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POUR UNE APPROCHE MICROSOCIOLOGIQUE DES IDÉES POLITIQUES

Les appropriations ordinaires des idées féministes

Alban Jacquemart et Viviane Albenga

De Boeck Supérieur | « Politix »

2015/1 n° 109 | pages 7 à 20


ISSN 0295-2319
ISBN 9782807300682
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microsociologique
des idées politiques
Les appropriations ordinaires
des idées féministes
Alban Jacquemart et Viviane Albenga

Résumé – En prenant appui sur les travaux de plusieurs sous-champs des sciences sociales, cet article
plaide pour une microsociologie des appropriations des idées politiques à travers l’exemple des idées
féministes. La notion d’appropriation, empruntée à la socio-histoire de la lecture, permet d’envisager les
reformulations et transformations des idées politiques à l’occasion de leurs circulations dans différents
espaces sociaux. Elle conduit également à prêter une attention particulière aux conditions et modalités de
réception ordinaire des idées politiques et aux logiques de politisation au principe de ces processus. À ce
titre, les idées féministes constituent un terrain d’investigation particulièrement éclairant au regard de la
multiplicité des formes de diffusion dont elles ont fait l’objet depuis les années 1970.

Volume 28 - n°109/2015, p. 7-20 DOI: 10.3917/pox.109.0007


8 Pour une approche microsociologique des idées politiques

L
es mouvements sociaux constituent des lieux de production de manières
de penser et de voir le monde qui sont susceptibles de se diffuser dans
une multiplicité d’autres champs ou espaces sociaux 1. Cette circulation
des idées politiques forgées par les mouvements sociaux s’opère selon des
modalités et des processus qui varient en fonction des contextes historiques et
sociaux, des caractéristiques des champs concernés et des propriétés sociales
des individus. De plus, les idées politiques, lorsqu’elles dépassent les frontières
de leur site d’émergence, sont requalifiées, adaptées et/ou transformées par les
acteurs et actrices qui se les approprient. La définition même des idées poli-
tiques mérite donc d’être comprise à l’aune de ces processus d’appropriation.
Ce dossier ambitionne, à travers le cas des idées féministes, de comprendre
la façon dont les individus se saisissent des idées politiques portées par un
mouvement social et coproduisent leur contenu, en défendant une approche
microsociologique centrée sur les processus d’appropriation de ces idées. Il se
concentre en particulier sur les processus d’appropriation « ordinaires », c’est-
à-dire opérés par des acteurs et actrices, aux propriétés sociales variées, qui ne
sont pas des entrepreneurs et entrepreneuses de causes féministes 2.
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De la diffusion des idées politiques à leurs appropriations
ordinaires
Ce dossier entend faire dialoguer différents sous-champs des sciences
sociales rarement mobilisés conjointement. Il s’agit en particulier de confron-
ter les travaux sur les processus d’appropriation des idées politiques, centrés
sur les acteurs et actrices les plus légitimes dans les champs d’importation des
idées, aux recherches attentives aux formes d’appropriations « par le bas ».

Redéfinitions et appropriations des idées politiques


Un premier ensemble de recherches a focalisé son attention sur la circulation
des idées politiques, privilégiant l’étude des entrepreneurs et entrepreneuses de
causes. La sociologie des mouvements sociaux a ainsi mis en évidence les pro-
cessus de diffusion de visions du monde et de logiques contestataires en dehors
de leurs cadres d’élaboration, particulièrement au niveau transnational 3. Les
recherches sur l’altermondialisme ont par exemple montré le poids des réseaux
interindividuels et des « passeurs » dans le développement de cette cause en
France dans les années 1990 4 et le rôle des outils et moments de rencontres

1.  Nous remercions chaleureusement Laure Bereni et le comité éditorial de Politix pour les stimulantes
relectures de ce texte.
2.  Au sens que lui a donné la sociologie des mouvements sociaux : McCarthy (J. D.), Zald (M. N.), « Resource
Mobilization and Social Movements, a Partial Theory », American Journal of Sociology, 82, 1977.
3.  Sommier (I.), « Diffusions et circulation des mouvements sociaux », in Fillieule (O.), Agrikoliansky (É.),
Sommier (I.), dir., Penser les mouvements sociaux. Conflits sociaux et contestations dans les sociétés contempo-
raines, Paris, La Découverte, 2010.
4.  Agrikoliansky (É.), Fillieule (O.), Mayer (N.), dir., L’altermondialisme en France. La longue histoire d’une
nouvelle cause, Paris, Flammarion, 2005.
Alban Jacquemart et Viviane Albenga9

dans sa diffusion en Europe 5. Si ces recherches soulignent les logiques d’ac-


teurs et de champs au principe des processus de diffusion des idées 6, des tra-
vaux menés dans d’autres sous-champs des sciences sociales ont pour leur part
mis en évidence le travail de reformulation des idées au gré de leur circula-
tion 7. Plusieurs travaux récents se sont intéressés, par exemple, aux transfor-
mations de la catégorie de discrimination à mesure qu’elle s’est répandue dans
une variété de champs sociaux en France au cours des années 2000. Qu’elles
soient menées dans le monde des entreprises privées 8, dans le champ politico-
administratif 9 ou dans l’univers des sciences sociales 10, ces recherches ont sou-
ligné le travail permanent de requalification de la catégorie (« diversité », « éga-
lité des chances », etc.). Dans une perspective similaire, de nombreux travaux
sur les politiques publiques ont également insisté sur les processus de réajus-
tement, réinterprétation et retraduction des contenus des idées politiques à
l’occasion de leur actualisation en dispositifs d’action publique 11.
Ces travaux rappellent ainsi que les acteurs et actrices ont des usages diffé-
renciés des idées et soulignent leur rôle actif dans le processus de réception.
De ce point de vue, la notion d’appropriation, telle qu’elle a été formulée par
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Roger Chartier 12 et développée par l’histoire sociale des idées 13, est particuliè-
rement heuristique. Elle insiste d’abord, en effet, sur la coproduction du sens

5. Sommier (I.), Fillieule (O.), Agrikoliansky (É.), dir., Généalogie des mouvements altermondialistes en


Europe. Une perspective comparée, Paris, Karthala, 2008.
6.  Belorgey (N.), Chateigner (F.), Hauchecorne (M.), Pénissat (É.), « Théories en milieu militant », Sociétés
contemporaines, 81, 2011.
7.  Parmi les travaux de la sociologie des mouvements sociaux, on peut néanmoins mentionner, par exemple,
le travail de Lilian Mathieu sur les usages militants de la théorie de la « conscientisation » de Paulo Freire en
France dans les années 1970 : Mathieu (L.), « La “conscientisation” dans le militantisme des années 1970 »,
in Hamman (P.), Méon (J.‑M.), Verrier (B.), dir., Discours savants, discours militants : mélanges des genres,
Paris, L’Harmattan, 2002.
8.  Bereni (L.), « “Faire de la diversité une richesse pour l’entreprise”. La transformation d’une contrainte
juridique en catégorie managériale », Raisons politiques, 35, 2009.
9.  Cf. Chappe (V.‑A.), « Le cadrage juridique, une ressource politique ? La création de la HALDE comme
solution au problème de l’effectivité des normes anti-discrimination (1998-2005) », Politix, 94, 2011 ou
Mazouz (S.), « Ni juridique, ni politique. L’anti-discrimination en pratique dans une commission pour la
promotion de l’égalité des chances et la citoyenneté », Droit et société, 86, 2014.
10.  Bereni (L.), Chappe (V.‑A.), « La discrimination, de la qualification juridique à l’outil sociologique »,
Politix, 94, 2011.
11.  Lascoumes (P.), « Rendre gouvernable. De la “traduction” au “transcodage” : l’analyse des processus de
changement dans les réseaux d’action publique », in CURAPP, La Gouvernabilité, Paris, Presses universitaires
de France, 1996 ; Desage (F.), Godard (J.), « Désenchantement idéologique et réenchantement mythique des
politiques locales. Retour critique sur le rôle des idées dans l’analyse des politiques publiques », Revue fran-
çaise de science politique, 50 (4), 2005.
12.  Chartier (R.) « Textes, imprimés, lectures », in Poulain (M.), dir., Pour une sociologie de la lecture, Paris,
Éditions du Cercle de la librairie, 1988. Cf. également, dans cette même perspective, Radway (J. A.), Reading
the Romance. Women, Patriarchy and Popular Literature, Chapel Hill, The University of North Carolina
Press, 1991 [1re éd. 1984] et Albenga (V.), S’émanciper par la lecture. Genre, classe et usages sociaux des livres,
Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015 (à paraître).
13.  Cf. Pudal (B.), « De l’histoire des idées politiques à l’histoire sociale des idées politiques », in Cohen (A.),
Lacroix (B.), Riutort (P.), dir., Les formes de l’activité politique. Éléments d’analyse sociologique XVIIIe-XXe siècle,
Paris, Presses universitaires de France, 2006 ; Matonti (F.), « Plaidoyer pour une histoire sociale des idées

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10 Pour une approche microsociologique des idées politiques

d’un support par son récepteur : lorsque des individus s’approprient des idées
auxquelles ils sont confrontés, c’est toujours au prix d’un travail de sélection et
de reformulation de ces idées. En soulignant ce rôle actif du public, la notion
d’appropriation ouvre alors la voie à une analyse des conditions socialement
différenciées de ce travail et révèle notamment les lignes de partage en termes
de classe, de genre ou de race à l’œuvre dans les processus d’incorporation
des idées politiques. La notion d’appropriation met aussi en lumière les effets
symboliques et pratiques produits au cours du processus. Ainsi, parler d’ap-
propriation des idées politiques permet, au-delà d’une analyse des modalités
d’adhésion aux idées, de saisir les opérations de redéfinition, selon les positions
dans l’espace social, et leurs conséquences tant symboliques que pratiques.

Des appropriations par le haut aux appropriations ordinaires


La plupart des travaux attentifs aux processus de transformation du contenu
des idées politiques portent cependant sur des publics compétents et légitimes,
souvent entrepreneurs et entrepreneuses de cause dans leur champ. Ce prisme
limite ainsi l’étude des appropriations des idées à leurs formes les plus stabili-
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sées, ayant accédé au statut de discours légitimes. Pourtant, ces appropriations
« par le haut » produisent également des appropriations « par le bas », ordi-
naires : en effet, l’importation d’idées politiques par les entrepreneurs et entre-
preneuses de cause s’accompagne d’une diffusion de ces idées auprès de publics
plus larges, qui génère alors de nouveaux processus d’appropriation. L’analyse
de ces processus, encore rare dans le cas des idées politiques, peut s’appuyer
sur les acquis de différents sous-champs, notamment les cultural studies et la
sociologie du droit.
La sociologie de la lecture et de la réception des médias a en effet intégré les
publics ordinaires à l’analyse des processus d’appropriation. Les cultural stu-
dies britanniques ont ainsi initié l’étude de la réception de messages média-
tiques, notamment par les classes populaires. Richard Hoggart dans La culture
du pauvre a par exemple mis en évidence « l’attention oblique » des classes
populaires dans leur lecture des tabloïds, remettant ainsi en cause la portée des
messages « populistes » qu’ils véhiculent 14. Plus largement, ces perspectives ont
souligné les formes différenciées d’appropriations ordinaires des idées, condui-
sant Stuart Hall à distinguer plusieurs formes de « décodages » possibles d’un
même message : hégémonique, négocié et oppositionnel 15.

politiques », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 59 (4bis), 2012 ; Belorgey (N.), Chateigner (F.),


Hauchecorne (M.), Pénissat (É.), « Théories en milieu militant », art. cit.
14.  Hoggart (R.), La culture du pauvre, Paris, Éditions de Minuit, 1970 [1re éd. 1957].
15.  Hall (S.) « Codage/décodage », Réseaux, 68, 1994 [1re éd. 1980].
Alban Jacquemart et Viviane Albenga11

De la même façon, différents travaux ont analysé les formes d’appropria-


tions ordinaires de savoirs constitués 16, et en particulier les legal consciousness
studies 17, attentives aux usages sociaux et interprétations du droit dans le quoti-
dien 18. En s’appuyant sur les récits d’expériences de femmes victimes de harcè-
lement sexuel au travail, Anna‑Maria Marshall montre par exemple comment
ces femmes construisent leur « propre droit » en la matière, au croisement de
la définition juridique et d’autres cadres sociaux d’interprétation des compor-
tements sexualisés au travail (féministes, managériaux ou en termes de liberté
sexuelle) 19. Plus largement, des recherches s’inscrivant dans une perspective
« constitutive » du droit accordent aux cibles des dispositifs juridiques un rôle
actif dans le façonnement de leur signification 20.
Au croisement des approches en termes d’appropriation des idées politiques
et de la sociologie de la réception et des publics, ce dossier propose donc de saisir
non seulement les conditions sociales de possibilité de l’appropriation des idées
féministes, mais aussi le travail de reformulation et de requalification à l’œuvre
ainsi que les effets symboliques et pratiques de ces appropriations ordinaires.
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Les idées féministes comme cas paradigmatique
On désigne par idées féministes les représentations des rapports de genre
portées dans l’espace public par les mouvements féministes au-delà des luttes
de définition et des conflits qui les traversent : en premier lieu, la contestation
de la hiérarchie matérielle et symbolique des sexes et l’affirmation de l’auto-
nomie des femmes. Le choix du cas des idées féministes repose sur la richesse
et la diversité des formes d’appropriations dont elles ont fait l’objet depuis les
années 1970 21. Le concept d’« espace de la cause des femmes 22 » permet en
effet de souligner l’existence d’un espace partagé de mobilisations autour des
idées féministes incluant non seulement les associations et groupes féministes

16.  À l’image, par exemple, des usages de la psychologie chez les enseignant∙e∙s : Morel (S.), « Les professeurs
des écoles et la psychologie. Les usages sociaux d’une science appliquée », Sociétés contemporaines, 85, 2012.
17.  Pélisse (J.), « A-t-on conscience du droit ? Autour des legal consciousness studies », Genèses, 59, 2005.
18.  Ewick (P.), Silbey (S.), The Common Place of Law. Stories from Everyday Life, Chicago, The University of
Chicago Press, 1998. Une traduction partielle est disponible : Ewick (P.), Silbey (S.), « La construction sociale
de la légalité », Terrains & travaux, 6, 2004.
19.  Marshall (A.‑M.), « Injustice Frames, Legality, and the Everyday Construction of Sexual Harassment »,
Law and Social Inquiry, 28, 2003.
20.  Pour une synthèse, cf. Israël (L.), « Question(s) de méthodes. Se saisir du droit en sociologue », Droit et
société, 69-70, 2008.
21.  De la même façon que l’étude des mouvements féministes a permis de renouveler une partie des pers-
pectives de la sociologie des mouvements sociaux. Cf. Bereni (L.), Revillard (A.), « Un mouvement social
paradigmatique ? Ce que le mouvement des femmes fait à la sociologie des mouvements sociaux », Sociétés
contemporaines, 85, 2012.
22.  Bereni (L.), « Penser la transversalité des mobilisations féministes : l’espace de la cause des femmes »,
in Bard (C.), dir., Les féministes de la deuxième vague, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2012 ;
Bereni (L.), La bataille de la parité. Mobilisations pour la féminisation du pouvoir, Paris, Economica, 2015.

109
12 Pour une approche microsociologique des idées politiques

« autonomes », mais aussi, à certains moments et à certaines conditions, des


structures ou collectifs inscrits dans des univers sociaux éloignés des défini-
tions classiques des mouvements sociaux 23 (comme les partis politiques 24,
les syndicats 25, les administrations publiques 26, le monde académique 27, le
travail social 28, le monde de l’entreprise 29, des lieux culturels 30 ou encore des
Églises 31). En raison de cette transversalité propre aux mobilisations féministes,
des entrepreneurs et, surtout, des entrepreneuses de cause importent les idées
féministes dans des univers sociaux variés : des universitaires, des syndicalistes,
des femmes dans différentes professions, des femmes politiques ou encore des
militantes associatives vont ainsi permettre une « diffusion par capillarité des
idées féministes 32 ». Ces processus de diffusion s’appuient sur différents sup-
ports (collectifs, textes, produits culturels, médias, politiques publiques, etc.) et
supposent des opérations d’ajustement des idées féministes au nouvel espace
social. Surtout, ils sont l’occasion d’appropriations des idées féministes bien
au-delà du cercle des militantes et entrepreneuses de cause. L’avènement d’un
« ethos égalitaire 33 » érigeant l’égalité des sexes en principe de référence, en
France comme dans d’autres pays occidentaux depuis quelques décennies,
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atteste par exemple l’impact social des mouvements féministes bien au-delà de
ses frontières.

23.  Mathieu (L.), L’espace des mouvements sociaux, Broissieux, Éditions du Croquant, 2012.
24.  Bereni (L.), « Lutter dans ou en dehors du parti. L’évolution des stratégies des féministes du Parti socia-
liste (1971-1997) », Politix, 73, 2006.
25.  Le Brouster (P.), « La CFDT et les associations féministes de 1970 à nos jours », in Tartakowsky (D.),
Tétard (F.), dir., Syndicats et associations. Concurrence ou complémentarité ?, Rennes, Presses universitaires
de Rennes, 2004 ; Pochic (S.), « Femmes responsables dans les syndicats anglais et identification féministe :
neutraliser leur genre pour mieux représenter leur classe ? », Sociologie, 5 (4), 2014.
26.  Revillard (A.), La cause des femmes dans l’État : une comparaison France-Québec (1965-2007), thèse pour
le doctorat de sociologie, ENS Cachan, 2007.
27.  Lagrave (R.‑M.), « Recherche féministe ou recherche sur les femmes ? », Actes de la recherche en sciences
sociales, 83, 1990.
28.  Herman (É.), « Militer en travaillant contre les violences faites aux femmes », Cahiers du genre, 55, 2013.
29.  Blanchard (S.), Boni (I.), Rabier (M.), « Une cause de riches ? L’accès des femmes au pouvoir écono-
mique », Sociétés contemporaines, 89, 2013.
30.  Staggenborg (S.), « Beyond Culture versus Politics. A Case Study of a Local Women’s Movement »,
Gender and society, 15 (4), 2001 ; Pavard (B.), « Une “guerre de 20 ans” : les luttes du Planning Familial dans
L’Express et Le Nouvel Observateur (1955-1975) », in Bard (C.), Mossuz‑Lavau (J.), dir., Le Planning Familial,
histoire et mémoire (1956-2006), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2006.
31.  Katzenstein (M. F.), « Quand la contestation se déploie dans les institutions », Sociétés contemporaines,
85, 2012.
32.  Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires” dans les années 1970. La fabrique de la
puissance d’agir féministe », Sociologie, 1 (1), 2010, p. 79.
33.  Bajos (N.), Ferrand (M.), « Échecs de contraception et recours à l’avortement : d’une analyse en termes
de processus à une approche relationnelle », in Gourbin (C.), dir., Santé de la reproduction au Nord et au
Sud, Louvain, Presses universitaires de Louvain, 2009 et Clair (I.), « La découverte de l’ennui conjugal. Les
manifestations contrariées de l’idéal conjugal et de l’ethos égalitaire dans la vie quotidienne des jeunes de
milieux populaires », Sociétés contemporaines, 83, 2011.
Alban Jacquemart et Viviane Albenga13

Le cas des idées féministes permet donc d’observer une grande diversité de
formes d’appropriations ordinaires dont elles font l’objet. Ainsi, des pratiques
au sein d’univers sociaux a priori éloignés des féminismes, comme les réunions
Tupperware 34, peuvent être l’occasion de la diffusion, de l’appropriation et de
la mise en pratique des idées féministes. Ces opérations connaissent cependant
des processus différenciés, socialement situés et engageant des redéfinitions
variables des idées féministes comme l’ont souligné les travaux étatsuniens sur
le développement de la « conscience féministe 35 ». Les contributions au dossier
attestent ainsi la grande variété des façons de rencontrer les idées féministes et de
se les approprier : dans la famille (Masclet), dans l’engagement syndical (Gallot
et Meuret‑Campfort), dans le travail militant (Delage), dans l’administration
et les associations (Perrier) ou encore par les pratiques culturelles (Albenga et
Bachmann). La traduction d’un article de Pamela Aronson, interrogeant des
jeunes femmes ordinaires (non militantes) sur leur rapport au féminisme à la
fin des années 1990 36, montre ainsi que la majorité des femmes de cette généra-
tion souvent qualifiée de « postféministe » a été confrontée aux idées féministes,
produisant des appropriations variées, et parfois paradoxales – notamment en
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fonction de leur appartenance de classe et de race.
Si la diffusion des idées féministes s’opère donc de multiples façons, les
articles de ce dossier permettent de dégager des régularités dans les proces-
sus d’appropriations ordinaires de ces idées. On en soulignera ici trois princi-
pales : les possibilités socialement situées des appropriations ; l’importance des
contextes ; l’existence d’un continuum d’appropriations.

Appropriations, rapports sociaux et trajectoires sociales


La lecture des contributions du dossier fait d’abord apparaître le caractère
socialement situé des appropriations des idées féministes : non seulement la
possibilité de telles appropriations est dépendante des dispositions sociales des
individus, mais de surcroît elle s’opère à la condition de trajectoires sociales
spécifiques 37.

34.  Achin (C.), Naudier (D.), « La libération par Tupperware ? Diffusion des idées et pratiques féministes
dans de nouveaux espaces de sociabilité féminine », Clio, 29, 2009.
35.  Cf. par exemple Klatch (R. E.), « The Formation of Feminist Consciousness among Left- and Right-
Wing Activists of the 1960s », Gender and Society, 15 (6), 2001 et Martin (P. Y.), Reynolds (J. R.), Keith (S.),
« Gender Bias and Feminist Consciousness among Judges and Attorneys: A Standpoint Theory Analysis »,
Signs, 27 (3), 2002. Sur les réajustements opérés dans les processus d’appropriation dans l’univers militant,
cf. Jacquemart (A.), « L’engagement féministe des hommes, entre contestation et reproduction du genre »,
Cahiers du genre, 55, 2013.
36.  Article initialement paru sous le titre « Feminist or “Postfeminist”? Young Women’s Attitudes toward
Feminism and Gender Relations » dans Gender & Society, 17 (6), 2003.
37.  Pour une perspective similaire au sujet de militant∙e∙s, cf. Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de
femmes “ordinaires”… », art. cit. et Jacquemart (A.), Les hommes dans les mouvements féministes. Socio-
histoire d’un engagement improbable, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2015.

109
14 Pour une approche microsociologique des idées politiques

Les militantes féministes, comme la plupart des militant∙e∙s des mouvements


contestataires, se distinguent par un important capital culturel, particulière-
ment scolaire. On retrouve la même importance du capital culturel dans les
appropriations ordinaires des idées féministes : les articles de Viviane Albenga
et Laurence Bachmann et de P. Aronson soulignent ainsi qu’il constitue une res-
source déterminante dans les processus d’appropriation. Mais les contributions
mettent également en avant le rôle de la position dans les rapports de genre
(Masclet, Perrier) et de race (Aronson) dans la capacité à faire siennes les idées
féministes. De ce point de vue, P. Aronson, en particulier, démontre la richesse
sociologique d’une perspective intersectionnelle 38 : les rapports différenciés au
féminisme se comprennent au regard des positions dans les rapports sociaux
de classe, de sexe et de race et des trajectoires sociales des individus. Mais loin
d’opérer mécaniquement, les dispositions et positions sociales agissent sur les
processus d’appropriation en ce qu’elles exposent variablement les individus à
des contextes plus ou moins favorables aux idées féministes.

Effets de contexte
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L’ensemble des contributions montre en effet que l’appropriation ne s’opère
qu’à la condition (presque sine qua non) de l’existence de supports d’identifi-
cation aux idées féministes socialement légitimes pour les individus. Adopter,
pour tout ou partie, une grille de lecture féministe du monde social et, plus
encore, le label « féministe » requiert en effet qu’une telle vision soit portée
par un « autrui significatif » : l’entourage affectif (famille, ami∙e∙s, etc.) ou les
personnes jouissant d’une autorité et/ou d’un prestige social (enseignant∙e∙s,
écrivain∙e∙s, personnalités publiques, etc.) jouent un rôle essentiel dans la légi-
timité des idées féministes, et donc la possibilité de leur appropriation. Les
lectures des femmes étudiées par V. Albenga et L. Bachmann permettent une
appropriation des idées féministes parce que les livres sont proposés et/ou valo-
risés par des femmes « qui comptent » dans la vie des enquêtées. De ce point de
vue, le dossier met particulièrement en évidence le rôle des enseignements sur
le genre comme support d’identification permettant la conversion aux idées
féministes (Aronson, Masclet, Perrier) 39. À l’inverse, l’absence ou la faiblesse de
ces supports freine largement les possibilités d’appropriation (Aronson, Gallot
et Meuret‑Campfort, Perrier).
On voit alors comment les variations de niveau de capital culturel, par
exemple, opèrent non pas en soi, mais en ce qu’elles offrent des « opportuni-
tés de relais inégales » (Masclet) dans la mesure où les plus doté∙e∙s en capital
culturel ont davantage accès à des figures féministes d’identification. Mais ces

38.  Chauvin (S.), Jaunait (A.), « Intersectionnalité », in Bereni (L.), Achin (C.), dir., Dictionnaire genre et


science politique, Paris, Presses de Sciences Po, 2013.
39.  Sur ce point, cf. également Andriocci (M.), « Entre colère et distance : les “études féministes” à l’univer-
sité », L’Homme et la société, 158, 2005.
Alban Jacquemart et Viviane Albenga15

opportunités ne sont pas seulement socialement réparties de façon inégale, elles


sont également contingentes des contextes historiques et organisationnels 40.
D’abord, comme le met en évidence Camille Masclet, les contextes militants
agissent sur la possibilité d’actualisation ou non de dispositions : les idées fémi-
nistes seront d’autant plus appropriées que les mouvements féministes sont
politiquement visibles et légitimes. D’autre part, les processus d’appropriation
se déploient à la faveur de contextes organisationnels favorables. Ainsi, Pauline
Delage montre par exemple que l’appropriation des discours féministes par des
professionnelles en charge de la lutte contre les violences faites aux femmes est
possible grâce à la proximité des « économies morales » du travail social et du
discours féministe sur les violences conjugales. Plus largement, elle souligne le
poids des « régimes professionnels » différenciés en France et aux États-Unis
sur les modalités d’appropriations discursives et pratiques des idées féministes.
À l’inverse, le dossier souligne les freins que les contextes font peser sur ces
processus. Fanny Gallot et Eve Meuret‑Campfort resituent ainsi la résistance au
discours féministe d’ouvrières des années 1970 dans le rapport de concurrence,
au sein même de l’entreprise, entre militant∙e∙s syndicalistes et « gauchistes »,
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auxquel∙le∙s les féministes sont associées. Le rejet affiché du féminisme par les
ouvrières se comprend alors par leur volonté d’affirmer leur fidélité au monde
ouvrier (et donc aux syndicats), d’autant plus nécessaire qu’elle est souvent
déniée aux femmes. Elles soulignent enfin que cette résistance ouvrière aux
idées féministes s’explique aussi par les plus grandes rétributions offertes par
les syndicats. Dans un tout autre contexte, celui des administrations berlinoises
en charge de la lutte contre le chômage, Gwenaëlle Perrier relève les nombreux
obstacles institutionnels et cognitifs à l’appropriation des idées féministes. En
effet, souligne l’auteure, si le déploiement du gender mainstreaming dans la
politique d’emploi n’a pas suscité une large appropriation des idées féministes,
et notamment d’une lecture genrée des mécanismes du marché du travail, c’est
qu’elles se heurtent à la fois au fonctionnement concret du travail des agent∙e∙s
(réagir aux situations d’urgence plutôt que de travailler sur des changements
structurels) et au cadre d’intelligibilité dominant des questions d’emploi et de
chômage.

Un continuum d’appropriations
Les contributions de ce dossier permettent enfin d’insister sur la diversité
des modalités d’incorporations idéologiques et pratiques des idées féministes,
au-delà d’une simple division féministe/non-féministe. À partir de ces diffé-
rents cas empiriques, mais aussi de la déclinaison de S. Hall 41, un continuum
des formes d’appropriations ordinaires des idées féministes peut être dégagé :
appropriation revendiquée, négociée, sélective et pratique.

40.  Cf. Pochic (S.), « Femmes responsables syndicales en Angleterre... », art. cit.


41.  Hall (S.) « Codage/décodage », art. cit.

109
16 Pour une approche microsociologique des idées politiques

L’appropriation revendiquée (« je suis féministe ») renvoie aux enquêté∙e∙s


qui se reconnaissent dans la labellisation féministe et dans les idées politiques
qui lui sont associées. Comme le montre P. Aronson, s’approprier l’étiquette
féministe nécessite des ressources sociales permettant de défendre une définition
concurrente de celle qui est majoritaire (et généralement stigmatisée) dans son
espace social d’inscription. Dans ce processus d’appropriation du label fémi-
niste, l’existence de supports d’identification est déterminante : les résistances
sont les plus faibles chez les enfants de militantes (Masclet) et dans des associa-
tions revendiquant le terme (Delage). Si des ajustements des idées féministes
sont opérés, comme dans tout processus d’appropriation, ils sont mineurs et ne
constituent pas un obstacle à l’identification aux mouvements féministes. Dès
lors, les appropriations revendiquées sont plus fréquentes chez les personnes les
plus proches des cercles militants (Delage, Masclet) et sont minoritaires.
L’appropriation négociée désigne le positionnement « je ne suis pas féministe,
mais… ». Malgré une adhésion à tout ou une large partie des idées féministes,
les enquêté∙e∙s expriment le plus souvent leurs réticences, voire leur opposition,
face au terme « féministe ». En effet, le mot reste chargé de connotations néga-
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tives empêchant bien souvent son appropriation pour soi : jugé « trop radical »,
« bourgeois » ou « anti-hommes », il est rejeté par la plupart des enquêté∙e∙s,
y compris par certains enfants de militantes féministes (Masclet). P. Aronson
montre cependant que le refus de s’autodésigner comme féministe est princi-
palement une réaction face une définition du terme façonnée par les discours
antiféministes, et non nécessairement un rejet des idées féministes. La faiblesse
des supports d’identification entrave ainsi la réappropriation pour soi de l’éti-
quette féministe, particulièrement dans les cas où les femmes évoluent dans
des univers peu familiers des féminismes (Gallot et Meuret‑Campfort, Perrier)
ou ne bénéficient pas de liens individuels et collectifs valorisant les féminismes
(Aronson, Albenga et Bachmann) 42. Ces appropriations sont donc négociées
puisqu’elles instaurent une distance avec les promoteurs et promotrices des
idées féministes, sans pour autant que le contenu des idées soit particulière-
ment contesté.
Les articles du dossier mettent également en évidence le caractère sélectif des
processus de certaines appropriations des idées féministes. Ces appropriations
sélectives s’opèrent à travers non seulement un refus du label féministe, mais
aussi un « tri » des idées féministes 43. En effet, les démarches adoptées par les

42.  L’appropriation du terme féministe en milieu militant suppose également des conditions spécifiques.
Cf. notamment Jacquemart (A.), Les hommes dans les mouvements féministes, op. cit.
43.  Pour désigner ce processus de sélection des idées féministes dans la presse féminine française, Delphine
Dulong et Frédérique Matonti parlent pour leur part de « féminisme apprivoisé ». Cf. Dulong (D.),
Matonti (F.) « L’indépassable “féminité”. La mise en récit des femmes en campagne », in Lagroye (J.),
Lehingue (P.), Sawicki (F.), dir., Mobilisations électorales. Le cas des élections municipales de 2001, Paris,
Presses universitaires de France, 2005.
Alban Jacquemart et Viviane Albenga17

auteures permettent de souligner que les idées féministes sont triées, travaillées,
resignifiées et, finalement, coproduites, par les processus d’appropriation. Ces
appropriations sélectives sont là encore façonnées par les dispositions sociales,
les trajectoires sociales et les contextes. P. Delage montre que les professionnelles
étatsuniennes en charge des femmes victimes de violences conjugales s’appro-
prient au cours de leurs trajectoires les idées féministes mais en les refaçonnant
de sorte à les rendre compatibles avec le cadre institutionnel de la lutte contre
les violences faites aux femmes. C’est ainsi que la question de l’entre-femmes
tant des personnels que des personnes accueillies, au centre du cadre d’analyse
féministe, est largement remise en cause par ces professionnelles confrontées
à des financeurs et des décideurs publics attachés à la mixité 44. Par ces ajuste-
ments et réinterprétations, les appropriations ordinaires participent alors à la
coproduction des idées féministes, les chargeant de significations nouvelles et
concurrentes. Le travail de P. Aronson met particulièrement en évidence ces
logiques d’appropriations sélectives, de nombreuses jeunes femmes affichant
simultanément un soutien à certaines idées féministes et une mise à distance,
voire une critique, d’autres idées féministes.
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Dans ces formes d’appropriation, la socialisation aux idées féministes pro-
duit également des transformations de pratiques 45. En effet, les contributions
soulignent combien les idées féministes peuvent constituer, explicitement ou
implicitement, un support de légitimation de pratiques subversives du genre
dans la sphère professionnelle ou privée 46. La socialisation aux idées féministes
permet ainsi l’acquisition de « dispositions pratiques » (Masclet) susceptibles
de s’actualiser au cours de la trajectoire. G. Perrier montre combien le gender
mainstreaming, à défaut de faire l’objet d’une appropriation généralisée, sou-
tient l’action des professionnelles de l’égalité mais permet aussi l’appropria-
tion, dans le cadre professionnel, d’une grille de lecture sexuée du marché du
travail par quelques profanes de l’égalité dans les Job Center berlinois. Dans un
contexte plus largement et plus anciennement imprégné des idées féministes,
celui de la prise en charge des femmes victimes de violences conjugales, les idées
féministes façonnent les pratiques professionnelles, y compris de femmes, et
parfois d’hommes, initialement éloigné∙e∙s de toute préoccupation féministe
(Delage). De la même façon, la lecture de romans ou d’ouvrages de « dévelop-
pement personnel » peut constituer une ressource pour l’affirmation de son

44.  On constate un processus similaire d’appropriation sélective du concept de genre chez des salariées
d’associations féministes. Cf. Charles (F.), Fortino (S.), « Le concept de genre au CIDFF : un outil de travail
pour l’insertion », Cahiers du genre, 55, 2013.
45.  Certains travaux ont néanmoins souligné que la traduction pratique des idées féministes pouvait se
heurter à différents obstacles, notamment liés aux positions dans les rapports de classe et de race. Cf. notam-
ment Molinier (P.), « Des féministes et de leur femme de ménage : entre réciprocité du care et souhait de
dépersonnalisation », Multitudes, 37-38, 2009 et Dussuet (A.), Flahaut (É.), Loiseau (D.), dir., « Associations
féministes. Reproduction ou subversion du genre ? », Cahiers du genre, 55, 2013.
46.  Achin (C.), Naudier (D.), « Trajectoires de femmes “ordinaires”… », art. cit.

109
18 Pour une approche microsociologique des idées politiques

autonomie personnelle et/ou de sa prise de distance avec les normes de la fémi-


nité hétérosexuelle (Albenga et Bachmann).
Si ces trois premières formes d’appropriations entremêlent dimensions
discursives et pratiques, on peut distinguer un dernier type d’appropriations
à travers la transcription pratique d’idées féministes pourtant explicitement
contestées et rejetées. Parler dans ces cas d’appropriations pratiques des idées
féministes n’induit pas d’imposer l’étiquette féministe à des personnes qui s’en
défendent et qui rejettent le discours féministe. Par appropriations pratiques il
s’agit néanmoins de souligner que le rejet ou la distance affichée aux idées fémi-
nistes n’interdit pas un « travail du genre » (Gallot et Meuret‑Campfort) qui
prend appui sur un contexte de diffusion des idées féministes 47. Les ouvrières
de l’usine Chantelle dans les années 1970, par exemple, rejettent les idées fémi-
nistes et les mouvements qui les portent. Elles ne peuvent, en particulier, pas
se reconnaître dans les critiques féministes sur la famille, l’espace domestique
et familial constituant pour elles le socle de leur inscription sociale et de leur
« respectabilité 48 ». Pour autant, l’idée d’autonomie des femmes portée par les
mouvements féministes de l’époque agit comme une ressource invisible mais
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réelle pour l’autonomisation des femmes, rendant possible le déploiement
d’une agency socialement déniée aux ouvrières (Gallot et Meuret‑Campfort).

Appropriations ordinaires et (dé)politisation


L’analyse des processus d’appropriations ordinaires dans cette perspective
permet d’interroger dans le même mouvement les logiques de politisation et
de dépolitisation, entendues, à la suite de Jacques Lagroye, comme les opéra-
tions de conversion de faits sociaux en objets relevant de la sphère politique, et
comme l’effet de ce processus sur les faits ainsi convertis 49. Le slogan féministe
selon lequel « le privé est politique », par exemple, a pu s’actualiser dans la
politisation de certains problèmes – de manière emblématique, dans la requa-
lification du viol et des violences conjugales de problème privé en problème
public. Pour autant, toutes les appropriations des idées féministes ne sont pas
aussi nettement et ouvertement politisées ; mais sont-elles dès lors « dépoliti-
sées » ? Les réceptions « présumées politiques 50 » et les processus de politisation
à l’œuvre dans les appropriations des textes soulignent la porosité des catégories
de politisation et de dépolitisation. L’étude d’Érik Neveu et d’Annie Collovald
sur les lecteurs de romans policiers en donne une exemplification remarquable

47.  On peut renvoyer à l’idée de « féminisme silencieux » développée dans Lagrave (R.‑M.), dir., Celles de la
terre. Agricultrice, l’invention politique d’un métier, Paris, Éditions de l’EHESS, 1987.
48.  Skeggs (B.), Des femmes respectables. Classe et genre en milieu populaire, Marseille, Agone, 2015 [1re éd.
1997]. Nous renvoyons également à la note critique de cet ouvrage publiée dans ce dossier.
49.  Lagroye (J.), dir., La politisation, Paris, Belin, 2003, p. 3.
50.  Cf. la partie consacrée à ces réceptions dans Charpentier  (I.), dir., Comment sont reçues les œuvres.
Actualités des recherches en sociologie de la réception et des publics, Paris, Créaphis, 2006.
Alban Jacquemart et Viviane Albenga19

en mettant en relation leurs parcours d’anciens militants distanciés de l’engage-


ment partisan avec leur manière de s’approprier la lecture de polars. Il apparaît
alors que la lecture des romans policiers, par le dévoilement de réalités sociales
et politiques qu’elle offre, permet de maintenir une vision du monde et de soi-
même politisée tout en gardant leurs distances avec les collectifs politiques 51.
De tels travaux invitent donc à porter attention à la diversité des formes de
politisation et à ne pas nécessairement interpréter la transformation des idées
politiques comme des processus de dépolitisation. Les articles de ce dossier sou-
lignent également que le travail de réinterprétation et de reformulation des idées
féministes n’est pas synonyme de dépolitisation, y compris dans les discours les
plus distants vis-à-vis du féminisme. Ainsi, la socialisation aux idées féministes
est l’occasion, dans la plupart des cas, de s’approprier une lecture politique
des rapports de genre. Les femmes interviewées par P. Aronson par exemple
affichent un désintérêt voire une hostilité au féminisme mais remettent en
cause, dans leur grande majorité, les inégalités et discriminations que subissent
les femmes. C. Masclet, quant à elle, montre que même dans le cas des enfants
de militantes féministes exprimant un rejet des idées féministes, des processus
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d’appropriation et de politisation sont à l’œuvre. En outre, la politisation peut
être analysée à l’aune des effets pratiques évoqués précédemment. Ces appro-
priations pratiques mettent alors en évidence l’existence de « politisations dans
l’action » en dépit d’une « dépolitisation discursive 52 ». Dès lors, la frontière
entre politisation et dépolitisation paraît labile, et c’est tout le défi que constitue
l’étude des appropriations des idées féministes : remettre en perspective la poli-
tisation et la dépolitisation comme processus non pas opposés, mais coexistants
et participant de la transformation des idées politiques.

51.  Collovald (A.), Neveu (É.), Lire le noir. Enquête sur les lecteurs de récits policiers, Paris, BPI-Centre
Georges Pompidou, 2004.
52.  Chappe (V.‑A.), « Le droit dépolitise-t-il la lutte contre les discriminations ? Réflexions sur la portée (a)
politique de l’instrument juridique », Congrès de l’AFSP, Paris, 2013, Section thématique, n° 42, « La “dépo-
litisation” : registres, processus et interprétation ».

109
20 Pour une approche microsociologique des idées politiques

Alban Jacquemart est sociologue, post- Viviane Albenga est post-doctorante au


doctorant au Centre d’études de l’emploi sein du programme européen EGERA
et chercheur associé à l’équipe PRO (Effective Gender Equality in Research
(Professions, réseaux, organisations) du and the Academia), OFCE, Sciences Po
Centre Maurice Halbwachs (CNRS-ENS- Paris. Elle est l’auteure d’une thèse sur
EHESS). Après une thèse sur les hommes la construction du genre et de la classe
dans les mouvements féministes en sociale par les pratiques de lecture, soute-
France, il poursuit des recherches au croi- nue à l’EHESS et récompensée par le Prix
sement de la sociologie du genre, du mili- de thèse de la ville de Paris pour les études
tantisme et du travail. Il a notamment publié de genre en 2010. L’ouvrage issu de cette
Les hommes dans les mouvements fémi- thèse paraîtra aux Presses universitaires
nistes. Socio-histoire d’un engagement de Rennes en 2015. Elle a mené ensuite
improbable, Rennes, Presses universitaires des recherches sur les politiques d’égalité
de Rennes, 2015, « Du registre humaniste de genre dans l’enseignement secondaire
au registre identitaire. La recomposition du et supérieur. Elle a notamment publié « Le
militantisme féministe masculin dans les genre de “la distinction” », Sociétés et
années 1970 », Sociétés contemporaines, représentations, 24, 2007 ; « Stabiliser ou
85, 2012 et « L’engagement féministe des subvertir le genre ? Les effets performatifs
hommes, entre contestation et reproduc- de la lecture », Sociologie de l’art-Opus,
tion du genre », Cahiers du genre, 55, 2013. 17, 2011 et « Le genre dans la construc-
alban.jacquemart@gmail.com tion politique des violences scolaires : une
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difficile émergence à l’échelle nationale en
France », in Carra (C.), Mabilon-Bonfils (B.),
dir., Violences à l’école, normes et profes-
sionnalités en questions, Arras, Presses de
l’Université d’Artois, 2012.
valbenga@yahoo.fr

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