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Résumé – En prenant appui sur les travaux de plusieurs sous-champs des sciences sociales, cet article
plaide pour une microsociologie des appropriations des idées politiques à travers l’exemple des idées
féministes. La notion d’appropriation, empruntée à la socio-histoire de la lecture, permet d’envisager les
reformulations et transformations des idées politiques à l’occasion de leurs circulations dans différents
espaces sociaux. Elle conduit également à prêter une attention particulière aux conditions et modalités de
réception ordinaire des idées politiques et aux logiques de politisation au principe de ces processus. À ce
titre, les idées féministes constituent un terrain d’investigation particulièrement éclairant au regard de la
multiplicité des formes de diffusion dont elles ont fait l’objet depuis les années 1970.
L
es mouvements sociaux constituent des lieux de production de manières
de penser et de voir le monde qui sont susceptibles de se diffuser dans
une multiplicité d’autres champs ou espaces sociaux 1. Cette circulation
des idées politiques forgées par les mouvements sociaux s’opère selon des
modalités et des processus qui varient en fonction des contextes historiques et
sociaux, des caractéristiques des champs concernés et des propriétés sociales
des individus. De plus, les idées politiques, lorsqu’elles dépassent les frontières
de leur site d’émergence, sont requalifiées, adaptées et/ou transformées par les
acteurs et actrices qui se les approprient. La définition même des idées poli-
tiques mérite donc d’être comprise à l’aune de ces processus d’appropriation.
Ce dossier ambitionne, à travers le cas des idées féministes, de comprendre
la façon dont les individus se saisissent des idées politiques portées par un
mouvement social et coproduisent leur contenu, en défendant une approche
microsociologique centrée sur les processus d’appropriation de ces idées. Il se
concentre en particulier sur les processus d’appropriation « ordinaires », c’est-
à-dire opérés par des acteurs et actrices, aux propriétés sociales variées, qui ne
sont pas des entrepreneurs et entrepreneuses de causes féministes 2.
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1. Nous remercions chaleureusement Laure Bereni et le comité éditorial de Politix pour les stimulantes
relectures de ce texte.
2. Au sens que lui a donné la sociologie des mouvements sociaux : McCarthy (J. D.), Zald (M. N.), « Resource
Mobilization and Social Movements, a Partial Theory », American Journal of Sociology, 82, 1977.
3. Sommier (I.), « Diffusions et circulation des mouvements sociaux », in Fillieule (O.), Agrikoliansky (É.),
Sommier (I.), dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contempo-
raines, Paris, La Découverte, 2010.
4. Agrikoliansky (É.), Fillieule (O.), Mayer (N.), dir., L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une
nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005.
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d’un support par son récepteur : lorsque des individus s’approprient des idées
auxquelles ils sont confrontés, c’est toujours au prix d’un travail de sélection et
de reformulation de ces idées. En soulignant ce rôle actif du public, la notion
d’appropriation ouvre alors la voie à une analyse des conditions socialement
différenciées de ce travail et révèle notamment les lignes de partage en termes
de classe, de genre ou de race à l’œuvre dans les processus d’incorporation
des idées politiques. La notion d’appropriation met aussi en lumière les effets
symboliques et pratiques produits au cours du processus. Ainsi, parler d’ap-
propriation des idées politiques permet, au-delà d’une analyse des modalités
d’adhésion aux idées, de saisir les opérations de redéfinition, selon les positions
dans l’espace social, et leurs conséquences tant symboliques que pratiques.
16. À l’image, par exemple, des usages de la psychologie chez les enseignant∙e∙s : Morel (S.), « Les professeurs
des écoles et la psychologie. Les usages sociaux d’une science appliquée », Sociétés contemporaines, 85, 2012.
17. Pélisse (J.), « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal consciousness studies », Genèses, 59, 2005.
18. Ewick (P.), Silbey (S.), The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, Chicago, The University of
Chicago Press, 1998. Une traduction partielle est disponible : Ewick (P.), Silbey (S.), « La construction sociale
de la légalité », Terrains & travaux, 6, 2004.
19. Marshall (A.‑M.), « Injustice Frames, Legality, and the Everyday Construction of Sexual Harassment »,
Law and Social Inquiry, 28, 2003.
20. Pour une synthèse, cf. Israël (L.), « Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue », Droit et
société, 69-70, 2008.
21. De la même façon que l’étude des mouvements féministes a permis de renouveler une partie des pers-
pectives de la sociologie des mouvements sociaux. Cf. Bereni (L.), Revillard (A.), « Un mouvement social
paradigmatique ? Ce que le mouvement des femmes fait à la sociologie des mouvements sociaux », Sociétés
contemporaines, 85, 2012.
22. Bereni (L.), « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes »,
in Bard (C.), dir., Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ;
Bereni (L.), La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015.
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23. Mathieu (L.), L’espace des mouvements sociaux, Broissieux, Éditions du Croquant, 2012.
24. Bereni (L.), « Lutter dans ou en dehors du parti. L’évolution des stratégies des féministes du Parti socia-
liste (1971-1997) », Politix, 73, 2006.
25. Le Brouster (P.), « La CFDT et les associations féministes de 1970 à nos jours », in Tartakowsky (D.),
Tétard (F.), dir., Syndicats et associations. Concurrence ou complémentarité ?, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2004 ; Pochic (S.), « Femmes responsables dans les syndicats anglais et identification féministe :
neutraliser leur genre pour mieux représenter leur classe ? », Sociologie, 5 (4), 2014.
26. Revillard (A.), La cause des femmes dans l’État : une comparaison France-Québec (1965-2007), thèse pour
le doctorat de sociologie, ENS Cachan, 2007.
27. Lagrave (R.‑M.), « Recherche féministe ou recherche sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences
sociales, 83, 1990.
28. Herman (É.), « Militer en travaillant contre les violences faites aux femmes », Cahiers du genre, 55, 2013.
29. Blanchard (S.), Boni (I.), Rabier (M.), « Une cause de riches ? L’accès des femmes au pouvoir écono-
mique », Sociétés contemporaines, 89, 2013.
30. Staggenborg (S.), « Beyond Culture versus Politics. A Case Study of a Local Women’s Movement »,
Gender and society, 15 (4), 2001 ; Pavard (B.), « Une “guerre de 20 ans” : les luttes du Planning Familial dans
L’Express et Le Nouvel Observateur (1955-1975) », in Bard (C.), Mossuz‑Lavau (J.), dir., Le Planning Familial,
histoire et mémoire (1956-2006), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
31. Katzenstein (M. F.), « Quand la contestation se déploie dans les institutions », Sociétés contemporaines,
85, 2012.
32. Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la
puissance d’agir féministe », Sociologie, 1 (1), 2010, p. 79.
33. Bajos (N.), Ferrand (M.), « Échecs de contraception et recours à l’avortement : d’une analyse en termes
de processus à une approche relationnelle », in Gourbin (C.), dir., Santé de la reproduction au Nord et au
Sud, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2009 et Clair (I.), « La découverte de l’ennui conjugal. Les
manifestations contrariées de l’idéal conjugal et de l’ethos égalitaire dans la vie quotidienne des jeunes de
milieux populaires », Sociétés contemporaines, 83, 2011.
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Le cas des idées féministes permet donc d’observer une grande diversité de
formes d’appropriations ordinaires dont elles font l’objet. Ainsi, des pratiques
au sein d’univers sociaux a priori éloignés des féminismes, comme les réunions
Tupperware 34, peuvent être l’occasion de la diffusion, de l’appropriation et de
la mise en pratique des idées féministes. Ces opérations connaissent cependant
des processus différenciés, socialement situés et engageant des redéfinitions
variables des idées féministes comme l’ont souligné les travaux étatsuniens sur
le développement de la « conscience féministe 35 ». Les contributions au dossier
attestent ainsi la grande variété des façons de rencontrer les idées féministes et de
se les approprier : dans la famille (Masclet), dans l’engagement syndical (Gallot
et Meuret‑Campfort), dans le travail militant (Delage), dans l’administration
et les associations (Perrier) ou encore par les pratiques culturelles (Albenga et
Bachmann). La traduction d’un article de Pamela Aronson, interrogeant des
jeunes femmes ordinaires (non militantes) sur leur rapport au féminisme à la
fin des années 1990 36, montre ainsi que la majorité des femmes de cette généra-
tion souvent qualifiée de « postféministe » a été confrontée aux idées féministes,
produisant des appropriations variées, et parfois paradoxales – notamment en
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34. Achin (C.), Naudier (D.), « La libération par Tupperware ? Diffusion des idées et pratiques féministes
dans de nouveaux espaces de sociabilité féminine », Clio, 29, 2009.
35. Cf. par exemple Klatch (R. E.), « The Formation of Feminist Consciousness among Left- and Right-
Wing Activists of the 1960s », Gender and Society, 15 (6), 2001 et Martin (P. Y.), Reynolds (J. R.), Keith (S.),
« Gender Bias and Feminist Consciousness among Judges and Attorneys: A Standpoint Theory Analysis »,
Signs, 27 (3), 2002. Sur les réajustements opérés dans les processus d’appropriation dans l’univers militant,
cf. Jacquemart (A.), « L’engagement féministe des hommes, entre contestation et reproduction du genre »,
Cahiers du genre, 55, 2013.
36. Article initialement paru sous le titre « Feminist or “Postfeminist”? Young Women’s Attitudes toward
Feminism and Gender Relations » dans Gender & Society, 17 (6), 2003.
37. Pour une perspective similaire au sujet de militant∙e∙s, cf. Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de
femmes “ordinaires”… », art. cit. et Jacquemart (A.), Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-
histoire d’un engagement improbable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.
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Effets de contexte
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Un continuum d’appropriations
Les contributions de ce dossier permettent enfin d’insister sur la diversité
des modalités d’incorporations idéologiques et pratiques des idées féministes,
au-delà d’une simple division féministe/non-féministe. À partir de ces diffé-
rents cas empiriques, mais aussi de la déclinaison de S. Hall 41, un continuum
des formes d’appropriations ordinaires des idées féministes peut être dégagé :
appropriation revendiquée, négociée, sélective et pratique.
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42. L’appropriation du terme féministe en milieu militant suppose également des conditions spécifiques.
Cf. notamment Jacquemart (A.), Les hommes dans les mouvements féministes, op. cit.
43. Pour désigner ce processus de sélection des idées féministes dans la presse féminine française, Delphine
Dulong et Frédérique Matonti parlent pour leur part de « féminisme apprivoisé ». Cf. Dulong (D.),
Matonti (F.) « L’indépassable “féminité”. La mise en récit des femmes en campagne », in Lagroye (J.),
Lehingue (P.), Sawicki (F.), dir., Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, Paris,
Presses universitaires de France, 2005.
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auteures permettent de souligner que les idées féministes sont triées, travaillées,
resignifiées et, finalement, coproduites, par les processus d’appropriation. Ces
appropriations sélectives sont là encore façonnées par les dispositions sociales,
les trajectoires sociales et les contextes. P. Delage montre que les professionnelles
étatsuniennes en charge des femmes victimes de violences conjugales s’appro-
prient au cours de leurs trajectoires les idées féministes mais en les refaçonnant
de sorte à les rendre compatibles avec le cadre institutionnel de la lutte contre
les violences faites aux femmes. C’est ainsi que la question de l’entre-femmes
tant des personnels que des personnes accueillies, au centre du cadre d’analyse
féministe, est largement remise en cause par ces professionnelles confrontées
à des financeurs et des décideurs publics attachés à la mixité 44. Par ces ajuste-
ments et réinterprétations, les appropriations ordinaires participent alors à la
coproduction des idées féministes, les chargeant de significations nouvelles et
concurrentes. Le travail de P. Aronson met particulièrement en évidence ces
logiques d’appropriations sélectives, de nombreuses jeunes femmes affichant
simultanément un soutien à certaines idées féministes et une mise à distance,
voire une critique, d’autres idées féministes.
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44. On constate un processus similaire d’appropriation sélective du concept de genre chez des salariées
d’associations féministes. Cf. Charles (F.), Fortino (S.), « Le concept de genre au CIDFF : un outil de travail
pour l’insertion », Cahiers du genre, 55, 2013.
45. Certains travaux ont néanmoins souligné que la traduction pratique des idées féministes pouvait se
heurter à différents obstacles, notamment liés aux positions dans les rapports de classe et de race. Cf. notam-
ment Molinier (P.), « Des féministes et de leur femme de ménage : entre réciprocité du care et souhait de
dépersonnalisation », Multitudes, 37-38, 2009 et Dussuet (A.), Flahaut (É.), Loiseau (D.), dir., « Associations
féministes. Reproduction ou subversion du genre ? », Cahiers du genre, 55, 2013.
46. Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires”… », art. cit.
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47. On peut renvoyer à l’idée de « féminisme silencieux » développée dans Lagrave (R.‑M.), dir., Celles de la
terre. Agricultrice, l’invention politique d’un métier, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.
48. Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1re éd.
1997]. Nous renvoyons également à la note critique de cet ouvrage publiée dans ce dossier.
49. Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 3.
50. Cf. la partie consacrée à ces réceptions dans Charpentier (I.), dir., Comment sont reçues les œuvres.
Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006.
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51. Collovald (A.), Neveu (É.), Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, BPI-Centre
Georges Pompidou, 2004.
52. Chappe (V.‑A.), « Le droit dépolitise-t-il la lutte contre les discriminations ? Réflexions sur la portée (a)
politique de l’instrument juridique », Congrès de l’AFSP, Paris, 2013, Section thématique, n° 42, « La “dépo-
litisation” : registres, processus et interprétation ».
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