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MILINDA -PAÑHA
Traduit du pali avec introduction et notes par Louis FINOT (1864 - 1935)
Paris, 1923
La division en paragraphes a été ajoutée par le traducteur pour faciliter les références
1. Description de Sâgalâ
2. Vies antérieures
3. Le roi Milinda
5. Pénitence de Rohana
7. Ordination de Nâgasena
1. Inexistence de l'individu
2. Le nombre
4. Escarmouche
5. Préparatifs de l'entrevue
10. La vertu
11. La foi
12. L'énergie
13. La réflexion
14. Le recueillement
15. La sagesse
23. Remontrance
40. Le sel
4. Le feu de l'enfer
12. Le Dhamma
20. Pourquoi les règles disciplinaires n'ont été édictées que progressivement
27. Le Samsâra
28. La mémoire
46. Épilogue
INTRODUCTION
La division en paragraphes a été ajoutée par le traducteur pour faciliter les références
Le Milinda-pañha, édité par V. Trenckner et traduit en anglais par Rhys Davids (1) est
une série de dialogues entre le roi Milinda et le moine Nâgasena, sur divers points de la
doctrine bouddhique. Ce débat est long : dans le texte imprimé, il ne comprend pas moins
de 420 pages compactes. Mais l'ouvrage primitif avait-il une pareille étendue ? Il y a des
raisons d'en douter. D'abord une sorte de sommaire des chapitres (2), inséré assez
gauchement au début du récit (p. 2), énumère :
2° les Questions de Milinda, section divisée en deux chapitres répondant aux livres II
et III.
(1) The Milindapañho, being Dialogues between King Milinda and tbe Buddhist Sage
Nâgasena. The Pali text edited by V. Trenckner. — London, 1880, in-8°. — The Questions of
King Milinda, translated from the Pali by T. W. Rhys Davids. Oxford, 1890-1894, 2 vol. in-8°.
(Sacred Books of the East, vol. XXXV-XXXVI.)
Pourquoi aurait-on groupé ces deux chapitres, parmi beaucoup d'autres, en une
section portant le titre général de l'ouvrage ? En outre, le livre II se termine (p. 64) par ce
titre (3) : « Ici finissent les Questions du roi Milinda à Nâgasena », et le livre III par cet autre
non moins singulier : « Des Questions de Milinda ici finissent les Questions et Réponses. »
L'un de ces deux titres ne marquerait-il pas la limite entre l’œuvre du premier écrivain et
celle de ses continuateurs ?
Nous disposons, pour résoudre cette question, d'un excellent criterium. Il existe dans
le Tripitaka chinois deux recensions d'un ouvrage intitulé Na-sien pi-k'ieou king, « Livre du
bhikshu Nâgasena », qui n'est autre qu'une traduction des Questions de Milinda, exécutée
sous la dynastie des Tsin (317-420 A. D.). Cette version faite, non sur le pâli, mais sur un
original rédigé vraisemblablement dans un prâkrit du Nord-Ouest de l'Inde, et, sans aucun
doute, plus archaïque que le texte de Ceylan, s'arrête, dans l'une et l'autre recension, avec
le livre III. Il est donc certain que le Milinda-pañha, tel qu'il est sorti des mains de son
auteur, n'allait pas plus loin.
(3) On sait que dans les ouvrages indiens le titre de chaque chapitre se place à la fin.
Allait-il même aussi loin, et les traducteurs chinois n'ont-ils pas eu sous les yeux un
original déjà amplifié par des additions postérieures ? Ce qui est certain, c'est que le livre III
est nettement inférieur au précédent, qu'on y trouve des répétitions, des maladresses, des
questions vulgaires et des jeux de mots assez misérables (4). Néanmoins, pour ne pas faire
ici de critique subjective, nous considérerons comme authentique la partie du texte pâli
correspondante à la version chinoise, c'est-à-dire les livres I-III de Rhys Davids, les pages 1-
89 de l'édition Trenckner. C'est de ce texte qu'on trouvera ici la traduction.
La scène est à Sâgalâ, capitale de Milinda, dans le Panjab : le Milinda-pañha débute
par une description de cette ville, qui n'est qu'une série de lieux communs. Les deux
interlocuteurs discutent en présence d'un cercle de Yonakas, de Grecs, personnages fictifs,
mais dont quelques-uns portent des noms de consonance vaguement hellénique :
Devamantiya (Demetrios ?), Anantakâya (Antiokhos), Mankura, Sabbadinna. Ce ne sont pas
de simples figurants : ils interviennent dans l'action et l'un d'eux, chargé d'escorter
Nâgasena, profite de l'occasion pour entamer avec lui une controverse sur la nature du
principe vital.
(4) Par exemple, la question sur le but de la vie religieuse (II, 6) est répétée III, 32 ;
celle sur la transmigration (II, 22) revient III, 15 ; celle sur le Vedagu (II, 30) reparaît III, 14,
avec une réponse qui semble une restriction à la première. Comme exemples de questions
baroques, on peut citer celle de III, 4 : « Comment est-il possible que les damnés cuisent
pendant des milliers d'années dans le feu de l'enfer, qui d'autre part consumerait en un clin
d'oeil une pierre aussi grosse qu'une maison ? Réponse : Il en est de même des femelles de
certains animaux qui digèrent des cailloux alors que leur embryon ne se dissout pas ! »
Autre question (III, 39) : « Y a-t-il des os longs de cent yojanas ? Réponse : Assurément,
puisqu'il y a dans la mer des poissons de 500 yojanas ! » Enfin les calembours de III, 22
( brahmacârî, sabuddhiko) et de III, 41 ( samudda) sont d'un genre peu relevé. Le livre II lui-
même parait bien contenir des interpolations, par exemple la question du § 23 (cf. § 7).
Quant aux deux protagonistes, l'un, Nâgasena, est sans caractère historique : la
tradition bouddhique ne connaît aucun docteur de ce nom. Mais il en est autrement de
Milinda : on a depuis longtemps reconnu sous ce nom indien le roi Ménandre (5), dont nous
parlent plusieurs auteurs grecs et qui nous a transmis son effigie sur de nombreuses
monnaies. Son règne, dont l'époque n'est pas exactement connue, doit se placer dans la
seconde moitié du II e siècle avant notre ère. Il était le sixième successeur de Demetrios
qui, vers 175 avant Jésus-Christ, transporta le centre de son pouvoir de la Bactriane dans le
Panjab et fonda le royaume indo-grec (6). Suivant Strabon, il étendit ses conquêtes jusqu'à
l'Isamos (la Yamunâ) ; suivant le Mahâbhâshya, jusqu'à Sâketa (Oudh) ; suivant la Gârgî-
samhitâ, jusqu'à Pâtaliputra (Patna) (7). Son règne fut long, à en juger par ses monnaies,
dont les unes le montrent sous un aspect juvénile, les autres sous les traits d'un vieillard.
Lorsqu'il mourut, raconte Plutarque (8), sa réputation de justice était telle que les villes se
disputèrent ses cendres, comme jadis celles du Bouddha, et élevèrent sur ces précieuses
reliques des monuments commémoratifs, (μνημεια).
Quoi qu'il faille penser de cette prétendue canonisation, épilogue d'une conversion
non moins problématique, on peut admettre que Ménandre, comme en témoignent les
emblèmes de ses monnaies, manifesta pour les idées et les croyances de ses sujets indiens
un intérêt sympathique qui lui valut une large et durable popularité, et qui sans doute ne
s'inspirait pas uniquement d'un calcul politique. Le Grec est curieux et friand de
discussions ; l'Hindou n'est pas moins épris de joutes dialectiques : que Ménandre, sophiste
et beau parleur, ait recherché les occasions de se mesurer avec quelques docteurs de sa
trempe, rien n'est plus vraisemblable et le scénario du Milinda-pañha a dû se jouer plus
d'une fois, avec quelques variantes, dans les cours helléniques de l'Inde.
La forme du dialogue est invariable : le roi pose une question, le moine y répond ; le
roi, pour mieux entendre, réclame une comparaison que le moine fournit aussitôt ; il en
fournit même complaisamment autant qu'on en veut, sans que les suivantes ajoutent
beaucoup à la clarté de la première. Milinda se montre un contradicteur peu redoutable et
aisément convaincu. Finalement les deux interlocuteurs se séparent enchantés l'un de
l'autre. Milinda assure courtoisement à Nâgasena qu'il voudrait bien être à sa place et se
compare à un lion captif qui, à travers les barreaux de sa cage d'or, tend le cou vers la
liberté de la jungle. Il n'y a rien dans cette vague aspiration à la retraite qui ressemble à
une conversion.
(5) Le chinois a la forme Milan, qui reflète un original Milanda, très proche de
Menander.
Quoi qu'il en soit, le Milinda- pañha est un des livres bouddhiques les plus intéressants
et les plus dignes d'être connus du public lettré. Par malheur, ce n'est pas un livre
canonique. — Qu'importe ? dira-t-on. — Il importe beaucoup : car, n'étant pas protégé par la
vénération générale contre les profanations des interpolateurs sans scrupule et des
copistes insouciants, le texte original a subi de fâcheuses altérations. Sa popularité même
lui a nui. La tentation était forte d'introduire dans ce cadre commode autant que prestigieux
de nouvelles « questions » : les plagiaires n'y ont pas manqué ; si bien que « le dialogue,
commencé avec l'art consommé d'un Platon ou d'un Xénophon, dégénère en controverse
lourde et massive » (10) Mais quand on a éliminé cette végétation parasite, il reste une
exquise plante indienne qui a fleuri à l'heure où le soleil de l'Hellade éclairait de ses
derniers rayons le sol généreux du Gandhâra.
(10) Sylvain LEVI, préface à Ed. SPECHT, Deux traductions chinoises du Milindapañho,
p. 6.
1. Description de Sâgalâ.
Il y avait chez les Yonakas une cité nommée Sâgalâ (11), riche en centres de
commerce de toute sorte, ornée de rivières et de montagnes, avec des coins charmants :
parcs, jardins, bosquets, lacs, étangs de lotus, avec toute la séduction des eaux, des monts
et des bois. De savants géomanciens en avaient dressé le plan. Ses adversaires et ses
ennemis, domptés, avaient renoncé à lui nuire. Elle avait des tours de garde et des forts
nombreux et solides, des portes monumentales et des arcades élégantes, une citadelle
entourée de fossés profonds et de murs blancs. Rues, carrefours, places y étaient bien
distribués.
On y admirait des boutiques pleines d'objets de choix, variés et bien exposés, des
centaines de halles à aumônes, et un nombre infini de belles demeures pareilles aux cimes
de l'Himalaya. Les quatre corps de l'armée : éléphants, chevaux, chars, gens de pied, y
étaient réunis. Un flot de beaux hommes et de femmes gracieuses y passait. Dans les
foules pressées, on distinguait les nobles, les brahmanes, les bourgeois et les gens du
peuple. Ascètes et brahmanes s'y coudoyaient avec courtoisie, et on y rencontrait les
savants les plus éminents.
(11) Sâgalâ, skr. Çakala, l'Euthydemia des Grecs, ville du Panjab, située à 12 yojanas
du Kachmir, d'après III, 34.
Elle abondait en magasins d'étoffes variées : tissus de Kâsi, de Kotumbara, etc. ; elle
était tout embaumée par les boutiques de fleurs et de parfums aux brillants étalages.
Toutes les pierres précieuses qu'on peut souhaiter s'y trouvaient à profusion. Dans toutes
les directions, des boutiques bien agencées étaient remplies d'objets de parure. Elle était,
en quelque sorte, jonchée de pièces de cuivre, d'argent et d'or, un séjour de trésors
rutilants. Toutes les richesses, toutes les commodités y affluaient. Caisses et greniers
étaient pleins. On y trouvait en foule les vivres les plus variés, tout ce qui se mange, se
mâche, se suce, se boit, se savoure. C'était un pays opulent comme l'Uttarakuru (12), une
cité des dieux comme Alakamandâ (13).
(12) Un des quatre continents qui, groupés autour du mont Meru, constituent notre
monde, il se trouve au nord du Meru, tandis que le Jambudvîpa (sanskrit) ou Jambudîpa
(pâli), qui correspond à l'Inde, est au sud.
(13) Alakâ ou Alakamandâ est la résidence de Kuvera, dieu des richesses et roi des
Yakshas.
2. Vies antérieures.
Nous devons nous arrêter ici pour exposer l'histoire antérieure de nos personnages
(14).
Sa besogne faite, il alla se baigner dans le Gange et, en considérant les ondes
bouillonnantes du fleuve, il formula ce second vœu : « Puissé-je, dans chacune des
existences que je traverserai jusqu'au Nibbâna, avoir l'esprit de répartie prompt et
indéfectible comme cette onde ! »
Or, en ce moment le religieux, ayant replacé le balai dans la salle aux balais, venait,
lui aussi, se baigner dans le Gange. Il entendit le souhait du novice. « Pour n'avoir agi que
sur mon ordre, voilà ce qu'il ose réclamer ! Que n'obtiendrai-je pas moi-même ? » se dit-il ;
et il exprima ce vœu : « Puissé-je, dans chacune des existences que je traverserai jusqu'au
Nibbâna, avoir l'esprit de répartie indéfectible comme les ondes du Gange, et être capable
de démêler, de dénouer habilement toutes les questions que celui-ci me posera ! ».
(14) Nous laissons de côté dans notre traduction un passage qui a tous les caractères
d'une interpolation et dont l'incohérence est manifeste. Le voici littéralement traduit :
« Nous devons nous arrêter ici pour exposer l'histoire antérieure de nos personnages ;
et, en exposant [notre sujet], nous devons l'exposer après l'avoir divisé en six parties :
Antécédents ; Questions de Milinda ; Questions sur les Caractéristiques ; Questions sur les
Dilemmes ; Questions sur les Raisonnements ; Questions sur les Comparaisons. De plus, les
Questions de Milinda se subdivisent en deux [chapitres] : Questions sur les Caractéristiques,
Questions sur la solution des difficultés. Enfin les Questions sur les Dilemmes se subdivisent
également en deux [chapitres] : le Grand chapitre et les Questions concernant les ascètes.
»
3. Le roi Milinda
Or le novice devint dans le Jambudîpa, dans la ville de Sâgalâ, le roi Milinda, sage,
perspicace, intelligent, capable, accomplissant soigneusement et en temps opportun tous
les actes de rituel ou de dévotion relatifs au passé, à l'avenir ou au présent. Il avait étudié
toutes les branches du savoir : Révélation, Tradition, Sankhya, Yoga, Nîti Visesikâ (16),
arithmétique, musique, médecine, Vedas, Purânas (17), Itihâsas (18), astronomie, magie,
logique, incantations, guerre, poésie, langage des doigts (19), en tout dix-neuf sciences.
C'était un disputeur incomparable, invincible et qui passait pour le plus grand des docteurs.
Dans tout le Jambudîpa, le roi Milinda n'avait pas son pareil en force, agilité, vaillance,
sagesse ; il possédait la prospérité, de grandes richesses, de grands revenus et des armées
innombrables.
Un jour, le roi Milinda sortit de la ville pour passer en revue son immense armée à
quatre corps ; et quand il eut, hors de la ville, dénombré ses forces, ce roi beau parleur, qui
était friand d'entretiens avec les casuistes, les sophistes et gens de cette sorte, regarda le
soleil et dit à ses mandarins : « Que ferons-nous si nous rentrons dans la ville ? Y a-t-il
quelque sage, ascète ou brahmane, chef d'ordre ou de groupe, maître d'un groupe d'élèves,
même adepte du bienheureux Bouddha, qui puisse causer avec moi et résoudre mes doutes
?»
Les cinq cents Yonakas répondirent : « Mahârâja, il y a six maîtres : Purâna Kassapa,
Makkhali Gosâla, Nigantha Nâtaputta, Sañjaya Belatthaputta, Ajita Kesakambalî et Pakudha
Kaččayana. Ce sont des chefs d'ordre ou de groupe, des fondateurs d'écoles, connus,
renommés, révérés du peuple : va, Mahârâja, leur poser des questions et résoudre tes
doutes. »
Alors le roi Milinda, montant sur son beau char au splendide équipage, alla trouver
Purâna Kassapa ; et ayant échangé avec lui les compliments ordinaires de civilité, il s'assit à
ses côtés et lui dit :
— Si c'est la Terre qui garde les hommes, pourquoi les damnés tombent-ils dans
l'enfer Avîci en traversant la terre ?
A ces mots, Purana Kassapa ne put ni avaler ni cracher ; il resta décontenancé, muet
et morose.
Ensuite le roi Milinda alla trouver Makkhali Gosâla et lui dit :
— Respectable Gosâla, y a-t-il des actes salutaires et pernicieux ? Y a-t-il un fruit, une
maturation des bonnes et des mauvaises actions ?
— Il n'y en a pas, ô roi. Ceux qui en ce monde sont nobles, brahmanes, bourgeois,
gens du peuple, parias, ceux-là seront de même, dans l'autre monde, nobles, brahmanes,
bourgeois, gens du peuple, parias. Que viendraient faire ici des actes salutaires ou
pernicieux ?
— S'il en est ainsi, ô Gosâla, ceux qui en ce monde ont eu les mains coupées
passeront dans l'autre avec les mains coupées ? Ceux qui auront eu les pieds, les oreilles, le
nez coupés passeront dans l'autre monde ainsi mutilés ?
(16) Quatre des six systèmes philosophiques de l'Inde, en sanskrit : Sâmkhya, Yoga,
Nyâya, Vaiçeshika. Les deux autres sont la Mimâmsâ et le Vedânta.
(17) Poèmes où ont été recueillies les légendes et les traditions de l'Inde.
(19) Muddâ, computation par les doigts (hattha-muddâ-gananâ, Comm. sur Dîgha-
Nikâya, I, 25). Voir à ce sujet RHYS DAVIDS, Dialogues of the Bouddha, I, p. 21, note 4, et
mes Lapidaires indiens, p. v. Cf. infra, note 82.
Alors le roi Milinda pensa : « En vérité ce Jambudîpa est vide ! En vérité ce Jambudîpa
est de la balle de grain ! Il n'y a personne ici, ascète ou brahmane, qui puisse discuter avec
moi et résoudre mes doutes. » Et il dit à ses mandarins : « Cette nuit claire est vraiment
délicieuse. Qui pourrions-nous aller trouver, ascète ou brahmane, pour lui poser des
questions ? Qui est capable de discuter avec moi et de résoudre mes doutes ? » Mais les
mandarins, regardant le roi, restèrent muets.
(20) Parce qu'il avait la gorge contractée par l'angoisse.
En ce temps-là, pendant douze ans, la ville de Sâgalâ demeura vide de savants, qu'ils
fussent ascètes, brahmanes ou bourgeois. Aussitôt que l'un d'eux lui était signalé, le roi
allait lui poser des questions. Tous, se trouvant impuissants à le satisfaire dans ce jeu des
demandes et réponses, s'en allèrent en différents lieux et ceux qui restèrent se tinrent cois.
A cette époque, les Arhats (21) par millions demeuraient dans l'Himalaya, au
Rakkhitatala. Le révérend Assagutta, entendant par son ouïe divine les paroles du roi
Milinda, convoqua la Confrérie sur le sommet du mont Yugandhara (22 et lui demanda : « Y
a-t-il, mes frères, quelques religieux capables de discuter avec le roi Milinda et de résoudre
ses doutes ? » Personne ne répondit. Interrogés une seconde et une troisième fois, ils se
turent. Alors le révérend Assagutta leur dit : « Il y a dans le monde des dieux, à l'est du
Vejayanta (23), un palais céleste nommé Ketumatî, où demeure un dieu appelé Mahâsena.
II est, lui, capable de discuter avec Milinda et de résoudre ses doutes. » Alors les Arhats
disparurent du Yugandhara et apparurent dans le monde des dieux.
(21) Les saints, ceux qui sont parvenus à la perfection spirituelle et ne doivent plus
renaître.
(22) Le Yugandhara est l'une des sept grandes chaînes de montagnes qui entourent le
mont Meru, la plus proche de ce dernier.
(23) Le Vejayanta (sanskrit Vaijayanta) est le palais d'Indra, roi des dieux.
Sakka, roi des dieux, les vit venir de loin : il s'approcha d'Assagutta pour le saluer et,
debout à son côté, il lui dit : « Voici venir, ô révérend, une large confrérie de religieux. Je
suis le serviteur de la Confrérie. De quoi est-il besoin ? Que dois-je faire ? » Assagutta
répondit : « Il y a dans le Jambudîpa, dans la ville de Sâgalâ, le roi nommé Milinda ; c'est un
disputeur incomparable, invincible, et qui passe pour le plus grand des docteurs. Il
pourchasse sans cesse la Confrérie des religieux et l'importune par ses questions
captieuses.
— Ce Milinda, répliqua le roi des dieux, est tombé de ce ciel pour renaître chez les
hommes. Mais il y a ici le dieu Mahâsena, qui habite le palais Ketumatî : il est capable de
discuter avec ce roi et de résoudre ses doutes. Nous allons lui demander de renaître dans le
monde des hommes. »
Alors Sakka, à la suite de la Confrérie, entra dans le palais Ketumatî et, ayant
embrassé le dieu Mahâsena, il lui dit :
— Ami, la Confrérie des religieux te prie de renaître dans le monde des hommes.
— Seigneur, je n'ai que faire du monde des hommes où abonde le kamma (24) ; ardu
est le monde des hommes. C'est ici, dans le monde des dieux, que je veux, m'élevant à des
existences de plus en plus hautes, entrer dans le Nibbâna.
Sakka renouvela sa demande jusqu'à trois fois sans obtenir une autre réponse.
— Ami, nous avons considéré le monde entier des hommes et des dieux sans y
trouver quelqu’un, hormis toi, qui soit capable de briser la dialectique du roi Milinda et de
soutenir la religion. C'est pourquoi la Confrérie t'adresse cette prière : « Daigne, ô juste,
renaître dans le monde des hommes et soutenir la religion du Bouddha !»
*
5. Pénitence de Rohana.
Les religieux, ayant ainsi terminé leur tâche dans le monde des dieux, disparurent du
ciel et reparurent sur l'Himalaya, à Rakkhitatala. Le révérend Assagutta leur demanda :
II y a, dit un moine, le révérend Rohana qui depuis sept jours s'est enfoncé dans la
montagne et plongé dans l'Extase de la Cessation (25) : envoyez-lui un messager.
— Pourquoi, frère Rohana, alors que s'écroule la religion du Bouddha, ne veilles-tu pas
aux affaires de la Confrérie ?
Or, le dieu Mahâsena, tombé du monde des dieux, se réincarna dans le sein de la
femme du brahmane Sonuttara. Au moment de cette conception, trois prodiges parurent :
les armes et les ustensiles flamboyèrent ; le jeune grain se trouva mûr ; et il y eut une
grande pluie.
Pendant sept ans et dix mois, le révérend Rohana se présenta chaque jour dans cette
maison pour demander l'aumône, sans jamais recevoir une seule cuillerée de riz, une
louche de gruau, une révérence, un salut, une marque de courtoisie ; il ne recueillit que des
injures et des affronts, sans même que personne daignât lui dire : « Vénérable, allez quêter
plus loin ! »
Un jour, — sept ans et dix mois s'étaient écoulés — il reçut cette réponse : «
Vénérable, allez quêter plus loin ! » Ce jour-là, le brahmane revenant de ses occupations,
rencontra sur son chemin le thera :
— Eh bien ! moine, es-tu allé chez moi ?
— Hier, alors que tu n'avais rien reçu ici, tu m'as dit que tu avais reçu. Le mensonge
vous est-il donc permis, à vous autres ?
— Brahmane, répondit le thera, pendant sept ans et dix mois, je n'ai rien reçu dans ta
maison, pas même l'invitation d'aller quêter plus loin. Hier, j'ai reçu l'invitation d'aller
quêter plus loin : c'est en raison de cette parole de politesse que je t'ai répondu comme je
l'ai fait.
Le brahmane pensa : « Pour avoir recueilli un mot de politesse, ces gens proclament
publiquement qu'ils ont reçu un don : comment ne publieraient-ils pas un don de
nourriture ? » Cette réflexion l'ayant bien disposé, il fit donner au moine, de sa propre
cuisine, l'aumône de quelques cuillerées de riz avec une portion correspondante de carry,
en lui disant : « Vous recevrez cette aumône tous les jours. »
(26) Thera (sanskrit sthavira) « ancien », est un titre que portent les moines
respectables par leur ancienneté, leur science ou leur piété.
La femme du brahmane, au bout de dix mois, enfanta un fils qui reçut le nom de
Nâgasena. Lorsqu'il eut atteint l'âge de sept ans, son père lui dit :
— Mon petit Nâgasena, il faut que tu apprennes les sciences qui sont de tradition
dans notre famille brahmanique.
— Ce sont les trois Vedas qu'on appelle « sciences » ; les autres connaissances sont
des « arts ».
Alors Nâgasena dit à son père : « Reste-t-il encore à apprendre quelque science
traditionnelle dans notre famille, ou est-ce là tout ? — « C'est tout », dit le père.
(28) Pâsâda (sanskrit prâsâda), bâtiment élevé sur un haut soubassement et où on
accède par un escalier.
Le jeune garçon, ayant pris la dernière leçon de son maître, descendit du pâsâda. Le
cœur vibrant d'impressions anciennes (30), il se retira à l'écart et se plongea dans la
méditation. Considérant le commencement, le milieu et la fin du savoir qu'il avait acquis, il
n'y vit pas la moindre substance : « Ces Vedas sont vides, se disait-il, aussi vides que la
balle de grain, sans moelle, sans substance ! » Et il était soucieux et mécontent.
(30) Pubbavâsanâ, impressions résultant des actes accomplis dans une vie
antérieure.
7. Ordination de Nâgasena.
— Parce que je me suis exilé du monde pour exiler de moi les souillures du péché.
— L'Exilé rase sa barbe et ses cheveux, après en avoir reconnu les seize embarras.
Quels sont-ils ? L'embarras de la parure, des ornements, des onguents, du lavage, des
guirlandes, des parfums, des fumigations, du myrobolan jaune, du myrobolan emblic, des
teintures, des rubans, du peigne, du barbier, du démêlement, de la vermine, enfin de la
chute des cheveux, dont les hommes se désespèrent jusqu'à se déchirer la poitrine et à
perdre le sens. Enserré dans ces seize embarras, on perd le goût de toute connaissance
délicate.
— Peux-tu me la donner ?
— Je le puis.
— Ce n'est pas le moment, mon enfant. Je viens dans cette maison pour demander
l'aumône.
Aussitôt Nâgasena, prenant le bol à aumônes des mains du révérend Rohana, entra
dans la maison et, de sa propre main, il lui offrit à satiété toutes sortes de mets excellents ;
et quand Rohana eut mangé et lavé son bol et ses mains, il lui dit :
— Mon enfant, quand tu seras délivré de tous les embarras et que, autorisé par tes
parents, tu auras pris l'habit religieux que je porte, alors je te la donnerai.
Nâgasena alla trouver ses parents et leur dit : « Ma mère, mon père, ce solitaire dit
qu'il connaît la plus haute formule du monde ; mais il ne veut pas la donner à qui n'a pas
renoncé au monde devant lui : je vais donc renoncer au monde devant lui et j'apprendrai la
formule. »
Ses parents se dirent : « Que notre enfant, ayant renoncé au monde, reçoive la
formule ! Quand il l'aura reçue, il reviendra. » Dans cette pensée, ils lui donnèrent leur
consentement.
(31) Pabbajjita (skr. pravrajita) « parti », c'est-à-dire sorti du monde pour entrer dans
la vie religieuse.
Dès qu'il fut ordonné, Nâgasena dit à Rohana : « Vénérable, j'ai pris ton habit ; donne-
moi maintenant la formule. »
Rohana se demanda : « Dans quelle partie de la doctrine faut-il l'instruire tout d'abord
? Dans les Discours ( Suttanta) ou dans la Dogmatique ( Abhidhamma) ? Ce Nâgasena est
savant : il apprendra sans peine la Dogmatique. » Il l'instruisit donc tout d'abord dans la
Dogmatique.
Alors Nâgasena développa en sept mois les sept Pakarana (33). La terre trembla, les
dieux l'acclamèrent, les Brahmas l'applaudirent : une pluie de poudre de santal et de fleurs
célestes tomba du ciel. Et comme il avait vingt ans accomplis, les Arhats l'ordonnèrent
moine.
(33) Les sept traités énumérés plus haut dont la somme constitue la Corbeille de la
Dogmatique ( Abhidhammapitaka).
Le matin qui suivit son ordination, Nâgasena s'habilla, prit son bol et son manteau et
partit avec son maître pour quêter dans le village. En chemin, cette pensée lui vint : « Mon
maître est un écervelé, mon maître est un sot d'avoir laissé de côté tout le reste de la
Parole du Bouddha et commencé mon instruction par la Dogmatique ! »
Rohana, pénétrant la pensée de Nâgasena, lui dit : « Cette pensée est indigne de toi,
Nâgasena ! Non, elle n'est pas digne de toi ! »
Alors Nâgasena se dit : « I1 est merveilleux, il est prodigieux que mon maître ait ainsi
deviné ma pensée. C'est un grand sage que mon maître. Il faut que je lui demande pardon !
» Et il lui dit :
— Que parlez-vous du roi Milinda, Vénérable ? Si tous les rois du Jambudîpa venaient
me questionner, je mettrais leurs questions en pièces par mes réponses. Pardonnez-moi !
— Eh bien ! Vénérable, dit-il, auprès de qui passerai-je ces trois mois de retraite ?
Ayant salué Rohana, il prit son bol et son manteau et partit pour Vattaniya. En y
arrivant, il se présenta devant Assagutta et répéta tout ce que son maître l'avait chargé de
dire.
En ce temps-là, une pieuse femme prenait soin du révérend Assagutta depuis trente
ans. A la fin des trois mois de retraite, elle alla le voir et lui demanda s'il avait avec lui un
autre religieux : « J'ai avec moi, lui dit-il, un religieux nommé Nâgasena. — Eh bien ! Père
Assagutta, acceptez à déjeuner pour demain avec Nâgasena. » Assagutta consentit par son
silence.
Le lendemain, Assagutta suivi de Nâgasena se rendit chez elle et prit la place qui lui
fut offerte. La pieuse femme les régala de mets exquis. Assagutta, ayant lavé son bol et ses
mains, se leva et, avant de partir, dit à Nâgasena : « Dis l'action de grâces ! » (34).
(34) Anumodanam, homélie que le religieux adresse à son hôte, à la fin du repas, en
guise de remerciement.
L'hôtesse dit à Nâgasena : « Je suis une doyenne, Nâgasena. Dis-moi, comme action
de grâces, des paroles profondes. » Nâgasena lui adressa, comme action de grâces, un
discours tiré de l'Abhidhamma, profond, transcendant, pénétré de l'idée du Vide.
Et tandis qu'elle était assise, se leva en elle, pur et sans tache, l'« Œil de la Loi » [qui
voit que] tout ce qui commence doit finir. Quant à Nâgasena, son action de grâces achevée,
en réfléchissant à la doctrine qu'il venait d'enseigner, il suscita en lui-même l'Intuition
supérieure (35), et, assis comme il était, il s'établit dans « le Fruit de l'Entrée dans le
courant ».(36).
(35) Vipassanâ.
(36) Sotâpatti-phala, le premier des quatre degrés qu'il faut franchir pour arriver à la
sainteté parfaite.
A ce moment, Assagutta, assis dans le pavillon (37), connut que tous deux avaient
obtenu l’Œil de la Loi, et il proféra cet éloge : « Bien, bien, Nâgasena ! D'une seule flèche tu
as percé deux grandes cibles ! » Des millions de divinités poussèrent des acclamations.
— Bien, Vénérable ! dit Nâgasena. Il salua son maître, prit son bol et son manteau et
s'achemina vers Pâtaliputta.
(37) Mandalamâla. « C'est un hall consistant simplement en un toit que supportent
des piliers réunis par un mur bas de deux ou trois pieds de haut. » (Rhys Davids.)
— Où vas-tu, Père ?
Le marchand, charmé des bonnes manières de Nâgasena, lui offrit un excellent repas,
après lequel il s'assit à son côté sur un siège bas.
— Nâgasena.
— Cela se trouve à merveille. Je suis comme toi, un Abhidhammika. Récite, Père, les
textes de l'Abhidhamma.
— De même, ô Nâgasena, qu'un bouvier garde les vaches et que d'autres boivent leur
lait, de même tu possèdes la Parole du Bouddha renfermée dans les Trois Corbeilles, mais
tu ne jouis pas de l'état de Samana (38)
Et ce jour même, dans la nuit, Nâgasena atteignit l'état d'Arhat avec les quatre
connaissances analytiques (39). Au moment où il pénétra la Vérité, tous les dieux
l'acclamèrent, la terre mugit, les Brahmas applaudirent, une pluie de poudre de santal et de
fleurs célestes tomba du ciel.
Alors les Arhats assemblés sur l'Himalaya, à Rakkhitatala, lui envoyèrent ce message :
« Que Nâgasena vienne, nous désirons le voir ! » Aussitôt il disparut de l'Asokârâma et se
présenta devant eux. Les Arhats lui dirent :
— Ce roi Milinda importune la Confrérie par ses chicanes et ses questions. Va,
Nâgasena, mettre ce roi à la raison.
— C'est peu que le roi Milinda : si tous les rois du Jambudîpa venaient me poser des
questions, je mettrais en pièces leurs arguments par mes réponses. Vénérables, retournez
sans crainte à Sâgalâ.
Alors, avec le retour des theras, Sâgalâ retrouva la splendeur des robes jaunes et la
brise du vol des saints.
(39) Patisambhidâ : connaissance du sens, du texte, de l'étymologie, de la discussion.
— Délicieuse en vérité est cette nuit claire. Qui pourrions-nous aller trouver
aujourd'hui, ascète ou brahmane, pour causer avec lui et lui poser des questions ? Qui est
capable de discuter avec moi et de résoudre mes doutes ?
— Mahârâja, répondirent les cinq cents Yonakas, il y a un thera nommé Âyupâla,
versé dans les trois Pitakas, très instruit et possédant la tradition. Il demeure à présent dans
l'ermitage Sankheyya. Va le questionner.
Alors le roi, montant sur son char, avec son escorte de cinq cents Yonakas, se rendit à
l'ermitage Sankheyya et échangea avec Âyupâla les compliments ordinaires de civilité. Puis,
s'étant assis à son côté, il lui dit :
— Vénérable Âyupâla, quel est le but de votre sortie du monde et quel est votre objet
dernier ?
— La vie pieuse, la vie calme : tel est, ô mahârâja, le but de notre sortie du monde.
— Existe-t-il des laïcs qui mènent une vie pieuse, une vie calme ?
— En ce cas, Vénérable, votre sortie du monde est inutile : c'est par suite de leurs
actions antérieures que les ascètes bouddhistes sortent du monde et pratiquent leurs
exercices ascétiques.
« Ceux qui ne font qu'un seul repas furent sans doute autrefois des voleurs
d'aliments, ayant arraché aux autres leur nourriture : cet acte a pour conséquence qu'ils ne
peuvent maintenant faire qu'un seul repas et non manger de temps en temps. Il n'y a là ni
vertu, ni ascétisme, ni sainteté.
« Ceux qui vivent en plein air furent sans doute autrefois des pirates destructeurs de
villages ayant détruit les maisons des autres : cet acte a pour conséquence qu'ils vivent
maintenant en plein air, au lieu de jouir d'un logis. Il n'y a là ni vertu, ni ascétisme, ni
sainteté.
« Ceux qui restent assis sans se coucher furent sans doute autrefois des voleurs de
grand chemin qui arrêtaient les voyageurs, les liaient de cordes et les laissaient assis à
terre. Il n'y a là ni vertu, ni ascétisme, ni sainteté. »
A ces mots, le révérend Ayupâla resta muet, ne sachant que répondre. Les cinq cents
Yonakas dirent au roi : « Le thera est un savant ; mais il est timide et n'ose répliquer ! »
Alors, le roi Milinda, regardant Ayupâla réduit au silence. frappa dans ses mains et
s'écria : « Le Jambudîpa est vide, vide comme la balle de grain ! Il n'y a personne, ascète ou
brahmane, qui puisse discuter avec moi et résoudre mes doutes ! Mais comme il regardait
son entourage, il vit que les Yonakas n'étaient ni intimidés ni embarrassés : « Sans doute,
se dit-il, il y a quelque autre savant religieux capable de discuter avec moi : c'est pourquoi
les Yonakas ne paraissent pas embarrassés. » Et il leur dit : « Est-il quelque autre savant
religieux capable de discuter avec moi et de résoudre mes doutes ? »
(40) Expression figurée qui désigne le commencement de la prédication du Bouddha.
Cf. Samyutta-nikâya, V. 420.
(41) Mahâsamaya-suttanta = Dîgha-nikâya, II, 253 ; Mahâmangala-suttanta =
Suttanipâta, Cullavagga, n° 4 et Khuddakapâtha, V ; Samacittapariyâya = Anguttara-nikâya,
1, 61 ; Rahulovâda-suttanta = Majjhima-nikâya, III. 277 ; Panibhava-suttanta = Suttanipâta,
Uragavagga, n° 6.
— Il est capable de discuter avec les Gardiens du monde (43) : Inda, Yama, Varuna,
Kuvera, Pajâpati, Suyâma, Santusita, et même avec l'aïeul Brahmâ lui-même, à plus forte
raison avec un homme !
Devamantiya envoya donc un messager à Nâgasena pour l'informer que le roi Milinda
désirait le voir : « Qu'il vienne ! » répondit Nâgasena. Aussitôt le roi monta sur son char et,
avec son escorte de cinq cents Yonakas, s'achemina vers l'ermitage Sankheyya.
Nâgasena était assis dans le pavillon avec quatre-vingt mille religieux. Apercevant de
loin cette foule, Milinda demanda à Devamantiya : « Quelle est cette nombreuse
assistance ? »
A ces mots, le roi fut intimidé, stupéfié, frémissant. Tel un éléphant cerné par des
rhinocéros, un nâga par des garudas (44), un chacal par des boas, un ours par des buffles,
ou une grenouille poursuivie par un serpent, une gazelle par un tigre, un serpent en
présence d'un charmeur de serpents, un rat d'un chat, un démon d'un exorciste ; telle la
lune prise dans la gueule de Râhu, un serpent dans un panier, un oiseau dans une cage, un
poisson dans un filet ; comme un homme entré dans une forêt infestée de fauves, comme
un Yakkha coupable envers Vessavana (45), comme un dieu dont la durée de vie est
épuisée ; effrayé, alarmé, anxieux, agité, frémissant, perplexe, triste, égaré, bouleversé,
Milinda pensa : « Puisse cet homme ne pas triompher de moi ! » Puis, faisant appel à sa
fermeté, il dit à Devamantiya : « Ne m'indique pas le révérend Nâgasena, je le reconnaîtrai
moi-même. »
Or Nâgasena était de moindre ancienneté que les quarante mille religieux rangés
devant lui et plus ancien que les quarante mille rangés en arrière. Milinda parcourut des
yeux toute la Confrérie, en avant, en arrière, au milieu, et il aperçut Nâgasena assis au
milieu de la Confrérie, tel un lion à crinière, sans peur, sans frémissement, sans timidité, et
l'ayant aperçu, il le reconnut à son aspect : « C'est celui-ci, dit-il, à Devamantiya, qui est
Nâgasena. »
Et le roi fut tout joyeux d'avoir reconnu Nâgasena sans qu'on le lui eût montré. Mais
en le regardant, il se sentit intimidé, stupéfié, frémissant. C'est pourquoi il est dit :
(44) Nâga, serpent mythique ; Garuda, oiseau fabuleux qui dévore les nâgas.
(45) Yakkha (skr. yaksha), une certaine classe de génies ayant pour roi Kuvera ou
Vessavana (skr. Vaiçravana).
*
LIVRE II
LES CARACTERISTIQUES
La division en paragraphes a été ajoutée par le traducteur pour faciliter les références
1. Inexistence de l’individu.
Le roi Milinda s'approcha de Nâgasena et, lui ayant adressé les compliments
ordinaires de civilité, il s'assit à son côté. Nâgasena lui rendit ses politesses, de sorte qu'il
lui inspira des dispositions favorables. Alors le roi commença l'entretien :
— On m'appelle Nâgasena : c'est ainsi que mes confrères me désignent. Mais, ô roi,
bien que les parents donnent à leurs enfants un nom tel que Nâgasena, Sûrasena, Vîrasena,
Sîhasena, c'est là seulement une appellation, une notion vulgaire, une expression courante,
un simple nom : il n'y a pas là-dessous d'individu.
— Écoutez, vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt mille moines ! Voici
Nâgasena qui dit : « Il n'y a pas là-dessous d'individu ! » Est-il possible de l'admettre ? Mais,
ô vénérable Nâgasena, s'il n'y a pas d'individu, qui donc vous donne des robes, des
aliments, des logements, des remèdes, des ustensiles, et qui en use ? Qui pratique la
vertu ? Qui se livre à la méditation ? Qui réalise le Chemin, le Fruit, le Nibbâna (46) ? Qui se
livre au meurtre, au vol, à l'impureté, au mensonge, à l'alcool ? Qui commet les cinq péchés
(47) ? Il n'y a donc ni bien ni mal, pas d'auteur ou d'instigateur des actes salutaires et
pernicieux, pas de fruit, pas de maturation des bonnes et des mauvaises actions ! Si, ô
Nâgasena, celui qui vous tue n'existe pas, il n'y a donc pas de meurtre ! Il n'y a rien chez
vous : ni maîtres, ni précepteurs, ni ordination ! Quand tu dis : « Mes confrères m'appellent
Nâgasena », quel est ce Nâgasena dont tu parles ? Est-ce les cheveux qui sont Nâgasena ?
— Non, mahârâja.
(46) Chacun des quatre degrés qui conduisent à la sainteté parfaite ( Nibbâna) se
subdivise en deux : le Chemin ( magga) et le Fruit ( phala). c'est-à-dire la poursuite et la
possession. L'ensemble de ces étapes constitue la Noble Voie aux huit membres ( ariyo
atthangiko maggo).
— Est-ce les poils, les ongles, les dents, la peau, la chair, les tendons, les os, la
moelle, les reins, le cœur, le foie, le derme, la rate, les poumons, l'intestin, le mésentère,
les aliments non digérés, les résidus de la digestion, la bile, le phlegme, le pus, le sang, la
sueur, la graisse, les larmes, l'huile de la peau, la salive, le mucus nasal, la synovie, l'urine,
le cerveau (48) ?
— Non. mahârâja.
(48) Ce sont les 32 éléments du corps. Cf. par exemple Khuddakapâtha, IV.
— Non, mahârâja.
— Non, mahârâja.
— Est-ce une chose distincte des cinq éléments ?
— Non, mahârâja.
— Tu es, ô roi, délicat comme un prince, très délicat. S'il t'arrive de marcher, à midi,
sur la terre chaude, sur le sable brûlant, foulant aux pieds les aspérités du gravier, des
tessons et du sable, tes pieds souffrent, ton corps est las, ton âme épuisée, et la conscience
de ton corps s'accompagne de malaise... Es-tu venu à pied ou au moyen d'un véhicule ?
— Puisque tu es venu en char, mahârâja, définis-moi ce char. Est-ce le timon qui est le
char ?
— Non, Vénérable.
— Est-ce l'essieu, les roues, la caisse de la voiture, le support du dais, le joug, les
rênes, l'aiguillon ?
— Non, Vénérable.
— Non, Vénérable.
— Non, vénérable.
— J'ai beau t'interroger : je ne vois pas de char. Qu'est-ce qu'un char ? Un mot et rien
de plus. Ta parole, mahârâja, est fausse et mensongère : il n'y a pas de char. Tu es le
premier parmi les rois du Jambudîpa : de qui donc as-tu peur pour mentir ainsi ? Écoutez,
vous tous, les cinq cents Yonakas et les quatre-vingt mille moines ! Le roi Milinda que voici
a dit : « Je suis venu en char. » Or, invité à définir le char, il ne peut prouver l'existence du
char. Peut-on admettre cela ?
A ces mots les cinq cents Yonakas acclamèrent Nâgasena et dirent au roi Milinda : «
Maintenant, mahârâja, réponds si tu le peux ! » Le roi reprit la parole.
— Je ne mens pas, Vénérable : c'est à cause du timon, etc., que se forme l'appellation,
la notion commune, l'expression courante, le nom de « char ».
(49) Les cinq Khandhas : rûpa, vedanâ, saññâ, sankhâra, viññânam.
— Très bien, mahârâja ! Tu sais ce qu'est le char. De même c'est à cause des
cheveux, etc., que se forme l'appellation, la notion commune, l'expression courante, le nom
de « Nâgasena » : mais en réalité il n'y a pas là d'individu. La religieuse Vajirâ l'a dit en
présence du Bouddha (50) :
[« char »,
ainsi l'existence des Khandhas donne lieu à la convention
2. Le nombre.
— Sept ans.
— Qu'est-ce que sept ? Est-ce toi qui es sept ou le nombre qui est sept ?
— Voici ton ombre, mahârâja, qui se voit sur le sol, sur cette jarre d'eau. Est-ce toi qui
es le roi, ou l'ombre qui est le roi ?
— C'est moi qui suis le roi, non l'ombre : l'ombre se produit à cause de moi.
— De même, mahârâja, c'est le nombre des années qui est sept, ce n'est pas moi,
mais c'est à cause de moi que « sept» se produit, tout comme l'ombre.
— Si tu discutes à la manière des sages, oui ; si tu discutes à la manière des rois, non.
— Les rois professent une opinion : si quelqu'un la contredit, ils le font bâtonner. Voilà
comme discutent les rois.
— Je discuterai en sage, non en roi. Que Votre Révérence discute avec moi en toute
liberté, comme avec un religieux, un novice, un fidèle ou un serviteur du couvent. N'ayez
aucune crainte.
4. Escarmouche.
— Interroge, rnahârâja.
5. Préparatifs de l’entrevue.
Alors le roi Milinda se dit : « Ce religieux est savant et capable de discuter avec moi.
Les points sur lesquels je désire l'interroger sont nombreux : avant que j'aie achevé, le
soleil se couchera. Il vaudrait mieux que cet entretien eût lieu dans mon palais. » Il dit donc
à Devamantiya : « Informe Sa Révérence que la discussion aura lieu dans mon palais. »
Cela dit, le roi Milinda se leva, prit congé et, montant à cheval, s'éloigna en répétant
comme une leçon : « Nâgasena, Nâgasena ! ». « Vénérable », dit Devamantiya à Nâgasena,
« le roi dit que la discussion aura lieu dans son palais. — « Bien », répondit le thera.
— Il pourrait », dit Sabbadinna, « venir avec dix religieux. » Le roi répéta : « Qu'il
vienne avec autant de religieux qu'il voudra. » Une seconde fois Sabbadinna fit la même
proposition et reçut la même réponse. Et comme il insistait encore, le roi répliqua : « Tous
les préparatifs sont faits. Je dis : Qu'il vienne avec autant de religieux qu'il voudra ! Telle est
ma volonté, mais Sabbadinna en a une autre ! Ne sommes-nous pas en état de donner à
manger à des moines ? » Cela dit, Sabbadinna se tint coi.
Alors Devamantiya, Anantakâya et Mankura allèrent trouver Nâgasena et lui dirent : «
Le roi vous invite à venir avec autant de religieux qu'il vous plaira. » Et Nâgasena s'étant
vêtu, ayant pris son bol et son manteau, fit son entrée à Sâgalâ avec quatre-vingt mille
religieux. Anantakâya, tout en marchant à son côté, lui dit :
— Le souffle intérieur, l'âme ( jîva) qui entre et sort, voilà, je pense, ce qui est
Nâgasena.
— En ce cas, si le souffle une fois sorti ne rentrait pas, ou une fois rentré ne sortait
plus, l'homme vivrait-il ?
— Non, Vénérable.
— Ces sonneurs de conque qui soufflent dans les conques, ces joueurs de flûte qui
soufflent dans les flûtes, ces sonneurs de trompe qui soufflent dans les trompes, est-ce que
leur souffle rentre ?
— Non, Vénérable.
— Je ne suis pas capable de discuter avec un logicien tel que vous : dites-moi,
Vénérable, ce qu'il en est.
Nâgasena entra dans le palais du roi et s'assit à la place qui lui fut désignée. Le roi lui
offrit de sa main, ainsi qu'à sa suite, un repas excellent. Il gratifia chaque religieux d'une
paire de vêtements et Nâgasena lui-même de trois robes. Puis il lui dit : « Vénérable
Nâgasena, veuillez rester ici avec dix religieux ; les autres peuvent se retirer. » Le repas
fini, quand Nâgasena eut lavé son bol et ses mains, il vint s'asseoir près de lui sur un siège
bas et lui dit :
— Eh bien ! Quel est le but de votre sortie du monde ? Quelle est pour vous la fin
dernière ?
— Que la douleur présente cesse, qu'aucune autre ne naisse : voilà le but de notre
sortie du monde. Le Nibbâna absolu : voilà notre fin dernière.
— Est-ce que tous ceux qui sortent du monde le font dans ce but ?
— Non. Il en est qui en sortent dans ce but, d'autres par crainte du roi ou des voleurs,
d'autres à cause de leurs dettes, d'autres enfin pour avoir un moyen d'existence. Mais ceux
qui en sortent correctement le font dans le but que j'ai dit.
— Et vous-même, Vénérable, est-ce dans ce but que vous avez quitté le monde ?
— L'un renaît, l'autre ne renaît pas. Celui qui est affecté de passions renaît ; celui qui
en est dépouillé ne renaît pas (52).
Passion : kilesa
Attachement : upâdâna
Sagesse : paññâ
Vertu : sîlam
Foi : saddhâ
Énergie : viriyam
Réflexion : sati
Recueillement : samâdhi
Facultés : indriya
Force : bala
Voies : magga
Méditations : satipatthâna
Efforts : sammappadhâna
Extases : jhâna
Émancipations : vimokkha
Recueillements :samâdhi
8. Moyens de délivrance.
— Par l'attention concentrée, par la sagesse et par les autres états d'âme salutaires.
— Non, ce sont deux choses différentes : l'attention concentrée se rencontre chez les
chèvres, les moutons, les bœufs, les buffles, les chameaux, les ânes, jamais la sagesse.
— Je les connais.
10. La vertu.
— Tu as dit, Nâgasena : « et par les autres états d'âme salutaires ». Quels sont-ils ?
— La vertu est définie comme la base. La vertu est la base de tous les états d'âme
salutaires : Facultés, Forces, Éléments de l'Intuition suprême, Voies, Méditations, Efforts,
Conditions du pouvoir magique, Extases, Émancipations, Recueillements, Conquêtes
spirituelles. Fondés sur la vertu, les états d'âme salutaires ne périssent pas.
— De même que tous les travaux de force s'exécutent en prenant la terre pour point
d'appui, pour base, de même c'est en s'appuyant sur la vertu, en se basant sur la vertu,
que l'ascète cultive en lui-même les cinq facultés.
— De même qu'un constructeur de ville, voulant créer une ville, commence par en
nettoyer l'emplacement, enlève les souches et les broussailles, aplanit le terrain, et passe
ensuite au tracé des rues, des places et des carrefours, ainsi c'est en s'appuyant sur la
vertu, en se basant sur la vertu, que l'ascète cultive en lui-même les cinq facultés.
— De même qu'un acrobate, voulant exhiber son art, fait d'abord défoncer la terre,
enlever les graviers et les tessons, aplanir le sol, et qu'alors seulement il exhibe son art sur
un sol doux, ainsi c'est en s'appuyant sur la vertu, en se basant sur la vertu, que l'ascète
cultive en lui-même les cinq facultés.
11. La foi.
— La purification et l'élan.
— La foi qui s'élève élimine les obstacles, l'esprit libéré des obstacles devient limpide
et pur. Voilà comment la foi a pour caractéristique la purification.
— Imagine un grand roi en marche avec son armée au complet, qui traverse une
petite rivière. Au passage des éléphants, des chevaux, des chars, des fantassins, l'eau
agitée, battue, devient trouble et bourbeuse. La rivière franchie, le roi commande à ses
serviteurs de lui apporter de l'eau à boire. Suppose qu'ils aient une pierre à purifier l'eau et
qu'ils la jettent dans l'eau : aussitôt les coquillages et les herbes aquatiques sont écartés, la
bourbe se dépose, l'eau devient limpide et pure et les serviteurs peuvent l'apporter au roi
en disant : « Que le roi boive ! » L'eau, c'est l'esprit ; les serviteurs, c'est l'ascète ; les
coquillages, les herbes, la bourbe, ce sont les passions ; la pierre à purifier l'eau, c'est la
foi : par elle les obstacles sont éliminés et l'esprit devient limpide et pur.
— En ce que l'ascète, voyant d'autres esprits délivrés, s'élance pour conquérir l'état
de sotâpanna, de sakadâgâmi, d'anâgâmi, d'arhat (55), fait effort pour obtenir ce qu'il n'a
pas obtenu, atteindre ce qu'il n'a pas atteint, réaliser ce qu'il n'a pas réalisé : c'est par là
que la foi a pour caractéristique l'élan.
— Donne-moi une comparaison.
— Suppose qu'une grande pluie tombe sur une montagne et que l'eau, suivant la
pente, après avoir comblé les creux, les crevasses, les plis de la montagne, se déverse dans
une rivière et la fasse déborder sur ses deux rives. Une foule de gens survient. Elle ignore si
l'eau est profonde ou non et se tient anxieuse sur le bord. Mais voici venir un homme,
conscient de son pouvoir et de sa force : il serre étroitement sa ceinture, saute dans l'eau et
traverse ; ce que voyant, la foule traverse à son tour. De même, l'ascète, voyant d'autres
esprits délivrés, s'élance pour conquérir les degrés successifs de la sainteté. Voilà comment
la foi a pour caractéristique l'élan.
12. L’énergie.
— Le soutien. Soutenus par elle, les états d'âme salutaires ne s'affaissent pas.
— Comme une maison qui menace ruine, si elle est étayée par une seule pièce de
bois, ne tombe pas : ainsi l'énergie a pour caractéristique le soutien ; soutenus par elle, les
états d'âme salutaires ne s'affaissent pas.
— Comme une petite armée, obligée de reculer devant une grande, si le roi envoie à
son secours des troupes de soutien, fait à son tour reculer la grande armée : ainsi l'énergie
a pour caractéristique le soutien.
13. La réflexion.
— Le dénombrement et l'admission.
— Comment a-t-elle pour caractéristique le dénombrement ?
— Comme le trésorier d'un roi lui remémore matin et soir sa grandeur en lui
énumérant ses possessions : « O roi, vous possédez tant d'éléphants, tant de chevaux, tant
de chars, tant de fantassins, tant d'or et de richesses : que Votre Majesté se le rappelle ! »,
de même la réflexion dénombre les états d'âme : voilà comment elle a pour caractéristique
le dénombrement.
— La réflexion examine les catégories des états d'âme bons ou mauvais ; elle juge les
uns bons, les autres mauvais ; les uns utiles, les autres nuisibles. En conséquence, l'ascète
rejette les mauvais et admet les bons. Voilà comment la réflexion a pour caractéristique
l'admission.
— Comme le ministre d'un roi sait quels sont, par rapport au roi, les hommes bons ou
mauvais, utiles ou nuisibles, rejette les uns et admet les autres : ainsi la réflexion.
— 4 méditations ( satipatthâna) :
— 4 efforts (sammappadhâna) :
- effort pour éliminer les mauvais dhammas existants ( uppannânam ak. dh.
pahânâya) ;
- effort pour susciter la naissance des bons dhammas ( anuppannânam kusalânam
dhammânam uppâdâya) ;
- volonté ( chando) ;
- énergie ( viriyam) ;
- pensée ( cittam) ;
- investigation ( vimamsâ).
— 7 éléments de la Sambodhi :
réflexion (sati-sambojjhanga) ;
investigation (dhammavicaya-sambojjhanga) ;
énergie (viriya-sambojjhanga) ;
joie (pîti-sambojjhanga) ;
calme (passaddhi-sambojjhanga) ;
recueillement (samddhi-sambojjhanga) ;
équanimité (upekhd-sambojjhanga) ;
14. Le recueillement.
— Nâgasena, quelle est la caractéristique du recueillement ?
— La suprématie. Les états d'âme salutaires ont tous pour chef le recueillement ; le
recueillement est un sommet dont ils sont le bas, les pentes, les flancs.
— Dans une maison à pinacle, tous les chevrons aboutissent au faîte, sont inférieurs
au faîte, descendent du faîte ; le faîte est dit leur chef. II en est de même du recueillement
à l'égard des états d'âme.
— Quand un roi part en guerre avec une armée à quatre corps, tous ses corps
d'armée : éléphants, chevaux, chars, infanterie, l'ont pour chef, marchent sous ses ordres. Il
en est de même du recueillement.
15. La sagesse.
— Si on porte un flambeau dans une maison obscure, il dissipe les ténèbres, produit la
clarté, fait briller la lumière, révèle les formes : il en est de même de la sagesse.
(58) Cette définition complète, celle qui a été donnée plus haut (§ 9) et qui n'avait
pour but que de faire ressortir la différence entre la sagesse et l'attention concentrée.
— Nâgasena, ces états d'âme, qui sont différents, produisent-ils un même résultat ?
— Ni le même, ni un autre.
— Lorsque tu étais enfant, mahârâja, un tendre enfant, faible, couché sur le dos,
étais-tu le même qu'aujourd'hui où tu es grand ?
— S'il en est ainsi, mahâraja, tu n'as ni mère, ni père, ni précepteur ! Tu ne peux avoir
été formé aux arts, à la vertu, à la sagesse ! Il y a donc une mère nouvelle pour chaque
nouvel état de l'embryon, une mère pour le petit enfant et une autre pour l'homme fait !
Autre est donc celui qui s'instruit, autre celui qui est instruit ; autre l'auteur d'un crime,
autre celui à qui on coupe les mains et les pieds !
— C'est moi qui étais un enfant et qui suis maintenant un homme. L'être humain à ses
divers stades tire son unité de son corps.
— Assurément.
— Non.
— Nâgasena, celui qui ne doit plus renaître sait-il qu'il ne renaîtra plus ?
— Oui, il le sait.
— Comment le sait-il ?
— Suppose un laboureur qui, après avoir labouré, semé et rempli son grenier, cesse
ensuite de labourer et de semer, mais mange le grain qu'il a en réserve, ou le vend, ou en
dispose selon les circonstances. Ce laboureur sait-il que son grenier ne se remplira pas ?
— Il le sait.
— Comment le sait-il ?
— De même celui qui ne doit pas renaître sait qu'il ne renaîtra plus, parce que la
cause, l'occasion de sa renaissance a disparu.
— Oui, mahârâja.
— Oui.
— Sur des sciences qu'il n'a pas étudiées, sur une contrée où il n'est pas allé, sur le
sens d'un terme qu'il n'a jamais entendu.
— Suppose que quelqu'un, la nuit, veuille envoyer une lettre. Il fait appeler le scribe
et apporter une lampe ; il dicte sa lettre et, la lettre écrite, il éteint la lampe. La lampe
éteinte, la lettre subsiste. De même la sagesse disparue, les connaissances qu'elle a
procurées subsistent.
— Dans les contrées de l'Est, les paysans ont coutume de ranger le long de chaque
maison cinq jarres d'eau pour éteindre les incendies. Une maison prend feu : on verse ces
cinq jarres sur la maison ; le feu est éteint. Ces paysans ont-ils après cela l'idée de
continuer la manoeuvre des jarres ?
— Pareilles à ces cinq jarres sont les cinq facultés : foi, énergie, réflexion,
recueillement, sagesse. Pareil aux paysans, l'ascète. Pareilles au feu, les passions. Comme
le feu est éteint par les cinq jarres d'eau, ainsi les passions sont étouffées par la sagesse et,
une fois étouffées, ne renaissent pas. Ainsi la sagesse, ayant joué son rôle, disparaît, mais
les connaissances qu'elle a procurées subsistent.
— Suppose un médecin qui prend cinq racines médicinales, les pile ensemble et les
fait prendre à son malade : le malade est guéri. Est-ce que le médecin aura la pensée de lui
administrer derechef ce remède ?
— Suppose un combattant, un guerrier qui entre dans la mêlée avec cinq flèches pour
vaincre l'armée ennemie et qui, ayant lancé ces cinq flèches, voit cette armée en déroute :
aura-t-il la pensée de continuer à faire usage de ses flèches ?
— Pareilles aux cinq flèches sont les cinq facultés ; pareil au guerrier, l'ascète ;
pareilles à l'armée ennemie, les passions ; et de même que par les cinq flèches l'armée
ennemie est rompue, ainsi les passions sont brisées par les cinq facultés et, une fois
brisées, ne renaissent plus. Ainsi la sagesse, ayant joué son rôle, disparaît ; mais les
connaissances qu'elle a procurées subsistent.
— Nâgasena, celui qui ne doit pas renaître éprouve-t-il des sensations douloureuses ?
— Lesquelles ?
— Pourquoi ?
— Parce que la cause, l'occasion des souffrances physiques n'a pas disparu, tandis
que celle des souffrances mentales a disparu.
— Mahârâja, l'Arhat n'a ni penchant ni aversion. Les saints ne font pas tomber le fruit
vert, ils le cueillent quand il est mûr. Il a été dit par le thera Sâriputta, Maréchal de la Loi :
— Vois ce serviteur, mahârâja. Suppose qu'on lui mette dans une main une boule de
fer chaude et dans l'autre une boule de glace : ces deux boules le brûleront-elles ?
— Oui.
— Non.
— Reconnais le faible de ton raisonnement : si c'est le chaud qui brûle, les deux
boules n'étant pas chaudes, il est impossible que toutes deux brûlent ; si c'est le froid qui
brûle, les deux boules n'étant pas froides, même impossibilité.
— Je ne suis pas capable de tenir tête à un disputeur tel que toi : dis-moi ce qu'il en
est.
Alors le thera lui fit un exposé tiré de l'Abhidhamma : « Il y a six plaisirs fondés sur la
vie de famille et six fondés sur la vie ascétique ; six déplaisirs fondés sur la vie de famille et
six sur la vie ascétique ; six états indifférents fondés sur la vie de famille et six sur la vie
ascétique ; soit six sixaines de trente-six sensations, qui peuvent être passées, présentes
ou futures : ce qui fait en tout cent huit sensations. »
— Le Nom-et-forme.
— S'il n'y avait pas renaissance, il le serait en effet ; mais il y a renaissance, c'est
pourquoi il ne l'est pas.
— Donne-moi une comparaison.
— Il l'est.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi qu'il en dise, les dernières mangues sont solidaires des premières.
— Suppose qu'un homme prenne à un autre du riz ou des cannes à sucre : même
raisonnement. Autre exemple : un homme, en hiver, allume du feu dans les champs. Il se
chauffe, puis s'en va sans éteindre le feu, qui brûle le champ d'un autre. Le propriétaire du
champ le saisit et le mène devant le roi en l'accusant d'avoir incendié son champ. Si
l'accusé répond : « Ce n'est pas moi qui ai incendié le champ de cet homme : autre le feu
que j'ai laissé sans l'éteindre, autre le feu qui a brûlé son champ ; je n'ai encouru aucune
punition », cet homme est-il coupable ?
— Il l'est.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi qu'il en dise, le dernier feu est solidaire du premier.
— Aux villageois.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi qu'en dise la partie adverse, le feu qui a brûlé le village est sorti de
l'autre.
— Il en est de même du Nom-et-forme. Sans doute celui qui renaît est autre que celui
qui meurt mais il en procède : on ne peut donc dire qu'il soit affranchi des péchés
antérieurs.
— Donne-moi une autre comparaison.
— Un homme épouse une enfant, paie la dot et s'en va. La petite grandit, devient
nubile : un autre homme la choisit, paie la dot et célèbre ses noces avec elle. Le premier
revient et lui reproche d'avoir épousé sa femme : « Je n'ai pas épousé ta femme », dit le
second mari ; « autre la petite fille que tu as épousée et payée, autre la jeune fille nubile
que j'ai épousée et payée. » Tout en se disputant, ils comparaissent devant toi. A qui,
mahârâja, adjugeras-tu le procès ?
— Au premier.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi qu'en dise l'autre, la jeune fille procède de l'enfant.
— Un homme achète d'un vacher un pot de lait : il le lui laisse en dépôt et part, en
annonçant qu'il viendra le chercher le lendemain. Le lendemain, le lait s'est changé en
caillebottes. L'acheteur revient : « Donne-moi mon pot de lait. » L'autre lui présente des
caillebottes. Il proteste : « C'est du lait que je t'ai acheté et non des caillebottes ! — C'est
que le lait s'est, à ton insu, changé en caillebottes ! » Tout en se disputant ils
comparaissent devant toi : à qui, mahârâja, adjugeras-tu le procès ?
— Au vacher.
— Pourquoi ?
— Parce que, quoi qu'en dise l'autre, les caillebottes procèdent du lait.
23. Remontrance.
— Suppose qu'un homme rende service au roi et que le roi satisfait lui donne une
fonction qui lui permette de vivre au sein de tous les plaisirs. Si cet homme se plaignait de
l'ingratitude du roi, agirait-il correctement ?
— Non, Vénérable.
— Eh bien ! mahârâja, pourquoi agis-tu de la sorte en me posant une question à
laquelle j'ai déjà répondu ?
(60) Cf. supra, § 7.
— Ce qui est matériel, c'est la Forme ; les états intellectuels et sensitifs, c'est là le
Nom.
— C'est parce qu'ils s'appuient l'un sur l'autre qu'ils renaissent toujours ensemble.
— La poule, par exemple : s'il n'y avait pas en elle un germe, il ne se formerait pas
d'oeuf : le germe et l'oeuf sont conditionnés l'un par l'autre ; leur naissance est simultanée.
De même, s'il n'y avait pas de Nom, il n'y aurait pas de Forme ; le Nom et la Forme sont
conditionnés l'un par l'autre ; leur naissance est simultanée. C'est ainsi qu'ils se sont
produits pendant une durée indéfinie.
— Il faut distinguer celle qui existe et celle qui n'existe pas. Les formations qui sont
passées, disparues, évanouies, transformées, appartiennent à la durée inexistante. Celles
qui sont productives de conséquences ou qui ont en elles la possibilité d'en produire ou qui
donnent lieu à une autre naissance, appartiennent à la durée existante. Les êtres qui, à leur
mort, renaissent ailleurs sont de la durée existante. Les êtres qui, à leur mort, ne renaissent
pas ailleurs, sont de la durée inexistante. Les êtres entrés dans le Parinibbâna sont de la
durée inexistante en raison de leur complète extinction.
— On dépose une petite graine dans la terre : il en sort un germe qui pousse, croît, se
développe, porte fruit ; une graine de ce fruit déposée dans la terre donne un germe qui
pousse, se développe et porte fruit. Cette succession a-t-elle une fin ?
— Non.
— Non.
— Quand tu dis que l'origine est inconnaissable, entends-tu par là toute origine ?
— Non : il y en a une qui est connaissable, une autre qui est inconnaissable.
— Laquelle ?
— Le moment dont on peut dire qu'avant lui l'ignorance n'existait absolument pas,
c'est là l'origine inconnaissable. Mais si un être qui n'existait pas prend naissance, ou si,
après avoir existé, il disparaît : c'est là une origine connaissable.
— Nâgasena, tu dis que ce qui n'existait pas, prend naissance, et qu'après avoir
existé, il disparaît : étant ainsi coupé aux deux extrémités, il ne peut que s'éteindre.
— Oui, il le peut.
Le thera répliqua par la comparaison de l'arbre et par la maxime que les khandas sont
les germes de toute douleur (61).
(61) Passage obscur et sans doute corrompu.
— Il y en a.
— Lesquelles ?
— Lorsque l’œil existe, ainsi que les formes, se produit la faculté de perception
visuelle ; de celle-ci naissent successivement le contact visuel, la sensation, la soif,
l'attachement, l'existence, la naissance, la vieillesse, la mort, la douleur : voilà l'origine de
toute douleur. Mais s'il n'y a ni oeil, ni formes, la faculté de perception visuelle ne naît pas,
ni ses dérivés : voilà la cessation de toute douleur.
— Il n'y en a pas : toutes les formations qui naissent avaient déjà une certaine
existence.
— Non : il n'y a rien ici qui n'existât précédemment : le bois était dans la forêt, l'argile
dans la terre ; la maison est issue de l'effort des hommes et des femmes qui a transformé
ces matériaux.
— Lorsqu'on plante dans la terre des graines qui croissent, poussent, se développent,
deviennent des arbres qui portent des fleurs et des fruits, ces arbres ne sont pas sortis du
néant, ils existaient auparavant [sous forme de graines]. Il en est de même des formations.
— Lorsqu'un potier extrait du sol de l'argile avec laquelle il fabrique des pots, ces pots
ne sortent pas du néant : ils existaient auparavant [sous forme d'argile]. Il en est de même
des formations.
— S'il n'y avait dans une vînâ ni chevalet (?) (62), ni peau, ni corps, ni cheville, ni
manche, ni corde, ni archet, ni effort humain, le son naîtrait-il ? Non. S'il n'y avait ni arani
(63), ni courroie, ni amadou, ni effort humain, le feu naîtrait-il ? Non. S'il n'y avait ni lentille,
ni chaleur du soleil, ni bouse sèche, le feu naîtrait-il ? Non. S'il n'y avait ni miroir, ni lumière,
ni visage, l'image naîtrait-elle ? Non. De même, il n'y a pas de formations qui naissent du
néant : elles existaient auparavant.
(62) Pattam : probablement le chevalet sur lequel les cordes sont tendues.
(63) Arani, les morceaux de bois au moyen desquels on allume le feu par frottement.
Le texte distingue trois pièces : arani, uttarârani, uttarapotaka. Les deux premières sont
évidemment les deux principaux morceaux de bois, la troisième est inconnue.
— L'âme qui habite en nous, qui voit la forme avec l'oeil, entend le son avec l'oreille,
respire l'odeur avec le nez, goûte la saveur par la langue, touche les objets tangibles par le
corps, connaît les phénomènes par le sens interne ; qui, — comme nous pouvons, nous,
assis dans ce palais, regarder par la fenêtre qu'il nous plaît de choisir : à l'est, à l'ouest, au
nord, au sud, — peut, elle aussi, regarder par la « porte » qui lui plaît.
— Je vais te parler des cinq portes (64), mahârâja : écoute et prête-moi attention.
Si l'âme intérieure voit la forme par l'oeil, — comme nous pouvons, nous, assis dans
ce palais, voir la forme par l'une quelconque des quatre fenêtres qu'il nous plaît de choisir,
— il en résulte que cette âme intérieure pourrait voir la forme par l'oreille, le nez, la langue,
le corps, le sens interne, entendre le son par l'oeil, le nez, etc. En est-il ainsi ?
— Non, Vénérable.
(64) Les cinq organes des sens.
— Tes assertions ne concordent pas (65) — Autre chose : si les fenêtres à treillis de
cette salle où nous sommes assis étaient arrachées, nous pourrions, en nous tournant vers
le dehors, voir plus aisément les formes dans un large espace. Cette âme intérieure
pourrait-elle, les yeux étant arrachés, voir plus aisément les formes dans un large espace ?
Les oreilles, le nez, la langue, le corps étant lacérés, pourrait-elle plus aisément et dans un
large espace entendre les sons, respirer les odeurs, goûter les saveurs, toucher les objets
tangibles (66) ?
— Non, Vénérable.
— Tes assertions ne concordent pas. — Autre chose : si Dinna, que voici, sortant de
cette salle, se tenait sous le porche, saurais-tu qu'il est sorti sous le porche ?
— Oui, Vénérable.
— Oui, Vénérable.
— De même cette âme intérieure, si on déposait sur la langue une substance d'une
certaine saveur, saurait-elle qu'elle est aigre, salée, amère, acide, astringente ou douce ?
— Oui, Vénérable.
— Non, Vénérable.
(65) C'est-à-dire que la comparaison des organes et des fenêtres est boiteuse : on
peut voir les formes par une fenêtre quelconque, mais non par un organe quelconque.
(66) Le texte de Trenckner (p. 55, 1. 28) porte : imesu jālavātapānesu ugghātitesu, «
ces fenêtres à treillis étant ouvertes ». Mais dans un passage parallèle (p. 86, 1. 27 = infra
III, § 44), ugghātitesu est remplacé par uppātitesu, « étant arrachées » : que cette leçon
doive être également adoptée dans le présent passage, c'est ce que confirme la version
chinoise, dont je dois la communication à M. Demiéville.
— Tes assertions ne concordent pas (67). — Autre chose. Suppose qu'on apporte cent
jarres de vin de palmier et qu'on en remplisse une cuve, puis qu'ayant bâillonné un homme,
on le jette dans cette cuve : saurait-il si le vin de palmier est doux ou non ?
— Pourquoi ?
— Je ne suis pas capable de discuter avec un dialecticien tel que toi. Dis-moi ce qu'il
en est.
Le thera lui fit alors un exposé tiré de l'Abhidhamma. Comme conséquence de l'oeil et
des formes se produit la perception visuelle ; et les états de conscience qui l'accompagnent
— contact, sensation, conception, pensée, concentration, sens de la vitalité, attention — se
produisent en conséquence [de celui qui précède]. Il n'y a pas là de Vedagu.
(68) Si une fenêtre est fermée, on peut regarder par la fenêtre voisine : donc l'âme
privée de l'organe du goût, devrait reconnaître une saveur au moyen des organes voisins.
— Oui.
— La perception de l'oeil.
— Suppose une ville frontière entourée de murs et de tours solides, avec une seule
porte. Si un homme veut en sortir, par où sortira-t-il ?
— Par la porte.
— Par la porte.
— Non : ils ont tous deux passé au même endroit parce que là est la porte.
— Dans les sciences telles que le langage des doigts (69), le calcul, l'estimation,
l'écriture, on commence par être maladroit : mais ensuite, par l'action attentive, par la
pratique, on devient adroit : de même, par l'effet de la pratique, dès que se produit la
perception de l'oeil, la perception du sens interne se produit immédiatement.
[Le raisonnement est le même pour les perceptions auditive, olfactive, gustative,
tactile : chacune est suivie de même par une perception mentale.]
(69) Muddâ ; cf. note 19.
— Le fait de toucher.
— Suppose deux béliers qui cossent, deux mains ou deux cymbales qu'on frappe l'une
contre l'autre : l'un des béliers, l'une des mains, l'une des cymbales est l'oeil, l'autre la
forme ; leur rencontre, c'est le contact.
— Suppose un homme qui a rendu service au roi et que le roi, satisfait, a revêtu d'une
charge, grâce à laquelle il vit au sein des plaisirs. Cet homme se dit : J'ai autrefois rendu
service au roi ; le roi satisfait m'a donné une charge ; c'est en raison de ce fait que
j'éprouve telle sensation. — Ou bien encore : suppose un homme qui a fait une bonne
action et qui, après sa mort, va au ciel où il vit au sein des plaisirs. Cet homme se dit : J'ai
fait autrefois telle bonne oeuvre ; c'est pourquoi j'éprouve maintenant telle sensation.
(70) Voici les équivalents pâlis des termes techniques contenus dans ce paragraphe
et les suivants :
- sensation : vedanâ
- récognition : saññâ
- pensée : cetanâ
- conscience : viññâna
- conception : vitakka
- raisonnement : vicâra
— L'aperception.
— Comme le gardien d'une ville, assis dans un carrefour au centre de la ville, peut
apercevoir quiconque arrive par l'est, le sud, l'ouest, le nord ; ainsi l'homme aperçoit au
moyen de la conscience la forme qu'il voit par l'oeil, le son qu'il entend par l'oreille, l'odeur
qu'il respire par le nez, la saveur qu'il goûte par la langue, l'objet tangible qu'il touche par le
corps, les états mentaux qu'il perçoit par le sens interne. C'est ainsi que la conscience a
pour caractéristique l'aperception.
— L'adaptation.
— La vibration ( anumajjana).
— Un gong de bronze qu'on bat rend une résonance prolongée : le fait de battre, c'est
la conception ( vitakka) ; la résonance, c'est le raisonnement ( vicâra).
— Nâgasena, ces états de conscience étant combinés, est-il possible de les dissocier
et d'assigner à chacun d'eux sa nature particulière en disant : voici le contact, la sensation,
la récognition, la pensée, la conscience, la conception, le raisonnement ?
— Suppose que le cuisinier d'un roi fasse un jus ou une sauce, en y mettant du lait
caillé, du sel, du gingembre, du cumin, du poivre et d'autres épices ; et que le roi lui dise : «
Apporte-moi la saveur du lait caillé, du sel, etc. » Serait-il possible de démêler ces épices
ainsi combinées et d'en séparer chaque saveur : l'aigre, le salé, l'amer, l'acide, l'astringent,
le doux ?
40. Le sel.
— Le thera dit :
— Oui, Vénérable.
— Réfléchis bien à ce que tu dis.
— C'est exact.
— Oui.
— En ce cas, comment le sel est-il apporté dans des charrettes à boeufs ? C'est du sel
et seulement du sel qu'elles apportent [bien qu'aucune langue n'y ait goûté] !
— Non, ce n'est pas seulement du sel. [La charge des charrettes] combine des
dhammas ressortissant à différents domaines des sens : sel et poids.
— Oui, Vénérable.
*
LIVRE III
LA SOLUTION DES DIFFICULTES
La division en paragraphes a été ajoutée par le traducteur pour faciliter les références
Le roi dit :
— Nâgasena, les cinq organes des sens procèdent-ils de kamma distincts ou d'un seul
kamma ?
— De kamma distincts.
— Si dans un même champ on sème cinq espèces de graines, ces graines différentes
produisent-elles des fruits différents ?
— Oui.
— De même les cinq organes des sens sont produits par des kamma différents.
— Nâgasena, vous dites que le but de votre sortie du monde, c'est de faire cesser la
douleur présente et d'empêcher qu'une autre ne prenne naissance. Ce résultat est-il dû à
un effort antérieur ou à l'effort présent ?
— L'effort présent, mahârâja, est inopérant [pour cette vie] : c'est l'effort passé qui
est efficace.
— Si tu avais soif, est-ce alors seulement que tu ferais creuser une citerne ou un
bassin pour boire ? Si tu avais faim, est-ce alors seulement que tu ferais labourer un champ,
semer du riz, récolter le grain ? Si tu étais attaqué, est-ce alors seulement que tu ferais
creuser des fossés, élever un mur, des tours de garde, des forts, amasser des vivres ? Est-
ce alors seulement que tu apprendrais la manoeuvre des éléphants, des chevaux, des
chars, le manie-ment de l'arc et de l'épée ?
— Non, Vénérable.
— De même l'effort présent est inopérant : c'est celui du passé qui est efficace.
4. Le feu de l'enfer.
— Nâgasena, vous dites : « Le feu de l'enfer est beaucoup plus ardent que le feu
naturel : un caillou jeté dans le feu naturel peut brûler tout un jour sans être consumé,
tandis qu'une pierre de la dimension d'une haute maison, jetée dans le feu de l'enfer,
disparaîtrait en un instant. » Je ne puis le croire. Vous dites d'autre part : « Ceux qui
renaissent dans l'enfer y cuisent pendant des milliers d'années sans être consumés. » Cela
non plus je ne puis le croire.
— Que penses-tu de ceci, mahârâja ? Les femelles des makaras, des crocodiles, des
tortues, des paons, des pigeons avalent, n'est-ce pas, des pierres dures et du gravier ?
— Oui.
— Oui.
— Non.
— Pourquoi ?
— De même c'est par l'influence de leur kamma que les hôtes de l'enfer peuvent y
cuire pendant des milliers d'années sans être consumés.
— Les femelles des lions, des tigres, des panthères, des chiens ne mangent-elles pas
des os et des chairs très durs, et ces corps durs ne sont-ils pas dissous dans leur ventre ?
— Oui.
— Pourtant l'embryon qui se trouve dans leur ventre ne s'y dissout pas. Pourquoi ?
— Les femmes des Yonakas, des Khattiyas, des brahmanes, des bourgeois mangent
des viandes dures qui se dissolvent dans leur ventre. Pourtant, l'embryon qui s'y trouve ne
s'y dissout pas. Pourquoi ? Par l'influence du kamma. Il en est de même pour les hôtes de
l'enfer.
(74) Anguttara-nikâya, I, 141.
— Nâgasena, vous dites que la terre est supportée par l'eau, l'eau par l'air, l'air par
l'espace. je ne puis le croire.
Le thera mit de l'eau dans un dhammakaraka (75) et dit au roi : « Tu vois que l'eau
est supportée par l'air ! »
(75) Sorte de récipient filtrant dont l'usage est permis aux moines par le Vinaya
(Culla-vagga, V, 13, 1 ; VI, 21, 3 ; XII, 2, 1).
— Oui, mahârâja.
— Comment cela ?
— Tous les sots inconvertis prennent plaisir, se complaisent, s'attachent aux sens et
aux objets des sens. Ils se laissent emporter par le courant. Ils ne s'affranchissent point de
la naissance, de la vieillesse, de la mort, de la douleur. Mais le sage disciple ne prend pas
plaisir, ne se complaît pas, ne s'attache pas aux objets des sens. Par là cessent
successivement la soif, l'attachement, l'existence, la naissance, la vieillesse et la mort, la
douleur. C'est ainsi que le Nibbâna est la cessation.
— Non assurément. Mais celui qui admet les états mentaux qui doivent être admis,
reconnaît ceux qui doivent être reconnus, évite ceux qui doivent être évités, cultive ceux
qui doivent être cultivés, réalise ceux qui doivent être réalisés, celui-là atteint au Nibbâna.
*
— Nâgasena, celui qui n'atteint pas au Nibbâna sait-il que le Nibbâna est un délice ?
— Oui.
— Ceux à qui on n'a pas coupé les mains et les pieds savent-ils que c'est une
souffrance que d'avoir les mains et les pieds coupés ?
— Oui.
— Comment le savent-ils ?
— Pour avoir entendu les plaintes de ceux à qui on coupait les mains et les pieds.
— De même, pour avoir entendu les paroles de ceux qui l'ont atteint, on sait que le
Nibbâna est un délice.
— Non.
— Non.
— Non.
— Non.
— Si, elle existe, bien que ni mon père ni moi ne l'ayons vue.
*
10. Le Bouddha supérieur à tous les êtres.
— Oui.
— Peut-on savoir, sans avoir jamais vu la mer, qu'elle est grande, profonde, immense,
insondable, puisque les cinq grands fleuves — Gange, Yamunâ, Aciravatî, Sarabhû, Mahi —
s'y déversent continuellement sans qu'on voie son niveau baisser ou s'élever ?
— Oui.
— De même, considérant les grands disciples qui sont entrés dans le Parinibbâna, je
sais que le Bouddha est supérieur à tous.
— Oui.
Comment ?
— Il y eut autrefois un maître d'écriture, le thera Tissa : bien des années se sont
écoulées depuis sa mort ; comment le connaît-on ?
— De même, celui qui voit la Doctrine voit le Bouddha : car la Doctrine a été
enseignée par le Bouddha.
12. Le Dhamma.
— Mahârâja, c'est la direction donnée par le Bouddha, ce sont les ordres donnés par
le Bouddha qui doivent servir de règle aux disciples pendant toute leur vie.
— Oui.
— Oui.
— Non.
— S'il n'y avait pas renaissance, il en serait affranchi en effet. Mais il y a renaissance :
c'est pourquoi il n'en est pas affranchi.
— Certainement.
— Pourtant il n'a pas volé les mangues qui ont été plantées !
— Non, mais celles-ci sont un effet des premières.
— De même par le « Nom-et-forme » on fait une action bonne ou mauvaise : par cette
action un autre « Nom-et-forme » prend naissance : donc le second n'est pas affranchi des
péchés antérieurs (77).
(77) Répétition d'un passage antérieur (II, 22).
— Nâgasena, quand des actes bons ou mauvais sont faits par ce « Nom-et-forme »
que voici, où vont ces actes ?
— Non.
— Peut-on montrer les fruits qu'un arbre n'a pas encore produits, en disant qu'ils sont
ici ou là ?
— Non.
— Oui.
— Un laboureur qui sème du grain, s'il pleut d'une façon normale, ne sait-il pas qu'il
récoltera ? Oui ! Il en est de même de celui qui doit renaître (79).
(79) Contrepartie d'un passage antérieur (II, 18).
*
18. Où est le Bouddha ?
— Oui, mahârâja.
— Quand brûle un grand feu, si une flamme s'est éteinte, peut-on la désigner comme
étant ici ou là ?
— De même on ne peut désigner le Bienheureux comme étant ici ou là. Mais il peut
être désigné par le Corps de la Loi : car la Loi a été enseignée par lui (80).
(80) Cf. supra, § II.
— Non.
— Oui.
— Cette blessure n'a-t-elle pas été ointe avec un onguent, frottée avec de l'huile,
bandée avec une étoffe fine ?
— Oui.
— De même les religieux ne chérissent pas leur corps ; mais, sans s'y attacher, ils en
prennent soin en faveur de la vie pieuse [dont il est l'instrument]. Le corps a été comparé
par le Bienheureux à une plaie, et les religieux traitent leur corps sans s'y attacher. Le
Bienheureux a dit :
Couvert d'une peau humide, grande plaie à neuf ouvertures,
20. Pourquoi les règles disciplinaires n’ont été édictées que progressivement.
— Oui.
— Alors pourquoi n'a-t-il donné des règles à ses disciples qu'au fur et à mesure des
circonstances ?
— Oui.
— Est-ce que ce médecin administre un remède à son malade quand le moment est
venu ou avant qu'il soit venu ?
— Oui.
— Non.
— Pourtant, un fils ressemble à sa mère ou aux parents de sa mère, à son père ou aux
parents de son père !
— Oui.
— Où naît-il ?
— Non.
— Oui.
— Oui.
— Oui.
— Non.
— Oui.
— Certainement.
— Nâgasena, de deux hommes qui pleurent, l'un par chagrin de la mort de sa mère,
l'autre par amour pour la Loi, lequel trouve sa guérison dans les larmes ?
— Les larmes du premier sont viciées par la passion, la haine, l'infatuation, celles du
second ont la pureté de la joie et de la sérénité ; les unes sont brûlantes, les autres
fraîches. Ce qui est frais est un remède qui guérit, non ce qui est brûlant.
— Qu'entends-tu par là ?
— Nulle part.
— Nulle part.
— Il n'existe donc pas !
27. Le Samsâra.
— Un être naît sur cette terre et y meurt ; mort ici, il renaît ailleurs et y meurt, etc.
Voilà ce qu'est le Samsâra.
28. La mémoire.
— Nâgasena, par quoi se rappelle-t-on ce qui est passé, ce qui a été fait longtemps
auparavant ?
— Par la mémoire.
— Oui.
— Pourquoi donc dis-tu qu'on se rappelle par la pensée et non par la mémoire ?
— S'il n'y avait pas de mémoire provoquée, les artisans n'auraient que faire de
métier, d'art, de connaissances techniques, et les maîtres ne serviraient à rien. Si tout cela
est utile, c'est parce qu'il y a une mémoire provoquée.
— De seize manières :
2° Par suggestion extérieure. C'est le cas de l'homme oublieux par nature, à qui
d'autres rappellent continuellement [ce qu'il doit faire] ;
3° Par l'impression d'une circonstance solennelle. Par exemple, un roi se rappelle son
sacre, sa conversion ;
4° Par l'impression d'une chose favorable. On se rappelle que dans telle circonstance
on a été heureux ;
5° Par l'impression d'une chose funeste. On se rappelle que dans telle circonstance on
a été malheureux.
7° Par une apparence dissemblable. On se rappelle que telle ou telle chose a telle
couleur, tel son, telle odeur, tel contact ; ,
9° Par un signe. Par exemple, on reconnaît un boeuf à la marque, au signe qu'il porte ;
11° Par le langage des doigts (83). Parce qu'on a appris l'écriture, on sait que telle
lettre doit être faite immédiatement après telle autre ;
12° Par le calcul. Ayant appris le calcul, les calculateurs peuvent compter un grand
nombre d'objets ;
13° En apprenant par cœur. Ayant appris à réciter de mémoire, les récitateurs
retiennent de longs morceaux ;
14° Par méditation. Le religieux se rappelle ses diverses naissances antérieures avec
leur nature et leurs circonstances particulières ;
15° En écrivant sur un registre. Les rois, ayant à rendre un édit, font apporter un
registre [pour l'y faire écrire] et s'en souviennent au moyen de ce registre ;
17° Par association. On se rappelle une forme parce qu'on l'a vue, un son parce qu'on
l'a entendu, une odeur parce qu'on l'a respirée, une saveur parce qu'on l'a goûtée, un objet
tangible parce qu'on l'a touché, une idée parce qu'on l'a connue (84).
(84) Cette liste comprend dix-sept termes au lieu des seize annoncés ; le dernier ne
figure pas dans la version chinoise.
— Nâgasena, vous autres bouddhistes prétendez que l'homme qui aurait fait le mal
pendant toute sa vie, s'il conçoit, au moment de sa mort, une pensée dirigée vers le
Bouddha, renaît parmi les dieux. je ne puis le croire. Vous dites aussi que, pour avoir tué un
seul être vivant, on tombe en enfer. Cela non plus je ne puis le croire.
— Réponds à ceci, mahârâja. Une petite pierre, sans le secours d'une jonque, peut-
elle flotter sur l'eau ?
— Non.
— Mais cent charges de pierres, placées sur une jonque, peuvent-elles flotter ?
— Oui.
— Nâgasena, quel est le but de votre effort (85). L'abolition de la douleur passée,
future ou présente ?
— Ni l'une, ni l'autre.
— Non.
— Quels sages extraordinaires qui se travaillent pour supprimer ce qui n'existe pas !
— Quand tu es attaqué par des rois ennemis, mahârâja, est-ce à ce moment que tu
fais creuser des fossés, élever des murs, construire des tours de garde et des forts, mettre
du grain en réserve ?
— Quel sage extraordinaire tu es, pour te préparer à écarter des dangers qui
n'existent pas !
— Lorsque tu as soif, est-ce à ce moment que tu fais creuser une citerne ou un bassin
pour avoir de l'eau à boire ? Lorsque tu as faim, est-ce à ce moment que tu fais labourer un
champ et semer du riz pour avoir à manger ?
— Pourquoi ?
— Quel sage extraordinaire qui se prépare à écarter une soif et une faim
inexistantes !
(85) Répétition presque littérale d'une question déjà faite II, 6. Ce qui suit reproduit
également un passage antérieur (III, 3).
*
— Cette distance est telle qu'une pierre ayant le volume d'une haute maison, tombant
du monde de Brahmâ avec une vitesse de 48.000 yojanas par jour [de 24 heures], mettrait
quatre mois à atteindre la terre.
— Vous dites d'autre part : « Aussi vite qu'un homme vigoureux étend son bras plié
ou plie son bras étendu, aussi vite le religieux possédant les pouvoirs magiques, arrivé à la
maîtrise de l'esprit, disparaît du Jambudîpa et reparaît dans le monde de Brahmâ. » Je ne
puis croire qu'il parcoure aussi vite un tel nombre de yojanas.
— Oui, je me le rappelle.
— Nâgasena, de deux hommes qui meurent ici et dont l'un renaît dans le monde de
Brahmâ, l'autre au Kachmir, lequel arrive le plus vite ?
— Le village de Kalasi.
— Douze yojanas.
— Pense à Kalasi.
— C'est fait.
— C'est fait.
— C'est ainsi qu'on renaît en même temps dans le monde de Brahmâ et au Kachmir.
— Sept.
— Une épée laissée au fourreau et qu'on ne prend pas en main peut-elle trancher ce
qui est à trancher ?
— Non.
— De même, sans l'investigation des dhammas, on ne peut être illuminé par les six
autres éléments de l'Illumination.
— Pourquoi ?
— Celui qui fait le mal en éprouve du remords: c'est pourquoi le péché ne s'accroît
pas. Celui qui fait le bien est sans remords ; sans remords, il est satisfait ; satisfait, il est
joyeux ; joyeux, son corps est tranquille ; la tranquillité du corps produit le bien-être ; dans
le bien-être, l'esprit se recueille ; recueilli, il voit la vérité : c'est pourquoi le bien s'accroît.
Un homme à qui on a coupé les mains et les pieds, s'il donne seulement une poignée de
lotus au Bouddha, échappera aux lieux de punition pendant 90 kappas. C'est pourquoi je dis
: le bien est prédominant, le mal est peu de chose.
— Nâgasena, de deux hommes qui commettent une mauvaise action, l'un sciemment,
l'autre inconsciemment, lequel encourt le plus grand démérite ?
— Le pécheur inconscient.
— Suppose une boule de fer, chauffée, ardente, incandescente que toucheraient deux
hommes, l'un ne sachant rien, l'autre sur ses gardes, lequel serait le plus grièvement
brûlé ?
— Nâgasena, est-il possible d'aller avec ce corps que voici soit à l'Uttarakuru, soit au
monde de Brahmâ, soit à un autre continent ?
— Oui.
— Comment ?
— Te rappelles-tu, mahârâja, avoir fait sur le sol un saut d'un certain nombre
d'empans ou de coudées ?
— Je suscite en moi cette pensée : « C'est là que je retomberai. » Avec cette pensée,
mon corps devient léger.
— De même le religieux doué des pouvoirs magiques, arrivé à la maîtrise de l'esprit,
charge en quelque sorte son corps sur son esprit et par la force de son esprit s'élève dans
les airs.
— Nâgasena, vous dites qu'il y a des os longs de cent yojanas. Or, il n'y a pas même
d'arbres qui aient une telle hauteur : comment pourrait-il y avoir des os aussi longs ?
— N'as-tu pas entendu dire qu'il y a dans l'océan des poissons de cinq cents yojanas ?
— Oui.
— Sûrement un poisson de cinq cents yojanas peut avoir des os de cent yojanas !
— Nâgasena, vous dites qu'on peut arrêter l'aspiration et l'expiration. Comment est-
ce possible ?
— Oui.
— Oui.
— Parce qu'il y a dans la mer autant de sel que d'eau, autant d'eau que de sel (87).
(87) Étymologie fantaisiste de samudda, par sama « égal » et udaka « eau ».
*
42. Pourquoi la mer est-elle salée ?
— Oui.
— Le Dhamma (doctrine), mais non tous les dhammas (phénomènes), car un dhamma
peut être qualifié de fin ou de gros. Mais tout ce qui est divisible peut être divisé par la
sagesse, que rien ne peut diviser.
— Nâgasena, les dhammas qu'on appelle conscience, sagesse, âme sont-ils différents
au fond et dans les termes, ou ne diffèrent-ils que dans les termes, étant identiques au fond
?
— Si l'âme n'existe pas, qui donc voit la forme par l'oeil, entend le son par l'oreille,
etc... ?
— S'il y avait une âme voyant la forme par l’œil, entendant le son par l'oreille, etc...,
alors les portes de l'oeil étant arrachées, l'âme pourrait, tournée vers le dehors, voir
aisément la forme dans un large espace, etc. Or, cela n'est pas. Donc, il n'y a pas d'âme
(88).
(88) Répétition d'un argument déjà proposé II, 30.
— Le thera dit :
— La chose difficile qui a été faite par le Bienheureux, c'est d'énoncer la distinction de
tous les dhammas immatériels, spirituels, qui se trouvent dans un seul organe des sens :
contact, sensation, conception, pensée, esprit.
— Si un homme sautait d'une barque dans la mer, prenait de l'eau dans le creux de sa
main et y goûtait, pourrait-il reconnaître l'eau du Gange, de la Yamunâ, de l'Aciravatî, de la
Sarabhû, de la Mahî ?
46. Épilogue.
— Le thera dit :
— Je le sais, Vénérable : la première veille est écoulée, la seconde est en cours ; les
flambeaux sont allumés ; les quatre bannières sont commandées ; les présents royaux vont
venir du trésor.
— Oui, certes, le thera est savant. Là où il y aurait un maître comme lui et un disciple
comme moi, on ne mettrait guère de temps à comprendre la doctrine.
— Satisfait de l'explication donnée à ces questions, le roi offrit au thera Nâgasena une
étoffe de laine valant cent mille [kâhâpanas] et lui dit :
— Vénérable Nâgasena, à partir d'aujourd'hui, je vous alloue huit cents repas. Je vous
donne à choisir dans mon palais tout ce qu'il vous est licite de recevoir.
— Je le sais, Vénérable, mais veillez sur vous et sur moi, pour nous épargner des
propos malicieux. Veillez sur vous, pour qu'on ne dise pas : « Le thera Nâgasena a sans
doute satisfait le roi Milinda, mais il n'a rien reçu de lui. » Veillez sur moi, pour qu'on ne dise
pas : « Le roi Milinda est sans doute satisfait, mais il ne le montre pas. »
— Soit, mahârâja !
— Comme un lion captif dans une cage d'or, tend le cou vers le dehors, ainsi, bien que
demeurant dans le monde, j'aspire à la solitude. Mais si je quittais le monde pour la vie
religieuse, je ne vivrais pas longtemps, car j'ai beaucoup d'ennemis.
Alors le vénérable Nâgasena, ayant répondu aux questions du roi Milinda, se leva et
retourna à son couvent. Dès qu'il fut parti, le roi Milinda se demanda : « Qu'ai-je demandé
et qu'a répondu le Révérend ? » Et il pensa : « J'ai bien demandé tout et le Révérend a bien
répondu à tout. » De son côté, le vénérable Nâgasena, étant rentré au couvent, se
demanda : « Que m'a demandé le roi Milinda et que lui ai-je répondu ? » Et il se dit : « Le roi
Milinda m'a bien demandé tout et j'ai bien répondu à tout. »
Le lendemain matin, Nâgasena s'étant vêtu, ayant pris son bol et sa robe, se rendit au
palais et s'assit sur le siège qui lui fut offert. Le roi Milinda le salua, s'assit à ses côtés et lui
dit : « Que votre Révérence ne pense pas que je n'ai pas dormi le reste de la nuit par suite
du contentement de me dire : « J'ai questionné Nâgasena !... » Non ! Pendant le reste de la
nuit, j'ai pensé : « Qu'ai-je demandé et qu'a répondu le Révérend ? J'ai bien tout demandé
et le Révérend a bien répondu à tout. »
Et le thera lui dit : « Que Votre Majesté ne pense pas que j'ai passé le reste de la nuit
dans le contentement de me dire : « J'ai répondu aux questions du roi Milinda ! » Non !
pendant le reste de la nuit, je me suis dit : « Le « roi Milinda m'a bien tout demandé et j'ai
bien répondu à tout. »
Ainsi ces deux grands hommes se félicitaient réciproquement de leurs belles paroles.