutation d e l'armée e t d e la g u e r r e après 1 9 4 5 en guerre au sein de la
E t a t s - U n i s s o n t aussi en « g u e r r e i n i n t e r r o m p u e » d e p u i s 1 9 9 0 , 9 ® .
L e r a p p o r t e s t p o u r t a n t é v i d e n t a v e c le r i s q u e d ' a u t o n o m i s a t i o n
d ' u n e machine d e guerre n é o f a s c i s t e e t néoraciste qui précipiterait
l'ensemble du dispositif du néolibéral dans le mur q u e son s y s t è m e
d e d o m i n a t i o n planétaire a c o n s t r u i t brique à brique. D ' o ù la belle
frayeur de \ establishment américain qui a d'ores e t déjà perdu la guerre
de subjectivité par lui-même d é c l e n c h é e durant les années Bush.
E n E u r o p e , la contre-révolution néolibérale a é t é a c c o m p a g n é e
d ' u n e é n o r m e e n t r e p r i s e d e s u b j e c t i v a t i o n d e m a s s e qui a m o b i -
lisé l ' E t a t , les médias, les h o m m e s p o l i t i q u e s e t les e x p e r t s en t o u t
g e n r e p o u r attiser le ressentiment, la frustration, la peur, la culpabi-
lité, avant d'élever le racisme, après la crise d e 2 0 0 8 , au rang d e stra-
tégie d'Etat. Il n'en fallait pas moins p o u r produire la plus importante
conversion d e subjectivité dans les s o c i é t é s e u r o p é e n n e s p o s t c o m -
munistes. L ' é p i s o d e du B r e x i t en est à c e j o u r le signal le plus impor-
tant. L e premier pays e u r o p é e n à a d o p t e r une politique néolibérale
c o n d u i t e c o m m e une guerre de classe a d o p t e la p r é f é r e n c e nationale
(British First) to TakeBack Control et est lancé par ses électeurs dans
une guerre de défense de la race blanche tirant toutes les conséquences
du m o t d'ordre travailliste d e 2 0 0 7 (« Britishjobsfor British workers »).
C a r la « préférence nationale » ne p e u t pas s'inscrire dans le fonction-
n e m e n t du welfare c o m m e d i s p o s i t i f d e c o n t r ô l e d e la p o p u l a t i o n à
l'intérieur sans q u e la p e u r du r é f u g i é , d e l'immigré, du musulman
y s o i t m o b i l i s é e p o u r ê t r e mise au s e r v i c e du c o n t r ô l e d e la m o b i -
lité d e s p o p u l a t i o n s du S u d du m o n d e . L a c o n t r a d i c t i o n e n t r e la
c o m p l è t e liberté d e s flux d e c a p i t a u x e t la m o b i l i t é b r i d é e d e s flux
d e population trouve ainsi dans les n o u v e a u x f a s c i s m e s un dispositif
d e « régulation » obligé. O r , ceux-ci p e u v e n t d'autant plus é c h a p p e r
à t o u t c o n t r ô l e (une v r a i e trumperie !) q u e la m a c h i n e d e g u e r r e du
C a p i t a l est e l l e - m ê m e o b l i g é e d e s e placer ouvertement sur le terrain
102. Pour sa version hilarante, voir et revoir le clip de campagne du Parti socialiste
français en 2012 : « Le changement c'est maintenant » (URL : www.youtube.com/
watch?v=8gCWYmNRtjc).
203. Cf. la fameuse couverture de Newsweek : « WeAreAll Socialists Now » (2 juillet
2009).
Les guerres fractales du Capital 429
204. La FED aura au total « prêté » à des taux d'intérêt dérisoires 7 trillions de dollars
- soit près de septfois le montant total des dépôts dans l'ensemble des banques améri-
caines - aux institutions financières, dont une partie non négligeable a été destinée aux
banques européennes. Pour une analyse acérée de la constitution et de la composition
de la FED, voir Philip Mirowski, NeverLet a Serious Crisis Go to Waste. HowNeoliberalism
Survrved tbe FinancialMeltdown, Londres et New York, Verso, 2013, p. 190-194.
ioo Guerres et Capital
205. CF. Gilles Deleuze, Félix Guattari, Milleplateaux, op. cit., p. 263.
206. Sandro Mezzadra, Terra econfini. Metamorfosi di un solco, Castel San Pietro
Romano, Manifestolibri, 2016, p. 41.
Les guerres fractales du Capital 431
207. Cf. Jonathan Crary, 24/7. Late Capitalism and tbe Ends ofSIeep, Londres et New
York, Verso, 2013.
Les guerres fractales du Capital 433
fait passer à l'intérieur des individus autant que dans le socius en arti-
culant constamment le cadre national (qu'elle a phagocyté) au plan
mondial (qui est le sien : celui du « marché mondial » inclus par Marx
dans le concept du capital).
Pourtant, si les mouvements en altermondialisation active sont
encore à la recherche de leurs modes d'organisation et d'exercice de
la « force » susceptible de mettre en péril le pouvoir du Capital208, ils
ont incontestablement produit une conversion de la subjectivité et
ouvert à ce nouvel espace-temps d'expérimentation politique symbo-
lisé par l'« occupation des places ». Mais de quelle expérimentation
s'agit-il ? Force est de constater que la démocratie de parole des uns
et les débouchés institutionnels des autres ne correspondent que très
partiellement à ce que ces luttes expriment.
Ce qui a été expérimenté en Grèce, en Espagne, en France, dans
les pays du Proche et du Moyen-Orient, aux USA, etc., est une toute
première tentative de rompre avec la gouvernementalité des guerres
au sein des populations qui nous assigne à une place et à une fonc-
tion productive, nous fixe à un sexe, une identité, une nationalité et à
une histoire nationale se révélant aussitôt postcoloniale. La multipli-
cité équivoque de désirs qui a pu s'affirmer dans ces mobilisations en
recherche d'une voie nouvelle entre révolution moléculaire et lutte des
classes (pour reprendre la toute première question de Félix Guattari)
a été avant tout motivée par le refus univoque d'être gouverné, par
la volonté/nécessité de se libérer de la relation de pouvoir gouver-
nants/gouvernés, de ses dispositifs (salariat, consommation, welfare,
hétérosexualité, etc.) et de ses axiomes (compétitivité, démocratie
parlementaire, participation, etc.). Tout se passant comme s'il n'y
avait plus d'autre objet/sujet d'expérimentation collective que le
refus de se soumettre à la gouvernementalité comme telle. Or, celle-ci
208. On ne soulignera jamais assez que la « question de la violence » est le plus mauvais
moyen pour poser la question de la « force » à laquelle elle est stratégiquement subor-
donnée. Pour le faire à l'envers : c'est aussi le plus sûr moyen de contenir ladite violence
au niveau symbolique de la destruction du mobilier urbain et bancaire.
ioo Guerres et Capital